La martingale algérienne (Abderrahmane Hadj-Nacer)

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ditions barzakh, Alger, juin 2011. ISBN : 978-9931-325-08-6 Dpt lgal : 2529-2011

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Abderrahmane Hadj-Nacer LA MARTINGALE ALGRIENNE Rflexions sur une crise

le cours des choses [barzakh]

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SOMMAIREPROLOGUE ........................................................................................................................................ 4 PREMIERE PARTIE: LES EQUATIONS DE BASE LA CONSCIENCE DE SOI............................................................................................................... 11 LES LITES ....................................................................................................................................... 19 DMOCRATIE ET CONOMIE...................................................................................................... 25 UN TAT FORT ................................................................................................................................ 32 DEUXIEME PARTIE: LA FORMULE MAGIQUE ACCUMULATION ......................................................................................................................... 38 ANTICIPATION................................................................................................................................ 44 ARBITRAGE ..................................................................................................................................... 48 TROISIEME PARTIE: LES CONDITIONS NECESSAIRES DISCIPLINE ...................................................................................................................................... 52 AUTORIT ........................................................................................................................................ 57 QUATRIEME PARTIE : LE RESULTAT LES INSTITUTIONS ........................................................................................................................ 64 POST-SCRIPTUM : LES RUSES DU SYSTME ........................................................................... 68 CONCLUSION .................................................................................................................................. 75 PILOGUE ........................................................................................................................................ 81 REMERCIEMENTS .......................................................................................................................... 92 ANNEXES ......................................................................................................................................... 94

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PROLOGUE

Jcris, au seuil de la soixantaine et vrai dire j'prouve au quotidien un sentiment d'humiliation permanente. Cette humiliation, je la ressens d'abord en tant que citoyen algrien mais surtout, surtout en tant qu'ancien cadre c'est--dire, en tant que partie prenante de ce qui aurait d, normalement, constituer l'lite de l'Algrie. Pourtant mon ge, on devrait pouvoir commencer jouir des fruits de ce que l'on a plant ; tre satisfait de son travail, bien vivre dans sa maison et tre rassur sur l'avenir de ses enfants. Seulement, ce qui au premier plan domine, c'est un grand sentiment de frustration. Et je ne suis pas le seul dans ce cas : cette sensation finalement, je la partage avec la majorit je n'ose crire la totalit de la population. En cela, rside un aspect paradoxal de notre pays. Ce sentiment est lgitimement ressenti par les plus dfavoriss, ou mme par ceux qui se sentent exclus par le systme, mais il est galement partag par ceux que l'on nomme les dcideurs et mme, plus surprenant encore, par les rentiers. C'est une des singularits de l'Algrie, que les personnes disposant du pouvoir de dcision, du moins en apparence, et qui bnficient du fonctionnement du systme, soient sans cesse en train de le critiquer. Une situation absurde ! mon ge donc, et considrant ma formation et les fonctions que j'ai occupes, je devrais plutt livrer ici-mme un livre d'conomie. Non pas un de plus puisque, s'agissant de l'Algrie, ce serait en fait un parfait manuel d'anti-conomie. Cet ouvrage listerait de faon exhaustive tout ce qu'un pays pourvu de richesses ptrolires ne doit pas faire, car il est vident que la manne financire gnre par les hydrocarbures, et cense acclrer le dveloppement du pays, s'est transforme en frein, encourageant la corruption et les comportements de recherche de rente au dtriment de l'entreprenariat et de la cration de richesses. Il est clair aussi que si les Algriens ne parviennent pas tirer profit des ressources exceptionnelles de leur sous-sol pour ne parler que de cela c'est parce que les institutions dmocratiques de contrle et de contre-pouvoir qui obligeraient les responsables politiques rendre des comptes ne fonctionnent pas. Mais refermons rapidement cette parenthse puisqu'il ne s'agit pas ici d'un livre d'conomie. Et ce n'est pas davantage un essai vocation philosophique ou anthropologique mais bien l'expression de quelques rflexions libres, hors de toute contrainte thorique ou politique, au personnel, au singulier. Alors, pourra-t-on dire, quelle est l'utilit d'un tel essai ? Ce que je sais, c'est mon choix d'une prise de parole la premire personne, estimant peu courageux le retranchement derrire la distance formelle qu'imposerait une approche acadmique classique. Dans ce livre, je vais aussi revenir sur des notions de base alors que les enjeux de ce XXI"` sicle sont ailleurs. Car si le rythme du progrs technologique continue de s'acclrer, il est probable que le dbat sur la singularit connaisse lui aussi une croissance exponentielle. Rares sont ceux qui contestent qu'il s'agit l de l'une des ides les plus marquantes de ce dbut de XXIme sicle. Elle fait en effet le lien entre des thmes

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essentiels et sujets controverse : Dieu, la crise nergtique, le gnie gntique ; et des concepts de science-fiction particulirement stimulants pour l'imagination : l'intelligence artificielle, la ralit virtuelle, l'ingnierie molculaire. Grce la singularit, la frontire entre le penseur fantasque et le chercheur scientifique crdible s'estompe. Mais comment nous prparer participer ce dbat ? Comment tre prsents au sicle ? Finalement, ce qui fonde cet ouvrage, et cela bien au-del de l'intuition, c'est que l'Algrie ou Maghreb central ou bien encore Thamezgha est, pour la premire fois depuis le nolithique, dans une situation humaine et gographique o elle peut influer sur son propre destin. Cette prise de conscience, claire par l'Histoire dans sa longue dure, ne peut pourtant se faire que par la transmission et par l'explication des raisons qui nous ont conduits l o nous en sommes. Et c'est l'un des objectifs de ce livre que de bien cerner les mcanismes socio-historiques qui ont conduit l'Algrie s'enliser et ses enfants vivre en permanence avec, dans la bouche, un got amer. Je suis d'une gnration qui a vcu cheval entre la fin de la domination franaise et l'exaltation d'un pays btir. Et, dans mon environnement familial, j'ai t lev dans l'ide que l'indpendance de l'Algrie n'tait qu'une tape avant l'avnement du grand Maghreb. Je suis n Soustara, la Casbah d'Alger, et bien que nous ayons trs tt dmnag au Ruisseau, dans ma tte, je suis rest un enfant de la Casbah, jusqu' mon entre l'cole, en 1957. J'ai alors dcouvert qu'aux yeux des autres, je n'tais pas un Algrois mais un Mozabite. De la mme faon j'ai dcouvert qu' l'cole, il y avait des Franais et aussi des Kabyles, des Arabes, des Chaouis,... C'tait trange cette dichotomie entre le discours la maison et la ralit sociale du moment. Dans mon cas, cela induisait une difficult de comportement puisque tre mozabite signifiait forcment devenir commis d'picerie alors que pour moi, cette priode, le terme Mozabite n'avait pas une grande signification, mme si mon pre portait, et porte toujours, le costume musulman ou arabe, qui peu peu est devenu mozabite, puisque les autres l'ont abandonn ! Tout simplement. Dans ma famille rgnait un grand climat patriotique nourri des dbats qui se tenaient dans le salon frquent par Ahmed Bouda, Sad Dahleb, des membres de l'association des Oulemas... Et puis, je suis la fois l'arrire-petit-fils de Cheikh Tefayech, savant ibadite, et le petit-fils du dernier Cadi ibadite de la ville de Constantine, avant qu'elle ne tombe aux mains des Franais. Mon pre signait dans Alger Rpublicain , mon oncle a crit un grand nombre d'ouvrages nous laissant en hritage une immense bibliothque. Tout ce monde, qui configurait mon entourage, tait agit par l'ide de Patrie et de libert. Mon cousin germain Moufdi Zakarya pote, auteur de l'hymne national Kasamen ; un des fondateurs du PPA dont il a t Secrtaire Gnral et non Prsident par dcision du BP de l'poque car un lbadite, un minoritaire, ne pouvait l'tre , connaissait la prison. De faon plus en prise avec cette aspiration maghrbine, mon autre cousin Cheikh Salah Benyahia, avec deux autres Mozabites , fut parmi les cinq membres fondateurs du vieux Destour tunisien. Dans cet environnement, j'tais avec les uns, Algrois, Algrien et Maghrbin alors qu'aux yeux des autres, mes camarades, je devais correspondre une dfinition troite, trique, strotype du Mozabite. Le petit voisin kabyle de l'immeuble mitoyen devait certainement vivre une situation similaire.

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Je m'y arrte pour dire ce qui m'a construit et me fait prendre la parole aujourd'hui. Et j'en parle tout autant que de cet autre moment de la formation de ma personnalit qu'a t l'adolescence et que je veux voquer. En 1964, Alger tait une ville internationale. Alger tait la fte, l'espoir. Nous tions convaincus que nous allions rapidement devenir un pays leader, dvelopp, moderne o il faisait dj trs bon vivre. Les gens affluaient de toutes parts. Les nouveaux prophtes, nous assurant de ce devenir, venaient d'Orient, d'Occident, du Sud, du Nord. Au lyce, nos professeurs taient l'image de ce kalidoscope. Notre lyce, El ldrissi, tait tout ensemble un lyce populaire et pilote. Nous disposions d'enseignants de grande qualit. Certains cours n'taient pas assurs mais d'autres taient de trs bon niveau. Certains professeurs taient des stars internationales, bien videment de gauche. L'un d'entre eux, le professeur de philosophie et de franais M.T.M., sur fond de lutte idologique, lors de la premire remise de copies m'attribua un 15 pour ma dissertation sur le sujet qu'est-ce que la bourgeoisie ? en insistant sur le fait que je devais transmettre cette note la personne qui avait fait le travail. Ce qui, ce moment-l, m'avait sembl tre d'un humour douteux s'est reproduit la fois suivante, la fois d'aprs, et plus choquant encore ce fin aussi le cas avec d'autres enseignants pour qui pourtant, j'avais une admiration illimite. Il m'a fallu un trimestre pour comprendre qu'il m'tait signifi que j'tais le fils de mon pre, ce pre Prsident de l'Association des parents d'lves, qui avec sa tenue vestimentaire ne pouvait qu'incarner la raction contre le progrs. Ce pre qui crivait dans Alger Rpublicain et qui, de son point de vue, tait un partisan du progrs. Pour la deuxime fois, je me trouvais assign l'identit du petit Mozabite, prsent ractionnaire aprs avoir t prdestin l'picerie. Cet pisode tait pourtant plus grave que celui de l'enfance car mes interlocuteurs taient des adultes et mme des modles pour l'adolescent que j'tais, en qute de figures positives pour affronter un pre dot d'une forte personnalit. Ces deux exemples, ces deux tapes constituent des moments importants de la formation de l'tre adulte que je suis devenu, en qute permanente de rponses ces questions qui nous taraudent tous et toutes sur l'identit collective et individuelle. Si je ne devais choisir qu'un genre musical pour m'accompagner sur une le dserte, ce serait le chbi (aujourd'hui je suis toujours Algrois, de Soustara, quartier historique d'Alger dont l'quipe emblmatique est l'USMA, mme si j'ai un faible pour le Mouloudia, le plus vieux club de football de la ville)... Et pourtant grce, et cause, du regard des autres, je me suis rappropri la part de mozabite qui est en moi. Et j'ai beaucoup appris, et notamment que le M'Zab, une chelle rduite, est le conservatoire de traditions, de culture, de beaucoup d'lments de l'identit algrienne. Ce qu'on a souvent moqu a permis la sauvegarde pendant des sicles de formes d'organisation, de modes de vie, de rituels qui ont disparu ailleurs. Ils sont pourtant d'une grande utilit pour comprendre la situation actuelle de l'Algrie et imaginer, en partant de notre histoire, des issues aux impasses actuelles. Les dcideurs algriens se situent autrement. Leur rapport au politique peut tre peru aujourd'hui comme la qute de La martingale. Je retiens ici deux des sens du mot MARTINGALE:

