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IMAGES documentaires 22 3ème trimestre 1995 La parole filmée « No lipping ! », par Jean- Louis Comolli Parole obligée, par Alain Moreau L'écoute de la parole, entre soumission et fascination par Gérald Collas Parole incarnée, discours désincarné, par François Niney Films Sélection de 25 films documentaires pour les bibliothèques publiques Notes de lecture Sélection d'ouvrages et de revues parus de mars à mai 1995

La parole filmée « No lipping ! », par Jean- Louis Comolli Parole

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Page 1: La parole filmée « No lipping ! », par Jean- Louis Comolli Parole

I M A G E S documentaires 22 3ème trimestre 1995

La parole filmée « No lipping ! », par Jean-

Louis Comolli Parole obligée, par Alain Moreau

L'écoute de la parole, entre soumission et

fascination par Gérald Collas Parole incarnée,

discours désincarné, par François Niney Films

Sélect ion de 25 films documentaires pour les

bibliothèques publiques Notes de lecture

Sélection d'ouvrages et de revues parus de mars

à mai 1995

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I M A G E S documentaires mm mm

3ème trimestre 1995

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IMAGES documentaires

Revue trimestrielle publiée par l'association Images en bibliothèques et la Direction du livre et de la lecture (Ministère de la culture), avec le concours de la Scam (Société civile des auteurs multimédia).

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Éditorial

Images documen ta i r e s propose dans ce troisième numéro de l'année une réflexion autour de la parole filmée qui prolonge celle du précédent numéro sur le cinéma direct. Le cinéma direct est en effet devenu le cinéma de la parole. Mais aujourd'hui, au milieu du «bruit» de la télévision, où la parole est mutilée, coupée, «détruite», comment peut-on recréer les conditions de l'écoute, produire une image de la parole pour qu 'elle soit entendue ?

Dans la rubrique «Films», sont analysés 25 films documentaires dont 24 sont diffusés dans les bibliothèques publiques au cours de ce troisième trimestre par la Direction du livre et de la lecture, 3 sont diffusés par l'Adav dans les réseaux culturels, éducatifs et associatifs et un est édité pour le grand public et disponible dans le réseau des librairies et de la grande distribution.

La rubrique «Notes de lecture» présente une petite sélection d'ouvrages et de revues concernant le cinéma et la télévision, sélectionnés de mars à mai igg5 par la rédaction. Cette «critique» d'ouvrages, qui sera progressivement étoffée dans les prochains numéros, est destinée à tous ceux qui s'intéressent aux images, à la façon dont elles sont produites et regardées.

Catherine Blangonnet

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Sommaire

La paroi* filmés

Introduction page 9

« No lipping ! », par Jean-Louis Comolli page i3

Parole obligée, par Alain Moreau page 25

L'écoute de la parole, entre soumission et fascination par Gérald Collas page 3i

Parole incarnée, discours désincarné, par François Niney page 3j

Films

Sélection de 25 films documentaires pour les bibliothèques publiques page 5i

Notas do lecture

Sélection d'ouvrages et de revues parus de mars à mai 1995 page 79

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La parole filmée * Un regard qui force l'écoute »

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Introduction

Discréditée par la télévision, la parole doit-elle être au jourd 'hu i évacuée du c inéma documen ta i r e ? L 'express ion anglaise talking heads est employée généralement dans un sens péjoratif c o m m e une forme particulièrement paresseuse de faire du ci­néma. N'est-ce pas au contraire au cinéma d o c u ­mentaire de lutter pour recréer les conditions d'une écoute ? A travers les articles rassemblés ici, c 'est une critique de la représentation de la parole à la té­lévision et une réflexion sur le statut de la parole et du témoignage au cinéma et à la télévision qui est p roposée .

Il ne s'agit pas « d'ajouter de la parole à la parole ambiante », nous dit Jean-Louis Comoll i , mais de travailler à « faire entendre » le po in t de vue des gens sur ce qu'i ls vivent. Cette parole est confis­q u é e à la t é l é v i s i o n par les j o u r n a l i s t e s et les hommes poli t iques. Pierre Bourdieu a bien mon­tré que même quand elle descend dans la rue, la télévision ne recueille auprès des individus qu 'un discours d 'emprunt, celui que chacun sait que les journalistes veulent entendre. Le témoignage est recuei l l i à chaud, c 'es t à dire avant que les per­sonnes interrogées aient eu le temps de se forger une op in ion .

Jean-Louis Comolli , partant de l 'exemple de Pour la suite du monde (Pierre Perrault et Michel Brault,

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1963), analyse la naissance du « c inéma de la pa­role ». Il montre que cette nouvelle forme de mise en scène et de récit, apparue avec le cinéma direct, est récusée dans les médias aujourd'hui, dans « la logique de l ' information-marchandise ».

Chris. Marker vient de prouver cependant q u ' o n peut aujourd'hui, à la télévision 1/ (mais sur Arte), « fo rcer l ' écou te » en cadrant un visage pendant ving-six minutes. Une parole incarnée peut être plus puissante que des « images sans voix ». Mais c o m ­ment ? A quelles condi t ions ? La mise en scène de la parole est aussi une écriture, mais, comme le sou­ligne Jean-Louis Comoll i , « tout est écriture, mais toutes les écritures ne se valent pas ».

« Ce n'est pas un des moindres mérites du docu­mentaire... que d'avoir ramené ceux qui pratiquent le c inéma et plus généralement ceux qui veulent bien lui accorder une réelle valeur, à le remettre en q u e s t i o n d ' u n p o i n t d e v u e e s s e n t i e l l e m e n t éthique » il.

Ce sont des questions de cet ordre que se pose Alain Moreau lorsqu'i l introduit des réalisateurs à l 'intérieur de la prison, où il n 'y a peu d'images à filmer et où la parole omni-présente est dévaluée, vidée de sens. Ces contraintes mêmes obligent à in­venter des solutions justes pour qu 'une parole au­thentique puisse se faire entendre à l 'intérieur et à l 'extérieur de la prison.

Gérald Collas montre c o m m e n t les réalisateurs ont fait différents usages du commentaire, puis le passage du commentaire à la parole des « témoins », notamment avec les films de Marcel Ophuls. Mais il faut s'interroger : pourquoi , après Munich ou la paix pour cent ans, la télévision n'a-t-elle plus produit ni diffusé les films de Marcel Ophuls ? Qu'est-ce qu'un témoin aujourd'hui à la télévision ?

Enfin, François Niney tente une typologie du film documentaire « par les façons dont y fonct ionnent parole et discours » à la fois du point de vue de la technique et de renonc ia t ion . Il distingue parole

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incarnée et parole désincarnée, avec ce paradoxe

que « la voix off d 'un auteur-narrateur absent peut

s 'incarner plus que toute autre dans les images ».

O n renverra bien sûr une fois de plus à Sans soleil

de Chris. Marker.

C.B.

1/ « Confessions d'un Casque bleu » (François Crémieux,

ex-Casque-bleu, engagé volontaire, qui a passé six mois à

Bihac en 1994) témoignage recueilli par Chris. Marker, 26

min., Arte, 2 octobre 1995.

2/ Gérald Collas, « Mettre en scène la parole », Images en

bibliothèques n°14, juillet 1993. Le dossier de ce numéro

(encore disponible) était consacré à l'entretien filmé.

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«No lipping ! »

par Jean-Louis Comolli *

Un. C o m m e une sen tence . Ça t o m b e d ' en haut. Une m o u e désagréable accompagne la recomman­dation. « No lipping ! ». L 'ordre est mimé. Un doigt frénétique s'agite devant des lèvres tremblantes. Que ça ne parle pas, surtout, pas de paroles, faites un film sans paroles. Nous en sommes là. Les plus bêtement américanomaniaques de nos chaînes de télévision (à vous de choisir) exorcisent la parole filmée c o m m e diable dans la boite . Ce refus de pa­role fait év idemment symptôme. Mais avant tout il fait mal, et d 'abord, peut-être, c 'est à espérer, mal à celui ou celle qui le formule, vue la dose d'agres­sivité qui l ' a ccompagne . Chaque fois qu ' i l m'es t arrivé d 'entendre "pas de bla-bla" (version fran­çaise), j ' a i entrevu le rictus d'une courte souffrance fendre le masque du (ou de la) responsable de l'in­terdiction. C o m m e un début de consc ience d 'une h o n t e et d ' un scanda le . La censu re f o n c t i o n n e c o m m e un aveu, l 'aveu c o m m e une censure.

Je résume : la parole, dans la société et dans la télévision qui en est le puissant c o n d e n s é , il y a des lieux pour ça, des émissions, des chaînes (LCI, les talk shows, les « forums », les cabinets de psy­c h o l o g u e s . . . ) . Mais dans un f i lm d o c u m e n t a i r e , non . Ce sont les situations dans lesquelles se trou­vent pris les gens q u ' o n f i lme, qu ' i l conv ien t de filmer. Et n o n pas le poin t de vue des gens filmés

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sur les situations qu ' i ls vivent . C o m m e si parler d 'une situation c'était y mettre fin. C o m m e si par­ler c'était ne plus vivre.

Deux. Grandes difficultés pour le cinéma à conqué­rir la parole. La chose est b ien c o n n u e . Moins la parole, d'ailleurs — on parle si lencieusement dans les films muets —, que le son de la voix. C'est l 'en­veloppe sensible et charnelle de la voix qui manque au cinéma muet. La parole, elle, y est filmée, fait image, est traduite en cartons. Elle ne manque pas complètement . Et pourtant. Privée de voix, c'est-à-dire de la cavité du corps et de la résonance des organes, la parole filmée n'est rien. Avec le grain de la v o i x , v ien t au c i n é m a le sexe et l ' e m p r e i n t e même de l ' individu.

Risquée dans la chair d 'une voix, la parole fil­m é e i m p o s e la réalité du c o r p s c o m m e q u e l q u e chose d'irréfutable. Car ce qui est filmé, c 'est bien la relation — le lien, l 'attachement, la dépendance — de cette parole et de ce corps , à la fois distincts et confondus . Parler est un acte physique, un tra­vail corporel . C'est la performance d 'une machine, le corps , pour une autre, la caméra.

Il y a là une première occurrence — oubl iée , en­fouie, naturalisée — du grand système synchrone qui règle tout le c inéma parlant. La voix, le corps , la parole sont déjà ensemble dans un synchronisme premier qui anticipe sur le synchronisme de l 'en­registrement sonore c inématographique . L 'enre­g i s t rement s y n c h r o n e du s o n et de l ' image re­d o u b l e , r e p r o d u i t , c o n f i r m e le s y n c h r o n i s m e fondamental de l 'émission vocale et du geste cor­po re l qui la pe rmet . Si le c inéma parlant 1/ re­nouvel le la miraculeuse impress ion de réalité du c inéma muet, c 'est parce qu 'au t remblement des feuilles des arbres sur un écran s'ajoute le trem­blement de la voix saisie dans celui du corps . La parole filmée est peut-être le plus p ro fond sillon du réal isme c inéma tog raph ique . En t émo igne à

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contrario la gêne qui vient au spectacle d 'un mau­vais doublage. Ou la difficulté que toujours il y a eu à rompre le lien du synchronisme (Godard, Duras). Dans un cas c o m m e dans l'autre, v io lence est faite à l ' impression de réalité, à cet accord des machines qui est devenu c o m m e une nouvel le nature, une seconde peau, et qui dès lors n'est plus pensé dans sa cont ingence , sa fragilité, sa réversibilité.

Trois . Si l 'on me permet ce raccourci, j e dirais qu'il y a deux sortes de paro le dans le c inéma d o c u ­mentaire. Cel le — et c 'es t la majorité des d o c u ­mentaires — qui consti tue l ' individu subjectif, le définit dans sa relation aux autres, l ' institue du même coup comme sujet d'un groupe et d'un ordre — bref, le fabrique en tant que sujet. Et la parole qui organise — qui crée — le m o n d e . D 'un cô té , Moi un Noir (Jean Rouch) . D e l'autre, Pour la suite du monde (Pierre Perrault).

La s econde de ces deux sortes de parole filmée hérite de la tentation démiurgique qui travaille le c inéma dès ses c o m m e n c e m e n t s — dès le muet : Keaton, Vertov, Murnau, Stroheim, Gance, Ford . . . Un c inéma qui écrit le m o n d e , le met en fo rme , l 'ordonne, bref, l 'humanise. Représenter le monde , c 'est le faire exister pou r nous , c 'est aménager à l ' h o m m e une p lace huma ine (fût-ce ce l l e de la mort) dans un m o n d e qui n 'est pas (pas encore ) taillé à sa mesure : Tabou, Man of Aran.

À trente ans d'écart, la proximité de Pour la suite du monde et de Man of Aran 11 témoigne de la conti­nuité du thème. Ici et là, le tournage du film est plus que l 'occas ion, il est l ' incitation, l'invite faite aux hommes du présent à renouer avec le m o n d e anc ien , le m o n d e pe rdu des ancêtres , le m o n d e à?avant le cinéma. Les deux films font littéralement revenir (à la vie, à la consc i ence , à la parole, à la m é m o i r e ) tout un b l o c d ' e x p é r i e n c e p e r d u e (la pêche aux requins ici, la chasse aux marsouins, là), et doublement perdue de n'avoir jamais été filmée.

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Cette vie disparue et infilmée, le film la fait renaître avant tout p o u r lui, pou r qu ' i l y ait film et p o u r qu 'e l le soit — enfin — filmée. C'est-à-dire mesu­rée, réappropriée, familiarisée, réhumanisée et re­mi se à p o r t é e de p ré sen t . F o n c t i o n r i tue l le et conci l ia t r ice du c inéma. L e spectacle du m o n d e , l 'évocation des temps mythiques peuvent nous faire peur, le seul fait qu'i ls aient lieu dans un film ci­vilise cette peur, permet de la nouer et de la dé­nouer. Il faut voir le tournage d'un film c o m m e un rituel d 'apaisement du m o n d e .

Reprendre la trame des mythes telle que l 'habi­taient les anciens, c'est, dans l 'un et l'autre film, c o n f r o n t e r l ' humain et le n o n - h u m a i n (les é lé­ments, les bêtes). Combat paradoxal. Pour porter témoignage et valeur, cette confrontation doi t dire la puissance, la ruse, le risque. Elle doi t en même temps réassurer quelque chose d'une humaine maî­trise, dont la preuve la plus radicale est d'ailleurs appor tée par la poss ib i l i t é m ê m e du tournage : chaque spectateur le sait bien, tout le temps qu'elle est filmée, aucune catastrophe, aucune perte n'est en mesure d ' empêche r le film de se faire. Fi lmée, la peur rassure.

P a u v r e , d o n c , es t la p l a c e d e la p a r o l e — quelques phrases post-synchronisées — dans Man of Aran. Ce film de 1934 appartient encore à l 'ordre du muet. Il confie au regard et à lui seul le soin de faire lien, de nouer les fils de la relation au cœur même des combats avec la pierre, le vent, le ciel, la mer et les requins. Trente ans plus tard, la parole j o u e le même rôle dans Pour la suite du monde. Mais elle le j o u e à sa façon, qui n 'est pas cel le du re­gard.

Il suffit de comparer les systèmes d'écriture des deux films p o u r vérifier à quel point , dans l'his­toire du cinéma, la parole est une forme organisa­trice qui dé termine p l e inemen t les so lu t ions de mise en scène. Il n 'est m ê m e pas beso in d ' o p p o ­ser les logiques de montage des deux films pou r

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saisir la trace du passage du muet au parlant. Tou t le filmage de Flaherty en panoramiques reliant les personnages et les chose s , suppose , et fabrique, un m o n d e où la relation se fait, déc is ion souvent brusque , par le m o u v e m e n t du co rps , de la tête, du regard.

À l ' inverse, les longs plans de Perrault pou r ac­cueillir le flux tranquille de la parole mémoria le , installent des cellules d ' écoute , d'attente, d'atten­tion, qui supposent un m o n d e où les choses appa­raissent se lon leur cours , à leur heure, dans leur musique, sans forçage ni surprise. O ù elles n 'on t plus en somme qu 'à reprendre la place qui était la leur avant le cinéma, et que le cinéma vient, enfin, conf i rmer et cé lébrer p o u r n o u s , ses c o n t e m p o ­

rains.

