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La Marque d'Alain le Bussy

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Roman de fantastique paru fin avril aux Editions Mille Saisons Au bord d’une nationale près de Liège, Alexandre est témoin d’un violent accident. En bon citoyen il se précipite pour porter secours à la blessée mais celle-ci n’a que le temps de lui demander pardon avant d’expirer. Mais pourquoi ces excuses ? De retour chez lui, Alexandre s’inquiète de l’affaire et cherche à en savoir plus sur cette Marie Fréson. Si sa mort l’a choqué, le passé de la victime lui réserve aussi quelques surprises : même le curé s’affole à l’évocation de cette paroissienne décidément peu banale. Commence alors pour le narrateur une recherche effrénée, de plus en plus désespérée, au fur et à mesure qu’un mal inconnu gagne la paume de sa main… Prix : 18 €

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Illustration de couverture : Cécile GuillotIllustration intérieure : Cécile Guillot

Maquette : Mathieu CoudrayCorrection : Olivier GechterRelecture : Lucie Maréchal

© éditions des Mille Saisons 2010Dépôt légal : avril 2010

ISBN : 978-2-9182870-6-3 Collection fantastique

issn 2102-4766Tous droits réservés pour tous pays

éditions des Mille Saisons564 montée des vraies richesses

04100 Manosquehttp://www.millesaisons.fr

Collection dirigée par Aurélia Rojon

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éditions des mille saisons

Alain le Bussy

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à Jérôme, plus connu sous le nom de Globulle.

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Chapitre 1

J’avais fait une longue route, plus de quatre cents kilomètres, et j’étais presque arrivé, quand ma vessie m’a fait comprendre que je n’avais pas le droit de

lui infliger plus longtemps un supplice qui durait depuis près de trois quarts d’heure. Je me suis arrêté au bord de la grand-route à quatre kilomètres à peine de chez moi, là où je disposais d’un endroit calme et je suis allé me soulager contre les rochers.

J’étais à moins de cinquante mètres d’une petite chapelle, une construction vieille d’un gros siècle, mais qui célébrait la mémoire d’un incident, ou d’une légende, beaucoup plus ancien. Elle était dédiée à Sainte Anne et selon ce conte, dont je n’avais que les grands traits en mémoire, faisait allusion à un personnage disparu depuis des dizaines d’années, le Diable.

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Je passais devant l’édifice trois fois par semaine, soit pour me rendre au supermarché, soit pour aller chez Sam, mon beau-frère, et je ne faisais jamais attention à lui. Maintenant, alors que je m’octroyais l’une des satisfactions les plus élémentaires qui soient, je l’apercevais nettement dans la lumière crépusculaire qui régnait en cette fin de journée.

J’en avais fini et je me rajustais pour regagner ma voiture plutôt mal garée de l’autre côté de la nationale. J’étais dans un état d’euphorie vague qui provenait de mon soulagement physique et de l’idée qu’une fois encore j’avais survécu à quelques centaines de kilomètres d’autoroute, ce qui ne semble pas donné à tout le monde, à lire les faits divers dans le journal.

Alors que je mettais un pied sur la chaussée, j’ai été secoué par un coup d’avertisseur tonitruant et j’ai eu le réflexe de bondir en arrière juste à temps pour éviter l’aile d’une grosse voiture qui fonçait à tombeau ouvert en direction de la ville.

À tombeau ouvert…Ce n’est qu’une expression, et pourtant, pour une personne

au moins, elle était amplement justifiée.Il y avait quelqu’un devant la chapelle. Une femme. Je ne

l’avais pas remarquée jusqu’alors parce qu’elle avait été agenouillée devant le petit édifice, mais elle venait de se relever et s’apprêtait à traverser, comme moi, pour rejoindre le sentier assez large qui séparait l’autre côté de la route de la berge de la rivière.

C’était une belle nationale, avec deux larges bandes, presque trois, et la voiture avait tout l’espace nécessaire, d’autant plus que personne ne venait en face. Et pourtant, le choc s’est produit. Un choc mat, qui suffisait à donner la nausée, car ses conséquences étaient inévitables. J’ai vu une sorte de marionnette projetée en l’air et retomber vingt mètres plus loin sur l’accotement. Je me suis précipité en courant, tout en sachant qu’il n’y avait plus rien à faire. Avant même d’être arrivé près du corps, j’avais puisé mon portable dans ma poche et appelé les secours.

Le corps…

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Celui d’une femme dont je ne pouvais dire l’âge, car il reposait face contre terre et que je n’osais pas le toucher. Tout au plus pouvais-je supposer que ce n’était pas une adolescente, à voir ses vêtements sombres et plutôt longs. De plus, je ne connais aucune ado qui vienne prier devant une petite chapelle. Ça existe peut-être encore, mais pas chez nous, j’en suis à peu près sûr.

J’ai entendu un murmure vague. Je ne savais pas d’où il venait, mais en m’approchant, j’ai compris que l’accidentée n’était pas morte sur le coup. Je me suis laissé tomber à genoux près d’elle, toujours sans oser la toucher.

— Tenez bon, Madame, les secours arrivent, ai-je dit faute de quelque chose de plus sensé.

À ma grande surprise, elle a réussi à bouger. Elle a tourné la tête et levé un bras.

— Inutile… Ma punition… Elle devait venir…Le bras hésitait. J’ai tendu la main, elle l’a serrée, avec une

énergie étonnante, au point de me faire presque mal.— Pardon… Pardon pour le mal que je vous fais… a-t-elle

murmuré en me lâchant.Puis une camionnette du SMUR est arrivée toutes

sirènes hurlantes, suivie de peu par une voiture de police. Les ambulanciers se sont occupés de la blessée. J’ai bien vu à leur comportement qu’ils confirmaient ma première opinion : elle était déjà morte à leurs yeux.

Les deux policiers se sont d’abord occupés de réglementer la circulation, puis l’un d’eux s’est approché de moi.

— C’est vous qui avez appelé les secours ?— Oui.— Nom, prénom, adresse ?Il était courtois mais parlait d’un ton sec, avec autorité, et

même si je n’avais rien à me reprocher, une sorte de frisson m’a secoué le dos.

