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LA PART DE L'INFLUENCE GERMANIQUE DANS L'OEUVRE D'ERCKMANN-CHATRIAN PAR M. le Baron de la CHAISE Me trouvant à la fin de la guerre (1) au Bureau d'études d'Alsace-Lor- raine créé pour faire connaître PAlsace-Lorraine à l'opinion française et surtout à celle des Alliés — j'y étais chargé de la propagande par le livre, et j'ai été naturellement amené sur ce .terrain a faire appel aux romans si populaires d'Erckmann-Chatrian. Cependant lorsque j'en présentai la liste à mon chef, celui-ci se montra moins enthousiaste que je ne l'aurais cru à l'égard d'un écrivain aussi réputé. « Erckmann-Chatrian?» me . dit-il, d'un air de doute « Oui, pour les Romans nationaux... Mais; n'allez pas propager aveuglément tous les autres; car'il'y a dans certains d'entre eux un courant allemand, explicable peut-être, mais qui créerait une équivoque dans la campagne que nous entreprenons auprès de nos Alliés. » Cette appréciation me parut singulière. Toutefois je me bornai alors à répandre les Romans nationaux bien connus, — Madame Thérèse, Pin- vasion, le Blocus — qui se prêtaient si nettement à la propagande, remet- tant à une époque plus calme le soin d'élucider ce mystère. Un hasard de vente publique ayant fait tomber dans mes mains l'oeuvre complète d'Erckmann-Chatrian, les loisirs des longues soirées à la campagne me donnèrent la curiosité de rechercher si cette appréciation était fondée, et dans ce cas quelle était la raison de cette veiné allemande dans une oeu- vre par ailleurs toute imprégnée de patriotisme français. * * Tout le monde connaît les Romans nationaux, C'est* sous une forme à dessein naïve, une oeuvre admirable de fidélité historique et de grandeur, (1) De 1914-1918.

LA PART DE L'INFLUENCE GERMANIQUE DANS L'ŒUVRE D

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M. le Baron de la CHAISE

Me trouvant à la fin de la guerre ( 1 ) au Bureau d'études d'Alsace-Lor­raine — créé pour faire connaître PAlsace-Lorraine à l'opinion française et surtout à celle des Alliés — j'y étais chargé de la propagande par le livre, et j'ai été naturellement amené sur ce .terrain a faire appel aux romans si populaires d'Erckmann-Chatrian. Cependant lorsque j'en présentai la liste à mon chef, celui-ci se montra moins enthousiaste que je ne l'aurais cru à l'égard d'un écrivain aussi réputé. « Erckmann-Chatrian?» me . dit-il, d'un air de doute « Oui, pour les Romans nationaux... Mais; n'allez pas propager aveuglément tous les autres; car'il'y a dans certains d'entre eux un courant allemand, explicable peut-être, mais qui créerait une équivoque dans la campagne que nous entreprenons auprès de nos Alliés. »

Cette appréciation me parut singulière. Toutefois je me bornai alors à répandre les Romans nationaux bien connus, — Madame Thérèse, Pin-

vasion, le Blocus — qui se prêtaient si nettement à la propagande, remet­tant à une époque plus calme le soin d'élucider ce mystère. Un hasard de vente publique ayant fait tomber dans mes mains l'oeuvre complète d'Erckmann-Chatrian, les loisirs des longues soirées à la campagne me donnèrent la curiosité de rechercher si cette appréciation était fondée, et dans ce cas quelle était la raison de cette veiné allemande dans une œu­vre par ailleurs toute imprégnée de patriotisme français.

* *

Tout le monde connaît les Romans nationaux, C'est* sous une forme à dessein naïve, une œuvre admirable de fidélité historique et de grandeur,

(1) De 1914-1918.

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et c'est justice qu'ils soient dans toutes les mémoires. Dans la longue série des œuvres d'Erckmann-Chatrian ils sont précédés, et surtout suivis, de bien d'autres récits qui sont loin d'être sans valeur, mais ils dominent de haut tous leurs voisins, et ce sont eux surtout qui devraient s'appeler «populaires». Tous nous avons vibré aux orages révolutionnaires qui font la trame de T « Histoire d'un Paysan », aux souffrances du « Cons­crit de 1813 » à Lutzen et à Leipzig, aux exploits des patriotes vosgiens trahis par le « Fou Yêgof », aux angoisses et aux bombardements du « Blocus » de Phalsbourg, enfin au sacrifice héroïque des derniers gro­gnards à (( Waterloo ». Tous nous nous sommes exaltés aux discours patriotiques de « Madame Thérèse » et nous nous sommes assis à la table bien servie de < l'Ami Fritz » en face de la charmante Suzel.

Mais là n'est pas toute l'oeuvre d'Erckmann, et, si* le reste ne vaut pas cet ensemble comme qualité, il jette néanmoins un jour curieux, et au premier abord troublant, sur la mentalité de l'auteur, et il donne à ses Romans un nouveau sens,et une plus grande portée.. Car Erkmann, né à Phalsbourg, est un homme des Marches de l'Est, et son cas apporte une contribution intéressante à la connaissance de l'esprit de nos pays frontières. _ l-.'^li

., * *

L'œuvre d'Erckmann (car Chatrian jouait surtout dans l'association le rôle de comptable et d'agent de publicité) se partage en plusieurs groupes, de récits. Antérieurs en général aux éclatants Romans nationaux, qui se détachent de l'ensembe comme de superbes images d'Epinal, Vient la série des Romans populaires qui relèvent d'une veine toute différente Nous y connaissons tous Y Ami Fritz, \& Maison forestière, et les Confi-,

dençes d'un joueur de clarinette, et quelques-uns d'entre nous se rap­pellent avoir lu Y Illustre Docteur Mathéus, Me Daniel Rock, les Contes

des bords dpt Rhin et Hugues le Loup* Tous des récits se déroulent en

Alsace ou dans son voisinage, et mettent en scène les coutumes et tete mœurs régionales: la fraîcheur des descriptions, l'amour de la Nature et de la Famille, y sont aussi prononcés que dans les Romans nationaux; mais ils n'ont rien de guerrier, et ils n'abordent jamais la veine patrio­tique: c'est, à proprement parler, le Roman de l'Alsace dans la paix.

Enfin un troisième groupe de récits, parmi lesquels les Contes e$ Ro­mans alsaciens, revient à la veine patriotique et politique réveillée par les funestes événements de 70 ; ils. constituent une âpre critique du Second Empire, comme les Romans nationaux avaient fait du Premier .et d e la Restauration, et sont animés exclusivement de la foi patriotique qui a sou-

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levé Erckmann jusqu'aux derniers jours de son existence. Ceux-ci n'ont qu'un médiocre intérêt pour le problème qui nous occupe: ils ne se pas­sent qu'exceptionnellement en Alsace d'où Erckmann s'était exilé volon­tairement lors de l'annexion, et ce n'est dans ce cas que Y Alsace d'après 1870, frémissant sous le joug allemand, qu'ils nous dépeignent.

Ce simple aperçu nous fait entrevoir que l'intérêt se concentrera pour nous sur les Romans populaires, d'allure exclusivement régionaliste. En dehors des Contes des bords du Rhin, et de quelques contes mineurs comme le Violon du Pendu ou le Bourgmestre en bouteille, tous ces ré­

cits forment, sous une ironie naïve et charmante, un panégyrique de la vie calme et plantureuse de la vieille Alsace, de ses splendides forêts, de ses vignes v ensoleillées, de sa vie patriarcale, de ses festins et de ses amours. Rarement le récit s'égare dans une ville: il revient toujours avec prédilection à ces campagnes bénies s'étendant dans les vallées des Vosges, tenant à la fois à la montagne et à la plaine, abritant les vieilles tradi­tions et les usages d'autrefois, et une race de paysans sages, modérés, soumis à l'autorité, mais épris de liberté, d'instruction et de bien-être: en somme la patrie du montagnard Alsacien et Lorrain de tous les temps, et ici spécialement d'un triangle qui semble s'appuyer sur Dabo, Saverne et la Petite-Pierre et dont Phalsbourg serait le centre.

C'est au reste' dans ce même triangle que — sauf Madame Thérèse — sont situés également les paysages essentiels des Romans nationaux. Nous sommes iei au cœur du pays cher à Erckmann et nous y voyons évoluer ses personnages de prédilection.

