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La Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (1) (manuscrit complet envoyé à l’éditeur le 12 décembre 1871 ; publication fin décembre 1871 ; aussitôt, le 2 janvier 1872, Nietzsche envoie un exemplaire à Wagne Le titre est modifié pour l’édition de 1886, et devient : La Naissance de la tragédie, ou Hellénisme et pessimisme. Dédicace à Wagner : fin de l’année 1871 (première dédicace : 22 février 1871, p. 423-427, non retenue finalement Essai d’autocritique : août 1886 Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination du tome I des OEuvres philosophiques complètes , chez Gallimard (1977) Plan général du cours Introduction 1. Wagner et Nietzsche 2. La polémique universitaire 3. La construction de l’essai de Nietzsche Commentaire La Naissance de la tragédie A- La tragédie antique 1-L’opposition des deux principes Manifeste et latent Affirmation et anéantissement Mesure et démesure 2- La complémentarité des deux principes 3- La métamorphose tragique B- Le déclin du tragique 1- Euripide 2- Socrate C- Le retour du tragique ***

La Naissance de la tragédie enfantée par l

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La Naissance de la tragdie enfante par lesprit de la musique (1)

(manuscrit complet envoy lditeur le 12 dcembre 1871 ; publication fin dcembre 1871 ; aussitt, le 2 janvier 1872, Nietzsche envoie un exemplaire Wagner). Le titre est modifi pour ldition de 1886, et devient : La Naissance de la tragdie, ou Hellnisme et pessimisme. Ddicace Wagner : fin de lanne 1871 (premire ddicace : 22 fvrier 1871, p. 423-427, non retenue finalement) Essai dautocritique : aot 1886 Les chiffres entre parenthses renvoient la pagination du tome I desOEuvres philosophiques compltes, chez Gallimard (1977)

Plan gnral du cours Introduction 1. Wagner et Nietzsche 2. La polmique universitaire 3. La construction de lessai de Nietzsche

Commentaire La Naissance de la tragdie A- La tragdie antique 1- Lopposition des deux principes Manifeste et latent Affirmation et anantissement Mesure et dmesure 2- La complmentarit des deux principes 3- La mtamorphose tragique B- Le dclin du tragique 1- Euripide 2- Socrate C- Le retour du tragique ***

On lira dans cette premire leon l'introduction au commentaire du texte de Nietzsche. Pour la suite, cliquez dans la marge sur "2- Naissance de la tragdie".

*** A- Wagner et Nietzsche Le premier ouvrage de Nietzsche, celui qui le fit connatre, est, limage de son auteur, une cration paradoxale : La Naissance de la tragdie enfante par lesprit de la musique dveloppe une thse originale en laquelle on peut discerner, bien que de faon encore embryonnaire, les fondements de la philosophie quil ne dveloppera vraiment quaprs sa rupture avec Wagner (qui, selon lavant-propos de Nietzsche contre Wagner, remonte 1877, cest--dire ds aprs (ou dj pendant ?) la rdaction de la quatrime des Considrations intempestives Unzeitgemsse Betrachtungen prcisment intitule Richard Wagner Bayreuth , 1876). Pourtant cette originalit est voile par la dpendance affiche du jeune professeur de philologie luniversit de Ble envers Schopenhauer et surtout envers Wagner. Cest prcisment dans la ddicace Richard Wagner que Nietzsche reconnat que toutes les conceptions que ce livre a forges, cest en conversant avec vous prsent quil les a forges, de sorte quil ne pouvait rien crire qui ne ft en accord avec cette prsence (39). Mme si dans l Essai dautocritique quil ajoute en aot 1886 la seconde dition de son ouvrage, Nietzsche est plus explicite sur sa rupture avec Schopenhauer ( 6 : la rsignation de lidal asctique est trangre livresse dionysiaque) quavec Wagner (mais dans une premire version de l Essai dautocritique il tait beaucoup plus explicite : Il est encore plus regrettable que jaie gch le grandiose problme grec en le mlant aux dernires affaires de la modernit que jaie accroch des espoirs au moins grec de tous les mouvements artistiques possibles, celui de Wagner, et que jaie commenc fabuler sur lme allemande comme si celle-ci avait t la veille de se dcouvrir [] O trouver aujourdhui un bourbier dobscurit et de mystique maladive comparable celui des Wagnriens ? 526), cest surtout la thorie de lopra selon Wagner que se rfrent les thses nietzschennes sur lorigine de la tragdie dans la Grce ancienne. La recherche de lorigine, qui se nomme aussi gnalogie, est la mise jour dune vrit enfouie, non pour souponner de btardise sa prtendue puret ( gnalogie de la morale), mais pour en retrouver la vitalit premire, touffe par lrudition universitaire. Cest cette vitalit prcisment que Wagner entendait faire revivre sur la scne de lopra : la tragdie grecque est le drame originel, o fusionnent

les trois arts qui, par la suite, vont se dissocier en sisolant : la danse, la musique et le chant. Il nous faut donc lire les textes de Wagner pour comprendre quel point le vritable enjeu de la thse porte, non sur la tragdie grecque, mais plutt sur lespoir dune rsurrection du vritable gnie de la musique dans lopra wagnrien. Mme la rfrence, il est vrai constante, Schopenhauer, est en vrit une rfrence Wagner : Nietzsche tablit entre la musique et les arts plastiques, donc entre Dionysos et Apollon, cest--dire entre lorchestre do slve le chant et la scne sur laquelle paraissent les hros individualiss du drame tragique, la mme relation que dfinit Schopenhauer entre la volont et son objectivation dans la reprsentation. Cest bien l en effet ce que, selon Nietzsche, russit lopra wagnrien : la musique de Wagner nest pas lillustration ni mme la mise en valeur dun livret qui en serait la fin suprme, mais cest inversement le mythe qui est reprsent sur la scne qui semble natre de la musique ( la tragdie enfante par lesprit de la musique ), et qui est comme la matrialisation visuelle et plastique de ce que le chant de lorchestre venu des profondeurs fait entendre (larchitecture du thtre de Bayreuth, dfinie par Wagner lui-mme, dissimule lorchestre aux yeux des spectateurs : la musique orchestrale doit monter magiquement dun lieu obscur et sincarner dans les figures lumineuses qui sur la scne la transfigurent dans le chant de la voix humaine). Cest ainsi que le Schopenhauer de la Naissance de la tragdie se trouve enrl bien malgr lui dans le camp des Wagnriens, et que le Monde comme volont et comme reprsentation est ici invoqu, non pour lui-mme mais seulement parce quil permet de thoriser le lien complexe qui unit, dans lopra wagnrien, la musique au texte, cest--dire la volont lobjectit en laquelle elle se reprsente, ce qui sexprime encore, dans la langue des Grecs, par lassociation du dithyrambe dionysiaque au phantasme apollinien qui lincarne comme dans une figure de rve. Cest ainsi que la philosophie de Schopenhauer devient, dans la Naissance de la tragdie, la mtaphysique de la musique wagnrienne. Wagner avait dcouvert Schopenhauer la fin de lanne 1854 et avait cru y deviner en effet lexpression de sa pense profonde : Ctait seulement maintenant que je comprenais moi-mme mon Wotan et, boulevers, je repris de plus prs ltude du livre de Schopenhauer (in Ma Vie, Gregor-Dellin 380). Et il crivait Liszt le 15 janvier 1855 : Ce fut sans doute en partie ltat de gravit o mavait plong Schopenhauer et qui maintenant rclamait dtre exprim de faon extatique en ses traits fondamentaux qui minspira la conception dun Tristan et Isolde (Gregor-Dellin 381). Tristan et Isoldeest, on le sait, prcisment la seule uvre de Wagner laquelle Nietzsche fait explicitement rfrence dans NT ( 21), et cest en effet pour dvelopper la relation qui unit la volont, cest--dire le dsir infini qui sexprime dans la musique, ou ivresse dionysiaque, la figure en laquelle ce

dsir se reprsente, le rve apollinien, le mythe enfant par la musique, la forme qui fait son apparition sur la scne de lopra. Cest ainsi que Tristan mourant invoque Isolde, et que son invocation, son incantation fait apparatre comme par magie le bateau lhorizon qui transporte la femme aime : Isolde surgissant de linfini lappel du dsir, cest, crit Nietzsche, le royaume des sons lui-mme qui vient se prsenter nous comme un monde plastique ( 21, 139). Je qualifierais volontiers mes drames des actes de musique devenus visibles , crivait Wagner lui-mme en pensant Schopenhauer (Libert 94). Il nest gure besoin de souligner combien ce Schopenhauer wagnrien est loign du Schopenhauer vritable. Wagner cherchait une issue la souffrance dans la rdemption par lamour, tandis que Schopenhauer ne voyait en lamour quune ruse de la volont pour abuser ses dupes et perptuer latroce souffrance de lespce ( Mtaphysique de lamour , supplment au livre quatrime, p. 1285 sq). A la fin de lanne 1854, Wagner envoya Schopenhauer (il meurt en 1860) le texte de LAnneau du Nibelung avec ces mots : Avec tout mon respect et ma reconnaissance . Schopenhauer ne rpondit jamais et confia, selon Cosima (dans sonJournal la date du 16 janvier 1869), Karl Ritter que Wagner avait envoy Francfort : Cest un pote, mais ce nest pas un musicien (Gregor-Dellin 386). Version dulcore de la vritable rponse du philosophe : Remerciez en mon nom votre ami Wagner pour lenvoi de ses Nibelungen, mais dites-lui quil mette sa musique au cabinet, il a davantage de gnie comme pote. Moi, Schopenhauer, je reste fidle Rossini et Mozart ! (Libert 97n. Sur cette question, voir Edouard Sans,Richard Wagner et la pense schopenhaurienne, Klincksieck,1969). Cette filiation de Nietzsche Wagner, si dterminante pour laNaissance de la tragdie, donc pour luvre tout entire dans la mesure o elle est contenue en puissance dans ce premier essai, les philosophes la passent sous silence. Cela provient la fois de leur respect quasi religieux envers des textes que lon veut considrer comme absolus, de leur ignorance de la musique comme de la musicologie, et du discrdit qui, depuis la seconde guerre mondiale, pse sur luvre de Wagner, pour des raisons la fois politiques et esthtiques : lvangile de la musique srielle, qui fait de Bach et de lcole de Vienne (Schoenberg, Berg et Webern) les vritable hros de lhistoire de la musique, rejette la musique de Wagner dans lenfer du romantisme. On en revient : comment ne pas reconnatre dans le chromatisme de Parsifal la source de l'atonalisme? Cest ainsi que pendant longtemps, on sest content de reprendre les diatribes de Nietzsche dans les pamphlets de la fin, Le Cas Wagner et Nietzsche contre Wagner (1888), sans approfondir davantage laffinit de la pense du philosophe avec les thories du musicien. Louvrage de Deleuze, par exemple, pourtant si apprci, ne cite pas