— Alexandre Lebuis, rue de l’Égalité, 21.— C’est vous qui l’avez renversée ?

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La question me choqua. Je me suis dit que si on partait comme ça, j’aurais mieux fait d’oublier l’accident et de repartir directement vers la maison. Puis je me suis contrôlé et j’ai indiqué ma voiture, garée dans l’autre sens.

— Je m’étais juste arrêté pour quelques instants là plus loin quand le choc est survenu. Vous pouvez venir constater si j’ai heurté quelque chose.

— Pas la peine, m’a-t-il dit. Vous avez donc été témoin de l’accident ?

— De loin, oui.— Que pouvez-vous m’en dire ? Le type de la voiture ?

Un détail particulier ? C’est grave, parce qu’il y a homicide involontaire, et délit de fuite.

— La voiture allait très vite.Je lui ai raconté comment j’avais échappé moi-même de peu

à la mort. Et, tout en parlant, j’ai revu la scène, exactement comme on peut se repasser un bout de film sur un lecteur de DVD.

L’ennui, c’est qu’un DVD mental, on ne peut pas le montrer à une tierce personne. Je ne pouvais que décrire ce que je revoyais. Et comme, pour moi, une bagnole, c’est juste un machin qui a quatre roues et un moteur, j’étais incapable de l’identifier. Je pouvais simplement dire que c’était une « grosse » voiture, mais il y en a de ce gabarit dans à peu près toutes les marques, et qu’elle était de couleur sombre, noire ou bleu foncé.

Il a bien fallu que le policier se contente de ces imprécisions.— La victime était sur la chaussée ?Là, le film m’a aidé.— Non, pas du tout. Elle attendait sur l’accotement que la

voiture soit passée.— Vous êtes sûr ? Comment expliquez-vous le choc, dans ce cas ?— Je… Le film a redéfilé devant mes yeux mentaux.— Ça s’est passé si vite… Pourtant, je suis prêt à jurer que

la voiture a fait un écart en arrivant à hauteur de la chapelle.

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— Ahh ! Un écart. Le conducteur a donc tenté d’éviter la victime, mais surpris, et à cause de la vitesse trop élevée, la manœuvre n’a pas réussi.

Je le voyais noter tout ça en pianotant avec une certaine dextérité sur le clavier minuscule d’une sorte d’agenda électronique.

— Stop ! Ce n’est pas ça du tout ! l’ai-je interrompu.— Comment, ça ? Je note juste ce que vous venez de me dire,

Monsieur, a fait le policier avec une nuance de reproche dans la voix.— Mais non ! Je vous ai dit que la voiture avait fait un

écart, mais pas pour éviter cette pauvre femme : pour empiéter sur l’accotement, qui est très étroit de ce côté de la route, et l’envoyer en l’air !

Ça me paraissait aberrant, et pourtant c’était ce dont j’avais été témoin, sans le percevoir à l’instant même.

Le policier s’est interrompu et m’a fixé droit dans les yeux.— Vous êtes certain de ce que vous avancez ? Si vous ne

vous trompez pas, a-t-il ajouté avec l’expression d’un doute profond dans la voix, c’est un homicide volontaire !

Il est retourné vers son coéquipier. Les ambulanciers finissaient de charger le corps dans l’ambulance qui était arrivée quelques instants après la voiture du SMUR. D’un simple geste de la tête, ils ont confirmé ce dont je me doutais : la femme n’avait pas survécu longtemps au choc.

L’agent a parlé à voix basse avec son collègue, et ils sont mis à examiner l’accotement, remontant selon mes indications sur plusieurs dizaines de mètres avant l’endroit où on avait trouvé le corps. L’un d’eux est allé chercher un appareil photo électronique dans la voiture et a pris une trentaine de clichés, mètre par mètre, de tout le bord de la route.

— Il y a des traces, en effet. m’a dit l’agent qui m’avait interrogé. Une voiture est passée récemment dans la boue presque sèche de l’accotement. Impossible de savoir si c’est celle qui a renversé cette pauvre femme. Ce sera aux experts d’en décider.

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J’avais l’impression qu’il s’exprimait à contrecœur, ne me donnant qu’à moitié raison. Il était évident que ma version des faits allait lui compliquer la vie. Il a froncé les sourcils avant de me dire que l’affaire prenait une tournure assez grave pour que je sois convoqué au bureau de police prochainement pour faire une déclaration plus officielle.

— On connaît le nom de la victime ? ai-je demandé.— Elle avait ses papiers sur elle. Une certaine Marie Fréson.

Je n’en sais pas plus.

***

Je suis rentré en roulant très prudemment jusque chez moi. Une heure au moins s’était écoulée depuis que je m’étais arrêté, et il faisait de plus en plus sombre. Une fois à la maison, j’ai sorti mon sac de voyage de la voiture et je l’ai déposé au milieu du salon, ce qui m’a valu les habituelles remontrances de ma femme, parce que je mettais du désordre dans la pièce. Je les ai anesthésiées en me versant un double whisky, conscient à ce moment seulement du choc que j’avais ressenti et je l’ai calmée, elle, en lui faisant le récit des événements. Elle a aussitôt bondi sur le téléphone pour appeler sa sœur qui habitait à un kilomètre à peine de Sainte Anne. J’étais sûr d’avoir la paix pour une bonne demi-heure, qui est la limite inférieure d’une conversation entre ces deux-là.

J’ai avalé la moitié de mon verre, puis je suis monté dans la salle de bains pour me rafraîchir un peu avant de passer à table. J’avais l’impression d’avoir les mains sales et je les ai savonnées abondamment, sans réussir à faire disparaître cette impression. À la fin, je les ai examinées avec soin.

Elles n’avaient rien de particulier, mais j’éprouvais une sorte de démangeaison dont j’ai essayé de ne pas tenir compte et je suis redescendu alors qu’Agnès raccrochait. En filant vers la cuisine, elle m’a confié que sa sœur savait qui était Marie Fréson. Elle ne m’a pas dit qu’elle la connaissait, ce qui était une nuance importante.

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Un peu plus tard, alors que nous nous étions attablés pour manger la potée au chou qu’elle avait préparée, elle m’a parlé de la victime, qui devait avoir une soixantaine d’années et était veuve depuis plus de dix ans.

