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Maurice Godelier La « monnaie de sel » des Baruya de Nouvelle-Guinée In: L'Homme, 1969, tome 9 n°2. pp. 5-37. Citer ce document / Cite this document : Godelier Maurice. La « monnaie de sel » des Baruya de Nouvelle-Guinée. In: L'Homme, 1969, tome 9 n°2. pp. 5-37. doi : 10.3406/hom.1969.367046 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1969_num_9_2_367046

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Maurice Godelier

La « monnaie de sel » des Baruya de Nouvelle-GuinéeIn: L'Homme, 1969, tome 9 n°2. pp. 5-37.

Citer ce document / Cite this document :

Godelier Maurice. La « monnaie de sel » des Baruya de Nouvelle-Guinée. In: L'Homme, 1969, tome 9 n°2. pp. 5-37.

doi : 10.3406/hom.1969.367046

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1969_num_9_2_367046

s

LA « MONNAIE DE SEL »

DES BARUYA DE NOUVELLE-GUINÉE

par

MAURICE GODELIER

I. — Le contexte théorique des recherches actuelles SUR LES FORMES D'ÉCHANGE ET DE MONNAIE

DANS LES SOCIÉTÉS PRIMITIVES

Avant d'analyser la « monnaie de sel » des Baruya, il nous paraît nécessaire de dessiner à grands traits le champ théorique dans lequel s'insèrent les recherches contemporaines sur les formes primitives de monnaie. Pour les économistes classiques l'expression « monnaie primitive » eût apparu autant comme une contradiction dans les termes que comme une impossibilité dans les faits. Par définition, les sociétés primitives étaient les vestiges et témoins de l'état premier de l'homme, d'un stade où l'outillage technique et intellectuel ne permettait « pas encore » aux individus de produire plus que pour leurs besoins. Sans surplus pas d'échange, sans échange pas de monnaie. Caractérisée négativement par cette double privation, « l'économie naturelle » ne pouvait avoir d'autres but et contenu que d'assurer à l'humanité primitive écrasée par la Nature les moyens matériels de « subsister m1. Au-delà, l'histoire réelle commençait, pour s'achever dans l'harmonie réglée de l'économie capitaliste fondée sur l'échange universel des biens et du travail2.

Cette vision cohérente ne répétait donc pas seulement, au niveau théorique, les vides d'une information ethnologique balbutiante et disparate. Elle étalait

1. A. Smith 1776, 2 : 338 : « Au contraire des nations sauvages, chez les nations civilisées et en progrès [. ..] la somme du produit du travail de la société est si grande que tout le monde y est pourvu avec abondance et que l'ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s'il est sobre et laborieux, peut jouir, en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie, d'une part bien plus grande que celle qu'aucun sauvage pourrait jamais se procurer. »

2. Ch. Rist 1904 : « La libre concurrence réalise la justice dans la distribution des richesses comme le maximum de bien-être dans l'échange et la production. »

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au grand jour le « plein idéologique » des concepts de l'économie politique classique, c'est-à-dire le jugement de valeur que la société bourgeoise portait sur elle-même, se concevant et se vivant comme terme du progrès de 1' « humanité », forme dernière de la « civilisation ».

Ce miroir à deux faces, rassurant, allait se ternir dans les dernières décennies du xixe siècle. Avec l'œuvre de Morgan allaient apparaître la richesse multiple des formes de société primitive et leur mécanisme intime fondé sur le fonctionnement des rapports de parenté. Un des premiers, l'auteur d' Ancient Society (L. H. Morgan 1877) mit en évidence l'existence, au sein des sociétés primitives, d'une révolution gigantesque des forces productives depuis les formes les plus humbles de la collecte jusqu'à l'Age du Fer des tribus indo-européennes et il y vit l'un des principes rendant intelligibles la diversité et la succession des formes de parenté et de communauté primitives et les « ordonnant » le long d'une séquence historique et logique. La science ethnologique était enfin fondée mais, paradoxalement, dans la mesure où, selon Morgan, la réciprocité des rapports primitifs de parenté excluait l'échange, son œuvre laissait intacts et même renforçait ces deux pré-supposés de la vision traditionnelle des sociétés primitives.

Il fallut attendre les travaux de F. Boas (1898) et de B. Malinowski (1920-21) pour que compétition et échanges s'imposent comme des traits essentiels du fonctionnement de nombreuses sociétés primitives. En même temps, du fait que kula et potlatch se développaient au-delà de la sphère des activités de subsistance, se brisait l'image du primitif écrasé par la Nature et ne se préoccupant que de subsister. L'économie primitive apparut composée, comme toute autre économie, de secteurs distincts dont l'un est tourné vers les activités de subsistance, l'autre vers des activités de « prestige » liées au contrôle du pouvoir et à l'exercice des fonctions et statuts les plus valorisés au sein de la société. Pendant longtemps, ces deux secteurs furent conçus comme disjoints, voire opposés dans leur fonctionnement, la compétition se limitant à des objets précieux et les biens de subsistance n'entrant pas dans l'échange1. Les travaux récents infirment de plus en plus le bien-fondé de cette thèse et ont une portée qui déborde de beaucoup la seule interprétation du commerce kula et du potlatch2. (Notre analyse de la « monnaie de sel » des Baruya ajoute un exemple qui va dans le même sens.)

Cependant, plus profondément encore, les découvertes de Boas, Malinowski et Thurnwald, s 'ajoutant aux matériaux accumulés depuis Morgan et Tylor, exigeaient l'élaboration d'une théorie nouvelle de l'économie primitive. Mauss s'attaqua le premier à la tâche en publiant, en 1924, l'Essai sur le Don, forme archaïque de l'Échange. En soulignant les caractères originaux du Don dans les sociétés primitives et sa fonction multiple, totale, combinant le jeu des rapports

1. C. Du Bois 1936 : 49-65. 2. Cf. S. Piddocke 1965 : 244-264 ; A. P. Vayda 1961 et J. P. Uberoï 1962, ch. 8 :

148-157.

« LA MONNAIE DE SEL » 7

de production, de parenté et du pouvoir, il inaugurait une démarche que reprirent largement Polanyi1 et l'école « substantiviste », et que nous faisons nôtre. Mais Mauss était un philosophe et un juriste, non un économiste, et il ne chercha pas à expliciter les conséquences théoriques que ses analyses pouvaient avoir dans le champ général des doctrines économiques. Karl Polanyi, au contraire, s'efforça de distinguer avec soin les plans d'accord et de désaccord avec ces doctrines. Il accepta des classiques et de Marx la définition de l'activité économique comme production, circulation et consommation de biens matériels, mais n'accorda aux théorèmes expliquant les mécanismes de l'économie de marché qu'une portée limitée dans le domaine de l'anthropologie économique, limitée aux cas localisés où ces sociétés avaient développé des formes d'économie marchande. A côté de ces théorèmes, il proposa d'expliquer les formes non marchandes de ces économies par le jeu de mécanismes de réciprocité et /ou de redistribution enracinés dans les rapports de parenté et d'autorité. Malgré ses promesses l'œuvre reste en chantier et souffre de l'absence d'études directes et quantitatives sur le terrain. C'est en cette direction que sont engagés J. Murra (1956 : 47-59), M. Sahlins (1961), A. P. Vayda (1961b), R. Rappaport (1967) et nous-même.

A ce courant s'oppose radicalement l'école « formaliste » qui, de Knight à Burling en passant par Herskovits, Leclair, Salisbury, Belshaw2, affirme que la théorie néo-marginaliste fournit les instruments théoriques nécessaires pour expliquer les mécanismes fondamentaux des économies primitives. En fait, les apparences sollicitent cette annexion. S'il y a compétition, il y a donc recherche par les individus et les groupes d'un maximum de satisfactions sociales et ceci suggère que l'on regarde du côté des théorèmes formels des doctrines marginalistes héritées de Walras, Pareto et Menger. En même temps la définition formelle de la science économique comme « science qui étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des moyens rares qui ont des usages alternatifs » semblait une fois de plus confirmée, consacrant définitivement la déroute de la définition réaliste, « substantiviste » de l'économie qui était le fondement commun des théories de Smith, Ricardo et Marx. Nous avons démontré ailleurs que cette définition de l'économie politique vidait de tout contenu la notion d'activité économique puisqu'elle définit en fait la « forme » de toute activité finalisée3. Cependant — et sur ce point nous nous séparons de Polanyi et Dalton — , certains développements de l'approche marginaliste peuvent être avantageuse-

1. Les essais les plus importants de Polanyi (1968) viennent d'être publiés par G. Dalton. Cf. aussi G. Dalton 1961 : 1-25.

2. M. Herskovits 1952. Voir la discussion Knight-Herskovits à la fin de l'ouvrage. Cf. également E. E. Leclair 1962 : 11 79-1 203 ; R. F. Salisbury 1962 ; S. Cook 1966 : 323-345 ; C. Belshaw 1965 ; M. Nash 1966 avec la discussion dans Current Anthropology, June 1967 : 244-251.

3. M. GoDELiER 1965 : 32-91.

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ment utilisés dans le champ de l'anthropologie économique pour rendre compte de la formation des taux d'échange dans des situations de rareté et, plus généralement, de la rationalité intentionnelle du comportement des individus et des groupes dans les sociétés primitives. Mais, par-delà, demeure la tâche essentielle de la théorie économique qui est de mettre à jour le fondement « inintentionnel » de la logique et de l'évolution des structures économiques.

Si tel est le contexte théorique des recherches actuelles sur les formes de monnaie et d'échange dans les sociétés primitives, quels seront le sens et la portée théoriques de notre analyse de la « monnaie de sel » des Baruya de Nouvelle-Guinée ?