Qua t re . Ce qui diverge d 'un film à l 'autre, dans cette présence de la parole, c'est b ien le régime de l ' inscription du temps. Ici, dans l'île aux Couldres, le lien de la parole doi t se dérouler et s 'enrouler. Ce qui se passe dans le film, c 'est précisément le lien, la relation. Voi là pourquoi l 'événement ciné­matographique essentiel est ici l'acte même de pa­role , l ' exposi t ion des corps dans la parole . Tel le que la met en scène Perrault, la parole n 'organise pas seulement le retour au cinéma d'un monde pré­cinématographique. Le film lui-même est bâti sur elle, le scénario p rocède d 'el le, elle s'y produi t et le produi t : une fois encore , les manières de faire, les procédures d 'approche donnent la note fonda­mentale de l 'écriture documentaire . Le cinéaste a c o m m e n c é par enregistrer au magné tophone des dizaines d 'heures de parole de ses personnages . Dans cette matière verbale, il a d é c o u p é des b locs qui non seulement seront la trame des monologues et dialogues du film, mais qui en organiseront le mouvement et le rythme. La mise en scène est née d 'une mise en paroles.

T o u t le c inéma de la parole , ce lui qui revient

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avec le son synchrone dans les années 60 pour se p ro longer jusqu 'à nous dans le c inéma documen­taire (ou chez Rohmer) , est confronté à cette ques­t ion de l 'enregistrement de durées nouvel les , de nouvelles étendues de matière. Le j eu de la parole s u p p o s e un espace et un temps qui ne sont pas ceux du silence. Le lien de la parole et du corps, le souffle, la respiration, le débit, le tempo, toute cette musique qui se déve loppe selon des rythmes né­cessaires et signifiants, demandent , exigent qu 'à l 'enregistrement c o m m e au montage une écoute se forme et qu'elle soit rendue possible au spectateur.

Une fois e n c o r e , c o m m e tout au l ong de l 'his­toire du cinéma, la transformation des contraintes t echn iques entraîne des r éponses formel les qui opèrent sur le sens. Pour ce qui est de l 'enregis­trement de la parole, la révolution vient moins de la caméra légère et du magnétophone portable que de la durée des bob ines de film et de la capacité des magasins de caméra. Comment ne pas voir que les dix minutes de film chargées dans l 'Eclair 16 n o n seulement permettent, mais induisent une ci-nématographie de la durée qui est aussi la consti­tution d 'un nouvel obje t fi lmique : le m o n o l o g u e ou le dialogue en plan-séquence de longue durée 3/ ? Une nouvel le é c o n o m i e du récit apparaît, de nouvelles formes d'articulation, de nouveaux sys­tèmes de c o u p e (par exemple un rôle plus grand des inserts).

C'est év idemment cette mise en scène de l'at­tente, de la substance, de l'intervalle, de la respi­ration des êtres, des corps et des paroles, c'est tout le système de formes suscitées par la nécessité de respecter la parole fi lmée, de ne pas la triturer, la coupai l ler , la manipuler , la compr imer , qui sont récusés par la logique de l ' information-marchan-dise dominant dans les médias.

Respec t de la parole ? Cela ne veut pas dire que le c inéma ne la monte pas, ne la c o u p e pas, ne la réorganise pas, ne l 'agence pas dans une autre pro-

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portion et une autre relation que celles qu'elle avait ou aurait pu avoir dans un moment non encore fil­mique de son existence.

Le premier et le plus pur des gestes cinémato­graphiques n'est pas innocent d 'une intention de sens, d 'une intervention signifiante qui vient trou­b l e r — c ' e s t - à - d i r e t r a n s f o r m e r — l ' o r d r e du m o n d e . Fi lmer , c 'es t amener du c inéma dans le m o n d e , le transformer en cinéma. Seule une illu­s ion rel igieuse de t ransparence et d ' i m m a n e n c e nous fait croire que notre relation au m o n d e n'est pas d 'entrée de j eu faite d ' intervention, d'altéra­tion. Et même si filmer se bornait à capter et en­registrer, ce serait toujours-déjà mettre en relation et construire, tisser, tramer, col ler , conjuguer : ne faut-il pas que la caméra et ce qu 'e l le filme soient montés ensemble pour fabriquer une scène ? Pas d'écriture, d o n c , sans manipulation du m o n d e . Le tout est de savoir c o m m e n t et dans quel but, à tra­vers q u e l l e s l o g i q u e s , dans q u e l l e p e n s é e des choses . Tou t est écriture, mais toutes les écritures ne se valent pas et certaines seu lement peuven t prétendre, par delà leur efficacité, à que lque hon­nêteté ou authenticité. Comment les juger ? En re­je tant les démarches qui seraient de mépr i s du spectateur. Le spectateur en nous méprisé repré­sente mépris pou r tous les autres. Et ce mépr is , nous le voyons j o u r après j o u r agir dans les p ro­cédés des télévisions à bousso l e publici taire. Ce n 'est pas un hasard si la publ ic i té , m o d è l e de la consommat ion audiovisuelle, est c o m m e une pou­belle de la parole, ne serait-ce que par le bâclage d e s d o u b l a g e s et d e s p o s t - s y n c h r o n i s a t i o n s . C o m p r e n d r e la p r o d u c t i o n de parole f i lmée au­jourd 'hu i c o m m e le lieu d 'une guérilla sans n o m . Il y a le camp de la «parole détruite» 4/, et ce sont les médias dans leur fonctionnement majoritaire. Il y a celui de la parole reconstruite après ruine, qui a toujours été et reste celui du cinéma, aujourd'hui documentaire .

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Cinq . Commen t d'autre part ne pas remarquer, la chose est b ien connue , que nous sommes dans un m o n d e bruissant de paroles sans suite et sans re­lief, que les obje ts audio-visuels o n t mult ipl ié à l 'infini les sources sonores et les flux de parole ? O n parle, o n n 'a jamais autant parlé. Brouhaha, brouil lage. Soit . La quest ion du cinéaste n'est pas de parler, d 'a jouter de la parole à la parole am­biante. Il est de faire entendre. C'est une naïveté de croire qu'il suffit au cinéma qu 'une chose soit dite pour qu'elle soit entendue. Même naïveté de croire qu 'une chose montrée sera pour cette raison vue et regardée. Le travail du cinéaste est essentielle­ment de faire voir ce qu'il filme et de faire entendre ce qu' i l enregistre. Car ni le regard ni l 'écoute ne vont de soi.

Ce ne sont pas choses données mais produites et fabriquées. Et l 'avalanche sans fin des images et des sons ne p e u t q u e s u b m e r g e r la p o s s i b i l i t é m ê m e du regard et de l ' écoute . Le turn over de la marchandise spectaculaire ne laisse guère le temps et ne permet guère le travail qu' i l faut pou r sim­p lement const i tuer un ob je t de pe rcep t ion et de pensée. Le cinéma résiste à cet affaiblissement per­ceptif. Vo i r , en tendre , c 'es t une p r o d u c t i o n , un travail. Des deux côtés de l'écran. Sans ce travail de part et d'autre, toute écoute est impossible et toute parole vaine, nous sommes dans l 'ordinaire de la télévision.

Six . Ques t ions . Qui redoute les mots jusqu 'à les bannir ? Qui ne veut pas du langage ? Qui ne veut pas parler pour dire qui parle en lui ? Qui a peur du sujet parlant ? D 'en être envahi, débordé , trou­blé ? Qui donne à l ' individu la consigne du silence social ? Au cinéma d'aujourd'hui (et pas seulement à la télévision), le mutisme est conseillé. On se croi­rait dans ces maisons bourgeo ises où les domes ­tiques n'avaient pas plus que les enfants droit de parler. On se tait. C'est un peu le (nouveau) mot

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d 'ordre de n o s sociétés éducatr ices 5 / . Les puis­sants s 'ennuient aux p ropos des faibles.

Q u e le c inéma soit hanté par les fantômes du muet , sans dou t e . Qu ' ap rè s avoir été parlant il veuil le c o m m e aujourd 'hui régresser dans l'arti­fice du mutisme, n 'est peut-être pas innocent . Le cinéma de la parole pose la quest ion du sujet par­lant. Sujet = crise. Si cette d imension de crise est bien ce qui fait de chaque sujet un champ de ba­taille aux camps incertains, de chaque individu le sujet d 'une histoire et d 'une société , et n o n plus s eu l emen t un c o n s o m m a t e u r de marchand i se s , d'informations, de spectacles, il s'ensuit un trouble sur les marchés. Pourquoi la loi du spectacle veut-elle appl iquer la loi du silence ? Est-ce pour nous protéger de nous-mêmes ? Pour priver chacun de n o u s de la formula t ion son désir et de la trans­mission de son expér ience ? Quest ions.

Sept . Art par excel lence de la parole filmée, le ci­néma documentaire confo rme le m o n d e à son dé­sir. Sans doute le c inéma a-t-il beso in de person­nages (et de spectateurs) en qui q u e l q u e c h o s e d 'une humani té réel le o u poss ib le s ' inscrive o u s ' incarne 6/. Ni compla i sance , ni mépris . J'ai un peu de pe ine à imaginer un c inéma qui méprise­rait ceux qu ' i l filme o u qui voudra i t les pe rdre . Non, il veut les sauver, quoi qu' i l en soit de leurs faiblesses ou de leur absence de qualités. L ' homme ordinaire du c inéma documenta i re — le person­nage/ le specta teur — serait ainsi p o u s s é à l 'ac­compl issement de lu i -même par le j eu du film. Ça commence ra i t et ça se passerait dans la relation d 'un corps et d 'une parole avec la machine c iné­matograph ique ( l ' inscr ipt ion vraie). Et ça se re­jouerai t dans la reconnaissance par le spectateur de la vérité de cet te relat ion. Je m e d e m a n d e si l 'ambition (peu déclarée) du documentaire ne serait pas, en filmant cet h o m m e ordinaire, de rétablir pour lui et pour nous l ' idée, plus que compromise

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par la spectacularisat ion croissante des socié tés h u m a i n e s , d ' u n e c e r t a i n e d i g n i t é d e l ' ê t r e . Hypothèses .

* Jean-Louis C o m o l l i Cinéaste français. Rédacteur en chef des Cahiers du ci­

néma de 1966 à 1971. A réalisé une vingtaine de docu­

mentaires depuis 1968 et six films de fiction.

1/ Le cinéma parlant a bien commencé avec un son syn­

chrone enregistré en direct. Les pièces de Broadway, on ne peu plus parlées, étaient filmées en studio mais en son di­

rect, au moyen d'un appareillage encombrant mais effi­

cace. Il n'a donc pas fallu attendre les années 60 et la

mise au point de l'ensemble caméra légère (et blimpée)

plus magnétophone portable, pour filmer en son syn­

chrone. Dans le champ du documentaire, on sait que

Dziga Vertov expérimentait au début des années 30 la

prise de son en direct sur les l ieux de tournage

[Enthousiasmé].

2/ Sur Man of Aran, voir « L'Homme essentiel », Images do­cumentaires n°20, mars 1995 3/ La remarque vaut a fortiori pour le tournage en vidéo.

En Bétacam par exemple, les cassettes permettent trente

minutes de tournage. La forme des entretiens (par

exemple) change dès lors du tout au tout. Les questions

disparaissent plus ou moins, elles n'ont plus le même

rôle d'encadrement des réponses. Sur une durée aussi

longue, c'est plutôt la dimension du monologue — de

type analytique — qui devient la forme majeure. Chaque

type de machine entraîne ainsi des conséquences for­

melles qui sont aussi des moments de pensée, des énon­

cés sur le monde. C'est une observation banale dans l'his­

toire de la peinture. Mais quelque chose résiste toujours

à la faire jouer dans l'histoire du cinéma. Comme si on ne

voulait pas savoir. (Cf. ma série d'articles Les Cahiers du

cinéma, Technique et idéologie, 1971). 4/ C'est le titre du livre de Christophe Gallaz, auquel je

voudrais renvoyer le lecteur : La parole détruite, médias et

violence, Ed. Zoé, Genève.

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5 / À la censure douce par la confusion des paroles et leur

désinvestissement (voir Michel Foucault, Surveiller et pu­

nir) se substitue sans doute, du côté du spectacle, une

récusation plus franche de la parole : le « no lipping » dit

crûment que ce n'est même plus la peine de parler, que

ça n'a plus aucune importance, que ça ne fait plus sens.

Nouvelle censure, moins soft, plus raide.

6/ On voit bien comment le grand cinéma classique, de

Murnau à Dreyer ou Tod Browning ou Scoedsack et

Cooper, a traité les monstres. En les humanisant — ne

serait-ce qu'un peu. Inversement, on voit la difficulté

qu'il y a pour le cinéma à représenter une sortie "hu­

maine" du statut d'homme. La logique des camps d'ex­

termination a toujours été réduite par le cinéma (La Liste

de Schindler ne fait pas exception) à une folie, une per­

version, un délire — ce qui revenait à la ré-humaniser. Ce

que le cinéma ne peut pas faire, c'est filmer un homme

qui ne serait pas humain : filmé, il le redeviendrait.

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Page 25: La parole filmée « No lipping ! », par Jean- Louis Comolli Parole
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Parole obligée

par Alain Moreau *

Depuis que j 'a i mis en place Télérencontres 1/, j ' a i à maintes reprises été sollicité soit par des personnes désireuses de pénétrer dans ce lieu fermé soit par des documentalistes voulant y réaliser un film qui porte­rait la marque de leur regard. « Pour voir ! » disent ils souvent en guise d'ultime motivation. Ce à quoi j 'a i toujours répondu, d'abord comme une boutade, puis le plus sérieusement du monde : « En prison il n'y a rien à voir mais tout à entendre ! » Cette réponse a pour moi valeur de manifeste parce qu'elle assigne une tâche au réalisateur de télévision : comment pro­duire une image de la parole afin qu'elle soit enten­due ? Loin du contexte carcéral, c'est là une question générale que se posent à leur manière les gens de « communication » mais la radicalité avec laquelle elle se pose pour ceux qui filment en pr ison peut, me semble-t-il, contribuer à une réflexion plus générale.

Portes, couloirs, barreaux, serrures : l'inventaire des figures du visible en milieu carcéral est très limité. Du moindre petit reportage aux innombrables scènes de films de f ic t ion qui se passent en p r i son ces quelques figures spatiales s'épuisent très vite et sont condamnées à revenir en boucle. Elles concourent à réduire l'image de la prison à une sorte de support onirique : « C'est exactement c o m m e j e me l'imagi­nais », dit souvent après sa première venue, le visiteur occasionnel.

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Page 27: La parole filmée « No lipping ! », par Jean- Louis Comolli Parole

Alors puisque c'est déjà du « tout vu », pourquoi d o n c avoir bâti ce projet de product ions d'images en prison ? Pourquoi p roposer à la diffusion exté­rieure les émissions et autres réalisations issues de ce contexte ? Enfin, pourquoi affirmer que la prison est un lieu de travail privilégié pour ceux qui font la dif­férence entre le « visuel » et « l'image » (Serge Daney) ? Je l'ai dit plus haut : c'est parce qu'ici, en prison, il y a tout à entendre et que la redondance du visible oblige à se poser la question : « Comment produire une image qu i p o r t e la t race d ' u n e r e n c o n t r e de l 'autre ? Comment produire une image de sa parole ? »

En prison, la parole est omniprésente, incontour­nable... obligatoire, irais-je même jusqu'à dire. Faute d'autres médiations, les rapports entre les détenus, avec ceux qui les surveillent, avec ceux qui les visitent, passent par la parole. Cellules surpeuplées où les dé­tenus se parlent de jour comme de nuit ; cours de pro­menade où, par groupes, ils tournent en rond en de­visant ; oeilleton pour communiquer avec le surveillant, parloirs étroits de vis à vis avec l'avocat, l'éducateur o u le membre de la famille. Partout, o n se parle ! Personne ne peut échapper à ce bain de parole, et l 'on connaît les stratagèmes utilisés par les détenus en cel­lule individuelle pour se parler quand même, sans se voir. Mais s'agit-il vraiment de parole ? Non, à telle dose, il s'agit plutôt, comme l'énoncent les théoriciens de l'information, de « bruit », c'est à dire d'un stade de saturation où l 'on n'arrive plus à entendre ce qui est dit mais où l 'on perçoit le bruissement incessant du ressassement, de la plainte, du remord et des ru­meurs inhérentes aux lieux clos. Alors que d'habitude on assimile toujours la notion de parole à celle de li­berté (donner la parole, prendre la parole, échanger une parole, e t c . . ) ici la parole fonctionne largement comme un enfermement supplémentaire. C'est seule­ment autour d'un travail en commun avec nous, les réalisateurs « extérieurs », que cette parole s'ouvre et c'est à nous à la mettre en forme ensemble, avec eux.