— C’était quelqu’un d’assez discret, qu’on voyait peu dans le village. Elle était toujours polie, mais ne bavardait avec personne, se limitant à dire « bonjour » et « au revoir ». Elle a perdu son mari dans des circonstances assez dramatiques. Un meurtre, ou un accident, ma sœur n’a plus les détails en tête.

Connaissant l’intarissable cancanière que j’avais comme belle-sœur, cette pauvreté de commentaires m’étonnait un peu.

— Elle n’en sait vraiment pas plus ?— Elle n’est plus sûre. Et puis, je crois que Sam écoutait, et

qu’elle ne tenait pas à me dire tout ce qu’elle pouvait.Là, ça collait mieux. Sam, son mari, nettement plus âgé,

était un gars assez sévère. Ça ne voulait pas dire qu’il ne savait pas rire, ni boire son coup et s’amuser. Cependant s’il y avait quelqu’un qui correspondait à la question de Desproges de savoir si on pouvait rire de tout et à sa réponse, « Oui, mais pas avec n’importe qui. », c’était bien lui. Il souffrait – c’est le mot exact – d’une foi profonde, dont la particularité était le caractère flottant. Il avait été un catholique fervent, avec des périodes évangéliques et bibliques, aussi peut-être mormon ou jéhovien, voire islamique ou bouddhiste. Bref, c’était un mystique à éclipse, définition que j’avais fini par inventer in petto à son sujet. Tout ça d’une manière modérée en ce qui concernait l’autre, car, par prudence, il n’était pas question de vouer aux gémonies le tenant d’une autre foi… qu’il embrasserait peut-être quelques semaines plus tard !

Que ce soit pour ces raisons ou pour d’autres appartenant à sa nature profonde, Sam n’admettait pas que l’on cite les rumeurs, les on-dit, les ragots et autres cancans autour de lui. Si vous aviez été témoin de quelque chose, visuel ou auditif, vous aviez le droit d’en parler. Sinon toute allusion à ce que l’on disait de Pierre, Paul ou Jacques était bannie de la conversation.

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Rien que cela m’a fait comprendre que ma belle-sœur avait probablement pas mal à dire sur la disparue de l’après-midi… et qu’elle ne resterait pas longtemps silencieuse.

— Elle m’appellera sûrement demain au magasin, lorsqu’il sera sorti, a d’ailleurs fait Agnès. Et je te raconterai ce qu’elle m’aura dit, bien sûr

— J’attendrai avec patience. Et j’en saurai peut-être plus en lisant le journal de demain.

Nous n’avons plus abordé le sujet ce soir-là, nous contentant de suivre d’un œil distrait une émission de variétés sur le petit écran.

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Chapitre 2

Le canard auquel j’étais abonné relatait les faits de manière assez sèche le lendemain, tout en prenant position, car il qualifiait le responsable de chauffard.

Il faut dire qu’avec une morte et un délit de fuite, il était difficile de faire autrement.

Ma journée s’est déroulée selon la routine habituelle. Conduire Agnès à l’arrêt du bus un peu avant 6h30, parcourir le journal dont une moitié seulement des articles avait un intérêt pour moi. Je ne suis pas un fan de foot ni de basket et je suis rapidement passé sur l’épais cahier des résultats sportifs du week-end. Ah, quand le cyclisme reprendrait ses droits saisonniers, ce serait bien autre chose ! J’ai sorti les poules de l’abri où on les enfermait pour la nuit et je les ai nourries de grain concassé, puis j’ai achevé de faire les deux mots croisés du canard.

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Je me suis ensuite installé devant mon PC et j’ai commencé par éplucher le courrier. Une journée moyenne avec une quarantaine de messages dont plus de la moitié était des spams. S’ils avaient tous dit la vérité, et une vérité cumulative, ce jour-là, j’aurais bien vite eu un gourdin d’un bon demi-mètre de long entre les cuisses, à force d’ajouter chaque fois un pouce. J’aurais aussi accumulé quelques dizaines de millions de dollars d’argent noir soutiré par fraude aux économies du tiers-monde par la veuve de tel homme d’affaire véreux, par la fille d’un général renversé par un colonel plus ambitieux et plus brutal. Et je n’aurais eu qu’une fraction infime de cette fortune à dépenser pour offrir de fausses Rolex à tout le quartier !

J’ai lu une quinzaine de messages et j’ai répondu aux trois qui le méritaient, puis j’ai commencé à travailler sérieusement, alignant quelques pages à force de martyriser mon clavier. Au bout de deux heures, je me suis accordé une pause. J’avais écrit six ou sept pages, ce qui n’est pas grand-chose, mais assez pour me dire que mon récit progressait. Je suis allé voir si les poules avaient été aussi productives, puis j’ai relevé le courrier dans la boîte aux lettres.

Les choses ont bien changé en quelques années. Maintenant, le courrier contient rarement de bonnes nouvelles. Il n’y a que des factures, des rappels de paiements négligés, des publicités et des billets doux du Ministère des Finances ou d’autres organismes apparentés annonçant telle taxe ou telle redevance. Avant, il y avait parfois un contrat, un commentaire sur un roman ou un décompte de droits d’auteur, mais maintenant tout ça arrive par mél.

Comme j’avais l’esprit un peu libre, mon corps en a profité pour se manifester. J’ai à nouveau senti une démangeaison au creux de la main.

Il y avait une tache sombre au centre de ma paume droite, de la dimension d’une pièce de deux euros environ. Je suis passé dans la salle de bains pour utiliser le savon. En vain. J’ai gratté

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la tache de l’ongle de mon index, toujours sans plus de résultats. La marque était plutôt une meurtrissure, un endroit où le sang s’était coagulé juste sous la peau, et je me suis souvenu de la douleur vive que j’avais éprouvée lorsque la mourante m’avait serré la main dans un dernier sursaut d’énergie.

J’ai examiné la tache attentivement. Elle ne s’étendait pas, mais me semblait plus sombre que lorsque je l’avais découverte, à cause du savon, peut-être ? Bleu foncé, virant presque au noir. Ça me chatouillait un peu, mais ce n’était pas douloureux. Au fond, elle suivait l’évolution normale de toutes les contusions. J’allais donc conserver quelques jours un souvenir matériel des événements.

