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La naissance est dans le geste Stéphane Blondeau expose une œuvre composée de trois groupes d’encres sur papier dont les procédés diffèrent (nous appellerons parfois «peinture» ces encres par commodité). Ces trois groupes sont ici présentés dans un ordre qui sera compris par la suite comme progressif. Mais avant d’expliciter la série des trois procédés, on peut déjà noter une quasi-constante de l’ensemble des présentations picturales: des corps s’insèrent dans des couches de matière, ils fusionnent avec elle, jusqu’à ne presque plus apparaître parfois. La matière picturale a été préparée spécialement pour le tableau, elle ne représente pas une autre matière (terre, pierre, bois ou autres). Pareillement les corps ne sont pas destinés à représenter d’autres corps (même pour les photos, on l’expliquera), ce sont des corps dont l’existence se destine tout entière à ce moment qu’est leur tableau. En conjurant tout effet de représentation figurative, corps et matière se prêtent déjà main-forte. Mais tout ceci est pour l’instant très général: abordons maintenant les trois procédés qui singularisent la progression de Stéphane Blondeau. Trois procédés Dans un premier groupe, le procédé a consisté tout d’abord à étaler au rouleau des pans d’encres sur des feuilles annexes. Sur ces pans ont été tracées des lignes, des coups de crayon les ont grattés, des motifs ont été imprimés par monotypes. Puis Stéphane Blondeau en a ensuite prélevé des parties en les photographiant (soit à taille réelle, soit en les agrandissant). Sur ce premier prélèvement seront ensuite sur-imprimées photographiquement (blocage du défilement de la pellicule) des parties de photos de nus réalisées antérieurement puis parfois s’y ajoutera une troisième 1

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Stéphane Blondeau

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La naissance est dans le geste

Stéphane Blondeau expose une œuvre composée de trois groupes d’encres sur papier dont les procédés diffèrent (nous appellerons parfois «peinture» ces encres par commodité). Ces trois groupes sont ici présentés dans un ordre qui sera compris par la suite comme progressif. Mais avant d’expliciter la série des trois procédés, on peut déjà noter une quasi-constante de l’ensemble des présentations picturales: des corps s’insèrent dans des couches de matière, ils fusionnent avec elle, jusqu’à ne presque plus apparaître parfois. La matière picturale a été préparée spécialement pour le tableau, elle ne représente pas une autre matière (terre, pierre, bois ou autres). Pareillement les corps ne sont pas destinés à représenter d’autres corps (même pour les photos, on l’expliquera), ce sont des corps dont l’existence se destine tout entière à ce moment qu’est leur tableau. En conjurant tout effet de représentation figurative, corps et matière se prêtent déjà main-forte. Mais tout ceci est pour l’instant très général: abordons maintenant les trois procédés qui singularisent la progression de Stéphane Blondeau.

Trois procédés  

Dans un premier groupe, le procédé a consisté tout d’abord à étaler au rouleau des pans d’encres sur des feuilles annexes. Sur ces pans ont été tracées des lignes, des coups de crayon les ont grattés, des motifs ont été imprimés par monotypes. Puis Stéphane Blondeau en a ensuite prélevé des parties en les photographiant (soit à taille réelle, soit en les agrandissant). Sur ce premier prélèvement seront ensuite sur-imprimées photographiquement (blocage du défilement de la pellicule) des parties de photos de nus réalisées antérieurement puis parfois s’y ajoutera une troisième couche sur-imprimée de motifs typographiques. La photo finale inclut ainsi deux, trois couches superposées.

C’est le premier procédé, par surimpression photographique. Ce procédé est destiné à évaluer des préparations. Il teste des alliances de corps et de matériaux, de matériaux et de signes, de matériaux entre eux. A vrai dire, ce procédé fait gloire au matériau, même les poses du modèle sont un matériau. Ce qui pourrait ne pas relever d’un usage matériel pour le tableau est proscrit: il n’y a pas de visage, ceci pour éviter toute destination expressive qui serait adressée à une vie extérieure au tableau (nous les spectateurs, un personnage fictif) ou à une histoire comme pourrait l’être le passé ou l’avenir du modèle dont l’expression du visage en témoignerait l’incidence (par exemple un regret ou une attente). Et quand une tête se tourne vers nous, elle est justement sans visage, parée d’un masque à gaz, comme étouffée par la matière ambiante. Les matériaux se fusionnent par transparence et les découpages géométriques permettent des variations de ces fusions, faisant ressortir dans une bande tantôt

