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La montagne au cinéma : d’un sentiment l’autre (Texte écrit en regard du film de Ruben Östlund Snow Therapy, programmé en 2015 par « Lycéens et apprentis au cinéma » en Auvergne-Rhône-Alpes) La notion de « sentiment océanique » a été esquissée par l’écrivain Romain Rolland dans une lettre adressée à Sigmund Freud le 5 décembre 1927 : « Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est (…) le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). » Le « sentiment océanique » (discuté par Freud dans son livre Malaise dans la civilisation) s’éprouverait lorsque, dans certaines circonstances ou dans certains contextes, on a l’impression ou le désir de « faire un avec le monde », sans que cela soit forcément lié à une croyance religieuse. La montagne, ça vous gagne Au cinéma, le paysage sans doute le plus susceptible de susciter ce sentiment océanique est… la montagne ! L’océan, c’est comme l’espace : sinon infilmable, du moins incadrable. En revanche, on peut cadrer une montagne avec une caméra — au moins partiellement. Sauf exceptions sublimes (Au bord de la mer bleue, du Russe Boris Barnet), l’immensité des étendues marines, au cinéma, n’engendre souvent qu’impressions vagues ou idées abstraites (donnant plutôt lieu à des films « New Age » du type Le Grand Bleu), alors que la montagne peut plus concrètement faire vibrer les cordes émotionnelles du spectateur, en termes de communion avec la grandeur du monde. Ce lien privilégié, au cinéma, entre homme et montagne, on le retrouve dans le conseil que le cinéaste allemand Ernst Lubitsch aurait donné à une personne qui lui demandait comment réaliser des comédies aussi parfaites que les siennes : « Filmez des montagnes, mon cher ami, quand vous aurez appris à filmer la nature vous saurez filmer les hommes. 1 » (Question montagnes, Lubitsch savait de quoi il parlait car il les filma fort bien dans au moins trois de ses films, dont L’Abîme (Eternal Love), en 1929.) Les Bergfilme (« films de montagne ») furent particulièrement en vogue en Allemagne dans les années 1920 et jusqu’au début des années 1930, avec les réalisations exaltées d’Arnold Fanck puis de Leni Riefenstahl (la future cinéaste officielle du IIIe Reich). 1 C'est Jean-Luc Godard qui aimait raconter cette anecdote — peut-être apocryphe.

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La montagne au cinéma : d’un sentiment l’autre (Texte écrit en regard du film de Ruben Östlund Snow Therapy,

programmé en 2015 par « Lycéens et apprentis au cinéma » en Auvergne-Rhône-Alpes)

La notion de « sentiment océanique » a été esquissée par l’écrivain Romain Rolland dans une lettre adressée à Sigmund Freud le 5 décembre 1927 : « Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est (…) le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). » Le « sentiment océanique » (discuté par Freud dans son livre Malaise dans la civilisation) s’éprouverait lorsque, dans certaines circonstances ou dans certains contextes, on a l’impression ou le désir de « faire un avec le monde », sans que cela soit forcément lié à une croyance religieuse. La montagne, ça vous gagne

Au cinéma, le paysage sans doute le plus susceptible de susciter ce sentiment océanique est… la montagne ! L’océan, c’est comme l’espace : sinon infilmable, du moins incadrable. En revanche, on peut cadrer une montagne avec une caméra — au moins partiellement. Sauf exceptions sublimes (Au bord de la mer bleue, du Russe Boris Barnet), l’immensité des étendues marines, au cinéma, n’engendre souvent qu’impressions vagues ou idées abstraites (donnant plutôt lieu à des films « New Age » du type Le Grand Bleu), alors que la montagne peut plus concrètement faire vibrer les cordes émotionnelles du spectateur, en termes de communion avec la grandeur du monde. Ce lien privilégié, au cinéma, entre homme et montagne, on le retrouve dans le conseil que le cinéaste allemand Ernst Lubitsch aurait donné à une personne qui lui demandait comment réaliser des comédies aussi parfaites que les siennes : « Filmez des montagnes, mon cher ami, quand vous aurez appris à filmer la nature vous saurez filmer les hommes.1 »

(Question montagnes, Lubitsch savait de quoi il parlait car il les filma fort bien dans au moins trois de ses films, dont L’Abîme (Eternal Love), en 1929.)

Les Bergfilme (« films de montagne ») furent particulièrement en vogue en Allemagne dans les années 1920 et jusqu’au début des années 1930, avec les réalisations exaltées d’Arnold Fanck puis de Leni Riefenstahl (la future cinéaste officielle du IIIe Reich).