Il était inutile que je me tracasse pour ça et je l’ai chassée de mes préoccupations. Cependant, elle m’a rappelé autre chose. Marie Fréson. Au fond, j’avais été la dernière personne à la voir vivante ou du moins à demi consciente. Cela n’avait-il pas créé une sorte de lien très lâche entre nous ?

J’ai eu un instant d’hésitation, puis j’ai appelé le curé de la paroisse voisine. Ici, la plupart des gens sont catholiques, de façade au moins. Ils sont baptisés, ils se marient à l’église – le seul vrai mariage – et s’y font enterrer. À plus forte raison quelqu’un qui avait trouvé la mort juste après s’être recueilli devant une petite chapelle.

J’ai été surpris par la réaction du curé.Après m’être présenté poliment et avoir échangé quelques

mots qui ne veulent pas dire grand-chose – mais tout le monde se connaît par ici et faire autrement eut été grossier – j’ai abordé le véritable but de mon coup de fil : savoir quand aurait lieu l’enterrement de Marie Fréson.

J’ai presque ressenti un mouvement de recul physique de mon interlocuteur, qui a d’ailleurs mis quelques secondes avant de me répondre :

— Je suis au courant pour l’accident, a-t-il finalement dit. Qui ne le serait pas au village ? Cependant, cette dame ne faisait pas partie de mes ouailles.

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— Ahh ? ai-je fait déconcerté. Elle était protestante, peut-être ?

— Ni catholique, ni protestante, ni anglicane, ni orthodoxe, a fait le curé sur un ton très sec.

J’ai expliqué qui j’étais et pourquoi, parce que j’avais été le dernier à qui elle avait adressé la parole, je ressentais une sorte de devoir à son égard. Cependant, tout en parlant, je me sentais de plus en plus idiot.

— Je comprends, a dit le curé sur un ton radouci. C’est un sentiment humain qui vous honore, Monsieur Lebuis. Mais si j’étais vous, tout prêtre et pasteur que je suis, je préférais l’oublier. Ni vous, ni moi ne pouvons plus rien pour elle.

Là-dessus, il a raccroché sans prononcer un mot de plus.Je suis resté un bon moment amorphe, digérant mal les

mots que je venais d’entendre. Je ne suis pas vraiment catholique et même carrément irréligieux, car on a commis et on continue à commettre trop de crimes, de massacres, voire de génocides au nom des multiples religions qui ravagent notre globe. Toutefois, je gardais certains souvenirs de mon enfance, et un curé était censé être miséricordieux, accordant à grandes brassées le pardon de Dieu, ce qui n’était manifestement pas le cas ici. Décidément, les vertus de la charité chrétienne, si vantées jadis, s’estompaient de plus en plus.

Je n’avais eu pour elle qu’un intérêt superficiel né du hasard qui nous avait mis quelques secondes en présence. L’attitude du curé a commencé à me faire changer d’avis.

Si Marie Fréson n’était évidemment pas une bonne paroissienne, elle était au moins une citoyenne comme les autres et avait notamment un numéro de téléphone dans l’annuaire, qui me fournissait son adresse. Je ne m’y suis pas rendu tout de suite, comme si mon subconscient m’interdisait de céder à de simples impulsions.

J’ai écrit quelques pages pendant le reste de la journée, mais j’étais manifestement incapable de m’attacher à une intrigue

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ou à un personnage, car la vue du corps à moitié disloqué de la malheureuse me revenait sans cesse à l’esprit.

Quand Agnès est rentrée du magasin, peu après sept heures, comme presque tous les jours, le dîner – des tomates farcies – était prêt, une œuvre dont je n’étais pas peu fier en général. Je me suis rendu compte que je l’avais attendue toute la journée. C’est la même chose tous les soirs, mais cette fois, j’avais été plus impatient. Je savais que pendant les heures creuses – la sandwicherie-confiserie était bondée le matin, à midi et après la sortie des classes, mais déserte entre ces périodes – elle passait pas mal de temps au téléphone avec sa sœur. Elle devait sûrement avoir des informations sur Marie Fréson ! J’ai réussi à me contrôler et je ne l’ai pas interrogée tout de suite.

Elle ne s’est décidée à parler que plus tard, alors que nous suivions du coin de l’œil un jeu TV qui ne nous passionnait guère en attendant une autre émission captivante pour moi, de l’Histoire, et pas du tout pour elle, ce qui lui donnerait l’occasion de tricoter ou d’aller se coucher tôt.

— Ma sœur m’a téléphoné cet après-midi. Elle m’a parlé de ta Marie Fréson.

— Ahh ? Rien que le ‘ta’signifiait déjà que sa sœur n’avait pas dû lui en dire beaucoup de bien. J’ai attendu. Il fallait savoir savourer ce que j’allais apprendre, même s’il ne s’agissait probablement que de cancans plus ou moins basés sur la vérité.

— Elle est née à Tylves. Elle avait cinq ou six ans de plus qu’Anne – quinze de plus que moi – et elles n’étaient donc pas en classe ensemble, mais dans la même école pendant un certain temps. Elle a quitté le village avec ses parents, quand elle avait seize ou dix-sept ans. On ne l’a revue que vingt ans plus tard environ.

— Où était-elle allée ?— On n’en a jamais rien su. Elle n’a jamais abordé le sujet.

Des gens ont mentionné l’étranger, et même un étranger lointain et très… étranger, mais ma sœur ne fait que rapporter des bruits

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indirects. Ça vient de quelques personnes qui, à l’époque, ont été reçues chez elle, mais qui ne lui ont pas parlé elles-mêmes de cette question. C’était plutôt lié au décor, je crois.

Des rumeurs au second ou troisième degré. Et l’étranger, surtout l’étranger lointain, ça pouvait être n’importe où. Déjà que, une cinquantaine d’années plus tôt, Liège, à moins de vingt kilomètres, c’était l’étranger pour une bonne moitié du village. Bruxelles, ça l’était pour presque tout le monde. Alors, l’étranger lointain ça pouvait être la France, tout simplement. Sans compter l’Angleterre, la Hollande ou l’Allemagne, où l’on part maintenant si facilement passer un week-end.