Mais n'anticipons pas. Notre point de départ est

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quand même bien ce lieu où il n'y a rien à voir et où l 'on ne s 'entend plus parler ! Un lieu, de plus, où chaque cellule résonne des images et des sons déver­sés par la télévision hertzienne, cette même télévision qui contribue largement à l'enfermement de l'imagi­naire social ! Comme un emboî tement de poupées russes, ce lieu a sa propre cohérence interne à un tel point qu'en prison se trouve concrétisé in vivo la fa­çon dont la société se représente elle-même dans sa propre médiatisation télévisuelle : un visuel « en boucle » et un flot de paroles ressassées. Comme on l'a souvent dit, ce lieu n'est que la concentration et l'exacerbation de ce que l'ensemble du corps social vit de façon plus ou moins diluée.

A p p a r e m m e n t cette concentration a de quoi dé­

courager ceux dont le métier est de travailler sur le vi­sible et l 'audible. Que faire dans un tel « bruit » ? Pourtant, de façon tout à fait paradoxale, c'est à partir de ces froides constatations, - et certainement à cause d'elles - que s'ouvre en prison un immense chantier pour le cinéaste. Puisque tout ici est exacerbé, sa tâche est peut-être un peu plus difficile qu'à l'ordinaire mais la radicalité de la situation l'oblige à se poser des ques­tions radicales sur son travail : ouvrir une brèche parmi toutes ces emboîtements carcéraux, extirper la parole des détenus du « bruit » du ressassement quotidien, la faire entendre sur le réseau interne de télévision parmi le « bruit » des autres chaînes de télévision et de là la porter au dehors pour donner une image des détenus qui se différencie du « bruit » des images convenues.

Un immense chantier ai-je dit plus haut. Devant l'ampleur de la tâche les réalisateurs qui m'accompa­gnent dans l'aventure de Télérencontres avancent pas à pas, et souvent à tâtons. Q u e se passe-t-il , par exemple, quand on décide de prendre à bras le corps la forme la plus banale de l'expression de la parole à la t é l év i s ion à savoir l ' i n c o n t o u r n a b l e talk-show ? Comment faire pour que ce ne soit pas un show, pré­cisément, mais un lieu d'écoute réciproque pour ceux qui y participent ? Comment filmer le talk pour pro-

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voquer l'écoute des autres détenus qui pourront voir le débat sur le téléviseur de leurs cellules ? A toutes ces questions, il n 'y a pas de réponses toutes faites mais une série de petits déplacements pour se diffé­rencier progressivement du rituel talk-show.

La première expérience que nous avons faite et à laquelle nous nous sommes tenus est de choisir des sujets de débats qui décentrent les détenus par rap­port à leur ressassement. Donc , des débats qui n'abor­dent ni les questions liés à la condition pénitentiaire, ni aux questions plus générales liées à la justice. La plupart des débats concernent des films documentaires en présence des auteurs de ces films. Ce genre de films est ignoré par les détenus concernés et cette première différence engendre un fonctionnement de la parole tout à fait éloigné des débats habituels de la télévision qui mettent en présence des paroles choisies pour leurs compétences.

Ensuite, nous avons travaillé successivement sur des petites différences qui en s'accumulant, provoquent, chez le spectateur, un sentiment d'insolite. En appa­rence, c'est « comme à la télé », (il y a un animateur de débat, une dizaine de participant assis ; il y a un sujet à débattre ; il y a un invité sur la sellette, etc...) et pour­tant ce n'est pas « de la télé » à cause des distorsions in­troduites dans le dispositif : l'animateur ne parle pas, ou peu ; il ne coupe pas la parole des intervenants ; l'espace du plateau est organisé non pas pour privilé­gier les axes des caméras mais pour favoriser la dis­tance optimum entre les participants, la distance qui leur permette de se voir pour s'entendre ; la prise de vue, toujours en retard sur la prise de parole capte beaucoup plus souvent des visages tendus vers l'écoute que des visages qui parlent. Ce sont là que lques exemples des tentatives explorées mais les résultats les plus probants en termes de mise en scène de l'écoute sont ces moments où les c o m p é t e n c e s de l 'un ou l'autre font défaut, où il n'y a plus de langue de bois, où l 'objet du débat dérape, où il n'y a plus du tout d'objet à débattre, d'ailleurs, mais que des sujets en

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quête de la parole de l'autre : des détenus abandon­nant leur ressassement, des invités abandonnant leurs mécanismes de défense, un animateur abandonnant son rôle. Et quelquefois, très rarement, mais enfin, un moment fugace et intense de silence.

Parmi les productions de Télérencontres, la réali­sation des vidéolettres a imposé également un travail sur l'image de la parole. Rappelons en quoi consiste ce dispositif : des réalisateurs ont été invités à envoyer des vidéolettres aux détenus de La Santé. Quatre d'entre eux, réunis dans un atelier vidéo, leur ont ré­pondu en réalisant chacun une vidéolettre.

Pour les réalisateurs « extérieurs » la tâche est fa­cile : ils montrent ce dont ils parlent et chacun s'in­génie à juxtaposer à un rythme enjoué les images va­riées qui expriment leur regard. Mais pour les détenus qui veulent leur répondre de « l'intérieur » il n'y a rien à montrer, en tout cas rien à montrer d'autre que ces fameux barreaux, serrures et autres couloirs. Il ne reste plus que sa propre parole. La réalisation de ces vi­déolettres a donc exigé un travail de mise eh image de cette parole. L'une d'entre elle est particulièrement singulière à cet égard. Il s'agit d'un plan unique re­présentant un détenu parlant de façon ininterrompue pendant onze minutes, les yeux fixés sur l 'objectif de la caméra. Il n'y a eu pour faire ce plan qu'une seule prise de vue sans aucune répétition préalable. Par contre j e peux témoigner qu'il y a eu entre les déte­nus et avec moi-même six mois de travail critique sur la représentation télévisuelle de la parole. Avec le dé­tenu auteur de cette vidéolettre, nous avons écarté une à une les autres formes habituelles de représentation de la parole : l'interview sous ses multiples aspects, la théâtralisation, la provocation, la voix off, e t c . . Six mois de déconstruction pour aboutir à la construction d'une mise en image la plus dépouillée possible d'un récit authentique. Juste une écoute. Et là aussi, il y a chez le spectateur un sentiment étrange, aux antipodes de l'habituel voyeurisme des reportages sur les déte­nus, ce sentiment que ce n'est pas nous, spectateurs

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qui regardons le détenu parler mais que c'est lui qui

nous regarde : un regard qui force l 'écoute.

Peut-être y a-t-il là matière à renouveler la problé­

matique actuelle du « regard d'auteur du documenta-

riste ». L'auteur n'est il pas plutôt celui qui met en

forme un dispositif dans lequel il s'efface pour ne

mettre en présence que deux regards, celui de la per­

sonne filmée et celui du spectateur ?

•Ala in Moreau

Après une maîtrise de philosophie, Alain Moreau a obtenu le

BTS en Cinématographie de l'Ecole Louis Lumière. Il a en­

suite réalisé de nombreux courts et moyens métrages dont

Fenêtre sur cour, primé par le Carrefour de la Communication

dans le cadre de «52'pour une télévision locale », Chantier ;

Jacques Doillon, un portrait ; Vidéolettre de Quentin, primé au

Festival de Gentilly et aux Rencontres Documentaires de Vie

Le Comte, La Brèche, diffusé en salle par « Documentaire sur

grand Ecran » (voir Images documentaires n°2i, pp. 66, 67).

1/ Télérencontres est la télévision locale de la Maison d'Arrêt

de La Santé créée et animée depuis 1990 par Alain Moreau.

L'objectif de cette télévision n'est pas de faire des émissions

sur la prison mais des émissions à partir de la prison, réali­

sées par des réalisateurs extérieurs avec des détenus réunis

dans des ateliers de création. Des extraits de ces émissions ont

été présentés aux Etats Généraux du Documentaires de

Lussas par Alain Moreau et Eliane de Latour qui a participé

à la réalisation et à l'animation des débats filmés.

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Page 32: La parole filmée « No lipping ! », par Jean- Louis Comolli Parole

L'écoute de la parole : entre soumission et fascination ?

par Gérald Collas*

Dans l'histoire du cinéma l'arrivée du parlant est consi­dérée comme une coupure essentielle qui permet de sé­parer deux époques. Quelques années plus tard, l'in­t roduct ion de la couleur bien que constituant une novation importante ne jouera pas cependant le même rôle. Elle restera longtemps une possibilité nouvelle (on peut choisir dorénavant de tourner en noir et blanc ou en couleur) plutôt qu'une obligation (désormais un film ne peut être tourné qu'en couleur).

La révolution qu'introduit le cinéma parlant n'est pas tant celle de l'émergence de la parole que celle de l'ir­ruption de la voix et notamment de la voix de celui ou celle qui est à l'image.

Cette synchronie 1/ entre la voix et l'image a quelque chose à voir avec le cinéma direct. Le cinéma semble se rapprocher de la vie et s'éloigner de l'art. Les acteurs du temps du muet le savent bien pour en avoir payé les pre­miers le prix fort. Ce qu'il était nécessaire d'exprimer, de jouer, de simuler il leur fallait maintenant le vivre, apparente victoire du « naturel » sur l'artifice du jeu ou de la mise en scène.

Muet, le cinéma l'a-t-il d'ailleurs vraiment été ? Serge Daney a sans doute raison de préférer parler à ce propos de cinéma silencieux. Les marins du Potemkine ne par­lent pas, ils crient et ce n'est pas seulement grâce aux cartons que nous les entendons.

Curieusement le cinéma documentaire dont on pour-

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rait penser qu'il aurait immédiatement tiré partie de cette possibilité nouvelle a mis très longtemps à réagir. En fait, il a d'abord eu recours au parlant pour parler à la place de ses personnages. Le réalisateur a pris la parole en son nom propre (ou avec la complicité d'un auteur) pour s'adresser à ses spectateurs. La remarque de Pascal Bonitzer : « le pouvoir de la voix est un pouvoir volé, volé à l'autre, une usurpation » s'applique parfaitement au documentaire y compris dans ses plus grandes réussites des années trente aux années soixante.

Le commentaire « in » et « off » Ce commentaire il en aura été fait le meilleur et le pire usage. Sans vouloir réouvrir le débat à son propos rap­pelons que si le commentaire apparaît comme une voix « off », Serge Daney proposait d'aller au-delà de cette distinction classique redéfinissant la voix « in » comme celle qui interfère avec l'image, que le locuteur y soit présent ou pas et préférant nommer voix « out » celle que l'on voit sortir de la bouche du personnage 2/.

On voit bien combien cette redéfinition du « in » et du « off » est riche de pistes pour la lecture critique du documentaire : être à la fois hors du champ et dans le film, penser cette place comme une des places du réali­sateur par rapport à son film.

Ce dispositif est exigeant, il suppose un travail, un échange dialectique entre les deux bandes son et image. On est donc à cent lieues de ces documentaires ou re­portages où l'image est montée de façon telle qu'elle supporte n'importe quel commentaire laissé à la res­ponsabilité des éditeurs de telle ou telle version.

De façon générale, le terme même de commentaire est peu approprié dans la mesure où il réduit cette parole à quelque chose qui serait de l'ordre de la paraphrase, de l'addition plus ou moins nécessaire à un récit suffisam­ment explicite par lui-même.

Lorsque le commentaire « colle à l'image » c'est bien souvent parce qu'il est déjà gluant. L'exercice du com­mentaire peut être maîtrisé : c'est par exemple Léon Zitrone commentant un couronnement ou des obsèques

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nationales. Il peut aussi déraper comme lors de la re-transmisssion en direct du défilé du bicentenaire de la ré­volution française, le multi-caméras déconstruisant l'or­donnancement de la manifestation que le commentateur a sous les yeux.

Qu'il tende vers le pléonasme ou impose sa lecture de l'extérieur (d'où ?) ce type de commentaire relève en tous cas du « off » et non du « in » pour reprendre la dis­tinction faite précédemment. Mais le commentaire peut aussi être autre chose dans son rapport à l'image et plus généralement dans son rapport au sens : « commenter : c 'est faire taire un sens déjà établi, un sens figé » (Edmond Jabès). Le spectateur que postule le film qui emprunte cette démarche est un interlocuteur, un pos­sible égal et non un être soumis qui a fait abandon de sa propre liberté. C'est au maître de savoir s'il souhaite des esclaves ou des disciples.

Pour ne citer qu'un film, renvoyons à Terre sans pain de Luis Bunuel (1982) qui instaure un jeu singulier de décalage entre l'image d'Eli Lotar et le commentaire de Pierre Unik qui rejette délibérément le misérabilisme poétique pour dire au spectateur que la réalité est en­core pire que ce qu'il en voit et peut donc imaginer 3/.

Le pouvoir de la voix, y compris bien sûr dans le com­menta i re , n ' es t pas tou jours la v o i x du p o u v o i r . Alain Resnais lorsqu'on lui demanda de réaliser Nuit et brouillard refusa longtemps ne s'estimant pas être en droit de parler - en son nom - du sujet. Il n'accepta fi­nalement qu'à la condition que ce soit Jean Cayrol - lui même rescapé des camps - qui en écrive le commen­taire.

Qui parlera en mon nom ? Prendre la parole à la place de l'autre ce peut être pour la lui voler, ce peut être aussi pour la faire entendre, la porter.

Au nom de quoi parles-tu en mon n o m ? La veille question que toute « base » un jour ou l'autre finit par po­ser à ses représentants, à ses porte-parole, est bien sûr pertinente à propos du cinéaste.

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Question éminemment politique qui invite à s'inter­roger politiquement sur le moment de ce basculement dans le cinéma documentaire où le commentaire, jusque là prédominant, doit céder la place au direct, à la parole et la voix de ceux qui sont filmés.

Deux éléments me semblent jouer un rôle détermi­nant dans ce renversement 4/ : la nature et le travail spé­cifique de la télévision et ce que j'appellerais pour sim­plifier l'effet « mai 68 ». Ce qu'il faut entendre par « mai 68 » ce n'est pas une référence aux événements qui agi­tèrent alors la France mais l'évocatiion de ce moment où s'exprima fortement dans la société le désir de chan­ger les rapports sociaux, de remettre en cause les hié­rarchies établies, de rejeter des comportements et des relations devenus intolérables - et donc inefficaces.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les deux élé­ments poussent dans le même sens bien que pour des raisons différentes. La télévision et « mai 68 » partagent au moins ce refus de la délégation, de l'entremise. Il est clair que du côté de la télévision - à l 'époque l 'ORTF en situation de monopole - les choses sont éminemment contradictoires. La télévision tend vers cela - le direct, la parole à chacun - en même temps qu'elle le craint.

Elle permet par exemple à Marcel Ophuls de réaliser Munich ou la paix pour cent ans mais se refusera à diffuser Le Chagrin et la pitié pourtant construit sur le même mode. Le nouveau sujet du réalisateur (une ville fran­çaise sous l'occupation) est évidemment la raison de cette longue censure de fait. Il faudra encore des années à la télévision pour qu'elle « se libère » ou plutôt que ses modes de contrôle du discours se modernisent aban­donnant des méthodes qui « ne passent plus ». Le maître ne disparaît pas pour autant mais il a appris à se faire prudent, à y mettre les formes...

Le passage du commentaire à la parole des sujets fil­més - souvent dans leur diversité - peut aussi se lire comme retour au naturel : c'est comme cela, tel qu'on vous le montre, comme si on souhaitait laisser au réel le soin d'imposer ses propres mises en scène.