II. — La société baruya

Les Baruya1 forment un groupe de i 500 individus environ, répartis dans une douzaine de villages et hameaux du sub-district de Wonenara qui, en juin i960, fut la dernière région des Eastern Highlands de Nouvelle-Guinée à passer sous le contrôle de l'Administration australienne. Par la langue, la culture matérielle et l'organisation sociale, ils appartiennent à un ensemble original de tribus connues désormais sous le nom de « Kukakuka », terme offensant utilisé par certains de leurs voisins et popularisé depuis son adoption par l'Administration australienne. Linguistiquement, les Kukakuka ne sont reliés ni au phylum des langues des tribus des Highlands ni aux langues mélanésiennes des tribus côtières de Papouasie ou de Nouvelle-Guinée2. Leur nombre est estimé à 50 000, dont la majorité vit dans la partie nord d'un immense territoire extrêmement accidenté s'étendant de la rivière Vailala à l'ouest à la rivière Bulolo à l'est, et de la rivière Watut au nord aux abords de Kerema sur la côte de Papouasie. En Papouasie, quelques groupes à peine contrôlés mènent une existence « nomade » dans une région forestière extrêmement difficile d'accès et protégée des contacts par sa trop grande distance des patrol-posts de Menyamya, Kantiba et Kerema.

La réputation des Kukakuka est celle de tribus guerrières, pour la plupart cannibales, dont les raids semaient la terreur dans les tribus voisines et qui vivaient en état de guerre perpétuelle3. Victimes de la découverte, au début du siècle, de gisements d'or sur la frontière orientale de leur territoire, dans la région de Wau, Bulolo, ils rendirent difficile la pénétration des chercheurs d'or et opposèrent une vive résistance aux efforts de l'Administration australienne pour les contrôler et les pacifier4.

1. Les Baruya furent découverts par J. Sinclair en 195 1. Il les nomme Batia dans son livre Behind the Ranges (1966, ch. 3 : « The Saltmakers »).

2. Cf. S. A. Wurm 1964 : 77-97. 3. Cf. J. P. Murray 1912, ch. 7 : 170-171. 4. Cf. Demaitre 1936. Les seules publications scientifiques concernant les Kukakuka sont

celles de B. Blackwood 1940 : 111-126; et 1950. Signalons H. Fisher 1959 : 99-122 ; description d'une collection du Musée de Hambourg, rassemblée par un missionnaire, J. Maurer.

(( LA MONNAIE DE SEL » 9

Les Baruya affirment descendre de réfugiés de la tribu des Yoyué vivant dans la région de Menyamya qui durent s'enfuir de leur territoire d'origine à la suite d'un conflit qui les opposait à d'autres segments de leur tribu, alliés pour la circonstance à leurs ennemis. Cet exode eut lieu, selon nos estimations, il y a deux siècles environ. Les réfugiés s'installèrent dans la région de Marawaka à trois jours de marche au nord-ouest de Menyamya et peu à peu, par la guerre et les alliances matrimoniales, s'emparèrent d'une partie du territoire des tribus locales, les Andjé et Usarumpia. Au début du XXe siècle, ils pénétrèrent dans la vallée voisine de Wonenara, dont ils refoulèrent les habitants. Ceux-ci constituent avec les Baruya les groupes frontières des Kukakuka vers l'ouest. Au-delà commencent les tribus awa, tairora, fore profondément différentes par leurs langues et leurs cultures qui les assimilent aux tribus des Eastern Highlands étudiées par Read, Watson, Langness, Salisbury.

L'organisation sociale des Baruya est celle d'une tribu acéphale composée de treize clans patrilinéaires dont huit descendent des premiers réfugiés et sept proviennent de segments de lignages des tribus voisines et ennemies, avec lesquelles les Baruya ont jadis échangé des femmes et qui ont choisi de résider avec leurs alliés. Le lignage est l'unité sociale de base. Chaque village regroupe de trois à cinq segments de lignage appartenant à des clans différents. L'individu dispose d'une grande liberté pour choisir sa résidence, bien que la règle admise soit la résidence patrilocale. Une division hiérarchique de la population masculine en quatre classes d'âge recoupe l'ensemble des clans et lignages, rassemble tous les villages et unifie la société sur les plans idéologique (cycle des initiations) et militaire.

L'agriculture est l'activité économique principale, complétée par un élevage important de porcs et une production considérable de sel végétal. Les villages sont situés entre i 600 et 2 000 m dans les hautes vallées du Kratke Range, chaîne de montagnes atteignant jusqu'à 3 720 m. La végétation est celle de la rainforest, coupée de larges étendues de savanes herbeuses (kunaï), conséquence de l'agriculture sur brûlis. Les pluies sont très abondantes, les variations saisonnières assez accusées. Chasse et colleete jouent un rôle minime dans l'alimentation mais ont une grande importance cérémonielle. Jusque vers 1940, l'herminette de pierre polie, le bâton à fouir, le couteau de bambou et le poinçon d'os constituaient l'essentiel de l'outillage baruya. Avant l'arrivée des Blancs, la hache d'acier et la machette pénétrèrent dans la région par les canaux du commerce intertribal et se substituèrent rapidement à l'outillage néolithique.

La production essentielle est celle de patates douces cultivées de façon relativement intensive avec une jachère courte, principalement dans la zone défo- restée. Le taro vient assez loin derrière la patate douce sur le plan alimentaire mais est de la première importance sur le plan cérémoniel et social. Il est cultivé sur les sols de la forêt secondaire qui restent de douze à vingt ans en jachère.

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Des techniques de drainage, d'irrigation par pipe-lines de bambous et d'écorces de pandanus, des terrasses légères épousant les courbes de niveau et arrêtant pour un temps l'érosion des sols de surface sur les pentes les plus fortes témoignent d'une agriculture capable de formules plus complexes que le simple brûlis et le grattage superficiel du sol.

Le lignage est le propriétaire collectif du sol. Territoires de chasse et terres agricoles sont répartis entre tous les clans et lignages. Les droits de propriété sont très clairement fixés mais l'usage du sol est extrêmement souple. La propriété est fondée, pour la tribu en tant que telle, sur son droit de conquête et, pour chaque lignage, sur le travail de débroussaillage de la forêt par ses ancêtres. Le travail repose sur la division sexuelle du travail et revêt des formes collectives et individuelles.

III. — La production du sel

i. Technologie.

Le régime alimentaire des indigènes de Nouvelle-Guinée repose essentiellement sur la consommation de tubercules et, à l'exception de quelques communautés qui disposent d'abondantes ressources en viande ou poissons, présente un fort déficit en sodium. Ceci leur impose de se procurer du sel d'une manière ou d'une autre. Sur les côtes, le sel est obtenu à partir de l'eau de mer et souvent échangé avec les tribus de F arrière-pays. Le relief, les distances et l'état de guerre entre les tribus ne permettaient pas au sel de mer de pénétrer profondément jusqu'aux tribus de l'intérieur. Celles-ci ou, du moins, certaines d'entre elles, produisaient leur propre sel soit à partir de sources salées, soit en l'extrayant de plantes collectées en brousse ou cultivées1.

Au sein des tribus kukakuka, la fabrication du sel était pratique courante, mais nulle part elle n'atteignit l'ampleur et le degré de spécialisation qui la caractérisent chez les Baruya. Ceux-ci fabriquent leur sel à partir des cendres d'une plante2 — le Coix gigantea Kœnig ex Rob — , plante provenant du Sud-Est asiatique, qu'ils repiquent dans des zones irriguées naturellement ou artificiellement (canaux et fossés)3. Les surfaces cultivées varient de 2 à 30 acres divisés en parcelles dont les limites sont marquées par diverses variétés de fleurs ou d'arbustes.

L'herbe à sel est coupée chaque année durant une période sèche et repousse d'elle-même. Elle reste à sécher pendant une semaine ou deux puis est empilée sur un bûcher de bois spéciaux et brûlée pendant un jour ou deux. On abrite le tas de cendres sous un toit de chaume et elles restent sur place pendant plusieurs

1. J. M. Meggitt 1958, XII (10) : 309-313. 2. L'examen au spectroscope montre que ce sel a une haute teneur de potassium, et, à

forte dose, est un poison violent, 3. A. Freund, E. Henty, M. Lynch 1965 : 16-19.

« LA MONNAIE DE SEL » II

mois. Un filtre est ensuite construit : il est composé d'une rangée de gourdes dont l'extrémité inférieure est obstruée par un maton de Triumfetta nigricans qui retient les impuretés. Les gourdes sont remplies de cendres (contenance de 600 à 800 g) et on y verse lentement de l'eau pure. Celle-ci se sature au passage d'éléments minéraux et s'écoule dans une gouttière en feuilles qui la déverse dans de longs bambous que l'on transporte ensuite près de l'atelier à sel. De temps à autre, l'eau qui s'écoule de la gourde est goûtée et lorsqu'elle est dépourvue de saveur salée, la gourde est vidée et remplie de nouvelles cendres.

L'atelier est la propriété d'un spécialiste. Il abrite un four composé d'un long tunnel de 3,50 m de long, 30 cm de haut et 30 cm de large dont les parois, faites de pierres plates réfractaires cimentées de boues durcies, proviennent des cendres de l'herbe à sel. Dans la partie supérieure du four on a creusé une rangée de 12 à 15 moules oblongs de 80 cm de long et de 12 cm de large en leur milieu. Chaque moule contient un baquet de feuilles de bananier imperméables dont la partie supérieure est maintenue ouverte sous la pression d'un cadre de bambou léger. On verse l'eau salée dans les baquets lorsque le four atteint la température convenable. Celle-ci est maintenue constante pendant les cinq jours et nuits que durent l'évaporation et la cristallisation de la solution salée.

Le spécialiste surveille la température du four pour que la solution dans les baquets ne bouille pas (température maintenue entre 55 et 650 C). Il remue avec une spatule spéciale la surface de l'eau pour prévenir la formation d'une pellicule. Il retire les impuretés qui se forment ou tombent dans les baquets. Enfin et surtout, il est le maître de la magie du sel. Au bout de cinq à six jours l'évaporation est terminée et le sel cristallisé se présente en barres très dures de 60 à 72 cm de long et de 10 à 13 cm de large. Les barres sont alors enlevées avec précaution et les bords sont raclés pour leur donner une forme parfaitement régulière. Un groupe d'hommes les enveloppe de feuilles de bananier sèches et de longues bandelettes d'écorce mouillée assemblées avec soin par un point de surjet et qui durcissent en séchant. L'emballage constitue une protection efficace contre l'humidité et permet de les transporter facilement sans risque de les casser. Les barres sont stockées dans chaque hutte sur un bâti au-dessus du foyer.