— Elle était mariée à un bonhomme assez bizarre. Il ne travaillait pas, et elle non plus, et pourtant, ils ont acheté une belle maison au coin de la rue Waha et du quai, et ils ont même engagé un jardinier et une cuisinière-femme-à-tout-faire. Lui, ils ne l’ont gardé que sept ou huit ans, mais la cuisinière y a fini sa carrière, à presque soixante-dix ans, il y a six ou sept ans.

— À part le fait de ne pas travailler, qu’est-ce qu’il avait d’étrange, le bonhomme ?

— Anne m’a dit qu’il n’était pas seulement étrange, mais étranger. Des cheveux tout noirs, des yeux un peu bridés, et très bronzé. Pas quelqu’un de chez nous, en tout cas.

Je ne voyais pas vraiment, sinon que l’aspect du gars l’excluait des indigènes de chez nous, c’était évident, et pas très grave. De toute manière, la société avait quand même pas mal évolué au cours des dernières décennies, avec des députés, des ministres et des présentateurs télé parfois d’origine très étrangère.

— À part ça ?— À part ça ? Il se promenait tout le temps, le long de la

grand-route, et aussi sur les petits chemins, dans les bois. Il avait souvent l’air de parler tout seul et… Ahh oui, il passait son temps à retourner les cailloux, à les examiner. La plupart du temps, il les rejetait, mais parfois, il en mettait un en poche.

— Qu’en faisait-il ?

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— On suppose qu’il les ramenait chez lui, toutefois personne n’en sait plus.

— Curieux bonhomme, en effet. Tu en parles à l’imparfait. Je suppose qu’il est mort ?

— C’est ce que ma soeur m’a dit. Cependant elle ne se souvient pas de son enterrement. Et, tu sais, les enterrements, au village…

— Je sais… Depuis la fermeture du cinéma local quinze bonnes années

plus tôt, les enterrements étaient avec la messe du dimanche et le marché du mardi la principale source de distraction pour bien du monde, notamment les veuves qui devaient constituer un bon quart de la population. Et avec la raréfaction des vocations religieuses, on manquait de curés. Celui du village desservait cinq paroisses et pour ne pas faire de jaloux, il ne célébrait une grand-messe qu’un dimanche sur trois dans chacune d’entre elles, ce qui lui faisait parfois des dimanches assez chargés. Quant au marché, il se réduisait à trois ou quatre échoppes, ce qui ne poussait pas les masses à s’y précipiter. Tandis que les enterrements… On y voyait revenir des frères, des cousins, des enfants, qui avaient quitté le patelin depuis des années. C’était l’occasion d’apprendre ce qu’ils devenaient, d’épier du coin de l’œil leurs voitures, leurs vêtements, afin d’essayer de savoir s’ils avaient mieux réussi que ceux qui étaient restés sur place.

Je n’allais presque jamais aux enterrements, sauf quand je connaissais bien la famille et que je voulais marquer une sympathie particulière aux survivants. Agnès non plus, avec l’excuse que son commerce ne lui permettait pas de s’absenter. Mais Anne ne les manquait jamais, même si elle avait horreur de rendre visite, selon la coutume, de crainte d’être invitée à se recueillir devant un cercueil encore ouvert.

Je me suis aperçu que distrait par mes pensées, j’avais cessé d’écouter Agnès. Elle en avait eu conscience et n’avait rien dit de plus. Elle repliait son tricot. Il était environ dix heures moins le

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quart, l’heure d’aller dormir pour elle. Ce n’était pas vraiment une décision, ni une règle de vie : elle avait tout simplement constaté au fil des années que c’était presque toujours le moment où passait le marchand de sable et ce soir-ci ne ferait pas exception.

— J’ai été distrait ai-je commencé sur un ton penaud.— Je l’ai bien vu ! a-t-elle répondu en se levant.— Pardon. Qu’est-ce qu’il en est, finalement, de ce

bonhomme qui n’a pas été enterré ?— Tu mériterais que je te laisse attendre jusqu’à demain

pour la réponse ! Mais enfin… On ne l’a pas enterré. Du moins pas ici. Et Marie Fréson n’a jamais confirmé qu’il était mort, et on ne l’a plus jamais vu. Comme disait ma soeur, les cailloux, au moins, ont pu reposer en paix. Et la Fréson s’est mise à sortir beaucoup moins, et toujours vêtue de noir, comme une veuve respectable.

C’était vrai que lorsque je l’avais vue, elle était habillée en noir.Tout à coup, un détail dans ce que m’avait dit Agnès m’est

revenu à l’esprit. J’ai voulu lui en parler, mais à ce moment, elle me faisait un petit signe depuis l’escalier menant à notre chambre. À voir ses yeux, elle avait déjà commencé à dormir et j’ai renoncé à l’interroger, ce qui n’a pas empêché la question de me tourner dans la tête.

Quel âge avait donc Marie Fréson ?Agnès m’avait d’abord parlé d’une soixantaine d’années,

puis elle m’avait dit que Marie avait cinq ou six ans de plus qu’Anne. Or, ce n’était pas une insulte de dire que celle-ci était toute proche des soixante-dix ans, ce qui aurait donné soixante-quinze à Marie.

Cela faisait déjà un écart de quinze ans. Mais ce n’était pas le plus étonnant.

Je revoyais encore le film de la soirée, mais une autre séquence cette fois. Celle où la blessée, dans un ultime effort, se tournait vers moi et serrait ma main dans la sienne.

L’éclairage n’était pas idéal, et dans un moment si chargé d’émotion, on peut facilement prendre des vessies pour des

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lanternes, pourtant le visage que j’avais eu devant moi n’était pas celui d’une femme de soixante ans et encore moins de soixante-quinze. Cette femme-là ne pouvait avoir plus de cinquante ans. Et encore, c’était parce que la douleur lui déformait les traits !

Je suis resté un bon moment à chercher où pouvait se situer l’erreur. J’aime bien les énigmes policières. J’en écris d’ailleurs parfois. J’en ai échafaudé une sur le champ. La morte n’était peut-être pas la vraie Marie Fréson, mais sa fille ou quelqu’un d’autre, qui aurait caché la mort de la vraie, pour bénéficier de sa fortune. Qui sait si ce n’était pas une terroriste recherchée qui aurait subi une opération de chirurgie esthétique afin de se faire passer pour une villageoise sans histoire ? Ça collait bien avec la manière dont elle était morte qui, vue sous cet angle, ressemblait plus à une exécution qu’à un simple accident.

