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LA LITTERATURE POUR ENFANTS DANS L'ESPAGNE DES ANNÉES 90 par Ana Garralôn * A partir d'une analyse du contexte éditorial actuel et de son évolution récente, Anna Garralôn esquisse les tendances de l'écriture contemporaine adressée aux jeunes lecteurs. Au-delà d'une approche quantitative qui donne une impression de faible exigence littéraire, elle nous invite à découvrir des écrivains que leur talent distingue. N otre jardin secret Nos chers collègues français nous ont demandé un panorama de la production espagnole de livres pour enfants et adoles- cents, offre aimable de leur part qui témoigne d'une curiosité peut-être suscitée par le sentiment qu'ici « il se passe quelque chose », sans que l'on sache dire quoi exac- tement. Les données chiffrées ne peuvent que nous interpeller ; effectivement quelque chose se passe : En 1998, près de 6 000 titres furent publiés (rééditions incluses), soit 17% de plus qu'en 1997. Le « sous-secteur » de la littérature pour enfants, qui représente 9,6% de l'ensemble de la production de livres en Espagne 1 , est donc d'après les données fournies par le sec- teur professionnel 2 , l'un des plus stables ; il * Ana Garralôn est spécialiste du livre pour enfants et adolescents et travaille dans ce secteur de façon indépendante depuis plus de dix ans. Elle collabore comme lectrice avec diverses maisons d'édition ; elle a publié ses articles dans des revues comme CLI], El Urogallo, Educacion y Biblioteca - où actuellement elle dirige les pages destinées aux livres pour enfants - et a écrit des comptes rendus pour le quotidien El Indépendante. Elle coordonne des séminaires et des ateliers et en 1993 elle s'est vu attribuer une bourse de recherches à l'Internationale Jugendbibliothek de Munich. 1. Panorama de l'édition en 1998. Données consultées sur www.mcu.es/lab/index.html 2. Panorama de l'édition espagnole de livres, 1997. Madrid : ministère de l'Education et de la Culture, 1998. Commerce intérieur du livre en Espagne 1996. Madrid : Fédération des corporations des Éditeurs d'Espagne, 1996. N°192 AVRIL 2000/75

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LA LITTERATUREPOUR ENFANTS DANS

L'ESPAGNEDES ANNÉES 9 0

par Ana Garralôn *

A partir d'une analyse du contexte éditorial actuelet de son évolution récente, Anna Garralôn esquisse les tendances

de l'écriture contemporaine adressée aux jeunes lecteurs.Au-delà d'une approche quantitative qui donne une impression

de faible exigence littéraire, elle nous invite à découvrirdes écrivains que leur talent distingue.

N otre jardin secret

Nos chers collègues français nous ontdemandé un panorama de la productionespagnole de livres pour enfants et adoles-cents, offre aimable de leur part quitémoigne d'une curiosité peut-être suscitéepar le sentiment qu'ici « il se passe quelquechose », sans que l'on sache dire quoi exac-tement.

Les données chiffrées ne peuvent que nousinterpeller ; effectivement quelque chose sepasse : En 1998, près de 6 000 titres furentpubliés (rééditions incluses), soit 17% deplus qu'en 1997.Le « sous-secteur » de la littérature pourenfants, qui représente 9,6% de l'ensemblede la production de livres en Espagne1, estdonc d'après les données fournies par le sec-teur professionnel 2, l'un des plus stables ; il

* Ana Garralôn est spécialiste du livre pour enfants et adolescents et travaille dans ce secteur de façonindépendante depuis plus de dix ans. Elle collabore comme lectrice avec diverses maisons d'édition ;elle a publié ses articles dans des revues comme CLI], El Urogallo, Educacion y Biblioteca - oùactuellement elle dirige les pages destinées aux livres pour enfants - et a écrit des comptes rendus pourle quotidien El Indépendante. Elle coordonne des séminaires et des ateliers et en 1993 elle s'est vuattribuer une bourse de recherches à l'Internationale Jugendbibliothek de Munich.1. Panorama de l'édition en 1998. Données consultées sur www.mcu.es/lab/index.html2. Panorama de l 'édition espagnole de livres, 1997. Madrid : ministère de l 'Education et de laCulture, 1998. Commerce intérieur du livre en Espagne 1996. Madrid : Fédération des corporationsdes Éditeurs d'Espagne, 1996.

