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La lutte des places

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Laluttedesplaces

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Tousdroitsdetraduction,d’adaptationetdereproduction

réservéspourtouspays.©2015,GroupeArtège

ÉditionsDescléedeBrouwer10,rueMercoeur-75011Paris

9,espaceMéditerranée-66000Perpignanwww.editionsddb.fr

ISBN:978-2-220-06604-2ISBNepub:978-2-220-07632-4

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I

Exclusionetdésinsertionsociale

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1

Lemanageretleprécaire

Robert a49ans.Nous l’avons rencontrédansungroupeàl’occasion d’un stage d’insertion dans la banlieue parisienne.Chacunyétaitinvitéàracontersesproblèmes.Ilnousexpliquequ’il a été patron d’un bar pendant vingt ans et qu’à la suited’ennuis financiers, il a été obligé de le fermer. Après avoirpostulécommegarçondecafé,ilseretrouve«auRSA».

C’estunhommeencore jeuneetdynamique,qui s’exprimeavecaisanceetautoritémaiségalementavecretenueethumilité.Onlesentàlafoisrévoltéetrésigné:«Dutravail,jepeuxenavoir, nous dit-il, mais je n’accepte pas d’être exploité… Jerégresseparrapportàcequej’aiété.Çamefoutlesboules.Jenetouchemêmepascequejetouchaisilyadixans…Onm’aproposé une place de gardien de nuit. Il n’y a rien d’infamantmaisc’estunpeulahontedefinirsaviecommeça…Ilfautquej’admette de la rabaisser, parce que je suis très fier, trèsorgueilleux. » Pouvait-il imaginer, il y a cinq ans, qu’il seretrouveraitainsi?

Àl’opposédel’histoiredeRobert,latrajectoiredeBernardTapiereprésentelasuccessstoryparexcellence.Filsd’ouvriers,habitantunecitédebanlieue,ilauraitpu(dû?)devenirunjeunede la rueaudestingrisâtre.Et levoilàparmi lespersonnalitésles plus en vue, chef d’entreprise, milliardaire, vedette de latélévision, président d’un club de football,ministre, patron de

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presse… Destin flamboyant et pourtant précaire, puisquel’homme a connu des échecs, des revers financiers, desdéchéances, jusqu’à la prison, avant d’être sauvé par unarbitrage financier, d’ailleurs contesté. Il peut à tout momentencore trébucher, ce qui confère à sa destinée un caractèreromanesque supplémentaire. La réussite n’est jamais acquisepourlesfilsdupeuplequisesontélevésàlaforcedupoignet.BernardTapien’estpasun«héritier».Ilestle«parvenu»ausenspleindu terme,parcequ’il a réussi etparcequ’iln’apasintériorisé les habitus propres à la classe dominante. Bien aucontraire, il se proclame différent, il déclare sa haine des«héritiers»etdes«docteurs»,etdetousceux«quinesesontdonnéquelapeinedenaître».

Les destinées de Bernard Tapie, la star, et de Robert,l’anonyme, sont à l’image de notre société. D’un côté uneidentitébrillantequiscintille,del’autreuneidentitéblesséequis’éteint.Imagesdelumièreetd’ombre,d’éclatetdegrisaille,deréussite et d’échec qui situent un desmodèles et un des anti-modèlesdessociétéshypermodernes.

Chaque époque produit des formes de pouvoir et desimaginairesdontlescontesdefées,lesfables,leschansonssontl’expression.LescontesduMoyenÂgeracontaientdeshistoiresdevaletsetdeprincesses,debergèresetderois;lesromansduXIXe siècle, des histoires de métayers et de châtelaines, depatronsetdedanseuses,d’ouvriersetd’héritières.Lesrêvesdenotreépoques’exprimentplutôtdansdessériestéléviséesouaucinéma.Onyvoitunefillederueprostituéetomberamoureused’un golden boy qui va la sortir de sa condition (PrettyWoman);unmilliardaireseretrouverdujouraulendemainsansdomicile fixe dans un quartier pourri en centre urbain, quitombeamoureuxd’uneclochardeetquisesortentdeleurmisère

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Les villes, les départements, les régions, sont égalementsoumises à cette logique. Pour survivre et se développer, ellesdoiventgénérerdespôlesd’activitéetseconnecteravecd’autrespôles selon le modèle des organisations réticulaires et desentreprises multinationales. Elles ne s’organisent plus à partird’un centre autour duquel « s’agglomèrent » des cerclesconcentriquesd’activitésetd’habitat.Ellessontdesentitésquicherchentàseconnecteràdemultiplesréseauxpourassurerleurdéveloppement.Lemaire,luiaussi,devientunmanagerquidoitgérer sa municipalité comme une entreprise dynamique etperformante,développerdesstratégiesfaceàlaconcurrencedesautres villes, vendre son image pour y attirer des activitéséconomiquesrentables.Ilentrealorsdansunchallengeaveclesautresmairesquiluttentpourobtenirun«labelqualité»àleursvillesrespectives.L’efficacitédesélussemesuredeplusenplusàl’aunedeleurscapacitésmanagériales.

Alors que les villes ne faisaient que s’adapter audéveloppement industriel, la logiquemanagériale les conduit àdevenir des acteurs partenaires essentiels du développementéconomique.Lagestiontendàprendrel’ascendantsurl’activitépolitique traditionnelle. Le modèle entrepreneurial devient lemodèle dominant de la gestion des villes. La quête del’excellence n’est plus seulement l’apanage des firmesmultinationales(Harlé,2010).

Cette (r)évolutionmanagériale est un élément central de ladualisation de la société, écartelée entre la recherche de laperformance et le développement de l’exclusion. La recherched’activitéséconomiquesrentablesconduitàrejeterleshabitantslesmoins«qualifiés»quisontnéfastessurleplandel’imageetpeuattractifspourdesactivitéstechnologiquesdepointe:«Lasélectionparlaqualificationvadepairavecuneexclusiondelapopulationqui ne figure pas sur lesmailles du réseaumais se

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trouve du coup “enclavée”. Ces enclaves sont menacées dedégradationspatiale,desous-développementéconomique.Ellesservent de réceptacle à une population déqualifiée, vouée ausous-emploi»(Donzelot,Estèbe,1993,p.22).

Lesvillesoulesquartiersquinepeuventouneveulentpasentrer dans cette logique de l’excellence, risquent d’êtreconfrontésàunprocessusdedégradation,depaupérisationpuisde stigmatisation. Désertés par les activités économiquestraditionnelles, ils n’en attirent pas de nouvelles. Abandonnésparlespartieslesplusdynamiquesdelapopulationattiréesparlessystèmesdelaréussite,ilsdeviennentleréceptacledetoutesles tares de la société, délinquance, chômage, pauvreté,toxicomanie, insécurité, violences familiales, racisme… Cesprocessussontparticulièrementrapideset inéluctablesdanslescités : « Ces quartiers vite construits et peu équipés sontdevenus à présent synonymes de désespoir, surtout pour lanouvellegénération,celledesfilsetfillesd’OSquinepeuventhériter de l’emploi de leurs parents et n’ont reçu qu’une tropfaible qualification pour espérer entrer dans le nouveauprocessusindustriel»(Donzelot,Estèbe,1993,p.22).

Si l’urbain est, comme l’analysait Henri Lefebvre, laprojection sur un espace des rapports sociaux, on voit sedessiner des clivages entre des zones actives, dynamiques,attractivesetdeszonesabandonnées,sous-équipées,excentrées,stigmatisées où se retrouvent les plus démunis, les plusvulnérables, les plus dominés. La ville se délite entre desmétropoles«modernes»quionttouslessignesdelaprospéritéetdelaréussiteetdesquartierssordides,symbolesdel’échecetdel’exclusion.

Lesémeutesquiembrasentrégulièrement lepaysageurbaindessociétéshypermodernessont le signedececlivageetd’unmalaisequiinterpellelapartiebrillantedelavilleetluirappelle

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ses zones d’ombre, cette parité de la société sans espoir quienragedes’ensentirexclue.L’abstentionlorsdesconsultationsélectorales qui ne cessent de croître est l’expression de cesentiment d’exclusion qu’aucune politique de rénovationurbainenepeutenrayer.

Dans toutes les cités, le désespoir est le même et sesconséquences similaires.Face à ladéstructuration sociale, à ladégradation du cadre de vie, les habitants réagissent par desrévoltessporadiquesetlesautoritésrépondentparlarépressionpolicière. Derrière la revendication d’être écoutés et entendus,c’estlaruptureduliensocialquiestencause.Quandonnepeutse faire reconnaître qu’en négatif (comme « violent »,«chômeur»,«délinquant»,«inadapté»ou«démuni»),quandon n’a aucun espoir de voir sa condition changer, alors onretourne lesarmescontresoi :ons’exclutetonsedétruitsoi-même.

Delaluttedesclassesàlaluttedesplaces

Les émeutes urbaines ne sont pas des événements sociauxrevendicatifs sur le modèle du mouvement ouvrier. C’est unerévolte«ensoi»faceaudésespoir,àlamisère,àl’inégalitéetàl’injustice.Maiscetterévolten’estpasporteused’unprojetdechangement social, d’une volonté de transformer la société.Lorsqu’onestchômeur,précaire,sansdomicilefixe,jeunedelarueouimmigré,larevendicationessentiellen’estpasdechangerl’ordresocialmaisdetrouveruneplacedanscetordre.Derrièreles demandes d’être écoutés, d’être reconnus, d’être entendus,onrencontreladétressedetousceuxquiontlesentimentdenepas avoir de place dans la société. Si le terme d’exclu est

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communication, dedistribution et d’attributiondevaleurs.Lesbesoins sont avant tout un désir de sens social ; à travers lesobjetsetlesactivités,lesindividusvisentd’aborddessignesdereconnaissance (d’identification), et de différenciation(Baudrillard,1970).

L’écart à la norme, c’est-à-direune consommationmoindreoudifférente,estperçuetvécucommeunesituationanormaleetcommelerésultatd’uneincapacitépersonnelle.Chezlesjeunes,le besoin d’identification et de reconnaissance donne à cesécarts à la norme une importance telle qu’ils peuvent restermarquéstouteleurvieparl’humiliationoulesentimentderejetéprouvés dans leur enfance. L’évaluation de la pauvreté estimpossible à faire sans un déplacement vers la dimensionsubjective. En réalité, sont désignés comme pauvres, et sesententpauvres,ceuxquinepeuventsatisfaireauxstandardsdevienormatifsde leurs contemporainsdansune sociétédonnée.Les législateurs et les statisticiens ont tourné la difficulté enquantifiant cette notion relative. De nombreuses méthodes decalcul d’un seuil de pauvreté ont été élaborées par leséconomistes,dont leprincipalobjetestdedéfinir lesseuilsderesponsabilité sociale, c’est-à-dire d’intervention des pouvoirspublics.LaCEE,parexemple,afiniparadopteren1978commeseuil de référence la moitié du revenu national moyen. Seloncettedéfinition,lapauvretéenAllemagneparexemple,serabiendifférente – du strict point de vue du montant des revenusservantàladéfinir–decequ’elleestenGrèceouauPortugal…

«Fugueenbasketsmineures»

Nous avons rencontré Ahmed à deux heures du matin,errant dans les rues de Nanterre. Il vient vers nous,totalementdésespéré,etnousdemandesinousn’avionspas

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rencontrésonfilsdequinzeansquiafaitunefugueaprèsunviolentconflitavecsonpère.

« Jene lebattraiplus, jene le toucheraiplus jamais»,nousdit-il,aprèsavoir racontéque lui-mêmeavaitétéélevéparson frèreaînéqui lui« foutaitdes torgnoles» lorsqu’iln’étaitpassage.Biensûr, iln’aimaitpasça,mais ilnesaitcommentfaireavecsonfilsqu’ilaimeplusquetout,quiestunbongars,maisqu’ilnesaitcommentprendre.

Et il ajoute : « Quel respect peut-il avoir pour moi ?Peut-êtrejeluifaishonte.Quandonvafairedescourses,ilme demande de lui acheter des chaussures à 150 € ! Je nepeuxpas,jenepeuxpas.Jeluidisnon,tuprendrascelles-ci,à40€,etiln’enveutpas.Jesaisbienquetoussescopainsontdesparentsquiachètentlesautres.Maiscommentfaire?

Ahmedestmanutentionnaire.Ilgagne1350€parmois.IlvitenHLMavecsafemmeetcinqenfants.

La notion de pauvreté relative conduit en fait à s’orientervers une définition en termes d’inégalités.Des études visant àconstruire des indicateurs d’inégalité ont montré que celle-cidevait s’évaluer moins en termes quantitatifs qu’en termes deprécarité,moins sur les conditions de vie elles-mêmes que surles ressources des individus, ou des familles, susceptibles deleur permettre d’affronter des difficultés éventuelles (tellesqu’un licenciement, une séparation ou le décès de l’un desconjointsparexemple)etdes’yadapter5.