J’ai été tiré de ces pensées par le générique final de l’émission que je comptais regarder. Il était temps que j’aille dormir et surtout que je cesse d’affabuler de cette manière.

Et pourtant, je ne suis pas monté me coucher tout de suite. Je savais que je risquais de continuer à gamberger deux ou trois heures avant de trouver le sommeil.

J’ai ouvert le roman d’une copine et j’ai lu une trentaine de pages. Je ne citerai pas son nom, on pourrait croire qu’il s’agit d’une lecture soporifique, ce qui n’était pas du tout le cas.

Quand je suis monté, je ne pensais plus à Marie Fréson. Enfin… presque plus.

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Chapitre 3

Le lendemain, après la routine habituelle, je suis allé faire quelques achats à Tylves. Et, puisque j’étais sur place, pourquoi ne pas emprunter la rue Waha et

descendre jusqu’au bord de l’Ourthe ?Ce qu’on appelait le quai n’en était pas vraiment un, car

n’y accostaient que quelques barques de pêcheurs du dimanche. Jadis, lorsqu’il y avait des transports fluviaux, on y avait peut-être vu régulièrement des bétchettes, ces grandes barques aux pointes relevées qui parcouraient la rivière avant l’arrivée du chemin de fer. C’était une époque révolue depuis plus d’un siècle et demi. Maintenant, ce n’était plus qu’une voie de circulation pour les riverains et un lieu de promenade pour les touristes du week-end.

En ce mois de mars où les jours s’allongeaient et où le temps devenait plus doux mais restait incertain, les promeneurs n’étaient pas nombreux, surtout au milieu de la semaine, et

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j’avais pratiquement le quai pour moi seul. Je me suis garé à une cinquantaine de mètres et je suis revenu sur mes pas en flânant. La propriété était vaste… pour le quartier. Une quarantaine de mètres le long de la rivière, presque autant dans la rue Waha. Elle était entourée d’une haie touffue mais bien entretenue. Du quai, on ne voyait presque rien de la maison, sinon un toit d’ardoise en pente raide, ce qui était habituel pour la région.

Il a fallu que j’entre dans la rue Waha pour en découvrir plus.Une grille en fer forgé, assez ancienne et portant des

marques de corrosion malgré la peinture dont elle avait dû être régulièrement enduite permettait l’accès à la propriété.

Elle semblait fermée, mais lorsque je l’ai poussée, elle a cédé sous la pression. J’ai pénétré dans le jardin, découvrant alors la demeure de Marie Fréson.

C’était une villa bourgeoise comme on les concevait au début du siècle précédent. Peut-être la maison de campagne de prospères bourgeois de Liège à l’époque, lorsque Tylves, éloigné d’une douzaine de kilomètres du centre de la ville, se trouvait à la fois assez loin pour échapper aux miasmes de l’agglomération et assez proche pour être atteint en moins de deux heures par une calèche attelée.

Le quai, au niveau duquel je me trouvais, avait été assez souvent victime d’inondations, lors de la fonte des neiges hivernales, ou à l’occasion des orages estivaux et la conception de la maison s’en ressentait – ce qui tendait à prouver que les crues de l’Ourthe n’étaient guère liées aux dérèglements climatiques ou à l’urbanisme galopant de la haute vallée – avec un rez-de-chaussée se situant à plus de deux mètres du sol. En dessous, on devait trouver des remises, des simili-caves, un garage pour la calèche d’origine peut-être…

De ce fait, la demeure semblait tout en hauteur, alors qu’elle ne comportait qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée, plus un grenier d’autant plus imposant que le toit, comme je l’avais constaté plus tôt, était en pente assez raide.

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J’ai fait le tour du bâtiment, foulant un gravier concassé gris qui crissait sous mes pas. Le jardin était correctement entretenu, sans plus. La pelouse avait dû être tondue à l’automne, comme on avait taillé la haie, mais les rosiers des plates-bandes n’avaient plus été soignés depuis plusieurs années.

Je suis arrivé au pied d’un escalier en béton à claire-voie qui menait vers une petite terrasse orientée vers la vallée. Je l’ai emprunté, me disant qu’aucun signe ne l’interdisait.

En arrivant à la dernière marche, j’ai découvert une petite table et quatre sièges en plastique, ainsi qu’une porte à moitié vitrée, protégée par une grille de métal. En même temps, j’ai été rappelé à la réalité par un rectangle de carton :

POMPES FUNÈBRES A. LAFFUTDécès de Madame Marie Fréson

Les rites funèbres seront célébrés le jeudi 14 mars à 11H00au cimetière de Robermont (Liège) suivis de la dispersion

des cendres.

J’en savais un peu plus. Le 14 mars, c’était le lendemain et j’ai décidé que j’y serais.

***

En prenant mon bain, ce jour-là, j’ai constaté que la marque de ma paume était toujours présente. Elle ne s’était pas étendue, mais elle était plus nette. Ma peau était insensible. Toutefois, quand j’y passais les doigts, je sentais une sorte de squame en léger relief.

Ça me tracassait un peu, mais n’était-ce pas l’évolution normale de ce genre d’hématome ?

***

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Le jeudi matin, à l’heure dite, je me trouvais à Robermont. Pour ceux qui ne connaissent pas, le cimetière est une véritable nécropole créée en 1805 et de plus de quarante hectares, presque la surface du Vatican. En outre, c’est le seul crématorium de la région. C’est dire si l’on y fait parfois la file et si les voitures sont nombreuses autour du bâtiment où se trouvent les fours, les salles de recueillement et les salons de réception.

Je connaissais hélas assez bien les lieux. À mon âge, on commence à avoir l’habitude d’aller y rendre un dernier hommage à l’un ou l’autre parent éloigné, ou à des amis et connaissances.

Je savais aussi par expérience que les indications n’étaient pas toujours précises et qu’il fallait parcourir parfois les couloirs en y déchiffrant diverses notices écrites en trop petits caractères pour y dénicher la dernière halte du cher disparu dont on voulait honorer la mémoire.