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détient le plus grand nombre de titres dispo-nibles en catalogue (environ 29 000), couvre30% des rééditions et représente un fortpourcentage du marché de l'édition générale.Cependant, toute cette activité intense sedéveloppe en parallèle de la vie culturelle ; ilfaut ici souligner une des premièresévidences : en dehors des journaux spéciali-sés, la presse rend à peine compte de ce sec-teur de l'édition pourtant prospère. Lesgrands journaux, excepté aux dates incon-tournables que sont Noël ou les périodes pré-cédant les vacances par exemple, font état d'àpeine 1% de la production et de 0,5% desrichesses que renferme ce jardin si secret. Lapresse consacre au mieux quelques lignes àciter les prix décernés et très peu d'informa-tions sont données sur les événements les plusmarquants.

Flash backLa littérature pour enfants en Espagne,depuis ce qu'on a appelé le « boom » desannées 80, période au cours de laquelle la pro-duction augmenta jusqu'à atteindre des maxi-ma en quantité et en qualité, commença sondéclin lorsqu'elle dut faire face à deux sérieuxfreins économiques à la fin des années 80 et audébut des années 90. Depuis lors les statis-tiques mentionnent la disparition de collec-tions et de maisons d'édition, et une produc-tion à la baisse : il s'agit surtout d'un ajuste-ment logique de la production pour rééquili-brer le rapport entre l'offre et la demande,dans un contexte de récession démographique.

En conséquence de ces deux sérieux facteurséconomiques, la production éditoriale à par-tir des années 90 s'est caractérisée, en géné-ral, par un manque d'audace des maisonsd'édition, par une modération dans la tra-duction d'oeuvres étrangères (rappelons quel'Espagne est l'un des pays européens tradi-tionnellement les plus réceptifs aux traduc-

tions) et par une forte présence d'œuvresd'auteurs nationaux, écrites soit en espa-gnol, soit dans les autres langues officiellesde l'État où s'est ouvert dernièrement unespace attractif pour la création. Trois desplus récents lauréats des Prix Nationaux deLittérature pour Enfants, Xavier Docampo,Fina Casalderrey et Emili Teixidor, furentrécompensés pour des œuvres en galicien eten catalan (respectivement Cando petan naporta pola noite, 1994, O Misterio dosfillosde hua, 1997, L'Amiga mes amiga de lafor-miga Piga, 1996).

Cependant, malgré la prudence rendue obli-gatoire par l'économie, l'impression généraleest celle d'une production trop abondantepour trop peu de filières de diffusion etd'espaces de discussion et de réflexion, quasiinexistants.Voilà qui nous amène à la question suivante :

Que cherchent les éditeurs ?Actuellement, et en la matière l'Espagne nese distingue guère du reste de l'Europe, lebut principal des éditeurs est de vendre, etpour cela ils appliquent rigoureusementleurs stratégies. Mais soyons méthodiques. Ilfaut dans un premier temps distinguer lesgrandes maisons d'édition des petites. Ausein des grandes, on pourrait distinguer lesmaisons d'édition qui possèdent dans leursfonds des livres scolaires (et par conséquentun lien direct avec les établissements sco-laires) : c'est le cas de Ediciones SM, Anaya,Alfaguara, Edelvives, Bruno ou Edebé, etcelles qui n'en éditent pas comme EdicionesB, Espasa Calpe. Parmi les petites maisonsd'édition on peut mentionner entre autresDestino, Everest, Juventud, Loguez, Lumen,Noguer ou Siruela.

