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arlette Shleifer roman La nuit s’achève Colonna Édition

La nuit s'achève

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On retrouve dès les premières pages de cette fin de nuit, ou de ce tout début auroral, l'univers tout à la fois coloré et musical des précédents romans d'Arlette Shleifer. Auteur : Arlette Shleifer - ISBN : 978-2-915922-22-6 - Prix Public : 15 € TTC - 208 pages

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arlette Shleifer

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Colonna Édition

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Colonna Édition

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ISBn : 978-2-915922-22-6

© Colonna édition, 2008.Jean-Jacques Colonna d’Istria

La maison bleue – Hameau de San Benedetto20 167 alata

Tel/fax 04 95 25 30 67mail : [email protected] – Site : www.editeur-corse.com

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays.

Du même auteur

Luna ou le voyage d’une étincelle, La marge édition, 2002Piège détaché, La marge édition, 2004Molto Chic, Colonna édition, 2005Le bar rouge, Colonna édition, 2006Une jeunesse israélienne, riveneuve éditions, 2008

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À ma mère

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Prologue

aucun souffle d’air ne parvenait de la mer toute proche ; l’atmosphèreétait étouffante et pourtant je fermai les baies vitrées une à une, enproie à une étrange sensation. De l’autre côté de la baie, la ville accro-chée à la montagne avait disparu dans la brume. Y avait-il vraimentune ville à cet endroit ?Je fis quelques pas dans le jardin et curieusement je remarquai queles fleurs sautaient vers moi, me caressaient puis s’envolaient commedes oiseaux qui prennent leur envol, parsemant le ciel de tachesmulticolores. Telle était la raison pour laquelle je m’étais réfugiéedans la maison.Peu à peu l’azur de la piscine inonda tout, m’enveloppa et recouvritles dalles du salon d’un bleu cristallin. Je vacillai et dus prendre appuisur la fenêtre ; je collai mon visage sur les carreaux.Du bout de la langue, je léchai chaque centimètre des vitres, persuadéequ’elles étaient autant de bonbons que je suçai avec suavité et délec-tation. J’y retrouvais toutes les saveurs de la confiserie de monenfance : le goût des roudoudou, des réglisse gagnants, desCarambar, des malabar et des berlingots. Je les avais toujours savourésen cachette : ils avaient la saveur du plaisir, du fruit défendu, mamère m’interdisant les sucreries.Toutes ces douceurs ruisselaient sur les carreaux de ma maison pourmon ravissement et pour lui seul.Il y avait cette odeur si particulière que je n’arrivais pas à nommer :était-ce celle de la mer toute proche ? Pas le moins du monde. Il yavait un mélange de musc, de parfum émanant d’un être humain,

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d’un enfant plus exactement. Un savon ? non plus. L’odeur du bébépropre ? Un peu. Il n’y avait pas de bébé à la ronde.Cette senteur, flottant dans l’air, me bouleversait. Étais-je la proied’une hallucination fugitive ? Tout se mêlait : des souvenirs, desimages olfactives, la mémoire d’une peau…

Une musique étrange résonnait dans la maison, de celles qu’on diffusedans les salles d’attente avec pour mission de détendre les patientsmais qui produisent l’effet inverse, à savoir d’exaspérer. Je n’arrivaispas à en trouver la source pour l’éteindre avant de regagner ma chambre.J’y renonçai après avoir tourné en rond dans toutes les pièces. Je dusen convenir, mais ces sons sirupeux et éthérés, me procuraient au fondun étrange bien être. J’arrivai à la conclusion qu’ils vibraient en moi,et tels étaient les fragments de ma musique intérieure.Je me mis à danser, m’imaginant vêtue de soieries perlées orangéesqui me portaient avec grâce et volupté. En passant devant le grandmiroir de l’entrée, je constatai que ma peau était fardée de rose fluo,mes mains d’un violet subtil que je n’avais encore jamais vu. moncorps se colla sur le grand miroir de l’entrée et tendant les lèvres jem’embrassai. J’étais heureuse, car j’adore le violet surtout mêlé aurose. Quant à mes pieds, ils étaient verts, du même que celui dont onimagine les martiens. mes ongles étaient aussi longs que les griffesde Cruella. Quel plaisir de se voir autrement !après tours et détours dans les chambres désertes, je m’écroulai surma couche moelleuse qui sentait bon la rose et la verveine. Je fismême une galipette sur ma couette.Je ne sais plus comment j’avais retrouvé mon lit. Sitôt après jem’endormis profondément. mes rêves furent ludiques et agités,baignant dans la couleur, les parfums et la musique. Je franchissaisdes murs faits de voiles flottants au gré du vent qui étaient autant detendresses et de caresses. Le jardin, dans lequel j’errais, regorgeaitde fleurs écloses et tendres. La rosée formait des perles qui chatoyaientsur les pétales alanguis par tant de fraîcheur. Des roses trémières,des lys délicats aux feuilles fragiles s’étalaient sur la mousse. Les