• -' * *

Pourtant à qui vient de lire les Romans Nationaux le ton des Romans Populaires, quelle que soit la similitude du décor, ne rend pas tout à fait un son identique. Peut-être y cherchons-nous instinctivement — aussi bien dans le paysage que dans l'âme des acteurs — le décor guerrier, les sentiments héroïques, les angoisses de l'invasion, le son du canon, tout ce qui ennoblissait les âmes des volontaires de la Révolution et des grognards de l'Empire. Nous avons un peu le sentiment du vide de la paix succédant au, mouvement de la gloire. Les héros paisibles des Romans Populaires sont sympathiques certes, mais quelquefois nous leur voudrions plus d'al­lure. Plus encore, il semble qu'avec eux nous entrions dans un monde différent, où jamais l'on ne parle de guerre, mais aussi rarement ou jamais de la France. C'est un inonde à part, très abrité dans ses montagnes, qui semble, situé hors des agitations du temps et jusqu'à un certain point aussi à l'écart des grands chemins de l'espace, puisqu'il existait sous la même

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forme plusieurs siècles auparavant et qu'il n'a pas de frontières définies; une Alsace de convention en somme,, au cœur bien avoué à Phalsbourg, mais dont les limites sont flottantes et se retrouvent malaisément sur la carte. Qu'arrive-t-il, en effet, au lecteur non prévenu et qui est frappé par la consonance de certains noms de lieux et curieux de savoir où ils se trouvent? Il découvre assez rapidement que, géographiquement parlant, il n'est plus en Alsace. Ce sont bien toujours les mêmes personnages,

' mais ils évoluent souvent dans un pays plus éloigné.

Prenons par exemple les Contes du Rhin. A l'exception de deux ils se passent tous hors d'Alsace: le Blanc et le Noir à la Brasserie Brauer à Vieux-Brisach, le Requiem du Corbeau, à Bingen dans une vieille maison de la rue des Minnesinger, le Chant de la Tonne à la Taverne des Escar­gots à Coblence, le Violon du Pendu sur la grand'route de Brück à Fri-bourg, le Bouc d'Israël à Tubingue en Franconie, la Voleuse d'enfants à

Mayence, et le Trésor d%u Vieux Seigneur dans les ruines du Vieux Bri-sach; sans compter Hugues-le-Loup qui a pour cadre la Forêt-Noire aux environs de Fribourg. Encore les Contes dfu Rhin sont-ils d'inspiration tout allemande. Mais voici, dans les Contes poptdaires, les Bohémiens qui pillent le village de Hirschland dans le Palatinat bavarois, et franchissent la frontière pour se sauver en Alsace; de même que le Bourgmestre en bouteille se promène sur les rives de la Queich, aux environs de Landau ; voici VŒU invisible qui voit à travers une vieille maison de Nuremberg, et surtout le Combat d'Ours qui se déroule à la Taverne du Jambon dp

Mayence, à Bergzabern. L'on a essayé depuis * d'identifier cette localité avec Zabern, notre Saverne alsacien; mais il faut décidément y renoncer. Erckmann, qui dépeint bien la même localité dans deux contes différents, nous dit expressément qu'elle se trouve étalée « entre les superbes vigno­bles du Rhingau et les belles forêts du Hundsrück... des femmes y vien­nent à pied de Pirmasens et de Landau... » Il s'agit donc bien de la bour­gade de Bergzabern dans le Palatinat. Et que de détails du récit suffiraient, du reste, à nous y transporter!

Cette taverne fameuse est située, en effet, à Bergzabern « dans la som-« bre rue des Hallebardes... au fond de l'antique cour des Trabans... » Son patron, Maître Frantz Christian Sebaldùs Dick, y donne à ses amis des festins pantagruéliques et il proclame qu'il n'y a nulle part « d'aussi « bons jambons qu'à Mayence, de plus nobles vins qu'à Rüdesheim, Mar-« kobrunner, Steinberg, de plus jolies filles qu'à Pirmasens, Kaiserlau-« tern, Annweiler, Neustadt... », c'est-à-dire dans le périmètre du Palati­nat bavarois. Et il le prouve encore davantage lors de l'organisation de son grand banquet «en écrivant à tous ses correspondants de Spire, d^ « Mayence, de Francfort, et jusqu'à Cologne... ». Il « fait venir le cuïsi-

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«; nier Hafenkouker, le célèbre chef du Rœmer de Francfort, qui arrive «- avec les envois de tous .les pays d'Allemagne. » Et pour illustrer davan­tage encore cette journée, « pour la première fois M e Sébaldus a consenti de « verser au deuxième service- des vins de France, du vin de Bourgogne, « u d e : Bordeaux et du Champagne, chose qu'il n'avait jamais voulu faire « à cause de son grand respect pour la patrie allemande », cependant que « les musiciens jouent le Volfort de Rastadt, les trois Hopsers de Pirma­s e n s et les Ländlers de Kreuznach... » et que sur une estrade «quatre « trompettes vêtues mi-partie de rouge, d£ jaune, d'azur et <le violet « à l'ancienne mode des Trabans... tenaient à leurs lèvres de longues « trompes recourbées, à fanon de velours brodé d'argent et d'or, la toque « sur l'oreille et le poing sur la hanche » et « se mettaient à sonner l'an-« tique fanfare du duc Rodolphe entrant à Bergzabern en l'an 1575. »

Ce dernier détail rappelant de si près les « douze trabans la tête de « loup sur le front... tenant des trompes droites évasées, longues de six « pieds, le fanon rouge flottant jusqu'au bas des étriers » qui apparais­sent dans le récit du mariage du Comte sauvage Burckard en 1409 dans la Maison Forestière, ne laisse aucun doute sur l'atmosphère toute germa­nique où nous nous trouvons. * • •

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Mais voici mieux encore.

. H-unebourg, la charmante petite patrie de l'Ami Fritz, le héros le plus populaire d'Erckmann-Chatrian, Hunebourg, quoique nous en ayons, ne se trouve ni en Alsace, ni en Lorraine, L'on a essayé d'y retrouver Hu­nebourg près de Neuviller, ou Phalsbourg, ou fa Petite-Pierre, où Erckmann avait passé ses premières années. Peine .perdue : Hunebourg, nous dit l'Ami Frits, possédait un couvent de Capucins, lesquels en 1793 « lors de l'arrivée des Français » avaient abandonné leur cave, dont le « grand-père (de Y Ami Fritz) avait eu la chance de sauver 2 ou 300 bou-« teilles >r lesquelles font dans le récit l'ornement de la cave de son petit-fils. Hunebourg possède par surcroît une « caserne de cavalerie où la tronv « pette des hussards sonne le rappel », mais ces hussards sont ceux de « Frédéric Wilhelm » dont on voit sur la promenade de la ville « les « offièiers raides dans leurs uniformes comme des soldats de bois » ce­pendant qu'à la porte est accroupi « u n mendiant avec des cheveux plats « et des favoris en canon de pistolet : c'était un ancien soldat de l'Em-« pire; on l'appelait der Frantzose... » ce qui ne nous laisse aucun doute que nous ne soyons en Allemagne, et probablement à Landau.

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Et Bischem même, où l'Ami Fritz va danser à la fête avec la jolie Suzel, n'est pas davantage Bischheim en Alsace. « Bischem, nous dit le récit, « antique bourgade ayant vu les guerres des margraves, des landgraves, « des Armléders, des Suédois, des Républicains... », Bischem possède

dans une de ses auberges la « Chambre de Hoche ». La voici, Messieurs, dit l'aubergiste. « C'est là que les généraux républicains ont tenu conseil « le 23 décembre 1793, trois jours avant l'attaque des lignes de Wissem-« bourg » ce qui identifie le Bischem de l'Ami Fritz avec Pirmasens, dans le Palatinat bavarois, où Hoche avait, en" effet, son Quartier Général.

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Les personnages qui se meuvent dans ces contes ne sont pas d'ailleurs les bons Alsaciens que l'on nous a si souvent dépeints ; ils viennent en général de l'Allemagne, vers laquelle instinctivement aussi ils se tournent.

Je ne parle pas de M e Sébaldus Dick déjà nommé, ou de Hans Lcerîch, du Conte des Bohémiens, qui tient à sa ««dignité de simple maire de village bavarois », ni des personnages cïu Trésor du Vieux Seigneur, ou de la Voleuse d'enfants, contes qui se passent entièrement à Nuremberg, à Vieux-Brisach ou à Coblentz, c'est-à-dire en Allemagne et entre Alle­mands. Mais voici l'un des héros les plus populaires d'Erckmann Chatrian : Y Illustre Docteur Mathéus: il habite, il est vrai, le village de Grauftal, près Saverne; mais ayant écrit un ouvrage philosophico-médical, il ne manque pas d'en « envoyer quelques exemplaires aux Universités d'Alle­magne » ce qui fait qu'il « devient membre correspondant de l'Institut « chirurgical de Prague, de la Société royale des Sciences de Goettingue « et Conseiller des haras de Wurtzbourg », et il n'aspire qu'à aller siéger dans l'un de ces centres de la science germanique.