Les 15 barres représentent en moyenne 25 à 30 kg de sel. La forme oblongue du four fait que les barres des deux extrémités sont plus courtes que les barres centrales. Les Baruya classent les barres en trois catégories selon leur taille, les désignent de noms différents et leur affectent des taux différents d'échange. Sur 15 barres, 4 ou 5 sont petites, 5 ou 4 moyennes, 6 grandes.

2. La division sociale du travail.

Le procès de production du sel se déroule donc en deux phases séparées par un assez long délai. La première consiste dans la récolte, l'incinération des herbes

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à sel et la construction d'un abri pour protéger les cendres des intempéries. La seconde constitue le procès proprement dit de fabrication du sel, à savoir le filtrage, l'évaporation et l'emballage. Hommes et femmes participent aux opérations de la première phase et, selon l'importance de la tâche, le travail est individuel ou collectif. Par contre, la fabrication du sel est essentiellement un travail masculin entouré de rituels discrets et d'interdits sexuels qui préviennent les risques de pollution féminine. Elle fait également intervenir un spécialiste pour les opérations délicates d'évaporation et de cristallisation. Ces spécialistes sont peu nombreux, de deux à cinq par village sur une population moyenne de trente hommes adultes. Ceux-là doivent à leurs pouvoirs magiques et à leur savoir- faire technique d'être reconnus comme tels. Si leurs descendants en manifestent le goût et les capacités, ils leur transmettent leurs secrets.

Nous avons rassemblé dans le tableau suivant l'essentiel des données concernant la durée de chaque opération et les formes du travail, individuelle ou collective, masculine et /ou féminine, qu'elles nécessitent. Nous avons ensuite calculé, à partir de la durée des opérations, la quantité de travail social nécessaire à la production de quinze barres de sel. Nous avons pour cela fait abstraction de la différence entre travail masculin et féminin, et nous avions le droit de le faire parce que dans les tâches de fauchage, ramassage, transport, empilage des tiges d'herbe à sel auxquelles elles participent, les femmes montrent pratiquement la même efficacité que les hommes. Un problème plus délicat est celui de la conversion en journées de travail simple du travail de surveillance du spécialiste (surveillance discontinue, répartie le long de cinq jours et cinq nuits). Nous avons « réduit » à trois jours de travail simple continu la dépense de travail de ce spécialiste.

On constate d'après le tableau i que tout travail un peu complexe est essentiellement masculin, ce qui est également le cas pour la construction d'une maison, le creusement des canaux d'irrigation, l'installation de pipe-lines, la fabrication des armes, etc. On constate également que le travail collectif l'emporte légèrement sur le travail individuel et que le nombre des individus travaillant collectivement est assez modeste, variant de deux à dix. Dans l'ensemble, la production de sel exige la participation de huit à dix hommes et huit à dix femmes, c'est-à-dire une vingtaine d'individus.

Quel fut l'effet de l'introduction de l'outillage d'acier sur les formes traditionnelles de production qui reposaient sur un outillage néolithique ? Sans entrer dans les détails indiquons que les changements technologiques n'ont diminué que le temps consacré à la coupe des cannes et du bois à brûler. Avant 1940, on coupait les herbes à sel avec de longs couteaux de bambou effilés et le bois à l'herminette de pierre. On peut estimer qu'il fallait 50 % de temps en plus pour couper l'herbe, soit six jours au lieu de deux. L'ensemble du procès devait exiger

Tableau i

Nature et ordre des opérations

Transformations

du produit

Formes du travail

Durée de chaque opération

Quantité de Travail Social

Procès de

production

Production de la matière prem

ière

i Couper et étendre

les cannes

2

Couper et transporter le bois de

chauffe pour le bûcher et le four

3 Construire le bûcher

4 Ram

asser et em

piler les cannes sèches

5

Surveiller l'incinération

6 Construire

un abri pour les cendres

Coix gigantea cendres

Kœnig

Collectif fém

inin (2 fem

mes)

2 jours

2X2 =

4 jours

Individuel masculin

2 jours

2 jours

1/2 j

1/2 j

Collectif m

asc. et fém.

(10 pers.)

1/2 j

1/2 x 10 =

5 jours

Individuel masculin

1 nuit

1/2 j

1 jour

1 jour

Fabrication du sel

7 Rem

plir bam

bous d'eau pure

filtrer transport à l'atelier

8

Surveiller evaporation

9 Em

baller les barres

solution sel

salée cristallisé

Individuel masculin

2 jours

2 jours

5 jours et nuits

3 jours

Collectif m

asculin

1 h 1/2 pour chaque barre

22 h =

3 jours

Quantité totale de Travail Social Quantité de Travail Social

pour produire 15 barres de sel = 21 jours

par barre = 1 jour 1/4

MAURICE GODELIER

approximativement vingt-sept jours au lieu de vingt et un, ce qui correspond à 30 % de travail supplémentaire.

Tableau 2

RÉPARTITION DE LA QUANTITÉ DE TRAVAIL SOCIAL = 21 JOURS

o) Selon la division sexuelle du travail

masculin

13 (61 %)

féminin

8 (39 %)

b) Selon la forme du travail

individuel

9 (42 %)

collectif

12 (58 %)

spécialisé

3 (14 %)

non spécialisé*

19 (86 %)

* Par travail non spécialisé on entend un travail pour l'accomplissement duquel n'importe quel travailleur peut être substitué à n'importe quel autre dans les limites de la division sexuelle du travail.

Si l'on considère les opérations 3, 5, 7, 8, 9 du tableau 1 comme des formes de travail plus complexes que les opérations 1, 2, 4, 6, on a

simple

9 (42 %)

complexe

12 (58 %)

En comparaison, le travail agricole, abattage des arbres, débroussaillage, construction des palissades autour des jardins pour les protéger des cochons domestiques et sauvages, creusement des fossés de drainage ou d'irrigation, a subi des changements beaucoup plus importants. Sur un plan social, nous signalerons que l'augmentation de la productivité du travail individuel a diminué

« LA MONNAIE DE SEL » 15

l 'importance sociale du travail collectif en rendant moins nécessaire la coopération dans le travail. Celle-ci repose sur l'entraide que certains individus doivent au propriétaire du sel au nom de leurs liens de parenté ou qu'ils lui offrent en tant qu'amis et voisins, à charge de revanche.

La fabrication du sel s'achève par un repas collectif (tsâmouné) , le plus souvent offert par le bénéficiaire de l'entraide. Patates douces, taros sont servis en abondance et consommés avec les morceaux de sel recueillis dans les moules ou raclés le long des barres lorsqu'on en lisse les bouts avant de les emballer. Des cannes à sucre juteuses viennent compléter ce repas de « luxe » et les invités, qu'ils aient aidé ou non à la fabrication du sel, s'attarderont longtemps dans des discussions, à peine interrompues pour mâcher leur chique de bétel ou aspirer d'énormes bouffées de tabac vert de leurs longues pipes de bambou.

IV. — Redistribution et commerce du sel

La circulation du sel chez les Baruya revêt deux formes : redistribution et échange commercial1.

1. Redistribution, a) Les terres à sel.

Toutes les terres convenant à la culture du sel (zones plates et bien irriguées) ont été appropriées par les divers lignages lors de la conquête des vallées de Marawaka puis de Wonenara. La volonté de s'emparer de terres à sel est une des raisons avouées de certaines guerres avec les Andjé et les Usarumpia, voisins des Baruya. En théorie, tous les lignages disposent de terres à sel ; en pratique, ce n'est pas le cas pour un grand nombre de leurs segments. La raison en est l'histoire même du groupe, son expansion vers le nord-ouest au début du xxe siècle et l'invasion de la vallée de Wonenara. Les premiers occupants de cette vallée se partagèrent et défrichèrent les terres convenant à la production du sel et, du fait de la distance, cessèrent d'exploiter celles qu'ils possédaient à Marawaka. Celles-ci continuèrent à être exploitées par les membres de leur lignage qui n'avaient pas émigré, ou par des alliés, ou simplement des amis.

Puis vers 1940, à la suite de l'invasion de la vallée de Marawaka par des groupes ennemis venus de l'est et du sud-est, un flot de réfugiés vint se joindre aux habitants de la vallée de Wonenara. Un bon nombre d'entre eux ne désirèrent plus retourner à Marawaka lorsque les ennemis eurent été contraints de céder le terrain conquis. Ils s'établirent dans les villages de Yanyi et de Wiaveu mais, à la différence des colons venus au début du siècle, ils arrivaient trop tard pour

1. Les Baruya distinguent dans leur langue : moumbiê « troquer », à la fois vendre et acheter et yângâ « donner » ; l'homme généreux est celui qui partage.

l6 MAURICE GODELIER

trouver sur place de nouvelles terres à sel, tout en vivant trop loin pour exploiter les anciennes.

Il existe donc, au moins dans la vallée de Wonenara, une répartition inégale des terres à sel entre les divers segments de lignage au profit des premiers colons. Cependant, cette inégalité de la propriété des terres à sel n'entraîne pas d'inégalité dans la répartition du sel lui-même et ce, pour deux raisons : d'une part, les propriétaires accordent fréquemment à leurs alliés, à leurs maternels ou à des amis le droit d'user de leurs terres (i.e., couper et brûler les cannes). Parfois même, ils autorisent l'usage permanent d'une parcelle par un parent ou un ami. D'autre part, celui qui coupe le sel (qu'il soit propriétaire ou usager du sol) est obligé de redistribuer une partie de son produit.

b) Redistribution du produit.

Le sel est redistribué par son propriétaire entre ses alliés (beaux-frères, gendres), ses cousins croisés, principalement ceux du côté maternel, parfois quelques amis (surtout ses co-initiés). Sur quinze barres produites, cinq à dix seront redistribuées. Celles qui restent sont destinées aux besoins de sa famille et de lui-même, et parfois, quand ils vivent encore, de son père et de sa mère. Les barres sont stockées au-dessus du foyer et serviront soit à l'occasion des diverses cérémonies (approximativement une demi-barre par an), soit aux échanges.