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nervures violacées étaient les veines de cette nature en pleine exalta-tion. mes pieds la frôlaient à chacun de mes pas. J’étais légère et mebaignais dans cet univers chantant. non seulement ces fleurs étaientgénéreuses, mais leur délicatesse débordait de la vie qui jubile debonheur. mes doigts ne pouvaient les atteindre car elles étaient défen-dues. Le jardin était rempli de fantômes dont je percevais la présenceà chacun de mes pas. Il devait se dérouler à cet instant précis uneréunion au sommet des grands cèdres.Des rayons scintillants de particules de lune les protégeaient jalou-sement. Il y avait les étoiles puis derrière la lune d’autres étoiles puisencore des poussières d’étoiles à l’infini qui me comblaient. Les zonesd’ombres étaient éclairées par des quinquets, des lampes pigeonsdont l’odeur acre heurtait mes narines. Bizarre d’ailleurs, cette odeur !Je ne me souvenais pas avoir acheté de telles lampes.Le jardin me parut immense et je n’arrivais pas à en toucher le bout.Plus j’avançais, plus les touffes d’herbes grossissaient et plus la clôturede la plage s’éloignait de moi. Je voulais m’y accrocher pour ne pointtomber dans l’océan vert qui me happait. Les fleurs me faisaient uneovation sur mon passage et les branches des cèdres, telles des éventailsgéants, me donnaient de l’air et du souffle. Lorsqu’enfin je touchaile bout du jardin, je remarquai que l’herbe avait envahi la plage etfait disparaître le sable. Les rochers avaient également été trans-formés en gerbes de fleurs multicolores. L’eau de la mer était vertclair, parsemée de pétales de roses énormes. Quelques barques accro-chées au ponton regorgeaient de tulipes noires, très noires. De grandeslianes les retenaient lorsque la vague verte montait sur la grève. Unemousse fluorescente recouvrait la plage et l’écume des vagues ourlaitvaporeusement le rivage d’une tendre couleur.

mes cheveux avaient poussé au cours de la nuit : de longues tressesmêlées aux lierres pendaient lourdement sur mes épaules. Commema tête était lourde ! À mesure que j’avançais dans cette nature exubé-rante, je me sentais forte, solide mais aucun son ne pouvait sortir demes lèvres qui s’étaient figées par tant de beauté.

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Je me sentais aspirée par les couleurs qui surgissaient de l’ombre :elles me tentaient et m’inspiraient. J’éprouvais un besoin de prendredes pinceaux et de me perdre dans la peinture.Tous les bruits alentour s’étaient transformés en son d’abord, puisen musique au lent tempo. J’étais à la fois la musique et l’arc-en-ciel.J’étais sortie du monde des actes et avais pénétré dans celui desillusions, ou bien dans celui des secrets.

Et je planais comme une libellule à la saison des amours.

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Un réveil difficile

« Assassin ! Assassin ! »J’entendais ces cris lointains mais je n’arrivais pas à ouvrir les yeux.Alors je me rendormis. Cela pouvait bien attendre.

Lorsque je m’éveillai, l’après-midi était déjà bien entamée : je lecompris à la lumière qui était moins intense sur le bas des rideauxde ma chambre. Une sorte de grisaille ternissait le blanc de l’étoffe.ma tête tambourinait au rythme des tam-tam africains et j’avais lanausée. avais-je été abêtie et entraînée vers des jeux inconnus ? Unregard rapide sur mes doigts et mes jambes qui étaient enflés au pointque je renonçai à enfiler mes sandales, me fit comprendre qu’un faitétrange était survenu dans ma nuit. mes narines étaient douloureusesà chaque inspiration. Je cherchai un miroir afin de vérifier si j’avaisencore une forme humaine ou bien si je m’étais transformée enquelque animal mythologique. La femme métamorphosée encochonne, puis celle devenue tigresse surgirent. J’avais lu ces romans,il y a bien longtemps* mais leurs images étaient demeurées trèsprésentes dans mon esprit défaillant.J’avais oublié le jour et j’avais vécu la nuit d’une manière bien étrange.mon retour à la surface était douloureux. mon corps était prisonnierde courbatures grinçantes. Étais-je dans une soupente, sous le pilierd’un temple romain, au fond de la piscine ? non, j’étais en boulecomme un animal qui va mourir, perdue.