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En statistique, c'est--dire en calcul stochastique, une martingale dsigne un processus alatoire et dynamique dans lequel le calcul consiste parvenir des probabilits plus exactes que celles des bookmakers. Une martingale est aussi une technique permettant d'augmenter les chances de gain la roulette, tout en respectant les rgles du jeu. Le terme jouit d'un mystre et d'une fascination auprs des joueurs eux-mmes qui pensent ainsi matriser des techniques secrtes mais efficaces pour se jouer du hasard. De nombreux candidats au jeu cherchent LA martingale qui permettra de battre la banque la roulette. Dans la ralit, les martingales ne sont que le rve de leurs auteurs. l'tape actuelle de l'histoire de l'Algrie, les matres du jeu ne parviennent plus respecter des rgles qu'ils ont eux-mmes tablies. Et si, malgr tout, nous dcidions d'y voir clair ? Comment expliquer les contradictions actuelles du systme de gestion en Algrie si ce n'est en revenant ce qui, partout ailleurs et en tout temps, a fait ses preuves. Je pense ici ce qui m'apparat, en premier lieu, comme tant la manifestation d'un tat mature, c'est--dire l'existence d'institutions prennes qui s'imposent aux individus. Quelle que soit la culture, la religion, la priode historique, l'existence de telles institutions n'est pas concevable sans qu'elles soient portes par la dialectique autorit/ discipline. Je n'insinue nullement une organisation fasciste de la population. Car le fascisme ou l'autoritarisme, sont prcisment la ngation d'une discipline et d'une autorit car elles ne peuvent s'exercer sur le long terme que lorsqu'elles sont admises et lgitimes par les populations. Parvenir en groupe ce niveau d'organisation suppose la conjonction, la ralisation de ce que j'appelle les 3 A : Accumulation, Anticipation, Arbitrage. Le matheux que j'ai t considre que parvenir ce triangle gagnant, au sommet duquel je place des institutions qui reposent sur le couple autorit / discipline, n'est possible qu' condition que soient runies les trois A . Cet chafaudage repose sur quatre quations qu'il s'agit d'implmenter la lumire des expriences historiques rcentes travers le monde et dans notre pays : UN, il n'y a pas de dveloppement durable sans conscience de Soi, sans connaissance de l'anthropologie et de la sociologie d'un pays, mais aussi de son histoire et de sa culture, et sans respect de la nature. DEUX, il n'y a pas de gouvernance, selon les standards d'efficacit, sans l'existence d'une lite nationale. TROIS, il n'y a pas d'conomie performante sans dmocratie, c'est--dire sans lgitimation par la population. QUATRE, enfin, il n'y a pas de libert, fut-t-elle conomique, sans un tat fort.

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C'est pour ne pas affronter ces postulats, qui relvent finalement du bon sens, que les dirigeants algriens courent toujours derrire la martingale gagnante. Ils le font dans le but d'ignorer des rgles qui, au demeurant, s'imposent d'elles-mmes progressivement dans la socit, dans une dynamique active par la gnralisation de l'ducation et de l'accs l'information. Ce refus entt est la raison centrale expliquant le basculement dans l'informel tant de la vie conomique que de la vie politique, donc, en fait, de tout le fonctionnement social. L'mergence en cours d'individus aspirant l'exercice de la citoyennet, conduit le pouvoir politique y rpondre en renvoyant en permanence la socit des formes de gestion de la vie sociale obsoltes et opaques, comme le clan, la rgion, les `arouchs, la tribu, le Saint protecteur... C'est aussi pourquoi le partage de la rente, et son corollaire la soumission un clan ou un individu, se substitue au contrat social qui s'exprime notamment dans l'impt. Aux droits fondamentaux, il est substitu diffrents droits de passage et de cuissage. Je veux m'attacher exposer et dfendre la combinaison que l'histoire et la raison opposent la vaine martingale. J'y tiens car une nation qui ne tolre aucune critique, qui se complat dans un sentiment de supriorit, une nation qui doit sans cesse tre flatte, une nation qui n'affronte pas la vrit et dont les dirigeants croient qu'ils bnficient d'une forme d'exonration morale et d'une sagesse particulire, une nation dnue d'humilit est promise des calamits sans ho. ce stade de mes propos, je sens qu'il me faut intgrer cette propension de mes compatriotes douter qu'une initiative puisse tre libre, dsintresse, personnelle sans liens occultes et dimensions de complot. C'est pourtant le cas de cet essai. Il ne rpond aucun agenda politique ni aucune commande particulire. Il n'est pas un lment, parmi d'autres, d'une quelconque stratgie politique. En un mot, il n'engage que moi. Cependant, si je me dcide exposer des ides qui auraient trs bien pu tre cantonnes quelques cercles ferms o l'on est habitu refaire le monde et, surtout, le pays sans grande prise de risques, c'est bien sr avec l'espoir d'interpeller tout ce que notre pays compte comme intelligence, et d'inciter la rflexion et au dbat. Dire que le monde volue et se transforme une vitesse inimaginable, est un lieu commun. D'normes recompositions le remodlent : qu'il s'agisse de l'mergence des BRIC (Brsil, Russie, Inde et Chine) ou des CIVETS (Colombie, Indonsie, Vietnam, gypte, Turquie et Afrique du Sud), ces futurs gants de demain. Peut-tre sommes-nous d'ores et dj entrs dans une autre phase, celle o prend fin l'ge des Nations et o commence celui des Cits. Le XXIme sicle ne sera pas forcment domin par un G.2 USA et Chine, et ne sera pas forcment non plus multipolaire autour d'Inde et autre Brsil mergents. En cette poque o tout semble incontrlable, les villes plus que les tats sont en train de se transformer en lots de gouvernance qui serviront de base la mondialisation de demain. L'poque, les dcouvertes technologiques et l'accroissement de la population ont grandement acclr l'avnement de cette nouvelle vie urbaine. Et ce qu'ils dessinent, ce n'est pas un village plantaire mais un rseau de diffrents villages. Dans ce contexte, aucune nation ne pourra sans doute esprer survivre sans disposer d'au moins un point d'ancrage urbain florissant. Au stade actuel, la mondialisation permet certaines mtropoles d'tre moins dpendantes de l'tat. Nombre d'entre elles pourraient un jour dfier les pays qui leur ont donn naissance. Le nouveau monde n'aura plus grand-chose de commun avec le systme d'quilibre des pouvoirs du XIXme, ou celui des grandes puissances du XXme sicle.

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Combien sommes nous caresser ce rve pas si fou d'une Algrie qui compterait enfin, elle aussi, dans la marche et la transformation du monde ? Il ne tient qu' Elle. Mais l'Histoire n'attend pas, ne nous attendra pas.

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PREMIRE PARTIE Les quations de base

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LA CONSCIENCE DE SOI

Depuis peu, j'emprunte frquemment la Route Nationale Une qui relie ma maison d'Alger la petite rsidence que je possde dans la palmeraie de Bni Isguen. Du littoral l'ore du grand dsert, je traverse durant des heures les transformations naturelles du paysage algrien. Mais, sur 600 kilomtres, j'ai surtout le sentiment de feuilleter un catalogue des destructions l'algrienne, qu'il s'agisse de l'tat de l'environnement ou du traitement du patrimoine. Il en est ainsi du btonnage de la Mitidja, de la disparition de la coquette Blida, de la destruction de la citadelle de Mda, de l'apparition saugrenue d'immeubles au milieu des Hauts Plateaux, ou encore de la mise en place de glissires de bton au milieu de la Route nationale empchant le sable comme les troupeaux de moutons de passer sereinement leur route, et enfin de la dnaturation du site et de la pentapole du M'Zab, classe patrimoine mondial de l'Unesco. En octobre 2008, Ghardaa a subi une crue de l'Oued M'Zab comme elle en connat tous les sicles. Celle-ci fut particulirement meurtrire et destructrice, pour plusieurs raisons. Il faut d'abord savoir que les Mozabites n'ont pas d'autorisation de construire, y compris en plein dsert, alors que les nouveaux arrivants n'ont eux aucun mal obtenir le terrain ainsi que les permis de construire ncessaires. En cachette donc, les mozabites construisent dans les palmeraies, dans des lits de l'Oued, contredisant l'uvre, les savoirs et interdits des anctres btisseurs. La seconde explication aux importantes destructions enregistres est lie au fait que le systme ancestral de gestion de l'eau connat des agressions ainsi que des destructions. L'un des derniers incidents qui a prcd la crue a t la destruction, avec un excavateur, d'un systme de distribution et de rgulation d'eau Ghardaa, vieux de sept sicles. la suite de cette crue l'administration centrale s'est manifeste avec une clrit remarquable en proposant aux Mozabites trois solutions : Le financement de la construction de logements par les habitants. Le paiement d'un loyer pour une dure dtermine pour ceux qui trouvaient se loger chez le priv. Le relogement provisoire dans des baraques. La population a immdiatement exclu la troisime solution au profit des deux premires. Or, unilatralement, c'est pourtant cette dernire qui a t impose par cette mme administration centrale. Les implications de cette troisime solution sont normes. Le relogement dans des baraques, hors des cits historiques, selon une disposition urbanistique trangre la rgion, et plus proche du cantonnement de chantier ou du camp de concentration que du retour une normalit citadine, est peru comme l'expression d'une volont de briser l'organisation sociale des Mozabites. Il s'agit principalement de la destruction des rseaux communautaires de solidarit. Le M'Zab possde des institutions qui ont survcu aux turbulences de l'Histoire, y compris sous la colonisation. Les modes de vie et