Il y a là toute une veine à exploiter pour un cinéma

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minimaliste qui évacue la question du hors-champ -qu'est ce qui se passe là où je ne peux voir ? qu'est-ce que l'on me cache en me montrant cela ? - en en faisant cavalièrement le hors-champ de la question !

Le travail du cinéma c'est (entre autre) de recréer de la continuité - une illusion de continuité - là où il y a du dis­continu de l'hétérogène, des temps qui s'entremêlent. Ce qui est vrai pour l'image l'est aussi pour la voix : passage du témoin « in » à sa voix qui continue « off », enchaîne­ment archives, changement de personnages, « soudure » au commentaire... Le travail du montage invente ainsi des dialogues d'autant plus maîtrisés qu'ils sont artificiels.

Voir, entendre et comprendre Le recours systématique à la parole des témoins est par­ticulièrement symptomatique d'un primat du vécu sur le pensé. Ce qui est mis en doute - tenu pour suspect-c'est le pensé, l'analyse qui fait appel à des concepts pour interpréter et déchiffrer le monde.

Bien évidemment il ne s'agit que d'une tendance et elle n'interdit pas le recours aux spécialistes - à ceux qui peuvent parler le discours savant. Mais ceux auxquels il sera le plus volontiers fait appel seront aussi ceux qui mettront le moins en doute ce qui apparaît comme des évidences, comme des données incontestables (que l'on ne peut contester qu'en étant de parti pris, donc de mau­vaise foi, ou parce que l'on a intérêt à cela).

Vécue, immédiate, incarnée, dramatisée, la parole du témoin bénéficie d'une force extraordinaire. Il est pi­quant de constater que pour lancer une collection de films-entretiens avec quelques uns des plus grands in­tellectuels ou artistes contemporains c'est le titre de Témoins qui ait été choisi...

Il est logique dans ces conditions, comme le remar­quait Jean Baudrillard que « le fait divers (ne soit pas) une catégorie parmi d'autres, mais la catégorie cardinale de notre pensée magique, de notre mythologie. Cette mythologie s'arqueboute sur l'exigence d'autant plus vo-race de réalité, de « vérité », d'« objectivité ». Partout c'est le cinéma vérité, le reportage en direct, le flash, la photo

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choc, le témoignage document, etc. Partout, ce qui est re­

cherché, c'est le « cœur de la bagarre », le in vivo, le "face

à face" - le vertige d'une présence totale à l'événement,

le Grand Frisson du Vécu - c'est-à-dire encore une fois

le miracle, puisque la vérité de la chose vue télévisée,

magnétisée sur bande, c'est précisément que je n'y étais

pas. Mais c'est le plus vrai que le vrai qui compte, au­

trement dit le fait d'y être sans y être, autrement dit en­

core le phantasme. » 5 /

*Gérald Collas

Chargé de programme à l'Institut national de l'audiovisuel.

1/ Du point de vue du spectateur c'est bien de synchronie qu'il

faut parler. Le terme de synchronisation employé plus cou­

ramment appartenant plutôt au vocabulaire des professionnels

du cinéma qui ne peuvent ignorer que cet effet résulte d'un

travail.

2/ Voir Serge Daney : L'Orgue et l'aspirateur - Les Cahiers du ci­

néma - n° 278-279, août septembre 1977, cité dans : Michel

Chion, La Voix au cinéma, Les Cahiers du cinéma, Editions de

l'Étoile, 1982.

3/ C'est ce qu'a remarqué Ado Kirou : « l'architecture drama­

tique du film est basé sur la phrase : "oui mais..." c'est-à-dire

que Bunuel présente pour commencer une scène qui est in­

soutenable, ensuite il lance un espoir et il finit par la destruc­

tion de cet espoir. Par exemple : le pain est inconnu, mais le

maître d'école donne de temps en temps une tranche aux en­

fants, mais les parents ont peur de ce qu'ils ne connaissent pas,

jettent cette tranche (...) Chaque séquence est donc basée sur

ces trois propositions et ainsi la progression dans l'horrible at­

teint des limites qui ne peuvent mener qu'à la révolte. » Bunuel

par Ado Kirou - Cinéma d'aujourd'hui, Seghers, 1962.

4/ Il faudrait également prendre en compte l'évolution des ap­

pareils d'enregistrement de l'image et du son qui en s'allégeant

autorisent d'autres façons de tourner. Ce thème est souvent

abordé dans les ouvrages traitant du cinéma direct auxquels

on peut se reporter.

5/ Jean Baudrillard -La Société de consommation, ses mythes, ses

structures - Denoël 1970.

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Parole incarnée, discours désincarné

par François Niney*

A partir de i960, le documentaire n'est plus seulement parlé mais parlant, grâce à l'avènement du magnéto­phone portable autorisant le son direct synchrone avec l'image. On comprendra mieux l'importance de cette innovation — aujourd'hui banalisée par le reportage télé — en rappelant le divorce instauré entre docu­mentaire et fiction par la naissance du parlant, trente ans plus tôt. Alors que les movies (films de fiction) de­venaient talkies, parlants, le documentaire devenait parlé, commenté — la lourdeur des techniques d'en­registrement interdisant pratiquement la prise de son synchrone in situ. Auparavant, à l 'époque du muet, do­cumentaire et fiction participaient d 'un même en­semble moins différencié, le cinéma. La naissance du parlant scellait ce qui allait devenir une partition : d'un côté, le cinéma identifié au long métrage de fiction dia-loguée ; de l'autre, les actualités parlées et les docu­mentaires commentés sur... Par un juste retour des choses, ce qu'aura permis l'arrivée du son direct cou­plé à la caméra légère, c'est une double révolution : une naturalisation-documentarisation de la fiction, le cinéma-vérité (décors réels, son direct, acteurs de cir­constance, improvisations) ; une fictionnalisation du documentaire désormais dialogué, le cinéma direct. Il est indéniable qu'au début des années 60, à travers le

free cinéma britannique, le cinéma direct canadien, la Nouvelle Vague, le cinéma-vérité français et américain

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(Cassavetes), les styles de la fiction et du documentaire convergent.

Selon qu'un documentaire est sans paroles, com­menté ou parlant, la nature et la posture de renoncia­tion changent évidemment. D 'où ça parle ? Voix hors champ ou dans le champ, commentaire, dialogues ou interview... Mais la question du lieu « d'où ca parle » ne renvoie pas seulement à la situation spatiale de la voix relativement à l'image (dans le champ ou hors champ), mais aussi à l'autorité qu'exerce ce discours, l'horizon où il s'inscrit et d 'où ça me regarde. Donc forcément : Qui parle ? Auteur, acteur, speaker, témoin, expert, représentant ? Qui dit « je », qui dit « on » ? Qui parle pour soi, qui parle pour les autres ?

A l'écran, il n'y a pas que ce qui se dit à l'image ou par dessus l'image, il y a évidemment ce qu 'on veut lui faire dire ou taire, à l'image. Tout film est le lieu d 'une superposition ou d'un conflit entre le repré­sentatif et le prédicatif, ce que l'image donne à voir et ce qu 'on veut lui faire dire. « C'est une sommation du réel qui nous donne toujours à penser sur les choses en même temps qu'elle nous donne à penser avec les choses », selon l'heureuse expression de Jean Mitry. Car la prise de vue recèle une énigme fascinante, due à l'automatisme qui supprime le tracé de la main entre l'œil et l'image : elle est d'un côté une empreinte mé­canique du réel, de l'autre une expression symbolique, elle est à la fois moins et plus que le réel qu'elle re­présente. Trop concrète pour être un symbole comme ceux de la langue, trop abstraite pour être un simple indice. Dans la langue verbale, le réfèrent est étran­ger au mot qui le désigne, alors qu'au cinéma il est dans l'image, il est cette image même qui n'existerait pas sans lui. La prise de vue est une réplique abstraite de l'objet réel mais, en tant que forme et figure, elle est cet objet singulier et nul autre. Par son côté anec-dotique, l'image filmée déborde du cadre. Cependant, « aucune image n'est le calque du réel, la prise de vue (angle, cadrage, grosseur des plans...) formalisant déjà une réalité littéralement absorbée par un duplicat qui

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est en même temps une sorte de représentation sym­bol ique. Les choses y deviennent le symbole de ce qu'elles sont dans une figure qui recèle, au delà des ressemblances, une vérité qu'elles ne peuvent énon­cer. La reproduction est plus riche de sens que la chose reproduite. » (Jean Mitry, La Sémiologie en question, Cerf, 1987).

Hybride de réel et de figuré, tension insoluble entre la prise de vue comme prélèvement sur le réel et le montage comme interprétation, le cinéma relève de l'analyse esthétique, psychologique et rhétorique, pas de la linguistique ni d'une grammaire ou science de la communication. Mitry le souligne ajuste titre : « Les mêmes idées peuvent être signifiées de multiples fa­çons mais aucune d'entre elles ne saurait être signi­fiée chaque fois par des images identiques. Il n'y a au­cun lien, aucun caractère de fixité entre le signifiant et le signifié. (...) Ce qui revient à dire que l'informa­tion, même la plus banale, devient par force une sorte de discours personnel. Le moindre documentaire, la moindre bande d'actualités sont déjà une œuvre d'art, prennent — bonne ou mauvaise — le tour d'une œuvre d'art. » (ouvrage cité). C'est ce qui fait du cinéma une passion dévorante et une théorie de la relativité (des images). La télévision ignore l'une et l'autre, car son crédit dépend du credo qu'elle entretient dans l 'ob­jectivité des faits et des images : ne vit-elle pas de l'éta­lage, publicitaire et politique, des choses en l'état ? Mais si comme le dit Mitry, « l'information la plus ba­nale, le moindre documentaire devient par la force de l'image une sorte de discours personnel », qui l'in­carne, qui l 'endosse ? Ou au contraire comment le désincarné-t-on, le déguise-t-on en « cette enfilade d'images et de propositions ménagères de la gestion, dont le sujet s'absente » (Pierre Y&gen&re, Paroles poé­tiques échappées du texte) ?

S'il est très difficile, pour les raisons susdites, de ty­per les images cinématographiques hors leur implica­tion stylistique et leur contexte historique, on peut en revanche tenter une typologie du documentaire — utile

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à l'analyse — par les façons dont y fonctionnent paroles et discours, incarnés ou désincarnés, du double point de vue de la technique (la bande son) et de renonciation : Qui parle ? D 'où ça parle ? De quel horizon ? Bien sûr, un film peut mélanger plusieurs régimes de paroles ou discours. (En parlant de • voix », nous entendons ici paroles articulées, intelligibles, et non pas bruit des voix comme élément sonore).

i. D'où ça parle ? Muet Il peut sembler paradoxal de traiter du muet dans un

article sur la parole documentaire, mais il y a une forme d'énonciation verbale particulière au muet : le carton. Celui-ci peut relater un dialogue des personnages fil­més, ou un commentaire de l'auteur sur leurs actions ou les circonstances. On sait que l'art du muet a opéré une réduction progressive des bavardages sur cartons (jusqu'à leur élimination complète dans Le Dernier des nommes de Murnau ou L'Homme à la caméra de Vertov), ou bien leur intégration graphique et dynamique dans le montage (Vertov, Eisenstein).

Sans paroles C'est le c h o i x dé l i bé ré , p o u r des c inéastes de

l 'époque du parlant, de ne recourir ni aux dialogues, ni au commentaire. L'arménien Péléchian et l'italo-amé-ricain Godfrey Reggio (Powaguatsî, Koyaanisqati) sont les représentants contemporains de ce ciné-montage comme chant du monde, musique pour les yeux, émo­tion par le mouvement.

Voix off, hors champ • Voix-On («on » au sens français) : C'est le commentaire « objectif » bien connu des ac­

tualités, de la propagande, du reportage. Voix de la Raison, de la Nation, de l'Histoire, de Dieu comme ironisait Richard Leacock . Voix qui tombe sur les images avec d'autant plus d'autorité qu'elle est ano­nyme, désincarnée. C'est le fameux « point de vue de

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personne » (par opposition au subjectif), idéal accom­pli de l'objectivité médiatique. Le monde vu d'avion ou de la tour de contrôle. Dans la plupart des repor­tages TV, les micro-trottoirs ou interviews « de ter­rain » ne servent qu'à illustrer et confirmer ce que dit (ou prédit) cette voix-off synthétique, qui elle plane au dessus des opinions, dans le ciel dégagé de l'évidence : elle sait, elle constate (parfois en ironisant, dans 5z sur la Une notamment). Le discours soi-disant factuel a remplacé les idées platoniciennes, mais il surplombe toujours le réel de sa vision éthérée et synoptique.

• Voix-je : A l 'opposé de la précédente, c'est une voix subjec­

tive, que le spectateur peut identifier comme celle de l'auteur, celle d'un des personnages impliqués par le récit (citations, lettres, dansZe Temps détruit, de Pierre Beuchot par exemple) ou la voix d'un protagoniste vi­sible à l'écran (Moi un Noir, de Jean Rouch, ou Paul Tomkovicz, de Roman Kroitor).

• Polyphonie : Il peut s'agir d'un concert de voix représentant la

rumeur, l 'opinion, l'histoire, le destin, ou bien de té­moignages enregistrés en contrepoint de ce que mon­trent les images. Exemple, Intimate Stranger, (Ce cher inconnu), d'Alexander Berliner : sur des images mé­moires façon home movie, le réalisateur a monté un théâtre radiophonique des voix des familiers du dé­funt héros.

Voix in, dans le champ • Paroles et dialogues in situ : C'est évidemment le parti-pris du cinéma direct le

plus radical d'enregistrer les paroles qui s'échangent « telles quelles » entre les protagonistes réels sur les lieux choisis, sans question ni commentaire (Wiseman).

• Protagonistes-acteurs ou récitants : La gageure est la même que celle du cinéma-direct

évoqué ci-dessus, à cette différence près qu'il s'agit de reconstitution de leur vie rejouée par les autochtones eux-mêmes (Rogosin, Perrault, Rouquier).

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Une variante — que Richard Dindo utilise comme système de mise en scène biographique — consiste à faire des témoins survivants les récitants de leur propre histoire face à la caméra et sur les lieux de mémoire (aussi Le Premier convoi, de P.O.Lévy).

• Interviews : L'interview fait l'objet de mises en scène différentes

selon que le questionneur choisi d'être dans le champ (Marcel Ophuls, Pierre Dumayet) ou hors champ, et dans ce dernier cas suivant qu 'on décide de garder les questions ou de les faire disparaître au montage (Errol Morris par exemple).

Notons ce cas limite entre voix off et voix in : les questions posées par un interviewer hors-champ, ou encore l'irruption intempestive de la voix du cinéaste de der r iè re la caméra (chez D e p a r d o n par fo is ) . Quoique off, la voix ici n'est pas celle du commentaire de studio sur les images ; elle est hors du champ de l'image mais de plain-pied avec la scène filmée, o n pourrait la qualifier plutôt de contre-champ aveugle.

• Adresse à la caméra : Une personne filmée, au lieu de continuer à agir ou

au lieu de parler avec d'autres voire avec un intervie­wer, s'adresse à la caméra ou l'interpelle. Cette adresse ou interpellation peut être spontanée (colère, aveu, prise à témoin) ou provoquée (voir ci-dessus récitants).

2. Q u i parle ? A qui appartiennent ces voix sur ou derrière l'écran ?

Le cinéma n'a t-il pas réussi à faire parler les morts ? Voir Le Mystère Von Bulow, de Barbet Schroeder, en­tièrement narré par Mme V o n Bulow (Glenn Close) dans le coma puis morte. Lettres, citations, mémoires, archives... le cinéma fait revivre ou prête vie à ces voix chères ou terribles qui se sont tues. Cependant, si les pe r sonnages suscept ib les de s ' expr imer sont en nombre infinie, les rôles qu'ils peuvent occuper dans l ' économie du récit documentaire demeurent assi­gnables et dénombrables. Remarquons que tous ces rôles peuvent être tenus en voix in comme en voix off,

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la plupart des films alternant les unes et les autres. • Protagoniste : dialogues saisis sur le vif (cinéma

direct) ou rejoués par les intéressés. • Personnage impliqué par le récit, absent mais dont

la parole (jouée par un narrateur) est convoquée par lettres, citations, mémoires, archive...