Les grandes maisons d'édition, confortable-ment installées dans le marché captif queconstitue la prescription du livre à l'école,avec leurs infrastructures lourdes, menacées

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par l'invasion qu'a représenté la créationpar d'autres maisons d'édition de nouvellescollections, se sont trouvées face à l'obliga-tion de chercher d'autres espaces de diffu-sion, parallèles à celui de l'école. On observeainsi d'une part la multiplication de collec-tions dans un même catalogue, afin de trou-ver la formule magique et impossible quimettra une collection à la mode, et d'autrepart une gamme variée de livres spéciale-ment conçus pour les librairies, des éditionssoignées avec des couvertures cartonnées,avec des titres parfois empruntés à d'autrescollections, pour offrir un produit qui ait leplus de présence possible.Les petites maisons d'édition, traditionnelle-ment habituées aux librairies, désirent ellesaussi entrer dans les écoles et pour celas'adressent directement aux instituteurs oucréent des séries à part, comme le cas le plusrécent de Siruela et de sa Collection Scolairede Littérature où, dans un seul et mêmelivre, chaque texte est accompagné d'un longprologue et d'activités capables de satisfairele plus paresseux des instituteurs.Ces petites maisons d'édition, plus exi-geantes en ce qui concerne la qualité de leursfonds, alimentent leur catalogue d'une majo-rité de traductions.

Et comment font les maisons d'édition pourproduire une si grande quantité de livres ? sedemandent sans doute certains de nos lec-teurs curieux.

Depuis quelques années, on observe un phé-nomène intéressant : le rachat de titresd'auteurs espagnols retirés des catalogues ouépuisés, des livres publiés il y a vingt anscomme El Misterio de la hh de Tockland etEscenarios fantasticos, de Joan Manuel Gis-bert ; Cronicas de média tarde de JuanFarias (qui rassemble sa trilogie sur la guerrecivile espagnole : Anos dificiles, El Barco delos peregrinos, et El Guardian del silencio) ;Las Otras minas del Rey Salomon, de Paco

CHRONIQUESDE

MON PAYS

Chroniques de mon pays, de Juan Farias,

édité en français par La Joie de lire

Chinent, ou El Hombrecillo de papel de Fer-nando Alonso, pour n'en citer que quelques-uns. On récupère également des textesoubliés comme l'émouvante histoire Losninos numerados de Juan Farias, publiée audébut des années 60 avec la censure del'époque et rééditée en version intégrale, oùl'on raconte la dureté de la vie dans une mai-son de redressement de l'époque franquiste.

Toutefois le système principal et le plus effi-cace auquel recourent les maisons d'éditionpour s'approvisionner en auteurs et enromans, est d'organiser des prix littéraires.Je me risquerais même à souligner que noussommes probablement un des rares pays aumonde où pratiquement chaque maisond'édition possède un prix et où 90% desprix sont décernés par elles. Pour donnerune idée du nombre de prix existants, larevue spécialisée Cuadernos de LiteraturaInfantil y Juvenil (CLIJ) publie chaqueannée la liste des prix décernés dans un