une seule ligne de Wagner et ne manifeste pas la moindre connaissance de sa musique. De ce point de vue, lexcellent petit essai de Georges Libert, Nietzsche et la musique, marque une salubre rupture. La critique passionne que Nietzsche retournera plus tard contre Wagner est peut-tre moins simple quon le croit dordinaire. Dans un fragment posthume des annes 8485 (donc en pleine rdaction du Zarathoustra, une poque o la guerre est ouverte depuis longtemps), Nietzsche crira : Il va de soi que je ne permets personne de sapproprier si aisment le jugement que je porte sur Wagner, et tous les imbciles irrespectueux qui grouillent aujourdhui comme des poux sur le corps de la socit ne doivent absolument pas tre autoriss ne serait-ce qu avoir sur les lvres, soit pour le nier soit pour le dnigrer, un nom aussi grand que celui de Richard Wagner (fragment posthume, Libert 74). A dfaut de reprendre les thses de limmense et confus Opra et drame (deux volumes de plus de 250 pages chacun dans les douze que compte luvre complte), rappelons celles qui sont dveloppes dans deux textes de 1849 auxquels Nietzsche fait indiscutablement rfrence :LArt et la rvolution et Luvre dart de lavenir (le sous-titre de Par del Bien et Mal : Prlude pour une philosophie de lavenir y fait allusion) (1). Cest dans LArt et la rvolution que Wagner dsigne la tragdie grecque comme le modle indpassable de la cration artistique. Les Grecs sont lalpha et lomga, le commencement et la fin de lart lyrique : Nous ne pouvons, si nous y rflchissons, faire un pas dans notre art sans nous apercevoir de son rapport troit avec lArt des Grecs. En ralit, notre art moderne nest quune maille dans la chane de lvolution artistique de toute lEurope, et cette rvolution commence chez les Grecs (10 ; ce sont les premiers mots de lessai de Wagner). Lidal de la beaut grecque est plac, selon Wagner, sous un double patronage : Apollon, principe de perfection formelle, non de cette beaut manire qui est celle de la Grce alexandrine et romaine, celle aussi de lApollon du Belvdre tant vnr par Winckelmann, mais la beaut virile et grave de la tragdie eschylienne : Lhomme libre, beau et fort trouva son expression la plus adquate enApollon, le dieu rellement souverain et national des tribus hellniques [] Ce nest point sous les traits de leffmin Musagte, que nous a transmis plus tard lart plus luxuriant de la sculpture, que nous devons nous reprsenter Apollon lpoque de lapoge de lesprit grec ; cest sous les traits dune gravit joyeuse, beau mais fort, tel que le connut le grand tragique Eschyle (10-11) ; et Dionysos, qui incarne lenthousiasme du gnie et la puissance de la Nature sans lesquels il ny a pas de grand art : Tel aussi voyait le dieu splendide, inspir par Dionysos, lorsquil montrait tous les lments des arts engendrs sans contrainte, le verbe hardi qui enchane, le but potique sublime, o tous devaient se runir comme en un foyer unique, pour enfanter la plus haute

uvre dart imaginable, leDrame (11). Ainsi clbre en lhonneur dApollon et de Dionysos, le gnie grec russissait rassembler tout un peuple, trente mille personnes dans un amphithtre, pour voir reprsenter la plus profonde de toutes les tragdies, le Promthe (13). On sait que dans La Naissance de la tragdie, le Promthe dEschyle est le modle de la tragdie dionysiaque, et que Nietzsche va mme jusqu dceler dans la rvolte du Titan contre le dieu des dieux comme le pressentiment dun crpuscule des dieux : Mais le plus admirable dans ce pome de Promthe qui est, par sa pense fondamentale, lhymne par excellence de limpit, cest la profonde aspiration eschylenne la justice : dun ct lincommensurable souffrance de "lindividu" dans son audace solitaire, de lautre la dtresse divine, voire le pressentiment dun crpuscule des dieux ( 9, 80).

La dcadence de la tragdie, ne de la nature artiste des Grecs, commence avec les Romains, ces grossiers vainqueurs du monde qui ne se plaisaient quaux ralits les plus positives (16), comme aujourdhui les industriels, qui ne connaissent que la religion de la Bourse et du 5%, mprisent et touffent lidal de lartiste. Mais le vrai responsable de cette dcadence, plus encore que le matrialisme des Romains, cest lasctisme du christianisme, qui a touff la voix de la Nature, celle qui sexprimait dans la fte joyeuse et collective de la tragdie antique : Lart est la joie pour soi, pour la vie, pour la collectivit ; ltat de cette poque, la fin de la domination romaine, tait au contraire le mpris de soi-mme, le dgot de la vie, lhorreur de la socit. Ainsi ce ntait pas lArt qui devait tre lexpression de cet tat, mais le Christianisme. Le Christianisme justifie une existence terne, inutile, lamentable, de lhomme sur la terre pour le merveilleux amour dun dieu, qui na nullement cr lhomme ainsi que les beaux Grecs le croyaient par erreur pour passer sur la terre une existence joyeuse, mais la jet ici-bas dans un cachot rpugnant pour lui prparer aprs la mort, en rcompense de sy tre imbib du mpris de soi-mme, une ternit dans la plus bate et la plus inactive de toutes les splendeurs (17-18). Ces dclarations refltent linfluence considrable quexeraient alors sur lesprit de Wagner les penses de Proudhon et de Feuerbach (Gregor-Dellin 274 sq). Le christianisme qui, linverse de la religion des Grecs, est une religion contre-nature, ntait pas de lart et ne pouvait en aucune manire donner naissance au vritable art vivant (19). A la fte libre et collective de la tragdie (Rousseau, Lettre dAlembert), Wagner oppose alors la solitude strile du clotre. Contre cette maladie de la culture romaine et latine, ragit la vitalit et la saine nature des peuples du Nord : Dans les veines malades du monde romain, se rpandit le sang sain des jeunes nations germaniques . Cest de ce ct l, cest--dire du ct de lme allemande, quune rdemption de lart semble seulement possible . Il faudrait cette fin retrouver lesprit qui

prsidait aux grandes ftes populaires de la Grce antique, tout un peuple uni dans la clbration des mythes qui incarnent son identit et sa mmoire : Eschyle est le plus grand des tragiques, dj le gnie grec dcline avec le pessimisme sophoclen : La victoire de Sophocle comme celle de Pricls, tait dans lesprit de lvolution progressive de lhumanit ; mais la dfaite dEschyle fut le premier pas vers le dclin de la tragdie grecque, le premier moment de la dcadence de lEtat athnien (39). Selon lidal wagnrien (il faudrait ici encore en chercher lorigine chez Rousseau) de fusion et de communion, cette dcadence opre par dissociation et dsagrgation, morcelant progressivement en individus solitaires le peuple dabord rassembl par la fte. Le drame tragique lui-mme, qui rassemblait tous les arts et russissait cette uvre dart totale (Gesamtkunstwerk) dont Wagner voudrait retrouver la flamme, puisque la tragdie grecque tait la fois posie, mime, musique et danse (les chants et lvolution du chur dans le cercle de lorchestra) (2), cette bienheureuse union se dfait et les arts se diffrencient et sisolent, sappauvrissant dautant plus quil se sparent et sabstraient de leurs partenaires : Avec la dcadence ultrieure de la tragdie, lArt perdit de plus en plus son caractre dexpression de la conscience publique. Le drame se rsout en ses parties intgrantes : rhtorique, peinture, sculpture, musique, etc., abandonnrent la ronde o elles avaient dans lunisson, pour suivre dsormais chacune son chemin et continuer se perfectionner par soi-mme, mais isolment, gostement (39). Cest ainsi que le drame dgnra en opra sous le rgne de lIndustrie qui triomphe aujourdhui, celui du profit personnel et de la concurrence : chacun joue pour soi et cherche se faire valoir, au dtriment des autres : Lopra devint un vritable chaos dlments matriels voltigeant les uns parmi les autres, sans attache ni lien, o chacun pouvait choisir son gr ce qui convenait le mieux sa facult de jouissance : les pirouettes lgantes dune danseuse, les vocalises prilleuses dun chanteur, ou leffet brillant dun dcor, ou lclat dconcertant dun orchestre volcanique (27) (3). Seule une rvolution peut dsormais rtablir les droits de la Nature et rgnrer ainsi une civilisation puise et dcadente : Quand le mdecin expriment ne voit plus de remde, nous finissons, en dsespoir de cause, par nous tourner vers la Nature. La Nature, et rien que la Nature, peut russir en effet dmler la grande destine du monde (43-44). Et Wagner achve son essai par un appel lEtat pour quil cre un thtre subventionn et public dans lequel lartiste de lavenir pourra rassembler un peuple que le christianisme et la tyrannie de lArgent ont dsagrg et affaibli. On mesure ici combien loptimisme de Wagner (croyance en la bonne nature, rgnration par la rvolution) est loign du pessimisme de Schopenhauer (quil ne dcouvrira qu la fin de 1854, cest--dire cinq aprs la rdaction de LArt et la rvolution). Pourtant, sa profession

de foi progressiste (inspire, on le sait par Feuerbach et Proudhon), qui restera toujours trangre lesprit de Nietzsche (mais le philosophe ne rencontre le musicien que beaucoup plus tard, en 1868 et ne devint un familier de Tribschen qu partir de sa nomination Ble, o il arrive en avril 1869), est prudemment modre : lart vritable, rpte Wagner, doit tre conservateur (il entend par l quil doit rsister la tentation de la dcadence) et il prend soin par ailleurs de se distinguer des socialistes doctrinaires qui ignorent le principe le plus noble de notre civilisation et qui sont illusionns par lexpression immdiate de la colre de la fraction la plus souffrante de notre socit (45), cest--dire par la rsistance politique du proltariat. On retrouve les mmes thses, mais plus copieusement dveloppes, dans Luvre dart de lavenir. Intressons-nous surtout dans ce texte aux dveloppements qui portent sur lide d uvre dart totale , qui incarne chez Wagner lesprance dune rsurrection du drame antique, cest--dire de la tragdie. Wagner consacre trois chapitres la danse, la musique puis la posie, avant de montrer dans un quatrime chapitre comment ces trois arts pourraient tre nouveau runis (104-177). Lart est lexpression de la joie, et la joie sexprime elle-mme navement par les mouvements exubrants du corps. A ce mouvement, ladanse donne sa mesure et son rythme, ce qui suppose dj laccompagnement dune percussion lmentaire : La rptition rgulire du bruit, tel quil est produit dabord et de la faon la plus simple, par le battement des mains, puis par des objets sonores, de bois, de mtal ou autres (107). Cest ainsi que, ds lorigine, la danse aspire la musique (108). Aussi atteint-elle son apoge dans le drame (les danses du chur satyrique de la tragdie antique), en salliant au mime et la posie (le jeu de lacteur) comme la musique. Le principe de la dcadence, qui est celui de la dissociation des arts, a fait de la danse un art complaisant et futile qui excite la galanterie et le libertinage dans les salons luxueux du monde (112) : Comment se fait-il que cet art noble soit tomb si bas quil ne puisse plus subsister, dans notre vie publique, que comme le rsum suprme de tous les arts runis de la galanterie et quil languisse dans les chanes les plus ignominieuses de lesclavage ? (113). En faisant alliance une musique facile et descriptive (la musique de ballet), en se sparant de la posie et en se condamnant au mutisme ( des acteurs qui nous paratraient, nimporte quel instant, dlivrs dun mauvais sort sils se dcidaient mettre fin au balbutiement pnible du geste, par une parole prononce naturellement 116-117), la danse ne peut que courir de la prostitution au ridicule, du ridicule la prostitution (117). La musique quant elle est lexpression du dsir infini, de locan infini du dsir