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d'organisation issus d'une longue tradition sont aussi l, selon moi, pour signifier des populations, de manire quotidienne, d'o elles viennent. Cette relation Soi et leur histoire leur permet de comprendre que les modifications apportes par l'administration, annonce une remise en cause de leurs institutions, et une remise en cause de l'identit profonde de l'Algrie dans une dmarche banale, celle du fascisme ordinaire, celui qui s'ignore. Comme ignorait galement ses origines Zntes cc rcent Wali de Ghardaa particulirement virulent contre l'identit et les institutions mozabites. La population est aussi agresse par le cot de revient de ces baraques. Alors qu'au M' `Zab, depuis au moins une dcennie, les autorits se plaisent faire visiter aux dlgations trangres de nouvelles cits, construites par les habitants et qui introduisent de la modernit dans des modes de construction respectueux de l'esthtique traditionnelle, des conditions climatiques et sociales. La plus importante de ces maisons d'environ 300 m2, avec un patio et sur trois niveaux, a un cot de revient infrieur ces baraques de 36 m. Le diktat de l'administration place les mozabites face un dilemme : ne pas occuper ces baraques reviendrait permettre l'arrive massive de nouveaux migrants, accentuant ainsi le caractre dj minoritaire des Mozabites dans leur valle. Les occuper signifierait s'isoler de la communaut et participer sa dissolution. Et en premier lieu serait affecte l'organisation fminine de la cit et son mouvement associatif, la circulation des femmes ne trouvant plus de modes d'inscription dans ce nouvel espace. La communaut doit faire preuve donc, d'une capacit de rponse face un dfi brutal. Les Mozabites en ont encore la possibilit puisqu'ils peuvent s'appuyer sur les dynamiques internes d'un groupe organis qui a su allier, avec une grande matrise, sa propre continuit historique et un accs la modernit. En mme temps, on peut se demander s'il est possible d'exempter les Ibadites de la responsabilit de la situation qu'ils vivent actuellement. On peut aussi se demander jusqu'o ira le processus d'agressions et de remise en cause de l'organisation sculaire du M'Zab. Pour l'administration, il est tentant et lgitimant de conclure que, par la destruction des structures sociales du M'Zab, elle contribue la modernisation de la socit , alors que, quels que soient la formulation retenue et les arguments avancs, il s'agit pour les mozabites de l'expression d'un racisme qui cache peine son nom. Si le M'Zab tait la seule rgion subir ces agressions, il serait possible de partager cette conclusion. Or ce qui depuis l'indpendance est advenu de la Casbah est pire encore, comme pour toutes les vieilles cits d'Algrie. Au-del d'un subjectivisme d'Algrois, il faut reconnatre qu'Alger est une ville qui possde des particularits assez rares dans le monde. Elle a une me. Sa position dans la baie y contribue beaucoup mais elle a surtout un parler, une musique, une cuisine, des rituels, une identit trs forte. Et c'est prcisment ce qui pose problme. Il me revient aujourd'hui en mmoire un pisode qui s'est droul en 1982. Je travaillais alors au Ministre du Plan et avais accept un logement de 68 m2 Bab Ezzouar, en prfabriqu mal assembl me permettant de voir l'extrieur sans m'approcher de la fentre, travers les interstices des murs. Pour moi, il tait vident que je devrais un jour

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dmnager dans ce qui me semblait tre le vrai Alger, la vieille ville et plus particulirement ses hauteurs. Au Plan, j'avais pour collgue un cadre suprieur originaire de l'intrieur du pays qui habitait une magnifique demeure sur les hauteurs du Telemly avec une vue sur cette baie qui fait fantasmer tous les Algrois. Ce cadre passait son temps clamer qu'il dtestait cette ville. Au fil du temps, j'ai dcel les raisons de sa haine. D'abord, il ne faisait aucun effort pour comprendre la ville et aller vers elle. Il se sentait agress et, plus grave pour lui, son fils, sous l'emprise du charme de la ville, tait devenu, lui, un Algrois. De son point de vue, cette ville ne voulait pas de lui et lui avait vol son fils. Beaucoup de nos dirigeants sont enferms dans des rsidences et ne mettent jamais les pieds dans Alger. Pour prendre un caf, ils prennent l'avion, et quand, par ncessit, il faut montrer la ville des trangers on chaule, la va-vite, les faades haussmanniennes de certaines artres, toujours les mmes. La Casbah qui a besoin de cette matire vivante qu'est la chaux parce que btie avec des pierres vivantes, n'y a pas droit. Alors que les pierres des immeubles haussmanniens ont, elles besoin d'tre nettoyes et surtout pas recouvertes ! Je m'interroge au fond, sur le fait que, depuis l'indpendance, pour les dirigeants, ne reste digne d'intrt comme uvre architecturale que le legs colonial. Alors que certains historiens se sont chins crer une continuit entre la Rgence d'Alger et le recouvrement par le pays de sa souverainet, les acteurs politiques n'ont jamais prouv le besoin de mobiliser une partie de leur nergie pour sauvegarder le symbole de cette continuit qu'est la Citadelle. Mais ils ont finalement compris les possibilits qu'offre la Casbah en matire de tourisme et la peroivent aujourd'hui comme une potentielle Marrakech : y amnager des riads permettrait de drainer des revenus colossaux semblables ceux drains par la ville marocaine. La technique qu'ils pensent efficace pour y arriver est de vider la Casbah de sa population. Mais force est de constater que la seule mthode l'uvre est de laisser les maisons s'effondrer. Dans le meilleur des cas, on reconstruira une Casbah de pacotille l'image de ce qui s'est fait dans certains pays du Golfe, plus srement pourtant on assistera une vaste opration de spculation foncire qui dtruira jamais le legs d'une identit algroise, pour ne pas dire algrienne. La ville fait fantasmer parce qu'elle est riche en paysages, en symboles et en lieux de culture. Alger a t pendant longtemps la ville la plus riche de la Mditerrane pendant la priode Ottomane. Quand les Franais y sont entrs, le pillage bien suprieur au seul vol du trsor d'Alger qui, sil avait t rclam par l'Algrie aprs 1962, aurait fortement renflou les caisses du nouvel tat , le saccage des monuments pour des raisons militaires et symboliques n'ont pas supprim de la mmoire des Algrois la nostalgie de lieux comme La Djenina, la Mosque Es Sayda... L'identit de la ville tait telle que les Franais ont fini par succomber son charme et par en respecter les rgles esthtiques. Il y eut mme une priode no-mauresque dans le bti et une association du Vieil Alger afin de rtablir les liens avec le pass. Il faut reconnaitre qu'existe en France un sens de l'histoire et de sa mise en scne : le Louvre, le Palais Royal, le Palais de Versailles sont encore vivants.

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Nos dirigeants eux, n'ont pas encore atteints ce stade. Ils ne semblent pas avoir saisi qu'une ville est plus qu'une simple organisation spatiale qui dtermine les rapports politiques et sociaux. C'est elle qui cre ou invalide le sentiment d'appartenance et de continuit historique grce auquel un peuple peut se projeter vers l'avant. Les projets de logement qui font nos villes actuelles et leurs extensions sont ns, au XX sicle, des concepts de Le Corbusier, architecte Suisse totalitaire et toujours hros intouchable de la formation en architecture en France, et donc en Algrie.me

On a cru que la maison tait une machine habiter, que les rues en ville devaient tre entirement spares par leurs fonctions et que la ligne droite et l'angle droit dtenaient la cl de la sagesse, de la vertu, de la beaut et de l'efficacit. La seule qualit que, personnellement, je reconnais ces conceptions et l'urbanisme qu'elles ont inspir, c'est l'efficacit dans la d-civilisation, la dshumanisation des espaces urbains avec, pour corollaires, la dsocialisation de pans importants de la socit et un sous-systme qui, avec constance, produit de la dlinquance et du terrorisme. Une sorte d'anti-socit se dveloppe au sein d'une population dont le sens de l'existence se rsume la haine porte l'autre : la socit officielle ou apparente cense profiter, elle, du systme. Cette alination, ce gouffre de dfiance s'affichent sur les visages de ces jeunes hommes et femmes, pour la plupart au chmage de faon permanente, dambulant dans des espaces inhumains, cribls de nid-depoule et o l'ennui suinte des murs. Dans ces espaces, si vous ne souffrez pas avec les habitants, vous tes contre eux. Appliques au Tiers Monde, les thories de Le Corbusier ont men la construction de cits, d'un type d'habitat o le mode de prvarication et d'entassement participe du recul et de la rgression civilisationnels, tous points de vue : la pauvret et l'injustice empirent, la dlinquance et l'obscurantisme, notamment religieux, comme les symptmes d'un grand corps malade, se rpandent en une lpre hideuse. Pendant ce temps, tout Zralda a t cltur, et comme autres exemples algrois, on peut citer galement les forts de Sidi Ferruch, Bouchaoui ... Ce sont des zones interdites, aux arbres comme aux hommes, livres au bton et la spculation. Les forts, les espaces de loisirs disparaissent, accapars par les administrations de souverainet (Arme, Prsidence de la Rpublique) ou distribus sa clientle nationale et internationale. La populace reste parque pour ses sorties, dans les quelques mtres carrs qui lui sont concds. Que le personnel politique ne parvienne pas envisager la ville est, il est vrai, constitutif d'une histoire violente. Aprs la conqute, l'Algrie a t programme comme la continuit gographique de la France, malgr des dbats houleux Paris. Il tait urgent de dtruire tout symbole, toute trace qui pouvait s'affirmer comme contradictoire avec l'histoire de France. La prsence franaise devait apparatre comme un recouvrement de l'identit romaine de ce pays. Destruction des systmes d'enseignement, des bibliothques, des systmes de sant ont contribu crer un vide et nous appauvrir culturellement ainsi que matriellement. Par opposition l'identit arabe, les conqurants ont accord un intrt particulier aux berbres , dont les Kabyles. L'tat de misre de cette rgion, de rgression et de prcarit qui a suivi la

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forte rpression de sa rsistance la pntration franaise a t considr par les forces coloniales comme des conditions propices pour une adhsion de la population au mythe de la continuit avec l'Afrique romaine. Cette politique, nous le savons, fut un chec mais elle a induit une rupture mmorielle. Un grand nombre a admis et admet encore les appellations comme berbre, kabyle, ignorant celui de Sanhadja qu'Ibn Badis revendique lorsqu'il signe Ibn Badis El Sanhadji. La rupture mmorielle, la difficult renouer avec le pass sont tels que les Kutama et Sanhadja contemporains se revendiquent kabyles , c'est--dire au sens littral tribu sans dnomination, SNP, sans nom patronymique. De la mme faon, les berbres algriens sont le dernier peuple de l'empire romain retenir la dnomination romaine de barbare, berbre, qui les privait de citoyennet. Cette dtrioration de la mmoire m'apparat brutalement lorsque je traverse la Kabylie. Les beaux villages de Mouloud Ferraoun, comme l'Ain el Hamam de Tahar Oussedik ou le Bni Yenni de Mouloud Mammeri, les espaces chants par le pote Mohand U M'hand, cette nature belle et pre sont violement dfigurs par les nouvelles btisses. L'administration, comme la population, dans un pacte morbide, ont dtruit plus que la France ne l'a jamais mme voulu. La montagne est une dcharge. L'entre d'Asquif N'temana, o le pote a voulu tre enterr Michelet, est envahie par une fourrire de vhicules privs. Les maisons ancestrales sont remplaces par une comptition entre laideur et hauteur de chaque nouvelle btisse. Dans ce mme mouvement de rupture de la mmoire, la robe conue par les surs blanches, effrayes par la libert des corps de femmes amazigh dans leur toge, s'est impose comme robe kabyle . Il est aujourd'hui difficile d'expliquer une jeune femme kabyle que le vtement que, de plus, elle revendique souvent comme signe identitaire, parfois militant, est une cration rcente. Comme il est difficile de lui faire croire que les Fatimides, les Zirides ou les Hammadites, sont ses anctres. Je retrouve les signes de cette rupture mmorielle dans le dbat passionn qui a agit l'Algrie en 2010 propos de la manire dont il faudrait retranscrire la langue amazigh : caractres latins ou arabes pour cette langue orale, ignorant mme l'criture ancestrale en Tifinagh ? Les dfenseurs de la premire option, incapables d'assumer des penchants francophiles qui n'ont rien de dshonorants, ont martel la ncessit de s'insrer dans la modernit, oubliant que cette langue a longtemps t crite en caractres arabes, que les muses espagnols, notamment madrilnes, regorgent de manuscrits amazighs crits en caractres arabes. Je ne dis pas qu'il faille absolument utiliser cet alphabet mais au moins faudrait-il convenir que s'en priver, c'est prendre le risque de ne plus avoir accs aux sources et donc d'aggraver la cassure mmorielle. Les chercheurs turcs travaillant sur l'Empire Ottoman et capables de lire le turc crit en caractres arabes ne sont plus qu'une poigne, alors mme que l'empire ottoman semble vouloir aujourd'hui renatre de ses cendres, avec l'mergence d'une Turquie de plus en plus tourne vers ses anciennes sphres d'influence et ressentant la ncessit de plus en plus pressante de renouer le fil avec une priode honnie par Atatrk.