L’insertion dans lemonde du travail revêt une importanceparticulière. Depuis les débuts de l’industrialisation, le travailest devenu le critère et la norme de l’intégration sociale ; ilprocure non seulement des revenus permettant de participeréconomiquementà laviede lacité,maisunevéritable identité

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sociale,dontlacapacitédedéfinitionestdevenueplusfortequetoute autre appartenance6. Cette conception du travail commeseule porte d’entrée dans le système social et comme grandpourvoyeurdeplacesdanslasociétéestaujourd’huiaucœurdudébat social et politique suscité par le nombre grandissant dedemandeursd’emploi.

Si l’intégrationdans ladimensionéconomiqueestcapitale,son absence ne suffit pas à définir, ni à expliquer, l’exclusionsoussesdifférentesformes.Deplusenplusnombreuxsontlesanalystes, renouant avec la tradition sociologiquedurkheimienne, qui portent leur attention sur l’importance duliensocialetde l’intégrationdansun tissu relationnel (Castel,1999).

Leslienssociaux

Leliensocialsemanifestesousdeuxformesprincipales.CequeDurkheimappellelasolidaritémécanique,quiopèresurleprincipedelasimilitudeetdelaproximité,etrelieentreeuxdesmembres de groupes primaires (famille, clan), et la solidaritéorganique qui, au contraire, est générée par la différenciationcroissantedessociétés industrielles, ladivisiondu travailet lacomplémentarité : les hommes ont conscience de participer,ensemble,aufonctionnementdutout(Durkheim,1932).

Leliensocialassurelacohésiondesrapportssociaux.Iltiresa force des représentations collectives communes, ce queDurkheimappelle le lienmoralou ladensitémorale,etWeberles sentiments et les croyances communs. Nous préféronsaujourd’huiparlerdecessolidaritésentermesdelienssociaux.Car il n’y apasde« lien social » au singulier,maisdes liens

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symbolique, peut s’ajouter l’exclusion de l’espace de lasocialité, jusques et y compris celui du groupe familial ; lechômage, on le sait, provoque parfois des séparations et desruptures conjugales, entraînant le chômeur dans une dérivesociale et psychologique qui rend plus difficile encore laréinsertion.

Cependant, il faut aujourd’hui nuancer cette analyse. Lacroissanceduchômageesttellequ’ilconstitueprogressivementuneréférenceàlaquelletousceuxquitravaillentsesituentplusou moins implicitement. Dans les milieux défavorisés, lechômage finitparapparaîtrecommeunesituationnormalequi,fatalement,toucheoutoucheraunjourquelqu’undeprocheousoi-même. « Quand le non-emploi atteint un tel degré demassification et qu’il est vécu comme unemenace concernanttout le monde, il n’est plus possible de le stigmatiser »(Scwhartz,1990).

Unglissementdesreprésentationss’opèredeschômeursversles chômeurs de longue durée, ceux-ci bénéficiant desstigmatisations attachées auparavant aux premiers. Si l’oncomprend aujourd’hui qu’un licenciement puisse touchern’importequietqu’ilsoitdifficilederetrouverunautreemploi,le chômage de longue durée en revanche suscite le doute. Laconviction existe que lorsqu’on veut travailler, on finit partrouverunemploi,quelqu’ilsoit.

Ainsi, une dichotomie des représentations apparaîtprogressivement.Lechômage,entantquephénomènecollectif,statistique, est analysé comme un mécanisme produit par unsystèmeéconomique,etdontilestundesélémentsfonctionnels.En effet, pour l’économie libérale, le chômage est nécessairepourmaintenirunepressionsurlessalairesetréduireletauxdel’inflation. N’oublions pas que dans les années 1960,considérées comme des périodes de plein-emploi, le taux de

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chômageétaitmalgrétoutde4%.Danslespériodesdecriseetde baisse du taux de croissance, le chômage est une solutionpourgérerlesaléaséconomiques,améliorerlaproductivitéetlerendementdanslesentreprises.Lechômageapparaîtcommeunmal inhérent au système et pour certains même, plutôt unesolutionfonctionnelle(Albert,1982).

Malgré cela, on continue de considérer la situation desindividus sans travail comme anormale, dont la responsabilitéretombe sur la personne, et l’invalide. Le phénomène del’exclusion par le chômage est comparable au jeu des chaisesmusicales:ilestnormal,puisquec’estlarègledujeu,qu’ilyaitmoinsdechaisesquedejoueurs,maisceluiquirestedeboutestéliminé,etmontrédudoigt,parcequ’ilaétéplusmauvaisquelesautres!

Le chômeur de longue durée se trouve progressivement, etpresque irrémédiablement, hors du jeu. Non seulement seschances de trouver un emploi et ses ressources s’amenuisent,mais son image sociale et ses relations avec les autres sedégradent;ilentredanslaspiraledeladésinsertion.

Larelégationsociale

La désinsertion sociale est vécue et perçue comme unproblème individuel.La relégation est toujours collective.Ellese caractérise par une insertion économique faible – petitsboulots,habitatdégradé,revenusprécaires–etsurtoutparunestigmatisationsocialecollectivedecertainescatégoriessociales.La relégation désigne cette partie de la société inemployée etinutilequidécroche,etassiste impuissanteaux jeuxsociaux– croissance ou conflits – dont ils sont absents. Pour cette

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catégorie-là,ilestjustifiédedirequ’iln’yaplusd’exploitation,car il n’est pas nécessaire d’exploiter ceux dont on n’a pasbesoinpourproduireets’enrichir.

Les quartiers périphériques sont devenus les territoires oùs’inscrit spatialement la ségrégation sociale. La traduction desfrontières sociales dans des frontières territoriales n’est pasnouvelle. Du temps de l’École de Chicago, Park et Burguesspouvaientconsidérerquelesquartiersdégradésdanslescentresdes grandes villes constituaient le premier cercle del’intégration,spatialeetsociale,desnouveauxvenus–migrantsrurauxetimmigrantsétrangers–,quifiniraientparrejoindreuneclasseouvrièreenexpansion8.Aujourd’hui la situation semblebloquée, et durablement reléguée, non seulement spatialement,mais aussi au sein du processus de modernisation sociale.Relégation sociale et relégation urbaine sont le plus souventconfondues,etserenforcentmutuellement(Dubet,Lapeyronnie,1992). Dans l’espace symbolique, la figure de ces catégoriesreléguées se dessine en termes de peur, de violence, de«problèmesocial»,aumieux,d’indifférence.Leurplacesocialese définit en termes négatifs, c’est-à-dire par la charge qu’ilsreprésentent pour la collectivité, ou par leur dangerosité.Maiss’agit-ilencored’uneplace?

Enrevanche,etc’estcequidifférencielarelégationsocialedeladésinsertionindividuelle,l’intégrationdansdesréseauxdesociabilité peut être forte, et cela ne diminue pas pour autantl’exclusion symbolique, au contraire elle en est par certainscôtés renforcée. À la différence des individus en désinsertion,les résidentsdeces lieuxd’exil, les jeunessansemploistable,lesloubards,lesfamillesdescitéspériphériquesproduisentdesformesdesolidaritérestreintenonnégligeables.Mêmes’ils’agitd’une socialité obligatoire née du besoin de survivre et de

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décompositiondelasociétédomestique,niaudéclinirréversibledel’institutionfamiliale(Segalen,1991;deSingly,2007).Lesenquêtes sur les réseaux de parenté mettent en évidencel’importanceetlarégularitédeséchanges,etleurextensionàlaparenté élargie. La solidarité intergénérationnelle fonctionnetoujours, sous forme d’aides financières, de services, oud’informations,parexempledanslarecherched’unemploi,quimobiliseencetempsdecrisetoutlecapitalsocialdesfamilles.

Par ailleurs, la famille semble faire montre d’une certainecapacité d’adaptation et d’invention de nouveauxmodèles. Ladisparition des familles nombreuses, avec ce qu’ellesimpliquaient de larges réseaux de sociabilité, conduit danscertainscasàdesrecompositionsdenouvellesfamilles.Àpartirdesunionssuccessiveset l’alliancedesfratriesdesdemi-frèresetsœurs,onaboutitàdesformesdesolidaritéprochesdesclansoudestribus.Mêmesicesrecompositions,quireprésententunélargissement vers l’extérieur, sont plus fréquentes dans lesclasses moyennes ou supérieures que chez les ouvriers, pourlesquels la famille représente davantage un refuge, c’est-à-direune fermeture, il semblerait bien que l’évolution sociale, quifragilise en effet les anciennes structures familiales, conduiraitplutôt à un renforcement de la dynamique familiale qu’à sadisparition.

Maisilenestdelafamillecommedel’emploi:l’adaptationàuneconjoncturedifficileet l’inventiondenouveauxmodèlesnécessitent des ressources que tous n’ont pas. Les ressourcesfamiliales ne dépendent pas des revenus, elles sont le résultatd’une accumulation patiente transmise génération aprèsgénération.Quelsquesoientlestatutsocialetleniveaucultureldes parents, que l’on soit patron, cadre ou ouvrier, il est desfamillesqui sontcapablesde transmettrecertaines ressources :lafiertédunometlaconfiancedanslesqualitésdelalignée,la

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mémoirequiancreleprésentetpermetdemieuxseprojeterdansl’avenir, la certitude dans certaines valeurs, une culture degroupe qui sert de référence, l’amour de l’enfant qui structuredurablement l’identité de l’individu… Tous ces élémentsconstituentuncapital familial qui joueun rôle importantdansl’intégrationdesindividus,etpasseulementdansl’espacedelasociabilité.

À la différence du capital financier, qui se comptabiliseaisément, ou du capital culturel qui peut aumoins s’évaluer àtraversdesdiplômes,lecapitalfamilialestdifficileàmettreenévidencetellementlesélémentsquilecomposentsontmisàjourà travers la subjectivité des acteurs ou des observateurs.Comment évaluer l’amour dont un enfant a été entouré, ou lavaleurdesnormesvéhiculéesparlaculturefamiliale?

Leseffetsacontrariodel’absencederessourcesfamilialessemblentplus facilesàmettreenévidence.Tousceuxqui sonten rapport avec les publics en difficulté rencontrent les effetsdéstructurantsdelarépétitionintergénérationnelle.Laviolence,lorsqu’elle est familièredès l’enfance, est intégréepar l’adultecomme un mode spontané de décharge des tensions. Elle estprêteà resurgir,vis-à-visdesautresoudesoi-même;ceuxquiont grandi dans des familles fragiles intériorisent unevulnérabilitéquidiminueleursressourcesfaceauxcrises.

Ainsi,lesmodificationsdesstructuresfamilialesconduisentàdesissuestrèsdifférentes.Chezlesuns,ellesproduisentuneadaptation, qui se traduit tantôt par un repli sur la famillenucléaire, tantôt par des recompositions recréant de nouvellessolidarités, de nouveaux « clans » élargis.Chez les autres, lesplus démunis affectivement, l’éclatement de la famille élargieconduitsouventà l’isolementetà lareproductiondenouvellesfamilles tronquées. Plutôt que de parler d’affaiblissement deliensfamiliaux,ilseraitplusjustededirequenousassistonsà

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des phénomènes de dualisation dans l’espace relationnel,proches de ceux que connaît la sphère économique. Mais,rappelons-lepouréviter toutmalentendu, lecapital familialestindépendant du statut social : il n’y a pas, d’un côté, unepopulationsocialementstablecumulantbiensfinanciersetbiensfamiliauxet,del’autre,unepopulationpauvreetfamilialementappauvrie. Les deux axes de dualisation ne sont passuperposables, même s’ils se rejoignent en partie au pôlenégatif ; car, si l’aisance économique ne produit pasnécessairement de l’affection, ni le goût de la convivialitéfamiliale, à l’autre extrême, la précarité, l’insécurité et desconditionsd’existencetrèsdifficilesfinissentparporteratteinteauxrelationsaffectives.

