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La Parole Autoritaire Ou Parole Du Milieu

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Page 1: La Parole Autoritaire Ou Parole Du Milieu

La parole autoritaire ou parole du « milieu »

La leçon de Roland Barthes (Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie

littéraire du Collège de France, 1977) nous laisse deviner que la langue dans

laquelle s’inscrit nécessairement toute parole est inévitablement traversée par

des reliquats historiques qui constituent sa matière et sa puissance, ou pour

mieux dire son pouvoir, ses pouvoirs. La langue dit des choses qu’elle ordonne

en raison de structures dont elle est grosse, tandis que la consécution de ses

filiations est inénarrable. La langue est en effet et inévitablement le produit et le

discours de l’histoire. Voilà qui est curieux et qui mérite d’être détaillé tant cela

disparaît sous l’effet de l’accoutumance.ne sommes-nous pas accoutumés au fait

que nos âmes soient nommées selon la forme de gouvernance que notre raison

exerce sur nos désirs ; au point d’avoir « historiquement », c’est-à-dire

relativement jugé de la tempérance ou de la mesure de nos conduites ? Socrate

dit bien que la démesure est « un nom qu’il n’est ni beau ni convenable de

porter. » (Phèdre, 238a). Il est dans nos lexiques comme une puissance que nous

appelons un « pouvoir », qui s’amplifie dans tout l’horizon de la langue et dont

chaque parole est encore et toujours, souvent bien en deçà et au-delà de ce

qu’elle dit un écho plus ou moins attentif. Plus le pli historique est pris, moins il

est perceptible. Aussi la langue révèle-t-elle autant qu’elle s’y soumet un ordre

qui opère sur le monde : et puisque les langues ne cessent de renouveler leurs

moyens au travers de leurs histoires (celles-ci en effet ne peuvent être que

plurielles) les ordres auxquels nous sommes assujettis et par lesquels nous nous

jugeons nous-mêmes sont légion.

Il est des spécialistes de la langue, qui excellent dans l’art de collectionner

les entrées de tous les lexiques (Lysias comme Socrate font écho aux lexiques

du médecin et du botaniste en montrant comment leur maîtrise peut donner

l’illusion de la connaissance des arts qui leur sont rapportés (idem)). Ici on juge

du remède ou du poison, de ce qui est sain ou nocif ; là on se donne les moyens

conceptuels de penser le végétal et ce qui le distingue ou le caractérise. Car la

langue et la parole procèdent par classification et Socrate le rappelle en

décrivant l’art dialectique (idem). Les spécialistes du lexique médical ou

botanique disposent d’un pouvoir. Par-là ceux-là peuvent être habiles sans être

nécessairement justes. Voilà qui suffit à les rendre inquiétants et justifie en soi la

critique qui est amorcée à l’endroit de la sophistique et de l’art rhétorique sous

leur forme vulgaire et pragmatique. Mais à bien y regarder, Lysias et Socrate

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aussi opèrent par classifications / Lysias classe les bons amants et les bons

discours, Socrate classe les âmes selon leurs désirs et leur compétence (cf. l

mythe de l’attelage ailé (idem) .. Classer c’est ordonner, et l’on sait que le verbe

« ordonner » est à la fois l’indice d’une répartition et celui d’un commandement

qui ressortit à une commination. Ils nous montrent que la langue a un caractère

historique, parce que les lexiques qu’ils explorent révèlent une connaissance du

monde qui se donne comme un reflet ou une image du monde, à une époque

donnée. Cette connaissance surgit dans la langue qui en est le réceptacle

privilégié, sitôt que nous nous éloignons du terrain d’investigation des sciences

empiriques. Sitôt que les sciences ont compris un certain état du monde, la

langue narre cette compréhension provisoire selon des modalités qui dépassent

l’exercice scientifique. La langue nourrit de cette narration l’espèce qui parle :

l’homme.

Heidegger dit bien plus que ce que nous lisons dans Acheminements vers

la parole en affirmant « L’homme est le vivant qu’il est, en tant qu’il est celui

qui parle ». Il dit ainsi que la parole est une émanation à la fois générale et

singulière de la langue. Elle est générale en cela qu’elle couvre, en tant que

possibilité, toute l’espèce ; même s’il faut reconnaître l’existence d’un principe

de régionalisation (tous les hommes ne « parlent » pas la même « langue »,

quoique de cela aussi il faille revoir les raisons, comme on le devine depuis le

récit de Babel dans Genèse XI). La parole est une émanation singulière de la

langue lorsque le poète par exemple, s’inquiète des « abolis bibelots d’inanité

sonore » (Mallarmé, Sonnet en X, ou anaphorique de lui-même). Mais la

singularité est presque l’exception, autant par le principe de résistance qu’elle

constitue (le poète résiste aux impératifs structuraux, à ce que G. Deleuze

appelle le « manteau réactif » de la langue commune -- Différence et répétition).