• Témoin : raconte ce qu'il a vécu, ce qu'il a fait ou ce qu'il a vu.

• Opinion : anonymes pensant ceci ou cela sans au­cune qualification particulière sur la question, panel de plateau, micro-trottoir, sondage...

• Expert : ce qu'un spécialiste sait, croit savoir ou cherche avec une compétence supposée sur le sujet.

• Interviewer : celui qui pose les questions, mène l'enquête sur le terrain.

• Représentant public : parle pour les autres. • Vedette : seule figure où la personne privée et

l'image (+ la voix) publique se recouvrent (d'où la fas­cination du public pour la vie privée des stars).

• Présentateur, animateur TV : monsieur Loyal des événements, arbitre des opinions. Ni représentant pu­blic (faute de légitimité institutionnelle), ni vedette (faute d'esthétique), aimerait être l'une et l'autre.

• Auteur du film : voix de narrateur off (Bitomski par exemple) ou de provocateur in (Lanzmann), c'est la voix qui agit et agite le film, réfléchit les images ou sur les images

• On : on nous parle sur les images, on nous dit ce qu'il faut en penser. On c'est généralement La Vérité, Dieu, Raison, Nation, Idéologie, Histoire, Médium...

Une remarque d'importance s'impose. Il y a une po­sition de voix qui n'existe ni dans les reportages, ma­gazines ou actualités TV, ni dans les documentaires de propagande : c'est celle de l'auteur-narrateur. Cette voix non seulement parle subjectivement sur les images mais les objective, les tourne, les retourne (cf. Chris Marker, Le regard retourné, Images documentaires n°i5). La voix de l'auteur est à la fois récit sur les images et récit des images, alors que la voix du speaker ne semble jamais que commenter des images qui se déroulent en

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dehors de lui. Et cela même si le speaker est une ve­dette reconnue et l'âme de l'émission, comme l'attes­tent par exemple Destins de Frédéric Mitterrand.

Il y a en revanche une position d'énonciation propre à la télévision : cel le du présentateur « en direct » (même si c'est en différé) « envoyant » les images du monde, administrant les opinions. Un tel porte-voix ne peut trouver écho dans un film documentaire qu'au second degré, comme une archive, un extrait de la té­lévision.

3. Histoire et discours Il faut enfin dist inguer, à la suite du l inguiste

Benveniste, deux types d'énonciation : l'histoire, où les événements semblent se raconter d 'eux-mêmes (c'est le pari du cinéma direct), et le discours, dans le­quel un locuteur raconte (témoins face à la caméra par exemple) ou commente (cf. voix ojf de presque tous les montages d'archives). La distinction entre histoire (en train de se jouer) et discours (sur) ne recoupe pas celle des voix dans le champ et hors-champ. Un narrateur ou commentateur n'est pas forcément une voix ojf, il peut tout à fait apparaître dans le champ, tel le Monsieur Loyal (Peter Ustinov) du c i rque où s 'exhibe Lola Montes, ou plus communément le reporter en direct « sur les lieux ». Inversement des voix ojf peuvent jouer un dialogue tissant l'histoire sans jamais être un com­mentaire : par exemple les commérages au début de La Splendeur des Amberson ou les discussions des voya­geurs traversant les images du Voyage sans joie de Victor Smeniouk. A l'écran la frontière est mince entre l'his­toire et le discours, ou si l 'on veut entre les styles di­rect et indirect : il suffit qu'un protagoniste tourne son regard et sa parole vers la caméra pour que de per­sonnage de l 'histoire, il en devienne un narrateur. Changement à vue sans équivalent dans l'écrit.

Le statut le plus ambivalent, entre histoire et dis­cours, est celui des témoins filmés aujourd'hui en train de raconter ce qui leur est arrivé naguère. Leurs ré­cits relèvent bien sûr du discours (sur) mais ce sont en

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même temps des acteurs survivants de cette mémoire que le film remet en jeu, en scène, en histoire à tra­vers leur présence. L'incarnation physique de la pa­role à l 'écran transgresse la distinction établie par Benveniste en linguistique. C'est d'ailleurs sur l'am­bivalence acteur-locuteur, sur cette tension entre pré­sence physique et passé raconté, cet écart entre l'his­toire portée par le corps de la personne et le discours sur ce qui lui advint, que joue tout le cinéma de Marcel Ophuls.

Du point de vue idéologique, et non plus seulement structurel, peut-être vaut-il mieux distinguer parole incarnée et discours désincarné. La forme canonique de celui-ci, c'est évidemment la voix-On («on » au sens français), le commentaire qui tombe du ciel des idées sur le grand livre d'images du monde. A l 'opposé, la parole la plus incarnée, c'est celle saisie sur le vif par la caméra de cinéma direct. Evidemment, l'incarna­tion de la parole ne signifie pas forcément vérité, du moins permet-elle de mesurer l'engagement du locu­teur dans ce qu'il dit, sa sincérité. En ce sens, l'incar­nation de la parole ne se réduit pas à la seule visibi­lité du locuteur . O n l'a soul igné , la voix off d 'un auteur-narrateur absent peut s'incarner plus que toute autre dans les images, dans le corps du film. C'est l'âme du style épistolaire de Marker. Dans un film docu­mentaire, la question « qui parle ? » ne fait sens qu'ar­ticulée pleinement à la question : « comment, d 'où ça me montre ? ». La télévision évacue la question en jouant les panoptiques : elle voit tout, tout le monde la voit. Un film en revanche, ça me regarde (quand c'est vraiment du cinéma, s'entend).

Toute la transparence médiatique mise en scène par la télévision repose sur la visibilité des présentateurs-animateurs. Pas d 'ombre au tableau, tout est exposé, surexposé comme dans une vitrine de grand magazin. Pourtant la parole des speakers n'est pas la leur, elle ne leur appartient pas ; elle est produite et contrôlée par l'appareil médiatique, par l'état des choses publi­citaires et les choses de l'Etat politique qui prédéter-

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minent ce qui fait événement ou non. Dans ce faux j o u r object if , le m o n d e nous est mont ré et narré comme une suite de catastrophes, de postures des re­présentants, d'opinions des représentés. Tout comme le commentaire coule clair à côté et au dessus des images, le monde a l'air de couler en dehors et à côté de nous, nous qui, assis dans notre salon sommes sim­plement invités à nous identifier au public ou aux ba­nals héros des plateaux. « Il est aisé de constater, dans tous les lieux où se fabrique effectivement la gestion moderne, que celle-ci travaille à produire une enfilade d 'écri ts (et d ' images) don t le sujet s 'absente. (...) Derrière cet idéal de silence et cette communication simplifiée où les communicants n'ont jamais un mot, que peut-il y avoir qui toucherait au trait dramatique de la vie humaine ? Un drame se j oue en effet, que j 'appellerai par raccourci pédagogique le drame de l'objectivité. (...) A l'intérieur d'une immense machi­nerie, une texture sans paroles (des images sans voix) circule, par le trucage de ces tuyauteries savantes ma­laxant et liquéfiant une masse énorme de rapports, d'études et même de paperasseries courantes, pour en faire cette espèce de discours liquide, le fleuve des pro­positions raisonnables, jamais délirantes, de l'objecti­vité scientifique et scientifico-administrative. Nous sa­vons tous ce qui pourrait obstruer les tuyaux ou ralentir la rotation et le recyclage des propositions ménagères de la gestion : la parole poétique précisément, une pa­role imposs ib l e , ce l le qui ne passe pas. » (Pierre Legendre, ouvrage cité, Remarques sur l'illégalité du poème).

* François Niney Docteur en philosophie. Réalisateur et critique de cinéma,

professeur associé à l'Ecole normale supérieure de Saint-

Gloud.

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Bibliographie

Michel Chion, La Voix au cinéma, Les Cahiers du cinéma, Editions de l'Etoile, ig83.

Michel Chion, La Toile trouée, la parole au cinéma, Les Cahiers du cinéma, Editions de l'Etoile, 1988.

Christophe Gallaz, La Parole détruite, médias et violence, Ed. Zoé , Genève.

Pierre Legendre, Paroles poétiques échappées du texte, leçons sur la communication industrielle, Seuil, 1982

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Films

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Accident de carrière

Une émission proposée par Alain de Sédouy. Réalisation : ArielNathan. Production : GMT Productions, LaSept/Arte, igg3. Distribution : GMT. Vidéo, couleur, 52 min.

Document sur quatre cadres de haut niveau atteints par le chômage aux alentours de la cinquantaine : un ex-directeur général de PME, polytechnicien, un ex­directeur de société textile, d ip lômé d'une grande école de commerce , une femme secrétaire générale dans un grand groupe des bâtiments-travaux publics, une des premières diplômées d'HEC-Jeunes filles, un cadre du secteur informatique, ingénieur Arts et Métiers. Émission de facture classique avec interviews et com­mentaire qui présente un constat : le m o d è l e du « cadre supérieur » qui investit toute son énergie au service de l'entreprise, dont l'ascension est continue, symbole de la réussite sociale dans les années 80, est un modèle dépassé. C.B.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Avoir vingt ans dans les petites villes

Réalisation : Fabrice Cazeneuve. Production : Imagine, La Sept/Arte, Périphérie, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : Imagine. Vidéo, couleur, 56 min.

L'écrivain François Bon a animé pendant un an des ateliers d'écriture à Sète et à Lodève, avec des jeunes en réinsertion et des adultes dépendant du RMI. Ce film est une deuxième rencontre. François Bon et Fabrice Cazeneuve ont retrouvé ces jeunes, après l'ex­périence des ateliers, et ont construit avec eux six por­traits à partir des textes élaborés dans les ateliers : trois portraits de filles à Lodève, trois portraits de gar­çons à Sète. « Pour reprendre pied dans la réalité, on

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la reconstruit avec des mots », dit François Bon dont tout le travail s'organise autour d'une confrontation, celle de l'écriture et de la réalité. C.B.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

L'Atelier d'écriture de Bernard Heidsieck

Réalisation : Pascale Bouhenic. Production : Avidia production, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, igg4- Distribution : Avidia. Vidéo, couleur, 26 min.

Avec L'Atelier d'écriture, les Revues parlées-Littérature du Centre Georges Pom­p i d o u exp lorent la littérature contemporaine en associant pour chaque écrivain un fi lm de 3 o minutes réalisé sur lui par Pascale Bouhenic et une

séance de lecture par l'auteur. Les films sont tous réalisés sur le même principe : il s'agit d'un entretien avec l'écrivain entrecoupé de lectures d'extraits de ses œuvres. Bernard Heidsieck est né à Paris en 1928. A l'origine en France dans les années 5o de la «poésie sonore» ou «poésie action», il a reçu en 1991 le Grand Prix national de la poésie. Il a p u b l i é des l ivres avec o u sans d i s q u e s [Derviche/Le Robert, Les Editeurs Evidant , Paris, 1988; Sound poésie sonore, Nau-Verlag, Berlin, i99i)et des disques ou cassettes [Canal street, ig85; 5J'I»,

!992)-C.B.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt). Édition : Editions du Centre Georges-Pompidou.

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L'Atelier d'écriture de Dominique Fourcade

Réalisation : Pascale Bouhenic. Production : Avidia production, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, igg4- Distribution : Avidia. Vidéo, couleur, 26 min.

Dominique Fourcade est né à Paris en IQ38. Il écrit de la poésie depuis 1961. Edité aujourd 'hui par P.O.L.(Z<? ciel pas d'angle, 1983; Rose-déclic, 1984; Son blanc du un, 1986; Xbo, 1988; Outrance utterance et autres élégies, 1990; / / , 1994), il est connu également pour ses travaux de cr i t ique d'art no tamment c o m m e spécial is te de Matisse. C.B.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt). Édition : Éditions du Centre Georges-Pompidou.

L'Atelier d'écriture de Jacques Roubaud

Réalisation : Pascale Bouhenic. Production .Avidia production, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, igg5. Distribution : Avidia. Vidéo, couleur, 26 min.

Né à Calu i re en i g 3 2 , J a cques R o u b a u d est philosophe et mathématicien de formation, membre de l 'Oulipo, et universitaire. Il a publié des récits, des essais et des poèmes. Il se définit avant tout comme poète. Son dernier livre, L'Invention du fils de Leoprepes, a été pub l ié aux éditions Circé en 1994-C.B.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt). Édition : Éditions du Centre Georges-Pompidou.

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L'Atelier d'écriture d'Olivier Cadiot

Réalisation : Pascale Bouhenic. Production : Avidia production, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, igg4- Distribution : Avidia. Vidéo, couleur, 26 min.

Olivier Cadiot est né à Paris en 1956. Il écrit depuis 1983 des poèmes et des romans, mais aussi des livrets d'opéra et du théâtre. Il dirige la Revue de littérature générale avec Pierre Alféri. Il a publié notamment : LArtPoétic, P .O.L. , 1988; Roméo et Juliette I, P .O.L. , 198g; Futur, ancien, fugitif, P.O.L., 1993).

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt). Edition : Editions du Centre Georges-Pompidou.

Belfast à l'école de la paix

Réalisation : Serge Gordex, John Bertucci. Production : Point du Jour, France 3, Channel 4, igg5. Distribution : Point du Jour. Vidéo, couleur, 52 min. Sous-titré en français.

Septembre-octobre 1994 à Belfast. A u tout début du processus de paix en I r lande du N o r d , une équipe de télévision française réa­lise Belfast lessons, série de brèves chroniques diffusées chaque soir sur Channel 4, à partir de l'expé­rience des élèves de Hazelwood Collège, établissement d'ensei­g n e m e n t pi lote mixte et inter­

communautaire, ce qui est doublement rare. Tandis qu'en ville se font jour de fragiles mais réels progrès - suppression des barrières entre les quartiers catho­liques et protestants, fouilles plus rares à l'entrée des magasins, présence plus discrète de l'armée britan­nique - malgré parfois des rechutes dramatiques -bombe dans un pub par exemple - ces adolescents qui

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n'ont jamais connu que ce qu'on appelle là-bas « les troubles » font part avec franchise de leurs réactions : ici le soupçon et la peur de l'autre, là un espoir timide, avec une méfiance générale à l'égard des politiciens dont le langage n'est pas le leur, voire une affectation de totale indifférence. Ce reportage montre l'évolu­tion des esprits à travers les émissions et les réactions qu'elles suscitent.

Il s'agit ici d'un microcosme, pas forcément repré­sentatif de l'ensemble du pays, et d'une période très restreinte dans le temps. O n sait par ailleurs qu'un an après ce tournage, tensions et incompréhensions blo­quent encore la situation irlandaise. Mais, dans les li­mites qui sont les s iennes, ce film peut ut i lement contribuer à nuancer le tableau par trop figé ou ro­mantique dressé par des documentaires plus anciens. Il a été présenté au festival Cinéma du Réel en 1995. M.L.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Bucarest, visages anonymes

Réalisation : Marta Bergman, Frédéric Fichelet. Production : Comme un essaim, Pandora Productions, Centre de l'audiovisuel à Bruxelles, La Sept/Arte, igg4-Distribution : CBA. Vidéo, couleur, 52 min. Sous-titré en français.

Marta Bergman a vécu son en­fance à Bucarest puis a quitté la Roumanie avec sa famille. Elle re­vient aujourd'hui en cinéaste sur les lieux de son enfance pour ten­ter de comprendre ce qui s'est passé durant son absence. « Dis-moi comment c'était lorsque je n'étais pas là ? ». L'éternelle ques­tion enfantine est chargée à la fois d'angoisse et de culpabilité aussi

bien pour celle qui la pose que pour ceux qui sont in­terrogés.