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J'observe aussi qu'il est galement difficile de faire comprendre aux jeunes Algriens que l'tat Rostumide constitue une matrice pour tout le Maghreb Central, les mozabites tant lgataires d'abord de l'Ibadisme comme cole religieuse. Pourtant pour beaucoup, l'tat Rostumide n'est que l'histoire des Mozabites, sans plus. La connaissance et l'analyse de l'histoire de cet tat nous amneraient comprendre non seulement comment s'est forme l'Algrie, mais aussi pourquoi les royaumes et dynasties du Maghreb Central ont toujours eu du mal survivre leurs fondateurs. L'tat Rostumide offre aussi une formidable occasion d'riger ce qui tant nous manque : des rcits fondateurs de l'Algrie. Les dirigeants algriens s'y refusent au prtexte qu'il s'agissait de la tentative d'une minorit religieuse d'difier un royaume en terre maghrbine. Et que dire de l'oubli des Fatimides avec lesquels nous semblons nier toute parent ? Est-ce parce que les reconnatre serait aussi admettre que le Maghreb Central a longtemps t chiite ? La rupture historique a emport avec elle la possibilit de se dfinir en se rfrant sa propre histoire, sa mmoire, son vcu. On aboutit la haine de soi qui devient la variable explicative de nos comportements ; le bourgeois se cache, le membre de la nomenclature se dissimule, l'ouvrier ainsi que le paysan et l'intellectuel ont honte, tout un chacun s'excuse de demander pardon ne se sentant pas lgitime dans sa position, ne se reconnaissant pas dans son statut mais surtout, rejetant ses origines. Comme dans ma qute adolescente, avec encore peut-tre moins de rsistance et de matriaux pour l'alimenter, c'est le pays tout entier qui se soumet au dsir des autres. L'Algrie est devenue une foire d'empoigne entre partisans de deux conceptions de l'universalit : ceux qui se cachent derrire l'universalit temporelle incarne par un Occident conqurant et vainqueur et ceux qui se rclament de l'universalit intemporelle propose par le salafisme dont les vrits sont censes rpondre aux dfis de tous les temps. C'est le rapport au temps qui est en jeu : les uns pensent que le mimtisme des vainqueurs suffit rattraper le temps. Les autres assurent que devenir les matres du temps est possible en se conformant des dogmes. Les deux postures, loin de permettre d'affronter les enjeux actuels, conduisent un dguisement permanent entre ceux pour qui le modle est en Occident, et ceux pour lesquels il est en Orient. Pour tre dans l'universalit, il faut d'abord avoir conscience de Soi et non emprunter aux autres. Prenons l'exemple du mot dmocratie : pour les uns le modle achev se trouve en France, pour les autres c'est la choura . Les deux se contorsionnent en ignorant l'histoire des ides politiques de notre pays. Pour ce qui nous concerne nous Algriens, l'poque o s'exerait la dmocratie athnienne, au moment o s'exprimentait la dmocratie la romaine, en Tamezgha, le pays des Imazighen, se pratiquait ce qu'on appelle aujourd'hui la Djem qui irradiait du plus petit village vers la cour des Aguellids. Dans ce mme espace de la Mditerrane, se pratiquaient des formes de vie politique proches, et ce n'est gure tonnant. Ce qui en revanche tonne dsagrablement, c'est cet oubli de la forme originelle de la dmocratie en Afrique du Nord, qui dmontre que ce n'est pas une exclusivit europenne. Le savoir, le dire publiquement, contribuerait dcomplexer nombre d'Algriens qui se laissent aller penser que la dmocratie n'est pas faite pour eux. Cela aurait aussi le

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mrite de renvoyer dos dos tous ceux qui en Occident, par simple calcul matrialiste ou par complexe de supriorit, estiment que les populations du sud de la Mditerrane sont incapables de vivre en dmocratie et qu'il leur faut absolument tre sous le joug d'une autorit peu susceptible d'tre conteste, y compris par les urnes. L'importance de la conscience de Soi peut aussi s'illustrer par d'autres expriences. Si on s'arrte aux exemples du Japon et de la Turquie, on observe que leur confrontation l'Occident conqurant les a conduits des ractions diamtralement opposes. Le japon a considr que l'apprentissage des techniques issues de l'Occident devait s'accompagner d'un renforcement de l'me et des traditions japonaises. La Turquie a pour sa part, avec Kamel Atatrk, privilgi le mimtisme absolu. Rsultat : le Japon est devenu trs vite une grande puissance alors que la Turquie frappe encore aux portes de l'Europe et sort peine du sousdveloppement, parce qu'elle accepte enfin de regarder et de renouer avec son pass. L'objectif de tous les rvolutionnaires, l'instar de Boumediene, est de construire un homme nouveau. Dans cette formule, pour advenir comme homme nouveau, il faut faire table rase du pass. Or, on construit toujours partir de ce qu'on est, car on dispose d'un hritage, mme si on l'ignore. Pour que le pass passe, il faut se le rapproprier, l'inscrire dans la dure pour avoir le souffle de le dpasser. J'aimerais relater un autre pisode personnel que j'estime riche d'enseignements. Aprs avoir obtenu mon baccalaurat, j'ai souhait poursuivre mes tudes l'tranger. Titulaire d'une bourse qui, je le prcise au passage, allait tre rapidement suspendue, j'ai opt pour la Belgique plutt que pour la France et c'est l'Universit des Jsuites de Namur que je me suis inscrit. Lors de mon premier dplacement, mon pre tait venu s'assurer que j'avais fait le bon choix. aucun moment, je n'ai peru chez lui une quelconque inquitude sur le fait que j'allais tudier dans un tablissement catholique. Bien au contraire, que je sois entour d'hommes de Dieu ne lui dplaisait pas et crait entre eux et lui une sorte de reconnaissance mutuelle, de conscience proche. Mais ce qui profondment, le rassurait, c'est que je savais qui j'tais et d'o je venais. Aujourd'hui encore, je pense que ceux qui savent d'o ils viennent se voient ouvrir toutes les possibilits, mme lorsqu'ils quittent leur terre natale. Ils peuvent mme dcider de s'assimiler si cela leur chante car ils connaissent, sans tre ni en bien ni en mal abus, ce qu'ils dcident alors d'abandonner... Mais il y a ceux qui se sentent mal partout, ici et lbas, qui ne sont de nulle part, qui ne savent rsider ailleurs, car il est impossible d'y parvenir sans lieu de rsidence dans sa propre tte. C'est cette conscience de Soi qui est absente du dbat politique en Algrie. Est-ce voulu de la part des dirigeants, s'agit-il de manipulations sur la mmoire ou d'une incapacit penser le temps ? Si, dans certains endroits du pays on observe des manifestations de survivance et de rsistance, c'est peut-tre parce que, comme au M'Zab, il y demeure un sens de la continuit historique dans un itinraire, pas forcment linaire et aplani, vers la modernit. Ces algriens revendiquent partir de leur propre vcu mais aussi des mythes dont ils ont t nourris.

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Ce n'est pas vrai partout mais au XVI sicle, dj, un captif espagnol, Diego de Hado, observait que les Algriens ont song tout sauf crire leur histoire . De la mme manire, Ibn Khaldoun lors d'une de ses traverses du pays raconte que, croisant des bdouins sur les Hauts Plateaux du Maghreb Central par temps froid, constata que ces hommes se chauffaient en brlant du bois sculpt qui provenait des ruines d'un palais proche. Ces faits anciens m'ont permis plus tard de comprendre pourquoi, la bande dessine que j'avais achete mon jeune fils, afin qu'il ait un accs ludique l'histoire de son pays, m'avait effray. L'histoire de l'Algrie ne reposait sur aucun rcit historique et ne correspondait qu' une succession d'pisodes violents dont les protagonistes, qui plus est, taient des trangers : ils faisaient eux donc, l'histoire de notre pays. Ce sont ces blancs de la mmoire et de l'Histoire, cette inconscience de Soi , qui permettent de comprendre aussi pourquoi les Tunisiens n'ont aucune difficult s'approprier et revendiquer Saint Augustin, Les Khridjites et les Fatimides... Nous n'accordons pas davantage d'intrt Apule de Madaure ou l'cole de Mathmatiques de Bjaa. Les programmes scolaires de nos enfants sont l'image de cette B.D. Par comparaison, on peut rappeler que les Franais ont, de l'avis des historiens, transform une escarmouche sans intrt Poitiers en un mythe de leur identit nationale, organisateur qui plus est, de leurs rapports avec le Monde Musulman. Pour ce qui est de nous, o sont nos rcits fondateurs ? O sont nos mythes ? Qui se souvient aujourd'hui d'Ahmed Bey, vritable hros national face l'invasion franaise et qui fut trahi par des tribus impressionnes par la puissance de feu des armes coloniales ? Pourquoi n'existe-t-il pas d'ouvrages sur l'histoire de l'art algrien ? On le voit, la Conscience de Soi nous fait cruellement dfaut. Pourtant, et pour en revenir mon exprience individuelle, mon parcours empruntant le dtour signifi par le regard des autres d'Alger au M'Zab, m'a permis de me constituer dans ma complexit d'Algrien la fois d'Alger et du M'Zab. Mieux encore, l'histoire assume, le continuum historique du M'Zab, m'ont permis de mesurer ce que le nord de l'Algrie a subi comme violences. Aujourd'hui ces souffrances se perptuent et prennent peut-tre de l'ampleur. L'une des digues maitresses, j'y crois fortement, est d'explorer notre histoire, non pas par passisme mais pour enfin savoir d'o nous venons et qui nous sommes. Quelques chercheurs et intellectuels s'y attlent, tentant de rveiller ou de meubler notre mmoire. Je citerai les travaux de Abderrahmane Khelifa, les romans de l'historien Djamel Souidi qui rendent notre histoire accessible tous et toutes, et aussi cette qute parfois mene au plus lointain d'un rcit d'origine, comme le fait la prhistorienne Malika Hachid. Ils sont des exemples, encore trop rares, du rle essentiel que peuvent et doivent jouer les lites dans la reconqute d'une estime de Soi