inconscient (cest toujours limage de la mer qui simpose lesprit de Wagner quand il voque lincantation musicale), le rythme et la mlodie diffrencient et informent le fluide originel et illimit du son (120). Ici saffirme la supriorit paradoxale, en regard des autres crits de Wagner, du christianisme sur le paganisme : la musique grecque, qui ignore la polyphonie et qui se limite lunisson, nose pas saventurer sur locan de linfini sonore ; cest en revanche le christianisme, qui reconnut la divinit du Verbe et de son souffle, qui dcouvrit le domaine illimit de la musique : Le Chrtien abandonna les rivages de la vie. Il explora la mer, plus loin, linfini, pour tre seul enfin, sans limites, sur locan, entre le ciel et leau . Le verbe, la parole de la foi, fut la boussole qui le dirigeait constamment et uniquement vers le ciel (122) (4). Le premier hros qui, tel Christophe Colomb, parcourut la mer immense de la musique fut Beethoven (124). Il libra la musique de la tyrannie abstraite du contrepoint ( Le contrepoint, dans ses crations et lucubrations nombreuses et varies, est lartificiel jeu avec soi-mme de lart, la mathmatique du sentiment, le rythme mcanique de lharmonie goste 128). A lart du contrepoint, art de virtuose sans me, sopposait alors la mlodie venue du peuple ( telle quelle manait de la poitrine du peuple, franche, toujours jeune et frache 128), la posie des lieder ou chansons populaires, qui triompha sur la scne de lopra. On ne saurait trop souligner combien Wagner, ici encore, est proche de Rousseau, et tout particulirement de l'Essai sur l'origine des langues. En se transportant dans lair dopra, la chanson populaire perd sa spontanit, elle se mutile en un numro de virtuosit vocale au moyen de fioritures interminables et darabesques en tous genres (129), des airs sensuels dopras italiens ou deffronts motifs de cancan franais, qui montent des exhalaisons artificiellement distilles la pleine lumire du jour du public moderne (146). La mlodie du dsir infini, ainsi trahie dans le cantabile de lopra italien, sest alors rfugie dans la musique symphonique : allgresse de la danse dans la musique de Haydn ( Dans la symphonie de Haydn, la mlodie de danse se meut avec toute la fracheur enjoue de la jeunesse 131) ; veil au dsir infini de ladolescence avec lhaleine passionne de la voix humaine avec la symphonie de Mozart ( Il portait la facult dexpression vocale des instruments une hauteur telle, quil pouvait embrasser en soi non seulement la srnit, la douce et intime batitude de Haydn, mais encore toute la profondeur des aspirations infinies du cur. 132 ; cest ainsi que plus la musique sapproche de lexpression du dsir infini, plus elle laisse entendre le chant de la voix humaine) ; enfin maturit et accomplissement avec la symphonie de Beethoven : La facult dmesure qua la musique instrumentale dexprimer llan et le dsir primordial se donna Beethoven. Cest lui quil fut rserv de donner une libert effrne lessence propre de lharmonie

chrtienne, cette mer insondable dbordante et sans cesse agite (132). Cette explosion se laisse dabord entendre dans la symphonie en ut mineur (la cinquime, 134), o sexprime la joie et lorage du dsir infini, sans pourtant parvenir sa rsolution morale , cest--dire donner naissance au chant de la voix humaine ; puis dans la symphonie en la mineur (la septime, 136), que Wagner baptise lApothose de la danse , parce quelle retrouve la fois la joie exubrante exprime originellement dans le mouvement de la danse et la parfaite cadence du rythme qui lui donne sa mesure ; enfin la neuvime symphonie en r mineur, qui est le dpassement de la musique symphonique dans lhymne la joie qui est lesprit de toute musique et de tout art : Cette dernire symphonie de Beethoven est la rdemption de la musique en son lment le plus originel, dans lart universel. Elle est lvangile humain de lart de lavenir. Aprs elle, il ny a plus de progrspossible, car elle ne peut avoir pour consquence que luvre dart la plus parfaite, le drame universel, dont Beethoven nous a forg la clef artistique (139). Cest ainsi que la neuvime symphonie, faisant natre la voix humaine de la masse orchestrale, annonce le drame wagnrien qui fera revivre, dans lunit dune mme clbration, le gnie des arts disperss depuis la dcadence de la tragdie grecque. On remarquera qu cette trinit wagnrienne (Haydn, Mozart, Beethoven), Nietzsche en substitue quand il invoque, au 19, la musique allemande, dans sa marche souveraine et solaire qui la conduit de Bach Beethoven et de Beethoven Wagner (130). Il est vrai que Bach est ici surtout lauteur des oratorios, et tout particulirement de La Passion selon saint Matthieu, et nullement de lart de la fugue, que Haydn et Mozart ne conviennent gure au fonds pessimiste de la sagesse dionysiaque et silnique, et enfin que Wagner luimme se prsentait avec assez dvidence comme le seul hritier digne de lart dun Beethoven, ce quil pouvait difficilement dire lui-mme mais quil entend certainement avec faveur dans la bouche de son disciple.

Quant la posie, elle ne fut vraiment vivante que lorsque, ne du peuple, anonyme et collective, lie la danse et la musique, elle clbrait les mythes dans lesquels communiait la mmoire collective. Ainsi, pour les Grecs, lpope dHomre, ou les chants des Nibelungen pour les peuples germaniques. En devenant non plus un chant qui rassemble, mais un procd dcriture (153), la posie moderne sest dessche, coupe de la racine qui lui donne vie. Elle devient lucubration dun esprit isol, science et philosophie (156). On devine comment luvre dart de lavenir a pour mission, selon Wagner, de ressusciter lart ancien et oubli de Dionysos et dApollon, la tragdie grecque qui runit un peuple immense dans la clbration commune de la danse, de la posie et de la musique. Le drame wagnrien en est le digne et lunique hritier. On mesure alors combien Nietzsche sexprime

en disciple fidle de Wagner quand il appelle de ses vux la renaissance de ce quil nomme la civilisation de lopra ( 19 p. 125), qui doit surgir du fonds de livresse dionysiaque, qui est aussi ce que Wagner nomme lorage du dsir infini .

B- La polmique universitaire Si La Naissance de la tragdie enfante par lesprit de la musiquemanifeste un accord en apparence total avec les thorie et la musique de Richard Wagner, en revanche, dans le milieu universitaire auquel elle tait naturellement destine, puisquil sagit de la premire publication du jeune professeur frachement nomm la chaire de philologie de luniversit de Ble, elle fut un objet de polmique et de scandale. Sa nomination mme la chaire de philologie de Ble (Nietzsche en effet nenseignait pas la philosophie, mais la philologie, cest--dire ltude par les textes de la culture de la Grce ancienne), alors quil avait peine 25 ans, en 1869, grce au soutien de son professeur Friedrich Ritschl, avait paru, aux yeux de beaucoup, scandaleuse (5). Lrudition allemande sen tenait limage apollinienne de la Grce que Winckelmann avait dessine, mesure, classique, quilibre et paisible. Nietzsche, en mettant jour une Grce dionysiaque, produisit une uvre qui parut lUniversit dun anachronisme aberrant, puisquelle dressait le portrait impossible dune Antiquit schopenhauerienne et wagnrienne. Cest ainsi que Wilamowitz, dans le pamphlet quil lance bientt contre louvrage de Nietzsche, crit : Celui qui, lcole de Winckelmann, a appris ne voir lessence de lart grec que dans le beau se dtournera avec rpugnance "du symbolisme universel de la douleur de lUn originaire", de "la joie prise lanantissement", du "plaisir que provoque la dissonance" (98) (6). Pendant lanne 1872, et comme pour aggraver son cas, Nietzsche donnait en outre luniversit de Ble plusieurs confrences intitules Sur lavenir de nos tablissements denseignement , o il tonnait contre la dmocratisation des tudes suprieures et condamnait la myopie de lrudition philologique, voue aux dtails, affirmant quon ne saurait tudier la culture et la civilisation de lAntiquit sans prendre appui sur une philosophie, une vision du monde, une perspective qui dfinissent lesprit du tout : Toute activit philologique, quelle quelle soit, dclarait-il dj lors de sa leon inaugurale du 28 mai 1869, doit tre insre ou encadre dans une vision philosophique du monde o toute ralit individuelle, isole, doit, comme quantit ngligeable, svanouir et laisser place lunit du tout. Permettez-moi ainsi desprer quun tel programme ne me vaudra pas de rester tranger parmi vous (Querelle, avant-propos, 14). Elle lui vaudra en vrit un ostracisme dfinitif de la part du monde de la

recherche et de luniversit. Nietzsche, provocateur n ( je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite Ecce Homo) tait parfaitement conscient de la provocation : prsentant son ouvrage son professeur et matre Friedrich Ritschl le 30 janvier 1872, il dclarait avec morgue : Mon livre appartient la catgorie des manifestes (33) ; et dans une lettre du 4 fvrier 1872 son ami Erwin Rohde (7), autre lve de Ritschl, futur grand hellniste quil avait connu luniversit de Leipzig, et qui va jouer un rle important dans le dveloppement de la querelle, il lance (aprs que la premire recension de Rohde ait t refuse par Zarncke) : Mais notre temps aussi viendra ! Et il nous faudra savoir en temps voulu que les compromis sont toujours vous lchec : lutte coups de canon ! (48). Ritschl reste perplexe devant laudace de son jeune lve, sa prtention dintroduire la philosophie de Schopenhauer dans ltude de la Grce ancienne et son mpris affich pour la mthode philologique : Je suis trop vieux pour engager mon existence sur des voies aussi radicalement nouvelles. De toute ma nature, je partage si rsolument linterprtationhistorique et lapprhension historique des questions humaines que le salut du monde ne ma jamais sembl tenir un systme philosophique plus qu un autre [] Si la philosophie mtait plus familire, je me serais plus tranquillement rjoui de toutes les rflexions et visions de la pense aussi belles que profondes, mais en ralit elles me sont bien souvent restes fermes, et par ma propre faute. Jai dj fait lexprience dans mon plus jeune ge en lisant les raisonnements de Schelling, pour ne rien dire des fantasmagories spculatives du profond "Mage du nord" (14-2-72, p. 34-35). Lami Rohde sefforce, en vain, de publier une recension logieuse dans une revue universitaire consacre (le Litterarische

Zentralblatt dirig par Zarncke) : en faisant explicitement rfrence Wagner et Schopenhauer (44), il discrdite son ami auprs des autorits universitaires. Nietzsche aperoit bien la difficult, mais ne la prend pas au srieux et sabandonne, selon son habitude, aux plus folles esprances : La renomme du livre stend maintenant de Moscou Florence, partout on laccueille avec beaucoup de srieux et denthousiasme (15-3-72, p. 57). Il laperoit mais en mesure mal la rsistance, puisquil conseille Rohde de dfendre louvrage sous la forme dune lettre ouverte Richard Wagner (57), donc en mettant plus encore laccent sur ce qui, prcisment, heurte la dontologie philologique. Ds le mois de mars 1872, un jeune philologue, Ulrich von Wilamowitz-Mllendorff, qui fut comme Nietzsche lve au collge de Pforta, fait part au recteur de cette institution de son effarement devant larrogance et lignorance de son an, et se dcide rpondre Nietzsche par un violent pamphlet : Mais quelquun qui donne des preuves si puissantes de son arrogance, que seule surpasse son ignorance, ait une chaire, cest vraiment trop fort. Si, contre toute attente, ma critique devait tre imprime, vous pourriez difficilement approuver mon ton ; mais vous lapprouveriez si vous lisiez ce livre lamentable.