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Angoisse (et impossibilité) d'imaginer un monde au­quel on n'a pas été présent, anticipant sur un monde qui continuera sans nous... Culpabilité de s'en être éloigné (ou de n'avoir pu le faire), difficulté à communiquer avec celui qui n'a pas vécu la même chose. Dépassant l'enquête banale au­près de témoins, le film en entremêlant les voix de ceux qui sont restés et la voix (off) de celle qui revient pour comprendre, acquiert une portée universelle : bien au-delà d'un bilan du régime Ceaucescu et de ce­lui qui lui a succédé le film travaille sans cesse à mettre en question le visible, le dit et l'avoué, retourne les questions au lieu d'y répondre. Passé et présent ne s'appréhendent pas en termes de mieux ou de pire. L'absence de regrets du passé n'est pas pour autant satisfaction du présent. Ces visages qu'évoque le titre du film, bien que pour la plupart familiers à la réalisatrice n'en demeurent pas moins anonymes par la résistance qu'ils opposent à se faire connaître, à se dévoiler. Que faut-il montrer ? Qui faut-il aller voir pour té­moigner de Bucarest aujourd'hui et de la présence du passé ? Ce qui surprend la réalisatrice c'est d'abord cette im­pression que la vie continue inchangée pour la plu­part des gens. « On a vécu dans un monde qui n'exis­tait pas ! » dit tristement une amie de la réalisatrice en pensant à toutes ces années. Qui se cache derrière ce « on » commode et quel peut bien être ce monde qui n'a pas existé si ce n'est celui du divorce entre la réalité et l'image officielle de celle-ci ? Si la dictature n'a pas laissé de regrets, le présent semble avoir tué les espoirs d'hier. La chute du régime, cette femme la voit plus comme un masque qui tombe que comme l'aube d'une ère nouvelle ; séquence étonnante par le renversement qu'elle opère : c'est celle qui était restée qui découvre - avec horreur - ses compatriotes tels que les révèle la lumière crue de la scène où les masques ne sont plus de mise. G.C.

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Cesare Pavese

Réalisation : Alain Bergala. Production : Agat Films, France 3, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : Agat Films. Vidéo, couleur, 45 min. Un siècle d'écrivains

E x e r c i c e d i f f i c i l e q u e d'évoquer dans un film un écrivain d i sparu . A l a i n Bergala parvient pourtant à donner un ton à cette biographie introductive à l'œuvre de Cesare Pavese (IO.O8-IQ5O). Le commen­taire, très riche d'infor­

mations, ce qui le rend par moments un peu trop pré­sent, suit de manière chronologique le parcours de l'écrivain, depuis l'enfance campagnarde piémontaise jusqu'au suicide dans une chambre d'hôtel, en pas­sant par la période troublée de la montée du fascisme et de la guerre. L'image tente - et réussit - une sorte de vision subjective des lieux familiers à l'auteur, des lumineuses collines de Santo Stefano Belbo, le village qui lui inspira un de ses plus beaux livres, à l'atmo­sphère élégante, solitaire et nocturne de Turin, la ville « amante », ou au village de Brancaleone, en Calabre, où il vécut sous Mussolini l'épreuve de la relégation. Pour aborder le délicat sujet des rapports de Pavese avec les femmes, le réalisateur a eu la belle idée d'uti­liser des extraits de films de l'époque, en noir et blanc, et de les déstructurer par un ralenti qui traduit la dif­ficulté de communication.

Le film évalue aussi la contribution de Pavese à la vie intellectuelle italienne : ses liens avec l'intelligentsia turinoise autour de Leone Ginzburg, avec l'éditeur Einaudi, ses rapports avec le PCI, dont il finit par se détacher, et, sur le plan strictement littéraire, l'apport de ses études sur la littérature américaine (il fut le tra­ducteur de Melville), alors méconnue dans une Italie dominée par la rhétorique ampoulée propre au fas­cisme. O n mesure ainsi d'autant mieux la qualité des extraits littéraires, certains lus en italien (et sous-ti-

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très) comme la première strophe du célèbre et dou­loureux poème Verra la morte et avrà i tuoi occhi... qui accompagnent le film comme une musique. M.L.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Dans la lumière de Jean Zay

Réalisation : Mariecke Aucante. Production : Profilma international, France 3 Ile-de-France, igg4-Distribution : Profilma international. Vidéo, couleur et noir et blanc, 26 min.

Ce court film a le mérite de rappeler qui fut Jean Zay : député en 1927, ministre en 1936, arrêté et enfermé en 19S9, assassiné par la milice en 1944 Peu de documents d'archives existent, la plupart ont trait à des situations officielles où Jean Zay, jeune mi­nistre du gouvernement du Front Populaire honore de sa présence telle ou telle inauguration. Outre ses discours et articles, Jean Zay a laissé un in­téressant et émouvant livre de souvenirs écrit lors de ses années de détention sous le régime de Vichy : Souvenirs et solitude *. Ce film a pour ambition, en comblant un manque, de mettre en lumière le rôle joué par Jean Zay - essen­tiellement comme ministre en en faisant, parfois à juste titre, le précurseur d'André Malraux et de Jack Lang - et d'éclairer son action durant sa courte car­rière politique à la lumière de sa fin tragique. L 'absence de documents d'archives consistants, le choix de la réalisatrice de faire peu appel à des ar­chives d'actualité (sans doute pour des raisons de bud­get) laisse une large place aux témoignages des proches ou des spécialistes qui tous dressent un portrait flat­teur de Jean Zay : ses deux filles, Marie-Claire Mendès-France, les historiens Pierre Girard, Antoine Prost, Pascal Ory, Jean-Noël Jeanneney... On peut regretter qu'il n'y ait pas une approche plus consis­tante de la place que tenait Jean Zay avec quelques autres au sein du vieux Parti Radical dans les années trente.

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O n regrette surtout qu'il ait été aussi peu fait appel aux écrits qu'a laissé Jean Zay et qui auraient pu ali­menter une sorte d'autoportrait ou plutôt de regard du personnage sur ces quelques dix années cruciales. Une telle approche aurait permis de mieux juger de son action et de sa lucidité sur le cours des événe­ments plutôt que de procéder par des affirmations qui s'imposent au spectateur sans toujours lui donner les moyens d'analyser.

* Souvenirs et solitude, Ed. Antoine Prost, Éditions Talus d'approche, IQQ4-G.C.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt) etAdav.

Les Derniers Colons

Réalisation : Thierry Michel. Production : Les Films de la Passerelle, CBA, RTBF, La Sept/Arte, le ministère de la Communauté française de Belgique, Zeaux Production, igg4-Distribution : Les Films de la Passerelle. Vidéo, couleur, 60 min.

En 1993, alors que, après Zaïre, le cycle du serpent, il préparait un nouveau pro­j e t sur le t h è m e des Européens vivant au Zaïre et de leurs rapports avec les Zaïrois, Thierry Michel a été emprisonné puis ex­pulsé par les autorités mi­

litaires du Zaïre. « Privé de toute possibilité de tour­nage au Zaïre, j'ai décidé de réaliser ce film avec les images que j'ai prises lors d'un précédent voyage de contacts, de repérage. J'avais à cette époque emporté une caméra vidéo amateur et j'avais filmé quelques heures de matière, un peu comme l'on prend des notes dans un carnet de route, pour se souvenir, pour avoir une trace. Ce sont les seules images que je possède, images fragiles peut-être, mais d'autant plus précieuses qu'il m'est impossible d'en réaliser d'autres. Elles sont

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le témoignage d'une époque et d'un certain état de l'Afrique... » Thierry Michel a tourné à Kinshasa, au Shaba (ex-Katanga), province minière, et à Kisangani, centre d'un réseau de missionnaires. Il a rencontré lors de ce voyage de repérages un certain nombre de Blancs, attachés à ce pays au point de ne pas envisager de le quitter alors que, pour certains, leurs femmes et leurs enfants sont depuis longtemps partis. Leur vie et leurs biens sont sans cesse menacés par la violence dans laquelle s'enfonce ce pays, depuis trente ans sous la dominat ion du dictateur Mobutu. Mais ces « derniers colons » sont liés à la vie de l'Afrique pour de « bonnes » ou de « mauvaises » raisons : par intérêt économique, par goût de l'aventure, par amour sincère de ce pays, par idéalisme, par foi chré­tienne, ou par habitude, faute de pouvoir imaginer une vie ailleurs. « Le souvenir de l'époque coloniale avec ses relents d'ex­clusion et d'apartheid, est toujours au fond des cœurs » rappelle Thierry Michel. Ses images révèlent par un geste, un regard, quelques mots échangés, les traces de l'hu­miliation, du mépris. C'est ce qui fait la force de ce film où nulle condamnation n'est prononcée mais qui est un appel contre la censure et un témoignage important sur un pays à l'avenir incertain. C.B.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

L'École des autres

Réalisation : Irène Richard. Production : GMT Productions, igg2. Distribution : GMT. Vidéo, couleur, 64 min.

Sept adolescents en fin de cycle secondaire donnent leur point de vue sur leur école, leur enseignement, leur so­ciété et leur temps. Sous la forme d'une chronique quo­tidienne où s'expriment parents et enfants L'Ecole des autres compare les systèmes scolaires dans trois pays : États-Unis (San Francisco), Allemagne (Hambourg) et Japon (Tokyo). Le film souligne la disproportion existant entre école pri-

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vée, hors de prix, et école publique aux États-Unis. L'usage de drogues notamment nécessite de faire appel à un personnel spécialisé et coûteux. En Allemagne, le ly­cée est considéré comme une porte d'entrée à l'insertion en entreprise. Le système permet donc aux lycéens de poursuivre leurs études et de suivre un préapprentissage professionnel rémunéré. Au Japon, la course pour accé­der aux meilleures universités est illustrée par un té­moignage sur la préparation frénétique aux concours. C M .

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Georges Bernanos

Réalisation : Patrick Zeyen. Production : Télé Images, France 3, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : Télé Images. Vidéo, couleur, 45 min. Un siècle d'écrivains

Le film présente une biographie de Georges Bernanos (1888-1948) en s'appuyant sur quelques extraits des œuvres les plus connues, en particulier son premier ro­man Sous le soleil de Satan (1926). Catholique, tiraillé entre la terre et le ciel, déchiré par l'éternel combat du Bien et du Mal, Bernanos découvre le peuple à l'occasion de la Première Guerre mondiale. Ses prises de positions lors de la guerre civile espagnole rangeront dans le camp de la gauche cet homme qui pensait que s'il y a deux bourgeoisies - une de gauche et une de droite - il n'y a qu'un peuple. Bernanos quittera la France en ig38 pour le Brésil et pendant la guerre se dressera contre l'humiliation et la résignation. De retour en France après la Libération, il refusera les honneurs que l'on s'empresse de lui rendre et écrira sa dernière œuvre : Dialogues des Carmélites. Malheureusement, le film ne parvient jamais à restituer la force de cette colère qui anima Bernanos et passe quelque peu à côté de la singularité de son trajet, faute sans doute d'évoquer ce qu'était le monde des lettres de l'entre-deux guerres, ce dont il venait, ce contre quoi il se révoltait...

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Les textes de Bernanos qui sont donnés à entendre sont surjoués alors que souvent ils crient déjà par eux-mêmes. Le commentaire n'échappe pas non plus à une certaine emphase qui n'était pas nécessaire pour faire apprécier Bernanos. Il n'est par exemple nul besoin d'en faire « l'inspira­teur de la résistance » pour grandir l'écrivain ou même le citoyen. Le pari était sans doute difficile à gagner, Bernanos n'est plus là et les archives filmées sont quasiment in­existantes. O n peut cependant être déçu que le cinéma n'ait pu faire mieux (ou autrement) qu'un manuel scolaire. G.C.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Henri Michaux

Réalisation : Alain Jaubert. Production : Palette Production, France 3, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : Palette Production. Vidéo, couleur et noir et blanc, 45 min. Un siècle d'écrivains

« Comment raconter la vie d'un homme qui a pris un soin extrême à effacer ses traces, à se cacher ? » s'in­terroge d ' e m b l é e A l a i n Jaubert réalisant une évo­c a t i o n f i l m é e d ' H e n r i Michaux. Et de tenir ad­mirablement la gageure,

en composant son film comme un jeu de piste dont il faut laisser le plaisir de la découverte au spectateur... De Namur, où il naquit, jusqu'à Paris, en passant par quelques-unes des innombrables étapes de ce grand voyageur qui fut un temps marin, la caméra retrouve les lieux et les visages familiers, croisant au passage les noms de Franz Hellens ou Supervielle, qui en­couragèrent ses débuts en littérature, tandis qu'un

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texte écrit en 1959 pour servir d'autobiographie sur le mode dérisoire sert de commentaire, admirablement mis en valeur par la voix de Claude Piéplu, à qui est également confiée la lecture des passages de ses livres. S'appuyant sur une documentation d'une richesse re­marquable, dont les sources citées au générique com­posent une véritable anthologie des mouvements ar­t is t iques du v ing t ième s iècle dans les domaines littéraire, pictural et même musical (photos de Gisèle Freund et Brassai', contributions de Norge - qui fut au col lège le condisc iple de Michaux - , Boulez ou Daniel Cordier, entre autres, manuscrits, premières éditions), le réalisateur utilise des moyens proprement cinématographiques pour créer un équivalent visuel à l'univers du poète. Par les accélérations ou les ra­lentis de son montage, il impulse au film un mouve­ment parallèle à celui du langage poétique avec ses rythmes, fait appel aux ressources de l'animation pour évoquer les vertiges intérieurs qui torturent le gra­phisme sous l 'effet de drogues hal lucinatoires -Michaux était également dessinateur et peintre - , joue des contrastes de couleur qui font vibrer les toiles et j u s q u ' a u x j aque t t e s de la c é l è b r e NRF de c h e z Gallimard.

Le film se termine sur cette belle invite au lecteur ex­traite Ecuador : « Ne me laisse pas seul avec les morts ». Gageons que le spectateur saura l'entendre... M.L.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Jack London L'enfant rebelle du rêve Californie (1876-1916)

Auteur : Michel Le Bris. Réalisation : Michel Viotte. Production : Gédéon, France 3, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : Gédéon. Vidéo, couleur et noir et blanc, 4$ min. Un siècle d'écrivains

Écrit par Michel Le Bris, traducteur de Jack London, et dit par l'acteur Bernard-Pierre Donnadieu, le commen-

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taire qui accompagne les images de ce film suit la bio­graphie de Jack London dans une chronologie rigou­reuse. Les références à l'œuvre de l'écrivain, extraits de récits autobiographiques, notes inédites, articles de presse, sont nombreuses et constituent un texte dense résumant une vie riche en événements et anecdotes. Cette mine d'informations biographiques est illustrée de façon redondante par une profusion d'images : de belles séquences tournées dans les décors naturels du Yucon, de l'Alaska et de la Californie, de nombreuses photos et archives filmées (sonorisées). Le montage est soumis au rythme rapide du commentaire. C M .

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Jean Giono

Réalisation : Claude Santelli. Production : MFP, France 3, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : MFP. Vidéo, couleur et noir et blanc, 45 min. Un siècle d'écrivains

Claude Santelli , qui avait eu le privilège de filmer Jean Giono il y a une trentaine d'années, revisite l ' u n i v e r s du r o m a n c i e r . L a construction de son film n'est pas strictement chronologique. À tra­vers les événements clés de la vie de Giono, elle cherche à faire pé­nétrer dans la compréhension de la personnalité de l'auteur et dans

la profondeur de l'œuvre, en conjuguant différentes approches : évocation des paysages de l'arrière-pays provençal de son enfance, archives filmées recréant le contexte historique (traumatisme de la grande guerre qui le marquera définitivement), extraits de textes lus par Pierre Arditi et de films inspirés par l'œuvre, sou­venirs racontés par des proches.

G i o n o in t ime et cha leureux : dans la m a i s o n de

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Manosque, Madame Giono et sa fille Sylvie évoquent en de jolies anecdotes parfois teintées d'humour l'en­vironnement familial harmonieux qui vit naître la plu­part des romans, tandis que Pierre Magnan, ancien ty­pographe, se rappelle la rencontre avec l'écrivain, au temps où les premiers congés payés ouvraient de nou­veaux horizons aux jeunes ouvriers. Giono, homme de convict ion : inspirateur des jeunes qui l 'accompa­gnaient sur la montagne de Contadour, et qui pour pacifisme subit plusieurs périodes d'emprisonnement. Giono écrivain surtout : c'est lui qui revit par la grâce de divers entretiens filmés tirés des archives de l'INA, avec sa sagesse, son humour, son imagination et sa puissance de travail... Ainsi dépasse-t-on l'image du romancier régionaliste auquel il est trop souvent réduit, lui dont la Provence est austère et « noire », pour approcher le grand écri­vain, héritier d 'Homère et de Virgile qu'il lisait en­fant, et le moraliste qui s'interroge sur l 'homme dans tous ses aspects, son aptitude au bonheur comme sa tragique capacité à faire le mal. M.L.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

M. Zeizig

Réalisation : Christian Tran Production : Ardèche Images Production, Novimages, 8 Mont Blanc Télévision, igg4. Distribution : Ardèche Images Productions. Vidéo, couleur, 5i min.