Il a des confrères dans les contes voisins qui ont fait comme lui : après le docteur Adrien Salsam, accoucheur de la grande duchesse, auquel « le « priée Hatto de Schlittenhof -envoie1 une plaque du Vautour noir» (le vautour remplaçant évidemment ici le roi des oiseaux qui brille sur les décorations prussiennes) voici le docteur Eselskopf, qui vient. soigner le tavernier du Jambon de Mayence: il a fait ses études médicales à Vienne, à Munich et à Berlin: entre temps il va voir sa vieille tante à Kreuznach, en Palatinat; et enfin nous nous trouvons subitement dans le Juif polonais, pour juger vers 1843 (1) le sieur'Mathis, aubergiste à Wéchem, entre Mutzig èt Rothau, devant un singulier tribunal: « N o u s « Rüdiger, baron de Mersbàch, grand prévôt de S. M. Impériale en

(1) Le fait s'est passé en réalité Vers 1816.'—'HJNZELIN, Erckmann Chatrian, Ferenczi, 1922." - : '

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« Basse-Alsace, assisté de nos conseils et juges, sieurs Louis de Falkens-« tein et de Feininger, docteur en droit... » tous noms qui évoquent ar-chaïquement, autant par leur consonance que par leurs fonctions, les mi­lieux administratifs antérieurs à l'occupation française de l'Alsace.

De même les musiciens et les peintres, nombreux dans l'œuvre d'Erck-mann, ont toujours leurs attaches sur l'autre rive du Rhin. Voici dans Le Blanc et le Noir le jeune organiste Théodore Blitz, qui a travaillé à Iéna ; M e Zacharius, le musicien du Requiem du Corbeau « qui compose « un Requiem pour la mort du grand duc Yéri Peter » ; voici M e Al-bertus Kilian, du Violon du Pendu qui enseigne la musique à Fribourg, et M r le Conseiller Théodore Kilian (son parent probablement) qui dans Mon illustre ami Salsam « joue du violon... sur un de ces fameux « Lowenhaupt que Frédéric II fit construire, au nombre de douze, pour «accompagner ses parties de flûte». Voici Kasper Haas « maître de <c chapelle du grand duc Yéri Peter, avec 1500 florins de fixe» qui dé­daigne l'Héritage de l'Oncle Christian pour se remettre à la musique, et qui «compte faire jouer Tannée prochaine un opéra au Grand Théâtre « de Berlin ». Et c'est un musicien encore qui, descendant à la cave avec le tavernier des Escargots à Coblentz « comme un frère sommelier « allant rendre visite à la bibliothèque du cloître... » interprète le Chant de la Tonne, c'est-à-dire celui que Ton chante après boire, par « le rêve « du Freischutz, l'opéra de la Flûte .enchantée, où vibre lame des Mo-« zart de Gluck, des Wéber, des Théodore Hoffmann ».

Les peintres ont la même formation. On ne nous dit pas où a étudié le peintre Christian Diemer, fiancé à la jolie Fridoline^ fille du patron de la Taverne du Jambon de Mayence, mais il n'y a aucun doute pour Théo­dore Richter, l'hôte de la Maison forestière, qui fut peintre de paysage à Dusseldorf, où il habite « chez sa vieille tante Catherine ».

Il y a aussi des vieux soldats allemands qui passent à travers ces récits, « Le bourgmestre Pérousse », dans Y Inventeur, avait jadis servi dans les armées de l'archiduç Charles ». Le majordome Tobie Offenloch est « un « vieux soldat du régiment de Nicfeck, où il avait fait jadis la Campagne « de France de 1814, sous les ordres du Comte». Et il n'est pas jus­qu'au héros de Y Ami Fritz, roman bien alsacien s'il en fut, aux yeux du public, Fritz Kobus, qui ne se proclame Bavarois, et dont les amis ne le fassent également. En dehors de ses anciens camarades « Pétrus (qui) « venait d'obtenir une chaire de métaphysique à Munich, et Nickel Bi-« schof (qui) venait d'être décoré de l'Ordre (allemand) du Mérite pour « ses belles poésies...» voici ses deux amis inséparables, le percepteur Hâan et le grand Frédéric Schoultz, qui nous révèlent d'ailleurs sans ambages à quel pays ils appartiennent.

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Le percepteur Hâan que l£ texte appelle « Einnehmer » non sans in­tention semble-t-il, reçoit, lit-on, lorsqu'il fait sa tournée aux environs d'Hunebourg. « l'argent du roi » sur des tables « qui se couvrent bientôt « de piles de florins et de thalers »... Regarde, dit-il à un contribuable récalcitrant, « voilà l'argent des armées du roi ! En faut-il de l'argent « pour-payer les armées de Sa Majesté!» Et qui est cette Majesté tant Vantée? « Le roi, répond Hâan, celui qui paie les armées pour dé-« fendre la patrie allemande, les ambassadeurs pour représenter noble-« ment la vieille Allemagne... voilà les services que vous rend votre gra­veleux'souverain, si bon, si rempli de patience... cependant n'oubliez « pas que la patience de Sa Majesté est longue, mais elle a des bor-« nés!.., ».

Et son camarade, le grand Frédéric Schoultz, « un ancien sergent de « la landwehr bavaroise en 1814», a fait la Campagne de France où il s'est battu, dit-il, en Alsace, contre « un tas de gueux qui nous assom-« maient à coups de pierre du haut de leurs rochers, ces enragés monta-« gnards de la chaîne des Vosges... » qui étaient tout simplement nos braves franc-tireurs lorrains dont Erckmann a conté les exploits dans YInvasion.

Même remarque pour les personnages de la Maison forestière. Le jeune, peintre Théodore Richter arrive chez le garde chasse Hohneck, au « ha-« meau de Wolftal, entre Kreuznach et Pirmasens » et voici comment s'engage entre eux la conversation : « Hé hé ! fait le brave homme, vous « êtes Français, j'ai vu ça tout de suite! — Pas tout à fait, je suis de « Dusseldorf ! — A h ! de Dusseldorf ! C'est égal, fit-il en reprenant le « dialecte de la vieille Allemagne, vous avez l'air d'un bon enfant tout , « de même! » Et plus loin: « Tenez, regardez là-bas le Birkenstein... moi « j'aime mieux le Losser, le Krapenfels, le Waldhorn: mais, comme « disent les Français, à chacun ses goûts et ses couleurs ». Et le dessina­teur Schuler, dans l'illustration de l'édition populaire d'Erckmann-Cha-trian, a eu beau affubler notre héros de l'uniforme habituel de nos gardes chasses français de 1860 — grandes guêtres à boucles, longue blouse bleue barrée par le baudrier à plaque de cuivre soutenant le briquet, et képi de troupe vert penché sur l'oreille, sans oublier la moustache à l'im­périale du vieux soldat — il faut hélas! déchanter: Franz Hohneck est garde chasse du « grand duc Ludwig » : c'est à Pirmasens qu'il va por­ter à M. le garde général la truite ou le cuissot de chevreuil dont celui-ci est friand, et quand ce fonctionnaire important vient faire visite à la maison forestière, il trouve avec satisfaction dans sa chambre « à gauche « dans un vieux cadre noir... une gravure de Frédéric II, le tricorne « penché sur l'épaule, et la canne à la main dans l'attitude d'un caporal

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« schlagûe... ». Jà ou chez un garde chasse français aurait figuré avec honneur — à cette époque surtout — un portrait de Napoléon. Le vieux garde évoque, d'ailleurs, volontiers « le pasteur Baumgarten de Pirma-« sens » aussi bien que le fait le jeune peintre Théodore pour « le doc-« teur Everbeck de Tubingue, le plus fameux critique d'art de toute l'Al-« lemagne », et lorsqu'il contemple la charmante Loïse, fille de son hôte, pour laquelle il éprouve un sentiment tendre, ce qu'il trouve à en dire de plus flatteur, c'est que « les ingénues de Vienne, de Berlin ou d'ailleurs « auraient mieux compris leur rôle en la regardant ». Pas un instant il ne pense à celles, plus compétentes encore, de Paris.

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Bien d'autres traits de mœurs, du reste, dans les Contes populaires lais­sent au lecteur non prévenu une impression d'étonnement.