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plus tel matériau que tel autre ou l’inverse dans une autre. Cela forme des jeux de va-et-vient entre le fond et la surface qui laissent planer une sorte d’indécision dans une profondeur maigre. Par ailleurs, il y a des passages secrets entre les couleurs d’une même famille de teinte et des confrontations entre familles, parfois l’une l’emporte mais jamais complètement. Les matériaux semblent aussi au seuil d’une agitation, la matière se perle par ci, se gazéifie par là. Tous ces points contribuent à produire une sorte d’inquiétude élémentaire qui traverse et unit ce premier groupe.

Le deuxième procédé du deuxième groupe délaisse la photographie. La visibilité du corps coïncide avec des zones de visibilité vague (zones blanches, tachetées, grisées, perlées). Elles sont produites par tamponnage, frottements de tissus chiffonnés humides, avec une grande virtuosité technique. Ces zones s’insèrent selon un à peu près, un «voir juste assez» dans un matériau pictural qui se les approprie en les faisant communier avec son coloris. D’où la présentation de corps fantomatiques, spectraux. Mais l’appropriation matérielle est ambiguë car la spectralité donne en contrepartie une rapidité à la mobilité gestuelle des corps. De plus la matière picturale de fond prend souvent forme avec des séries de cadrages flous qui s’empiètent, s’emboîtent comme si la surimpression du premier groupe survivait à la technique photographique avec moins d’effets de superposition. Or ces implantations de cadrages fixes amplifient la mobilité des gestes (de même que les quelques pistes tracées). Ce deuxième procédé fait donc ressortir une sorte de matière-peau constituée par des coloris variant du noir aux gris-bleutés ou par des rouges souvent mats. Coloris seuls ou formés par des séries de cadrages. C’est une matière-peau car on ne sait pas trop si les corps s’extirpent de cette matière ou y rentrent. En naissent-ils ou en meurent-ils? Est-ce elle qui hante les corps ou l’inverse ?

Le troisième procédé abandonne la visibilité vague du «voir juste assez» pour la visibilité économique du «voir juste ce qu’il faut». La technique est proche de celle du deuxième groupe: Stéphane Blondeau retire de la matière. La grande différence est que cette soustraction s’effectue maintenant avec ses doigts. Chaque ligne soustractive est un geste, une danse des doigts. Les corps sont des phalanges linéiques qui quelques fois se tortillent. Les corps-lignes, les figurines-doigts sont les traces des résonances entre le peintre et la matière picturale. La matière vient sur le peintre et lui s’engage en elle. Parfois la profondeur des fresques de figurines-doigts est conjurée par une ligne d’horizon qui devient un trait libre à l’avant plan, même la profondeur doit venir vers le peintre, à la surface. Cette surface déploie un monde qui, s’appuyant sur des coloris mats, est plutôt une planète agrémentée d’une radiologie de figurines chuchotantes. Des écritures surgissent, dans certaines encres des lignes courbes ou bouclées viennent se mêler aux scènes, elles sont des signatures chaque fois nouvelles de la peinture elle-même. C’est chaque peinture qui signe pour le peintre (même la signature de Stéphane

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Blondeau semble quelquefois être une signature-peinture qui signe pour le peintre, comme on peut le voir déjà dès le deuxième groupe). Tout cela forme les ingrédients d’une jubilation diffuse, courant le long de ces fresques miniatures d’une grande beauté. Jubilation dont on ne sait plus si sa source provient de la peinture, du peintre ou des personnages.

A sa façon, Stéphane Blondeau rejoue en peinture des grandes étapes de l’histoire de l’univers: des premières compositions matérielles, en passant par la différenciation vie/matière jusqu’à la constitution de premiers êtres ou de petites tribus. On ajoutera à ces étapes un devenir de l’inscription: les signes déliés, hasardeux, du premier groupe acquièrent leur pleine puissance de signe en se réalisant comme signature de la peinture dans le troisième groupe (des signatures étant déjà mises à l’épreuve dès le deuxième groupe). Ce plus de puissance n’étant sûrement pas dissociable de la vie des premiers êtres. Tout ceci converge vers l’idée d’une progression du premier au troisième groupe. Cette progression correspondant aussi avec l’ordre de leurs réalisations par Stéphane Blondeau. Ceci est attesté par des signes-relais en chacun des trois groupes, par exemple les bustes du modèle sont relayés par des bustes féminins sans modèle dans le deuxième groupe et les bas rouges, bleus qui ornent les jambes prolongeant ces bustes sont relayés ensuite par des figurines sans buste féminin mais encore parées d’ornements rouges ou bleus (cols, bas).

