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La maison des oubliés Photographies & Texte Aurélia Frey

La maison des oubliés

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la maison des oubliés / Travail en cours 2011

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La maison des oubliésPhotographies & Texte Aurélia Frey

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L.

Je regardais autour de moi, les gens... des automates : une vas-te mascarade. Devant le miroir, mon image : double… et cette dualité m’effrayait. Le puits insondable de mes angoisses et de mes craintes.

Le sol argileux autour de la demeure s’enfonce sous mes pieds. J’ai choisi de venir ici, sans rien qui me rattache au monde extérieur, uni-quement mon moleskine qui ne me quitte pas et qui me sert de loin en loin à noter de manière certes égotique les petits évènements de ma vie.Le long chemin qui traverse la forêt correspond à l’idée que je m’en étais fait. Qui pourrait bien s’aventurer ici sans en connaître le passage ?Le manoir semble figé dans un autre temps. A travers les persiennes fermées où filtrent la lumière crépusculaire, je distingue l’amoncelle-ment de poussière, les toiles d’araignée qui envahissent les moindres recoins. Une seule pièce à peu près viable où trône un lit et la cheminée avec quelques bûches de bois. J’installerai mon quartier général ici. Le froid me glace. Les premières lueurs de la flambée. Retourner vers ce à quoi j’aspire : le silence. Je ne demande rien de plus que l’apaisement de mes larmes. Dormir...

Le brouillard encercle la maison. Comme si le jour et le nuit se confon-daient encore. Le manoir est immense, des pièces à perte de vue. Je sup-pose qu’il fut un temps de faste où résonnaient les rires, où se jouaient peut-être aussi des tragédies secrètes, des amours éconduits, des vies, des mariages et des morts. Domestiques et maîtres de maison se croi-sent, dans les grands escaliers et sous les portraits peints des ancêtres. Les portes s’ouvrent sur des armoires abandonnées, des fauteuils éven-trés, des bois ternis par les âges. Je n’arrive pas à me repérer, la maison est labyrinthique : une porte me mène à une salle, après l’avoir quittée, je la retrouve pourtant, derrière une autre porte. Le forêt dehors m’appelle, brumeuse. J’ai toujours aimé les arbres.

Derrière la forêt bleue, la lande s’étend, déserte, nue, plateau aride. L’arbre résiste, esseulé. Il fait loup, il fait chien. A peine la lune en croissant et sa silhouette qui se découpe dans le ciel tombant. Le ressac de la brume, la déchirure d’une branche sur la main. Le bras tendu, j’essaie en vain d’attraper mes songes, la barque du souvenir dérive dans la nuée noire des vents. Impossible de trouver la clé de tes mystères.

Les nuits ont succédé au jour, puis le jour, puis la nuit… mais impossi-ble de distinguer ces infimes frontières. J’ai décidé de me retrouver, de réconcilier mes images. Pourtant, j’avoue me sentir un peu seule mais une solitude douloureuse, plongeant à l’intérieur de mon âme, comme un miroir et l’impression d’ouvrir des blessures inviolables.

Cette nuit a submergé mes pensées de rêves étranges.. Les images s’amoncellent, flottent et se balancent. Le vent s’engouffre dans les pierres de la vieille demeure, les branches des vignes vierges griffent l’encadrement des fenêtres. J’entends une longue et douloureuse plainte. La lumière décline un peu plus chaque jour. Le temps des ora-ges approche, nous entrerons bientôt dans les nuits de tempête. J’ai souvent peur et me surprends à sursauter aux moindres bruits. Mais cette peur me permet de me sentir vivante, attentive à moi-même. Le temps que je poursuivais s’est délité, presque trop long maintenant.

L’orage approche, les nuages se tachent d’ébène. Du haut de ma fenê-tre, je vois la cime des arbres se balancer violemment. Peut-être y aura t-il des éclairs ? Tic-tac! ... inlassablement. Pourtant, il n’y a aucune horloge dans le manoir. La pleine lune filtre ses rayons marbrés à travers le ciel som-bre. Par la fenêtre alors que j’écris se découpent les ombres des arbres dénudés. Je voudrais écrire mais je n’y arrive pas, je devrais fermer les yeux. Demain est un autre jour, mais ici les jours se ressemblent dans cette contemplation de moi-même, de mes sensations et mes pensées.

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Il m’a semblé entendre des pas feutrés derrière la porte de ma cham-bre et le murmure de quelque chose.