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numéro spécial. Ces derniers, dont le mon-tant oscille entre 50 000 pesetas - 3 000euros - et 3 millions de pesetas - 180 000euros - (et généralement plutôt 3 millionsque 50 000), constituent un marché réservédes écrivains qui y ont recours quand ilsconsidèrent avoir produit une œuvre dequalité suffisante, quand ils ont besoind'argent ou de prestige. Grâce à ces prix, lesmaisons d'édition s'offrent un petit espacedans l'actualité du moment, dans la grandepresse nationale, voire à la télévision, etobtiennent non seulement un vainqueur etun finaliste, mais encore des romans supplé-mentaires qui, sans prétendre à un prix,viennent s'ajouter à la liste des titres ducatalogue. Pour les prix se présentent desauteurs débutants qui de cette façon fontune entrée remarquée dans le monde de lalittérature de jeunesse, comme par exemplela jeune Laura Diaz de 21 ans avec sonroman Finis Mundi, narration fantastiquesituée à l'époque médiévale, ou bien José A.Ramirez Lozano avec son roman El Cuernode Maltea qui décrit le contraste entre lemonde rural et la ville, représentée par unjeune garçon chargé de conduire sa chèvredans le nouvel appartement qu'ils occupe-ront. Se présentent aussi des auteurs déjàconsacrés qui n'ont pas besoin de prix pourpublier comme c'est le cas du plus récentPrix Jaén décerné à Gonzalo Moure pourson roman El Bostezo del puma, récit dupériple sur la route de Saint Jacques d'unadolescent bouleversé par la mort de safiancée ; de même le Prix Editores Asocia-dos remporté par Jaume Cela et son histoireSilencio en el corazon où l'auteur raconte lavie dans un village au début de la guerrecivile. Nous citons ici des romans qui ont suse démarquer des autres soit par leurthème, soit par le point de vue choisi parl'auteur pour le traiter, mais tous lesromans primés ne présentent pas cette qua-lité.

Ainsi les éditeurs qui alimentent leur cata-logue d'œuvres primées ou d'auteurs déjàconsacrés qu'ils sollicitent sans cesse, main-tiennent un rythme de nouveautés soutenu,contraints à une surproduction à laquelle lesont conduits leurs plans de lecture ou lapression de leurs commerciaux pour obtenirdes nouveautés.

La littérature de jeunesse en Espagnen'échappe pas aux tendances générales de laculture et, actuellement, les maisons d'éditioncherchent à trouver un écho auprès desmoyens de communication de masse, jour-naux et télévision. Pour cela, ils n'hésitentpas à faire appel à des personnalités litté-raires reconnues et célèbres, leur demandantd'écrire des romans pour les jeunes, commeon le constate dans la collection de Alfaguara,Alfaguay, où des auteurs tels que Rosa Monte-ro, Manuel Vazquez Montalban ou EnriquetaAntolin ont signé des livres de commandeavec les consignes suivantes : du divertisse-ment, des aventures, des dialogues, le tout enpeu de pages ; au final la qualité des œuvresest généralement faible. Zoé Valdés ou Gonza-lo Torrente Ballester, récemment disparu,figurent dans les catalogues non pas pourl'intérêt littéraire de leur œuvre, mais pourl'attention immédiate qu'ils suscitent dans lapresse. Ce qui se confirme avec le roman deCarmen Martin Gaite dont le livre pourenfants, Le Petit Chaperon rouge à Manhat-tan, fut en tête des listes des meilleures ventesdurant des mois. Le cas d'Elvira Iindo mériteaussi notre attention ; écrivain portée auxnues par les médias (par la radio où elle tra-vaille et par le quotidien El Pais qui appar-tient au même groupe que celui où elle publieses livres), elle réussit à vendre plus d'un mil-lion d'exemplaires de ses œuvres avec destextes dénués d'originalité qui nous rappel-lent Le Petit Nicolas ou la bande dessinéeespagnole si populaire Zipi y Zape, majoritai-rement lus par des adultes.

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Nous voilà arrivés à un point où se pose laquestion de savoir :