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* Truie D. Darrieusecq et Lily la Tigresse de alona Kimsy

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on me retrouvera enfermée et en morceaux (car j’y suis) dans uneconsigne automatique, dans une gare inconnue. Un terminus. C’étaitbien cela, j’étais au terminus d’une destination imprévue. J’étaisarrivée dans une impasse, dans une gare sans rail qui y menait. mavie basculait en technicolor sans m’en avoir avertie.Quelle faute devais-je expier ? Quelle dépravation dans une vieantérieure devais-je revivre ?avais-je atteint le seuil de la décadence et désagrégé mon entende-ment au point d’être incapable de reprendre mes esprits ?De mes pieds, petits certes, je réussis à mesurer la longueur ducorridor : dix pas et la largeur était celle de mes bras déployés. Unepremière certitude, mais je ne savais plus et n’avais jamais prêtéattention aux dimensions de la maison.

où pouvaient donc se trouver les clés ? Il me les fallait de toute urgencepour ouvrir cette étrange prison.

Sur le grand placard de la chambre, la clé était dans la serrure :minutieusement, je la tournais mais elle était dans le vide tel un sonqui ne sort pas de la bouche.J’étais confrontée à une nouvelle déconvenue. Je ne savais plus dansquel sens manœuvrer la clé. Je n’avais plus de mots pour le dire.Par la fenêtre du couloir, je remarquai que le jardin était à sa placeet que les plates-bandes avaient soif. moi aussi d’ailleurs. Une bouteillede champagne entamée était posée dans l’entrée, sur la console.Je la saisis et bus d’une traite au goulot le breuvage tiède. Un « beurk »me le fit cracher. La pire des choses : du champagne sans bulle etchaud. L’absolu mauvais goût de la défaite.Cela me réveilla… et me permit d’aller jusqu’à la bouteille de Suzequi était ouverte dans le salon. La couleur m’attirait : quel joli jaune,me dis-je. J’en avalais une bonne rasade, la trouvant à peine amère.

Étais-je un ange ou bien un démon ? Qui pourrait me le dire ? Je nesavais plus que faire pour survivre à ce moment qui m’avait fait avaler

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mes repères. Je ne savais plus la fille de qui j’étais, qui m’aimait etqui j’aimais ; mes idées n’étaient pas noires mais leurs couleurs sediluaient dans l’eau qui coulait de mes yeux. Pourtant je ne sortaispas de la piscine puisque j’étais nue et toute sèche.mes rêves m’avaient-ils entraînée trop loin en moi ? J’avais froid etme sentais engourdie ; que se passait-il ?

Je me dirigeai vers la cuisine qui se trouvait au bout du couloir desser-vant les chambres en prenant appui sur les murs comme sur desbéquilles. Tout était rangé, propre, la lumière l’inondait et la portedonnant sur la terrasse était grande ouverte. Soleil magnifique. Fleurssagement accrochées aux massifs.

mélissa avait dû se lever bien avant moi. Je l’appelai en vain : aucuneréponse ne me parvint. Par contre, à mes pieds, des billets d’avion,des cartes de crédit, un chéquier, des clés jonchaient le sol de laterrasse. mes cartes postales signées d’un baiser de rouge à lèvresétaient mêlées à ce désordre. Un grand déballage.Il me fallut quelques instants pour comprendre qu’il s’agissait de mesaffaires et plus loin, sous les hortensias bleus, je vis mon joli sac,cadeau de mes enfants pour mon anniversaire, retourné et le porte-monnaie vidé de ses billets ; quelques pièces jaunes inutiles y étaientabandonnées et scintillaient dans l’herbe.Cela eut sur moi l’effet d’une onde de choc ; la réalité triviale d’unpetit matin peu ordinaire. J’avais été cambriolée, cela ne laissait aucundoute.Je repris un peu mes esprits, et j’appelai à la ronde mélissa, en vain,les mains en porte-voix. Point d’écho.Je n’entendais pas non plus le chant des oiseaux si nombreux decoutume, dans mon jardin. Cela était un infime détail mais je merendis compte à quel point ils me faisaient défaut à cet instant, parti-culièrement les tourterelles, car je les avais toujours considéréescomme de petits anges gris bienveillants. Elles survolaient ma tablede travail aux mêmes heures, signant un petit salut de connivence.