Jaurais sans doute t plus modr, si lon ny trouvait pas des calomnies de fripon lencontre dOtto Jahn (60) (8). Au paragraphe 19 de son essai, Nietzsche fait en effet allusion Otto Jahn, matre de Wilamowitz luniversit de Bonn o il fut aussi ladversaire de Ritschl, le matre de Nietzsche, dans une polmique qui secoua les milieux de la philologie allemande ; Jahn tait philologue, fidle disciple de Winckelmann, et musicologue, auteur entre autres dun Mozart (1856) et hostile la musique nouvelle, celle de Berlioz ou de Wagner (9). Cest son propos que Nietzsche brocarde les amateurs de musique qui se font remarquer par leur plate absence de sensibilit et daptitude livresse (131). Wilamowitz, profondment attach son matre, est scandalis : Je nai pas besoin de me salir avec linvective qui suit contre Otto Jahn : la boue que lon jette la face du soleil retombe delle-mme sur la tte de celui qui la jete (Querelle, 95). On le voit : la polmique prtendument scientifique dissimule des engagements et des jalousies trs passionnels. Le 26 mai 1872, Rohde parvient placer dans la Norddeutsche Allgemeine Zeitung une recension de louvrage de Nietzsche beaucoup plus approfondie que la premire qui navait pas trouv dditeur. Il y dveloppe une interprtation dHomre fonde sur le pessimisme de Schopenhauer et termine en faisant lloge de la musique de Wagner qui fait revivre la force merveilleuse de ce duo harmonieux du plus grand art apollinien-dionysiaque (86). Quelques jours plus tard seulement parat Berlin la diatribe de Wilamowitz, intitule Philologie de lavenir (allusion ironique louvrage de Wagner, Das Kunstwerk der Zukunft, Luvre dart de lavenir). Le ton est mordant contre le mtaphysicien et aptre Nietzsche (96) qui, tout en dnigrant la mthode historico-critique, fait preuve dun ignorance vraiment infantile (98) : il dote les satyres de pieds de bouc (ils sont en fait revtus dune peau de chvre et ce nest que trs tardivement quils sont reprsents de faon zoomorphe), il imagine un lien entre Euripide et Socrate quaucun texte srieux ne fonde (119 sq), il invoque une lgende trs tardive concernant Silne pour expliquer la Grce de lge classique et lui attribuer un pessimisme dinspiration schopenhauerienne, etc. Il invente un Archiloque, reprsentant de la posie lyrique, qui aurait introduit la chanson populaire dans la littrature, ce qui est historiquement faux, et te tout son poids aux spculations gratuites de Nietzsche sur le lien prtendument ncessaire de la musique au pome, en montrant que le texte a prcd la musique et non linverse, comme le prtend Nietzsche. Quant livresse dionysiaque, venue de Phrygie, elle tait profondment trangre au gnie grec qui aspire en toutes choses la clart et la mesure : Les choses taient ainsi faites que le vritable temprament hellne, avec son aspiration la mesure en toutes choses, se dfendait de toutes ses forces contre lexcentricit et labolition de toutes les limites propres la mystique orgiaque, de mme que la saine clart desprit se dfend contre la bigoterie transcendantale (110). Le

dithyrambe tragique , chant entonn en lhonneur de Dionysos par le chur satyrique, est une invention de Nietzsche (113 et 115), tout comme il est sans fondement de poser que la tragdie est ne de la musique. A plusieurs reprises, Wilamowitz reproche Nietzsche dignorer la comdie, cette sur jumelle de la tragdie (117 note) et daffecter le ton de loracle. Rve dun homme ivre ou ivresse dun rveur, conclut Wilamowitz. Je ne demande quune chose : que monsieur Nietzsche tienne parole, quil prenne le thyrse, quil se rende dInde jusquen Grce, mais quil descende de la chaire du haut de laquelle il est cens dispenser un enseignement scientifique (126). Ds lors Erwin Rohde, engag par la recension quil vient de publier

de NT, devient un peu malgr lui le dfenseur de Nietzsche auprs de la philologie universitaire, de mme que Nietzsche lui-mme passe dsormais pour le porte-parole de Wagner : la polmique tend ainsi renforcer les relations dalination et de dpendance qui ne pourront se dnouer par la suite que lors de crises violentes. Si la rupture avec Rohde se fera progressivement, on sait en revanche combien la rupture avec Wagner sera brutale. En attendant, Wagner croit bon dintervenir en publiant une Lettre ouverte Friedrich Nietzsche (12 juin 1872) : en se portant au secours de son jeune ami, il lenfonce au contraire davantage encore auprs des milieux universitaires qui ont peu destime, non sans raison, pour les comptences philologiques du matre. Avec beaucoup de suffisance, Wagner rappelle complaisamment ses souvenirs de lyce et duniversit et des professeurs qui lont initi la philologie, ce qui ne peut que faire sourire les dits professeurs, et vaudra Nietzsche cette remarque de son ancien professeur Ritschl : Je ne peux soutenir des jugements comme ceux que R. Wagner se permit de dfendre propos dune science que, prcisment, il ne connat pas, dont il se trouve avoir t dgot dans son jeune ge par des professeurs ennuyeux et que son jugement superficiel de dilettante lui fait considrer comme inutile (2-7-72). Rohde se met donc au travail, sans enthousiasme car il est bien conscient de la fragilit scientifique des thses avances par Nietzsche ( Lanti-Wilamowitz mest tellement sorti par les yeux que je ne voulais plus madresser toi avant que la rvision de cet crit peu rjouissant ne soit tout fait termine , 27-9-72), et il publie le 15 octobre 1872 chez Fritsch, lditeur des textes de Wagner, une rponse intitule (cest Overbeck qui a souffl ce titre Nietzsche : 158) : Sousphilologie, Afterphilologie , philologie de bas tage, avec un sous entendu

obscne, After signifiant en allemand anus ( philologie de mes fesses ; dans une lettre du 27-7-72, Rohde trouve la formule un peu trop aristophanesque mon got , 165. Cest en effet sa carrire universitaire quil risque en cette affaire, puisque Nietzsche se dcharge sur lui du fardeau de lrudition. Et Rohde connatra en effet pendant quatre ans de srieuses difficults professionnelles et financires). Le texte de Rohde, remarquable, commence par une critique

gnrale de la philologie acadmique, qui en est toujours rest Winckelmann, qui mconnat la philosophie comme la musique contemporaines et demeure trangre la beaut inquitante de la tragdie. Dans la seconde partie, faisant preuve dune habile et intelligente rudition, dont Nietzsche lui-mme aurait t bien incapable, il renverse un par un, mais de faon toujours ambigu, les arguments de Wilamowitz. Il serait beaucoup trop long dentrer dans le dtail de ce texte riche et complexe. Rohde lui-mme est conscient de la fragilit de certains lments de sa rponse ( Nietzsche, 1-11-72 : Mme ta louange sur cet crit, cher ami, ne me trompe pas sur ses lacunes ; Nietzsche, 14-11-72 : Comme de juste, le caractre apparemment raisonnable de ma rude Sous-philologie ne trompera personne. Je prvois parfaitement ce qui mattend ). Il sattend donc une nouvelle intervention de Wilamowitz, mais est rsolu nanmoins de sen tenir l, plutt amer et dgot par le ton violent et acerbe de la polmique, et aussi sans doute par le mauvais pas o il vient dengager sa carrire dbutante : Si linfme Wilamowitz devait rpondre encore une fois, je suis dcid ne pas ragir, mme sil se montre aussi insultant quil voudra (27-9-72). Et aprs la rponse de linfme Wilamowitz : Je ne me laisserais plus entraner dans une bagarre de chiffonniers rallonge (27-2-73, p. 274). A la rentre universitaire 1872, Nietzsche na plus aucun tudiant et Rohde est mis en quarantaine Kiel, o il enseigne. La rplique de Wilamowitz parat Berlin en 1873 : Philologie de lavenir, deuxime partie. Le ton sest modifi et lon sent que Wilamowitz, mme sil continue dprouver le mme mpris pour le monstre wagnro-schopenhauero-hellnistique de Nietzsche, ressent une certaine estime envers Rohde, dont il reconnat la comptence scientifique (10) et dont il devine avec finesse la gne : Je dois tout dabord reconnatre la dcharge de M. E. Rohde que le sacrificium intellectus que sa nouvelle religion exigea de lui ne lui a pas t facile. On sent clairement quil soupire, lme contrainte, de devoir tout trouver vrai et beau chez son ami, faux et laid chez moi (251). Au fond, Wilamowitz comprend que Rohde, mme sil nen a pas encore pris conscience lui-mme, est de son camp, celui des philologues, et que Nietzsche, pote et prophte inspir, est radicalement tranger leur science : Ce nest pas seulement sur des dtails, mais aussi sur des points fondamentaux que Rohde reste encore bien loin du vertige dionysiaque de son ami, de sorte quon peut se montrer curieux de savoir dans combien de temps les deux philologues de lavenir vont se crper le chignon (253). Et en effet, quelques annes aprs la querelle, Rohde sloignera de Nietzsche et choisira la voie de lrudition philologique. Il publiera en 1893 un chef-duvre, Psych, une tude la fois littraire, philosophique et ethnographique sur la croyance en limmortalit de lme dans la Grce ancienne. Le dernier mot de Nietzsche concernant laffaire de la Naissance de la tragdie se lit dans une lettre Rohde dans laquelle il rend compte dun article de son matre Friedrich Ritschl qui aurait administr une

svre correction au jeune Wilamowitz : Ritschl a mis en pices Wilamowitz, et ma envoy les pages en question. Cela ne me regarde pas du tout (5-5-73, p. 279 note) (11). Lrudition ne regarde pas la philosophie. Il ny a de savoir vritable que par le risque assum dune perspective et non dans la science soi-disant dsintresse des philologues : Il ny a de vision que perspective, il ny a de connaissance que perspective crit Nietzsche dans la troisime dissertation de GM, 12, et Zarathoustra proclame son mpris pour limmacule connaissance ; au chapitre Des rudits (Von den Gehlerten), il pense certainement Wilamowitz quand il crit : Tandis que je dormais, un mouton brouta le lierre qui couronnait ma tte il le brouta et dit : "Zarathoustra nest plus un rudit !" Il dit et sen fut, hargneux et hautain. Un enfant me la cont (deuxime partie).

C- La construction de lessai de Nietzsche Malgr son apparence confuse et chaotique, La Naissance de la tragdie obit un mouvement dont on peut marquer le rythme. Deux grandes parties, qui rpondent au but poursuivi par Nietzsche : penser lessence de la tragdie antique et montrer sa renaissance dans lopra moderne. Les chapitres 1 15 sont consacrs la tragdie grecque (les chapitres 11 15 traitent de la dcadence de la tragdie et font ainsi office de transition), et les chapitres 16 la fin ( 25) sont consacrs lopra wagnrien. Donc un plan assez bien quilibr : 10 chapitres sur le Dionysos antique (1 10), 5 chapitres de transition (les causes de la dcadence, 11 15) et 10 chapitres sur la renaissance moderne de la tragdie dans lopra wagnrien (16 25). Dans la premire partie, la tragdie antique, on distingue des moments successifs : Nietzsche commence par poser les deux principes, lapollinien et le dionysiaque, qui sont la source de linspiration tragique. Il dveloppe dabord leur opposition ( 1 3) quil dpasse aussitt en posant leur complmentarit ( 3 6). Ce double fondement de linterprtation une fois pos, Nietzsche peut passer lanalyse de la tragdie elle-mme ( 7 10). Les derniers chapitres (11 15) sont alors consacrs au tarissement de linspiration tragique dans lantiquit, dclin que Nietzsche place sous le double patronage dEuripide ( 11 et 12) et de Socrate ( 13 15), deux figures qui sont ses yeux troitement lies.