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LES LITES

Au tout dbut de la dcennie 90, alors que la France y incitait, l'Algrie tentait d'viter le rchelonnement de sa dette extrieure, et nous avions pour principaux soutiens l'Italie et le Japon. J'tais alors Gouverneur de la Banque Centrale et devais chaque trimestre, me rendre au Japon. J'avais des rapports personnels intenses avec Tomohiko Kobayashi, ambassadeur du Japon Alger. C'tait un diplomate de trs haut niveau. Pour preuve, il quitta Alger pour Bruxelles avec une position hirarchique de tutelle sur toute l'Europe. J'ai bnfici de nombre de ses conseils, de son soutien, ce qui me permit d'tablir des relations de qualit avec quelques dcideurs japonais. Avec la subtilit qui les caractrise, mes interlocuteurs Tokyo me posaient toujours la mme devinette : dans un combat opposant un Japonais un Coren qui est le plus fort ? Pensant leur matrise des arts martiaux, je rpondais immanquablement : un Japonais. La bonne rponse tait : un Coren, sa constitution physique lui confrant l'avantage. Les secondes questions venaient alors : si on opposait 100 Corens et 100 japonais qui gagnerait ? Naturellement, la rponse tait : les Japonais. Pourquoi ? Parce que lorsque l'on est civilis, l'organisation, l'intelligence collective sont plus importantes que l'individu. Les Corens ont d'ailleurs retenu la leon ! J'ai appris galement qu'au Japon, dans les coles de stratgie, on enseignait la chute de Carthage ! Cela, naturellement, m'a interpell parce que, par-del leur culture punique, les Carthaginois taient eux aussi des Imazighen. Hannibal fut un chef de guerre rarement gal jusqu' nos jours. Mais, alors que la victoire lui tait acquise, ses allis, les autres chefs militaires demeurs Carthage pour assurer ses arrires et la logistique dont il pouvait avoir besoin, dcidrent de ne pas envoyer les troupes ncessaires l'assaut final contre les forces romaines. Ils prfrrent la dfaite d'Hannibal son retour triomphant, et signrent ainsi leur propre perte. En sacrifiant un objectif commun leurs ambitions personnelles, ils perdirent l'un et l'autre. De Jugurtha l'mir Abdelkader sans oublier les dchirements du mouvement nationaliste au XXme sicle, cette propension des lites du Maghreb ne pas percevoir l'importance de l'intrt commun est un lment rcurrent de notre histoire. Quand de nombreux Algriennes et Algriens revendiquent le droit de prendre en main leur propre destin et d'avoir leur mot dire sur la conduite des affaires du pays, ce constat devrait profondment nous interpeller et faire ragir. Quels que soient l'poque et le lieu, le rle et la qualit des lites sont primordiaux dans la conduite d'un combat, pour grer une conomie et pour construire un tat. leur arrive, les Franais s'attaqurent la population algrienne avec une violence connue, que les historiens n'osent encore qualifier. Les lites qui en rchapprent furent condamnes l'exil ou au bagne. Et cela parce que les nouveaux occupants savaient qu'un peuple sans lites se trouvait sans moyens de dfense par incapacit projeter et organiser une rsistance.

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Et cette stratgie se rpta tous les 30 ans jusqu' la seconde guerre mondiale, puis tous les 10 ans jusqu' l'indpendance. L'mir Abd-el-Kader, Ahmed Bey, El Mokrani, Cheikh Bouamama, le mouvement des Jeunes Algriens de Khaled, chaque rvolte a entran une rpression de la population et l'loignement de ses lites par les autorits coloniales. Pourtant le pire fut qu'aprs l'indpendance, cette limination des lites s'est acclre, empruntant toutes les formes : pauprisation, manque de libert, absence de reconnaissance... chaque tape de la vie politique du pays, la ncessit de se dbarrasser d'une majorit de rcalcitrants a renclench la chasse aux lites. En 1962, il fallut liminer ceux qui n'taient pas favorables aux exprimentations socialisantes de la priode. Les attaques furent alors portes contre les bribes de la bourgeoisie algrienne et les petits commerants, permettant aux reprsentants du capitalisme international de prosprer. peine indpendante, l'Algrie se privait d'un seul coup du moyen de gnrer des entrepreneurs capables d'aider son dcollage conomique et industriel. De 1965 1978, la notion de libert fut encore plus restrictive puisque n'taient autoriss travailler dans les rouages de l'tat que ceux qui taient favorables la gestion monopolistique du pouvoir, qu'il s'agisse d'conomie, d'information ou de culte...Cette priode a vu des tentatives de mettre en place les conditions d'une mergence d'une classe moyenne. Mais les enfants des catgories les plus actives dans ce qui se voulait un capitalisme monopolistique d'tat n'ont pas t en mesure d'assurer la reproduction des conditions favorisant leur maintien et affirmation. Ils n'ont pas su devenir des fondateurs, ils ne sont pas devenus des anctres comme le dcrivait Ney. Car cela me remet en mmoire cette anecdote entre une aristocrate de haut lignage et le plbien hros des campagnes de Bonaparte, le Marchal Ney. cette dernire qui lui demandait, sans doute de trs haut : mais qui sont vos anctres ?, Ney rpondit : mais je suis un anctre, Madame Durant les annes Chadli , la complexification du pouvoir algrien a permis l'apparition d'une amorce d'lite lie la possibilit d'existence d'un secteur priv, aux rsultats de l'Universit algrienne et au retour au pays d'un certain nombre de boursiers l'tranger. Tout cela a permis l'closion de courants de pense et leur expression dans diffrents secteurs : dbut d'entreprenariats, productions universitaires, qui accompagnaient l'mergence d'un autre type de classe moyenne, consciente de ses intrts et donc revendicative. La mauvaise gestion de la crise ptrolire de 1986 a entran les rflexes habituels : l'limination de ceux qui n'acquiesaient pas aux nouvelles orientations . Le raidissement du pouvoir l'encontre de ses opposants sur le plan politique obligea, par ailleurs, de nombreux Algriens prendre le chemin d'un exil, posteriori, des plus prmonitoires. Les annes 90 et 2000 ont pourtant t les pires depuis le XIXme sicle. Ce que fit la colonisation, avec l'alibi d'une supriorit civilisationnelle, et la ncessit de crer le vide pour permettre un peuplement europen de l'Algrie, a t cette fois le fait des Algriens eux-mmes.

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Les lites comme la population ont t les enjeux de la lutte sanglante pour le pouvoir qui engageait l'arme, la police, des groupes islamistes, des clans indfinis, des groupes d'intrt financiers et naturellement les services secrets de diffrents pays. Tout tait bon : meurtres, terreur, assassinats, menaces, emprisonnements, facilitations par des pays trangers pour des exils, souvent dfinitifs. C'est comme si tout avait t programm pour que notre pays se vide de sa substance, ne se relve jamais. Un peu comme si, enfin, la France avait gagn la guerre. J'ai moi-mme t oblig de quitter le pays pour m'installer en France. Les mois prcdant le dpart ont t difficiles car j'avais la certitude, et je n'tais pas le seul, que le systme n'aurait aucune hsitation se dbarrasser de ceux dont on estimait qu'ils avaient essay de le doubler, en mettant en place des rformes destines le faire changer de l'intrieur. En France aussi, la violence a failli nous rattraper. Pourtant, la soumission contourne par l'exil ou endure par la majorit des lites, cette annihilation globalement produite par la domination est aussi l'intgration plus ou moins consciente d'inhibitions et, de ce fait, est galement, autocensure, auto-soumission. Durant ma jeunesse estudiantine, contre l'avis des uns et des autres, nous avions cr en Belgique une Association des tudiants Algriens, indpendante et active galement sur le terrain des solidarits progressistes arabes. Les reprsentations officielles ne nous voyaient pas d'un bon il, tout le moins. J'tais dj revenu au pays, y avait t nomm Directeur central au Ministre du Plan lorsque, pour des questions bureaucratiques, il m'a fallu repasser par l'Ambassade d'Algrie Bruxelles. J'en suis ressorti problmes rgls et qui plus est avec un salut militaire, oui, la main l'horizontale hauteur du front, du responsable du bureau militaire et des renseignements de l'poque qui ne m'avait pas la bonne. Il me prenait pour l'un des leurs ! C'tait cocasse, mais il ne pouvait s'expliquer autrement mon itinraire : lui, qui pourtant en tait, voyait la SM partout et en tout ! Plus rcemment, voquant la petite part que j'ai prise dans la fusion Canal de Suez Gaz de France, les auteurs de GDF-Suez : le dossier secret de la fusion ont reli mes initiatives mes accointances avec le DRS, ma suppose appartenance aux Services algriens. Rien qui ne soit eux, rien en dehors d'eux et fortiori, rien de possible contre eux en Algrie ! Les positions et le pouvoir qu'ils ont acquis conduisent effectivement affirmer que la libration du champ politique, le dblaiement des voies qui conduiraient notre pays la souverainet populaire, la dmocratie, la rengociation de son insertion internationale, passent imprativement par une clarification de l'organisation des services de scurit, et surtout de leurs missions. Mais il faut aussi se rendre compte que cette omnipotence de la SM, de la police politique est aussi dans nos ttes, inhibant nos mouvements, brouillant nos analyses et atrophiant nos rflexions. Il faut aussi ne pas oublier d'envisager que ces sigles qui ont la vedette, hier la SM, aujourd'hui le DRS, ne recouvrent pas ncessairement l'tendue relle de la police politique, ne rendent pas ncessairement compte de l'ampleur des capacits de pollution, de nuisance, de manipulation, de rpression et d'adaptation de la police politique l'volution de notre socit et de ses luttes. Les lites, hlas, ne naissent pas spontanment. Pour former un mdecin, il faut d'abord former son pre. Pour qu'il soit de qualit, il faut former sa mre. Et depuis l'indpendance, nous nous sommes attels dtruire sans rpit ce que nous enviaient la