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Le bruit des vagues avait disparu ; seul un silence insolite m’entou-rait désespérément.Je vivais une alternance fiévreuse de détails réels et matériels et devapeurs sombres et menaçantes qui flottaient autour de moi.Je n’arrivais pas à évaluer si les images de rêve avaient eu lieu en réalitéou bien si elles n’avaient été qu’un songe qui avait duré longtemps.Les mots qui surgissaient sonnaient faux et n’appartenaient pas à maréalité de l’instant.aucun arbitre ne pouvait me dire qu’elle était mon devenir dans lesinstants à venir. J’étais devenue une intruse dans ma propre maison,dans mon corps tout entier.La porte principale était fermée à double tour ; les persiennes étaientbien closes ; seule cette porte était curieusement ouverte.Je vis que, dans le salon, la bibliothèque avait été déversée sur le sol.Les étagères étaient nues. Je caressai le bois et ressentis une curieusesensation chaude au bout de mes doigts. Leur extrême sensibilité mepermettait de recevoir chaque veine du chêne qui constituait lemeuble. Je m’y perdis suivant le fil du bois en repartant dans le sensopposé sur chaque tablette. L’odeur était forte et me faisait trembler.Je trébuchai puis tombai au milieu des livres qui recouvraient le sol :j’eus de la peine à me relever tant j’étais étourdie. Je trébuchais. Quiavait pu vider la bibliothèque et que cherchait-on ?mes cheveux étaient devenus autant de rayons de lumière qui meréchauffaient le corps, tel un grand soleil. Cela me réconfortait aumilieu du grand chaos dans lequel j’évoluais.L’eau fraîche que je me passai sur le visage sentait le chlore plus qued’habitude et ne changea rien à ces curieuses perceptions. J’étais bouffieet flasque : cet état créait un mur infranchissable pour ma conscience.mélissa n’était pas dans la chambre dont le lit avait été refermé aucarré. aucune trace de sa présence n’était apparente. mais où doncétait-elle passée ?Je partis à sa recherche dans le jardin. Personne ne répondait à mesappels dont le ton diminuait à chaque pas pour faire place à uneangoisse grandissante.

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Le contact des feuilles sur mon passage ne me procurait plus deplaisir : des caresses certes mais elles se transformèrent bientôt enpetites agressions. La nature m’aimait et me le faisait savoir à chaquepas mais je m’en moquais désormais et je n’en voulais plus. Je mesentais moins légère. Cependant je fermais les yeux pour la respirer,pour la sentir pénétrer dans mon corps tout entier. J’étais la nature,Dame nature en personne certes, mais elle commençait à me lacérerle cœur subrepticement.mes pieds nus qui jusqu’alors avaient glissé sur la mousse vert tendreme firent trébucher sur une petite motte de terre et je me retrouvaiétalée sur le sol. En relevant la tête, je vis des taches de couleurs entreles feuilles qui n’étaient pas dans la palette habituelle du jardin.Soudain derrière un grand massif de lauriers roses en fleur, un corpsétait étendu dans la mousse, face à terre. Un corps de femme peut-être, vêtu d’un jean, d’une chemise blanche et d’un grand chapeaude paille qui dissimulait le visage et les cheveux. Elle avait les brasécartés comme si elle embrassait l’herbe. Exactement comme moitout à l’heure en tombant, me dis-je !« Hello, que fais-tu ici, madame ? Salut ! Ce n’est pas ainsi que tu vasbronzer », dis-je joyeusement sans savoir le moins du monde quipouvait bien être ici, chez moi, dans mon nouveau paradis. Une desinvités de la veille, aucun doute !« mais oui, il y avait eu beaucoup de monde chez moi hier soir ! »« Hé, la belle, la fête est finie, lève-toi ! »aucune réponse ne me parvint. « mais elle ne bouge pas, mais alorspas du tout ! » m’entendis-je dire à haute voix.Je fis un pas en arrière, puis deux, perplexe.Je ne paniquai pas mais ne fus pas assez téméraire pour la toucher.Je partis en courant dans ma chambre afin de réfléchir et appeler ausecours mélissa, la police, les voisins car je réalisai soudain qu’ellene m’avait pas répondu lorsque je lui avais dit « salut ».Un épuisement soudain et massif m’envahit : j’étais fatiguée et sansle moindre ressort, sans le plus petit sursaut d’énergie. J’étais confinéeau cœur d’un silence qui me donnait le vertige.