2. L'échange du sel.

a) Échange contre des services.

Sur la part qui lui reste, le propriétaire du sel doit encore prélever une à deux barres pour le spécialiste du sel. Occasionnellement, il donnera à un sorcier qui aura guéri un des membres de sa famille ou lui-même une ou deux barres de sel. Enfin, plus rarement encore, lorsqu'il ne pourra aller lui-même dans les tribus voisines échanger son sel et qu'il aura besoin d'un article important (hache d'acier), il confiera son sel à un ami qui ira le troquer à sa place et recevra en dédommagement de sa peine une barre de sel.

b) Échange contre des produits.

i) Troc à l'intérieur du groupe.

Dans certains cas, le troc est pratiqué entre Baruya. Lorsqu'un homme a un fils ou un frère cadet qui doit subir les initiations qui feront de lui un homme, il doit lui fournir un baudrier de dents de cochon, un des insignes de son nouveau statut. S'il ne possède pas lui-même de baudrier, il offre des morceaux de sel à ceux qui tuent des cochons en échange des os de mâchoire. Souvent, on lui

« LA MONNAIE DE SEL » 17

donne en plus une part de viande. Il fabrique ensuite lui-même le baudrier. En fait, les Baruya préfèrent se procurer des petits colliers de dents de cochon chez les voisins et les monter eux-mêmes en baudrier. Dans d'autres cas — extrêmement rares — un homme pouvait offrir du sel à un ami en échange de la pierre d'une masse d'armes.

En réalité, les échanges à l'intérieur du groupe ont peu d'extension parce que la circulation des biens y est réglée avant tout par le jeu des prestations réciproques entre parents ou entre voisins et amis.

2) Échanges avec les étrangers.

Le tableau 3 présente l'essentiel des échanges qu'on pouvait effectuer avec du sel et indique dans chaque cas le taux moyen de l'échange et l'identité des partenaires commerciaux. Le tableau 4 indique approximativement la distance qui sépare ces derniers des Baruya, l'unité de mesure, dans ce pays de montagne, étant la journée de marche. Le tableau 5 divise ces partenaires en trois catégories : les amis, les amis-ennemis (c'est-à-dire vivant trop loin pour intervenir comme agresseur ou allié), les neutres. On constate que si les Baruya ont de vrais amis (Youndouyé, Yoyué), ils n'ont pas d'ennemis irréductibles sauf, peut-être, les Tépadéra vivant fort loin, près de Menyamya, et qui les obligèrent, il y a deux ou trois siècles, à s'enfuir de leur territoire ancestral. Tous les voisins immédiats sont potentiellement des ennemis.

Cet espace, physique et social, resserré autour de la résidence d'un segment de lignage et où le partenaire commercial étranger est assuré d'avance de pouvoir rencontrer d'éventuels acheteurs et d'y négocier en toute sécurité, fonctionne comme un « marché en miniature »x.

Les routes commerciales ont été ouvertes par des individus audacieux dont les noms passèrent à la postérité. Ils ont couru les risques des premiers contacts avec une tribu voisine et réussi à nouer des rapports d'amitié avec certains membres de ce groupe et à sceller avec eux une sorte de pacte de commerce et de protection. Ce pacte est normalement reconduit de génération en génération et l'on hérite des partenaires commerciaux de son père. Chaque partenaire s'engage à loger, nourrir et protéger son hôte, et s'efforcera, s'il ne peut la fournir lui-même, de trouver dans son groupe la marchandise que l'autre désire. Les transactions entre son partenaire et d'autres lignages de son groupe se feront obligatoirement dans sa maison ou à sa porte. Chaque lignage des Baruya s'établit ainsi comme l'intermédiaire obligé des autres lignages et clans des Baruya pour commercer

1. Ce type de marché (espace et transaction) fonctionnant sporadiquement chaque fois (\u'un vendeur se présente, s'ajoute et s'oppose aux types communément distingués, marchés périodiques ou permanents (par exemple les Halles de Paris). On pourrait facilement mettre en corrélation ces types de marché avec le volume et la diversité des transactions qui y prennent place {cf. P. Bohannan and G. Dalton 1965 : 1-32).

Tableau 3 H 00

Moyens

de

production

Arm

es

Biens

de

luxe

Nature des objets

et services

Lames de pierre

Herminettes

grande taille taille m

oyenne petite taille

Haches d'acier

Machettes

Pierre ronde percée pour m

assue de pierre

Arc Flèches barbées (de 20 à 30)

Parures cérémonielîes

1) Collier de dents de cochon

2) Coquillages a) gam

shell (H et F)

(nacre polie) b) cauris

narinna (jeunes filles)

petits cauris (H et F)

tambu

(H)

c) apm

wakam

eunié (H) d) ndjam

meunié

3) Plumes

a) aralla

Taux d'échan

ge

de 1 à 2 GB (grandes barres) 1 M

B (moyenne barré)

1/3, 1/4, i/5e, i/6e de barre selon

la longueur de la lame

de 1 à 4 GB en m

oyenne 2 ou 3 1 GB

1 MB

1/2 GB

1/2 GB

3 GB ou

1 brasse

de cauris

3 à 4 m de long

1 PB

6 à 7 colliers =

1 GB 1 parure

= 1 GB

1 brasse de cauris 3 à 4 m de long

1 parure = 1 GB

1 parure = 1/4 GB

Partenaires comm

erciaux

Tchavalié, Kokwayé, Yopénié, Yoyué,

Youndouyé.

Nangravanié, Tchaégananié,

Non- danié, W

atchakès, Yoyué. Yoyué.

Yoyué.

Youndouyé.

Youndouyé, Wantékia,

Yopénié.

Tchavalié, Kokwayé, Yopénié, Yoyué.

Youndouyé, Nangravanié,

gananié, Yoyué,

Nondanié. Youndouyé, Yoyué, Tchavalié. Tchavalié, Kokw

ayé, Yopénié, Yoyué. Kokw

ayé. Kokw

ayé.

Demboulié, W

antékia, Tsimbari.

Biens

de

luxe

Biens de

mation

courante

Services

d) bané

e) worié

/) w

illa

4) Perles il

graines servant de perles perles européennes

Charmes m

agiques noix N

iaka écorce de cannelier

Cochons m

âle fem

elle

Chiens m

âle fem

elle

Capes d'écorce

Sel des autres groupes Petits couteaux

Spécialiste du sel Am

i « voyageur de comm

erce »

Sorcier

1 aile d'oiseau = 1/2 GB

10 plumes

=1/2 GB

10 plumes =1/2 GB

1 parure =

1 GB 1 parure

= 1 GB

morceaux de sel

morceaux de sel

2 à 3 GB 4 à 6 GB

1 MB

1 GB + 1 M

B

1 GB = 5 grandes capes, 5 pagnes

avec Wantékia, Boulakia

1 GB =

6 grandes capes avec Youndouyé

1 grande cape d'écorce i/6* GB

2 GB

1 GB 1 à 2 GB

rumpia, Boulakia, Tchavalié, Kok-

wayé,

Yopénié, Wantékia.

Wantékia,

Tsimbari,

Boulakia, W

atchakès. Youndouyé,

Wantékia,

Tsimbari,

Andjé, Usarum

pia, Boulakia.

Yopénié.

Kokwayé,

Yoyué. Andjé.

Yoyué, Tchavalié.

Tsimbari,

Wantékia,

Boulakia.

Yoyué.

Tchavalié, Yoyué,

Yopénié.

Wantékia,

Demboulié,

Tchavalié, Kokw

ayé, Yopénié,

Boulakia, Yopénié.

Kokwayé,

Tchavalié. W

atchakès, Yoyué.

Baruya.

20 MAURICE GODELIER

Tableau 4

Distance (en jours de marche)

1/2

1

2

3 + de 3

Noms des partenaires commerciaux

Youwarrounatché (N.), Youndouyé (N.O.), Andjé (S.), Usarumpia (S.O.)

Tchavalié (E.), Wantékia (O.), Nangravanié (N.)

Nondanié (N.), Watchakès (N.E.), Boulakia (S.O.), Yopénié (S.E.)

Kokwayé (S.), Yoyué (S.) Wéiaganatché (E), etc.

Distance (à vol d'oiseau)

(en km)

10 à 15

15 à 20

20 à 35

35 à 50 + de 50

Tableau 5

Amis

Youndouyé*

Yoyué**

Amis et /ou ennemis

1) Tous les voisins immédiats : Usarumpia, Andjé, Wantékia, Youwarrounatché, Goulutché, Tchavalié.

2) Groupes lointains : Watchakès, Yopénié, Kokwayé.

Neutres

Nangravanié Nondanié Boulakia Tsimbari Wéiaganatché

* Un mythe rappelle qu'il y eut un contrat de commerce et de paix entre les ancêtres de ce groupe et les Baruya.

** Ils descendent des ancêtres des Baruya.

avec la tribu avec laquelle un ancêtre inaugura les premiers contacts. Cette situation de monopole n'existe pas dans les échanges avec les tribus du sud vivant dans la région de Menyamya. N'importe quel lignage peut se rendre chez elles. Les Yoyué, dont six clans baruya descendent, sont considérés comme des frères et les Kokwayé, dont un des clans descend, sont désignés par le terme d'adresse appliqué aux cousins croisés matrilatéraux.