J’ai cependant trouvé sans mal, non grâce à un panonceau obscur, mais à cause de quelques personnes qui occupaient le couloir devant l’entrée de l’un des salons.

Ce n’était pas la foule. Cinq hommes et deux femmes en tout. Mais parmi eux, des numéros dont la seule vue valait le déplacement.

J’ai stoppé net. Impossible de dire d’où me venait cette impression, car tous les sept étaient vêtus tout à fait correctement. L’une des femmes portait une robe noire descendant plus bas que les genoux, avec une cape de fourrure noire sur les épaules. L’autre avait revêtu un tailleur gris foncé très strict, qui me rappelait vaguement un uniforme. Les hommes, de leur côté, se trouvaient tous en complet gris foncé ou anthracite, avec chemise blanche ou cravate sombre. L’un d’eux, plus frileux que les autres, portait un loden de teinte traditionnelle, ce qu’on ne pouvait lui reprocher, personne n’ayant dans sa garde-robe une tenue complète pour toutes les circonstances de la vie.

Ils m’avaient vu et remarqué. Je ne pouvais que m’avancer vers eux. J’ai noué mes mains dans le dos, car tout à coup la

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gène que je ressentais dans la main s’était transformée en douleur. La douleur, heureusement n’a duré que quelques instants. Je me demandais ce que j’allais dire et si même j’allais leur adresser la parole, lorsque l’homme au loden a pris les devants :

— Vous venez pour Marie Fréson ?— C’est donc bien ici. Oui, je suis venu lui rendre un

dernier hommage.C’était un peu cérémonieux comme réponse, mais que dire

d’autre ?— Nous aussi, a-t-il fait avec une ébauche de sourire. Nous

l’avons connue jadis, elle et son mari. J’ignorais qu’elle avait des amis dans la région.

Je ne sais pourquoi, car le ton restait amène, j’ai pris ces paroles pour une sorte de déclaration de guerre. On ne m’acceptait pas, on ne comprenait pas ce que je venais faire là.

Je n’aime pas me sentir rejeté et j’ai failli faire demi-tour. Après tout, j’étais venu, c’était l’essentiel pour le repos de l’âme de Marie Fréson, si les âmes existaient. Je pouvais m’en aller.

Parce que je n’aime pas me sentir rejeté, je suis resté. J’étais venu jusqu’ici, et ces inconnus, qui devaient sans nul doute mieux connaître Marie Fréson que moi, ne me chasseraient pas. J’avais décidé de lui rendre un dernier hommage, selon la formule consacrée. Je ne pouvais pas m’en aller et l’abandonner ainsi !

J’ai vu que les sept se consultaient du regard. Ma présence leur posait un problème. Ça m’incitait encore plus à m’incruster. Je les ai tous dévisagés et j’ai commencé à comprendre ce que j’avais trouvé d’étrange chez eux. Jadis, lorsque j’étais enfant, les gens avaient une tenue de deuil, qu’on ne portait que pour les enterrements, ou qu’on achetait même pour l’occasion. Cela s’était perdu, et maintenant on s’habille « comme tous les jours », en jeans, en T-shirt ou en pull, selon la saison. Les sept étaient vraiment habillés à l’ancienne. Et il n’y avait pas que ça, mais je n’ai pas eu le temps d’approfondir cet aspect des choses, car l’une des femmes s’est adressée à moi :

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— Vous la connaissiez bien ?J’ai dû être honnête :— Pas du tout. J’ai assisté à l’accident, et elle est

pratiquement morte dans mes bras. C’est peut-être stupide de ma part, mais ça a créé un lien entre nous, du moins dans mon esprit.

— Je vous comprends, a dit la femme en me posant une main sur l’épaule. L’autre s’est approchée et a fait de même, puis ce fut le tour des hommes, comme si tous accomplissaient une sorte de rite qui m’échappait.

— Elle vous a dit quelque chose ? m’a demandé l’un des hommes.

— Une poignée de mots, à peine. Elle était mourante.— C’est souvent à ce moment-là que l’on prononce les

paroles essentielles.— C’est vrai, ai-je admis. Voici ce qu’elle a dit, si mes

souvenirs sont bons, bien sûr : Ma punition… Elle devait venir…— Ahh… sa punition… a-t-il répété en regardant les

autres.Trois femmes âgées, accompagnées par un homme aux

cheveux blancs sont arrivées à ce moment, mais elles n’ont pas fait mine de s‘approcher de notre groupe. J’en connaissais une de vue, la voisine de Thierry, un copain qui habitait au début de la rue Waha. Ça m’a permis de les identifier comme des habitants du quartier, qui n’auraient pour rien au monde manqué un enterrement, même s’il leur avait fallu faire une vingtaine de kilomètres pour venir. Le vieil homme, quant à lui devait leur avoir servi de chauffeur, car en bus, le périple vers Robermont pouvait prendre deux bonnes heures.

J’avais envie de demander au groupe des sept quel lien il avait avec Marie Fréson, mais je n’en ai pas eu l’occasion, car les portes du salon se sont ouvertes et un appariteur nous a priés de prendre place.

Il n’y a pas grand-chose de plus triste qu’un enterrement, sinon un enterrement qui n’est suivi par presque personne, et

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le fait que l’on incinère plutôt que l’on ensevelisse le corps n’y change rien, même si avec une douzaine d’hommes et de femmes, ce n’était pas l’enterrement le plus triste de l’histoire.

Souvent, on dit quelques mots en souvenir du défunt, mais personne n’a demandé la parole. L’appariteur a prononcé quelques phrases standardisées, rappelant que nous étions là pour rendre hommage à Marie Fréson qui nous avait quittés suite à une mort dramatique à l’âge de soixante-seize ans. Puis Il nous a invités à nous recueillir, tout en lançant une musique de fond. Dans de telles cérémonies, on passe souvent des chants d’espoir, des chansons qui rappellent des émotions que tout le monde a éprouvées. Ici, il m’a fallu quelques instants pour reconnaître un air d’opéra et, mon penchant pour la musique classique étant plutôt à la verticale, comme le classement des documents sans intérêt, je ne suis pas sûr d’avoir identifié la Damnation de Faust.