Recompositiondesréseauxextra-familiaux

Les réseaux de sociabilité et d’entraide extra-familiauxauxquelson se réfère, implicitementouexplicitement,pour endéplorer la perte, sont des réseaux de type traditionnel oucommunautaire, fondés sur le voisinage et sur l’inscriptioncommunedansunespacequiaunehistoire.Durkheimaélaboréla notion de solidarité mécanique en pensant aux sociétésprimitives ou traditionnelles. Dans ces sociétés, la proximitéspatiale,lastabilitéetlataillerestreintedesregroupementsdesindividusproduisentuneffetdesimilitude,tantdupointdevuedes fonctions, quasiment interchangeables, au sein du groupe,que du point de vue des modes de vie et des croyancesreligieuses. La solidarité au sein de ces groupes s’exprime«naturellement»ou«mécaniquement».Sicettesolidaritétiresa force essentiellement d’un sentiment d’appartenance fort,

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protection.Ainsiseconstituela«dettesacrée»quelanationcontracte

à l’égard de son peuple. C’est dans ce contexte de profondemutationde la sociétéetdeson régimeéconomiqueque l’Étatconstruira, à partir de la conceptualisation de la solidariténationale(Bourgeois,1898),lesmodalitésdel’ordreetduliensocial qui se substitueront au régime familial de protection.Cette période va déboucher sur l’action de l’État social qu’onconnaît aujourd’hui, c’est-à-dire sur son engagement dans unepolitique volontariste s’efforçant de garantir à chaque citoyendans le besoin un niveau de protection sociale suffisammentdignepour luipermettrede semaintenirdans la sociétéplutôtqu’à ses marges. Depuis trois décennies, l’État-providences’efforce de réduire ou contenir, avec des succès variables, lerisque de « fracture sociale » (Emmanuelli, Frémontier, 2002),de«ségrégationsocialeetspatiale»(Maurin,2004;Donzelot,2003), ou encore de « relégation » (Delarue, 1991). Il sembleque depuis une quinzaine d’années, les situations de précarités’accroissentetqu’elles secaractérisentpar leurmassification.Dans le même temps, les opérateurs des politiques socialestentent de personnaliser le traitement de la précarité dans ladouble perspective de répondre au plus près des besoinssinguliers et d’optimiser leurs moyens. Mais est-ce que,paradoxalement, le traitement personnalisé de la précarité necorrespondrait pas au retour du traitement d’équité plutôt qued’égalité ? Ne serait-il pas favorable à l’expression d’uneviolence symbolique à l’endroit de demandeurs déjà fragiliséspar leurs dépendances aux dispositifs d’aide sociale ?Peut-onpréciserlesressortsdecetteviolence?

C’estdanscecontextegénéralmarquéparlatransformationprofondedel’économieetdesrégulationssociales–avènementdu capitalisme financier, crise de l’État-providence,

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affaiblissement de la conscience collective, pénurie d’emplois,valorisation de la responsabilité individuelle, logiquegestionnairedesorganisationssociales–quesontappliquéeslespolitiques sociales dont la caractéristique est de contribuer,contrairement à leurs objectifs de réparation, à unedynamiqued’assignationdes individusà leurconditiondevieprécaire.Laviolence symbolique, par laquelle estmédiatisée et diffusée lastigmatisation, opérerait, par sa force de sidération, commeuninhibiteurde l’action.Elleviendraitaffaiblirou«neutraliser»les capacités d’actions, notamment celles de dégagement, desindividusplongésdurablementdansunevieprécaire,voireellecontribuerait à une autodépréciation de l’identité sociale,orientant la capacité d’agir des individus vers le désir de sesoustraire de l’épreuve du vivre en société pour s’établirdéfinitivement à ses marges. Cette violence symbolique, quenous définirons plus bas et dont certains professionnels sontaussi victimes, s’exerce avec d’autant plus de force qu’ellefrappe des individus atomisés et marqués par l’absenced’identification à des groupes susceptibles de devenir desopérateursd’unecontestationdutraitementdontilssontl’objet.

Valider cette hypothèse conduira à montrer dans unepremièrepartieenquoile«précariat»renvoieàuneconditionéconomique de vie qui s’apparente à celle du prolétariat maisqui,surleplandel’expériencesocialeetdesmodesdevie,s’endifférencie.Nousverronsenquoileprécariatestuneillustrationdupassagedelaluttedesclassesàlalutteindividuellepouruneplace. La situation de précariat peut être une condition et une« épreuve » éprouvée diversement selon les types desocialisationdontsontporteurs les individus.Lepassagede lalutte des classes à la lutte pour une place potentialisel’expression d’une violence symbolique de la part des acteursdes institutions sociales à l’encontre des individus les plus

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atomisés socialement et les plus démunis en ressourcesculturelles,socialesetsymboliques.Lesressortsetlesviséesdecetteviolenceparviennentàboutdessocialisations.

Duprolétariatauprécariat:delaluttedesclassesàlaluttepouruneplace

La condition de vie du prolétariat rural et urbain a étécaractérisée au XIXe siècle par sa grande pauvreté jusqu’àl’avènement du compromis fordiste.À partir des années 1945,unetrèslargepartiedes«prolétaires»,apus’émanciperdesacondition antérieure grâce aux revenus qu’elle retirait de sontravailetàuneprotectionsocialel’assurantcontrelesrisquesdelavie(Erwald,1986).Durantcettepériode,leprolétairechangedestatut,desimpleproducteurdebiensqu’ilétait, ilaccèdeàcelui de consommateur. L’accroissement de ses revenus et lapossibilité de dégager une « propension à épargner » luipermettent de s’extraire de sa conditionde prolétaire, de sortequ’il accède progressivement, à mesure que s’accroît saprotection contre les risques (accidents, vieillesse, chômage,maladie),àuneexistencesociale«positive».Mêmesilagrandepauvretén’apasdisparu (Brebant, 1984), la périodequi vade1945à1975aété sansdoutecellequiavuse réaliser leplusmanifestement l’adéquation entre développement économique,progrès social et épanouissement individuel. Cette période depromotion sociale voit donc une large fraction de la classeouvrière accéder à un mode de vie qui emprunte à celui desclasses moyennes et c’est à cette même période qu’émergevisiblement la multiplicité de catégories sociales dont secompose actuellement la société12. L’utilisation du terme de

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mais en revanche bien des semaines amères, et il était las detravaillersansrelâche»(Elias,ibid.,p.82).PourElias,Tolstoïdécrit la soumission coutumièredu serviteurà sonmaître. Etplusloin,ilvainsistersurlefaitquelemarchandetleserviteurn’attachentpaslamêmevaleuràlavieparcequ’ellen’apaslemêmesenspourchacund’entreeux.PourElias,«lamanièredemourirdépendaussi,engrandepartie,delaquestiondesavoirsiunhommealapossibilité,etdansquellemesure,dedonnerunbut à sa vie et de l’atteindre, de se fixer des tâches et de lesréaliser.Elledépenddelaquestiondesavoirsilemourantalesentiment,etdansquellemesure,quesavieaétébienremplie,pleine de sens, ou au contraire vide de contenu et designification»(Elias,ibid.,p.82,83).

NorbertEliasavecl’exempledeNikitadépeintlecasd’unesocialisation, d’une personnalité complètement ajustée par sesconditions sociales de vie, et que ces dernières structurent lesmodes de rapport à la vie et à l’action. L’ambition d’êtren’excède pas les possibilités que cadre la condition socialed’appartenance d’une époque. Robert Castel et Norbert Eliasmontrent que l’individu tend à penser sa condition à partir decelle qui s’impose à lui, et qu’il tend à développer unepersonnalité (et sans doute une psychologie) conforme à sacondition.Laconditionobjectiveconditionne l’ambitiond’êtreet façonne une conscience de soi spécifique. Et lorsqu’ils’attache à comprendre à quelles conditions l’individu peutexistercomme individupositifdans la sociétémoderne,Castelmontre,commeTolstoï,queledésird’existeràuneplacesocialepeutêtreréelmaisnepeutseréaliserdèslorsquel’individuesthappé par le précariat. Ce n’est pas tant la consistancesubjectivequifaitl’individupositifquel’étayagesocialdontildispose.

Fort de cette conception de la socialisation et des désirs

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d’exister qui lui sont attachés, on peut s’interroger sur lamanière dont on doit considérer les capacités d’agir desindividusquiontétéinsérésetquisetrouventaujourd’huidansla condition du précariat. Dans les modèles de socialisationproposés, les individus antérieurement insérés (les individuspositifs selon le terme de Castel) ont accédé à des désirsd’existencesocialeconformesàlaconsistancedeleurinsertion.Ladésinsertionneproduitpasderégressiondanslaprétentionàun certainniveaud’existence sociale, le désir reste analogue àceluiélaboréàl’étatantérieur,maislapossibilitéobjectivedeleréalisern’yestplus.C’estbiendanscetteperspectivequ’ilfautconsidérer l’individu comme sujet subjectif doté d’ambitionsociale(ausensoùcelui-ciexprimedesattentesquis’opposentà la condition qui lui est faite) mais privé des capacitésobjectivesd’agirconformémentàcedésir.Cetteargumentationnousconduitàconclurequeledésird’existernesuffitpaspouraccéderà l’existenceque l’ondésire,etquecen’estpasparcequel’individurevendiqued’êtreautrequecequ’ilestqu’ilestperçupourcequ’iln’estpas.

Lesindividusàl’épreuvedelaviolencesymbolique

Onavuquel’affaiblissementdelaconsciencecollective(oude participation à des actions collectives) est une variable quijoue contre la capacité à faire front contre les organisationssociales qui tendent à stigmatiser les populations qu’elles ontpour mission d’aider. Mais nous avons vu aussi que, biensouvent, la socialisation des générations forgée par la sociétédes années 1950 et 1960 avait participé à s’émanciper des

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modèles collectifs justement parce que l’implication dans lasphèredutravaillepermettait.

S’agissant d’étudier maintenant les raisons de l’emprisepuissante qu’exerce la violence symbolique sur les individusprécarisés,etcequellequesoitlasocialisationàlaquelleilsontété nourris, nous amène à définir ce que nous entendons parviolencesymbolique.OndoitàBourdieu (1992,1993)d’avoirdéfinilaviolenceinstitutionnellecommel’effetd’impositiondeprocédures auxquelles les populations doivent se soumettrealors qu’elles n’en partagent ni la culture ni la dimensionnormative. La violence symbolique est définie, quant à elle,comme l’effet de normes jugées « naturelles » aux yeux desacteurs et véhiculées sous forme de jugements légitimes àl’encontre de personnes perçues comme partageant les mêmesnormes. La caractéristique de la violence symbolique estd’échapper à la conscience de son auteur, ce dernier ne lamobilisant pas consciemment pour ses effets recherchés(Bourdieu, 1993, p. 909-939). Pour l’auteur d’une violencesymbolique,ils’agit,parexemple,derappelerunerègle,etnonde la faire appliquer parce qu’elle est supposée« naturellement » partagée par des individus supposés équipésdesmêmesprérequisnormatifspourlareprendreàleurcompte.C’estfinalementàsoncaractèred’impenséquelaviolencedoitsa force. Elle se déploie sous la forme d’une propositionanodine et positive masquant aux yeux mêmes de son auteur,l’instauration d’une relation de domination que seuls lesbénéficiairesperçoiventderrièrel’apparentesollicitudedont ilssontl’objet.

Ainsi, la violence symbolique véhiculée par lesprofessionnels de l’insertion vise incidemment à produire letrouble dans la moralité des personnes, à les culpabiliser dèslors qu’elles ne se montrent pas en capacité d’honorer leur

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et acquérir de nouveaux points de repères plus ou moinsdéviantsetdestructeurs;

– la troisième étape est celle du décrochage et consiste àuser d’un moyen institutionnel de survie pour s’abriter et senourrir:centred’accueil,RestaurantduCœur…Cequisignifieêtre socialement repéré et désigné comme errant d’où desconséquences sur la participation ultérieure à la vie sociale etsur l’évolutionde l’imagede soi.Lorsque l’individu,entamantsa carrière d’errance, vient à fréquenter les institutionsspécialisées, il porte atteinte à la représentationqu’il a de lui-même, qui lui permettait de faire face aux conflits, auxagressionsetauxéchecs.Sansdoutes’agit-ild’unedesphasesles plus cruciales du processus de mise en place d’uncomportement marginal. Le bouleversement principal est unchangementdesonidentitéauxyeuxdesautres.

–laquatrièmeétapeestcelledeladéchéanceetdel’entréedans un groupe organisé d’exclus. Cette entrée n’est paspassagère.Elledébouchesurunenouvelleappartenancesociale.Ceux qui atteignent ce stade sont portés à rationaliser leurspositions. Certains vont jusqu’à élaborer des justificationsphilosophiquesexpliquantpourquoi ils sontcomme ils sontetpourquoiiln’yaaucunmalàêtrecommecela.Cetteinstallationaaussicommeconséquencel’acquisitiond’unsavoir-faire:onyapprendàmeneràbiendesactivitésdesurvieavecunminimumd’ennuis,àparticiperàunesous-cultureorganiséeautourd’unmoded’erranceparticulier.Ellefinitpardispenserl’individudes’interroger sur ce qu’il fait, convaincu que c’est là, la seulemanière de vivre. Il justifie son nouvel état par desrationalisations qui le conduisent à défendre ce mode de viequandbienmêmeilestcausedesouffrance.