Il y a, par exemple, cet amour de la bonne chère, répandu à profusion dans toute l'œuvre d'Erckmann, à tel point qu'on a pu l'appeler (i) « une épopée et une idylle de la nourriture ». Suivons par exemple dans ses pé­régrinations Ylllustre Docteur * Mathéus, sans doute le héros préféré d'Erckmann. puisqu'il avoue qu'en écrivant ce conte « son travail le por­tait... « il était Mathéus en personne ». A sa première étape le docteur arrive dans un village où, comme s'exprime si souvent Erckmann à la vue d'une ripaille « le plus agréable spectacle s'offrit à ses regards » : « On « voyait un superbe cochon écartélé sur une large échelle et pourfendu « depuis le cou jusqu'à la queue; c'était blanc, c'était rouge, c'était ïavé< « rasé, nettoyé, enfin c'était ravissant!... Dans la cuisine on était au mi-ce lieu de- la préparation des boudins : dame Catherina... les manches re-« troussées jusqu'au coude, en face du cuveau, levait majestueusement la « cuiller remplie de lait, de sang, de major laine et d'oignons hachés: « elle versait lentement, tandis que la grosse domestique tenait le boyau « bien ouvert, afin que cet agréable mélange pût y entrer et le remplir <( convenablement. »

De cette « fête du porc gras » les promenades de l'auteur nous mènent tour à tour aux banquets somptueux et décrits avec amour qui font craquer les tables de la Taverne du Jamfron de Mayence, aux tablées féodales à!Hugues-le-Loup, ou de la Maison Forestière, jusqu'aux dîners campagnards du Joueur de Clarinette et de l'austère M* Daniel Rock,

ou aux bamboches bourgeoises de Y Ami Fritz, où les convives, dès avant la chaleur communicative du banquet, célèbrent à l'envi « la gloire de

( 1 ) HINZELIN, ERCKMANN-CHATRIAN, p . 5 1 .

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« la Vieille Allemagne, ses pâtés, ses jambons et ses nobles vins ! » — Et même la dernière page de l'austère et héroïque Madame Thérèse se termine par cette alléchante et prosaïque description : « Puis nous «entrâmes (dans notre maison) et le festin de jambon, d'andouilles et « de grillades arrosées de vin blanc et de vieux Bourgogne commença... « je vous laisse à penser quelle table, quel appétit, quelle satisfaction! » Cette chute du sublime au prosaïque rappelle assez les entr'actes de Bayreuth pendant lesquels les fervents de Wagner dégustent avec délices de la charcuterie.

Notons qu'Erckmann ne craint pas de faire boire ses héros. Ceux de la Comète le font si bien qu'ils confondent avec cet astre une humble

Janterne publique. Dans Y Ami Fritz « lorsque les deux amis n'avaient « rien à faire de mieux, ils se grisaient ensemble avec du Schnaps » et le respectable docteur Fritz, dans Hugues-îe-Loup, invité à boire pour se réchauffer au retour de la chasse, nous avoue que son vis-à-vis avait « la figure sévère comme tout brave cœur qui a un peu trop bu » et qu'il lui fallut à lui-même « vider deux fois mon hanap sous les yeux de la « salle attentive. Alors je devins grave à mon tour et je trouvai tous « les objets lumineux: les figures sortaient de l'ombre pour me regarder « de plus près... toutes me parurent bonnes, bienveillantes et tendres. »

Et il y a plus. Il y a encore cet amour de la chasse et des chiens, sur­tout des danois et des dogues d'Ulm, mais spécialement cette évocation continuelle du loup qui vient hanter tant de contes d'Erckmann.

La Maison forestière, à ce point de vue, n'est qu'une vaste légende du loup, à commencer par les seigneurs Burckhar qui sont présentés comme suit: « Il y a quatre cents ans vivait dans ce pays une famille de loups... « gens qui n'aimaient que la chasse et la guerre... ils étaient tous velus, « trapus et larges d'épaules... ils avaient tous le front bas et plat, les « yeux jaunes, le nez en griffe, la bouche très grande, garnie de clients « blanches... et le menton massif, couvert d'une barbe fauve. Le der-« nier de ces Burkhar s'appelait Wittikab: il ressemblait à tous les « autres par la figure, la couleur de la barbe, la longueur des bras, « l'amour de l'or, de l'argent, de la chasse, des chevaux et des chiens... « c'était le plus grand chasseur et le plus grand pillard' de son temps... » en somme un Jumker prussien de cette époque. Et dans Hugues-le-Loup voici la première impression que laisse au docteur Fritz le comte de Nideck qu'il vient soigner: «Je fus saisi de l'étrange physionomie du « seigneur du Nideck et ne pus m'empêcher de dire: « C'est un vieux « loup! ». En effet «cette tête grise à cheveux ras, renflée derrière les « oreilles d'une' façon prodigieuse et singulièrement allongée par "la « face; l'étroitesse du front au sommet, sa largeur à la base; la dispo-

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« sition des paupières à la racine du nez, bordées de noir et couvrant <( imparfaitement le globe de l'œil... la barbe courte et drue s'épanouis-<( sant autour de mâchoires osseuses; tout dans cet homme me fit fré-« mi.r, et des idées bizarres d'affinités animales me traversèrent l'esprit. » Erckmann, en effet,. a été frappé par cette coïncidence physiologique troublante et ne s'est pas borné à constater une simple ressemblance mo­rale. — Il n'est pas jusqu'à l'églogue idyllique de Y Ami Fritz où n'ap­paraisse « le Wachtmann Fuchs se tenant dans l'ombre, avec sa tête « de loup à l'affût, les oreilles droites le museau pointu, les yeux lui-« sants », cte même que le loup Sirimar partage avec le Fou Yégof et ses loups favoris l'empire du monde entre Germains et Triboques durant une nuit d'hiver, dans le « Champ du Sang » au clair de lune.

Le nom archaïque de ce loup n'est pas le seul, d'ailleurs, de ces noms mérovingiens qui font dans le récit l'effet de ces «pierres du Rhin » grossièrement taillées et montées dans certaines pièces d'orfèvrerie du haut Moyen Age ; ils pullulent dans les Contes d'Erckmann et dans les

* réminiscences de ses héros. Le Comte sauvage — Wildgraf —: de la Maison Forestière s'appelle Wittikab; il est le père d'Hasoum, le fils de Virimar, le petit-fils de Zwentibold; il a pour servante la vieille Hat-wine, e t c . . M* Daniel Rock ne rêve que des anciens seigneurs de Fel-senbourg, dont il a racheté les ruines : il cherche les ombres de « Luit-prand, Robert, Karl et vous tous mes anciens maîtres ! » ; il fait ses lectures de l'Histoire d'Hugues-le-Loup, premier des Nideck, ou des « Guerres de Frédégonde et de Brunehaut, Ulrich, Mérovée, Luitfried, « Othon, Gerhard, Chilpéric-le-Borgne, Hatto-le-Noir... Yéri-Hans et « Bartold... » Fulgrade elle-même a une sœur Irmengarde, gardienne des ruines du Nideck, comme elle l'était 4e celles de Felsenbourg, qui a, comme Fuldrade, des visions des temps mérovingiens où passent les noms de Droctufle, de « la reine Faileube, épouse de notre seigneur « Chilpéric » où « Septimanie la gouvernante des jeunes princes, cons-« pire la mort du roi... avec Sinnégésile et Gallomagus » ce qui impres­sionne d'autant plus le conteur qu'il croit reconnaître dans une caverne les armes, de la tribu germanique des Triboques, et dans les ruines du Nideck «l'architecture mérovingienne elle-même». Quel que soit l'ana­chronisme évident de cette allégation, il est impossible de ne pas recon­naître combien la hantise bien allemande du haut Moyen Age et même de l'époque mérovingienne affleure souvent dans ses récits. Elle constitue l'unique réminiscence historique de ses acteurs: on dirait qu'ils n'ont jamais connu d'autre histoire.