                                                                                                               1  C'est Jean-Luc Godard qui aimait raconter cette anecdote — peut-être apocryphe.  

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La Montagne sacrée (Der Heilige Berg, 1926) d'Arnold Fanck

Ils eurent leur pendant en Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale avec les Heimatfilme (« films patriotiques »), qui présentaient au minimum un arrière-plan montagneux et chantaient les valeurs de l’Helvétie éternelle. Autant dire que par la suite, les films magnifiant la montagne furent idéologiquement suspects : raison pour laquelle, peut-être, elle devint plutôt matière à films documentaires, nourrissant les nombreux « festivals de films de montagne » (quoique le cinéma documentaire ne soit pas idéologiquement neutre, bien évidemment). Mon Dieu, que la montagne effraie

Que devient le « sentiment océanique » dans les films de fiction relevant d’un cinéma « moderne », à la fois artistiquement exigeant et idéologiquement scrupuleux ? La question se pose dans le cas de Snow Therapy, et on peut le mettre en rapport de ce point de vue avec trois autres films « en reliefs » : Passe-montagne (1978) de Jean-François Stévenin, Shining (The Shining, 1980) de Stanley Kubrick et L’Âme-sœur (Höhenfeuer, 1985) de Fredi Murer. Dans chacun de ces quatre films, un passage de relais s’opère entre ce sentiment océanique, plutôt exaltant, et un malaise d’autant plus inquiétant qu’il reste peu définissable (de l’ordre, pour revenir à Freud, de « l’inquiétante étrangeté »).

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Shining (The Shining, 1980) de Stanley Kubrick

Le début de Shining montre une voiture qui roule à travers les paysages montagneux de l’Ouest américain, mais l’impression majestueuse est remise en cause par les prises de vues aériennes au grand angulaire, donnant d’emblée l’impression que quelque chose de malfaisant « plane » sur le film, d’autant que ce générique s’accompagne d’une sombre variation sur le Dies Irae de Hector Berlioz.

La voiture se dirige vers l’hôtel Overlook, sis au pied d’une montagne du Colorado, mais la suite du film ne montrera plus que très épisodiquement (et bientôt plus du tout) ce paysage somptueux qui, loin d’avoir constitué la base d’une « aspiration vers le haut », aura été le point de départ d’une plongée dans les manifestations mortifères qui scandent le récit. (Signe parmi d’autres de ce mouvement de l’aérien vers le chtonien : on apprendra d’un personnage que l’hôtel a été bâti sur un ancien cimetière indien.)

* * *

Passe-montagne part sur des bases infiniment moins horrifiques, mais une forme d’inquiétude sourd tout de même en cours de route. Georges, un architecte parisien tombé en panne dans le Jura fait réparer sa voiture par Serge, un mécanicien du cru, avec lequel il noue une amitié inattendue. Serge entraîne Georges dans un vieux rêve personnel : la recherche d’un vallon qu’il voudrait explorer à l’aide d’un grand oiseau de bois qu’il a construit.

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Passe-montagne (1978) de Jean-François Stévenin

À mesure que les deux hommes s’enfoncent dans la nuit des montagnes jurassiennes aux côtés de « locaux » aussi énigmatiques que pittoresques, la quête mythique du « vallon magique » devient de plus en plus improbable, au risque de s’y perdre. Vers la fin du film, une scène de discothèque crée d’ailleurs une impression de malaise un peu comparable à celle de Snow Therapy au cours de laquelle Tomas croise une bande de jeunes fêtards furieux, même si Stévenin s’y montre beaucoup moins sensationnaliste.

L'Âme-sœur (Höhenfeuer, 1985) de Fredi Murer

L’Âme-sœur confronte également l’exaltation qui naît d’un paysage magnifique à une sorte de « naturalisme noir » : dans les Alpes suisses, une famille vit isolée à flanc de montagne, situation qui convient très bien au père, surnommé « l’Irascible », mais beaucoup moins à la fille aînée, qui se languit ; quand au fils cadet, « le Bouèbe », il subit

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silencieusement, dans la mesure où il est sourd-muet mais surtout parce qu’il n’a jamais connu d’autre vie. De façon au départ insoupçonnable, le récit ira vers des abîmes d’interdits tragiques (inceste entre le frère et la sœur, mort violente, même si accidentelle, des parents).

La mutité n’est pas seulement celle du Bouèbe, mais aussi celle de la montagne, évidemment imperturbable face à la tragédie qui se déroule en son sein : dans ses westerns des années 1950, Anthony Mann dépeignait déjà une nature qui semblait d’autant plus cruellement insensible aux malheurs des hommes qu’elle se présentait sous des dehors splendides. Deux des plus beaux de ces films, Les Affameurs et Je suis un aventurier, mettaient en scène de sublimes paysages de montagne.

L'Âme-sœur (Höhenfeuer, 1985) de Fredi Murer Ce pourrait être un travail à produire avec les lycéens, à propos de Snow Therapy : en recourant à des extraits des films qu’on vient d’évoquer (dont deux sont à leur manière, comme le film suédois, des cauchemars familiaux), étudier la façon dont Ruben Östlund exploite le « sentiment océanique » qui peut saisir le spectateur, dès la première séquence, face à la beauté du paysage alpin, le magnifiant par la largeur du format Scope et allant même jusqu’à « l’enjoliver » – voire à le déréaliser discrètement, source possible d’une inquiétude naissante – au moyen d’effets spéciaux numériques, pour mieux inscrire ensuite sur ce fond splendide la cruauté de son récit familial (en confrontant régulièrement les deux par le jeu du montage alterné).

Jean-François Buiré, 2015