Pour donner un exemple des risques des premiers contacts, vers 1942, les Youwarrounatché, en guerre avec les Baruya, leur coupèrent la route vers les villages tairora qui sont situés à un ou deux jours de marche vers le nord, le long de la rivière Lamari, Or, de ces villages provenaient haches, machettes, et une variété de gros cauris fort appréciée. Certains Baruya décidèrent de contacter les Watchakès, groupe kukakuka vivant au nord-est, au-delà de la

« LA MONNAIE DE SEL » 21

chaîne du Kratke Range (Mont Piora 3 720 m). Trois hommes partirent, accompagnés d'une femme pour prouver leurs intentions pacifiques. L'accueil fut bon et les mit tous en confiance, sauf un qui resta sur ses gardes. Cela le sauva, car quelques heures plus tard les trois hommes furent brusquement assaillis par leurs hôtes. L'homme réussit à s'échapper mais ses deux compagnons furent blessés, puis rituellement tués et mangés. La femme devint l'épouse d'un des meurtriers. Les Baruya organisèrent une expédition punitive qui échoua car les Watchakès avaient posté des guetteurs dans la forêt. Cependant, un peu plus tard, les Baruya firent une autre tentative pour créer des relations commerciales avec les Watchakès et elle fut, cette fois, pacifique et positive.

Cependant, même normalisés et pacifiques, les échanges restent dangereux. Si l'un des partenaires s'est montré trop âpre dans le marchandage, il risque d'être victime d'actes de sorcellerie dirigés contre lui par son partenaire lui-même ou un sorcier auquel celui-ci aura confié le soin de le venger. Pour cette raison, souvent les visiteurs se peignent soigneusement le ventre et la poitrine d'une argile spéciale, bleutée, qui détourne les poisons et maladies dirigés contre eux. Ceci peut être inefficace et nous rencontrâmes, chez les Youndouyé avec lesquels les Baruya sont dans les meilleurs termes, un malheureux qui se savait victime d'un sorcier baruya ; celui-ci lui avait volé son esprit et l'avait jeté dans le feu. Depuis, l'homme se sentait littéralement brûler dans les flammes de cet enfer imaginaire et attendait la mort avec angoisse.

Ces incidents sont cependant fort rares et, dans l'ensemble, les Baruya éduquent leurs enfants à bien traiter les partenaires commerciaux. Souvent la confiance est telle que, lorsque l'un des partenaires a besoin des produits d'une autre tribu mais n'a rien à donner en échange, il va les demander à un de ses « associés » et envoie plus tard ceux qu'il aura fabriqués ou rassemblés en échange.

Ainsi, commerce signifie paix, même si cette paix est le plus souvent armée. Dans cette perspective, le réseau des échanges, à une époque donnée, traduit donc les relations politiques des tribus entre elles tout autant que la complémentarité de leurs économies. Au-delà donc de la description des mécanismes, en quelque sorte micro-économiques, des échanges reliant par paires de petits groupes de partenaires, une analyse du mécanisme global des échanges s'impose. Cette analyse devrait pouvoir décrire les échanges des Baruya comme une pièce décisive, sinon centrale, d'un vaste système intertribal et interrégional d'échanges. De plus, pour être complète et exacte, cette analyse devrait replacer le système intertribal des échanges dans l'histoire.

Ce type de recherches pose cependant, du moins en Nouvelle-Guinée, d'énormes difficultés de reconstitution. La configuration générale d'un réseau intertribal exige d'aller de tribu en tribu dans un pays très accidenté et de communiquer avec des groupes qui parlent des langues différentes et sont situés à des stades différents d'acculturation. Nous avons reconstitué l'essentiel des échanges des

22 MAURICE GODELIER

Baruya avec les tribus du nord et de l'ouest, mais, dans bien des cas, des informations essentielles ont disparu à jamais ou ne se livreraient qu'après de patientes recherches qui exigeraient un long séjour dans chaque groupe. Nous nous bornerons à une simple esquisse de ce problème. Reprenons le tableau 3 : le fondement essentiel des échanges est la complémentarité des ressources des diverses tribus en contact.

Avant l'introduction des outils d'acier, les Baruya ne disposaient sur leur territoire ni de gisements ni de carrières de pierre de la dureté et de la qualité requises pour fabriquer leurs instruments de production et leurs masses d'armes. Il leur fallait donc en importer et pour cela détenir ou produire une ressource exportable. Il est à peine besoin de souligner que, vu sous cet angle, l'échange intertribal n'a pas pour origine et fondement les décisions économiques des individus mais une nécessité pratique anonyme et collective. Les pierres venaient du nord-ouest et du sud-ouest de la région d'Okapa (tribus fore) et du sud-est, le long de la route menant chez les Nayura de la région de Menyamya.

Par ailleurs, les Baruya vivent à haute altitude — 2 000 m — et il fait trop froid pour que poussent les variétés d'arbres utilisées pour fabriquer les capes d'écorce (ficus). De plus, pour la même raison, leurs forêts sont pauvres en espèces d'oiseaux dont les plumes chatoyantes servent de parures cérémonielles (diverses variétés d'oiseaux de paradis : Paradisaea raggianna, Paradisaea Rudolfi, Paradisaea minor, etc., ou le casoar Casuarius unappendiculatus)1 . Par contre, arbres et oiseaux se trouvent en abondance dans les vallées plus basses qui mènent, à l'ouest et au sud-ouest, vers les marais du Golfe de Papouasie ou, au nord-est, sur les pentes qui descendent vers Markham River.

Ainsi, pour se procurer les moyens de production indispensables à leur agriculture, pour se protéger du froid et pour assurer au fonctionnement de leur vie sociale les moyens matériels de son expression symbolique, les Baruya devaient trouver dans leur environnement une ressource précieuse à exploiter et à échanger. Cette ressource fut trouvée dans la morphologie même de leur habitat, dans les vastes surfaces plates des fonds de vallée et les terrasses alluviales qui descendent en gradins vers la rivière de Wonenara. Les Baruya, semble-t-il, virent immédiatement le parti à tirer de ces surfaces irrigables et décidèrent de les exploiter (et de les conquérir) systématiquement. Un informateur nous confia qu'après s'être réfugiés à Marawaka, les clans baruya de la tribu yoyué reçurent la visite des représentants des clans-frères qui étaient restés dans la région de Menyamya après la guerre contre les Tépadéra. Les visiteurs venaient chercher les réfugiés pour les installer sur leur territoire. Lorsqu'ils virent les terres à sel de Marawaka, ils déconseillèrent aux Baruya de revenir et les encouragèrent vivement à rester où ils étaient pour produire du sel. Et il en fut ainsi. Non seulement les Baruya

1. D'après A. L. Rand and E. T. Gilliard 1967.

« LA MONNAIE DE SEL » 23

plantèrent de vastes surfaces d'herbe à sel, créant une sorte d'agriculture commerciale primitive, mais ils perfectionnèrent la technique de production connue de la plupart des groupes kukakuka et inventèrent les fours avec moules, capables de produire de douze à quinze barres à la fois et qui constituèrent des ateliers permanents sous le contrôle de spécialistes. Ainsi, à la nécessité objective d'échanger pour vivre, les Baruya répondirent par une utilisation intelligente de leur environnement et par une invention technologique et sociale. Dans la mesure où cette invention était tournée vers l'échange, on peut dire qu'ils ont mis « en valeur » leurs ressources matérielles.

Puisque l'échange de sel est destiné à satisfaire les besoins d'une population qui compte aujourd'hui à peu près i 500 personnes, nous pouvons indiquer un moyen indirect de calculer le volume de ces échanges. Si l'on suppose que chaque membre de la société a besoin d'une cape d'écorce par an et si l'on prend comme taux d'échange moyen i barre pour 6 capes, le groupe doit produire annuellement 250 barres de sel pour se protéger du froid. Si l'on prend 12 barres comme chiffre moyen d'une fournée il faudra qu'au moins 21 personnes produisent du sel pour redistribuer 250 barres et, en connaissant le taux de rendement moyen d'un hectare d'herbe à sel, on peut calculer la surface qui doit être cultivée pour se protéger du froid.

D'un autre côté, il faut que 1 500 capes soient disponibles dans les tribus voisines pour la seule consommation des Baruya. Comme, d'après nos observations, un arbre de 6 à 10 ans fournit la matière première de 3 capes, il faut que ces tribus utilisent chaque année 500 de leurs arbres pour satisfaire la demande des Baruya (donc les aient plantés quelques années auparavant). Nous verrons plus loin quelle quantité de travail cet échange « sel - capes d'écorce » représente pour les groupes en présence. Mais, pour être complète, l'analyse globale d'un système d'échange doit être historique. Sans expliquer comment nous avons bâti la séquence chronologique qui suit, nous distinguerons quatre étapes dans l'évolution des échanges de la société baruya. La coupe statique des échanges que nous avons présentée dans le tableau 3 doit en fait être lue « en diachronie », car elle traduit l'histoire non seulement des Baruya mais des populations de Nouvelle- Guinée depuis la pénétration australienne.

1) La période la plus ancienne 1700 (?)-i920.

Les Baruya s'enfuient à Marawaka, perfectionnent la technique du sel et échangent ce dernier contre des haches de pierre, des armes, des parures de plumes, quelques coquillages, des « perles » noires faites de graines, des capes d'écorce. Les échanges se font surtout avec les populations de Menyamya et leurs nouveaux voisins de la vallée de Marawaka. Vers 1900, ils envahissent la vallée de Wonenara et nouent de nouvelles relations commerciales avec les groupes locaux.

24 MAURICE GODELIER

2) De 1920 à 1940.

Diverses variétés de cauris, de perles de verre apparaissent dans les populations du nord et du sud à mesure qu'elles passent sous le contrôle du gouvernement australien (patrol-posts de Kainantu et Menyamya), qui utilise ces articles en guise de monnaie. Les Baruya vont au nord chercher ces perles chez les Tairora de la rivière Lamari.

3) De 1940 à i960.

Les outils d'acier font leur apparition et se substituent aux outils de pierre et de bambou. Les Baruya cherchent de nouveaux partenaires au nord-est et leur sel apparaît jusqu'aux abords de Markham Valley. En 195 1, J. Sinclair voulant découvrir les « Batia » producteurs de sel remonte en sens inverse la route nord-est et visite pendant quatre jours les vallées de Wonenara et de Marawaka avant de rejoindre Menyamya au terme d'une patrouille de plus de soixante jours.

4) De i960 à 1968.