Que font les écrivains ?La plupart des écrivains qui ont commencé àpublier dans les années 70 et 80 et qui déjà àcette époque furent reconnus pour la qualitéde leur écriture, continuent de publieraujourd'hui encore. Certains poursuiventdes lignes de travail semblables à cellesd'alors, comme c'est le cas de Juan Farias (Ala sombra del maestro, Los Caminos de laluna, La Posada del séptimo dia), de Fer-nando Alonso (Los Raices del mar) ou dePaco Climent (El Aprendiz de Stanley).D'autres ont abordé de nouvelles voies thé-matiques comme Concha Lopez Narvaez qui,en plus de ses livres historiques, explore lalittérature d'épouvanté (La Sombra del gatoy otros relatos de terror, El Visitante de lamadrugada), ou Joan Manuel Gisbert, qua-lifié d'écrivain de science-fiction et dont cer-taines des créations les plus récentes oscil-lent entre l'intrigue psychologique et les phé-nomènes paranormaux (La Mirada oculta,El Secreto del hombre muerto). Ou encoreBernardo Atxaga qui, depuis son excellentMémoires d'une vache, destiné aux adoles-cents en est venu plus récemment à adresserses textes à des lecteurs plus jeunes, commeil l'avait fait dans ses premiers livres pourenfants.

Parmi les nombreux écrivains qui, à partirde la fin des années 80 et du début desannées 90, ont signé des Uvres pour enfants,certains se distinguent par leur approchepersonnelle de cette littérature, soit qu'ilsabordent des thèmes peu traités, soit qu'ilscultivent une écriture plus innovante ets'inspirent des tendances les plus progres-sistes de la littérature enfantine. GonzaloMoure par exemple, qui avec un premierroman de science-fiction Géranium, a conquisun territoire qu'il a continué à explorer dans

des livres intéressants (Lili, libertad, A lamierda la bicicleta !, El Bostezo del puma),ou Mariasun Landa, qui aborde avec beau-coup de sensibilité des problèmes familiauxcontemporains (Cuando los gatos se siententan solos, Mi mano en la tuya). EgalementAsun Balzola qui écrit sur des thèmes réa-listes et qui, grâce à l'ironie et à l'humouravec lesquels elle traite ses situations et sespersonnages, offre des lectures rafraîchis-santes (Babi es Barbara, Marta, después deaquelverano).

Mais hélas, il est actuellement difficile derecommander de façon générale des auteursde littérature de jeunesse, à savoir desauteurs d'oeuvres cohérentes par rapport àleur production antérieure et où n'importequel livre, choisi au hasard, satisferait unelecture de qualité. En revanche, nous pou-vons affirmer que dans le flot de productionde moindre niveau littéraire qui paraît tousles mois, on trouve des œuvres de grande

JOAN MANUEL GISBERT

D E U M I ' I E R A I J T Ô M A T A

El Misterio dp la mujer automata. de J.M. Gisbert,

iU. A. Ruano, SM, 1991

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Mi mano en la tuya, de Mariasun Landa,

i]l. Asuu Ralzola. Alfaguara juvénile

qualité comme nous le verrons plus loind'auteurs à peine connus ou qui se dirigentd'un point de vue professionnel versd'autres secteurs de la création. Cela rendplus difficile la diffusion de ces œuvres, iso-lées dans la production et moins demandéespar les médiateurs.

Il ne nous appartient pas ici de sonder lesraisons pour lesquelles beaucoup d'auteursproduisent des œuvres commerciales, demême qu'il ne nous est pas donné d'expli-quer pourquoi des écrivains signent des

œuvres sans manifester d'ambition littéraireni d'envie d'expérimenter, ou de besoin detransgresser les schémas d'écriture tradi-tionnels et usés.Ce qui est très clair, et c'est un aspect quenous pouvons soulever ici, c'est la tendanceprincipale qui se dessine vers une littératuremineure : une littérature qui ne se questionnepas et qui cible une majorité de lecteurs augoût littéraire peu éveillé et exigeant. Dansces histoires, les personnages, plats et sté-réotypés, évoluent dans des espaces connus(école, famille), l'action y est envahissanteet superflue, les dénouements prévisibles,et les procédés littéraires inexistants.L'écriture est en général directe et efficaceet les auteurs ne portent aucun intérêt àl'innovation formelle, pas plus qu'à unerévision du passé et à la recherche dethèmes qui sortiraient des lieux communshabituellement traités pour les enfants.