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majorit des pays du tiers monde et notamment les pays arabes. Nous n'avons cess, en effet, de mettre bas le systme d'ducation. L'arabisation a mme dtruit chez nous la langue arabe. Vue de manire plus pointue, la pdagogie de la violence contre les lites dans le discours ducatif, politique et la polmique courante, a dtruit l'ide mme d'une lite en arabe comme en franais. L'alphabtisation de masse, au lieu de contribuer produire des lites a prpar la population, en l'absence de ces mmes lites, subir le joug de la propagande la plus insidieuse. ce jour, les Algriennes et les Algriens ne savent quels saints se vouer ! La rationalit et le patriotisme se diluent dans la foi quand le gouvernement est illgitime et devient un gang. Il n'y a plus de citoyens mais une masse opprime. Si l'on veut tre rigoureux, il est quelque peu abusif de parler des lites comme d'un ensemble. C'est une catgorie sociale elle aussi traverse de courants et n'chappant pas aux manipulations. Entre Ferhat Abbas et l'OS (Organisation Secrte), les distinctions taient dj notables et, leon de tant d'histoires dont la ntre, le rvolutionnaire n'est pas forcment le plus radical. Le radical tait De Gaulle, car le sens du vrai combat entre de Gaulle et Ferhat Abbas est que pour le premier, l'galit de droits remettrait ncessairement en cause une certaine France tandis que pour Abbas elle permettait l'approfondissement de l'identit algrienne dans un contexte de modernit. Engagement os car cela supposait, il est vrai, que les rgles de la citoyennet pleine et entire puissent s'appliquer aux indignes. De Gaulle avait tranch, qui n'accepta jamais Ferhat Abbas comme interlocuteur, lui prfrant des soldats accompagns d'intellectuels organiques, et qui le furent toute leur vie. Avec eux, l'ide d'une France modifie par des musulmans gaux en droits avec leurs concitoyens, disparaissait. Cette galit devait permettre d'accder l'indpendance, dans d'autres conditions. Avec plus de recul, nous pouvons mme lire l'histoire des revendications portes par certaines des lites algriennes la lumire d'objectifs qu'on leur prsentait comme points de passage obligs. Ainsi, durant les annes 60, le mot d'ordre dans les enceintes internationales tait la lutte pour la libert de circulation en faveur, en particulier, des lites issues des pays communistes ou socialistes comme l'Algrie, qui taient sous le rgime de l'autorisation de sortie. Une fois obtenue la leve de l'autorisation de sortie, la libert de circuler s'est heurte une nouvelle barrire rige par les tats europens : les visas. Plus prs de nous, l'apparition d'une information plus libre dans nos pays, fruit de luttes intrieures, a connu comme rponse quasi hgmonique, des instruments dignes de Goebbels comme l'apparition de CNN, Fox News, El Djezira.... Les revendications dmocratiques, multipartisme et lections libres, ont tout de mme fini par avoir un impact dans notre pays. Elles ont entran les mmes manipulations que celles connues durant la priode coloniale puisqu'aujourd'hui encore on parle en Algrie d'lections la Naegelen, du nom de ce gouverneur gnral de l'Algrie un socialiste, membre de l'Acadmie des sciences coloniales qui truqua de manire honte les lections de 1948. Les lites chappent peu ou difficilement aux manipulations. Arabophones contre francophones, islamistes contre lacs, religieux contre communistes, contestataires contre gouvernement, islamistes contre population et mme islamistes modrs contre islamistes

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extrmistes. Ces oppositions sont en dernire instance des errements qui viennent de la confusion dans laquelle baignent les lites algriennes. Une confusion qu'elles subissent au mme titre que le reste du pays mais dont on peut penser qu'elles l'aggravent. Or, pour influer sur le pouvoir ou ventuellement pour le prendre, il faut tre idologiquement majoritaire. C'est ce que continuent d'ignorer nombre de nos lites qui se rfugient dans des contextes artificiels n'ayant aucune prise avec et sur la ralit. Elles pensent pouvoir dicter au rel la projection de leurs fantasmes et de leurs ambitions. Le plus souvent, cela n'engendre pour elles que cruelles dsillusions et incomprhension de la part du reste de la population. Et qu'en-est-il de ces lites censes tre plus concrtes et pragmatiques, celles de l'conomie ? En Algrie, comme dans la majorit des pays arabes, on confond l'mergence d'une classe de nouveaux riches avec le dcollage conomique. en croire certains, il suffirait que le pays soit dot de quelques milliardaires en euros ou en dollars de prfrence pour doper l'activit conomique. Cette manire de voir relve presque de l'enfantillage car le vritable enjeu reste la production d'une classe d'entrepreneurs. Des entrepreneurs capables d'avoir des ides et de les mettre en pratique, pour leur propre bnfice mais aussi pour que la socit y trouve son compte en matire d'emplois et de mobilit sociale. Pour l'heure, il n'existe pas de vritables lites conomiques en Algrie et encore moins une classe d'entrepreneurs, mme si quelques russites individuelles permettent de faire croire le contraire. On peut invoquer trois raisons cette situation : L'absence de conscience de classe d'abord, car cette catgorie, nous l'avons vu, a connu un fort morcellement du point de vue de la langue, des diffrents systmes de formation, des enfermements dans l'identit rgionale. Rappelons au passage qu'avant l'indpendance, il existait des convergences entre ulmas, communistes, nationalistes, etc. L'absence de base sociale qui en dcoule, car sans conscience de classe aucune catgorie ne peut s'inscrire dans le paysage sociologique et surtout pas convaincre le reste de la population sur les choix ncessaires la sortie d'une conomie de rente, la sortie des impasses en gnral. L'absence d'allis l'extrieur du pays. Il est frappant de voir quel point les lites algriennes manquent de relais et de soutiens l'tranger. Elles n'ont pratiquement ni rseaux ni carnets d'adresse. Pire encore, elles choisissent ou se voient imposer la politique de la chaise vide dans les grandes manifestations internationales o elles pourraient justement conforter leur audience et donc leur influence sur le plan national. Dans de telles conditions, quel alli extrieur parierait sur cette force sociale si dsarticule et sans inscription, ni dans le tissu social local, ni dans les rseaux internationaux ? Ces raisons exposes, il faut tout de mme ritrer que, depuis deux sicles, les diffrentes politiques menes en direct ion des lites algriennes ne leur ont pas donn le temps, les rpits ncessaires pour qu'elles puissent se regrouper en une catgorie sociale la fois cohrente, et surtout influente. En situation coloniale aussi bien qu'en situation d'tat autoritaire,

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l'absence de dmocratie a empch la naissance, le maintien et l'panouissement des lites algriennes

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DMOCRATIE ET CONOMIE

Depuis plusieurs annes, la relation entre dveloppement et dmocratie ne cesse d'tre ausculte. Avec la monte en puissance du consensus de Pkin , expression forge au dbut des annes 2000 qui rappelle que la Chine affiche la fois des performances conomiques spectaculaires doubles d'un verrouillage autocratique manifeste, l'ide que la dmocratie n'est pas indispensable l'mergence d'une conomie prospre fait tranquillement son chemin. De manire incontestable, la russite de la Chine, mais aussi d'autres pays aux rgimes autoritaires, interpelle tous ceux qui estiment qu' long terme, seule la dmocratie et l'tat de droit peuvent garantir la prennit du dveloppement. Une controverse a longtemps oppos le dictateur de Singapour, Lee Kuan Yew, et le prix Nobel indien Amartya Sen au sujet de cette relation entre dveloppement et dmocratie. Le Singapourien, en fait un Chinois de la diaspora, s'inspirant pleinement de la logique confucenne, a mis en avant la discipline et l'obissance comme facteurs essentiels pour la russite conomique, se gardant bien de mentionner la libert et la dmocratie. De son ct, Amartya Sen s'exprima de faon plus proche de la tradition dmocratique anglo-saxonne, ajoutant mme que la libert ne saurait tre une invention de l'Occident. Y a-t-il vraiment contradiction entre ces deux approches ? Le confucianisme, mon avis, a permis la Chine la gestion d'un vaste empire, peupl en majorit de Hans mais comprenant aussi des minorits et des territoires divers. Le terme mme d'Empire du Milieu signifie que tout devait converger vers un Centre incarn par l'Empereur. Cette convergence tait rendue possible par une dialectique qui organisait les liens entre les rgions et La Cit Impriale, entre les sujets et l'Empereur. Cette dynamique passait par la matrise d'une langue crite commune ainsi que par l'existence des Mandarins comme interprtes et traducteurs des aspirations de la population, de celles des notables et de la bonne comprhension et excution des dcisions impriales. L'Empire chinois n'tait pas cet Empire russe qui ne tenait compte de sa priphrie que pour l'asservir, la piller et la mter. L'Inde est un pays qui compte 800 langues connues, un systme de castes complexe, un systme de reprsentativit ci des religions trs diverses : sikh, hindouistes, bouddhistes, musulmans... Voil un contexte o en thorie, tout concourt la discorde, si ce n'est la guerre civile et l'miettement. Pourtant, la dmocratie a permis l'mergence d'une lite reprsentative et respecte, tant par la population que par l'tat qu'elle a contribu mettre en place. Elle jouit par ailleurs d'une reconnaissance internationale. Cette lite, ce systme, ont russi en peu de temps crer les conditions d'une unit nationale, dans des dlais historiques relativement courts en comparaison avec la Chine qui a mis des millnaires pour parvenir ce rsultat. Ceci est d'autant plus remarquable qu' leur dpart, les Anglais ont voulu miner cet essor de l'Inde avec le cadeau empoisonn de la scission d'avec le Pakistan. Attitude qui n'est pas isole. Les puissances coloniales s'tant toujours arranges pour abandonner des germes de chaos dans les pays auxquels elles taient obliges d'accorder lindpendance. Les Franais ont russi inscrire l'Algrie dans un cycle de dsquilibres en organisant sciemment le dpart, non dsir par les Algriens, des Pieds noirs, des juifs convoits et incits aussi

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par Isral partir et d'une partie de la bourgeoisie algrienne. C'est donc un pays saign d'une partie de ses lites mais aussi de sa population qui s'est prsent l'indpendance, sa gestion remise par le pouvoir colonial une soldatesque qu'il connaissait et dont il savait qu'il n'y avait aucun risque qu'elle puisse btir un pays allant l'encontre du scnario de sujtion crit par avance. Il nous faut revenir ici sur la signification du terme dmocratie et renvoyer l'existence en Mditerrane de trois formes d'organisation dmocratique de la vie politique : Athnes, Rome et le monde Amazigh. La dmocratie est un systme de lgitimation par la population des formes de sa reprsentation par une lite. Il s'agit aussi, en vue de prenniser cette dynamique, de dconcentrer les pouvoirs pour organiser leur quilibre permanent. En Algrie, la reprsentativit n'a, depuis l'indpendance jamais t l'objectif des dirigeants. Ce sur quoi ils se focalisent gnralement, c'est sur l'tablissement d'un quilibre entre les diffrents courants et clans qui composent le pouvoir, parvenant parfois effectivement certaines formes d'quilibre plus ou moins durables. Dans leurs calculs, dans la recherche de stabilit pour durer, ils prennent en compte ce que l'on pourrait appeler les composantes de l'quilibre algrien : Les rgions : Oujda, Ghardimaou, Tlemcen, La Kabylie, le Nord Constantinois... Les armes : arme de terre, aviation, marine et, bien sr, la Scurit Militaire. Les Partis, les Oulmas, les Zaoua, les tribus. Les planificateurs, les financiers et les ingnieurs. Enfin les catgories socioprofessionnelles.