Un patrol-post est ouvert à Wonenara. Graduellement la population est pacifiée et la région déclarée unrestricted en 1966. La Lutheran Mission ouvre une école en 1964, un magasin en 1967. Les jeunes sont envoyés en grand nombre dans les plantations de café des Highlands et de caoutchouc de la côte ou de Nouvelle- Bretagne.

Tous les informateurs s'accordent pour dire que, de 1920 à i960, pour se procurer perles, coquillages, outils d'acier, les Baruya ont planté, produit et échangé plus de sel. A cette époque, ils sont allés plus loin faire leurs échanges et sont entrés en contact avec des groupes (cinq ou six) qui leur étaient jusqu'alors inconnus et parlaient d'autres langues. Donc, dans le long terme, l'évolution des échanges des Baruya traduit un élargissement et une transformation des besoins (substitution des facteurs de production) et s'est accompagnée d'une intensification de la production et de la multiplication des partenaires commerciaux. La période actuelle voit rapidement se désagréger le système de leurs échanges, bien que le sel des Baruya, consommé avant tout dans les cérémonies, ne soit pas directement concurrencé par le sel européen qu'on peut acheter au magasin de la Lutheran Mission. Les travaux de construction de la piste d'atterrissage et du patrol-post de Wonenara furent payés en cauris, haches, machettes. Le travail sur les plantations apporta de l'argent liquide qui trouva immédiatement son chemin vers un magasin ouvert par une compagnie commerciale de Kainantu puis, à partir de 1967, vers le magasin de la Lutheran Mission. L'échange de sel contre les capes d'écorce reste la dernière pièce solide du système, mais déjà les partenaires des Baruya exigent de plus en plus d'être payés en shillings. Enfin, les parures cérémonielles et les charmes magiques qui formaient une part restreinte

« LA MONNAIE DE SEL » 25

des échanges, sont de moins en moins demandés depuis que le gouvernement a fait cesser les guerres et que les missions ont jeté un discrédit moral sur les cérémonies d'initiation.

En 1967, il était déjà presque trop tard pour retrouver les traces de l'échange des haches de pierre et ressusciter le fantôme de l'économie néolithique. Demain, le sel des Baruya sera un accessoire inutile rangé à jamais au Musée des Cultures primitives. Un vieil informateur commentant le visage nouveau de sa société nous déclarait : « Autrefois, on s'occupait de quatre choses : les jardins, le sel, la guerre et la chasse au possum [petit marsupial de la forêt qui est au centre des rites les plus importants]. On ne restait jamais en place, on voyageait tout le temps. Maintenant, c'est la paix et on reste assis à ne rien faire. »

Cependant, ceci n'est vrai que des plus âgés, trop vieux pour partir travailler sur les plantations. Les jeunes, recrutés en masse, sont pour la plupart volontaires et enthousiastes. Le vœu presque unanime des Baruya est de faire du « bisnis » (business), de l'argent. Ils voudraient que le gouvernement les aide à construire une route pour introduire ensuite des cultures commerciales. Mais ils vivent trop loin de l'axe routier Lae-Hagen qui traverse les Highlands et leur destin semble d'être une réserve de main-d'œuvre bon marché exportée vers les zones de Nouvelle-Guinée en plein développement.

V. — Quelques analyses théoriques

A partir de notre analyse ethnographique, nous pouvons tenter de répondre à trois questions inévitables : 1) Le sel des Baruya est-il une forme primitive de « monnaie » ? 2) Quel est le fondement de la valeur d'échange de cette monnaie ? 3) S'il y a échange et monnaie, y a-t-il profit ?

1. Le sel des Baruya est-il une forme primitive de « monnaie » ?

A l'origine de la production du sel, il y avait, nous l'avons vu, la nécessité objective pour les Baruya d'exporter pour importer les moyens de production nécessaires à leur agriculture, les moyens de se protéger du froid qui constitue un sérieux problème entre 1 500 et 2 300 m d'altitude, pour satisfaire le besoin d'expression symbolique de leurs rapports sociaux (parures cérémonielles) et s'assurer le contrôle de certaines forces surnaturelles (charmes magiques). En raison de cette variété de fonctions essentielles (subsistance, idéologie), l'échange ne constitue pas une activité marginale, un appendice occasionnel du fonctionnement de la société baruya, mais un élément stratégique de sa structure. A la limite, on peut dire que cette société ne peut subsister sans échanges. Nous sommes donc ici aux antipodes des économies primitives dites de « subsistance »*.

1. A. Dkluz et M. Godelier 1967 : 78-91.

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Sur le plan historique, archéologique, la société baruya constitue un exemple important pour éclairer l'économie des sociétés néolithiques dont beaucoup devaient importer la matière première de leur outillage. Sur le plan théorique, son exemple fait ressortir toutes les difficultés du concept de surplus tel que le manient souvent les économistes, qu'ils se réclament des classiques, de Marx ou de Keynes. Ce n'est pas après s'être assuré leur subsistance que les Baruya se tournent vers l'échange et liquident leurs surplus. En fait, le sel est pour eux un produit destiné avant tout à l'échange, donc une marchandise.

Cette marchandise n'a de valeur d'échange que parce qu'elle a d'abord une valeur d'usage, consommable1. Certes, la part de sel consommée par les Baruya eux-mêmes est minime ; elle ne l'est pas parce que le sel est physiquement rare chez eux, mais parce qu'il est exclusivement un objet de consommation rituelle. Donc, le sel est une marchandise dont la valeur d'usage est celle d'un objet rituel valorisé par sa signification idéologique et sociale tout autant que par son utilité biologique, sa saveur gastronomique et les difficultés de sa production. Le sel est donc une marchandise « de prix », un luxe dont ordinairement on se prive mais qui doit apparaître chaque fois que le quotidien le cède au cérémoniel. De plus, si le sel n'est pas physiquement rare chez les Baruya, il l'est chez tous les groupes qui ne le produisent pas et qui le réservent également pour les occasions et nécessités cérémonielles.

Le sel est une marchandise de prix, mais est-ce une « monnaie » ? Pour qu'une marchandise fonctionne comme « monnaie », il faut qu'elle puisse

s'échanger contre l'ensemble des autres marchandises, qu'elle fonctionne comme leur équivalent général. Reportons-nous au tableau 3 et prenons l'exemple de la circulation d'un baudrier de dents de cochon. Il ne peut s'échanger contre une hache de pierre ou contre un cochon, mort ou vivant. Il pourra peut-être s'échanger contre des plumes, mais ses possibilités de conversion en un autre produit s'arrêteront là. Sa circulation relève donc du troc le plus simple et s'il est une marchandise, il n'est pas une monnaie. Haches de pierre et cochons pourraient virtuellement se convertir en n'importe quelle autre marchandise, mais ce n'est pas le cas, parce qu'ils sont trop rares2. Par contre le sel, seul, parcourt toute la chaîne des conversions possibles. Il fonctionne donc comme monnaie.

1. Lorsque les Baruya furent pour la première fois payés en pièces de monnaie, ils ne comprirent pas l'utilité de ces objets. Certains les jetèrent dans la brousse, d'autres les percèrent et les suspendirent à leur cou comme des coquillages. Cependant, dès qu'un « comptoir » fut ouvert à Wonenara où on leur offrait contre espèces, shorts, chemises, conserves, chewing gum, ils n'eurent plus aucun doute sur l'utilité de la monnaie métallique. Peut-être la première anecdote explique-t-elle pourquoi les Baruya désignent dans leur langue la monnaie des Blancs du terme même qui désigne leurs cauris : nounguyé ; aucun informateur n'a pu nous expliquer les raisons de cette assimilation. Signalons que, lorsqu'ils veulent faire comprendre la valeur ou les fonctions du sel, les Baruya aiment à le comparer avec la « grosse monnaie » des Blancs, c'est-à-dire avec les billets d'une livre sterling ou d'un dollar.

2. Ceci mérite un traitement à part qui déborde cet article.

« LA MONNAIE DE SEL » 27

En se transformant en sel, plumes d'oiseaux de paradis, haches de pierre et même services du sorcier deviennent d'une certaine façon comparables. Le sel en se présentant sous forme de barres, grandes ou petites et toujours divisibles en morceaux, offre une unité de mesure commode pour des opérations de mise en rapport. Son emballage extrêmement soigné fait qu'il se transporte facilement et se conserve des années durant. Le sel est donc un équivalent général, un intermédiaire obligatoire pour accéder à toutes les marchandises socialement disponibles et nécessaires. Équivalent général ne signifie pas équivalent universel puisque les biens de consommation courante, patates douces, taros, etc., la terre et le travail ne sont pas des marchandises et restent en dehors de la sphère d'échange de la « monnaie de sel ». Et cet équivalent général est tel non seulement pour les Baruya mais pour les voisins, par exemple les Youndouyé, qui devaient d'abord venir convertir leurs capes d'écorce en sel des Baruya avant d'échanger celui-ci contre les haches de pierre des Awa et Tairora.

Le sel des Baruya est donc une forme primitive de monnaie et, parce que « primitive », cette monnaie nous offre une occasion exceptionnelle pour sonder les mystères de la théorie de la valeur.