N'oublions pas, pour compléter ce décor bien spécial, cet attrait du mystère qui transparaît si souvent dans son récit et qui se trouve à l'ar-

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rière plan de la pensée de ses acteurs. Il y aurait toute une étude à faire sur la part du mystère dans l'œuvre d'Erckmann et son biographe, M. Emile Hinzelin, nous a dressé (1) une liste des récits où cette part est prépondérante. Ainsi en est-il dans l'Esquisse mystérieuse, la Tresse noire, le Bourgmestre en bouteille, VAuberge d%u Pendu, VŒU invisible, le Ta­

lion, le Cabbaliste Hans Weinland, le Requiem d%u Corbeau, Mon illustre

ami Selsam, VOreille de la Chouette, récits dont les noms seuls sont évocateurs de mystère. Mais cette hantise devient un parti pris et la base même de l'action dans le Trésor du Vieux Seigneur, la Maison Fo­restière et Hugues-le-Loup. Ici nous plongeons jusqu'aux arcanes de la prémonition et de la signification des songes. Le trésor du vieux Sei­gneur apparaît en rêve à Niklas, humble garçon de courses d'un e librai­rie de Nuremberg, et lui fait quitter sa place et son pays pour l'attirer à Vieux-Brisach, dont les ruines féodales sont décrites avec le cachet romantique de l'époque. Au cours d'un autre rêve où il assistera la pompe funèbre d'un Empereur dont le catafalque descend le Rhin atta­ché sur une barque, il aperçoit le « Vieux Seigneur » lequel, s'appelle ici Gontran l'Avare, lui montrant la place où gît son trésor « avec la couronne, l'épée et la coupe enrichie de pierreries » dont la possession lui permettra d'épouser la jeune fille qu'il aime.

Niklas n'a fait que « voir en rêve les événements passés et les scènes «présentes». Mais c'est une véritable hantise qui possède à époques fixes le-vieux garde chasse Frantz Hohneck de la Maison Forestière, et qu'il explique ainsi : Le dernier des Comtes sauvages qui terrorisaient- au X V E sièce le pays de Landau, Wittikab, n'ayant eu en punition de ses massacres, qu'un fils Hasoum, qui était un monstre à peine humain, et, l'ayant abandonné dans la forêt pour s'en débarrasser en vue d'un nou­veau mariage, offrit aux invités de la noce une -chasse magnifique, qui tomba sur la piste d'Hasoum, lequel fut dévoré par les chiens de son père. En mémoire de ce forfait, nous dit le vieux garde chasse « tous « les ans à pareille époque... le Comte sauvage... recommence dans le « Hohwald la chasse de son fils Hasoum. Cette chasse part (de son châ-« teau) du Veierschloss et elle descend dans la plaine du Palatinat; « elle fait le tour du Hundsrück en comprenant le Mont Tonnerre; elle « gagne les Vosges par Bitche, Lützelstein, Lutzelbourg; elle descend « jusqu'au Jura et finit par venir s'abîmer dans le lac... Tout le long « de la route le Burckhar entraîne avec lui les âmes des descendants « de ses anciens serviteurs (en l'espèce ley vieux garde et sa fille)... « votre esprit est râflé d'un seul coup, votre corps reste endormi (pen-

(1) E . HiNZELiNy ERCKMANN-CHATRIAN, p. 50

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« dant plusieurs jours), et vous voilà parti bondissant par dessus les « rochers... à la suite des terribles chiens burckhar... Vous passez « tant de lacs, de montagnes, de pics, de rivières... qu'au réveil tout cela « semble un rêve ! » En réalité il s'agit d'un cas récurrent de léthargie périodique.

Léthargie ou somnambulisme encore, et revenant à ' date fixe- que la maladie des deux acteurs principaux d'Hugues-le-Loup. Cet ancêtre du Comte de Nideck, — dont le portrait, nous dit le jeune docteur appelé auprès de lui, « semblait me regarder comme vous regarde un loup* au « détour d'un bois: son œil gris injecté de sang, sa barbe rousse et ses « larges oreilles velues lui donnant un air de férocité » — a épousé suc­cessivement deux femmes qui, par une fortune singulière et peut-être voulue, représentent les deux faces du caractère allemand. Voici leurs portraits dans la Salle d'armes, à la suite du sien : « Près de lui, comme « l'agneau près du fauve, une jeune femme, l'œil doux et triste, le front « haut, les mains croisées sur la poitrine, supportait un livre d'heures ; la « chevelure blonde, soyeuse, abondante, entourait sa figure pâle d'une « auréole d'or.» La seconde femme, Huldine-la-Louve, possède au con­traire « l e type Wisigoth dans sa vérité primitive: front large et bas, « yeux jaunes, pommettes saillantes, cheveux roux, nez d'aigle... la « main droite s'appuyant sur un glaive, un corselet de fer enserrait sa « taille». Pour épouser cette Walkyrie saxonne, le Comte Hugues, de concert avec elle, a étranglé sa première femme et a précipité son corps dans un ravin. En mémoire de ce crime, tous les ans, le Comte de Nideck de l'époque et une descendante de la Louve saxonne sont attirés sur les lieux du crime par une force invisible, et dans une transe somnambu-lique répètent sur place les gestes de l'assassinat en les accompagnant de véritables hurlements de loup. « J'ai mêlé au mien le sang de la Louve, « dit Hugues dang. son testament, il va renaître par vous (mes enfants) « de siècle en siècle, et pleurer dans les neiges du Schwartzwald... (c'est) « la Louve -qui m'a fait étrangler Edwige, ma première femme. Que « la Louve soit maudite, car il est écrit: Je poursuivrai le crime du père « dans ses descendants jusqu'à ce que justice soit faite?., jusqu'au jour « où la première femme de Hugues, Edwige-la-Blonde apparaîtra sous « la forme d'un ange au Nideck, pour consoler et pardonner. » Ce qui est la conclusion de toute bonne légende allemande.

* *

Et voilà le grand mot lâché ! Devons nous l'appliquer d'emblée à l'es­prit des Romans populaires d'Erckmann, dont bien peu, après ce rapide exposé, paraissent avoir échappé à cette empreinte fatale?

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Il semble qu'il faut serrer la question de plus près,/et tenir compte d'abord des théories qui ont été présentées pour expliquer II présence de cette veine germanique dans une œuvre si marquée par ailleurs d'un patriotisme éclatant.

La plupart des lecteurs non prévenus, et tous les amis d'Eckermann, ont plaidé que cet esprit prétendu germanique n'était qu'une face de l'esprit alsacien et du meilleur, dont toutes les autres n'étaient pas pour autant, moins françaises d'inclination. Ils ont exposé la faiblesse de la preuve par l'emplacement des lieux en alléguant qu'Erckmann, loin de situer l'action de ses contes en un point géographique, employait indifféremment tous les noms qui. lui venaient à l'esprit pour en affubler les décors de son choix, et qu'il n'attachait pas plus d'importance à ces noms de lieux qu'aux noms mêmes de ses acteurs. Les uns et les autres, généralement à consonance germanique, ne serviraient que de décors ou de person­nages à des scènes d'inspiration purement alsacienne, et l'on cite à l'appui de cette thèse l'exemple de nombreuses légendes alsaciennes autres que celles d'Erckmann, qui sont semées d'usages et de noms à tournure ger­manique empruntés au dialecte du crû. Si Erckmann, ajoute-t-on, laisse souvent paraître dans ses récits des noms et des usages germaniques, ils ne sont jamais là qu'à titre d'invités dans le grand décor de la nature et des mœurs alsaciennes, et par suite de l'infiltration naturelle et sans conséquence que la civilisation d'un grand pays exerce au voisinage de ses frontières. Il n'est pas niable ainsi que l'amour de la bonne chère et surtout l'amour du vin, si répandu dans tous les contes d'Erckmann, ne le soit autant dans les mœurs de la vieille Alsace, et qu'il ne constitue un charme original de cette bonne province, sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir ici aucune influence d'outre-Rhin. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, tout le thème de Y Ami Fritz ne serait qu'une idylle net­tement alsacienne se déroulant dans un cadre également alsacien, dans lequel les noms des lieux et des personnes.teintés d'allemand ne joue­raient qu'un rôle figuratif sa;is importance. La faveur du public français en - serait, du reste, la meilleure preuve, puisque c'est. aux cris de : « Vive la France ! » que s'est terminée la reprise triomphale de Y Ami Fritz en 1897. .

* * . . .

Les lettrés, de leur côté, ont présenté une explication de portée plus générale. Se basant sur la date de composition des Romans populaires d'Erckmann, ils ont observé que cette période de 1830 à 1860 avait,vu l'épanouissement de ce romantisme apparu au début du siècle, qui s'ap­pelait alors le style « troubadour » et qui sévit si cruellement en Aile-

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magne, où il avait, d'ailleurs, plusieurs raisons de s'alimenter. Il était naturel, dès lors, que cette mode eût agi sur l'esprit et sur le style d'Erck-mann chez lequel elle se manifeste surtout, en effet, dans les œuvres de jeunesse allant de 1845 à 1865 ; et ce ne serait, à tout prendre, chez lui que l'influence toute passagère d'une mode littéraire.