Dans la seconde partie, Nietzsche clbre le retour du tragique dans les temps modernes et esquisse une philosophie de lhistoire pour rendre compte de cet vnement. Les 16 et 17 sont consacrs lart de Wagner et au pouvoir qui est celui de sa musique denfanter des mythes et de ressusciter lesprit dionysiaque de lantique tragdie. Le 18 propose une priodisation de

lhistoire qui fonde la possibilit dun tel retour ; il montre comment la crise de la civilisation scientifique ou socratique prpare le retour de Dionysos, prfigurant les analyses futures sur le nihilisme contemporain comme une preuve que la vie sinflige elle-mme pour renatre la joie que lasctisme chrtien avait humilie. Sur le fondement de cette philosophie de lhistoire, en vrit peine esquisse, Nietzsche peut dvelopper une histoire de la volont travers son symptme le plus manifeste : la musique, et plus prcisment la musique dopra. Cette histoire passe par deux moments : lopra idyllique qui apparat la renaissance, et qui demeure encore un divertissement frivole ( 18) ; et lopra dionysiaque qui revit dans la musique de Wagner, musique qui slve depuis labme de la souffrance ( 19 22). Dans les chapitres 23 et 24, Nietzsche montre comment la renaissance du mythe tragique dans lopra wagnrien peut servir lEtat allemand, en donnant au peuple mmoire et identit et en exaltant la volont nationale. Le 25, qui fait office de conclusion, revient lindissociable union dApollon et de Dionysos, chaque dieu sexaltant par lextrme proximit de son antagoniste. I- La tragdie antique ( 1 10) A- Apollon et Dionysos 1- Lopposition des deux principes Louvrage souvre sur la dualit de deux principes, dualit qui est la fois identit et diffrence, semblable selon la premire phrase la diffrenciation sexue, de lapollinien et du dionysiaque. Cette opposition, ou ce couple, est pose dogmatiquement pour linterprtation du gnie grec, elle nest pas dduite dune philosophie plus fondamentale de lesprit. Il est vrai que ces deux instances ne sont pas gal niveau, puisque la forme apollinienne nat, par une affirmation cratrice de la volont, de livresse plus originaire du dionysiaque, qui joue ici le rle du fondement (comme la volont chez Schopenhauer) auquel on ne saurait assigner aucun fondement plus originel encore. Cette dualit est dcline tout au long des vingt-cinq chapitres de La Naissance de la tragdie, selon une opposition manifeste qui suppose toujours une articulation latente. On ne saurait la rapporter, comme le fait par exemple Michel Haar dans son essai La joie tragique (Nietzsche et la mtaphysique, Tel ), lopposition kantienne du beau (qui serait de nature apollinienne) et du sublime (qui serait de nature dionysiaque). En effet chez Kant beau et sublime sexcluent mutuellement, tandis que lapollinien implique au contraire le dionysiaque ( moins de poser en principe, contre Kant et avec Schelling, que Le sublime, dans son absoluit, comprend le beau, comme le beau, dans son absoluit, comprend le

sublime : Philosophie de lart, 66, Million, 1999, p. 158). On ne saurait davantage, comme le fait encore Michel Haar dans le mme article, rapporter apollinien et dionysiaque aux temps dun rythme fondamental du vouloir, selon la contraction apollinienne qui individualise et lexpansion dionysiaque qui universalise, sorte dinterprtation nietzschenne de ce que Goethe nommait la diastole et la systole de lesprit, rapprochement qui peut tre suggestif (plus que le prcdent), mais quune lecture exacte des textes ne permet jamais dtablir. Il est vident en revanche que la relation Dionysos/Apollon reprend en termes esthtique et en vue de linterprtation de la tragdie grecque, la relation qui unit chez Schopenhauer la volont son objectivation dans la reprsentation. On ne saurait pourtant identifier le dionysiaque au vouloir-vivre : la vie sabme au contraire dans cette indissociable union de joie et de douleur, de souffrance et dextase, de dchirement et divresse. Aussi le dionysiaque est-il passion plutt quaction, anantissement plutt quaffirmation, transe plutt que volont. Il dsigne, dans le seul fait dtre port lexistence, un vertige plus originaire que le vouloir lui-mme, lnigme de ltre dans sa primitive nudit et comme lcrit Nietzsche au 16, la voie qui mne aux Mres de ltre, jusquau trfonds le plus intime des choses (110). Le texte de Nietzsche ne cesse denrichir et de dcliner, de paragraphe en paragraphe, cette opposition. Il semble possible de rassembler ces diverses significations sous trois rubriques principales : le manifeste et le latent, laffirmation et lanantissement, la mesure et la dmesure. Manifeste et latent : lapollinien spanouit dans la belle apparence, dans le thtre des formes visibles, tandis que le dionysiaque prcde et suscite la fois cette manifestation. Cest ainsi que les figures du rve naissent mystrieusement, pendant le sommeil, de livresse dun dsir dont la veille na plus conscience : Pour nous rendre plus proches ces deux impulsions, reprsentons-nous les dabord comme les deux mondes esthtiques distincts du rve et de livresse ( 1, 42). Livresse latente, dont le rve est lexpression, rgne sur un monde esthtique : il faut donc, et quelle que soit la profondeur de sa latence ou de sa dissimulation, quelle se manifeste la sensibilit. Cette manifestation paradoxale du fondement obscur de toute manifestation, cest, selon Nietzsche, la musique. On se souvient que de la mme faon chez Schopenhauer la musique exprime la volont, et non son objectit dans la reprsentation. Lopposition nietzschenne confirme donc la rupture insurmontable que Schopenhauer avait tabli entre la musique et les autres arts, et plus gnralement entre les arts plastiques de la reprsentation et lart non plastique de la musique : la musique nest pas un art parmi les autres, elle est lorigine et le fondement de tous les arts. Cest leurs deux divinits de lart, Apollon et Dionysos, que se rattache la connaissance que nous pouvons avoir, dans le monde grec, dune formidable opposition, quant lorigine et quant au but, entre lart plastique lart apollinien

et lart non plastique qui est celui de Dionysos ( 1, 41). Il y a donc une antriorit fondamentale de Dionysos lgard dApollon : ils sont lis lun lautre comme la profondeur la surface, la force lpanouissement de la forme, la souffrance du travail secret qui donne le jour la belle apparence. Hypnotis par lillusion de son propre rve, lesprit apollinien voque lhomme schopenhauerien fascin par le voile de Maya : On pourrait appliquer Apollon, en un sens dtourn, ce que Schopenhauer dit de lhomme prisonnier par le voile de Maya ( 1, p. 44). En revanche, le dionysiaque plonge dans notre tre le plus intime, ce fond souterrain qui nous est commun tous ( 1, p. 43). Il est ais alors de collectionner les formules apparentes que le texte propose dans son dveloppement. Du ct de la surface apollinienne, nous lisons : la dlivrance dans lapparence ( 16 p. 110), la pure contemplation des images ( 5, p. 58), la vision extatique et lapparence dlectable ( 4, p. 53), laspiration ardente lapparence ( 4, p. 53). La navet est alors un attribut du gnie apollinien, dans le sens o Schiller avait dj prononc lloge de la posie nave : en choisissant de sen tenir lapparence, et dignorer ce qui se trouve sous le masque, lapollinien exprime une volont de beaut qui fait chec la volont de vrit : La "navet" homrique ne peut se comprendre que comme une victoire totale de lillusion apollinienne, illusion semblable celle que la nature utilise si frquemment pour parvenir ses fins : le but vritable est masqu par un mirage, et pendant que nos mains se tendent vers celui-ci, la nature atteint lautre en nous trompant ( 3, p. 52). Cest au contraire du ct de labme, que masque le sourire de la belle apparence, quil nous faut cherche le dionysiaque : il est notre tre le plus intime, le fond souterrain qui nous est commun tous ( 1, p. 43), la voie qui mne jusquaux Mres de ltre, jusquau trfonds le plus intime des choses ( 16, p. 110), la voix mme qui surgit de labme le plus enfoui des choses ( 21, p. 137), la souffrance originaire et lcho de cette souffrance ( 5, p. 58), ltre vritable, lun originaire en tant quternelle souffrance et contradiction ( 4, p. 53), ce fond mystrieux de notre tre dont nous sommes la manifestation ( 4, p. 53), enfin les terreurs et les atrocits de lexistence ( 3, p. 50), telles quont les trouve reprsentes, selon Nietzsche, dans les figures de limplacable Mora, le vautour qui ronge Promthe, le destin effrayant ddipe, la maldiction qui pse sur les Atrides (ibid.). Cette opposition de lapparence et du fond souterrain, du manifeste et du latent est aussi bien une dpendance et une complmentarit : lcran de la belle apparence est dautant plus rayonnant que la souffrance quil refoule est plus profonde. Comme lcrit Nietzsche dans un fragment du dbut de lanne 1871 : Lart grec nous a montr quil ny a pas de surface vraiment belle sans une terrifiante profondeur (424). Et lon se souvient de la clbre prface du Gai savoir : Ah ! ces Grecs, comme ils savaient vivre ! Cela demande la rsolution de rester bravement la surface, de sen

tenir la draperie, lpiderme, dadorer lapparence et de croire la forme, aux sons, aux mots, tout lOlympe de lapparence ! Ces Grecs taient superficiels par profondeur ! Le Nietzsche de La Naissance ne conoit la beaut de la surface que dans une relation tensionnelle avec la profondeur quelle refoule et exprime la fois ; le Nietzsche du Gai Savoir veut adorer la surface pour elle-mme, en la dlestant du poids de la profondeur. On pense ce clbre passage deLIde fixe de Valry : Jentrevois ici la vie des viscres. Halte, rpond linterlocuteur du dialogue. Dfense dentrer. Danger de mort Restons la surface A propos de surface, est-il exact que vous ayez dit ou crit ceci : Ce quil y a de plus profond en lhomme, cest la peau ? Cest vrai. Quentendiez-vous par l ? Cest simplissime Un jour, agac que jtais par ces mots de profond et de profondeur (Pliade, uvres, II, p. 215). La suite du dialogue montre que ce qui agace , cest moins lide de profondeur que celle dintriorit : lembryon ne se dveloppe quen repliant sur lui-mme lectoderme. Lintrieur nest quun extrieur pliss, repli labyrinthiquement sur lui-mme. Et Valry ajoute enfin que cette opposition entre lectoderme et les viscres, lenveloppe extrieure de la peau et la profondeur viscrale de lorganisme recoupe la distinction du conscient et de linconscient : Je complte ma formule : Ce quil y a de plus profond en lhomme, cest la peau, en tant quil se connat. Mais ce quil y a de vraiment profond dans lhomme, en tant quil signore cest le foie Et choses semblables Vagues ou sympathiques (217).