J’erre dans la forêt, des heures de marche, sans but précis, je ne suis que le fil de mes pensées, brumeuses comme le paysage. Mobiles, ver-satiles. A la fin de ces jours qui passent, je ne saurais dire comment le temps est parti, s’est volatilisé. Je ne fais rien. Rien de spécial. Tou-cher les murs de granit, les mousses de l’automne et de l’hiver qui s’installe, ramasser les épines des sapins, sentir la pluie sur l’écorce des arbres. Rêver. Je touche de mes mains ma bouche : essayer de res-sentir le plaisir des sens, une caresse, une esquisse de sourire.

La nuit, les bruits de pas ne cessent de croître et les murmures ne sont pas ceux du vent. Je surprends des bribes de conversation : infimes, subtiles mais je ne peux me tromper. Je me tiens comme maintenant, tapie au fond de mon lit, l’écriture me servant de prétexte à faire taire ces impressions nocturnes. Les flammes de la cheminée me réconfor-tent, près de l’âtre, j’ai la sensation de ne pouvoir être victime de mes terreurs.

Je l’ai vue ! Pour la première fois aujourd’hui. J’étais à ma fenêtre et j’ai vu une forme courir vers la forêt, une jeune femme toute habillée de blanc. Les branchages se sont repliés sur elle.J’ai décidé de fouiller la demeure, d’ouvrir grand les placards et de découvrir les trésors, les secrets enfouis.

J’ai trouvé des photographies, sans noms, sans datations, juste des visages fixes, figés dans l’éternité. Leurs yeux me sondent. Je ne les connais pas mais leurs visages ne me sont pas inconnus. Sont-ils les âmes de mes rêves, de mes nuits qui deviennent de plus en plus agitées ? J’entends toutes les nuits, en effet, des appels, je regarde la forêt, et les arbres morts de l’hiver qui se dressent, formant un étau. Moi qui peinais à voir dans l’ombre ! Mes yeux fendent l’obscurité, loin, très loin derrière les murs de la sombre demeure.Personne ne pourrait me joindre, les branches se referment, palissa-des entre le monde extérieur et le mien. Je pense de moins en moins souvent aux angoisses de l’autre côté du Monde, celles que j’ai laissées derrière moi. Et s’il m’arrive de me dire que je vais devoir un jour y retourner, je sens mon coeur qui s’emballe. Je suis bien ici même dans

cette morne solitude. Je suis hantée par le portrait que j’ai trouvé de cette enfant; elle ressemble de loin en loin à la jeune femme aperçue par la fenêtre. Elle sait, dans son regard, je vois qu’elle sait.Je divague, je distingue le clair obscur.

Comme de déraison, la parole se noie, hagarde. Les lumières de la nuit sans lune éclairent violemment les arbres de leurs rayons Neptunes. Le ressac de la brume, la déchirure d’une branche sur la main. Le bras tendu, j’essaie en vain d’attraper mes songes, la barque du souvenir dérive dans la nuée noire des vents. Impossible de trouver la clé des mystères.

La traîne de sa robe blanche sur le sol argileux, la blancheur de son teint, une lumière bleutée sur son front, un port de reine, une invita-tion au voyage. Elle se présente chaque jour et soupire. Elle se rappro-che et s’éloigne, muette dans sa beauté crépusculaire. Jouant avec les objets d’un temps ancien, éparpillant les images écornées des albums photos. Elle soupire et je la regarde.Elle m’a fixée. J’ai eu peur de son regard. Car elle sait, elle me sait. Certainement mieux que moi.Plus les jours rallongent, plus la nuit me semble longue, dense, par-fois terrible. Elle marche dans la lande au crépuscule de l’aube. Elle a quitté les forê ts, je la suis, ombre errante, éclairée par les derniers vestiges du jour. Le désert absolu après l’enserrement des branches tortueuses. Il faut que la pluie tombe, je perds pied. Est-ce à dire que le printemps viendrait ?

J’ai entendu la voix de l’enfant. Elle m’appelle dans les longs corri-dors, elle me demande de la suivre, ce que je fais, je me perds, l’enfant de la photographie et la dame blanche se confondent. Je passe devant les portraits de famille, je me noie dans ces images flottantes.

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Sombrer dans le méandre de pensées les plus sombres. La comédie fânée, le rideau se referme. Plus un seul bruit que celui de ma respira-tion. Entre peur et oubli. Les miroirs ont cessé de refléter mon image. Ils se sont fermés, ont noirci, m’ont volé mes yeux capables seulement maintenant de voir le monde de l’intérieur. La femme-enfant continue de me suivre. Elle est devenue douce compagne, du jour et de la nuit. Ce matin dans le petit jardin, l’enfant baignée dans un halo d’une lumière bleuâtre. Des yeux bleus et limpides, une chevelure couleur lune et miel, des mains effilées qui caressent les choses...