2. Fondement de la valeur d'échange de la « monnaie de sel » des Baruya : travail ou rareté ?

Si l'on interroge un Baruya sur les raisons pour lesquelles il échange une barre de sel contre 5 ou 6 capes d'écorce et non contre i ou 2... ou 18, on obtient généralement une réponse en deux parties qui ne s'excluent nullement. Il soulignera d'abord qu'il n'échange pas pour lui seul mais pour sa (ou ses) femme(s), ses enfants, les enfants de son frère, etc. Il se réfère donc à l'importance d'un besoin collectif. Dans d'autres cas, au contraire, il se réfère explicitement au travail long et difficile nécessité par la production de sel. D'après nos observations, dans un marchandage, on utilisera d'abord le premier type d'argument frappant la sensibilité du partenaire : « Mes enfants n'ont plus rien à se mettre sur le dos..., etc. », et plus tard, si l'autre reste insensible, on fera entrer le travail « en ligne de compte ». Un informateur nous a déclaré un jour : « Quand on marchande, on invoque en dernier lieu le travail. Le travail, c'est du passé, c'est déjà presque oublié. On s'en souvient quand l'autre exagère. »

La balance des échanges est donc réglée avant tout par le volume des besoins sociaux. Dans un échange particulier, le marchandage détermine une position d'équilibre entre l'offre et la demande. Si l'on estime que le visiteur a déposé un nombre insuffisant de capes ou des capes de mauvaise qualité devant une barre de sel, on refuse de lui tendre celle-ci. L'autre ajoutera alors une ou deux capes supplémentaires et la barre lui sera cédée. Si l'un des deux exige trop, la transaction sera rompue. Cependant les marchandages sont rares et le plus

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souvent chacun des partenaires sait ce qu'il doit donner pour recevoir. Les deux agissent comme s'il y avait un taux « normal », un « juste prix » des marchandises qu'ils échangent, et ce taux est connu de tous les membres des tribus auxquelles ils appartiennent. Cependant il importe de signaler que ce taux n'est pas le même pour toutes les tribus. Les Wantékia, pour une barre de sel, donnent cinq grandes capes et cinq pagnes d'écorce (ce qui correspond à sept capes) c'est-à-dire un taux légèrement supérieur à celui pratiqué par les Youndouyé (cinq ou six). De nombreux problèmes se posent ici que nous ne ferons qu'évoquer. Pour les Baruya, si l'échange avec d'autres tribus était d'importance vitale, il était en même temps constamment menacé et interrompu par les fluctuations de leurs relations politiques, alternativement pacifiques ou guerrières. Ceci est une raison pour laquelle ils n'échangeaient pas seulement avec les groupes qui leur consentaient les « meilleurs prix ». Par ailleurs les tribus qui consentaient les meilleurs prix étaient la plupart du temps celles qui avaient peu de choses à échanger, à l'exception des Yoyué auxquels les Baruya rappelaient sans cesse leur commune origine, leurs liens de sang (qui excluent la mesquinerie). Enfin, une dernière raison pour laquelle certains groupes échangeaient leurs produits avec les Baruya à des taux bas était leur peu de contact avec eux, leur ignorance des taux qu'ils pratiquaient avec d'autres groupes et des conditions de la production du sel. Par exemple, lorsque les Baruya contactèrent les Watchakes pour obtenir des haches d'acier, ils leur offrirent une barre de sel pour une hache et ce taux fut accepté jusqu'au jour où un Baruya, n'ayant pas pris conseil de ceux qui étaient venus avant lui et terrifié par les Watchakes cannibales, jeta trois barres de sel sur le sol et s'enfuit avec la hache qu'on lui tendait. Il avait appliqué le taux que les Baruya pratiquaient avec les Yoyué. Par la suite les Watchakes refusèrent d'échanger à moins de trois barres de sel et le coupable fut copieusement insulté pour sa couardise et sa bêtise.

Cet exemple est fort important parce qu'il précise dans quelles conditions se constituait un taux « normal ». Il se constituait lorsqu' existaient des échanges réguliers et importants entre groupes étrangers mais voisins, qui n'ignoraient pas les conditions de production ou les efforts nécessaires à leurs partenaires pour se procurer leurs marchandises. Ce n'est peut-être pas un hasard si les Baruya dépeignent comme « durs, pingres » les groupes avec lesquels ils échangeaient le plus souvent (Youndouyé, Tchavalié, Kokwayé).

Cependant, une fois précisées les conditions sociales objectives de la formation d'un taux normal d'échange, en quoi ce dernier consiste-t-il ? Est-ce le rapport entre deux quantités équivalentes de travail, comme ne manqueraient pas de l'espérer certains économistes se souvenant de Marx ou même de Ricardo ?

Nous prendrons pour explorer le problème le cas de l'échange, de nos jours le plus régulier et le plus important, de sel contre des capes d'écorce entre les Baruya et une tribu avec laquelle ils sont liés par un pacte « d'amitié éternelle » :

« LA MONNAIE DE SEL »

les Kénasé (que les Baruya appellent Youndouyé et l'Administration australienne, Azana). Selon nos observations, la fabrication d'une grande cape d'écorce demande cinq heures de travail intense qui se décomposent en trois opérations distinctes {cf. tableau 6).

Tableau 6

Nature et ordre des opérations

Forme du travail

Temps de travail

Procès de fabrication

1. Découper et détacher l'écorce de l'arbre

Individuel masculin

1/2 heure

2. Gratter l'intérieur et l'extérieur de l'écorce avec un couteau de bambou

Individuel masculin

1 heure 1/2

3. Battre l'écorce avec une pierre pour l'assouplir

Individuel féminin

3 heures

Tout homme et toute femme sait fabriquer des capes d'écorce. Il n'y a pas de spécialisation du travail au-delà de la simple division sexuelle du travail. La partie la plus délicate (amincir l'écorce sans la trouer) et la plus dure (le battoir pèse de 800 à 1 000 g) du travail est faite par la femme. Une femme peut battre une cape d'écorce et un pagne d'écorce en une journée mais ceci représente huit heures de travail intensif et continu.

Si nous analysons en termes de travail l'échange de 1 barre moyenne de sel (Baruya) H— h 6 capes d'écorce (Youndouyé) nous avons

journée 1/2 4 jours de travail (5 heures X 6)

Le taux normal d'échange est donc un taux inégal puisqu'en travail les Baruya reçoivent presque trois fois plus qu'ils ne donnent. L'échange normal n'est pas un échange d'équivalents.

A part la substitution de couteaux d'acier aux couteaux de bambou — pratiquement sans effet sur la productivité — , le procès de production de capes d'écorce est resté entièrement traditionnel. Si nous prenons le chiffre de deux jours pour la production d'une barre de sel par les Baruya avant l'introduction des outils d'acier, l'échange demeure un échange inégal

2 jours 4 jours

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Les Baruya doivent avoir conscience de ce fait, car ils déclarent qu'ils y « gagnent » et de l'avis unanime de leurs partenaires, leur sel est considéré comme cher. Dès lors, la dernière question que l'on doit se poser pour éclairer les fondements de la valeur du sel est celle-ci :

Pourquoi, alors qu'ils se connaissent et vivent depuis toujours en paix, Baruya et Youndouyé considèrent-ils comme normal ce taux inégal ? (Inégal à nos yeux et en terme d'échange de travail social.)

Nous proposons la réponse suivante qui s'accorde avec les déclarations de nos informateurs : le sel est cher parce qu'il est un produit « de luxe » dont la fabrication exige un savoir technique et magique que ne possèdent pas les tribus voisines. Ce que font payer les Baruya et ce qu'acceptent de payer normalement leurs partenaires, c'est le monopole d'une double rareté, rareté d'un produit et rareté d'un savoir. Au nom de la même logique, les Baruya payaient cher certains produits qui leur étaient précieux comme les haches de pierre, les gamshells. L'échange s'établit à un niveau qui traduit à la fois le besoin et le travail (ou l'effort pour se procurer une ressource) mais le travail semble jouer un rôle secondaire ; il ne définissait qu'une sorte de minimum au-dessous duquel le taux d'échange ne doit pas descendre, alors que le besoin, la rareté du produit définirait la limite maxima qu'il peut atteindre1.

« Primitif » ne signifie donc pas « simple ». La réalité primitive contient non seulement en germe une partie des conditions, donc de la complexité du futur, mais elle peut parfois présenter des formes « développées » de pratique sociale dont on trouve « l'analogue » à d'autres moments de l'évolution historique. Cette conclusion se trouvera renforcée lorsque nous aurons analysé deux autres cas de l'échange de sel des Baruya.

Les Baruya se procuraient dans la région de Menyamya des noix (niaka) qui, utilisées avec des écorces de cannelier, ont le pouvoir magique d'attirer « en foule » les possums sur le chemin qu'empruntera le chasseur. Ces noix sont également sucées au cours d'une cérémonie par les jeunes hommes mariés lorsqu'ils sont pères de leur premier enfant, pour se purifier la bouche et le corps des pollu-

i. Signalons que Marx avait clairement indiqué les conditions restrictives sous lesquelles, dans une économie marchande développée, les marchandises peuvent s'échanger à leur valeur : « Afin que les prix auxquels s'échangent des marchandises correspondent à peu près à leur valeur, il est nécessaire que :

1) l'échange des diverses marchandises cesse d'être purement fortuit ou purement occasionnel ;

2) dans la mesure où nous considérons l'échange direct des marchandises celles-ci soient produites de part et d'autre en quantités correspondant approximativement aux besoins réciproques...

3) dans la mesure où nous parlons de vente, aucun monopole naturel ou artificiel ne rende possible à une des parties contractantes de vendre au-dessus de la valeur ou ne la force à vendre au-dessous de la valeur » {Le Capital III, I : 193-194. Souligné par nous). Cf. enfin M. Godelier 1964a.

« LA MONNAIE DE SEL » 31

tions dangereuses, nées de leurs rapports sexuels avec leur épouse. Ces noix sont échangées dans la région de Menyamya contre des morceaux de sel. Il semble qu'elles proviennent du sud de Menyamya, de Papouasie où elles sont ramassées par les tribus locales. Nous avons là un exemple d'une chose qui a une « utilité sociale », est une marchandise, donc a un « prix » relativement élevé qui ne correspond qu'à une dépense de travail consistant simplement à ramasser des noix et à les transporter par petites quantités.

Nous achèverons par un autre exemple de « complexité ». Si un homme désirait acheter une jeune truie chez les Yoyué, il lui fallait disposer d'au moins quatre grandes barres de sel (Tchameunié) . Le plus souvent, il lui manquait une ou deux barres et il les empruntait à un frère ou à un beau-frère. Plus tard, lorsque la truie avait mis bas, il rendait un porcelet pour chaque barre empruntée. Si l'on traduit en monnaie de sel, il avait emprunté une barre de sel et rendu l'équivalent de deux à trois barres de sel si le porcelet était mâle et de quatre à cinq si c'était une femelle. Ceci correspond à la pratique d'un « taux d'intérêt » de 100 à 400 %. Cependant, ce cas était rare et ce qu'il importe avant tout de remarquer, c'est que personne, à notre connaissance, n'accumulait du sel pour le prêter. Cet exemple nous mène à notre dernier problème : l'échange de sel chez les Baruya était-il commandé par la recherche du profit ?