Le silence est revenu dans le salon. L’appariteur a annoncé que l’on allait procéder à l’incinération et le cercueil – une simple caisse de bois, sans aucune fioriture – s’est mis à glisser sur un tapis roulant vers le four qui s’était ouvert. Lorsqu’il s’est refermé, nous avons quitté la salle.

Pendant la très courte cérémonie, j’avais quand même eu le temps d’examiner mes compagnons. Pas les vieilles femmes du village, elles ne m’intéressaient pas. Les autres. J’avais mis le doigt, je crois, sur ce qui m’avait frappé quand je les avais découverts : ils avaient tous l’air de porter un déguisement, comme les participants à un bal masqué ou à un défilé de carnaval !

Je sais que c’est le cas de n’importe qui lorsqu’il faut enfiler un vêtement auquel on n’est pas habitué, ou que l’on n’a plus mis depuis très longtemps. Je n’avais moi-même pas osé faire le geste. Il y avait bien dix ans que je n’avais pas noué une cravate autour de mon cou ni enfilé un veston. Je savais que j’aurais l’air ridicule si je m’y essayais. Je m’étais contenté d’un pantalon pas trop chiffonné et d’un pull-over bleu foncé, presque noir.

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Mais dans le cas de mes sept compagnons, c’était flagrant. Et ils étaient mal à l’aise dans des vêtements qu’ils avaient dû emprunter ou louer le matin même. Cela allait jusqu’aux souliers. Des souliers noirs, brillants, parfaitement cirés, si propres qu’on aurait dit qu’ils étaient sortis de leur carton cinq minutes plus tôt. Il suffisait de les voir piétiner sur place, lever un pied, puis l’autre, pour leur épargner successivement durant quelques instants la torture à laquelle ils étaient soumis, pour s’en persuader.

À partir de ce moment, j’ai essayé d’aller au-delà des costumes et de percer le déguisement. C’est un jeu auquel je m’exerce parfois, pour tuer le temps, dans un bus, une salle d’attente, ou assis à la terrasse d’un café. Imaginer qui sont réellement les gens à l’aspect banal, installés à deux pas de moi. Je n’ai évidemment que très rarement l’occasion de vérifier l’exactitude de mes supputations, mais ces êtres imaginaires, puisque je les ai créés, sont dès cet instant ma propriété, et je peux les injecter tout entiers, dans l’un ou l’autre récit.

J’ai oublié les complets stricts pour ne voir que les visages et deviner les corps, m’intéressant seulement aux hommes dans un premier temps. Dès le début, j’ai constaté que c’était révélateur… de certaines particularités.

Ils avaient tous la même corpulence, la même taille à quelques centimètres près. Et c’était vrai aussi de leur complexion et de leurs traits. Je ne l’avais pas perçu au début car ils m’avaient paru différents, l’un d’entre eux portait la moustache, un autre un fin collier de barbe, un troisième un bouc et les deux derniers se différenciaient par de fines lunettes cerclées d’or pour l’un, des verres plus épais – des hublots de myope – pour l’autre. Cependant, si je gommais ces différences superficielles, j’avais cinq hommes qui se ressemblaient comme des frères. Ou plutôt, comme cinq Asiatiques se ressemblent à nos yeux d’Européens.

Ce n’était pas qu’ils fussent asiates : ils n’avaient pas les yeux bridés, par exemple. Tout au plus avaient-ils le teint relativement hâlé. Ce n’étaient pas des Scandinaves à la peau rose,

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mais peut-être des Levantins, ou des Indonésiens. Ils n’étaient pas plus grands que moi, qui ne fais pas tout à fait mon mètre soixante-dix, et pourtant, ils m’avaient paru plus grands, parce qu’ils étaient plus minces.

J’ai tourné discrètement mon regard vers les deux femmes. Elles me paraissaient âgées d’une trentaine d’années, ce qui a ramené mes pensées sur les hommes et sur Marie Fréson. Tout ce groupe était très jeune en comparaison de la décédée. L’écart d’âge n’interdit pas l’amitié, mais de ce point de vue, les trois vieilles de Tylves correspondaient mieux à l’image que j’avais de Marie Fréson. Evidemment, je me braquais sur son âge officiel, car pour son âge apparent, je n’en avais eu conscience que durant quelques secondes.

Les deux étrangères étaient plus grandes que les hommes du groupe et plus différentes entre elles aussi. L’une avait des cheveux blonds et des formes opulentes, l’autre, avec des cheveux châtains foncés, était fine. Leurs traits étaient plus marqués aussi. Je me suis rendu compte que si j’avais évoqué des Japonais qui se ressemblaient tous à nos yeux d’occidentaux, c’était peut-être à cause de leurs visages, que je voyais de profil et dont les traits étaient assez plats.

J’en étais arrivé là de mes observations indiscrètes lorsque la cérémonie a pris fin. Nous avons quitté le salon, où plus rien ne nous retenait et nous sommes sortis du bâtiment.

Comme toujours, dans ces cas-là, il existe deux options : la première est de s’éclipser ni vu ni connu sans saluer personne, la deuxième consiste à échanger quelques mots ou une poignée de main avec les autres participants. C’est la première qu’ont choisie les trois vieilles et leur garde du corps.

J’allais les imiter lorsque la blonde opulente s’est dirigée vers moi. Elle a eu un geste étrange, peut-être même légèrement choquant dans nos sociétés où l’on évite tout contact avec l’autre, sauf en le ritualisant à l’extrême sous la forme d’une poignée de main.

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Elle m’a pris la main, mais ce n’était pas la même chose que pour se saluer ou se dire adieu. C’était… plus doux, plus… prenant.

— Puisque vous avez été le dernier à voir notre amie vivante, voulez-vous nous accompagner ? N’est-il pas de coutume de célébrer le départ d’un ami ou d’une amie par un dernier repas ou, au moins, par quelques libations à sa mémoire ?

Si l’idée était familière et même traditionnelle, les mots ne l’étaient pas vraiment. Cependant, ils ne m’ont pas frappé à l’instant même. J’ai croisé le regard de la femme, j’ai senti sa main, tiède, au creux de la mienne, et j’ai acquiescé.

— Je vous suis, ai-je dit.