Affirmation et Annantissement : le rve apollinien dessine sur la scne de la reprsentation la forme de lindividualit hroque ; par lui, lindividu affirme son identit propre, il dfinit un caractre, il distingue une personnalit. Il sapparente ainsi dans lesprit de Nietzsche, au principium individuationis de Schopenhauer. Mais tandis que lindividuation est chez Schopenhauer facteur de souffrance, la volont se suppliciant elle-mme en sindividualisant, cest--dire en se livrant la torture du dsir goste, cette mme individuation est au contraire chez Nietzsche manifestation dune belle forme, affirmation dune singularit : On pourrait mme dsigner Apollon comme la superbe image divine du principium individuationis, dont le geste et le regard nous disent tout le plaisir et toute la sagesse de l"apparence", ensemble avec sa beaut ( 1, p. 44) ; Cest Apollon qui nous apparat comme la divinisation du principium individuationis, en qui seul saccomplit le but ternellement atteint de lUn originaire, sa dlivrance par lapparence ( 4, p. 54). Livresse dionysiaque (dans livresse, le sentiment que lindividu a de lui-mme se dissout dans le monde) fait clater lunit formelle de lindividualit et la disperse dans lunivers infini des sensations, limage de Dionysos-Zagreus dmembr par les Titans : Chez les Grecs seuls la nature accde sa jubilation artistique, chez eux seuls la dilacration du principium individuationis est un

phnomne esthtique ( 2, p. 48). Un phnomne esthtique parce que la souffrance de la dispersion, le vertige de loubli de soi, sont aussi jouissance. Jouissance qui provient non de la ngation de la volont, selon lidal asctique prn par Schopenhauer, mais au contraire dune extraordinaire galvanisation des volonts qui multiplient leurs forces par fusion mutuelle. Anantissement des limites de lindividualit, non de la volont elle-mme. Dans cette extase, tout se passe comme si la nature devait gmir de se voir morcele en individus ( 2, p. 48). A limage de la mort du dieu par lacration puis de sa renaissance, lindividu sanantit dans la communaut dionysiaque, il sidentifie non seulement avec ses semblables mais plus encore avec la totalit de la nature : Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien dhomme homme vient se renouer, mais la nature aline hostile ou asservie clbre de nouveau sa rconciliation avec son fils perdu, lhomme [] Maintenant, dans cet vangile de lharmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, rconcili, confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous, comme si le voile de Maya stait dchir et quil nen flottait plus que des lambeaux devant le mystre de lUn originaire. Par le chant et par la danse, lhomme manifeste son appartenance une communaut suprieure ( 1, p. 45). Dans la joie dionysiaque inspire par la reprsentation tragique, tout ce qui gnralement, en fait dabme, spare lhomme de lhomme, cde le pas devant un sentiment dunit tout-puissant qui reconduit au sein mme de la nature ( 7 p. 69). Le sentiment apollinien dtre pleinement soi-mme sanantit ainsi dans une communion universelle : Les motions dionysiaques, mesure quelles gagnent en intensit, abolissent la subjectivit jusquau plus total oubli de soi ( 1, p. 44). Ce rve dune fusion totale, dont il faudrait trouver lorigine chez Rousseau et qui est si puissant dans lart de Wagner, Nietzsche sen dprendra plus tard : il lattribuera surtout la lecture de Schopenhauer, et dfinira au contraire livresse de la cration de valeurs nouvelles comme la forme la plus aigu de lindividuation, laffirmation dune diffrence, dune singularit irrductible tout autre.) Mesure et dmesure : emport par la transe dionysiaque, lindividu nest plus lui-mme mais devient un autre, ou plutt tous les autres runis dans lUn originaire. Si Apollon fixe lindividualit, la faon de la statue qui ptrifie la vie dans la belle forme, Dionysos en revanche est le dieu du passage, de la fusion et de la mtamorphose. La musique (et tout particulirement celle de Wagner), linverse des arts plastiques, ne dfinit pas des formes rythmiques et mlodiques, elle met en relation les sons les uns avec les autres, les fait chanter dans leur dpendance mme et se dfait elle-mme dans la perptuelle instabilit de lvanescence du phnomne sonore. Si Apollon est le dieu de la stabilit, Dionysos sera celui de linstabilit et de la mtamorphose : Apollon comme stabilit du monde le dieu ternel qui galise toutes choses dans lembrasement du monde. Dionysos comme mtamorphose du

monde (fragment posthume 1871-72, p. 339). On comprend alors pourquoi la dualit prend une dimension politique : Apollon maintient lordre des choses, avec Dionysos apparat la menace du chaos et du dsordre. Apollon est en effet non seulement le principe de laffirmation individuelle, mais aussi de cet individu collectif quest une nation : Apollon, le btisseur dEtats, est en mme temps le gnie du principium individuationis et lEtat, comme le sentiment patriotique, ne peuvent subsister sans laffirmation de la personnalit individuelle ( 21, p. 135) ; le dionysiaque entrane au contraire une dtrioration des instincts politiques (laquelle va saccentuant jusqu lindiffrence ou mme lhostilit dclare) (ibid.). Lordre rationnel de lEtat, qui assigne chacun sa place, est subverti par la mystique fusionnelle du dionysiaque : Le Grec civilis avait, la vue du chur satyrique, le sentiment dtre aboli. Tel tait du reste leffet le plus immdiat de la tragdie : lEtat et la socit, tout ce qui gnralement, en fait dabme, spare lhomme de lhomme, cdent le pas devant un sentiment dunit tout-puissant qui reconduit au sein mme de la nature ( 7, p. 69). Le chur satyrique de la tragdie, tout comme aujourdhui la musique de Wagner, puise sa force dans la nature (souvent invoque par Wagner pour fonder lautorit du dsir contre la convention de la loi), non dans la civilisation : Je pose que le satyre, ltre de nature fictif, est lhomme civilis, ce que la musique dionysiaque est la civilisation. De cette dernire, Richard Wagner dit en effet quelle est abolie par la musique comme la clart des lampes par la lumire du jour (ibid.). Le chur dithyrambique est un chur dtres mtamorphoss qui ont compltement oubli leur pass de citoyen et leur position sociale et qui, se mettant vivre en dehors de toute structure sociale, sont devenus les serviteurs intemporels de leur dieu ( 8, p. 74). La nature intouche par la connaissance, encore verrouille aux intrusions de la civilisation, voil ce que le Grec apercevait dans son satyre ( 8, p. 70). Cest ainsi que le satyre dionysiaque devient une sorte de bon sauvage , trahissant ainsi nouveau linfluence de Rousseau, par la mdiation de Wagner, ce mme Rousseau dont Nietzsche se distinguera radicalement quelques annes plus tard. Entre le monde de la posie tragique et celui de la civilisation et de ses conventions, il y a la mme diffrence, affirme Nietzsche, que entre cette vrit proprement naturelle et cette civilisation qui prtend la seule ralit ( 8, p. 71). Si lordre apollinien stablit sur le sol de la conscience de soi, cest parce que cette conscience est non seulement spculative, mais aussi pratique : pour devenir fidle lui-mme, lindividu obit un devoir de constance, il se fixe une identit, il se surveille et se matrise. En revanche, toute conscience est abolie dans le vertige dionysiaque et lidentit se perd dans le jeu incessant des mtamorphoses : Pense comme imprative et rgulatrice, cette divinisation de lindividuation ne connat quune loi, lindividu je veux dire le maintien des limites de lindividu, la mesure au sens grec. Apollon, en tant que

divinit thique, exige des siens la mesure et, pour quils puissent sy maintenir, la connaissance de soi. Cest ainsi qu la ncessit esthtique de la beaut sadjoint lexigence du "Connais-toi toi-mme" et du "Rien de trop" ( 4, p. 54). A linverse, les motions dionysiaques, mesure quelles gagnent en intensit, abolissent la subjectivit jusquau plus total oubli de soi ( 1, p. 44). Elles entranent donc une suppression temporaire de la censure et autorisent ainsi, pendant le temps de la fte, toutes les transgressions imaginables : Lindividu ses limites et sa mesure sombrait dans cet oubli de soi qui est le propre des tats dionysiaques et perdait toute mmoire des prceptes apolliniens. Ladmesure se dvoilait comme la vrit ( 4, p. 55). La tragdie, que linterprtation classique et moralisante, conforme au stocisme moral de Winckelmann (Laocoon ne crie pas), lisait comme une leon de la mesure et une condamnation de lhubris, devient ainsi au contraire dans lesprit de Nietzsche une fte de la dmesure et de la transgression. En vrit, cest tout lacadmisme de la Grce winckelmanienne que Nietzsche remet en question, et nous avons vu comment cest prcisment cette rupture qui a provoqu la colre de Wilamowitz et la raction de rejet de luniversit allemande (1). A la traditionnelle srnit des Olympiens, Nietzsche oppose le nihilisme pr-schopenhauerien de la sagesse, ou plutt de lanti-sagesse de Silne (auquel lAlcibiade du Banquet compare Socrate, qui soppose pourtant radicalement lui dans le texte de Nietzsche) : Le bien suprme, il test absolument inaccessible : cest de ne pas tre n, de ne pas tre, de ntre rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi et cest de mourir sous peu ( 3, p. 50). On comprend lindignation de Wilamowitz devant cette intrusion du pessimisme nihiliste dans le gnie grec, ses yeux totalement tranger cette inspiration de la dcadence (selon Wilamowitz, la lgende de Silne et du roi Midas est tardive, et inconnue de la Grce classique). Nietzsche exhume ainsi toute une Grce refoule sous lordre apollinien, quon avait jusqu prsent vant avec tant de complaisance. Sous Homre et lpope, lartiste objectif qui voque le monde dans tout lclat de sa beaut et les hros dans leurs caractres immuables, Archiloque et le lyrisme, lartiste subjectif qui exprime toutes les contradictions dune me complexe et changeante ( 8). En-de de lobjectivation du drame sur la scne o paraissent les masques, lenvotement de la musique du chur dionysiaque et les mtamorphoses quelle entrane. Le dionysiaque ouvre ainsi un abme dans la forme acheve, close sur elle-mme de la beaut hellnique telle que lidal classique lavait dfinie. La Grce quon disait la mesure de lhomme, la Grce qui avait fait de lhomme la mesure de toute chose, dcouvre en son fonds une violence inhumaine, une dmesure subversive, une souffrance tragique qui la rend tout dun coup trangement proche des Modernes.