3. Échange — Monnaie et profit.

Les éléments de la réponse sont déjà en place, il suffit de les réunir. Nous avons vu qu'existe dans la vallée de Wonenara, au profit des premiers colons, une répartition inégale des terres à sel entre les divers segments de lignage. Cette situation n'entraîne pas d'inégalité dans la répartition du sel lui-même puisque les propriétaires accordent à leurs parents, alliés ou amis le droit d'user temporairement ou en permanence d'une partie de leurs terres à sel et surtout parce que tout individu qui coupe du sel est obligé d'en redistribuer une partie. Une veuve, un vieillard, un orphelin recevront du sel ou les produits dont ils ont besoin, capes d'écorce, couteaux, etc. L'exemple du « taux d'intérêt » pratiqué lors de l'emprunt de barres de sel pour l'achat d'un cochon met en évidence un fait essentiel qui livre l'essence du procès d'échange : personne n'accumule du sel pour le prêter et faire du profit. On tire certes un avantage matériel et un prestige moral d'avoir prêté, mais on ne cherche pas le profit au détriment du débiteur. Le principe et le but des échanges restent la satisfaction des besoins sociaux, la consommation et non la recherche du profit. L'autorité politique et le prestige social d'un clan, d'un lignage ou d'un individu résident moins dans sa richesse en terre ou en sel que dans ses fonctions rituelles ou guerrières, le nombre de ses femmes et de ses enfants. La société baruya connaît une certaine hiérarchie des clans et des individus, mais rien qui ressemble au « big man » des sociétés des

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Western Highlands manipulant un vaste réseau d'hommes et de biens et, bien entendu, rien qui évoque les lignages nobles des Trobriand ou les aristocraties polynésiennes1.

En est-il de même dans les rapports entre les Baruya et leurs partenaires commerciaux, et le profit qu'ils retirent de certains échanges inégaux signifie-t-il exploitation d'un groupe par un autre ? Il n'est pas sûr qu'en donnant quatre ou cinq barres de sel pour une longue lame de pierre à peine polie, l'échange n'était pas inégal à leur détriment.

La réponse nous semble négative pour deux raisons :

— L'inégalité consiste, nous l'avons vu, en un échange inégal de travail2. Or, chez les Baruya comme dans la plupart des sociétés primitives, le travail n'est pas une ressource rare. Les activités productives n'occupent, du moins pour les hommes, qu'une partie du temps disponible (nous estimons à un tiers le temps consacré aux activités productives). Ce qui compte, dans les échanges entre groupes, c'est la satisfaction réciproque de leurs besoins et non une balance équilibrée de leurs dépenses de travail. — Pour cette raison, l'inégalité des échanges traduit l'utilité sociale comparée des produits échangés, leur inégale importance dans l'échelle des besoins sociaux et les diverses situations de monopole des groupes échangistes. Ce qui compte, c'est que l'on ait assez pour satisfaire ses besoins et, pour rappeler le mot d'un informateur, « si l'on reçoit assez, le travail, c'est du passé, c'est oublié ».

Il y a donc inégalité sans exploitation de l'homme par l'homme. L'échange de sel des Baruya appartient à la sphère de la circulation simple des marchandises. Il constitue un cas d'économie marchande simple, soudée à une économie non marchande reposant sur le travail individuel et collectif de producteurs directs redistribuant leurs produits le long des canaux de la parenté et du voisinage.

Peut-on aller plus avant et indiquer les prolongements théoriques qu'implique notre analyse ?

i. M. Sahlins 1963 : 285-203. • 2. Dans la langue baruya, la catégorie du travail n'est pas une notion abstraite indifférente

aux contenus concrets de l'activité laborieuse. Le verbe wâounié, « travailler, fabriquer », est toujours utilisé dans un contexte pratique : fabriquer une maison, du sel, une palissade, etc. Rappelons que Marx ajoutait, après avoir souligné l'immense progrès accompli par A. Smith lorsque ce dernier s'était dégagé du mode de pensée des Physiocrates pour définir le travail tout court, indépendamment de ses formes concrètes : travail agricole (le seul productif pour les Physiocrates), travail manufacturier, commercial : « On peut dire qu'on venait simplement de trouver l'expression abstraite du rapport le plus simple et le plus ancien de la production humaine, la catégorie valable dans toutes les formes de société. C'est apparemment juste mais en réalité faux. Conçu sous l'angle économique, dans toute sa simplicité, le ' travail ' est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports sociaux qui engendrent cette abstraction pure et simple » (Fondements de la critique de l' économie politique, I : 33).

« LA MONNAIE DE SEL » 33

1) L'étude théorique des mécanismes de la circulation simple des marchandises, circulation dont le moteur est la satisfaction réciproque des besoins sociaux de groupes monopolisant quelques produits rares, cette étude existe à peine. Cette théorie doit être bâtie pas à pas, mais dès maintenant il est clair qu'elle ne sera pas la simple application des théorèmes élaborés pour rendre compte du fonctionnement d'une économie de monopoles ayant pour moteur la maximation du profit des entreprises. L'anthropologie économique ne sera pas une simple application ou extension de ces théorèmes, bien qu'elle empruntera tous les concepts qui lui sembleront valables. Car les concepts empruntés, les analogies suggérées devront être confrontés avec le fait essentiel que la production pour l'échange, lorsqu'elle existe dans les sociétés primitives, se combine avec une économie de production directe et de redistribution des produits à travers les canaux des rapports de parenté et de voisinage. L'objet de l'anthropologie économique est d'élaborer des concepts spécifiques qui rendent compte de cette combinaison originale de structures économiques et sociales et de découvrir les lois d'évolution possible de ces différents rapports sociaux de production correspondant à des niveaux différents d'évolution des techniques et à des conditions historiques déterminées. Bien entendu, cette recherche des lois de fonctionnement et d'évolution des structures sociales vise un niveau de réalité, la plupart du temps invisible et inconscient pour les individus qui appartiennent aux sociétés primitives.

2) Notre analyse démontre que l'anthropologie économique ne peut se constituer qu'en faisant sienne la définition classique de l'activité économique comme production, circulation et consommation de biens matériels. Cette définition est la seule qui délimite le champ de tous les objets propres à la science économique. Elle ne préjuge en rien de la nature du rapport qui existe dans chaque type de société entre ses structures économiques et les autres structures sociales. L'anthropologie économique se trouve d'ailleurs la plupart du temps avoir à faire avec des rapports de production et de distribution qui se présentent directement comme des aspects du fonctionnement des rapports de parenté entre les individus et les groupes qui composent une société primitive. La théorie des rapports de production et d'échange de ce type de société ne peut donc se construire indépendamment de la théorie de la nature propre, multifonctionnelle des rapports de parenté dans les sociétés primitives (c'est-à-dire fonctionnant comme rapports économiques, politiques et idéologiques). Moins que toute autre partie de la science économique, l'anthropologie économique ne peut prétendre qu'il existe une rationalité économique en soi1 et que les rapports économiques sont entièrement déterminés par leurs lois internes.

3) Qu'apportera donc à l'anthropologie économique l'école formaliste qui se réclame des principes du néo-marginalisme ? Nous avons vu que cette école

1. M. Godelier 1966 : 17-19.

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n'assigne plus un champ d'objets précis à la théorie économique, mais consiste en fait en une théorie formelle de l'action finalisée où rien ne permet plus en droit comme en fait de distinguer l'activité économique de l'activité orientée vers la recherche du pouvoir, du statut ou de la connaissance, à moins qu'on ne réintroduise pratiquement et clandestinement la définition « matérielle » de l'économie que l'on avait éliminée au départ. De plus, elle considère l'individu sinon comme le centre, du moins comme le point de départ obligé de l'analyse théorique. Or, la réalité première pour comprendre la société est l'ensemble des rapports qui unissent et opposent des groupes et des individus à propos de l'accès au pouvoir, au savoir et aux richesses. Depuis Aristote au moins, l'on sait que l'individu n'est pas le point de départ de la science et l'on ignore encore s'il sera son point d'arrivée.

Cependant, le courant formaliste apporte à l'anthropologie économique un stimulant fécond en soulignant l'importance du fait que les groupes et les individus qui composent chaque type de société recherchent la satisfaction de leurs besoins sociaux et développent pour l'atteindre certaines formes de compétition. Là encore, il ne peut être question d'appliquer mécaniquement des théorèmes construits pour rendre compte d'une société concurrentielle imaginaire opposant des individus ou des firmes en nombre constant et disposant de ressources égales. Ces hypothèses restrictives rangent ces édifices théoriques au rang de simples modèles mathématiques idéaux.

Si la recherche d'un maximum de satisfaction des besoins sociaux existe dans les sociétés primitives, elle revêt des formes spécifiques qui exigent une explication adéquate. Si l'on veut, par exemple, interpréter comme une situation optimale l'existence d'un taux « normal » d'échange du sel contre des capes d'écorce, il faut aussitôt remarquer que la maximation ou la minimation des dépenses de travail ne semblent pas pour les échangistes un moyen de réaliser leur objectif, la satisfaction réciproque de besoins de biens de rareté différente. Par contre, la substitution des outils d'acier aux outils de pierre indique nettement la volonté de minimiser les dépenses de travail productif. Et pour opérer cette substitution, les Baruya durent commencer par augmenter leur production de sel, chercher de nouveaux partenaires et intensifier leurs échanges. Ils s'étaient donc engagés dans un processus qui modifiait leur société, et si de nouveaux équilibres devaient surgir, ils devraient avoir un contenu nouveau probablement imprévisible pour les membres de cette société. Peut-être existe-t-il quelque part un fondement unique de ces diverses pratiques, mais il n'existe nulle part, à notre connaissance, de théorie toute prête qu'il suffirait d'emprunter pour le découvrir.

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