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Je tremblai et de violentes secousses m’agitèrent. Je ne savais pasqui était cette femme et ce qu’elle faisait là, chez moi. En plus, toutce bazar : l’argent, les papiers, le sac… C’en était trop d’un coup ! Jen’y comprenais plus rien.Il fallait procéder par ordre : d’abord récupérer un peu de force cartrop d’émotions me perturbaient. Impérativement la nature exubé-rante qui débordait dans le jardin et en moi-même devait se calmerelle aussi. Ensuite je devais joindre mélissa et aviser la police. Endernier, car je savais très bien que cela ferait toute une histoire,voire une invasion ennuyeuse.où était ma chère tranquillité, celle pour laquelle j’étais venue meréfugier ici pour mieux travailler, loin de la ville ?Je décidai de prendre mon temps et de considérer avec les yeux del’esprit toutes les turbulences qui m’avaient agitée au cours desdernières heures.La force des images de la veille m’assaillit sans crier gare et je m’yaccrochai désespérément car là résidait la preuve tangible que j’étaisbien en vie.Je passai en revue un à un les convives de la veille, commençant parceux que je connaissais bien puis ensuite tous les autres connus plusou moins : de petites anecdotes revinrent peu à peu à ma mémoire.

Une évidence s’imposa à moi : je ne devais pas contacter ma famillecar leur angoisse et leur amour bouleverseraient mon entendementencore déficient. Ils étaient ma lumière : j’étais descendue en enfervert et ils ne comprendraient rien à l’affaire.Je devais procéder par ordre — à savoir par ceux que j’avais vus endernier — avant de m’endormir.

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La fête

Épuisée par des mois de travail fastidieux, j’étais venue me reposerdans ma maison du bord de l’eau ou plus exactement terminer lacorrection d’un ouvrage achevé. non, personne ne gâcherait monplaisir de dormir tout mon saoul pendant quelques jours, de memettre à la diète et de profiter du printemps naissant pour moi seule.Les bourgeons avaient déjà éclaté, en avance pour la saison, et desfleurs qui, habituellement ne se croisaient pas dans les plates-bandes,emmêlaient leurs feuilles joyeusement. Les lavandes mauves, roseset bleues exultaient ; leurs essences rivalisaient avec les feuilles d’euca-lyptus qui jonchaient le sol et embaumaient l’air.Étant seule, à la tombée de la nuit, je fermai les persiennes solide-ment et jouissais de ma soirée, un bon livre à la main dont les pagesse tournaient au rythme de Chopin.Je ne boudais pas mon plaisir de me mettre au lit vers 22 heures,laissant toujours une petite lumière allumée dans l’entrée. Je signi-fiais aux fantômes, d’une manière puérile, que j’étais là.Cette nuit-là, je dormis dans les bras d’orphée comme un bébé.au petit jour, je savourais les délices de l’étirement au milieu d’oreillersmoelleux. Tout allait bien, et la lumière annonçait à travers les rideauxqu’une belle journée de soleil pointait.

Le téléphone retentit : mélissa, mon amie de longue date, m’annonçaqu’elle passait quelques jours de vacances dans sa villa, toute prochede la mienne, en compagnie d’amis. Elle proposa de « passer » me voir,le soir-même avec les copains qui résidaient chez elle et des bouteilles.