Dans cette description, l’errant est vu comme passif. Ilsemblepeser sur lui unedétermination sociale implacable qui,

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d’étapeenétape,valeconduiresurlechemindeladéchéance.Cette perception est chargée d’une force de prédiction qui seprojette sur l’individu, lui assigne une identité socialedévaloriséeetundestinquasiinéluctableversladéchéance.Cetypededescriptionfonctionnecommeunegrilleexplicativeduphénomène qui occulte la dynamique psychologique à l’œuvredanslasituation.Lacritiquedecetteapprocheestimportantesil’on veut sortir de la prédiction créatrice lorsque l’on fait direaux individus que l’expérience qu’ils vivent effectivementcorrespondbienàlavisionquelemodèleenpropose.

Ladésinsertionestunprocessusdynamique,inscritdanslesdécalages et les tensions qui sont à l’œuvre entre la manièredont l’individu se perçoit dans une situation déterminée et lamanière dont il est perçu par les autres dans cette mêmesituation,entre l’identitésouhaitéeet l’identitéprescrite.C’estdire que les individus ne se soumettent pas immédiatement etpassivement à ce qui leur arrive et aux regards que les autresprojettentsureux.

Résistance,adaptation,installation

Danslesrécitsdespersonnesengagéesdansleprocessusdedésinsertion, on peut repérer trois phases psychologiquesdistinctes:larésistance,l’adaptation,etenfinl’installation.Cestrois phases psychologiques se manifestent de manièresdifférentesselonlesétapesetselonlesindividus.

Laphasederésistance

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Laphase de résistance caractérise lemoment où l’individuva mobiliser l’ensemble de ses ressources affectives, sociales,culturelles pour résister à la nouvelle situation sociale danslaquellelesévénementsl’ontamené.

Ilfautsoulignerquelescapacitésdesindividusàrésister,laplusoumoinsgranderapiditéaveclaquelleilsvonts’adapter,lamanière dont ils vont s’installer dans les situations, sontfonctiondelaplusoumoinsgrandedotationencapitalaffectif,culturel, social. Les antécédents socio-affectifs familiaux demême que la trajectoire sociale, culturelle, les prédisposent àrésisterplusoumoinsbienauxsituationsrencontrées.

Ceux qui jouissent dans leur histoire familiale de repèresaffectifsstablessontceuxqui résistent lemieuxauxdifférentsévénementsdifficilesrencontrés.Cecapitalaffectif leurpermetde se ressourcer dans une image positive d’eux-mêmes qu’ilsmettent à profit pour dépasser une situation difficile. Cesindividus, de par les sentiments qu’ils mobilisent, tiennentsouvent en extériorité les problèmes concrets. S’ils subissentdes événements qui les amènent à des situations précaires,celles-cinesontpasvécuessurlemoded’unedésinsertionmaissurceluid’unaccidentdepassage.

L’origine culturelle et sociale joue aussi un rôle importantdanslaperceptionetlaplusoumoinsgrandecapacitéàbloquerle processus de désinsertion. Suivant l’origine sociale, laperception de la situation de désinsertion peut être opposée.Quand l’origine sociale est modeste, la désinsertion n’est pasressentie avec lamême acuité quepour ceuxqui ont vécuuneascensionforteparcequeleursconditionsconcrètesd’existenceactuellesnesontpastrèséloignéesdecellesqu’ilsontconnuesdans leur enfance.Leurmode de vie,même si des événementslesmettentdansdessituationsplusprécairesqu’antérieurement,ne les écarte pas considérablement de leur situation d’origine.

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habitesouslespontsoudansdesinstallationssportives.Ellenedemandepasd’aidessociales.Lerecoursqu’ellefait

àl’âgedesoixanteansestdûàsasantédéclinante.Lorsdesonentrée au RMI, elle « squattait » depuis quinzemois dans unbâtiment puis, à la suite de sa démolition, dans le hall d’unegareetdansunjardindelaSécuritésociale.SuiteàunrecoursauprèsduSecourscatholique,elle trouveunhébergementdansun hôtel puis dans un village de retraite.Après l’obtention del’assurancevieillesse,elle jugequeson«argentdepoche»vaêtre plus large et qu’elle va pouvoir s’occuper un peu d’elle-même.

Tout se passe comme si l’histoire de la désinsertion deDenise était le résultat d’un choix, d’un long travaild’adaptation choisie. Denise n’a pas de revendication, rien nesemblelaretenir,etellenecherchepasàs’associerauxautres.Elle a vécu trop longtemps dans la misère. Son choix de vieéquivaut à une résignation. L’ensemble de l’entretien montrel’acharnement, l’énergie qu’elle a développé à exister ainsi, às’adapter à la misère, adaptation matérielle et concrète maisaussi mentale. Denise semble avoir effectué une profondemutation pour adapter ses normes à ses conditions concrètesd’existence.Elleseconstruitunenouvelleidentitésocialeetnepeutplusnégociersonimagesocialeàl’aunedecequ’elleétaitavant.

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Denise est une illustration singulière de l’étape de ladéchéance.Eneffet,elleneparticipepasàungrouped’exclusdemême qu’elle ne semble pas avoir un parcoursmarqué parl’alcoolisme.

De manière plus générale, les trois phases (résistance,adaptation, installation) peuvent se retrouver de manière plusmarquéedansl’étapedeladéchéance.Lasituationdesindividusquifontlamanchedanslemétroillustrecesdifférentesphases:

– la phase de résistance s’incarne dans le fait de faire lamanchedebout,danslesgares,lemétro,etc.L’individumontreainsiqu’ilestvalide,qu’iln’estpaspassifetn’estpasclochardouaumoinsqu’ilnes’identifiepasàeux.Ilestparfoisagressifavec les passants pour leur montrer qu’il existe et qu’il faitpartie de la communauté, même s’il est déjà à la marge. Lamanche, dans ce cas, ne dure que quelques heures par jour etl’individuad’autresactivitésetfaitencoredesdémarchespouragirsurlasituation;

– la phase d’adaptation s’incarne dans le fait de faire lamanche assis. L’individu montre aux autres qu’il a adhéré àl’état dans lequel il est, il accepte le verdict du regard despassants.Lamanche,appeldirectàlapitiéetàlamendicité,est

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lemodedesurvieprivilégié : l’individuvitdecettepratiqueeten fait son occupation principale. Le « mendiant » est, à cestade,encoreenrelationaveclemondeextérieur;

– la phase d’installation est illustrée par le fait de faire lamanche couchée. L’individu dort, le plus souvent ivre. Il resteparfoislapancartepoursignalerlebesoind’aide.Maisl’hommeentantqu’individus’estrésignéàneplusexisterpourlemonde.Àtraverscesexemples,onperçoitqueladésinsertionsocialeestun parcours qui n’a rien de linéaire ni d’inéluctable. À toutmoment,des«sorties»sontpossibles,mêmesiellesdeviennentdeplusenplusimprobablesàmesurequel’onserapprochedela déchéance. Ces sorties dépendent d’une alchimie complexeentre des facteurs objectifs, en particulier l’aide extérieure quipeutêtreapportée,etdesfacteursobjectifs,c’est-à-direlafaçondontl’individuvitsonrapportaumondeetàlui-même.

Les histoires qui suivent vont illustrer de façon singulièrelesprocessuslespluscourantsquicaractérisentlaconfrontationàladésinsertionsociale.

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dernièresortiedeprison,grâceàuneassociationd’insertionquil’accompagne matériellement et psychologiquement dans cettedémarche;ilyfaitunstagederéinsertiondanslequelilrenouedes relations amicales avec d’autres personnes et s’apprête àtrouverunemploiaprèsdix-huitanssansprofessionlicite,sanscertificatdetravail,sans«justification»:«C’estunvide,c’estun véritable trou ! » Il affirme aujourd’hui une volonté deréinsertion malgré des obstacles qui lui semblaientinsurmontablesquinzeansplustôt.Trouverunemploiaprèstantd’annéesdeviemarginaleluisemblaitimpossible.Aujourd’hui,sonâge,lefaitquel’aidesoitundroitetlefaitd’avoirréussiàrenouerdes relations avec les autres sont les trois facteursquisemblentdéterminantspourexpliquersonchangement:

–ilpensequ’àsonâge,illuifauttrouveruneautresolutionque les cambriolages : « J’ai cinquante et un ans maintenant,alorsçadevienturgent…Ilfautpenseràlaretraitepeut-être,etpuismêmepas,ilfautpenseràvivrejusqu’àlaretraite.»

–ilacomprisqueleRSAétaitundroitgrâceàl’assistantesociale de lamaisond’arrêt qui, depuis deux ans, essaiede leconvaincre.«J’aiapprisdepuisquec’étaitundroit…Undroit,c’estquelquechosequ’onpeutexiger.»

– il se sentenmesured’acceptercetteaide institutionnelleparce qu’il a entretenu des relations personnalisées avec lesservicessociaux.«Lorsquej’étaisenprison,jem’étaisadresséauxéducateursquejeconnaissaistrèsbien,puisqu’onnettoyaitlesbureaux. […] Je suispassé à ce comitédeprobationparcequejelesconnaissais,iln’estpasditquesijenelesavaispasconnus, j’y serais passé…Ce sont euxqui, aprèsm’avoir unefoisdeplusparléenami,m’ontaidé.»

Aujourd’hui, il se projette dans un nouveau parcoursprofessionneletsocialmalgrélesdifficultésobjectivesqu’ilvadevoiraffronter:«Dansmonesprit,çayest,j’ensuissorti.Je

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n’irai plus en prison et pour ne plus y aller, il n’y a qu’unesolution,c’estdeneplusvoler.Maissijeneveuxplusvoler,ilfautquejetrouvedel’argentpourvivre.Donc,solution:RMId’abord,travailensuite.C’estledéroulementnormalderetouràlavie…»

Onpeutresterperplexedevantl’incongruitéduparcoursdecet homme scrupuleux, consciencieux et appliqué, courageux,honnête et fier, qui montre un très grand respect desconvenances et de l’ordre social. Pourquoi choisit-il lecambriolagecommemodedesurvieaurisqued’allerenprison,d’êtredéconsidéréparsonentourageetdenepluss’estimerlui-mêmeaupointderesterseulpendantdix-huitans?Nousallonstenter d’éclairer et peut-être de donner sens à ces choix qui,commetantd’autres,sontfaitsdansunesituationdedénuementetdesolitudetotaleetparaissentaberrantsaupremierabord.

C’est la ruptureconjugalequi a remisencause l’ensembledumode de vie deMaurice et entraîné des ruptures en chaîneavec la famille, le logement et les relations aux autres, chaqueétapeentraînantl’autredansunespiralequ’ilnemaîtriseplus.

L’éducation de Maurice suppose l’intériorisation d’unsystème de valeurs et d’un certain nombre de règles de vie du«mondedurail»(Vincenot,1980).Ilaintégrésesvaleurs.Ilsedevait d’avoir un emploi pour apporter à sa maisonnée lesmoyensmatérielsindispensables,d’êtrelepourvoyeurdesfondsnécessairesà lasurviefamiliale, legarantdubien-êtrematérielet le pilier de la famille. Le départ de sa femme et de sa filledétruitlesensd’uninvestissementprofessionnelquilereliaitàsafamilleetleconfirmaitdansunrôled’hommevécuàl’imagedesonpère.L’aidequesescollèguesetamisonttentéalorsdelui apporter est insupportable parce qu’elle réactive lasouffranceden’êtreplusconformeàcemodèle.

Audépartdesafemme,ilsesentvaciller.Ilnetrouvepasles

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moyens de rétablir un équilibre rompu dans le système devaleurs de la corporation des cheminots et du monde du rail.Ayant transgressé les règles de son groupe, il pense que saconduiteseradésapprouvée.Iln’oseplusseprésenterdevantlessiensdontilcraintleblâme.Ilnesesentplusdigned’êtredesleurs.Ilresteratotalementseulpendantdix-huitans.

Pourtant l’éducation deMaurice semble l’avoir soutenu etguidépendanttoutecettelonguepériode.C’estl’imagequ’ilsefaitde lui-mêmequi luidonne lavolontéde rester«propreetcorrectvis-à-visdelui-mêmeetdesautres,mêmeenétantdanslapanade».Samanièredevivreetsapratiqueducambriolagesont,pourunepart,enconformitéaveclesvaleursquiluiontétéinculquées dans son enfance. Dans le monde des cheminots,l’homme ne vaut que par la connaissance de son métier. Larigueur, la discipline, la conscience professionnelle sont desvaleursessentielles.S’ilchoisit levol,cen’estpasparviceouparimmoralité,maisbiencommelaseulesolutionacceptableàsesyeuxpourpréserversadignitéd’homme.C’estcetteactivitéquiluipermetdeconserversonautonomie,deresterresponsablede lui,denepasêtreobligéd’attendred’autruisasubsistance.Maurice commence cemétier de cambrioleur en professionnel.«Jemesuismiscambrioleur»,dit-il,commes’ils’agissaitd’unchoixprofessionnel.Ilretrouvedanscechoixdescomposantessimilairesàcellesdutravailartisanal:goûtdutravailbienfait,habileté, et même, paradoxalement, une certaine honnêteté. Il« s’insèreprofessionnellement»dansunmétier illégal,dont ilconnaîtlesrèglesetlessavoir-faire,danslequelildéveloppedescompétencesetaffirmeunecertaineéthique.