2- La complmentarit des deux principes

Lopposition dApollon et de Dionysos ne met pourtant pas en prsence deux termes contradictoires, mais plutt complmentaires. Lun ne vit que par lautre, et lun sans lautre tend ncessairement vers son propre anantissement. Seule leur union est fconde, et cest prcisment la force du gnie grec que davoir su trouver le secret de cette union. Ds la premire phrase de lessai, les figures des deux dieux sont compares la diffrenciation sexue qui na de sens que par laccouplement : Lentier dveloppement de lart est li la dualit de lapollinien et du dionysiaquecomme, analogiquement, la gnration dpend de la diffrence des sexes ( 1, p. 41). Tout au long du texte, il nest jamais question du conflit, comme une lecture un peu simpliste le prtend souvent, mais au contraire de lunion des deux principes. Au 4, aprs avoir voqu le pessimisme de Silne et la rvolte crase des Titans, Nietzsche montre comment cet arrire-fond voil de souffrances est ncessaire laffirmation de la mesure apollinienne : Et voici quApollon ne pouvait vivre sans Dionysos ! Le "titanesque" et le "barbare" taient en fin de compte aussi ncessaire que lapollinien (55) (2). Toute lhistoire de la Grce se dcline partir de ltreinte fconde dApollon et de Dionysos : Le dionysiaque et lapollinien, se renforant par une srie sans cesse renouvele denfantements rciproques et de conflits, ont domin lme hellnique : la Grce archaque et fodale, lge dairain, avec ses combat de Titans , puis la Grce homrique obissant la pulsion apollinienne du beau ; partir du VIIIe sicle, lquilibre apollinien est submerg par le torrent dionysiaque , et enfin lapollinien se redresse dans la raideur majestueuse de lart et de la conception du monde dorique , cest--dire la Grce classique du VIe et Ve sicle ( 4, p. 56). Dans ce schma de lhistoire de la Grce ancienne, les deux principes alternent plus quils ne fusionnent. Cette alternance dmontre du moins combien lun spuise sil nest pas rgnr par lautre. La forme apollinienne ne se manifeste dans toute sa magnificence que lorsquelle parat dans la proximit de la tension dionysiaque, et la transe dionysiaque naccde la beaut que lorsquelle est transfigure par la forme apollinienne : Cest dans lalliance fraternelle dApollon et de Dionysos que culminent la fois les deux formes de lart, lapollinienne aussi bien que la dionysiaque ( 24, p. 151). Et le dernier paragraphe ( 25, p. 155-156) pose que les deux pulsions de lart sont obliges de dployer leur force dans une proportion rigoureusement rciproque et selon la loi dune justice ternelle . Lun des dieux ne se maintient en vie que par la violence quexerce sur lui son antagoniste et son double. Cest ainsi, explique Nietzsche, que sans Apollon, Dionysos sombrerait dans le chaos ou la folie, ou puis par lextase, dans

lanantissement bouddhique dans lequel lorgiasme finit par seffondrer : A partir de lorgiasme, il ne souvre quune seule voie pour un peuple : celle qui conduit au bouddhisme hindou qui, sil veut pouvoir supporter son aspiration au nant, a besoin de ces tats extatiques rares mais capables dlever au-dessus de lespace, du temps et de lindividualit ( 21, p. 135). Et inversement, sans Dionysos, le gnie apollinien exacerbe laffirmation de soi, lindividualit et le caractre propre la nation, et donne naissance lEtat imprialiste qui nadmet aucune limite lextension de sa puissance : Un peuple qui prend son dpart dans la valorisation inconditionne des pulsions politiques [quelques lignes plus haut, Nietzsche avait dvelopp le thme de Apollon, le btisseur dEtats ] sengouffre dans la voie dune lacisation absolue dont lexpression la plus grandiose, mais aussi la plus effrayante, reste limperium romanum (ibid.). Entre la souffrance que console la transe dionysiaque par la suppression du principe dindividuation et laffirmation de soi quexprime la limitation de la perfection formelle de lapollinien, la relation nest pas encore celle de linterprtation (comme elle le sera plus tard pour Nietzsche), mais plutt de la transfiguration. Nietzsche fait en effet longuement allusion, au 4, au clbre tableau de Raphal prcisment intitul La Transfiguration (1516-1520), qui est une sorte dhapax iconologique puisquil rassemble en une scne unique deux pisodes que lon reprsentait jusque l dissocis : la transfiguration du Christ sur le mont Tabor et la gurison dun jeune possd qui suit immdiatement dans le texte de Matthieu (XIV). On a souvent soulign le disparate de cette composition qui unit presque sans transition lagitation dmoniaque et lpiphanie du divin. Goethe cependant avait dj fait remarquer ltroite corrlation entre la souffrance et sa rdemption : Il y a toujours lieu de stonner quon ait jamais os lever des critiques contre la grande unit dune pareille conception. En labsence du Seigneur, des parents inconsolables prsentent ses disciples un jeune garon possd du dmon, peut-tre ont-ils fait dj des tentatives pour chasser lesprit malin ; on a mme ouvert un livre pour chercher quelque formule efficace contre ce mal, mais inutilement. Dans ce moment, apparat lunique librateur, et il apparat glorifi, salu par ses grands anctres ; avec prcipitation, les assistants dsignent du geste cette vision, comme la seule source du salut. Comment veut-on sparer ce qui est en haut et ce qui est en bas ? Les deux ne font quun. En bas, la souffrance, le besoin ; en haut, la force, le secours, lun se rapportant lautre, lun agissant sur lautre. Pour exprimer ma pense dune autre manire : une relation idale avec le rel peut-elle se sparer de celui-ci ? [] Non ! Il [Raphal] a, comme la nature, toujours raison, et le plus compltement l o nous le comprenons le moins. (3). Nietzsche reprend cette analyse et voit dans la gesticulation du forcen limage de la frnsie dionysiaque et dans la beaut toute hellnistique du Christ enlev dans les cieux et aurol de lumire, une

sorte dApollon du Belvdre christianis, lapparition blouissante de la forme apollinienne : L soffrent nous, dans le suprme symbolisme de lart, la fois le monde apollinien de la beaut et son arrire-fond, la terrifiante sagesse de Silne, et de telle manire que, par intuition, nous en saisissions la mutuelle ncessit (54) (4). La perfection formelle de luvre dart semble ainsi natre, par le miracle de la transfiguration (mais Nietzsche emploie aussi plusieurs reprises le terme de mtamorphose pour dsigner lalchimie secrte qui saccomplit dans le chur dionysiaque. Par exemple, 8 p. 74 : Le chur dithyrambique est un chur dtres mtamorphoss ), de la souffrance qui dchire toute vie. La collusion des antagonistes, lapollinien et le dionysiaque, devient alors la cl de la cration artistique : Dionysos est le fonds inconscient duquel le pote arrache la beaut des cratures imaginaires qui paraissent sur la scne de son thtre. Et cest en effet de cette liaison fconde quest ne la plus haute forme de posie que conurent les Grecs, la posie tragique : la musique chante et danse par le chur exprime le chant de souffrance venu du plus profond de ltre, tandis que les acteurs qui sont levs sur la scne naissent, par transfiguration apollinienne, de la lamentation dionysiaque que le chur fait entendre : Luvre dart illustre et sublime que sont la tragdie attique et le dithyrambe dramatique est en ralit le but commun de ces deux pulsions, dont les noces mystrieuses, succdant leur long combat, se sont accomplies dans la gloire de cet enfant qui est tout la fois Antigone et Cassandre ( 4, p. 56), Antigone, fire figure de lhrosme apollinien (affirmation du principe dindividuation) et la Cassandre dEschyle, souleve par le transport bachique de la divination (association remarquons-le, bien approximative, car Antigone est lie lHads, qui na rien dapollinien, et Cassandre doit Apollon le don de la divination). On comprend mieux alors pourquoi la tragdie est une fte, celle de la fureur potique et de la cration de luvre, et non un deuil, celui qui se lamente sur la mort des hros. Le hros tragique ne meurt pas : il renat par transfiguration dans la posie. La souffrance mme du hros devient limage analogique de la souffrance cratrice que connat le pote dans le temps o il enfante son uvre. Si la tragdie la plus lumineuse, selon Nietzsche, est le Promthe dEschyle, lhymne par excellence de limpit (80) cest parce quil voit dans les souffrances du titan attach au rocher du Caucase, limage de la souffrance maeutique du gnie en travail. Promthe devient lartiste titanesque qui annonce le crpuscule des dieux en se faisant crateur lui-mme : Lartiste titanesque avait assez darrogance en lui pour se croire capable de crer des hommes ou, tout le moins, danantir des dieux et cela en vertu de la supriorit dune sagesse quil tait, il est vrai, contraint dexpier dans une souffrance ternelle (5). Ce "pouvoir" souverain du gnie (pour quoi mme une souffrance ternelle nest pas un prix suffisant), lpre orgueil de lartiste, tel est le contenu et lme du pome eschylen ( 9, p. 80). Dans le difficile

arrachement de la forme apollinienne depuis le chaos originel o puise livresse dionysiaque, la tragdie clbre la dmesure active du pote promthen ; linverse, la passion ddipe qui subit son destin jusqu slever, dans dipe Colone, la transfiguration infinie de la srnit et de la paix intrieure, de la saintet , est une tragdie de la passivit. Nietzsche oppose alors la transgression active et masculine de Promthe, lide sublime du pch actif (81), qui appartient en propre lme aryenne , et qui est mtamorphose et transfiguration, au mythe de la chute qui appartient lme smitique et qui serait de nature fminine, le mythe smitique de la chute, o cest la curiosit, les faux-semblants et le mensonge, la sduction, la concupiscence tous dfauts, en un mot, essentiellement fminins qui sont considrs comme lorigine du mal (81). On stonne ici de dcouvrir Nietzsche, qui vient quelques lignes plus haut de clbrer la sensualit dionysiaque, seffarouchant de la concupiscence fminine Incohrence pardonnable, puisque chacun sait que leffroi est lenvers du dsir. Moins pardonnable nous apparat en revanche lopposition de laryen et du smite que lhistoire du sicle dernier a rendue tout simplement insupportable. Peut-tre vientelle de lEssai sur lingalit des races humaines (1843) o Arthur de Gobineau (que connut Wagner la fin de lanne 1880) soutient que la race conqurante des Arians descend du titan Promthe (Pliade, 656) et souligne ce quil croit tre linsidieuse concupiscence de lme smite. On sait toutefois que Nietzsche sest par la suite violemment oppos lantismitisme illustr par Wagner et que dfendait son beau-frre Bernhard Frster. Mais il faut surtout souligner linterprtation de la tragdie qui ressort de cette page : le hros ne subit pas passivement son destin, ses souffrances mmes sont actives, sa dmesure est cratrice, son titanisme est posie.

Tout gnie potique se trouve ainsi tragiquement ddoubl en un arrire-fond dionysiaque et une expression formelle apollinienne. Cest cette dualit que Nietzsche prtend retrouver dans la mystrieuse union , selon lui codifie par les Grecs eux-mmes, dHomre, le pote pique la clart et lobjectivit apolliniennes, et dArchiloque, le pote lyrique et subjectif qui nous confie ses tats dme en sinspirant de la musique, tant lui-mme la matire de ses pomes quil rcitait en saccompagnant de la lyre. Dans ce doublet symbolique, Nietzsche croit deviner une autre expression du couple originel Apollon-Dionysos (5). Ce quArchiloque exprime en vrit, ce ne sont pas les diverses passions dune subjectivit singulire, individuelle, la sienne propre, mais luniversalit de la douleur originaire qui cherche une consolation dans livresse dionysiaque : Le musicien dionysiaque, sans le moindre recours limage, nest lui-mme rien dautre que la souffrance originaire et lcho de cette souffrance ( 5, p. 58). De mme quHomre disparat pour quapparaissent mieux les figures hroques