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J’essayai de l’en dissuader mais elle ne me laissa pas placer un mot.Elle conclut par un joyeux « je m’occupe de tout et à ce soir ».Effectivement vers 19 heures la cloche du portail retentit avec insis-tance ; plusieurs voitures s’étaient garées à la diable dans l’allée.«on ne restera pas longtemps, lança mélissa, avec ironie, noussommes juste venus t’embrasser.– Tu parles ! Et c’est quoi tous ces sacs ? » rétorquai-je.Les bises fusèrent ; quelqu’un demanda où se trouvait la cuisine poury déposer une caisse de boisson et un autre gars, un carton remplide fromages, de pain et de charcuterie.J’étais étourdie par tant d’énergie explosant dans ma tanière.Un grand garçon d’une petite quarantaine d’année, répondant auprénom de Chris, à l’accent américain très prononcé, s’approchade moi et me tendit une jolie boîte en métal décorée. Un peu commeces boîtes qu’on trouve en angleterre, dans les magasins, à l’époquede noël.« C’est pour toi, mais ne l’ouvre que lorsque tu seras seule, me dit-ilavec suavité. Tu verras, c’est absolument merveilleux », continua-t-il en m’embrassant le creux de la main. Il me troubla, le temps de sonbaiser. Sa bouche était gonflée de vie. Le bleu délavé de sa chemiselargement entrouverte s’harmonisait avec sa peau mate ; il exhalaitun parfum marin.Lorsque je l’interrogeai sur ses occupations professionnelles, il meraconta qu’il était professeur d’histoire dans une grande universitéaméricaine mais que pour le moment il travaillait sur un ouvrageconsacré au procès de Judas. J’appris plus tard, qu’il n’en était rien ;il avait su comment attiser mon intérêt d’une manière efficace et ainsibaisser ma garde : il avait jugé mon agacement manifeste à l’arrivéede tout ce monde. Son sourire peu généreux de mauvais garçonm’interpella. Une balafre signait le bas de son beau visage commeune dédicace du Diable.

J’eus envie bien évidemment de poursuivre la conversation afin qu’iléclaire mes connaissances sur l’interprétation qu’il envisageait de

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donner à ce personnage mythique, à la symbolique de son nom et dela parabole qu’il véhiculait depuis plus de 2000 ans. C’était lui prêterun talent illusoire. J’oubliai le regard vert, pailleté de jaune, de Chriscar bien vite je fus entraînée dans le tourbillon des amis de mélissa(dont bon nombre étaient les miens) qui se dirigeaient vers la piscine,jetant leurs vêtements en bataille sur les grands fauteuils bordant lebassin d’eau limpide.« D’où sortent-ils ? » demandais-je à mon amie.arrête, tu en connais au moins les trois quarts, répliqua mélissa,outrée. Et puis cela te fera du bien ! C’est mieux que de passer sasoirée toute seule, toujours dans tes bouquins.Je ne pus pas lui répondre car déjà les joyeux drilles attrapaient mamain et me faisaient tomber dans la piscine tout habillée malgré meshurlements.

En peu de temps le barbecue dorait la viande sous le commandementd’augustin et de Gaspard. Émilie mettait la table avec élégance, Pauldébouchait les bouteilles, en humait le bouchon avec parfois unemoue mitigée ; il les alignait sur le banc le long du mur de vieillespierres. Il les installait avec précaution et respect, ce qui lui permet-trait d’évaluer ce que serait la fête !Garance cueillait des fleurs après m’en avoir demandé l’autorisationet faisait de magnifiques bouquets qu’elle disposait sur la table. Elleorganisait les fleurs en chantant des cantiques incompréhensibles.Sa voix s’égarait dans un lyrisme débordant de passion trop longtempscontenue.Chloé, aidée de Pauline, coupait les fruits en petits morceaux dansune grande jatte. Elle suçait ses doigts goulûment au lieu de les essuyer.marc, le peintre, le nez baissé, récupérait des morceaux d’écorced’eucalyptus et les liait en petits paquets. Lui seul savait ce qu’il allaiten faire. mais le savait-il seulement ?rosalie installait les coussins ici et là, en compagnie de mélissa ; ellesse racontaient, à voix basse, leurs dernières conquêtes. Des glousse-ments ponctués d’éclats de rire accompagnaient leurs gestes. Elles

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échangeaient des mots compris d’elles seules. Émilie s’était installéesous les palmiers, et se mirait dans un miroir, rectifiant le maquillagede ses yeux. Pour qui ? Pour quoi ? Elle seule avait cette élégance dugeste. Lovée dans un grand fauteuil, elle dévisageait les personnesqui tourbillonnaient autour de la piscine. Elle n’avait nullementl’intention d’aider à la préparation du dîner.Quant aux autres garçons, les plus jeunes, je n’avais pas bien retenuleurs prénoms, pour le moment. Justin? Benjamin? Victor? aurélien?L’un était le fils de Gaspard, me semble-t-il. Ils étaient installés unverre à la main, près du bar au bord de la mer. L’atmosphère étaitaux bons mots et aux rires gutturaux qui fusaient de ce petit groupe.Tantôt l’un d’entre eux se levait, faisait le tour du groupe en déployantdes mouvements de la main, le doigt tendu, qui indiquait son inten-tion de convaincre les autres. À la fin de son discours, il allumait unecigarette et se rasseyait content de lui.antoine et marie, arrivés tardivement, se promenaient dans le jardin,regardaient les arbres et profitaient des roses à peine écloses.En passant sur la route, ils avaient remarqué la voiture de mélissagarée au milieu de l’allée et s’étaient arrêtés pour nous saluer. Ilsétaient restés peu de temps car ils remontaient au village où ils étaientattendus pour une autre soirée.