Un des événements qui en apparence a amé-lioré cette tendance fut la réforme de la loisur l'éducation de 1995 incluant le caractèreobligatoire de l'éducation jusqu'à l'âge de 16ans, ce qui provoqua la parution d'une mul-titude de collections pour adolescents, nou-velles ou rénovées3, dans le but de toucher, àtravers l'école, ce public potentiel. Ces nou-velles collections sont en train de donner lapossibilité de connaître de nouveaux talentsmais aussi de voir comment dans cette littéra-ture on retrouve également un schéma de lieuxcommuns (ce qui plaît aux jeunes, ce que lesjeunes lisent) répété à l'envi. C'est ce qui seproduit par exemple avec les romans

3. Benjamin Cabaleiro et Luisa Mora présentèrent les collections nées à la suite de cet événement dans :« Les collections » (Educacion y biblioteca, n°61, 1995). Certaines collections ont depuis disparu,d'autres ont vu le jour, qu'il faudrait répertorier.Pour ceux qui désirent obtenir de plus amples informations sur la question, nous recommandons l'articlede Pablo Barrena : « Adolescents : objectif éditorial » paru dans la Revue Delibros, décembre 1996.D'autre part nous signalons un article qui analyse les tendances apparues à la suite de ce changementéducatif, écrit par Gemma Lluch : « La littérature pour adolescents ; la psychob'ttérature » paru dansTextos de Didactica de la lengua y la Literatura, n°9, juillet 1996.

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d'Andreu Martin et deJaume Ribera qui ont suexploiter le succès de Nopidas sardina fuera detiemporada, un livre« urbain » divertissantmettant en scène dejeunes détectives, et ontcontinué à développer lamême catégorie de livrespoliciers avec Todos losdétectives se Uaman Fla-nagan, El Carterosiempre llama mil veces,No te laves las manosFlanagan, etc.De façon générale,disons que le schémaprédominant de cesromans est : de jeuneshéros d'aujourd'hui, unproblème à résoudre (unmystère, le passé troubledu père), l'amour expri-mé de façon presqueenfantine (comme par exemple dans lesromans de Martin Casariego, auteur à grandsuccès auprès des jeunes lecteurs), unetouche cosmopolite en plaçant l'action àl'étranger ou bien en faisant intervenir unpersonnage étranger, une fin conventionnelleet heureuse.

Il est surprenant de ne pas trouver de livresqui transgressent les frontières, formelles oude contenu ; rien qui ébranle les taboustypiques de la société espagnole comme lesexe4, la religion ou la politique. Peut-êtretrouve-t-on maintenant plus de livres sur laguerre civile comme El caminero de PilarMateos, Patio de corredor de Montserrat del

Ândfeu Martin y Jaume Rfeer3

Flanagan 007

Flanagan 007,

d'Aiidreu Martin et Jaume Ribera, Anaya

Amo, Tiempo de nubesnegras de Manuel L.Alonso, émouvante tra-versée de l'Espagne desvaincus dans une grandeville et qui contraste avecla vie rurale du romandéjà cité de Jaume CelaSilencio en el corazon.Dans l'ensemble ces livresne représentent qu'uneminorité.

Certains de ces écri-vains pour la jeunesse,certains issus du jour-nalisme ou de l'éditionet ignorant tout de la lit-térature de jeunessecontemporaine, choisis-sent un souvenir auto-biographique pourdécrire leur enfance etdéclencher un torrentnostalgique sur lesparadis perdus, ce qui

pour les lecteurs d'aujourd'hui se révèle onne peut plus ennuyeux.Face à ces thèmes adressés aux jeunesd'aujourd'hui avec des problèmes contem-porains, des auteurs optent pour un genrelittéraire tout à la fois moins risqué et plusfascinant : le genre historique, en général enrapport avec une histoire lointaine. EnEspagne, ce genre a été exploité par de nom-breux écrivains, le plus notable étantConcha Lopez Narvaez qui a récemmentpublié Las Horas largas ; de même, d'autresécrivains recréent magistralement uneépoque et un moment de l'histoire, ainsiAntonio Martinez Menchén - qui a publié il y