Il est indéniable, en effet, que les traces de l'esprit « troubadour » se retrouvent dans presque tous les Romans populaires d'Erckmann. Ainsi en est-il de la silhouette du jeune Christian, le peintre de la Taverne du Jambon de Mayence, « le plus joli garçon de Bergzabern, dit le texte, « avec sa petite toque de velours noir sur l'oreille... et sa polonaise de « drap vert bien serré sur les hanches » laquelle, « les jours de fête, est « en velours violet, et sa toque noire, surmontée alors d'une superbe f plume de coq en faucille, vert changeant et or... » — car, après tout, c'était là le costume de l'époque, qu'Erckmann avait peut être porté lui-même, et les ingénieurs du chemin de fer de l'Est qui, en 1841, viennent braver Me Daniel Rock, sont habillés de même, et ont de plus, réminis­cence féodale, une dague de chasse pendue à la ceinture. — Ainsi en est-il plus souvent encore, dans ce conte hallucinant d'Hugues-te-Loup, qui se passe vers 1850 dans un vieux château de la Forêt Noire, et dont la mise en scène devait satisfaire les plus fervents admirateurs des poé­sies d'Ossian. Nous entrons au « Château du Nideck, la plus belle ré-« sidence seigneuriale du pays... un antique monument de la gloire de « nos pères... Ses voûtes hautes et profondes répétaient au loin le bruit « de nos pas, et l'air du dehors pénétrant par des meurtrières faisait « vaciller la flamme des torches, engagées de distance en distance dans « les anneaux de la muraille... Je voyais nos ombres se prolongeant à « l'infini, glisser comme des fantômes sur les hautes tentures et se tor-« dre en contorsions bizarres. » Dans ce logis dont l'atmosphère sinistre rivalise avec celle de la « Maison Usher » d'Edgar Poë, vit un grand seigneur féodal, à la figure lourdement chargée d'hérédité et portant ce masque de loup qui nous a déjà frappé. Sa chambre à coucher est, comme il convient, « une pièce somptueuse tendue de velours violet « pâvillonné d'or; d'épaisses fourrures amortissent le bruit des pas. De « lourdes draperies voilent une fenêtre en ogive». Au pied de son lit, la Comtesse Odile, sa fille « une blanche et frêle créature, est assise « dans un fauteuil de forme gothique; la longue robe de soie noire, « la distinction idéale de ses traits rappelaient ces créatures mystiques du « Moyen Age: son profil (était) d'une pureté de lignes que l'on ne ren­te contre que dans les sphères aristocratiques... » Et voici enfin le jeune cavalier tel que le voulait le style « troubadour » : « Taille élancée, « profil d'aigle, moustache à la Wallenstein.., le baron de Zimmer-Blou-

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« deric... a une belle tête, pâle, frêle, encadrée de longs cheveux noirs, « aux arêtes saillantes, aux lèvres minces, aux grands sourcils noirs con­te tractés... avec son manteau jeté sur l'épaule, les bottes molles à la hon­te groise montant jusqu'aux genoux, la tailïe serrée dans une longue tu-« nique vert pistache à brandebourgs, le colbaçk d'ourson enfoncé sur « la tête, lé couteau de chasse à la ceinture... il avait quelque chose « d'étrangement pittoresque à la lueur blanche de la résine... » Répé­tons-le: c'était le costume porté par les élégants en voyage vers 1850. Ce qui n'est pas moins caractéristique de l'époque dans ce conte, c'est la sen­sibilité du narrateur, chez lequel, en voyant la Comtesse Odile « une mu­et sique intérieure me rappela les vieilles ballades de ma première en-tt fance, ces chants pieux que fredonnent les bonnes nourrices du tt Schwartzwald... » et qui nous avoue «aux sons lointains d'une trompe de chasse; tt Rien de triste, de mélancolique, comme les vibrations de cet tt instrument au crépuscule... la dernière note surtout, la note prolongée, tt a quelque chose de la grande poésie qui remue le cœur. Le coude sur ma peau d'ours, j'écoutais cette voix plaintive évoquant le souvenir des âges féodaux... » Ainsi faisait également l'Erckmann des années 1840. Nous rejoignons visiblement ici le Cor de Vigny. Engouement pour le décor romantique, engouement pour l'Allemagne, berceau du romantisme, et spécialement pour l'Allemagne féodale, la plus facile à saisir, tous ces sentiments sont bien de l'époque.

Il en est de même encore de cet attrait du mystère, de cette curiosité de l'occultisme et des phénomènes psychiques dont la mode des tables tournantes, si courue vers le milieu du siècle dernier, et dans les milieux les .mieux pensants, a été l'expression la plus populaire. Fantômes, re­venants et succubes s'harmonisaient parfaitement, du reste, avec le décor, volontiers sinistre du genre «troubadour»: c'est, pourquoi la littérature de l'époque en est si volontiers remplie. Les Histoires extraordinaires de

_ Poë ne font que précéder de peu les Contes* d,es bords du Rhin et lies Contes fantastiques d'Erckmanin. Tous obéissent manifestement à la même influence.

* * • •

Ainsi donc, amis de l'Alsace et amis d'Erckmann s'accordent pour ne voir dans son œuvre qu'un hymne de gloire à la Révolution et à la France, commençant avec les fleurettes romantiques habituelles à une époque pé­nétrée de l'esprit troubadour, et se terminant dans les cris de regret dé­chirants que lui a inspirés l'annexion de 70. Pour le reste, ses livres auraient été écrits pour ainsi dire en alsacien avec le pittoresque .des

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mœurs du pays et sans égards pour l'exactitude des lieux, auxquels le conteur laisse à dessein le contour imprécis d'un décor.

Mais à y regarder de près et sans parti pris, il y a dépendant chez Erckmann des sentiments et des expressions qui vont visiblement cher­cher leur inspiration hors d?Alsace. Essayons de déblayer le terrain des faits en commençant par la querelle géographique.

Il est bien vrai qu'Erckmann prenait avec les noms des personnes et des lieux les plus grandes libertés. Pour n'en donner que deux exemples il n'existe pas de château de Nideck, près Fribourg, dans la Forêt Noire comme voudrait nous le faire croire Hugues-te-Loup, et quant à la ruine du Nideck près Saverne, dont il parie dans d'autres contes, elle est géo-graphiquement située hors de ce conte-ci. De même, tout le drame et jusqu'au paysage de Y Invasion est dominé par la ruine de Falkenstein, située réellement au Nord-Est de Saverne, alors que toute l'action se déroule au Sud de Saverne et au Nord de Rothau, dans le massif du Donon «entre Abreschwiller, Dabo et Saint-Quirin », c'est-à-dire à vingt lieuses de là, hors des possibilités de l'action, de sorte que malgré toutes les précisions du récit, il est impossible de le suivre sur la carte

Mieux, encore, sur vingt-et-une localités formant le décor de Y Ami Fritz, neuf se trouvent dans le Palatinat rhénan, huit peuvent être repé­rées én Alsace et en Lorraine, mais hors de portée de l'action, et quatre autres ne peuvent être découvertes nulle part et semblent être de pure invention. L'argument géographique ne peut donc être invoqué, ni dans un sens, ni dans l'autre. En réalité, nous le savons par son biographe, M. Emile Hinzelin, Erckmann tenait en réserve des listes de noms de lieux et de personnes qui lui paraissaient pittoresques et pouvaient s'adapter à des situations définies, et, lorsqu'il était saisi d'une idée nouvelle, il puisait dans ces listes à mesure de ses besoins. De là les deux Nideck déjà cités, les nombreux Reetal et Triefels, et parmi les personnages, les trois Brein-stein,.un sonneur du Blocus, un facteur dû Conscrit de 1813, et enfin une noble baronne des Contes Vosgiens, et les innombrables Yéri-Hans, Kof-fel et Sébald qu'il affuble des professions les plus variées. De même sou­vent ses noms les plus ouvertement allemands sont manifestement in­ventés pour les besoins du récit, tels le majordome ivrogne Tobie Offenloch, le prince Hatto de Schlittenhof, le nain Knapwurst, le garde-chasse Sperver, le docteur Eselskopf, le cuisiner Hafenkouker, e t c . . Mais c'est là une petite vengeance tout à fait dans le mode ironique d'Erckmann, dirigée contre les personnages de son œuvre qui ne lui sont * pas sympathiques.