Lorsque tout fut prêt, mélissa, en ex-animatrice du « Club med »,me demanda de sortir des armoires toutes les vieilles nippes qu’ellescontenaient : foulards, gilets, robes démodées et chapeaux en tousgenres. De vieilles nappes firent l’affaire de ceux qui n’avaient pastrop d’imagination se transformèrent en toges romaines.Tout le monde se déguisa follement, plantant des plumes, des fleurssur leur costume improvisé. Ce fut vraiment la fête au son de lamusique que Justin extirpa de son mP3 qu’il brancha sur les hautsparleurs. même les fleurs dansaient, frôlées par les foulards quisuivaient le rythme de la musique. Des petits groupes se formaientici et là et l’alcool coulait à flot. ainsi la nuit gomma les invités pource qu’ils étaient et les transforma en petits gnomes du jardin qui

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gambadaient joyeusement entre les arbres et souvent terminaientleur course dans la piscine illuminée.L’ambiance était chaleureuse et festive : un moment de grâce, venude nulle part, rendait les amis heureux d’être là et de s’amuser dansune grande fête bucolique. après un court instant d’adaptation jemesurai l’ampleur des festivités improvisées.Les bougies et les torches que j’avais à la hâte plantées dans le jardinavaient fondu au petit jour, depuis longtemps ; seuls quelques lampa-daires maintenaient des points lumineux sur le sol.« Vive l’énergie solaire » ! dis-je en passant devant les lumières incan-descentes.aux premières lueurs de l’aube, à l’heure où la brume retient encorela nuit dans ses limbes, tout le monde partit. Des chaises étaientretournées ici et là, des ballons flottaient sur la piscine et des coussinsjonchaient l’herbe.J’avais trop bu et n’en avais pas l’habitude ; l’ambiance avait été sijoyeuse que je m’étais laissée entraîner à une consommation excessive.mélissa me proposa de rester à dormir afin de m’aider le lendemainmatin à remettre tout en état. Elle s’installa dans une des chambresproche de la mienne. nous étions épuisées mais ravies.après m’être tournée et retournée dans mon lit, je n’arrivais pas àtrouver le sommeil car j’étais bien trop excitée ; je me relevai etpartis les pieds nus dans la rosée du petit jour. Je retrouvai sur unetable du jardin la jolie boîte en métal rouge que m’avait offerteChris, l’américain.Il en avait fait une telle histoire en me l’offrant que je la portai tel untrésor au creux de mes bras. Je pris place dans le grand hamac etouvris la boîte avec quelque difficulté car le scotch qui la scellaitsemblait avoir cuit au soleil ou bien aux rayons de la lune.aucune indication ne mentionnait sur le couvercle son contenu.Je dus prendre une petite pierre pointue pour venir à bout du rubanadhésif. Délicatement je retirai les couches de papiers de soie quiprotégeaient ce que je ne voyais pas encore. Une odeur étranges’échappa lorsque je retirai enfin le film en plastique.

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Un gâteau, du style des cakes anglais, était niché dans cet écrin. Siquelqu’un s’était trouvé en face de moi, il aurait pu lire ma déception.« Tant de cinéma pour un gâteau industriel » ! Je n’en revenais pas.D’un pied au sol, je me berçai, poussant le hamac du mollet, trouvantun doux rythme. ainsi viendrait, je l’espérais, le sommeil.J’avais déposé à mes côtés, la fameuse boîte, décidée à ne passuccomber à la gourmandise. Je ne pus contrôler bien longtempsmes papilles, trop intriguée par cette pâtisserie exotique.Le gâteau avait la couleur du miel. J’en pris un petit morceau du boutdes doigts. « Pas mal ! » me dis-je. Je n’étais pas spécialement unegrande gourmande mais je ne résistai pas à l’envie de me resservir àplusieurs reprises. Cela absorberait l’alcool ! J’en mangeai d’unemanière raisonnable au début puis, de façon boulimique, j’en avalaiplus de la moitié.L’air du petit matin me fit frissonner et non sans difficultés, je sortisdu grand filet dans lequel je m’étais faite piéger et regagnai la maison,traînant les pieds ; toutes les fenêtres étaient restées ouvertes.J’étais vêtue ce soir-là d’un pantalon et d’une tunique déstructuréeaux couleurs vives, faite en voile de coton. Elle flottait sur moi meprocurant bien-être et fraîcheur. D’un geste impulsif et violent, je ladéchirai, laissant des lambeaux sur mes épaules. Pourquoi pas, si jeme sentais mieux ainsi ?