Dans ce cas de figure, la diffrence des mandarins chinois et des reprsentants indiens, les lites algriennes sont cooptes avec l'objectif, d'une part de servir le rgime, et d'autre part de contrler une population rpute frondeuse. La mise en quation des composantes de l'quilibre algrien aurait pu s'avrer efficace si ce scnario n'tait rgulirement boulevers par les volutions dsordonnes des prix du ptrole, la libration des apptits et des comportements clientlistes. Les fluctuations des prix du ptrole ont pour effet de favoriser des variations dans le poids respectif de chacun des lments de l'quation de l'quilibre en place tel ou tel moment. Que le prix du baril monte ou descende, et c'est une recomposition qui s'enclenche, avec terme, des ajustements brutaux. En 1965, lorsque le Prsident Boumediene accepta enfin d'assumer la ralit d'un pouvoir qu'il possdait dj depuis avant l'indpendance, la situation conomique et financire de l'Algrie tait au plus bas. L'ensemble des forces que constituait l'quation de l'quilibre a t mis contribution pour proposer un plan de sortie de crise. De cette manire, l'Algrie a bnfici de rflexions de haut niveau, matrialises par le Plan triennal (1967-1969) et le premier Plan Quadriennal (1970-1973). Le pays s'engageait avec srieux dans un effort de redressement. En 1971, malheureusement, le quadruplement du prix du ptrole remit tout en cause et la mise en place des premiers mcanismes de prdation cassa les nouveaux quilibres. La gabegie, le gaspillage en ressources matrielles et humaines, accompagnrent ces processus.

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Cette gabegie, du fait des dsquilibres de pouvoir qu'elle entranait, ne pouvait tre perue temps par la population et par un certain nombre de dirigeants qui auraient pu s'y opposer. Les drives ne pourront tre corriges et l'autoritarisme, qui devait permettre l'efficacit, aboutit museler toute raction technocratique, populaire ou politique la prdation, cc qui deviendra par la suite le parasitage, un peu l'image des tiques sur le flanc qu'elles pompent. La main de fer qui devait permettre le redressement conomique a empch que ne se mettent en place des mcanismes de rgulation salvateurs. On peut penser, qu' l'inverse, un rgime dmocratique aurait bnfici de la vigilance des contre-pouvoirs mais aussi de hauts fonctionnaires qui n'auraient pas hsit faire entendre leur voix sans craindre des reprsailles de l'appareil scuritaire cens faire la chasse aux ennemis de la Rvolution. En conomie, l'absence de dmocratie s'avre contre-productive et mme dangereuse surtout si la conjoncture est exceptionnelle et qu'elle impose une ractivit et un examen critique de la situation. L'Algrie des annes 1970 en a t l'illustration. La reconfiguration de l'Autorit en Algrie s'effectue majoritairement autour d'individus arrogeant une lgitimit issue du Parti et de l'Arme. Dans les annes 70, au niveau de l'conomie, le pays comptait une cinquantaine de socits nationales ingrables parce que trop grosses et ayant hrit de choix techniques et d'investissement inappropris. Elles ne pouvaient pas fonctionner. Le secteur priv, quant lui, tait rprim. La raison en tait qu'il tait encore dtenteur de rgles d'un fonctionnement oprationnel et pouvait produire de faon plus efficace comparativement aux choix faits dans le secteur public. Ainsi, ce qui tait en cause, ce n'tait pas cette opposition Public/ Priv sur laquelle on a beaucoup jou, mais la gestion autoritaire et centralise par opposition une gestion prive. Ds 1975, le dsquilibre des pouvoirs a abouti assez rapidement une crise. La premire Charte Nationale apparat aujourd'hui comme une tentative de correction et d'obtention d'une adhsion nouvelle de la part des populations et des lites civiles et militaires. Il y eut aussi une tentative de rquilibrage des pouvoirs par un ramnagement de la conduite de l'conomie. Mais le problme ne pouvait tre rsolu par un simple changement de dnomination des diffrents Ministres, ni par des mouvements des personnels. L'tat de dysfonctionnement de l'conomie, l'absence de performance, les choix d'acquisition de technologies trangres improductives car faisant fi des capacits nationales d'accumulation et d'ingnierie, ne permettaient pas d'amliorer le fonctionnement du systme, ni mme d'en assurer la maintenance. La situation des finances publiques, nouveau exsangues, a, une nouvelle fois, mobilis l'ensemble des nergies. Comme en 1965, il tait urgent de remettre de l'ordre dans la gestion des affaires publiques. Des expertises et travaux mens cette priode ont conclu la ncessit de rformes profondes en vue de la mise en place d'une conomie de march qui ne ferait pas le sacrifice de la dimension redistributrice, galitariste du socialisme l'algrienne , en fait de l'un des traits de caractres de l'identit amazigh, d'un des chapitres essentiels de nos mythes fondateurs et proclamations charnires, telle celle du 1er Novembre. Derrire ces expertises, durant cette priode ou d'autres, il y a des noms, ceux de fonctionnaires qui ne devraient pas demeurer oublis, effacs de notre histoire. Je pense des gens comme

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Abdallah Khodja, qui fut Secrtaire d'tat au Plan, son Secrtaire gnral, Mahmoud Ourabah, tous ces auteurs de rapports, de plans qui auraient pu nous conduire au changement, et je leur rends hommage. Des rformes donc sont apparues ncessaires. Elles avaient pour objectif de rorganiser les arbitrages conomiques et politiques, de restructurer les entreprises publiques et de mettre en valeur l'ingnierie et la capacit d'accumulation du savoir-faire. La rforme du systme d'enseignement suprieur devait permettre une meilleure adquation entre emploi et formation. Mais, c'est ce moment qu'est intervenue la mort brutale du Prsident Boumediene et son remplacement, dans des conditions opaques pour la population, par le Prsident Chadli, lequel au demeurant approuva les nouvelles orientations rformatrices. Malheureusement, le prix du ptrole, en raison de la Rvolution islamique en Iran, a de nouveau flamb et rduit nant ce nouvel quilibre qui ouvrait la voie des orientations de politique conomique en avance de plus de dix ans sur les pays de l'Est. L'Algrie ratait l'occasion d'une profonde remise en cause. L'argent coulait flot, et comme toujours, il n'existait aucun mcanisme politique qui eut permis de tirer la sonnette d'alarme. Pire, les ajustements initis, tels que la Restructuration des entreprises, par exemple allaient mme, faute de pilotage rel, aggraver la situation. Dans le cadre de ces orientations vers la mise en place d'une conomie socialiste de march , la restructuration des entreprises tait cense introduire des mcanismes de march, c'est--dire la concurrence entre entreprises. Au tout dbut des annes 80 donc, dans un dlai extrmement court, l'Algrie est passe de 50 socits tatiques 1500 entreprises de taille nationale et 13 000 entreprises de taille rgionale et locale. Loin de crer un march concurrentiel, ce qui tait l'objectif initial, on a multipli les monopoles ; l'aisance financire, assise sur les revenus ptroliers et qui se concrtisait par d'amples dotations alloues ces nombreuses entreprises, a aiguis les apptits. Et l'effet induit, plus grave encore que la dmultiplication des monopoles, a t la dmocratisation de la corruption. Autant il tait possible de grer, voire de contrecarrer la corruption lorsqu'elle concernait cinquante intervenants publics, autant il tait impossible de surveiller les pratiques de prs de 15 000 intervenants, de s'opposer ce que la prdation ne se mue en parasitisme. Quant cet autre objectif d'adquation plus forte entre la formation et l'emploi, il connut lui aussi d'importants dboires. Idologisant les choix et s'loignant ainsi de tout objectif d'efficacit et de rationalisation, la rflexion concernant l'Universit, l'enseignement suprieur s'est rsume la multiplication de sites universitaires, de btiments, au dtriment de toute stratgie sur les conditions de prise en charge des tudiants et d'amlioration de leur niveau. Et, assez rapidement, nous sommes passs d'une Universit qui produisait des lites, insuffisantes, perfectibles certes mais nationales, une sorte d'alphabtisation de masse, dans des centres universitaires locaux qui ne permettaient plus la rencontre, l'change et le brassage des lites. Plus d'lite universitaire nationale donc, mais des lites rgionales, avec des sous diplmes, confines leurs centres universitaires rgionaux. Le passage de la langue franaise la langue arabe pour l'enseignement s'est effectu de manire brutale, surpassant mme les besoins du discours dmagogique, comme s'il s'agissait, en ralit, d'empcher toute production d'lite.

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L'Algrie, en 1986, a revcu une situation comparable celle de 1965 et 1979 : par absence de rente, il lui fallait produire du travail. L'endettement est devenu excessif, les chances ne pouvant plus tre assures de manire prvisionnelle et les gnraux se tournrent vers les technocrates pour leur demander de trouver des solutions. S'ouvre ainsi une nouvelle brche favorable pour la rflexion sur des rformes. Le contexte s'est complexifi. La gabegie, qui a pouss au surendettement, est devenue la fille un peu btarde de la corruption gnralise, dmocratise et d'un systme de dcision trs centralis. L'tat s'en est trouv affaibli car les relations de sujtion personnelle ont pris la place des relations institutionnelles. l'impasse algrienne a aussi concouru l'impossibilit de mettre ses mauvais choix au grand jour. Il fallait rechercher un nouvel quilibre. La qute de 1986, ce n'tait pas la premire fois et les Rformes sur lesquelles nous allions dboucher devaient d'ailleurs beaucoup la rflexion sur les checs antrieurs , avait pour ide de dpart comment redonner la socit algrienne la productivit dont elle avait besoin, comment sortir de l'organisation rentire de l'conomie, comment initier une dynamique productiviste en Algrie. Il existe des archives sur cette dmarche, dont les Cahiers de la Rforme , aussi rappellerai je assez schmatiquement que l'Entreprise nous a paru contenir les gisements de productivit, et que les blocages taient dus aux liaisons qu'il y avait entre la gestion de l'entreprise et la gestion du politique. D'o l'ide de dmarrer un travail sur l'autonomie des entreprises. Un projet technocratique pur qui avait des implications politiques et terme, conduisait un projet politique, la dmocratie politique : pas d'autonomie des entreprises sans autonomie de pense des individus, sans autonomie d'organisation, sans construction de nouvelles alliances et quilibres... Les Fonds de Participation de l'tat ont t conus, lancs comme tape vers ces nouveaux quilibres. Mais ils ont t trs rapidement dtourns de leur vocation. Le systme y a mis ses hommes, leur mentalit, allgeances et privilges. Les membres des Fonds n'taient plus des Administrateurs mais des sortes de snateurs adoubs par les tenants de l'quilibre par l'quation des dosages et les rpartitions clientlistes. Les Rformes de 1988 avaient pour objectif de rtablir les quilibres conomiques afin d'tre en mesure de restaurer l'tat dans ses fonctions rgaliennes. Cela devait tre l'effet d'un renforcement de la rgulation au dtriment de la gestion directe. Les Rformes ont tabl sur l'entre de nouveaux acteurs, tous secteurs confondus : dans le domaine agricole, de l'information, du secteur priv conomique. Beaucoup se sont drobs, choisissant au mieux l'attentisme, au pire la prise de participations dans les rumeurs, l'intoxication et les manuvres contre les rformateurs . Il s'agissait pourtant de mettre en place les lments d'un puzzle qui aurait permis la mobilisation de la classe moyenne, pice matresse en vue d'une organisation dmocratique de la vie politique. On le sait, la raction a t brutale, sous couvert d'islamisme ou de lacisme. Tous les rseaux qui se sont sentis menacs mobilisrent leurs troupes, dtruisant dfinitivement ce qui restait d'quilibre. On connat la suite. Les Rformes ont subi les foudres du systme qui, ce jour, n'en finit pas d'en dmanteler les derniers vestiges. La Banque Centrale n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a pu tre, mme avant les Rformes. Des pans entiers du secteur productif ont disparu et on tente encore, s'agissant de l'importation, de rtablir des monopoles... Durant ces vingt dernires annes, la situation s'est trs srieusement aggrave, alors que nous avons perdu de notre capacit ragir et affronter les conjonctures difficiles. Nous ne sommes plus capables d'analyser les quilibres et les dsquilibres comme nous pouvions le faire durant les