Ildécritsonactivitéd’unefaçontrèstechnique:«Cequejefais15, ce sont les bibelots, les livres anciens etmodernes, lesfaïences, les porcelaines, l’argenterie, on en trouve dans des

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LesbottinesdeVictoria

Victoriaavécu,duranttoutesonenfanceetsonadolescence,dansdesconditionsdegrandepauvreté.Filled’exilésespagnolsarrivésenFranceàlafindesannées1940,elleaconnuaussilesdiscriminations et les humiliations dont étaient l’objet lesétrangers. Aujourd’hui, Victoria « s’en est sortie ».L’accumulation de diplômes, d’engagements politiques etsociaux,deprojets,montresasoifdeparticipationetd’action,et sa réussite, si l’on entend par là le fait d’être parfaitementinsérée. Son histoire met en évidence l’importance que peutprendrele«capitalfamilial»danslastructurationdesidentitésetdansl’élaborationdestratégiesdesortiedeconditionsdeviedifficilesaudépart.

Victoria est née en Espagne en 1945, de parents anarcho-syndicalistes et de grands-parents anarchistes. En 1948, sonpère, inculpépar le régimefranquiste,seréfugieenFrance.Samère, la petite Victoria qui a alors trois ans et un frère dequelquesmoislerejoignentpeudetempsaprès.IlstraversentlesPyrénéesàpieddansdesconditionsdifficiles,puiss’installentdanslesenvironsdeLyonoùsetrouventdéjàd’autresréfugiéspolitiques.Lafamilleestcomplètementdémunieetvitdansdesconditions proches de la misère. Ils habitent d’abord dans lacaved’unpavillon.«Nous,c’était lepremierétagede lacave,mais il y avait encore une autre cave qui était complètement

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aveugle. J’avais vraiment très peur de cette cave. Mon frèredormait dans un cageot d’oranges. » La mère contracte unetuberculose qui se déclarera plus tard, et qui l’obligera à seséparerdesesenfantspendantdeuxans.Lepère travaillechezun négociant en fruits et légumes d’origine valencienne ets’occupe des emballages. Ils restent dans cette cave un an etdemi,puisemménagentdanslabanlieuedeLyon.

Le«145,routeNationale»,ou«CourdesMiracles»,estun immeuble occupé par des familles pauvres, déclassées.L’alcoolisme,lespetitstraficsfontpartieduquotidien.Victoria,engrandissant,aurahontededireoùellehabite,ets’arrangerapour recevoir son courrier à une autre adresse. Quant auxlogements, ils sont petits et sans confort. Les enfants sont leplussouventdehorsdanslajournée.Lesoir,chezVictoria,troisenfantssepartagent lachambreavec lagrand-mère, lesparentsdorment dans la cuisine.Le coût n’est pas très élevé,mais lesimpayés s’accumulent parfois. Lorsque l’employé chargé derecouvrerlesloyerspassedansl’immeuble,ilarrivequelamèresecacheoufassedireparlesenfantsqu’elleestabsente.

Àl’école,leschosesnesontpasplusfaciles.«L’institutriceavaitprisengrippetousceuxquin’étaientpasfrançais.»Danslequartier ilyavaitbeaucoupd’Italiens,d’Espagnols,deJuifsarméniens, qui jouaient à l’époque le rôle des Maghrébinsd’aujourd’hui : étrangers étranges, inassimilables, méprisésparcequemalhabillés,parlantmallefrançais,habitantdansdesendroits sordides. À l’école, les enfants du « 145, routeNationale » sont vite catégorisés comme des éléments malinsérés,dequionnepourrarientirerdebon.Victoriatravaillepar à-coups, tantôt dans les dernières de la classe, tantôt dansles premières. De toute façon, il n’était pas question qu’ellecontinuesesétudesau-delàducertificat.Safamillenepouvaitpaspayerl’autobusqu’elleauraitdûprendretouslesjourspour

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se rendre aux cours, et elle-même ne pensait pas - peut-êtreparcequesonpèren’étaitjamaisalléàl’école-quelesétudesétaient le passage obligé de la réussite. Dès douze ans, ellecommenceàtravailler.

À l’extérieur, Victoria connaît aussi la stigmatisation, enraisondesesoriginesespagnolesrépublicaines.Àdixans,elleest parfaitement consciente des images attachées aux« Espagnols rouges ». Elle se souvient d’une histoire quicirculaitsurlesrépublicainsespagnolsqui«avaientunequeuedans leur culotte, comme les diables. Oui, oui, maintenant çafaitrigoler,maisàl’époque…Enfindecompte,laplusgrandedifficulté a été dem’insérer dans une société qui n’est pas lamienne, qui n’était pas la mienne. » Ainsi, l’enfance etl’adolescence sont marquées par la pénurie économique, lesmauvaises conditions d’habitat, la scolarité tronquée, et ladouble stigmatisation en tant qu’Espagnole et résidente d’une«courdépotoir».

Cette description des conditions de vie de son enfancepourraitfairecroirequeVictoriaaeuuneenfancemalheureuse,écrasée par la misère. En réalité, la richesse relationnelle etculturelledumilieudanslequelelleagrandimodifietotalementsonvécudeschoses.Lesouvenirqu’ellegardedecesannéesestjoyeux,lumineux.Ellenesevivaitpaspauvre,pourelle,laplusgrande pauvreté, « ce serait d’être coupée du monde, c’estl’isolement, c’est ne pas avoir accès à la culture en termes deconnaissance, d’envie d’apprendre ».Victoria trouvait, au seinde sa famille et des amis qui gravitaient autour d’elle, desressourcescapitalesquiluiontpermisdeconsidérerlapauvretédans laquelle ils vivaient à l’aune d’autres valeurs, qui larendaientplussupportable,voiremêmeamusanteouvalorisante.Parailleurs,cecapitalfamilialaaussicontribuéàstructurersonidentité demanière à pouvoir résister à la stigmatisation, et à

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Lorsdelapremièrephasedesonparcours,Josephs’insurgecontre ce « tatouage » que représente le RMI. Il se refuse àintérioriserl’imagenégatived’assisté.Saprincipaleréactionestladifférenciation,lamiseàdistancedugroupecollectif.Luiseditdifférentdesautres(«c’estmafaçond’être»,«c’estpeut-être personnel »), ce qui induit qu’il ne fait pas partie de lacatégorie des assistés, que la situation présente ne peut êtrequ’unpassage,uneparenthèsedanssavie«normale»decadrebien intégré. Il pense que son statut antérieur rend impossibleson acceptation du statut actuel, et puise dans cettedifférenciation la force de se persuader lui-même qu’il pourras’ensortir.

«Maiscen’estpasvrai,tunevaspassupporterça,tunevaspasresterà lacharge,êtreunassisté.C’estmonpasséquim’adonné cette réaction, c’était insupportable. » Josephs’apostrophelui-même,mettantainsienœuvreunedissociationentrelasituationqu’ilvit,lestatutsocialquicorrespondàcettesituation,etsapropreidentitépersonnelle.Ilyadeuxpartsenlui, le « je », son identité personnelle, noyau dur de sapersonnalité,encontinuitéavecsavied’avant,et le«tu»,quicorrespondàsonstatutsocialactuel.

Il penseque tant que« je » continuera à se définir par unstatutvalorisé,etferaréférenceauxnormessocialesdominantes(ne pas être un assisté, mais au contraire, un battant, ungagnant),le«tu»nouveauauralaforceetledésirdesesortirde la situation d’assisté. L’un s’adresse à l’autre pourl’encourager, s’étonner d’en être arrivé là, le secouer,l’engueuler.Mais ilnesuffitpasnonplusdesouhaitervouloirpourquelavolontéetledésirsematérialisentdanslesfaits.Ilne commencera vraiment à s’en sortir que lors de la secondephase, celle de l’acceptation de son nouveau statut et del’identificationàungroupecollectif,quiseravaloriséaufuret

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àmesurequelui-mêmeserevalorise.Eneffet,ladifférenciationet les injonctions faites à lui-même pour retrouver son ancienstatut,nepouvaientdéboucherdirectementsurunesortiede lasituationdedésinsertiondanslaquelleilsetrouvait.

En dépit de ses ressources professionnelles – unequalification et des diplômes, l’expérience de trente-cinq ansd’activité –, il était en situation de rupture grave, matérielle,socialeetpsychologique:pasderessourcesfinancières,pasdelogement, pas de liens familiaux ou amicaux, pas d’autrereconnaissance sociale que celle de RMIste ou d’« adultehandicapé».Lapremièrephaseduprocessus,cellequienchaînedépression-impuissance-résistance-dépression,etquiduraitdéjàdepuisdeuxans,auraitpusepoursuivreencore,entraînantdesdégradationsphysiquesetpsychologiquesdurablesdifficilementréversibles.Sonacceptationdu statutdeRMIstedans le cadrede l’association représente donc l’entrée dans une deuxièmephasedesonitinéraire.

Dans la plupart des cas que nous avons analysésprécédemment, l’acceptation d’un statut négatif etl’identification à un groupe stigmatisé, correspond à une desétapesultimesdeladésinsertion.Ellessignifientleplussouventl’intériorisation de la dévalorisation, l’abandon des normesantérieures, ou la production de contre-normes qui valorisentl’anomieetconduisentàlarésignationetàl’installationdanslasituation.DanslecasdeJoseph,lecadreetlescirconstancesdecette acceptation de statut débouchent au contraire sur desstratégiesdesortieplutôtquesurlapassivité:ilprendappuisurl’institution et sur son identité d’assisté pour pouvoir s’endégager. Joseph dit ne pas avoir honte d’êtreRMIste,mais neparlaitàpersonnedesasituation.Safamille,sonancienmilieu,il « n’attend plus rien d’eux. J’ai eu du mal à prendre cetteposition,çam’aprisplusieursannées,maintenantçayest.C’est

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comme ça ».Aujourd’hui, il s’est construit une autre identité,structuréeautourdesonactivitéàl’associationd’insertion,parlaquelleilseréinsèrelui-même.EndépitdesonopinionsurleRMI,ilnefaitplusmystèredesonétatdeRMIste,aucontraire,il s’en sert pour se faire reconnaître des autresRMIstes, pourlégitimersonautorité.Ilsesent,ouildit,fairepartiedumêmecorps.Ila lemêmelabel,oulemêmestigmate.«Non, iln’yapasdehonte.C’estuneprisedeconscienced’uneréalité.Quandon devient RMIste après avoir eu un passé, on réalise que cepassé, ça n’intéresse personne. Il y a une acceptation de lachose,etpuislavolontédesurvie.Jevousdisaistoutàl’heureque j’attaquaismes gars en disant : “Tu es RMIste,maismoiaussi.” Ils acceptent plus facilement de moi que je les dirige,plusfacilementqued’autrespersonnesdel’associationquisontretraitéesoupréretraitées.Moijefaispartiedumêmecorps.J’ailemêmelabel.»

Danscetterelation,àtraversl’identitécollective,semetenplaceunprocessusderevalorisationréciproque.Endisantàsesgars:«Regardez,jesuiscommevous,vouspouvezfairecommemoi»,Josephsedonneàvoircommeexemple,enmontrantqueleRMIpeutn’êtrequ’unpassageentredeuxmomentsdelavie,et qu’on peut en sortir. En même temps, il utilise sonappartenanceaugroupedesRMIstespour asseoir sa légitimitéet augmenter l’efficacité de son action. La négativité de sonstatuts’inversepourdeveniruneressource,unatoutqueJosephpeututiliserpourmobiliser lesautresRMIstesetatteindredesobjectifsvalorisésparl’association.Maissedonnerenexemplene peut être opératoire que si Joseph se place comme étantsemblable aux autres. Il ne peut être revalorisé que si leprocessus de revalorisation réciproque fonctionne. Les succèsqu’il obtient – il dit avoir réussi à placer soixante-dixpersonnes–luimontrentàlui-mêmequel’onpeuteffectivement

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Touscesmécanismesvisentàéviterlablessurenarcissique,àsedégagerdelaresponsabilitédelasituationquiproduitdelahonte, et à restaurer l’estime de soi menacée par lastigmatisation;soitenserattachantàunsystèmedenormesetàungroupequivalorisecequ’onestetceque l’on fait, soitencréant d’autres systèmes, inverses du système dominant, danslesquelslenégatifdevientpositif.

Cependant, la contestation de la légitimité de l’imagenégative de soi renvoyée par l’autre, et la revalorisation del’identitédépendentdesressourcesidentitaires,relationnellesetculturellessurlesquelleslesujetpeuts’appuyer.