Voulais-je, dans mon inconscient, me signaler par un geste bibliqueun deuil, un retour vers le sacré ?Un passage en quelque sorte vers un autre monde, une perdition demes repères, un miroir que j’étais en train de franchir malgré moi.mémoire archaïque, réminiscence de lectures, « saut par la fenêtre ».J’adorais l’idée de ne pas savoir où j’allais.

Toute cette histoire portait en elle une multiplicité des possibles quantà sa place dans ma vie : une sorte d’escroquerie amicale, une manipu-lation de bas niveau, un cadeau me permettant de sortir des limitesde mon esprit cartésien et me faire toucher les délires les plus fous,

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du bout de mes sens. J’étais sortie de l’espace qui était le mien,organisé, plus ou moins rangé mais relié aux contingences matérielles.Je l’avais dépassé en quelques heures et avais plongé dans les arcanesdu délire, dans le non-temps, dans le néant.Etait-ce une farce burlesque ou bien le signe d’un désespoir profond ?Une croisée des chemins se présentait à moi et plusieurs futursm’apparaissaient soudain : une furieuse envie de composer de lamusique, proche de celle dont j’avais perçu les notes dans une bulleéthérée. Des couleurs m’avaient assaillie et éclataient sur une grandetoile dont je recherchai les points d’équilibre. Je voulais mes mainsdans la peinture, sentant la térébenthine et exultant de jubilation.Des syllabes qui n’appartenaient à aucune langue connue, s’inscri-vaient sur les feuilles de papier et composaient une belle histoire pourles enfants.mon héritage culturel dansait autour de la méditerranée, dans lesforêts de bouleaux enneigés de l’Europe de l’Est, sur une petite île deBeauté et je ne pouvais plus dire auxquelles de ces racines je m’iden-tifiais pour le moment. Je n’étais plus accrochée au moindre arbris-seau, je flottais, anaérobie.

La Chine et les amérique me parlaient de la même manière, peut-être plus encore que la Grèce antique et la rome de remus etromulus. Étais-je devenue un produit de la mondialisation ou bienétais-je une citoyenne du monde, (actrice ou bien objet), à l’aisepartout, et nulle part chez elle ?J’avais balisé notre planète par de nombreux voyages depuis ma plustendre enfance afin de savoir où se situait mon espace matériel. Celaavait été vital dans mon développement. Telle était la base sur laquellej’avais pu introduire les nourritures picorées dans les livres, dans lesrencontres et dans la création des autres, de ceux qui avaient captédes bribes du langage universel.

Comme par enchantement, une foule de vraies questions toutessimples se présentait à mon esprit. Qu’est-ce qui est important ? De

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quoi ai-je vraiment envie ? Que puis-je faire pour les autres afin deleur rendre la vie plus douce ?Il avait fallu cette aventure pour me secouer, pour casser mes certi-tudes et mon emploi du temps tiré au cordeau.

Fait étrange, ma famille, mon noyau dur d’amour était extérieur à lasituation. Je n’en pris conscience que bien plus tard, une fois que toutfut rentré dans un ordre, un autre système, une approche différentedes êtres et des choses qui composaient mon quotidien.

Il fallait que je fasse le point au fond de mon lit, ma seule réalité del’instant !Je récapitulai et tentai de faire la liste des « invités » de la veille :mélissa, à l’origine de toute cette histoire accompagnée de Chris,l’américain aux yeux magnifiques, marc, Pauline, Gaspard, Chloé,Paul, rosalie, augustin, Garance, Émilie… et aussi antoine et marie.Je me souviens que j’avais entrevu mes voisins Yvan et Lætitia. Quantà Vanina, je ne sais plus si elle était présente ou pas.

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