En réalité, quand l'ensemble de l'action de ses contes ne se passe pas en Allemagne, ce qui arrive d'ailleurs rarement, elle se déroule dans un

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pays imaginaire intermédiaire entre le Palatinat et l'Alsace, et ainsi s'ex­plique la présence de ces noms germaniques de localités, dont la plupart pourraient être retrouvés dans les deux pays. Le mieux que Ton puisse dire/c'est qu'Erckmann manifeste pour le choix de ses noms et le lieu d'action de ses contes la plus grande indifférence nationale.

Ce ne sont pas les dénominations géographiques, d'ailleurs, qui défi­nissent à elles seules une contrée, et le Portugal ou l'Espagne de Candide, par exemple, ne nous laissent pas un instant l'illusion d'avoir quitté la France. En réalité le tour d'esprit et le genre des mœurs est plus révé­lateur de la mentalité d'une race que la .langue même de ses nationaux. Or, il apparaît vite que dans certaines parties de l'œuvre d'Erckmann, les traits de mœurs dépassent souvent ceux que nous connaissons à nos frères d'Alsace, et que sur ce terrain — volontairement ou non — Erck-mann perd son indifférence géographique.

Déjà, lors d'une lecture superficielle, la lourdeur de certains tableaux bachiques et la persistance des symptômes d'une culture étrangère fai­saient l'effet de fausses notes dans le décor soi-disant alsacien du récit. Mais à mesure que nous avançons dans cette lecture, notre impression première fait place à un malaise plus réel, comme si nous pénétrions alors dans une mentalité étrangère. Peu à peu, en effet, nous dépassons ïe ter­rain concret des noms, du décor- et des faits, pour entrer dans celui des survivances historiques, des habitudes ancestrales, des sympathies tradi­tionnelles proprés aux personnages des Romans populaires, de tous ces traits de caractère enfin, dont l'ensemble finit par constituer l'atmosphère d'une autre race et d'un autre pays.

~ Tout d'abord la crudité dans les bamboche^ conduit vite à d'autres déviations bien allemandes de la sensibilité, qui confinent au sadisme. Quoi de plus suggestif à cet effet que ce trait du premier conte d'Erck­mann Le Bourgmestre en bouteille, où son héros boit un vin noir et mous­seux, qui a un arrière goût de cadavre, et dont le cep se nourrit, en effet, directement dans la tombe d'un bourgmestre, mort tragiquement et en ivrogne invétéré? — Quoi de plus sinistre que le personnage de la Vo­leuse d'enfants, que * l'apparition « e n haut de ï'escalier, d'une tête de « femnïe inquiète, les cheveux couleur filasse, les pommettes osseuses, « les oreilles hautes, écartées de la tête et presque droites, les yeux gris « scintillant sous de profondes arcades soureilières » (encore le faciès du loup!),.et que le sous-entendu de ces simples mots — suivant la dis-

DANS L'ŒUVRÉ b ' Ë R C K M A N N - C H Â T R I A N 23

parition de plusieurs enfants de la ville dans la maison de ces deux mégères — « la mère vend de. la viande au marché, la fille fait de la « charcuterie... »? Cette figure hoffmanesque de cauchemar, cette sugges­tion de cannibalisme sont des éléments de la distorsion du réel par l'étrange et le féroce, qui est à la base du sadisme allemand.

Et combien d'autres traits de cette veine pourrait-on relever, qui, eux, n'ont plus rien de romantique ni d'alsacien!

Eccmtez dans la Maison Forestière, le vieux garde Hohneck décrire, au moment où il fut dévoré par les chiens de son père, le. dernier rejeton des cruels Comtes Burkhar, dont les ravages ont ensanglanté le Palatinat. (c C'était un être poilu comme un ours, haut de six pieds, et qui n'était ni « homme, ni bête: car s'il avait deux jambes comme nous, des jambes « sèches un peu cagneuses, il ayait aussi des griffes ; s'il avait des bras « il avait aussi des mains longues d'une aune ; s'il avait une tête d'homme « avec des yeux en face, il avait aussi des oreilles de loup, un nez plat, « la lèvre fendue au milieu laissait voir d'énormes dents blanches... rou-« iant ses yeux, retroussant ses lèvres pour montrer les dents, et hurlant « d'une voix aussi lugubre que les vents d'hiver sur le Krapenfels. » Ecoutez plus loin l'infortuné père, désespéré devant son cadavre : « Je « pensais: c'est une honte... il a des oreilles de loup. Les Burkhar ne « sont plus des hommes, ce sont des animaux féroces!» Ce retour si­nistre de l'homme à la bête sauvage, cette farce étrange et féroce de la toute puissante Nature sont tout à fait du goût germanique.

Et ce fantôme du loup fait homme, du loup garou directement évadé des vieilles légendes allemandes, nous hante plus encore dans le récit hallucinant d'Hugues-le-Loup. Le jeune docteur Fritz, venu pour soigner la maladie singulière du Comte de Nideck, avait noté au premier coup d'œil dans sa physionomie comme dans celle de son aïeul, des affinités étranges avec celle du loup. Or, qu'entend-il une nuit où le comte est en proie à une crise ? « Un cri, ce cri lugubre du loup par les Iroides jour-« nées d'hiver: ce cri qu'il faut avoir entendu pour comprendre tout ce « que la plainte des fauves a de navrant et de sinistre... le hurlement « montait de la spirale... il partait de l'intérieur» (de la chambre du comte). Et que voit-il en y entrant? « L e Comte de Nideck, accroupi « sur son lit, les deux bras en avant, la tête basse inclinée sous les ten­te tures rouges, les yeux étincelants, poussait des hurlements lugubres. « Le loup c'était lui! Ce front plat, ce visage allongé en pointe, cette (( barbe roussâtre hérissée sur les joues, cette longue échine maigre, ces « jambes nerveuses, la face, le cri, l'attitude, tout, tout révélait la bête^ « f a u v e cachée sous le masque humain. Tout à coup, le comte se tut. « Comme le fauve flaire le vent, il leva la tête et prêta l'oreille, Là-bas,

24 LA PART DE L'INFLUENCE GERMANIQUE

(c là-bas, sous les hautes forêts chargées de neige, un cri se faisait en-« tendre... la louve répondait au loup..: Le comte, la tête haute, le cou « tendu, la prunelle ardente, semblait comprendre ce que lui disait cette « voix lointaine... et je ne sais quelle joie épouvantable rayonnait sur « sa figure... »

Et voici, quelques lignes plus loin, une scène d'une sauvagerie toute germanique: « L e Comte de Nideck, que je croyais mourant... revêtu «-d'une énorme peau de loup, dont la mâchoire s'avançait en visièrje sur <( son front, les griffes sur ses épaules, et dont ïa queue traînait der-« rière lui sur les dalles... (le Comte) en trois bonds fut sur le lit, y « appuya le genou; son corps disparaissait sous les rideaux; je ne voyais « plus qu'une de ses jambes encore appuyée sur les dalles, et la queue « de loup ondoyant de droite à gauche. Vous eussiez dit une scène de « meurtre... » — Nous aussi, mais d'un meurtre qui ne se passe pas à notre époque.

Il se passe plutôt — quoique nous soyons en 1850 — à cette rude époque féodale qui est la patrie de prédilection des âmes germaniques. Ici nous touchons au secret d'une ambiance qu'il nous faut bien qualifier d'allemande.

Dans son décor d'abord. Les châteaux où se déroule l'action ne sont pas des manoirs élégants, des œuvres d'art comme nos châteaux de la Loire. Ce sont de vieilles forteresses rudes et crues, qui sont plus près des cavernes de la Nature que d'un monument humain. Voici par exemple le château du Nideck, résidence d'un châtelain opulent. Ce n'est pour­tant, nous dit le texte, qu'une « véritable forteresse taillée dans le roc». Le docteur Fritz y habite, comme il convient* la chambre de l'invité, et « c'est dans la tour d'Hugues-le-Loup une voûte basse taillée dans le « roc vif... Tout au fond une sorte de niche où était mon lit... ayant... « une peau d'ours pour couverture, et dans cette niche une autre plus « petite, ornée d'une statuette de la Vierge taillée dans le même bloc de « granit... » Tel est bien en effet le type idéal du vieux burg allemand, et il est naturel que l'intendant du château explique ainsi avec orgueil l'origine de celui-ci : « Hugues-le-Loup. le chef de la race de Nideck... « est venu s'établir ici avec une vingtaine de reîtres et de trabans... ils « ont bâti cette tour, et puis, ma foi, ils ont dit : « Nous sommes les « maîtres ! malheur à ceux qui voudront passer sans payer rançon : nous « tomberons dessus comme des loups, nous leur mangerons la laine sur « le dos, et si le cuir suit la laine, tant mieux ! ». Et voici comme con-, clusion du récit, le salut que fait à l'Allemagne féodale, l'Allemagne de 1850, c'est-à-dire à peine celle d'hier: « Si cette fenêtre s'ouvrait», de­mande l'intendant au milieu du festin de la domesticité du Nideck, « et

D A N S L ' Œ U V R É D ' E R C K M A N N - C I I A T R I A N 25

« que l'un des vieux reîtres allemands, allongeant le bras, au milieu « des ombres te tendit la main, que dirais-tu? Je lui serrerais la main, «répond Sperver, et je te dirais: Camarade, viens t'asseoir avec nous. « Le vin est aussi bon, et les filles aussi jolies que du temps d'Huguès-« le-Loup, le premier maître du Nideck ! » Evidemment l'esprit alle­mand, n'a pas changé depuis cette époque.