Distanciationetdérision

L’humouret ladérisionconstituentune stratégieminimale,utilisée le plus souvent en complément ou en alternative avecd’autres. Tout d’abord, tourner en ridicule sa propre situationpermet de prendre une certaine distance avec soi-même, etrécupérer une part de maîtrise des faits. Mais, surtout, ladérisionatteint,à travers l’imagedesoistigmatisée, lesystèmedevaleursquil’ainstituée,ellesapeavecefficacitélalégitimitéduregarddel’autre,etlecaractèresacré,intangibledesvaleursdominantes. Àmi-chemin entre les réactions défensives et lesmécanismesdedégagement, ladérisionpeut induireaussibiendes comportements de cynisme ou de surenchèreautodestructeursquedesréactionsconstructivesderévolte.

Inversiondusensetinsertiondanslesmarges

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L’inversion du sens normatif accordé à un comportementpermetdefairecertaineschosesréprouvéessocialementtoutenconservantl’estimedesoi,etderésisterainsiàl’intériorisationde la stigmatisation. Ce qui est désigné comme négatif par lesystème de valeurs dominant est posé comme positif. Parexemple,lamarginalitéestdécritecommeuneformepositivedeliberté;levolestsitué,surl’échelledesvaleurs,au-dessusdelamendicité ou de l’aide publique, jugés dégradants ; laprostitution apparaît préférable à la charité, la délinquance estunefaçonadroiteetcourageusedegagnersavie…

Ainsi,Marie-Joserésigneàrecouriràlaprostitutionparcequ’elle est incapable de tendre lamainpourmendier,Mauricepréfère voler que demander le RSA, Jean-Pierre établit unehiérarchiedevaleursdanslaquellelevol,laventededrogue,laprostitution,lemeurtre,lamancheetl’assistances’ordonnentdefaçontrèspersonnelle.

Marie-Jotiredelafiertédenepasavoirmendié,d’avoirtoutfait pour éviter cela,Maurice d’avoir refusé ce qu’il considèrecommeunecharitépublique(leRSA).Jean-Pierreestfidèleàsapropreéchelledevaleurs:ilarésistéauvolfaciledusacd’unevieille dame. Mais cette valorisation partielle n’est possiblequ’encontestantl’échelledevaleursdusystème,quistigmatisele vol ou la prostitution, et qui leur propose au contraired’accepteruneaidequiatouteslesapparencesdelamendicité.Maurice fait référence à un code familial de l’honneur qu’ilapplique à sa manière, et pour lequel l’honnêteté a moinsd’importance que l’autonomie (se débrouiller sans riendemanderàpersonne),etlajustice(nevolerqu’auxriches).

Lorsque l’inversion du sens est le résultat d’une démarcheindividuelle, le socle sur lequel repose le contre-système devaleurs(laréférenceàuneéducationreçueouàdesconvictionspersonnelles) est trop vulnérable pour pouvoir résister

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totalementà lapressiondusystèmedominant.L’adoptiond’unsystèmedevaleurspropre,qu’ons’efforcederespecter,permetde préserver une part de l’estime de soi,mais, au fond d’eux-mêmes,Maurice,Marie-Joou Jean-Pierre sont convaincusquelevoloulaprostitution,s’ilssontpréférablesàlamendicité,nesontpascependantlameilleurefaçondegagnersavie.Ilssaventque lesautres réprouvent leurconduite, et fuient lesoccasionsde subir la réprobation. Ils restent isolés, prisonniers de leurnécessitéde«neriendemanderàpersonne»,pournesubir lejugementdepersonne.

La situation est différente lorsque le contre-système devaleurs est partagé par un groupe ; dans ce cas on peut parlerd’uneintégrationvéritableauseindecegroupe–bande,gang,clanousecte–,mêmesicelareprésenteuneintégrationdanslesmargesplutôt quedans la sociétéglobale. Il se constitue ainsidessociétésenmargeproduisant leurpropreidéalsocial, idéalqui récuse les normes dominantes et se réfère à une contre-culture.

Chez les jeunes des quartiers défavorisés, l’inversion dusenstransformeladélinquanceen«débrouille»,c’est-à-direenaction résultant de la gestion des contraintes extérieures (lechômage, la mauvaise scolarité, la discrimination à l’emploipour lesenfantsd’immigrés).Cettedébrouilleestvalorisée,ouen tout cas admiseparunepart importantedugroupe (au seindespairstoutd’abord,maissouventaussiparlafamilleetparlequartier). Elle représente un des moyens de survie sociale –voiredesortiedelapauvretépouruncertainnombre–,etparlàinduit une formed’intégration sociale (intégration locale, dansle quartier, mais aussi intégration économique, à travers leséchanges, la consommation, les activités rémunératrices,illégales ou légales) au sein d’un groupe qui dispose de sonsystèmedevaleurs,sontissusocial,sesmodèlesidentificatoires

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lesautresmaisonn’avait jamais lesmêmesnotes […].Jesuispartiedecelycéeetquandj’aipassémonbacfrançais,j’aieudetrès bonnes notes ; je suis allée voir ce professeur et je lui ailancélecarnetàtraverslafigure.Ill’apris,ill’alu,etlemec,ilest vraiment devenu vert. Voilà ce que j’en ai fait del’humiliation.Àpartirdecemoment-là,bien,cettehumiliation,jen’yaipluspensé.Çaaétéréglé.»

Gérards’étonnequesonfrère,internedanslemêmecollègesuisse«pourenfantsriches»,aitvécucettesituationavecunetellesérénité,alorsquelui-mêmelevivaitdanslahontedesesorigines:«Monfrère,c’étaitl’enfant…enfin,c’étaitl’aîné,çachangetout.Quandjeluidisquej’avaishontedemesparents,ilne comprendpasdu tout.C’est vraimentquelqu’un tourné surlesautres,surlajouissancedeschoses.»

Victoria,commeSarah,estconscientedelaforcequiestenelle : lahonte,enfait,c’estdereconnaîtreà l’autre ledroitdedécider de ce que vous êtes. « Moi, je n’ai pas honte, çam’énerve,çamemetencolère.[…]Jecroisquesij’aipufaireça,c’estparcequej’avaisunestructuration.Tantmieuxsielleaété forte et si j’ai pu passer sans honte un certain nombre dechoses,nepasm’enfermer…Maissil’onnel’apas,onfaitquoiavec?»

Eneffet,quepeut-on faire lorsqu’onn’apaseu la chance,quelle que soit la classe sociale où l’on est né, de pouvoirs’appuyer sur une identité collective forte, ou sur une identitéindividuellestructuréepardesvaleursbienintégrées?

Quepeut-on faire lorsque l’onnaît, non seulementpauvre,mais peu ou mal aimé, confronté tôt à des conflits affectifsviolents,dansunefamilleculturellementappauvrie?Lesrécitsde ceux qui « s’en sont sortis » montrent l’influencedéterminanted’unepersonne, oud’une relation, qui redonnentconfianceensoi.PourBernadette,c’estl’amitiéd’uncouplede

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militants communistes, qui l’aideront à situer son sentimentd’infériorité dans un processus social et historique qui ladéculpabilise. Pour Karim, c’est le soutien d’une vieille damejuive,puiscelled’unprofesseurdefrançais.PourJean-Claude,c’est la rencontre de professeurs attentifs et l’investissementdanslescoutisme…

Retrouverl’estimedesoidansdesrelationsindividuellesetdesactionscollectives

Lebesoind’établirunerelationvalorisanteapparaîtsouventdanslesentretiens.Abdelestsoutenuparl’idéequ’ilestutileàd’autres, qu’il sert d’exemple. Joseph tire la force chez lesautres assistés qu’il forme parce qu’il fait avec eux un travailefficace, mais aussi parce qu’il s’insère dans des réseaux derelationsaffectives(cf.chap.11).

Larevalorisationde l’imagede l’individupeutpasseraussiparcelledugroupeauquelils’identifie;c’estparticulièrementpertinent dans le cas des groupes stigmatisés pour lesquels ilexistepeudepossibilitésde«sortie»individuelle.Danslecasdes chômeurs, des précaires, ou autres individus globalementstigmatisés,cetterevalorisationpeutseréaliserdedeuxfaçons:parlacontestationdestraitsnégatifsassignésaugroupe,ouparlacontestationradicaledelalégitimitédusystèmenormatifquiainstituél’infériorisation.

Leshandicapéspar exemplecherchent àmodifier le regarddes autres sur eux, à réduire le rejet ou le dégoût que lespersonnes qui sont dans la norme attachent à l’image deshandicaps physiques. L’un des objectifs des championnatssportifs,oudesOlympiadespourhandicapés,estbiencelui-là,

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explicitementexposépar lesorganisateurs.« Il fallaitattirer lepublic, l’amener à regarder les handicapés, les conduire à lesvoir sansdégoûtni peur, commedes êtreshumains comme lesautres, et à valoriser leur image » (président de l’associationHandicap sans frontières). Il y a là une double démarche :contester la négativité attachée aux handicaps physiques etvaloriser l’image collective, et contester le système de valeursqui exclut les handicapés de la vie sociale normale en faisantreconnaîtrel’existenced’ungroupesocialquiasaplaceetsonrôledanslasociétéglobale.

Certainesdes actionsdes chômeurspoursuivent lesmêmesbuts.Le premier objectif des associations de chômeurs à leursdébuts étaitbien, enunpremier temps,d’attirer l’attention surles chômeurs, pour accéder au statut d’acteur social etd’interlocuteur possible. L’occupation des bureaux de Pôleemploi,parexemple,estune«provocationdestinéeàbriser lesilence et l’indifférence, […] trouver des moyens pour qu’onentendelavoixdeschômeursetquel’onparledenous16».Ledeuxième objectif, plus difficile peut-être, était de revaloriserl’image collective du chômeur, ou plutôt de donner un senssocial à la notion de « chômeur », qui puisse réduire laculpabilisation qui colle à la peau de ceux qui ont perdu leuremploi.

Culpabilisation et dévalorisation constituent des entraves àl’actionsocialecollective,nonseulementparceque lesacteursn’ontpasconfianceenleurcapacitéd’action,maisparcequ’ilsrépugnentàsereconnaîtredansuneidentitécollectivenégative,et à se faire connaître à travers elle. La honte de se voirsemblable à ceux qui sont méprisés, et que l’on méprise soi-même, empêche de s’unir pour agir ensemble.Mais lorsque lahonteesttransforméeencolèreetenrévolte,c’estdansl’action

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intégritépsychique.Lahonteaiciuneimportancecentrale.Ces réponses des individus, utilisées successivement ou

conjointement, viennent se cumuler pour accompagner etaccélérer le processus de désinsertion. Elles induisent desattitudes d’évitement et de retrait qui conduisent àl’appauvrissement du tissu relationnel et à l’isolement social.Elles sont égalementmarquées par l’absence ou le rejet d’uneidentitécollective.Lesmembresdugroupeantérieursontévités,parhontedemontrercequ’onestdevenuetd’avoiràdemanderde l’aide.Lesmembresdunouveaugroupe– leschômeurs, lespauvres,lesSDF,lesassistés–nesontpasreconnuscommedessemblablescarlesujetrépugneàsevoirdanslemiroirpitoyablequ’ilsreprésentent.

D’ailleurs, l’identification à un groupe dévalorisén’apporterait pas un grand bénéfice aux individus. Mêmelorsque l’intériorisation de l’image négative est accomplie, etque le sujet se reconnaît dans la catégorie sociale qu’on luiassigne comme chômeur, assisté ou sans domicile fixe, onn’assistepasàlaproductiond’unenouvelleidentitédegroupe.Parallèlement, l’absence d’espoir dans un avenir meilleur,l’absence de projet bloquent toute possibilité d’actioncollective.En effet, la fonction des identités collectives est defournir aux individus d’un groupe un modèle d’identificationvalorisant,des réseauxdesolidarité,unprojetd’avenir.Or, lesfigures du chômeur, du précaire ou de l’exclu offrent lesmodèlesdévalorisantsducitoyeninutileàlasociété,sansaveniretsansplace.

Catherinesereconnaîtappartenir–oun’est-cepasplutôtenêtrecaptive?–à«lapègre,lamédiocrité,laprostitution,voilàle beau milieu auquel j’appartiens ». Elle tente cependant deréhabiliter ce milieu, de trouver des qualités auxquelles ellepuisses’identifier:«Finalement,ilyadetouslesmilieuxdans

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lavieet celui-làn’estpas toujours leplusdégueulasse…bienau contraire ! J’ai rencontré des gens les plus sensibles etcharmants… » Mais : « C’était ce court réveil avant deresombrerdansl’éternelchaosquisemblemeconvenirlemieuxcelui-là, avec mon éternel complexe d’infériorité. »L’intériorisation d’une image négative a donc des effets toutaussi destructeurs que l’évitement, car elle est associée à larésignation,àl’abandondetoutespoirdes’ensortir,ou,pire,àla surenchère destructrice et au besoin morbide de toucher lefond.