quil invoque, telles des statues vivantes, de mme Archiloque nous touche dautant mieux quil chante notre douleur, et non seulement la sienne propre. Cest ainsi que lart subjectif du lyrisme accde lui-mme une sorte dobjectivit et duniversalit. Contre la potique du romantisme, qui fait du je la source de toute cration ( il savre impossible de penser le sujet, lindividu voulant et poursuivant des fins gostes, autrement que comme ladversaire et non lorigine de lart , 5, p. 61), Nietzsche exclut de lart lexpression de lindividualit simplement empirique. Ce que Schopenhauer disait de la musique, quelle est la plus profonde mtaphysique, Nietzsche le dit ici de la posie tragique : en elle sexprime luniverselle douleur de la volont en proie au devenir et sa transfiguration dans la cration de formes plastiques. Cest cependant la musique, plus que tout autre forme dart, qui touche au plus prs ce trfonds de ltre do provient le chant du dithyrambe : Archiloque est plus originaire quHomre, la musique que lart plastique, Dionysos quApollon. Pourtant Archiloque lui-mme ne reprsente quun stade particulirement volu et tardif du lyrisme, sa forme crite et savante ( cest lui quon doit lintroduction de la chanson populaire dans la littrature , 6, p. 62, ce qui suppose dj le dveloppement dune vritable littrature ). Bien avant Archiloque et depuis la nuit des temps, les chants populaires, les lieder, faisait entendre luniverselle mlodie de la mlancolie et du dsir. Le chant populaire est la plus ancienne expression du dsir de musique, la source anonyme et leperpetuum vestigium de lunion du dionysiaque et de lapollinien ( 6, p. 62). Nietzsche se souvient sans doute ici de Wagner qui considrait galement les lieder comme la source vivante de lopra moderne. Dans les lieder, lme des peuples entend natre en elle la musique, le langage se fait imperceptiblement mlodie, dans la posie des chansons populaires, nous voyons le langage tendre de toutes ses forces imiter la musique ( 6, p. 63), et la mlodie enfante spontanment des lgendes et des images qui prennent aussitt la dimension du mythe : avec une inlassable fcondit, la mlodie fait jaillir comme tincelles autour delle de ces gerbes dimages qui, dans leur bigarrure, leurs brusques mtamorphoses, voire leur folle prcipitation, rvlent une force radicalement trangre lapparence pique et son cours paisible ( 6, p. 62). Tout se passe alors aux yeux de Nietzsche comme si lon touchait l la source de vie de linvention potique, comme si lon discernait au plus prs lenfantement du pome par la musique, la naissance du verbe depuis le chant originaire et le secret de la cration artistique. On devine alors que la tragdie sera, lpoque classique, le fruit le plus mr de ces noces mystrieuses du dionysiaque et de lapollinien. 3- La mtamorphose tragique

Cest ainsi sur la scne tragique que seffectue la vritable transfiguration de la souffrance dionysiaque en images apolliniennes. La tragdie est lexpression de deux pulsions artistiques enchevtres,lapollinienne et la dionysiaque ( 12, p. 92). Cest cependant du chant de souffrance, ce que Nietzsche nomme le dithyrambe dionysiaque , entonn par le chur, que nat la figure apollinienne du hros. Cest donc dans le chur dionysiaque quil faut chercher lorigine et le secret de la tragdie. Aristote, dans La Potique, ne dclare-t-il pas que la tragdie remonte aux auteurs de dithyrambes (49 a 11) ? Nietzsche consacre alors cette question essentielle du chur le chapitre 7 de son essai. Il rappelle en premier lieu les interprtations les plus clbres qui ont t dveloppes ce sujet. Le plus souvent, elles conoivent le chur comme une sorte de reprsentant du spectateur transport sur la scne. Cest ainsi que August Wilhelm Schlegel (Cours sur la littrature et les Beaux-Arts, 1801-1804 et Comparaison entre la Phdre de Racine et celle dEuripide, 1807, o il combat limitation par les modernes du classicisme des anciens) voit le chur comme lincarnation dun spectateur idal : le chur ragit au drame reprsent sous ses yeux, sur la scne, et indique ainsi aux spectateurs les sentiments que lauteur souhaite leur inspirer. Nietzsche remarque lencontre de cette thse quun spectateur idal est un spectateur conscient de luvre dart qui se reprsente devant lui : or, le chur nest nullement conscient de la fiction potique qui se joue sur la scne, puisquil prend le drame pour la ralit : Nous avons cru un public artiste, et nous pensions le spectateur dautant plus qualifi quil est mieux en tat de prendre luvre dart pour de lart, cest--dire esthtiquement ( 7, p. 67). Nietzsche approfondira cette notion au chapitre 22 : linverse du critique , qui nvalue luvre dart que par le filtre dune rudition historique, et selon des critres moraux, religieux ou politiques, lauditeur artiste apprcie la transfiguration esthtique dune souffrance vcue (p. 145-146). Un tel spectateur juge luvre dart en tant quuvre dart, et non comme une leon morale, religieuse ou politique, comme le fait prcisment le chur de la tragdie antique. Cest donc la fonction lourdement didactique du chur tragique selon Schlegel (le chur dicte au spectateur ce quil doit penser du drame qui se joue sous ses yeux) que refuse ici Nietzsche. En outre, la thse de Schlegel aline le chur tragique la scne quil est cens commenter ou interprter. Selon Nietzsche, le chur dionysiaque est au contraire lorigine absolue de la tragdie, et il faut dire que cest la scne qui provient du chur plutt que le chur qui drive de la scne. A lorigine en effet la tragdie nest que le chant du chur, et cest ensuite seulement quapparat le jeu des acteur sur la scne : comment concevoir alors un spectateur qui nassisterait aucun spectacle ? Un spectateur sans spectacle est un non-sens ( 7, p. 67). On le comprend : ce que Nietzsche refuse dans la thse

dAugust Wilhelm Schlegel, cest non seulement la moralisation de lart par laccent mis sur la sagesse peut-tre sentencieuse du chur tragique, mais cest aussi et plus profondment le rle subalterne attribu au chur, qui nest alors rien sans le jeu scnique. Nietzsche voque ensuite la thorie du chur que Schiller avait dveloppe dans la prface, intitule De lemploi du chur dans la tragdie , de sa pice La Fiance de Messine (1803), dans laquelle il avait essay de rintroduire le chur dans le drame moderne. Selon Schiller, qui conoit la reprsentation thtrale comme lidalisation et la sublimation de la vie quotidienne dans des figures potiques, hroques et exaltantes, le chur est destin marquer la distance qui spare la scne du monde rel, dresser comme un mur vivant entre les hommes ordinaires qui composent le public et les figures extraordinaires qui paraissent sous les feux de la rampe : Lintroduction du chur serait le pas suprme, le pas dcisif. Mme si le chur navait dautre utilit que de dclarer ouvertement et franchement la guerre au naturalisme dans lart, il serait pour nous comme un mur vivant dont la tragdie sentourerait pour sisoler nettement du monde de la ralit et pour sauvegarder le caractre idal de son domaine et sa libert potique (Schiller, p. 101). En attribuant au chur un rle dcisif, en reconnaissant que la tragdie des Grecs est sortie du chur [] on peut dire que potiquement et par son esprit elle en est issue (ibid. 103), Schiller se rapproche davantage que Schlegel de la vrit de la tragdie telle que Nietzsche la conoit. Pourtant, Nietzsche na pas de peine deviner, dans lidal vant par Schiller, une forme hroque et moralise de lacadmisme de Winckelmann. La tragdie selon Nietzsche nest pas un loge moral de la libert, une apologie de lidal ni du sublime, mais lexpression dune nature sauvage, en-de du bien comme du mal, le symptme dune souffrance relle et dune volont de vivre que la civilisation ne bride plus. Le chur schillrien est encore trop civilis pour Nietzsche, trop soumis la loi morale telle que Kant la formule. Bien au contraire, le Grec civilis avait, la vue du chur satyrique, le sentiment dtre aboli ( 7, p. 69). A linverse de Schiller, qui attend de la tragdie quelle prononce une leon de moralit et dhrosme, une exaltation de la libert, Nietzsche croit discerner, au fond de la sagesse dionysiaque, un nihilisme qui salimente au savoir de Silne, qui sait que toute vie est souffrance, une propension asctique nier le vouloir [qui] est le fruit des tats dionysiaques. En ce sens, lhomme dionysiaque sapparente Hamlet ( 7, p. 69). Curieuse dclaration qui fait du hros de lironie moderne, selon Hegel, lincarnation du pessimisme tragique, selon Nietzsche ! Hamlet, le prince mlancolique, a touch le fond de labsurde, il nagit pas (ce qui est paradoxal pour le modle du hros tragique), il ne parle pas davantage, ou plutt ne parle que pour divertir lattention dun dgot de vivre quil ressent trop puissamment pour tre en mesure de lexprimer : Hamlet a vu le monde tragique mais il nen parle pas, il ne parle que de ses

propres faiblesses sur lesquelles il se dcharge de leffet produit par cette vision (fragment posthume 1871, p. 370). Si la tragdie, selon la clbre dfinition dAristote, est la reprsentation dun acte , Hamlet en revanche incarne lextrme lucidit qui devine par avance ce quil peut y avoir de drisoire dans toutes les actions des hommes. Sa mlancolie est moderne, nullement antique, comme la montr son interprtation romantique dans le Lorenzaccio de Musset. On devine combien cet enrlement anachronique de Hamlet dans le chur dionysiaque devait suprmement indisposer Wilamowitz. Pourtant, Nietzsche marque ainsi, contre Schiller, le caractre foncirement immoral de la posie tragique, ne du dsespoir et du pessimisme, et non de limpratif de la libert ni de la morale kantienne. Et il y a en effet, dans lamre sagesse de Silne, un nihilisme que lidal de la moralit ne saurait rcuprer.

Ni spectateur idal, ni mur vivant qui prserve la scne tragique de tout contact avec la ralit prosaque de la vie relle, le chur nietzschen, cortge exalt des servants de Dionysos ( 8, p. 72), rsulte de la transfiguration, par la fiction de lart, de la souffrance dune vie qui connat le non-sens de son destin, qui se sait promise la mort. Reprenant une formule de Schlegel, mais en en transformant le sens, Nietzsche pose alors que le chur est le seul voyant ( 8, p. 72), linterprte inspir dune posie visionnaire qui mtamorphose sa douleur de vivre dans lincantation musicale, dans le chant sacr du dithyrambe. Cest de cette musique venue de labme, qui exprime la fois langoisse et le dsir de vivre, que naissent la lgende et le mythe tels quils sincarnent dans la figure plastique du hros, cette statue vivante qui volue sur la scne apollinienne. Cest ainsi que le chur qui contemple limage scnique qui sanime au-dessus de lui assiste en quelque sorte sa propre mtamorphose, celle de la musique dionysiaque dans la forme apollinienne. La magie tragique fait ainsi participer le public au mystre de la cration artistique, elle dmontre spectaculairement lenfantement par lesprit de la musique des figures plastiques auxquelles le gnie de lart donne naissance : Ce don, cette facult de se voir ainsi entour dune cohorte desprits avec qui se sentir en communion profonde, lmotion dionysiaque est capable de la communiquer une foule entire. Cest l le processus mme de la formation du chur tragique et cest le phnomne dramatique originel : assister soi-mme sa propre mtamorphose et agir ds lors comme si lon tait effectivement entr dans un autre corps, dans un autre personnage ( 8, p. 73-74). Mtamorphose, cest--dire la fois transfiguration et rdemption, de la souffrance en reprsentation, de la musique en vision. Une telle interprtation de la tragdie ancienne fournit alors un modle pour lopra moderne : de mme qu Bayreuth lorchestre dissimul sous la scne fait entendre la mlodie infinie laquelle le chant donne, sur la scne, forme humaine, ou plutt plus quhumaine puisque sublime dans lintemporalit du mythe, de mme linvocation du dithyrambe dionysiaque se

rend visible et nat la parole par le pome que lacteur tragique dclame sur la scne. Que la tragdie soit dabord chur avant de se reprsenter sur le thtre signifie donc pour Nietzsche que la musique est seule originaire, et quelle prcde ncessairement le drame : La tragdie est lorigine seulement "chur", et non pas "drame" ( 8, p. 76). La reprsen