4. Juan José Lage, dans son article, « Erotisme et sexe dans la littérature pour enfants et adolescents »(CLIJ, n°116, mai 1999) consacre un paragraphe à la littérature espagnole sur la question et indiqueque depuis 1981, date de la publication de Fanfamus de Carmen Kurtz, jusqu'en 1996, aucun livresur la question n 'a été publié. Il n 'en donne que trois en 1997 et deux en 1998, étonnant panoramas'il en est parmi la grande production.

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a vingt ans une trilogie sur la guerre civile -avec son excellent roman intitulé La Espada yla rosa, dont l'histoire se situe au Moyen Agesur les chemins de Saint Jacques ou El miste-rio Velasquez de Eliacer Cansino (Prix Laza-rillo 1997), situé à la Cour espagnole avec unhéros sorti du tableau Les Ménines de Velas-quez. Dans ce courant historique, une œuvres'illustre particulièrement, bien qu'il nes'agisse pas à proprement parler d'un romanhistorique : Los Zapatos de Murano deMiquel A. Fernândez Pacheco sont une déli-cieuse narration qui nous rappelle les contesclassiques et qui a pour cadre la Venise de lafin du XIIe siècle, où l'auteur a pris le parti derecréer le conte de Cendrillon. Un roman quiprésente une intensité narrative et une ambi-tion littéraire si spéciales qu'il ne semble pasdestiné à des jeunes. D'ailleurs il est publiédans la collection Las Très Edades de la mai-son d'édition Siruela, qui regroupe des livresoù prime l'innovation stylistique, et desromans qui sortent des sentiers battus.Comme Inciértigo de Marta Echeragay, unroman plein de jeux sur les non-sens etl'humour, ou No soy una novela de JoséMaria Merino, une réflexion intelligente surla création littéraire. Citons aussi Miquel dePalol, plus connu pour ses romans pouradultes, qui publie de temps en temps desromans pour jeunes, inhabituels et trèsrafraîchissants : dans La Fortuna del Sr.Filemon, il reprend à son compte la tradi-tion picaresque pour présenter une satiredes mœurs qu'il place dans l'Espagnecontemporaine. On pourrait en écrire longau sujet de ces livres originaux, car parmi

les cinq mille titres publiés tous les ans il estaisé d'en extraire de précieux comme lecurieux Txoriburu, Cabeza de chorlito deAsun Balzola, qui pénètre dans le genre trèspeu exploité en Espagne des mémoiresd'enfance. Avec son Txoriburu, nousentrons dans le Bilbao des années 50 avechumour, sensibilité et une écriture agréable.Je ne voudrais pas oublier de mentionner undes plus beaux livres publiés ces dernierstemps : Auliya de l'écrivain mexicaine Veroni-ca Murguia ; une narration soignée qui recréele monde merveilleux de l'Orient par l'histoired'une fillette qui trouvera son propre chemindans un monde qui lui tourne le dos.

Et pour conclure, force est de remarquer quela présence des écrivains latino-américains estdiscrète : notre pays, hélas, reste peu réceptifà ce que proposent les auteurs de là-bas et celan'est pas dû seulement aux difficultés linguis-tiques liées aux différences de l'espagnol, maisest bien plutôt la conséquence d'une attitudeculturelle de distance et d'indifférence carac-téristique des pays à l'égard de leursanciennes colonies. Mais il y aurait là matièreà rédiger un autre article. Il est difficiled'achever un panorama comme celui que nousvenons de faire où nous nous sommes trouvésface à l'obligation d'ordonner l'abondante etdiffuse production et de maintenir l'enthou-siasme en évoquant les titres intéressants qui,nous l'espérons, ont trouvé et préserverontleur place grâce à cette variété. I

Traduction Cécilia Marques

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