Lesindividusse trouventprisdansunengrenagequiprendalorslaformed’undestinsocial.Comment,parquelsprocessusde rupture, peut-on sortir de ce que les travailleurs sociauxappellent la « spirale du malheur » ? Dans tous les récits detrajectoires plus ou moins ascendantes, un événement, unerencontresontàl’originedusursautquipermetdesereprendre,et de réamorcer un mouvement de revalorisation de soi. Pourcertains, l’événement-chocserade réaliserqu’ilsvontatteindreune limite qu’ils ne peuvent pas assumer, celle de la mort,physiqueousociale,qu’ilsontvuedansl’imagespéculaired’unautrepauvre,plusbasqu’eux-mêmes.Pourd’autres,ceseraunerencontre avec un individu, ou une institution qui redonneconfianceensoi,quiserademandeurdescompétencessocialesoubliées et donnera à nouveau un sens et une valeur sociale àl’existence.

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Contraintessocialesetstratégiesindividuelles

Les récits de Simone, Abdel ou Maurice, de Marie-José,Denise, Joseph et les autres, indiquent qu’il existe unedialectiquepermanenteentrelepoidsdel’histoirefamiliale,lesdéterminations sociales et l’action du sujet dans sa tentativepourgarderunecertainemaîtrisesursavie.

Les facteurs sociaux et familiaux pouvant déclencher, ourenforcer, le processus de désinsertion ont été évoquéslonguementtoutaulongdecetouvrage:difficultésàtrouverunemploi,rupturesfamiliales,formationinsuffisante,faiblessedesrevenus,milieufamilialéclaté,dévalorisationidentitaire…Maisbien que le cumul de ces éléments ait évidemment un effetaggravant,lemécanismedeladésinsertionneseréduitpasàunesimple addition de handicaps. Les histoires des trajectoiressocialesontmontré,dansleurdiversité,commentchaquefacteuravait un effet différent suivant le moment où il intervenait,suivant les facteurs autres auxquels il était associé et enfinsuivantlamanièredontlesujetréagissait.

L’analysedecestrajectoiresindividuellesapermisdemettreen lumière des logiques personnelles, des types d’économiepsychiquequiprésidentàlamiseenactedecomportementsquiapparaissent parfois comme inadaptés, y compris au sujet lui-

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d’apporterainsidesréponsesquisontdeplusenplusdécaléesfaceàlademandesociale.

À cette rationalité institutionnelle, s’opposent les logiquesexistentielles de sujets qui comprennent mal pourquoi lesinstitutionschargéesdelesaiderlestraitentcommedesobjets,et qui expriment une sensibilité particulière à la relationinterpersonnelle qui s’établit avec les agents avec lesquels ilssontencontact.Lesattentessubjectivesénoncéesdanslesrécitsdeviesontmultiples.Chaque«cas»estsingulier.Lesparcoursde la désinsertion sont jalonnés par les mêmes épreuves maisdans des configurations particulières qui déterminent desattentes spécifiques. Les exemples qui suivent illustrent cettepolysémie des demandes et des rejets, des déceptions et dessuccès,desespoirsetdes frustrationsvécuesdans les rapportsauxinstitutions.

Alain:l’oppositionentreleprojetinstitutionneletleprojetdevie

Rappelonsquelquesélémentsde lavied’Alainévoquéeauchapitre 6 et les péripéties qui ont marqué son rapport auxinstitutions. Alain souhaite faire du théâtre mais à plusieursrepriseslesinstitutionsauxquellesils’adresseluisignifientqueson projet est « trop ambitieux ». Alain, comprenant que sademande se situe hors normes, modifie son approche desinstitutionsetsemet«àjouerlesmisérables».Ildemandealorsuneaideendissimulantsonvéritableprojeteten«s’adaptant»à l’identité qui lui est assignée. Il recevra l’allocation pendantsixmoisavantderetrouverunemploidanslethéâtre.

Alain a de nombreux atouts : héritage identitaire familial

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positif,sûrdesonimagesociale,insérédansuntissurelationneldense, habitué à négocier avec les institutions. Ce qu’ildemande, c’est que les travailleurs sociaux l’écoutent et qu’ilscroientàsonprojetcommeluiycroit.Ilveutqu’onreconnaissesasituationcommetransitoireetnondéfinitive.Ilsouhaitequesonexpérienceprofessionnellesoitpriseenconsidérationetquel’on valorise ses qualités. Mais la distance entre ces deux« points de vue » est si grande que la communication etl’échange ne peuvent s’installer. Il y a là deux mondes quis’opposent. Pour réduire l’écart et obtenir satisfaction, il estamenéàjouerunpersonnagedanslequelilnesereconnaîtpas.Pour s’adapter au fonctionnement des institutions il doitrabaisser son ambition et souffrir l’humiliation d’être traité«commelesautres».Ilsetrouveinvalidésurcequifondesoninsertion.Onluidemandedefaireautrechose,d’êtrequelqu’und’autre. Le dispositif d’aide se transforme ici en dispositifd’exclusion ou pour le moins diffère considérablement lemomentdelaréinsertiond’Alain.

Cette histoire illustre la contradiction fondamentale quiexiste entre la logique des institutions et les attentesindividuelles.Lesinstitutionsédictentdesnormesetdescritèresde l’insertion dont l’accès est balisé par des étapes et desniveaux à franchir. Alain n’est pas animé par un projetd’insertionmaisparunprojetdevie.Cettedifférencederegardportésurlanotiondeprojetl’amèneradansunenchaînementderelations conflictuelles jusqu’à ce qu’il adopte une postureajustéeauxcapacitésd’actiondesinstitutions.

François:unmalentendufondésurl’oppositiondessystèmesderéférences

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François, âgé de quarante-sept ans, est issu d’une familled’agriculteurs. Dès douze ans il porte les sacs de grains pouraidersa famille.Commeilest intelligent, sonpère lepousseàfairedesétudessupérieures,écoledentairepuismédecine,alorsqu’il souhaite être danseur ou acteur. François ne terminerajamaissesétudes,iléchoueraencinquièmeannée.Sonpèresedésintéressealorsdelui.Sonparcoursprofessionnelestmarquépar une grande instabilité et une régression progressive : ilcommence par des postes équivalents à ingénieur pour finirmanutentionnaireenpassantparchefdechantier.Ilboitdepuisl’âgedevingt-cinqans,etentretientunrapportcompliquéaveclesfemmescommeavecletravail.Ilnecomprendpaspourquoisescollèguesnesontpasaussi travailleursque lui. Ilveutêtrereconnu,considéré,valorisépourletravailqu’ilfait.

Lorsque son parcours devient chaotique, il s’adresse auxentreprises d’intérim.Mais il se sent toujours déclassé car lespropositionsqu’onluifaitsontendeçàdecequ’ilestimesavoirfaire. Les conflits les plus forts semanifestent auprès de Pôleemploi. Là où François pense faire preuve de dynamisme enmettantenavantlalonguelistedesemploistenus,ilsevoitenfaitjugécommeunindividuinstable.Iln’admetpascepointdevue,etplutôtquedenégocierous’expliquer,ilpréfèreneplusretourneràPôleemploietsedébrouillerparlui-même.

François se perçoit donc comme un homme courageux, etcapable;ilsereprésentesonparcoursprofessionnelcommeunparcours valorisant qui fait de lui un homme de qualité, auxcompétencesdiversifiées,auxcapacitésd’adaptation,n’hésitantpas à êtremobile quand c’est nécessaire. Il est persuadé qu’ilrenvoiedelui-mêmeetàautruiuneimagesocialevalorisée;ilafait la preuve de capacités professionnelles multiples etd’insertion dans différents milieux. Or l’institution, en lequalifiant«d’instable»,invalidetouteslesvaleursqueFrançois

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Derrière le mal-être des usagers des services sociaux,s’exprimelapeurdeperdresonautonomie,d’avoirbesoind’uneaide,dedevoirsesoumettreauxnormesinstitutionnelles.«Onn’ose pas demander », dit Léon. En fait, cette demande esthumilianteparcequ’elleobligelesujetàs’avoueràlui-mêmeetà montrer aux autres qu’il n’est plus autonome. L’ a priorinégatif qui domine dans le rapport aux institutions, dumoinsdans un premier temps, peut évoluer positivement.Cesmêmesinterviewés qui critiquent le caractère bureaucratique desinstitutions,peuventévoqueravecchaleurtelleoutellepersonneauprès desquelles ils ont trouvé une écoute, un soutien, unerevalorisation, surtout lorsqu’ils sont reconnus comme capabled’apporterunecontrepartieàl’aidereçue.

Ilyalàunegrandedifférenceentrelesinstitutionsdetypebureaucratiquevécuescommenormalisantes,etlesassociationsdans lesquelles les permanents, comme les usagers, peuventprendre des initiatives, établir un contact qui n’est pastotalementcanalisépardesprocéduresetdesrèglespréétablies.Les contradictions entre les logiques des institutions et lesdemandes existentielles dépendent donc fondamentalement dufonctionnement des institutions, nous reviendrons sur ce pointessentiel. Mais le rapport aux institutions varie également enfonctiondel’histoirefamiliale,del’appartenanceounonàdesréseaux sociaux, de la façon dont on vit sa désinsertion et larelationd’aide,delanaturedelademande,etdelaqualitédelarelationquis’instaureaveclesagentscontactés.

Plusieurs récits relatent les péripéties et les démêlés de lafamilledanslerapportauxinstitutions.Àtraversceshistoiresseconstituentdespréjugéssurcequel’onpeutenattendre.Parmilesapriorinégatifssontévoquésl’impuissancedesinstitutionsàapporteruneaide,l’idéequ’ilfautsesoumettreàdescontrôlessévères ou encore que seules les revendications agressives

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aboutissent.Maisilyaaussidesattentespositivesenparticulierlorsqu’unprocheabénéficiéd’unaccueilchaleureuxetefficaceoulorsqu’onasoi-mêmeétéaidédansunesituationdifficile.

Cesprésupposésdéterminentdesattentes,bienquecelles-cipuissentchangerenfonctiondel’expérience:certainssedisentagréablement surpris de la qualité des échanges alors qu’ilss’attendaient à un rejet ; d’autres à l’inverse, se trouventconfirmés dans l’idée qu’il n’y a rien à attendre et qu’il vautmieux se débrouiller par soi-même. Les enfants jouent ici unrôle essentiel. Il est toujours plus facile de demander pour unautre que pour soi-même. Les mères de famille sont dansl’ensemblemoins réticentes et plus disposées à demander uneaideinstitutionnelle.

Les traditions familiales et culturelles sont déterminantes.Pour certains, la demande d’aide est vécue comme unedéchéance radicale, comme le signe tangible de la chute.L’essentiel est de ne rien demander, de s’en sortir seul, de nerien devoir à personne. C’est en particulier le cas pour lesfamillespaysanneshabituéesdepuis toujoursànecompterquesur elles-mêmes. Dans les familles urbaines qui ont côtoyédepuis longtemps des travailleurs sociaux et fréquenté lesinstitutions de quartier (centre social, CCAS, club deprévention, service social…) ou pour ceux qui ont été placésdansleurenfance,lerapportauxinstitutionsestbanalisé.Ellesfont partie de leur environnement et leur contact n’est pasobligatoirement vécu comme une faiblesse, une dépendanceinsupportableouunetare.Lerapportauxinstitutionsfaitpartiede la « culture du quartier » et de l’histoire familiale. Lesusagers parlent entre eux des aides qu’ils reçoivent, desprocéduresàsuivre.Ilssedonnentdesconseils,setransmettentdes informations, indiquent la marche à suivre, le nom desinterlocuteurs à contacter et en particulier de ceux qui sont

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compréhensifsetaccueillants…Nous l’avons vu dans l’analyse des réactions à la

désinsertion, la médiation du collectif permet d’éviter le replisur soi et de combattre le sentiment de honte qui est plusfacilementintériorisélorsquel’individuestisolé.Lefaitdevoirautourdesoilesgensrencontrantlesmêmesdifficultésconduitàpenserqu’ellesnesontpasduesàsoi-même,maisàdescausesexternes.

Levécudeladésinsertionauneincidenceimportantesurlafaçon d’aborder les institutions. Les « victimes » qui pensentquelasociétéestresponsabledeleursproblèmes,onttendanceàêtre plus exigeantes et revendicatives vis-à-vis des institutionsdontellesattendentqu’elles«réparent» lesfautesdusystèmesocial.Danscetteoptique,ellesacceptentmald’avoiràattendreuneréponse,defairelapreuvedubien-fondédeleurdemande,d’êtrerenvoyéesdeserviceenservice,d’avoiràrépondreàdesquestions qui n’ont pas de rapport direct avec leur demande.Elles sont plus critiques vis-à-vis du fonctionnement desservices d’accueil et dénoncent facilement le caractèrebureaucratiquedes institutions face auxquelles elles se sententimpuissantesetcaptives.