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annes 70 et 80. Cette situation nous soumet, soit aux diktats internationaux, soit aux effets de mode. Il reste que retrouver un chemin vertueux serait possible avec la mobilisation de tout ce que le pays compte comme intelligences, y compris au sein de la diaspora. Mais comment tre sr que les erreurs du pass ne se reproduiront pas ? Comment tre sr qu'un baril de ptrole 150 dollars, voire plus, ne remettra pas en cause les bonnes rsolutions qui auraient t prises en matire d'conomie ? L aussi, la dmocratie comme garde-fou est incontournable. Nombre d'Algriens sont persuads que c'est la corruption, et non l'absence de dmocratie qui empche le dcollage conomique du pays. En fait, la corruption n'explique pas tout et il n'est pas inutile de rappeler qu'elle existe partout. Durant les annes 70, des scandales ont touch de grands pays comme les Pays Bas ou le Japon, impliquant des souverains, des premiers ministres, des chefs d'tat l'occasion de ce qu'on a appel les contrats du sicle . Il s'agissait, dans la totalit des pays de l'Otan, de renouveler les flottes ariennes militaires datant de la seconde guerre mondiale. Dans tous ces pays, les ngociations furent serres en vue de dterminer les effets induits pour les pays acheteurs en termes de cration de valeur ajoute, d'emplois, de transfert de technologie... En termes strictement comptable, la corruption est une ponction assimilable un impt ; en termes macro-conomique, dans les pays considrs, les effets multiplicateurs des contrats ne furent pas ngligeables. Soyons clairs : la corruption est dtestable et doit tre combattue. Mais elle n'est pas toujours responsable du non dcollage conomique. Prsente dans les conomies de march des pays dvelopps de mme qu'en Chine ou dans d'autres pays mergents, elle n'empche ni la croissance ni la cration d'emplois. Elle est trs prsente aux tats-Unis ou en France, pays dans lequel elle ne concerne pas uniquement le financement des partis politiques. Cependant, le systme pouvoir-dmocratie-conomie y est suffisamment stable pour que les effets de la corruption soient amortis, voire mme qu'ils participent de la cration de richesse (consommation, investissements dans l'immobilier, etc.). Ce n'est pas le cas de l'Algrie qui continue de dpenser des milliards de dollars sans effet aucun, si ce n'est d'enrichir une minorit d'intermdiaires et de profiteurs du systme. Il va sans dire que, concernant l'Algrie, cet argent ne reste mme pas dans le pays. Les corrompus eux-mmes n'ont pas confiance dans les mcanismes qu'ils ont mis en place, dans le systme qu'ils ont sur-impressionn sur le pays. Je constate aujourd'hui que ce que nous proccupait dj fortement la fin des annes 70, et consistait en la non prise en compte de l'importance de l'ingnierie et des effets induits dans les grands programmes d'quipement public, conduit chaque anne davantage l'Algrie dans des programmes de dpenses sans impact sur la croissance relle, sur la cration de richesse et surtout sur la cration d'emplois. Les taux de croissance affichs masquent la dtrioration du systme productif, les fermetures d'entreprises publiques, la dsaccumulation au niveau du savoir-faire. Dans ce contexte, le discours de patriotisme conomique n'a pas de ralit. Il permet seulement de faire appel l'histoire nationaliste, aux pidermismes nationalistes. Ce qu'il occulte est la mainmise chaque jour plus importante de groupes d'intrts trangers, historiques ou nouveaux, sur les secteurs cls de l'conomie algrienne. Nous faisons

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aujourd'hui montre de fidlit des idaux nationalistes sans projection sur les volutions mondiales. Sans que nous nous en rendions bien compte, nous perdons chaque jour un peu de notre souverainet, et ce sujet, l'exemple des banques est difiant. Si l'on prend l'exemple du systme financier, il est aujourd'hui plus important de sauver des banques que d'avoir des armes puissantes, comme nous le montre quotidiennement la gestion de la crise conomique mondiale actuelle. S'agissant encore du secteur bancaire, faut-il s'tonner du lait que nos banques ne parviennent pas rsister sur leur propre terrain, la concurrence trangre ?, alors que, pendant ce temps, les banques marocaines investissent l'Europe et le reste de l'Afrique. Il y a un vertigineux dcalage entre la perptuation du discours patriotiqueconomique et la ralit du monde. L'absence de dbat, l'inexistence d'instances de contrle, de lgitimit populaire et d'tat de droit expliquent en grande partie, pour ce qui concerne l'Algrie, la situation actuelle. L'enfermement des dirigeants, symbolis par le Club des Pins o, d'ailleurs, ne se trouvent pas les vrais dirigeants ont conduit aux impasses actuelles et au sentiment d'abandon qui domine parmi la population. Personne ne croit en l'existence d'un Etat, malgr la prsence d'une administration plthorique et d'une police rpressive. Personne n'arrive se projeter dans l'avenir y compris les propres bnficiaires du systme. La dtrioration de l'environnement, ressource non renouvelable, rend galement parfaitement compte de la disparition de l'tat

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UN TAT FORT

C'est sous le premier mandat de Bill Clinton au milieu des annes 1990 que les tatsUnis ont pour la premire fois, particip au Forum de Davos. Le dirigeant tatsunien avait expliqu que son pays pouvait participer ce Forum car l'tat amricain se sentait alors suffisamment fort pour affronter la mondialisation. Il nonait une rgle de base : le libralisme, le march, la libert sont consubstantiels d'un tat fort. Et ce type d'tat est l'un des grands atouts des tats-Unis. Contrairement une ide tant rpandue, malgr les dcennies de discours antitatiques symbolis par le fameux : le problme, c'est l'tat de Ronald Reagan, l'administration et les institutions amricaines ne cessent d'intervenir en soutien l'conomie, grce des rouages bien huils. J'en cite pour preuve deux exemples. Le premier est celui des Petites et Moyennes Entreprises qu'un texte de loi, le Small business Act, protge en leur garantissant un large accs aux contrats publics. De mme, les entreprises amricaines sont autorises mutualiser leurs dpenses en recherche et dveloppement, et bnficier au passage de subventions publiques consquentes. Dans le monde moderne, l'autoritarisme et la centralisation de la dcision sont toujours le signe d'un tat faible. Si les rformes de 1988 se sont atteles autonomiser les agents conomiques et rendre indpendante la Banque Centrale, c'tait dans l'objectif que l'tat se concentre sur ses propres (Onctions, les renforce vers ce qui apparaissait comme le plus urgent en cette priode : la construction d'un tat de droit. Cela passait par la redfinition du rle de l'tat et la mise en place progressive d'institutions en vue d'un quilibre des pouvoirs. Et cet quilibre supposait notamment que la violence soit le monopole de l'tat. Les diffrentes formes historiques d'un tat algrien (Cirta, Csare, Tahert, Bjaa, la Rgence) ont toujours trouv, dans leurs meilleures priodes, des quilibres entre des pouvoirs dont les formes ont vari selon les contextes. Ce qui n'a pas vari, ce sont les relations troites entre tat de Droit Niveau de vie de la population Scurit et Diversit du peuplement, diversit religieuse comme des origines. Cette alchimie allait de pair avec la puissance de l'tat et son essor. Aux cts de la mosque principale, il n'tait pas rare de voir accols une glise, une synagogue, un temple. On pouvait le voir Tahert, Cirta sous Massinissa, alors que des langues d'une diversit extrme s'y exprimaient. Des sicles plus tard, et un peu en cho au discours de Clinton, je rappellerais que l'existence d'un tat fort algrien a permis l'ouverture sur les autres peuples de la Mditerrane et du sud du Sahara. Quant l'tat algrien a t fort, il s'est ouvert d'autres peuples, aux mouvements du monde 'pour y prendre position. Dans un premier temps, la pntration coloniale a largi la diversit des origines du peuplement de l'Algrie. La colonisation de peuplement a entran l'arrive des Maltais, des Corses, des Espagnols... ; et les groupes de gens venant de mtropole taient galement de rgions diffrentes, trs divers. Mais le rgime colonial procda la francisation de toutes les populations non musulmanes, refusant ainsi le bnfice de la diversit assume et dtruisant surtout tout ce qui, aux yeux de toute la population, rendait lgitime l'existence d'un tat. L'Algrie tait alors un pays o prvalait un tat de droit pour les Europens mais qui

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s'rigeait sur des pratiques arbitraires en direction des indignes. Malgr ce paysage gnral, subsistaient quelques rgles qui permettaient une maigre lite algrienne d'exprimer les attentes de ses coreligionnaires. Ce fut en gnral un rgime d'oppression mais dans les priodes de relative expression et d'organisation, il y eut tout de mme des dbats politiques sur l'indpendance, l'assimilation, les droits, l'organisation syndicale et la libert d'association.... l'indpendance, dans une volont affiche de rupture avec l'ordre colonial, les dirigeants algriens n'ont retenu que la capacit rpressive de l'tat, abusant de l'unanimisme populaire qui triomphait. L'absence de dbat sur les contenus et la forme de l'Etat, sur sa lgitimit sociale, ont conduit pour une grande part aux errements actuels. La situation du secteur bancaire est mon sens, l'une des meilleures illustrations de l'absence de dbat sur la forme et la mission de l'tat en Algrie. Et je crois que cela est parfaitement clair lorsque l'on compare les choses dans les trois pays du Maghreb Central. L'tat marocain, comme chacun sait, repose sur le Makhzen. Ds le dpart, l'une des tches principales assigne au secteur bancaire a t de participer au renforcement et la modernisation du Makhzen. Aujourd'hui, le Maroc dispose de banques trs modernes dont la vocation