Je vis dans ce monde peuplé d’images, et cela me suffit bien. L’enfant s’est enfin approchée de moi. Elle me regarde.Elle m’a murmuré à l’oreille : «Tu ne m’abandonneras jamais, n’est-ce pas ?»

Les ombres se réveillent sur le plateau des Causses, la pleine lune et ses reflets d’argent, pâle visage. Je glisse dans tes pas, ne souhaitant plus jamais revoir les rayons hardis du soleil de l’été. A l’heure des songes et des réveils nocturnes, je me dis qu’il en est mieux ainsi. Je ne désire plus la lumière aveuglante. L’ombre de ton ombre, je veux être, dans le souffle étouffé de ta jupe sur le sol mordoré. Poursuis ton chemin, je te suivrai enivrée de ce silence .

L’enfant vient chaque jour , parfois la jeune femme … Deux âges de la vie.. et nous restons assises côte à côte, main dans la main. Chaque jour, elle me pose ainsi la même question : «Tu ne m’abandonneras jamais, n’est-ce pas ?» telle une litanie qui berce mes nuits.Je n’ai rien promis.

Le silence apaisé des tourments. Vacillent les corbeaux dans un ciel d’ombre. Le gel a recouvert les herbes folles maintenant brûlées. Je cherche à remonter le souvenir de cette terre impossible à pénétrer et je bascule avec ces visages prisonniers de mes propres rêves, sans connaître leur vie. Encore vivante et bientôt dans la terre noire. Les jours s’écoulent, l’enfant et la jeune femme, la jeune-femme et l’enfant.

Elle s’est mise à genoux et dans ses yeux perlaient des larmes bleues :«Promets-moi», m’a-t-elle demandé.J’ai plongé mon regard dans le sien, sans fond et mes lèvres ont dit, Oui.Elle s’est évanouie dans le froufou de sa robe blanche sur le parquet en bois de la vieille demeure. Je suis là, seule, immobile devant ma promesse. Je sais que je viens de franchir une étape, je suis passée de l’autre côté. Un retour n’est plus possible. Le silence a envahi mon corps, un silence glacé.

Je l’ai attendue la nuit durant, écoutant le mystère des étoiles et le vent. Au petit matin, avant que les faibles rayons du soleil ne percent le ciel ombragé, elle était devant moi. Femme-enfant ou enfant-fem-me. Elle m’a tendu un objet, une petite boîte ouvragée : à l’intérieur, du velours rouge sur un côté et de l’autre, une place vide comme ces vieux calotypes que je collectionnais avant et qui jonchent d’ailleurs le sol de ma chambre au manoir, photographies conservées avec soin dans l’emballage nacrée de la mort, objets qui se referment sur la mé-moire des oubliés. J’ai souri.

A l’heure qu’il est je sais que je vais poser ma tête sur le vieux fauteuil du temps. L’enfant me regarde. A travers le filtre de la lumière qui se lève doucement, je vois son sourire si doux. Je ne peux plus écrire. Je suis lasse de cette nuit d’ébène.

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F.

Après des mois sans nouvelles, je me suis décidée à aller retrouver mon amie L. Il est grand temps qu’elle nous revienne. On deviendrait folle à s’isoler trop longtemps. Surtout dans cette demeure perdue au milieu des bois. Je ne l’ai vue qu’une fois mais j’ai gardé le souvenir d’une maison triste et sombre. Je me suis frayée un chemin pour pénétrer dans le manoir, les arbres ont poussé, enracinés. Devant moi se dresse les ailes en pierre, mena-çantes. Je frissonne. La porte d’entrée est ouverte, je m’y aventure ap-pelant L. Seul l’écho de ma voix me revient. J’ouvre les portes,une par une,rideaux, piano recouvert de son linceul blanchâtre, photographies anciennes éparpillées sur le sol, la poussière des siècles accumulée. Derrière la porte en bois écaillée, il m’a semblé entendre une voix : L. !Je rentre. Seul un fauteuil vide dans cette immense pièce. Vide ? Il me semble sentir une présence. Pourtant pas de traces de L., les bûches se sont depuis longtemps consumées, le lit en baldaquin ne tient plus que par miracle.

Je m’approche doucement du fauteuil caressant son dos de tissu jaune élimé. Sur l’accoudoir une belle boîte ouvragée posée négligemment est ouverte. Sur un côté , du velours rouge et de l’autre le visage de L. enfermée dans son écrin.

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