Àl’opposé,les«responsables»quiseviventcommefautifsde leur désinsertion, sont plus soumis. Ils acceptent lesinstitutions telles qu’elles sont et trouvent « déjà pas mal »d’obteniruneaide.Lesentimentqu’ilsnela«méritentpas»lesconduitàpenserqu’ilseraitnormalqueleurdémarcheéchoue.Ils craignent de faire perdre du temps à ceux qui s’occupentd’eux et considèrent l’aide obtenue comme un cadeauexceptionnel.

Le plus souvent, les « victimes » sont sur le registre de lademande(voiredelarevendication)del’applicationd’undroit,alorsqueles«responsables»viennentsolliciteruneaide.Nous

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d’un cadre bien particulier qui est thérapeutique. Le rapportentreunindividuetuneinstitutionestd’uneautrenature.

Larelationentreunusageretlepersonneld’uneinstitutionn’est pas seulement un rapport interpersonnel. Elle estsurdéterminée par les logiques d’actions qui caractérisent lefonctionnementdel’organisation.Ces«logiques»s’inscriventdansdesnormes,des règles,desprocéduresetdes«habitus»quis’imposentauxacteurs,quellequesoitparailleurslaqualitédeleurécouteetdeleurempathie.Lanotiondelogiqued’actionrend compte du phénomène selon lequel les agents, dans uneorganisation, sont soumis à un ensemble de pressionsorganisées, structurées indépendamment de leurs intentions oud’un plan préétabli : elles s’imposent du fait d’une cohérenceinterne commedes déterminations. Il est donc « logique », dupointdevuedesacteurs,desecomporterainsi.

L’absence de prise en compte par la psychanalyse de ladimension sociale du transfert et des effets de pouvoir quisurdéterminent la relation thérapeutique a été soulignée parmaints auteurs, en particulier par R. Castel dans Lepsychanalysme(1973).Enconséquence,lesnotionsdetransfertet de contre-transfert doivent intégrer la compréhension desenjeux sociaux, et en particulier des logiques d’action et desenjeuxdepouvoirquisurdéterminenttouterelationhumaine.

La notion de contre-transfert institutionnel désigne lanécessité pour tout intervenant social, qu’il soit élu politique,chercheur, professionnel de l’action sociale, urbaniste,gestionnaire ou agent administratif, de se questionner sur leseffets de ses représentations et de ses pratiques vis-à-vis desindividus et des groupes qu’il est censé représenter, observer,aider, aménager, gérer, administrer, éduquer, traiter, etc. Lerapportàl’institutionestàlafoisunrapportintersubjectif–etondoiticianalyserlesprocessusd’identification,deprojection,

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de rejet, d’ethnocentrisme – et un rapport social, donc unrapport de pouvoir qui conduit chaque acteur à construire unereprésentationdesautresconformeàsesintérêts.

C’est l’ensemble de ces processus, ces jeux dereprésentations croisées et de perceptions réciproques et leslogiquesquilessous-tendentquisontaufondementducontre-transfertinstitutionnel.

On a vu précédemment combien les institutions sontcritiquées et suscitent l’ambivalence. On a vu égalementcombienellessontnécessairesetmêmevitalesdanscertainscas,etcombienleurrôlepeutêtredécisifpourarrêterlecycledeladésinsertion et amorcer un processus de réinsertion. Quellessontlesconditionspourétabliruntransfertpositifdelapartdesusagers?Quelssontlesobstaclesetlesrésistancesducôtédesinstitutions pour leur répondre ? L’analyse du contre-transfertinstitutionneldoitpermettrederépondreàcesdeuxquestions.

Lesconditionsd’untransfertpositif

La demande des usagers a plusieurs aspects quicorrespondent aux différentes dimensions que nous avonsretenuespourdéfinirladésinsertion:

– sur le plan économique, la demande est de l’ordre de lanécessité:avoirlesressourcesminimalespourassurerlasurvie;

–surleplanprofessionnel,ils’agitd’obtenirunemploi,uneformation,uneactivitéquipermettede«renouer»aveccequele travail représente comme vie sociale, comme activitéstructurante, comme support identitaire et comme source derevenu;

– sur le plan relationnel sont attendus un contact, un lien,

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une écoute, une compréhension, une empathie, la possibilitéd’unéchange;

–surleplansymboliquesontattendusunereconnaissance,uneconsidérationetdurespect.

Faceàcesattentesmultiples,lesusagerssontsouventdéçus.Lorsqu’on est démuni, on a souvent le sentiment que l’autrepeut tout. L’impuissance à répondre peut alors être interprétéecommeunrefus.Lerapportauxinstitutionsestparfoisvécusurle mode affectif, comme l’enfant qui pense que ses parentspeuventtoutluiaccorder,ouàl’inversetoutluiretirer.Danscecas, l’individu comprend mal qu’on ne réponde pasimmédiatementàsademande.

Ladéceptionvient aussi de ladifficulté à répondre sur lesplans relationnel et symbolique. Demander, c’est humiliant.C’estsemettreenpositiondedépendance.Àtortouàraison,onse sent diminué, rabaissé lorsqu’on a besoin de l’autre et quel’onvientluidemanderuneaide.Enconséquence,c’esttoujourslanécessitéquiconduitàfaireappelauxinstitutionsd’aide,etcet appel est le symptôme d’une souffrance sociale qu’ilconvientdecomprendre.Comprendrelasituationconcrète,maiscomprendre également les stratégies de réponses face auxdifficultés rencontrées. Il faut admettre que la désinsertion estune souffrance face à laquelle les individus ont besoin de sedéfendre. Et lorsqu’on leur reproche, implicitement ouexplicitement, de se comporter ainsi, on les met dans unesituationdevulnérabilitéplusgrande.

La dénégation, l’agressivité, la fuite de la réalité, larésignation, les conduitesd’échec, l’alcoolisme, sont autantdemoyenspoursupporterdesconditionsdeviequisedégradentetla dévalorisation narcissique qui l’accompagne. Ces conduitessont difficilement acceptables de la part de l’entourage et desagentsinstitutionnels.Ellesdoiventêtreprisespourcequ’elles

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estperçucommeperturbateur.La rationalitédesmoyensprendle pas sur la finalité de l’institution ; la logique du dossierl’emporte sur la considération de la personne ; la logique del’aveu et de la normalisation prend le pas sur l’écoute etl’altérité ; le traitement quantitatif l’emporte sur le qualitatif ;les logiques d’adaptation, d’assistance et de dépendancedominentaudétrimentde la reconnaissance,de la solidaritéetdel’autonomie(Gaulejac,2009).

Ilyaundécalageprofondentre lesreprésentationsquelesusagerssefontdeleurinsertionentermesde«projetdevie»etles représentations des professionnels qui attendent un projetplanifiéavecdesétapes,desengagements,une lignedirectrice.En findecompte, c’est l’institutionquidécide« si l’insertionest correcte ou pas ». Dans le contrat d’insertion quiaccompagneleversementduRSA,c’estavecsonréférentqui,àla suite d’une discussion, conçoit le plan et le présente à lacommission locale d’insertion. La responsabilité finale revientdonc au professionnel qui en fixe les termes. On glisse ainsiinsensiblement des attentes de l’usager à une analyse despossibles pour le réduire à ce qui semble faisable. Ceglissement, qui peut apparaître « réaliste » et raisonnable, aplusieursconséquences22:

–ilévacuetoutoupartiedesaspirationsdel’usager;– il est centré sur la « solution » en évacuant l’écoute du

problème;–ilconduitàn’écouterdanslediscoursdel’usagerquece

quipeutêtrereformulédansdestermesinstitutionnels.Le«projet»que l’ondemandeà l’usagerestendéfinitive

réduit au « programme » que l’institution est capable de luioffrir. On pousse l’usager à faire preuve de réalisme, puis demodestie,puisde soumission. Il lui fautaccepterde réduire le

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possible au probable et le probable aux réponsesinstitutionnelles.Cesglissementssuccessifsl’amènentàadaptersademandeàl’offreinstitutionnellealorsquec’estl’inversequidevraitprévaloir.

L’analyse du contre-transfert institutionnel consiste àtransformerces«logiques»institutionnellesparuneintégrationsystématiquedupointdevuedesusagersnonseulementsur la« qualité » du service rendu mais surtout sur la gestion desorganismesetdeséquipements.

Lesdifficultésquerencontrentlesassociationsd’usagersetdechômeursàsefaireentendre,àêtrereconnusetàobtenirdesmoyens, montrent l’ampleur du chemin à parcourir. Seuls unedémocratisation du fonctionnement des institutions et unrééquilibragedupouvoirentre lesusagerset lesprofessionnelspermettraientd’opérerunchangementsignificatif.

L’inversiondurapportsujet/objetdanslesrelationsd’aide

UnehistoirefondatricedesCompagnonsd’Emmaüsillustreparfaitement le caractère déterminant de la relation sur l’aide.L’abbé Pierre est appelé un soir auprès d’un homme dans lamisère qui vient de faire une tentative de suicide.Après vingtansdeprison, cethommese retrouvait seul, sans famille, sansami, malade, sans ressources et sans logement. Devant cedénuement, l’abbéPierre raconte :« J’ai fait lecontrairede labienfaisance. Au lieu de dire : “Tu es malheureux, je vais tedonner un logement, du travail, de l’argent”, les circonstancesm’ont fait dire le contraire. » Ce soir-là, l’abbé Pierre n’avaiteffectivement rien à donner. Criblé de dettes, surchargé de

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travail, fatigué par sa tâche de député et la gestion de sonauberge d’accueil, il inversa la situation et demanda à cethommede l’aider :«Toi,puisque tuveuxmourir, tun’as rienquit’embarrasse…Tunevoudraispasmedonnertonaidepouraiderlesautres?»

Cethommedeviendrauncompagnond’Emmaüsetdiraplustardàl’abbéPierre:«N’importequoiquevousm’auriezdonné,j’auraisrecommencéàmetuerparcequecequimemanquait,cen’étaitpasseulementdequoivivre,c’étaitdesraisonsdevivre»(Bergier,1992).

Il s’agit làd’uneparabole.LemouvementEmmaüsestuneinstitution soumise aux mêmes contradictions que les autres.Mais cette histoire révèle une contradiction au cœur de larelation d’aide : comment aider sans mettre en dépendance ?Comment aider celui qui « est dans le besoin » sans lediminuer?Commentdemanderuneaidesanssesentirsoi-mêmediminué, sans perdre sa dignité ? Quelle réponse apporter àquelqu’unquiestdansunesituationdedésinsertiontotale?

Laréponsedel’abbéPierreestinédite.Ilproposede«fairecomme lui ». Il abolit la distance en ouvrant une possibilitéd’identification et de réciprocité. Il le reconnaît comme sujetcapablededevenirunacteur.Illesortdesonimpuissanceenluiproposantdesmoyensd’agir.Illuidonnedesurcroîtuneraisond’espérer.

Lestémoignagesrecueillisdanscetouvrageconcordenttoussur ce point. Face à la désinsertion, l’essentiel n’est passeulementdetrouverunemploietdesressources,maisaussiderétablirdesrelationsquisoientlesupportd’unereconnaissancesymboliqueetlecheminpourretrouveruneidentitésociale.

20.Contre-transfert:«Ensembledesréactionsinconscientesde

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Desmêmesauteurs

VincentdeGaulejacLanévrosedeclasse,HommesetGroupes,1987.

L’ingénieriesociale (encollaborationavecM.Bonetti et J.Fraisse),Syros,1989.

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Les sources de la honte, Desclée de Brouwer, 1996 ; Points Essai, Seuil,2011.

L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Desclée deBrouwer,1999;ÉditiondePoche,Payot,2012.

La société malade de la gestion, 2005, Seuil, coll. « Points Économie »,2009.

Quiest“JE”?Sociologiecliniquedusujet,Seuil,2009.

Travail,lesraisonsdelacolère,Seuil,2011.

Intervenirparlerécitdevie,ÉRÈS,2012(ouvragecollectif).

Larecherchemaladedumanagement,Quae,2012.

Lasociologieclinique.Enjeuxthéoriquesetméthodologiques,ÉRÈS,2012(ouvragecollectif).

Manifestepoursortirdumal-êtreautravail,DescléedeBrouwer,2012.

Larecherchecliniqueensciencessociales,ÉRÈS,2013(ouvragecollectif).

FrédéricBlondelPolitiquesetpratiquesd’accompagnementdespersonnesmultihandicapéesvieillissantes : dans les coulissesde ladépendance (en collaboration avecSabineDelzescaux),CentrederessourcesMultihandicap,2010.

La prévention de l’isolement et de la désocialisation des personnes en

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situation de handicap prises en charge à domicile (en collaboration avecSabine Delsezcaux) ; CNSA (Caisse Nationale de Solidarité pourl’autonomie)etCPM-CHORUM(GroupeMédéricetMutualitéFrançaisedePrévoyanceauservicedel’économiesociale),2009.

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