René Zeizig, 80 ans, fils d'une des sept personnes ar­rêtées comme juives le 28 juin 1944? puis exécutées à Rilleux-la-Pape, est l'un des témoins de la partie ci­vile au procès de Paul Touvier qui s'est ouvert en avril 1994. Avec lui, nous suivons les étapes de ce pro­cès, au cours duquel la question de la responsabilité du gouvernement français pendant la guerre a été débat­tue, et où Paul Touvier, qui s'était mis au service de l'État allemand, est jugé pour crime contre l'huma­nité.

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Le témoignage de Monsieur Zeizig sur les années de guerre, sur la nécessaire clandestinité qu'il a lui-même vécue, l'évocation de son père Emile et de sa famille, sont le fil conducteur du film. Appelé à témoigner au procès, il en commente les étapes, et communique son inquiétude sur le verdict qui doit bientôt être rendu. L'historien Bernard Comte analyse en contrepoint l'évolution de l'antisémitisme dans la société française de 1789 aux années 40, et évoque (mais trop rapide­ment) la nature des relations entre la hiérarchie ca­tholique et la milice à cette époque. A l'issue du procès, qui condamne Touvier à la réclu­sion criminelle à perpétuité, le réalisateur recueille les propos de l'un des avocats de la partie civile, qui considère ce verdict non comme une revanche, mais comme une avancée historique. C M .

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Max Jacob

Auteur : Anne Andreu. Réalisation : Alain Ferrari. Production : France 3, Cinétévé, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : Cinétévé. Vidéo, couleur et noir et blanc, 45 min. Un siècle d'écrivains

Approche de la vie et de l'œuvre de Max Jacob, pré­sentée en six tableaux chronologiques, pour explorer l 'œuvre et rendre c o m p t e de la sensibi l i té de ce « Breton, ju i f converti au christianisme, poète, ro­mancier, peintre, homosexuel, épistolier génial », se­lon la définition d 'Anne Andreu et Alain Ferrari. Définition à l 'emporte-pièce, que dément une réali­sation teintée d'humour et rigoureuse dans laquelle sont évoquées les rencontres décisives (« fulgurante » avec Picasso) , les hésitations, les états d 'âme, les contradictions. Les textes de Max Jacob, extraits de Le Laboratoire central, L'Homme de chair et l'homme de re­flet, Le Roi de Béotie sont dits par Michel Bouquet. Le réalisateur a puisé une partie de ses images dans

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le pa t r imoine c inéma tog raph ique (Fantômas, de Louis Feuil lade, Les Enfants du Paradis de Marcel Carné, Paris igoo de Nicole Védrès) et dans les archives de la télévision (Portrait souvenir de Jean Cocteau, de Roger Stéphane et Paul Seban ou La Nuit écoute de Claude Santelli). Mais il est allé essentiellement aux sources, en filmant l'œuvre graphique et manuscrite de Max Jacob , ainsi que cel le de Picasso , Dubuffet , Marie Laurencin et des artistes rencontrés au Bateau Lavoir. C M .

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Le Mythe Kafka

Réalisation : KarelProkop. Production : AMIP, France 3, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : AMIP. Vidéo, couleur et noir et blanc, 45 min. Un siècle d'écrivains

La construction de cette évocation filmée de Kafka suit de façon linéaire la biographie de l'écrivain, ra­contée en voix off et illustrée par différents documents, photos , manuscrits, films d'archives de la Prague d'avant-guerre, et de rares fragments d'entretiens (Max Brod, l'ami de toujours qui révéla son œuvre, une nièce, fille de sa sœur préférée). Les éléments es­sentiels, par ailleurs largement connus, de cette vie sans événements majeurs (enfance praguoise, judéité, routine du travail au bureau) sont heureusement confrontés à des extraits d'une lettre à son père qui en orientent l'interprétation, révélant une grande ten­sion intérieure. En conclusion est rapidement évoqué l ' immense retentissement de l 'œuvre de Kafka, où beaucoup voient la prémonition des totalitarismes du vingtième siècle (nazisme ou communisme, cette der­nière hypothèse favorisée par l 'équipe tchèque qui signe le film). Mais cette œuvre, la lit-on vraiment ? Dérangeant quelque peu les idées reçues, les inter­ventions critiques de Marthe Robert, appuyées sur une

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longue fréquentation de l'auteur, constituent finale­ment le point le plus éclairant de ce document de fac­ture un peu conventionnelle, et invitent à une véri­table découverte de l 'écrivain Kafka dont l 'œuvre résiste avec son mystère. M.L.

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Les Porteurs d'ombres électriques

Réalisation : Hervé Cohen, Renaud Cohen. Production et distribution : Les Films du grain de sable, igg3. 16 mm, couleur, 26 min. Sous-titré en français.

Loin des superproductions destinées à Cannes, tel Adieu ma concubine, les simples Chinois de Chine bé­néficient du cinéma en campagne, acheminé à travers rizières, escaliers boueux et ponts de fortune, à dos d 'homme jusque dans les villages plus reculés. Les porteurs d'ombres électriques - ici deux hommes et une femme, petits fonctionnaires - sont chargés d'ap­porter dans les villages la bonne parole (lanterne ma­gique avec mots d'ordre d'Etat tel : « Un seul enfant par couple »), l'instruction (docu sur la culture des o r anges ) et la d i s t r ac t i on (f i lm de K u n g Fu o u d'amour). Accueillie par les cris de joie des enfants, la séance de cinéma ressemble assez au cinéma itiné­rant qu 'on t c o n n u nos patronages d'antan, la ca­mionnette du projectionniste et le curé en moins. Mais - défaut ou mérite du film ? - ce qui filtre quand même entre les sages images de cette petite vignette cam­pagnarde où chacun (projectionnistes, public, paysan riche commandant une séance pour une noce) joue son rôle comme il faut et sans plus, c'est quand même une certaine gêne aux entournures, l'ombre de la censure. F.N.

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Raymond Queneau

Auteur : Pierre Dumayet. Réalisation : Robert Bober. Production : VF Films Production, France 3, Ina, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg5. Distribution : VF Films Production. Vidéo, couleur, 45 min. Un siècle d'écrivains

« C'est en forgeant qu'on devient forgeron, c'est en écri­vant qu'on devient écriveron. » Après cet inaugural pro­verbe quenellien, Dumayet expédie la biographie obli­gatoire - cahier des charges oblige - en deux minutes de montage photo plutôt rigolo, enlevé sur un commentaire lacunaire jouant de l'œuvre ouverte par Queneau - entre deux guerres, son mariage et sa propre mort - œuvre dont il va être question dans la suite du film. Nous voici invités, en compagnie de Jacques Roubaud, compagnon de Queneau en l'Oulipo (Ouvroir de littérature poten­tielle), à lire la vie de Queneau comme celle de ses per­sonnages, art de la langue parlée écrite, art d'inventer des questions auxquelles tout le monde se fait un plaisir de répondre à côté, l'auteur le premier, par le calembour notamment qui permet de ne pas prendre les mots au mot mais de leur faire prendre la tangente. Le film est une lecture à la Queneau de Queneau. Y joue à plein, tout en déliés, l'affinité humoristique de Dumayet avec Queneau, qu'il interviewa par trois fois (Zaziedans le mé­tro, Les Fleurs bleues, Le Chien à la mandoline) à Lectures pour tous, régal ! Dumayet et Bober nous entraînent à la lecture des signes de vie et des livres de Queneau comme à un parcours énigmatique avec jeu de correspondances insolites ou amusantes : des signes se répondent qui balisent les his­toires de Queneau et dont l 'histoire de Raymond Queneau fut balisée. Et on est pris de l'envie de courir les rues de Paris son livre à la main, voir si on retrouve les lieux, si on revoit le regard qui s'y posa et en fit poé­sie, banale et surprenante. « Le fleuve de l'oubli emporte la cité avec ses caramels et ses barraques du jour de l'an ses départs en vacances et ses 14 juillet ses cars de touristes son muguet de printemps les arroseuses municipales de l'été sa neige de l'hiver

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ses pluies d'automne qui donnent une odeur électrique à la poussière ses bistrots qui changent de nom ses commerçants qui achètent ou vendent leurs boutiques les rues débaptisées les affiches arrachées ce fleuve de l'oubli dont on oublie même le nom mythologique le Léthé oublié ne cesse de couler. » Dumayet et Bober ont su un peu en remonter le cours.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Thierry, portrait d'un absent

Réalisation : François Christophe. Production : Les Films du Village, La Sept/Arte, Ina, igg3. Distribution : Les Films du Village. Vidéo, couleur et noir et blanc, 52 min.

Christophe décide de faire un film avec lui ; il tourne déjà quelques séquences : Thierry est étonnamment présent. Il assume apparemment sa situation : « J'ai choisi mon enfer ». Lorsque le réalisateur voudra reprendre contact pour faire le film, il apprendra que Thierry est mort d'une overdose dans un hôtel d'Avignon au terme de sa dernière esca­pade. Dix-huit ans plus tôt, en 1972, Thierry avait été longue­ment filmé pour la télévision par Bernard Bouthier alors qu'il avait quinze ans. A u milieu de ses camarades de quartier Thierry s'impo­sait comme le personnage clef de cette enquête, pas tant par ce qu'il confiait à la caméra que par ce que ses si-

F.N.

Thierry est un jeune S.D.F. de 33 ans qui vit dans le mé­tro parisien, il est complè­tement à la dérive lorsque le réalisateur fait sa ren­contre en 1990.

Son discours, sa rage tran­chent avec l'attitude des autres paumés. François

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lences et ses fuites posaient comme question. Entre ces deux moments où la caméra a pu capter le re­gard de Thierry - il y a son adolescence, sa jeunesse dont seuls ceux qui restent peuvent désormais témoigner : sa mère, son frère, un prêtre qui se consacre aux marginaux et qui avait gagné la confiance de Thierry. Tous témoignent aujourd'hui dans le film. Mais ce qui donne leur force à ces témoignages, c'est que pour nous ils ne parlent pas d'un absent.

Entrecroisés avec les images de Thierry en 1972 et en 1990, leurs récits apportent des éléments qui nous manquaient, ce que Thierry n'avait pas voulu dire, ce qu'on ne lui avait jamais demandé.

Ce ne sont pas des réponses qu'ils apportent mais une série de faits, de souvenirs qu'ils ont retenus et qu'ils nous livrent. Pour le prêtre qui l'a aidé, Thierry est un personnage double. Le cinéma a croisé deux fois sa courte vie. A chaque fois c'est parce qu'il était ce qu'on appelle un « cas » ou un « problème social ». Ce que ces images nous disent au­jourd'hui, celles de Thierry mais aussi celles de ceux qui l'ont connu, c'est que l'absence est la plus forte - et la plus terrifiante - façon d'être présent. G.C.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Ulrike Marie Meinhof

Réalisation : Timon Koulmasis. Production : Les Films du Village, La Sept/Arte, RTBF, Lichtblick Filmproduktion, igg4- Distribution : Les Films du Village. 16 mm, couleur, 5g min. Sous-titré en français.

Cofondatrice de la Fraction Armée Rouge, plus com­m u n é m e n t appelée « La Bande à Baader », Ulrike Meinhof fut responsable de plusieurs attentats sanglants. Mais pourquoi la femme, la mère, l'intellectuelle Ulrike Meinhof est-elle devenue terroriste ? Le réalisateur, qui a été élevé avec ses filles, en dresse un portrait intime. Il voyage dans l'Allemagne d'aujourd'hui sur les lieux

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qu'elle a connus : la ville universitaire de Munster, le s iège de son j o u r n a l à H a m b o u r g , le Berlin de 1968,... et interroge ceux qui furent ses proches et notamment Jùrgen Seifert, ancien ami d'université, Klaus Rohl, le mari d'Ulrike

pendant dix ans. À ces témoignages, il mêle des films fa­miliaux en super 8 et des archives d'Ulrike à la télévi­sion.

Fait d'allers-retours entre les années 70 et la mémoire intime de ses proches, le film compose un portrait émou­vant d'une femme déchirée par la contradiction entre ses idées politiques et sa vie bourgeoise, « une femme obsédée par la nostalgie d'un monde meilleur », dont la pensée se radicalise après 1968 et dont la vie bascule dans la violence et la clandestinité. Arrêtée en 1972, après les deux années d'attentats commis par la F A R , Ulrike Meinhof se suicide en prison en 1976. Dans son analyse, le réalisateur a voulu partir non du terrorisme, mais des années 5o : « d'une société alle­mande qui refoule toute la violence de son passé et va produire une nouvelle forme de violence politique... Ulrike Meinhof incarne à la perfection la société qu'elle combat, et c'est sa perte. » C.B.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Direction du livre et de la lecture (consultation et prêt).

Un animal, des animaux le réveil de la galerie de zoologie

Réalisation : Nicolas Philibert. Production : Les Films d'ici, France 2, Muséum d'histoire naturelle, igg4- Distribution : Les Films d'ici. 16 mm, couleur, 5y min.

Invité à réaliser un film sur la rénovation, achevée en 1994 de la Grande Galerie de l'Evolution au Muséum national d'histoire naturelle, Nicolas Philibert semble avoir pris grand plaisir à détourner la commande. Jouant l'insolite

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dès le premier plan (un ca­mion qui traverse la cam­pagne chargé d'une girafe, de singes et d'autres ani­maux empaillés), il ne fait qu'évoquer allusivement l'état des lieux avant trans­formation et les travaux du gros oeuvre, et choisit de

montrer quelques moments forts et drôles du véritable processus de création qui aboutit à la superbe présenta­tion des collections du musée : sélection des spécimens dans les réserves, restauration des animaux naturalisés, conception de la muséographie, discussion du cahier des charges et mise en place finale sont traitées à travers au­tant de saynètes saisies pour leur profond sérieux - il s'agit de choix essentiels - en même temps que pour leur ca­ractère visuel bizarre ou leur dialogue saugrenu. Deux employés rhabillent un phoque, une dame traque la pous­sière, un crocodile passe sur un chariot, un éléphant fait une entrée difficile par une porte un peu étroite... Du scientifique au manutentionnaire en passant par le scé­nographe, chacun s'active à sa façon, croisement hybride de Cosinus et de Monsieur Propre. Le travail des taxi­dermistes s'apparente à celui des ateliers de haute couture pour l'adresse, le goût du détail et l'habileté du ma­quillage, et les conservateurs préparent l'exposition sur des maquettes tels des stratèges avant la bataille. Bel hommage à la rigueur scientifique et à la passion de l'équipe du Muséum, le film en manifeste aussi l'objec­tif : faire apparaître toute la beauté et la diversité de la na­ture, traduites par les gros plans fixes des animaux à l'œil (artificiel) brillant et aux couleurs vives, remarquable­ment mis en valeur sur fond noir, tandis que la bande-son recrée la richesse des différents milieux naturels. Ce jeu entre nature et mise en scène n'est-il pas typique du genre dit documentaire de création, dont Nicolas Philibert s'affirme au fil des œuvres comme l'un de nos plus brillants spécialistes ? M.L.

Diffusion dans les bibliothèques publiques : Adav Edition : Réunion des musées nationaux/Editions Montparnasse.

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Le Village au cimetière

Réalisation : Thierry Compain. Production : Lazennec Bretagne, France 3 Ouest, igg4- Distribution : Lazennec Bretagne. Vidéo, couleur, 52 min.