Processus de décision et geste décisif de soustraction.

Nous sommes donc passés de la fusion des matériaux du premier groupe à la fusion du corps et des matériaux dans une matière-peau pour aboutir à l’événement-fusion du peintre et de la peinture par des petites fresques de figurines-doigts. L’avènement du troisième groupe est inséparable d’un événement. Il est arrivé quelque chose à Stéphane Blondeau. Comment cela a-t-il commencé ? Sûrement par un obscur appel que le peintre manifeste en se disant « je sens quelque chose » ou « il y a quelque chose à faire (lorsqu’il expérimentait des procédés, comme celui du premier groupe) », comme si le peintre avait en lui une oreille secrète toute tournée vers l’écoute de ces appels muets. Une oreille pour l’événement. Cet appel appelle une réponse non pas une réponse à une question formulée puisque cet appel est muet mais une réponse qui prend acte de l’appel, c’est-à-dire une décision. « Je décide de me mettre au travail ». On objectera peut-être que le peintre n’a pas le choix, qu’il n’a donc pas à décider quoi que ce soit, qu’il répond à la seule nécessité de se mettre au travail. Nous sommes d’accord car nous n’identifions pas décision et choix. Ce n’est pas un choix entre se mettre au travail ou ne pas s’y mettre. Nous appelons « décision » l’intention de faire advenir le nouvel état de chose qui correspond à

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l’événement.« Je décide de me mettre au travail » veut donc dire plus exactement « je décide de mener à bien tel travail ». Ce n’est donc pas non plus un choix entre tel ou tel état de chose qui se présenteraient à moi, puisque je dois en faire advenir un nouveau.

On peut appeler « processus de décision » le processus qui part de l’appel de l’événement qui est ensuite décidé par quelqu’un pour enfin s’achever dans un « faire advenir » un nouvel état de chose. Ce processus ne se fait pas nécessairement rapidement. Car il peut y avoir un certain temps entre l’appel de l’événement et l’advenir du nouvel état de chose. A son insu, Stéphane Blondeau allait sûrement dès le départ vers le troisième groupe (l’événement que recouvre celui-ci l’appelle) mais il a fallu passer par les deux premiers groupes. Mais que le temps du processus soit court ou long, il faut que celui ou ceux qui vont faire advenir un nouvel état de chose aient le sentiment que ces événements qui les appellent, les appellent eux, que ces événements les concernent en propre. Il faut qu’il y ait comme une affinité entre l’appelant (l’événement) et l’appelé, il faut que l’appelé s’identifie de plus en plus à l’événement qui l’appelle. Il doit devenir l’événement. Ses degrés d’identification à l’événement doivent progresser, pas nécessairement régulièrement. Plus ces degrés sont bas plus il y a de l’indétermination, du doute qui se traduisent par des phrases du type « suis-je à la hauteur ? », « y a-t-il vraiment quelque chose qui m’appelle, l’allusion à un événement n’est-elle pas une illusion ? ». Et en effet on peut toujours se faire croire à un événement, se persuader de son arrivée en produisant de nous-même l’appel. Il en est ici comme lorsqu’on pense surprendre un certain regard d’une personne qui nous attire « M’a-t-elle regardé comme je le crois ou est-ce mon désir qui configure ce regard ? ».

C’est pourquoi répondre à l’appel d’un événement est toujours un moment très tendu, il règne une certaine indétermination avant la détermination, une certaine indécidabilité avant la décision et cela ne peut pas être autrement car si l’événement demande que l’on s’identifie à lui, lui-même n’est pas identifiable par des états de choses extérieures. Comment en effet ce qui doit advenir pourrait déjà être pleinement identifiable ? Sûrement y a-t-il déjà des signes qui lui font allusion mais l’allusion n’est pas l’identification ou plutôt il n’y a pas d’identification de l’événement mais une identification à l’événement ce qui est très différent. On va à l’aveugle vers l’événement. C’est rétrospectivement à cette identification à l’événement que l’on peut parler d’identification de l’événement.