Singulière est notre rencontre poétique avec la parole, tandis que par notre

utilisation quotidienne et pragmatique des mots que recèle notre langue, nous

échouons à nous retrouver nous-même autant qu’à retrouver le monde. Nous ne

retenons des lexiques de notre langue que des « étiquettes » qui nous interdisent

de voir « les choses mêmes » (H. Bergson, Le rire), qui nous obligent à tenir tel

discours sur elles, puis nous condamnent au final à la répétition. Cette répétition

est un des effets de notre condition : elle est le fait de notre grégarité. « Nous

nous mouvons parmi des généralités et des symboles » (ib.). Bergson n’est pas

bien éloigné de Barthes, lorsqu’il nous dit que la langue produit à l’endroit de la

parole comme un effet de résonance souvent terrible, en ajoutant à ce que celui

qui parle dit « autre chose que ce qu’il dit, sur imprimant à la voix consciente du

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sujet, la voix dominatrice, têtue, implacable de la structure » (ib.). De ceci il

résulte pour lui que la « la langue est tout simplement fasciste ; car le fascisme,

ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » (ib.).

Nous pourrions nous croire débarrassés de la trace des filiations

intrinsèques ou extrinsèques à toute langue en entrant dans le registre plus

singulier, et pour le coup peut-être plus personnel de la parole. Nous pourrions

en effet espérer qu’en parlant nous soyons enfin arrivés dans quelque territoire

résistant aux structures contraignantes de la langue « commune » (entre-

guillemettons ce qui relève assurément d’un mythe depuis longtemps entretenu

dans nos communautés politiques). La parole deviendrait dès lors un moment

exclusif de la langue, dans lequel tout l’horizon coercitif de cette dernière serait

semble-t-il levé. Mais nos paroles ne sont-elles pas en fait du nombre de ces

messages éruptifs qui nous laissent accroire que nous disons ce que nous

voulons dire quand, à bien les écouter, nos interlocuteurs pourraient reconnaître

une résonance surprenante. ? Il est plusieurs manières de s’y prendre avec la

langue, que l’on parle simplement (ce qui n’est simple que pour celui qui

bavarde sans mesure et sans conscience par suite), que l’on récite, commente ou

dialogue, que l’on écrive ou que l’on enseigne… Or, enseigner comme y invite

Socrate dans le Phèdre, et comme prétend le faire Lysias, dont l’idole éponyme

déclare trop tôt l’excellence dans ce registre, enseigner disons-nous ; ce n’est

pas déposer des connaissances mortes dans un esprit comme dans une cruche ou

un vase (selon que l’on regarde aux traductions dont nous disposons). Enseigner

ce n’est déjà plus écrire, dans le silence d’un office que Rembrandt a

parfaitement mis en scène dans une œuvre très connue (XXX). Ce n’est pas se

maintenir dans une réclusion artificielle pour produire un texte à nul autre pareil

avec des mots pourtant toujours identiques. Enseigner ne peut, parmi tous les

exercices de la langue, se confondre avec un jeu dialogué, dans lequel les

interlocuteurs seraient toujours déjà disposés à l’interversion des statuts et des

compétences. Au contraire, enseigner c’est déjà user de la langue dans l’horizon

d’un pouvoir dont on ne dit pas encore le nom. Aussi le Phèdre de Platon

s’annonce-t-il dès l’initiale comme le lieu d’un croisement étrange entre le désir

d’une part et le discours d’autre part. Désir et discours, désir de discours ou

discours sur le désir, discours désiré et/ou désirable, désir discuté ou

discutable… ne sont-ce pas là de curieux assemblages ? Ecrire ou dire, c’est

encore ordonner ou prescrire, et dans tous les cas ici la parole dont on est le

graphe ou l’écho celle d’un auteur. Or l’auteur est celui qui a autorité sur, ou

grâce à… Il faudra s’inquiéter de ce qui fonde toute parole à être parlante.