Symphonie de gris : gra­nit, toits d'ardoises, galets de la grève déposés sur les tombes , c'est la semaine qui précède la Toussaint et les habitants de l'île-Grande (Côtes-d'Armor) viennent au cimetière en­tretenir les sépultures. À

partir de ce seul lieu, les belles images du film évo­quent très bien l'atmosphère de ce village de Bretagne où demeurent surtout des femmes : silhouettes un peu fragiles des personnes âgées, vent dans les cheveux qui dit la côte toute proche. Tant d'hommes ont péri en mer. . .

Peut-être est-il déjà trop tard pour recueillir de façon purement ethnographique ce qui reste actuellement de cette culture de la mort, autrefois si importante dans l'imaginaire breton : ici l 'Ankou, cette terrible figure à la faux qui traverse avec violence le recueil d'Anatole Le Braz n'évoque plus grand-chose, même pour les quelques bretonnants. Quel est le sens profond de cette visite au cimetière ? S'attaquant à un sujet difficile entre tous, le réalisateur aborde ses personnages, qu'il semble connaître de­puis longtemps, avec pudeur et discrétion. Or rares sont ceux qui livrent leurs émotions. Inquiétude mé­taphysique et sentiment religieux semblent évoquer le déchirement, et le jour de la Toussaint, c'est un homme, jeune encore, qui sera le seul à évoquer le déchirement du deuil dans toute sa cruauté. Pour la plupart des anciens, ressurgissent des noms, des sou­venirs, avec un fatalisme prosaïque comme les pro­duits d'entretien qui sont un déconcertant remède à l'oubli. Au hasard des allées, la caméra filme des gestes méticuleux, lustrage des pierres tombales, nettoyage des plaques-souvenir, peinture, dorure... petit rituel dérisoire devant l'immense mystère... À moins qu'il

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ne soit une façon de l'apprivoiser, car ces personnes arrivées vers la fin de leur vie manifestent une accep­tation naturelle de leur propre destin. Le film a été présenté au festival Cinéma du Réel en i99 5-M.L.

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Edition

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Notes de lecture (mars à mai 1995)

- » Le Cinéma « direct », sous la direction de René Prédal CinémAction n°j6, Corlet-Télérama, 1995, 216 p., i5o F Après le volume que René Prédal avait déjà consacré au cinéma documentaire français (CinémAction n° 41) > cette nouvelle livraison permet de faire un point aujourd'hui sur le documentaire en s'appuyant sur les démarches récentes de quelques-uns des plus illustres réalisateurs - français et étrangers - de ce domaine.

Les entret iens avec Jean-Lou i s C o m o l l i , D e n i s Gheerbrant, Jean-Michel Carré, Christian Zarifian et Jean-Pierre Thorn mettent en lumière les démarches de ces auteurs autour du réel, de leurs débuts jusqu'à leurs der­niers travaux. A u cœur de ces entretiens se trouve la question du re­gard du cinéaste sur la réalité qu'il filme, les rapports qu'il instaure avec ceux qu'il filme. Pour René Prédal le direct est devenu « la forme majeure de l'expression audiovisuelle, la présence de l'auteur y est plus souvent marquée que dans les fictions et la fonc­tion du langage est beaucoup plus poignante que dans tous les autres genres cinématographiques ou télévisuels. Surtout les frontières du direct ont désormais complète­ment éclaté dès lors que les cinéastes ont compris que la vérité des choses ne réside pas dans le respect des appa­rences mais au contraire dans la confrontation du réel et de leur propre regard (...). Aussi est-il de plus en plus évident qu'il faudra bientôt renoncer aux notions tradi­tionnelles de fiction et de documentaire ». De fait René Prédal s'attache plus au cinéma documen-

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taire dans sa diversité mais aussi dans ce qui le constitue comme tel face à la fiction qu'à ce que l'on a pris l'habi­tude d'appeler le cinéma direct ou le cinéma réel. Si Fred Wiseman ou Raymond Depardon s'inscrivent de toute évidence dans ce genre, il est par contre difficile d'y rat­tacher des cinéastes comme Marcel Ophuls, Chris. Marker ou même encore Johan Van Der Keuken, Robert Kramer et Richard Dindo.

À trop élargir le champ du cinéma direct sa probléma­tique propre se dilue quelque peu dans celle du cinéma en général. Par contre les deux contributions de Pierre Beylot sur « le pseudo-direct dans le reality-show » et le film de fiction de Rémy Belvaux, Benoît Poelvoorde et André Bonzel, C'est arrivéprès de chez vous, apportent des éléments de réflexion intéressants sur les avatars du direct dans le flux télévisuel et ses dérives. Le cinéma direct dont il s'agit dans cet ouvrage c'est en fait le cinéma documentaire tel qu'il s'est développé de­puis les années 60, après la période du muet puis celle du commentaire en voix off.

Les classifications ont finalement peu d'importance, il se­rait vain de croire que l'histoire du cinéma peut se dé­couper en domaines étanches, ce qui compte c'est juste­ment la circulation entre ces domaines et les nécessaires transgressions qui en naissent. G.C.

• » L'Œuvre audiovisuelle de commande, sous la direction de Georges Pessis, Dossiers de l'audiovisueln° 61, Ina/La Documentation Française, 1995, 64 p., 64 F L'objectif premier de ce dossier est de permettre au lec­teur - professionnel ou non - de mieux cerner ce domaine - souvent mal connu - en faisant le point aujourd'hui aussi bien du point de vue de la création ou de la pro­duction que de la commande ou de la diffusion. Aussi vieux que le cinéma lui-même, le film d'entreprise n'est pas facile à définir. Georges Pessis rappelle oppor­tunément que le premier film de l'histoire du cinéma fut LaSortie des usines Lumière. Alain Resnais, Georges Franju, Robert Enrico, Agnès Varda, Jean-Luc Godard illustrè­rent le genre avec succès. À égrener ces quelques noms parmi d'autres, il est clair que l'on ne saurait définir ce ci­néma par son seul aspect de commande - en l'opposant de façon simpliste à la création : « le dévoilement d'un

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monde d'entreprises, la compréhension de ses méca­nismes, l'interprétation de cette société et des passions de ses membres, tout cela mène à la réflexion sur le réel, à la production d'un sens là où il n'y avait que des choses. À une condition : décrire le réel, c'est-à-dire observer ses mutations, mutations culturelles et sociales, organisa-tionnelles ou gestionnaires, techniques ou idéologiques. Et décrire le réel, c'est aussi esquiver les clichés, échap­per aux idéologies de la commande ». La société a beaucoup changé en un siècle, l'audiovisuel aussi. Le propre du film d'entreprise (ou de commande) c'est de mettre face à face, en relation dans un nécessaire dialogue, un commanditaire étranger au monde du ci­néma et des professionnels de l'audiovisuel (producteurs, réalisateurs, scénaristes, techniciens). Les conditions de cette rencontre ont été profondément bouleversées ces dernières années : l'on est loin de la tra­ditionnelle confrontation du Prince et de l'artiste. Le chapitre intitulé « Commande : production et réalisa­tion » fournit de précieux éléments pour une réflexion sur les notions de commande et d'exécution. Le travail des professionnels du cinéma est d'abord de parvenir à saisir le sens d'une commande (parfois peu explicite pour le com­manditaire lui-même) avant de s'attacher à y répondre. La présence accrue de l'image dans notre environnement, la télévision, la vidéo, ont modifié les modes de commu­nication des commanditaires et les conditions de diffu­sion des œuvres.

Entre publicité et mécénat, l'audiovisuel de commande doit trouver sa place dans les stratégies de communica­tions de groupes, de plus en plus diversifiés, qui doivent inscrire leur message parmi d'autres flux. Enfin, il convient de signaler les données que fournit ce dossier sur les protections dont peuvent bénéficier au­teurs et producteurs. L'œuvre de commande reste une œuvre et à ce titre ses créateurs ne peuvent être ignorés. Dommage peut-être que n'ait pas été abordée en tant que telle la question (assez spécifique) des commandes de l'État. Ce secteur florissant dans les années 5o/6o méri­terait à lui seul un dossier. Les logiques et les pratiques à l'œuvre dans ce secteur ayant été assez éloignées de celles en vigueur dans les entreprises, au sens strict du terme. G.C.

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- » Marc Ferro, Revivre l'histoire autour d'« Histoire pa­rallèle » avec la collaboration de Claire Babin, Liana Levi/Arte Editions, 1995,140 F Avec cet ouvrage Marc Ferro propose aux lecteurs une sélection de lettres reçues par lui et son équipe témoi­gnant de réactions de téléspectateurs à la diffusion d'Histoire parallèle. Ce choix de lettres est forcément sub­jectif et partiel, vu l'abondance du courrier reçu. Pour Marc Ferro il s'agit à la fois d'une reconnaissance du travail entrepris avec Histoire parallèle et de son néces­saire prolongement : « Des milliers de citoyens ont ainsi réfléchi sur leur histoire, sur l'histoire ». L'idée d'Histoire parallèle est, en « confrontant par les ac­tualités les formes et les méthodes de propagande des dif­férents belligérants (...) d'apprivoiser les effets de propa­gande, d'en repérer les modes d'agencement ; et pour le spectateur, de ne plus se faire assener une information dogmatique, censée dire la vérité, qui au vrai était celle du commentaire. Cette procédure a permis de lutter contre l'hypnose des images, de la musique, de ne plus se lais­ser fasciner (...). On place ainsi le spectateur d'aujourd'hui dans la position d'un citoyen actif et non plus passif, qui écoute ce qu'on voyait et écoutait il y a cinquante ans et peut en faire la critique grâce à la présence d'un histo­rien et d'un témoin de cette actualité ». L'objectif est donc de faire du spectateur un spectateur ci­toyen, à même de réagir en adulte responsable et informé. Le courrier reçu outre qu'il témoigne de l'impact des émissions atteste également de la façon dont cet objectif a été atteint.

Marc Ferro place son travail dans la lignée de celui de Marcel Ophuls avec Le Chagrin et la Pitié et de Robert Paxton avec son livre La France de Vichy. Ce que ces œuvres - au-delà de leur grande diversité formelle - ont en commun c'est d'avoir, après 1968, largement contri­bué à renouveler le regard porté sur cette période sombre de notre histoire et sur les représentations qui en étaient données jusque-là. Sur ce point on peut d'ailleurs ren­voyer à l'indispensable ouvrage d'Henri Rousso, Le Syndrome de Vichy paru en 1987 au Seuil. Pour Marc Ferro le courrier qu'il a reçu témoigne que « s'annonce la fin de certains tabous, "l'échantillon" de textes qui est publié ici a le mérite de montrer que, dans ses profondeurs, la société française s'est montrée moins

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exclusivement égoïste que la légende noire s'est complu à le montrer (...) jusqu'à présent, seules les "élites" avaient parlé en son nom ou bien l'avaient interrogée. Les simples citoyens n'avaient pas eu les moyens de s'exprimer eux-mêmes. Dans ce livre, ils ont pris la parole ». Cette démarche est en plein cœur du débat sur le cinéma documentaire, notamment lorsqu'il se confronte au passé : parole savante contre parole vécue, dénigrement du com­mentaire comme point de vue imposé, valorisation des témoignages et distance juste à l'événement qui serait donnée par le croisement de ceux-ci, surtout s'ils sont contradictoires.

Il est tout à fait illusoire de croire que ce type d'écriture - que ce soit dans un ouvrage ou une œuvre audiovi­suelle - est exempt de tout présupposé et qu'il permet un contact direct avec la réalité, le passé. La lecture attentive de ce recueil de lettres et des brèves présentations qui en sont faites finit par provoquer un profond malaise. Ce qui me semble être en cause c'est le retrait de l'histo­rien devant ces lettres-témoignages. Retrait de l'historien au sens où celui-ci semble souvent s'effacer pour livrer brute la lettre reçue qui accède au statut de nouveau document. Ce faisant il est bien souvent passé sous silence le fait que beaucoup des points sur lesquels réagissent dans leurs courriers les téléspectateurs de Marc Ferro sont des points qui ont déjà été abondamment étudiés par les historiens, que des faits sont clairement établis, que des analyses ont été produites et que tout ne peut être remis en question ou en doute... Que des travaux historiques soient mar­qués par un contexte, par des luttes idéologiques du mo­ment où ils ont été produits, soit ! L'écriture de l'histoire est évidemment un enjeu politique. Toutefois comment pourrait-on imaginer, a fortiori, qu'il en soit autrement pour les témoins, ou plus largement pour tout citoyen ?

Pour ne prendre que deux exemples de ce type de glis­sement et de ce qu'il faut bien considérer comme une dé­mission de l'historien je renverrai à la présentation faite dans cet ouvrage du courrier relatif à deux questions : le rôle joué par Pie XII et l'antisémitisme en Pologne. Dans les quelques lignes d'introduction Marc Ferro note bien « qu'il n'y a pas de comparaison possible entre les re-

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proches (que le pape a fait) au régime nazi, et qui sont re­lativement mesurés, et la condamnation sans concession qu'il a pu faire du régime communiste » pour ensuite en­chaîner en écrivant : « cette manière de présenter le com­portement de Pie XII n'est pas partagée par tout le monde et, par souci d'équité (c'est nous qui soulignons) nous don­nons ici deux prises de position visant à défendre le com­portement du Saint Père ».

De même en ce qui concerne la question de l'antisémi­tisme en Pologne, après la publication d'une lettre té­moignant de la tragédie du ghetto, suit un court passage d'une lettre d'un spectateur polonais présentée ainsi : « un autre Polonais, Bogdan Zareba, s'insurge contre cette assertion. Tous ses compatriotes ne sont pas antisémites. Il est sain que des Polonais s'insurgent ainsi, preuve qu'il en existe plus qu'on ne croit, qui ne sont pas antisémites ». Suit la lettre qui est une laborieuse comparaison entre l'attitude des Français et des Polonais vis-à-vis des Juifs pendant la guerre. L'auteur de cette lettre écrit : « En Pologne, le génocide des Juifs a été exécuté uniquement par les nazis allemands sans collaboration des Polonais ». On ne voit franchement pas ce qu'il y a de sain dans cette lettre, surtout lorsque l'on a comme ambition de démys­tifier l'histoire.

Pourquoi accorder ce crédit à cette lettre après avoir à juste titre fondé sa démarche sur une volonté de rompre avec la légende d'une France résistante telle qu'elle fut longtemps véhiculée ? Nous sommes en droit d'attendre des historiens qu'ils ex­posent les résultats de leurs travaux, qu'ils les justifient, en soulignant le cas échéant les questions qui restent ou­vertes. Ils ne sont pas vraiment nécessaires pour faire cir­culer une parole - non contrôlée - fut-ce dans un souci d'équité envers toutes les opinions. G.G.

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IMAGES documentaires

D I R E C T R I C E D E L A PUBLICATION : Marie-Claire Amblard R É D A C T R I C E E N C H E F : Catherine Blangonnet C O M I T É DE R É D A C T I O N : Gérald Collas, Jean-Louis Comolli, Christine Micholet, François Niney, Annick Peigné-Giuly S E C R É T A I R E DE R É D A C T I O N : Christine Micholet C O N C E P T I O N G R A P H I Q U E : Jérôme Oudin/Design dept. G E S T I O N ET A D M I N I S T R A T I O N : Dominique Margot

Ont participé à ce numéro pour les analyses de films: Catherine Blangonnet, Gérald Collas, Monique Laroze, Christine Micholet, François Niney.

Images en bibliothèques : Siège social : BPI, 19, rue Beaubourg, 75004 Paris. Administration et abonnements : 27, avenue de l'Opéra, 75001 Paris. IMPRIMEUR : Imprimerie nouvelle. Dépôt légal : 3ème trimestre igg5. Numéro ISSN : 1146-1756 © Association Images en bibliothèques-Direction du livre et de la lecture. Tous droits

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Crédits photos

Pour la suite du monde (D.R.) page 12 Vidéolettre de Quentin (D.R.) page 24

Achevé d'imprimer par l'Imprimerie nouvelle en octobre 1995.

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4ème trimestre 1993, Chris. Marker (épuisé)

1er trimestre 1994 Cinéma du réel

2ème trimestre 1994 Le montage (épuisé)

3ème et 4ème trimestre 1994, Marcel Ophuls

1er trimestre 1995, Retour sur images

2eme trimestre 1995, Le cinéma direct, et après ?

ISSN : I I46-I 7 56 5o francs