Après l’appel, donc pas nécessairement après un temps court, à un certain moment du processus de décision le nouvel état de chose va commencer à advenir. Ce moment est celui où le degré d’identification à l’événement va être à son apogée. A ce moment a lieu un geste. Nous n’entendons pas par « geste » quelque chose qui se fait nécessairement rapidement, chaque geste a son temps d’exécution mais le geste préside à son exécution. Puisque la décision n’est ici de l’ordre du choix mais bien du « faire advenir » alors il est tout à fait du même registre de dire qu’en s’identifiant de plus en plus à l’événement on est de plus en plus décidé. Or puisque l’événement possède son geste c’est comme si je rentrais de plus en plus en affinité avec ce geste c’est comme si petit à petit je commençais à décider le geste comme lorsque l’on dit que l’on décide quelqu’un. Et c’est à ce moment là, lorsque je suis si bien décidé que le geste lui l’est aussi, que le geste-événement arrive, que le geste décisif arrive. La décision est tout entière tournée vers l’effectuation du geste décisif de tel événement.

Diagramme du processus de décision :événement

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geste décisif

appel Augmentation des degrés d’identification

Sujet Indécidabilité Nouvel état de choseréponse

Quel est le geste décisif de Stéphane Blondeau ? c’est évidemment le geste de soustraction du troisième groupe. Ce geste porte en son creux l’événement dont il est porteur, c’est par ce geste que l’advenir a lieu. C’est avec et par le geste de soustraction que naissent presque toutes les encres du troisième groupe (à l’exception d’une). La naissance est dans le geste, en son creux, là où brille son événement. Le geste fait naître un monde qui n’existe pas hors de ces encres. C’est d’ailleurs pourquoi il n’y a rien derrière les encres, pas même le papier blanc car le papier blanc participe à l’encre, il marque le rien, le vide. C’est une des grandes forces de ce geste de soustraction : soustraire pour aller jusqu’à rallier à soi ce qui ne se retire pas, le vide. Le vide ne se retire pas car il est toujours déjà retiré, sans être totalement en retrait car le hors-là du retrait participe à ce qui est là. Le vide est ici comme la marque de l’événement, hors-là et impliqué par ce qui est là c’est-à-dire chaque encre, paradoxalement c’est donc un hors-là qui n’existe pas hors du là. Et les spectres, les fantômes du deuxième groupe se réclament déjà de ce hors-là.

Avec chaque encre du troisième groupe existe un monde, c’est-à-dire une virtualité affirmée par les intensités que sont les teintes des encres et par les intensités d’existence que sont ces danses, ces ententes, ces amours, ces désaccords présentés par les figurines, un monde, disions-nous, advient, sous la coupe d’un nouveau Temps, du Temps ouvert par cet événement. C’est à chaque fois un certain enveloppement affirmé par des intensités, dont la consistance tient au geste de soustraction qui traverse et constitue chaque encre. Chaque encre est à ce titre un diagramme puisque, dans ce qu’elle est, résonne ce qui l’a engendré :son geste. Comme l’écrit avec précision Gilles Châtelet dans « Les enjeux du mobile » un diagramme est tel que « sa genèse fait partie de son être ». Chaque encre est une signature de cet événement-geste.

Allégories de l’humanoïde

Nous sommes prêts pour aborder un autre pan fascinant dans le travail de Stéphane Blondeau. Il y a toute une dimension allégorique inconsciente dans son travail. Les trois groupes ne sont en effet pas sans porter des indications, des marques auto-référentielles, du fait qu’ils sont engagés dans un processus de décision comme s’ils exprimaient allégoriquement ce processus. Il y a allégorie avec auto-référentialité. D’ailleurs nous venons déjà d’y faire écho en disant que le vide était comme la marque de l’événement qui ouvre un processus de décision. Mais ces marques allégoriques ce sont aussi l’utilisation qui est faite des couches. Dans le premier groupe il y a superposition des couches, par transparence, comme si aucune couche ne l’emportait vraiment, comme si planait une indécidabilité qui, nous l’avons remarqué plus haut, préside à toute décision. Ensuite, dans le deuxième groupe les

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couches superposées se pressent, se bousculent, des séries de cadres s’empiètent et s’emboîtent (ceci est plus ou moins manifeste dans chaque encre). Il y a comme quelque chose d’imminent, comme si une couche, une alternative allait être élue. D’ailleurs elle semble élue parfois. On approche du geste décisif. Celui-ci d’ailleurs commence à poindre puisque de l’encre est retirée par tamponnage, certaines encres sont très proches du troisième groupe. Enfin le troisième groupe apparaît avec le geste décisif de soustraction enfin effectué.

Or ce geste n’est pas sans faire allusion en lui-même à cette élection d’une couche élue puisque sur le côté on aperçoit à peine décalées d’autres couches. Mais alors cette décision n’est-elle pas un choix puisqu’il y a une élection d’une couche parmi d’autres ? Si c’était un choix on devrait retrouver à la fin une des couches parmi celles qui se sont présentées or c’est réellement la couche d’un nouveau monde qui apparaît avec le troisième groupe. Les couches alternatives du deuxième groupe sont bien plutôt les marques d’une sorte d’affolement avant l’élection paisible d’un seul enveloppement. Ce n’est pas un choix qui caractérise le saut du deuxième au troisième groupe c’est un changement d’état, on passe de l’état à « n » couches à celui à une couche. Ce n’est donc pas l’élection d’une couche parmi d’autres mais l’élection de l’état « une couche ». Mais c’est encore insuffisant car cette élection de l’état « une couche » n’est pas non plus un choix entre une couche et « n » couches car les « n » couches participent minimalement à l’élection de l’état « une couche » puisqu’une partie de leur encre va être répartie sur le blanc des figurines. En effet Stéphane Blondeau puise dans la matière des couches cachées (souvent plus foncées) pour ajuster des contours ou pour la répartir avec finesse et très partiellement sur le blanc des figurines. C’est « n » couches dans et pour une couche. Le geste de soustraction de Stéphane Blondeau est donc aussi un geste d’élection. Si le physicien Richard Feynman a inventé l’intégration des chemins de la lumière par et pour le chemin qu’est la ligne droite lumineuse, Stéphane Blondeau invente une intégration des couches dans et pour une seule. Ces élections ne sont pas des élections par choix d’un représentant comme lors d’un vote en politique mais des gestes. Ce sont des gestes d’élection qui loin d’éliminer des concurrents les font concourir à la détermination d’un individu remarquable que sont la ligne droite pour Feynman ou l’encre du troisième groupe pour Stéphane Blondeau. Il y a une forte intuition politique sous cette idée de l’élection comme geste et non comme vote.

Enfin comme dernières marques de cette allégorie du processus de décision nous retiendrons le rôle des inscriptions sur les encres. Celles-ci sont des signes déliés, hasardeux, dans le premier groupe, ils sont presque élevés au statut de matériaux barrant ainsi au signe toute fonction référentielle ou toute signification (« business » est vu comme une certaine matérialité écrite et sonore). Il doit en être avec ces signes comme il doit en être avec le nom même du peintre « Stéphane Blondeau ». Le nom « Stéphane Blondeau » ne doit plus être référencé à la personne Stéphane Blondeau mais bien à l’événement qui lui arrive et qui engage le processus de décision. Cela devient parfois flagrant dans le deuxième groupe quand la signature du peintre est intégrée aux encres, comme si c’était l’encre qui se signait elle-même, qui signait pour l’événement. Dans le troisième groupe, des espèces de signatures qui ne sont plus celles du peintre viennent souligner le caractère de signature de l’événement-geste décidé qu’est chaque encre, d’où l’auto-référentialité, car comme nous l’avons dit c’est chaque encre elle-même qui est bien une signature de l’événement-geste.

Récapitulons donc ce qui appartient à ce premier niveau allégorique, celui de l’allégorie du processus de décision.

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1/ L’évolution du statut des couches expriment le processus qui nous fait passer de l’indécidabilité à la décision.

2/ Le geste décisif de soustraction garde en lui-même la trace de cette évolution puisqu’il joue du rapport entre « n » couches et une couche. Ce geste est d’élection sans être un choix, c’est un geste d’élection décisif puisqu’il fait advenir un monde. Le vide intérieur au geste de soustraction n’est pas sans marquer le caractère événementiel du processus. Le geste de soustraction est donc exceptionnel en tant qu’il marque de façon condensée le décisif et l’événementiel.

3/ Le jeu des inscriptions et des signatures tout en étant là pour déjouer toute référentialité extérieure marque l’événementialité qui arrive à Stéphane Blondeau. Stéphane Blondeau tend à devenir ces signatures que sont les encres. Ce n’est plus Stéphane Blondeau qui signe mais les encres qui signent pour lui car il devient l’événement de ses encres. Et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles Stéphane Blondeau a senti la nécessité d’y aller avec ses doigts, devenir l’événement jusqu’à faire corps avec l’œuvre.

Terminons maintenant en évoquant un deuxième niveau allégorique. Car les trois groupes sont comme une grande fresque, allégorie d’une sorte d’épopée de la prise de possession de la décision. Qu’est-ce que veut dire « prendre possession de la décision » ? que la décision n’est possible que si il existe quelqu’un qui a la capacité de s’engager dans un processus de décision (du « répondre à l’appel » jusqu’au geste décisif). Or ne pouvons nous pas dire qu’au deux pôles de cette capacité à répondre sont la matière qui ne répond pas à l’événement et l’homme qui peut y répondre ? On retrouve ces deux pôles avec le premier et le troisième groupe. Le premier groupe est matériel, étant des alliances de corps, de matériaux, de signes, tout est brassé dans une sorte de matérialité composite. Alors que le troisième expose des figurines, des genres de petits hommes. Mais que se passe-t-il entre ces deux groupes ? On a une sorte de matière embryologique, une matière-peau, où se profilent des ébauches de différenciations vie/matière. On ne sait pas trop si les corps s’extirpent de cette matière ou y rentrent, s’ils en naissent ou s’ils en meurent, ça se décide et ça ne se décide pas. On peut supposer que ce passage embryologique est la zone de transition entre la matière et l’homme, une sorte de zone convulsive où de nouvelles vies s’ébauchent.

Cette deuxième allégorie part donc de la matière, pour passer par l’embryologie avant d’atteindre l’homme ou même des communautés d’hommes (apparaissent des petites tribus). Elle va de la non-décision matérielle à la décidabilité humaine. C’est une allégorie de l’histoire universelle de la décision. Nous avons donc deux allégories intriquées dans l’œuvre de Stéphane Blondeau, celle du processus de décision et celle de l’histoire universelle de la décision. Faut-il dire que ce sont deux allégories indépendantes ? Non car on voit bien que l’allégorie universelle repasse par les étapes du processus de la décision, indécidabilité de la matière jusqu’au geste décisif de l’homme. De même on peut se demander si tout processus de décision n’implique pas un passage embryologique si on entend par là une sorte de recherche, de mise en test, d’ébauches avant d’attraper le geste décisif.

Il est tentant de nouer ces deux allégories en avançant alors que l’homme qui est au bout de l’allégorie universelle a été le fruit d’un processus de décision. C’est la décision qui a pris possession de l’homme, ou mieux l’homme n’est tel que par cette prise de possession. Mais puisque l’homme est celui qui peut aussi exercer le processus de décision il faut donc dire de lui qu’il est celui qui tout en étant décidé (en tant que fruit d’un processus) peut aussi décider. Il hérite du processus dont il est le fruit, le processus se re-produit par lui. L’homme est décidé et décidant, il peut

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donc décider de lui (l’homme est celui qui dit « je suis décidé » dans les deux sens où on entend cette phrase). Il s’applique à lui-même le processus de décision, il le boucle sur soi, affection de soi par soi, l’homme est le fils de ses événements. C’est pourquoi l’homme n’a pas d’identité fixe, nous dirions donc plutôt que l’homme est toujours un humanoïde (comme les figures de Stéphane Blondeau nous le montrent) si on entend par là qu’il est un être toujours en voie de construction car il se transforme à la faveur des événements auxquels il a su répondre. Stéphane Blondeau n’est donc pas un homme mais un bel exemple d’humanoïde, fils de ses œuvres où se présentent de plus en plus d’humanoïdes. C’est un humanoïde qui s’enfante, lui et ses tribus, lui par ses tribus, et nous avec lui.

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