Encore cette énergique profession de foi est-elle naturelle dans la bouche d'un serviteur du puissant Comte du Nideck, lequel, dans l'Alle­magne de 1850, avait un pouvoir quasi féodal. Mais nous retrouvons' les mêmes sentiments chez un simple forgeron alsacien contemporain d'Erck- -mann, M* Daniel Rock: Celui-ci, dans sa fierté de descendre d'un homme d'armes du seigneur de Felsenburg, a acheté les ruines du vieux burg.. Il en cède la jouissance à la vieille Fuldrade, avec qui il évoque, avec nostalgie « le temps d'Henri l'Oiseleur, des vieux cavaliers de Rodolphe « de Habsbourg... les joutes d'Aix-la-Chapelle, de Trêves et de Colo-« gne... sous Frédéric Barberousse, alors que le Comté de Felsenburg « faisait partie de l'Empire germanique... » et avec elle il'attend sans défaillance « le retour des nobles hommes bardés de fer» , qui doivent, ramener l'ancien temps. Et il semble bien que ce retour trouverait encore dans La population un certain écho de réminiscences germaniques, puis­que les habitants de Felsenbourg — en réalité Lutzelbourg — voyant arriver en cette même année 1840 lès élégants ingénieurs de chemin de fer pour y construire la ligne de Strasbourg, ne trouvent rien de mieux pour exprimer leur admiration que ce cri du cœur : « Ce sont de vrais «seigneurs, sans doute des margraves ou des landgraves!...»

Cette passion pour l'histoire féodale — il est remarquable que dans lès contes d'Erckmann il est rarement question des ravages causés par ' les Suédois :— ce respect pour des seigneurs qui n'ont été le plus sou­vent, que des pillards, ont répandu chez nombre de personnages un sens féodal qui n'a certes rien non plus d'alsacien.

Il y a cette fierté de servir qui éclate chez le piqueur Sperver, chez M 6

Daniel Rock, ou dans le récit du garde-chasse Hohneck de la Maison Forestière, qui, tout en blâmant la complaisance de son ancêtre vis-à-vis du cruel seigneur Burckhar, son - maître, nous déroule avec fierté le tableau des chasses et des fêtes de cette époque brutale.

Voici encore, s'apparentant au même esprit, ie sens de la hiérarchie féodale, si prononcé au château du Nideck par exemple, où se dresse une « immense table de serviteurs n'ayant d'autre distraction que de boire, « jouer, fumer et dormir... tout ce petit monde qui vit et prospère autour « des grandes familles, comme la mousse, le lierre et le volubilis au pied « du chêne... » et où. en se quittant, le comte de Blouderic et le docteur

26 LA PART DÊ L'tNFLUENCE GERMANIQUE

« Fritz se saluent gravement, nous dit ce dernier, comme cela se pratique « entre seigneurs et bourgeois... »

Et même le sens de la hiérarchie tout court, qui anime tous les contes d'Erckmann sans exception. Voyez, au hasard, le respect montré pour M. le Conseiller Théodore Kilian, dans Mon illustre ami Selsam, ou pour <( le comte Diedrich, colonel du régiment impérial d'Hildburghausen », dans la Voleuse d'enfants, ou pour M e Kasper Haas, grand maître de la chapelle du grand duc Yéri Péter, dans YHerritage de l'Oncle Christian, ou dans YAmji Fritz pour son grand'oncle Séraphin Kobus, « conseiller « intime de la Grande Faisanderie de l'électeur Hans Peter, le X V I I P », — partout règne le respect des grades hiérarchiques et des situations acquises, lequel se traduit finalement par le respect du fonctionnarisme... Et nous voici de nouveau ramenés profondément en Allemagne...

Et nous nous y retrouvons encore avec l'expression d'un sentiment d'une autre nature, mais tout aussi typique, la sensibilité rêveuse et atten­drie devant toute émotion, quelle qu'en soit la cause. Voici dans YInvasion le portrait de l'héroïne : « Louise était une créature svelte, légère, les « mains longues et délicates, les yeux d'un bleu d'azur, si tendre qu'il (( vous allait jusqu'au fond de l'âme, le teint d'une blancheur de neige, « les cheveux d'un blond paille, semblables à de la soie, les épaules in-« clinées comme celles d'une vierge en prière. Son naïf sourire, son front « rêveur, enfin toute sa personne rappelaient le lied du vieux minnesinger « Ehfart... ». Encore, malgré cette allusion typique, tout ceci est-il plu­tôt de ce style 1840, qui sévissait alors partout. Mais voyez la touche finale : « Louise n'aimait que les champs, les jardins et les fleurs. Au <( printemps les premières no^es de l'alouette lui faisaient répandre des « larmes d'attendrissement... ». Autant en ont fait les Gretchen de tous les temps.

Autant en versent, ou peu s'en faut, les deux buveurs de Mon ami Selsam. « Nous vidions un pot d'ale à notre santé réciproque. Nous étions « rêveurs, l'âme noyée "de sentiment... » ou le bon Ami Fritz entendant chanter la jolie Suzel : « Cette voix douce qui s'élevait comme un soupir « dans la nuit, lui sembla celle d'un ange du ciel... elle le transportait « dans une sorte de ravissement poétique... » ou plus naïvement encore le bon Docteur Mathêus: « Ce spectacle si calme, nous dit le texte, l'émut « insensiblement... des larmes silencieuses mouillaient ses joues vénéra-(( bles, (tandis qu') une foule de souvenirs attendrissants se présentaient « à sa mémoire. » *

Notons encore dans la même veine la prédilection du conteur pour l'amour lentement éclos> l'amour muet et caché, qui permet les longues fiançailles à l'allemande comme dans le Joueur d# Clarinette, et n'oublions

DANS L'ŒUVRE D'ERCKMANN-CHÀTRtAtf 27

pas, dans un genre plus réaliste, sa peinture naïve et toute germanique du beau sexe. Toutes ses filles sont « blondes et roses, fraîches comme « un bouton d'églantine, les yeux bleus, le petit nez droit aux narines « délicates... le menton rose et les bras dodus... » elles font de char­mantes révérences, qui rappellent aussi la vieille Allemagne, et devant la gracieuse Suzel, dont dit le texte : « la petite bouche entr'ouverte fois-ce sait apercevoir de jolies dents blanches... (l'Ami Fritz) trouvait qu'elle^ « était appétissante comme une assiette de fraises à la crème !» — Si cette appréciation est d'un Alsacien, il est certain qu'il a emprunté, pour l'exprimer, les termes du pays des Gretchen.

Il ne manque même pas à cette veine de crudité ces grosses plaisan­teries sur les gens d'Eglise, .qui nous paraissent déplacées, mais qui sont naturelles en Allemagne où le public a montré de tout temps vis-à-vis du clergé une si grande liberté de ton. Il y a ainsi dans la Taverne du Jambon de Mayence un certain Père Johannès que son ivrognerie et sa gloutonnerie n'empêchent peut-être pas d'être un bon prêtre, mais qui forment avec cette qualité un contraste pénible à nos conceptions fran­çaises du clergé.

Ce qui n'empêche pas ce clergé des Contes d'être universellement res­pecté et obéi, comme a coutume de l'être le clergé en pays allemand. Erckmann fait ressortir avec aigreur dans Y Ami Fritz, la soumission et presque l'esclavage où l'Eglise à réduit vers 1830 tel village obscur du Palatinat — ou peut-être d'Alsace — aux dépens des impôts et de l'entre­tien de ses routes; mais sans aller chercher des exemples dans un coin aussi arriéré, il ressort des témoignages de tous ses héros que l'Eglise a gardé auprès d'eux la position dirigeante qu'elle avait au Moyen Age,

Cette impression s'appuie d'ailleurs —-jet c'est là une dernière réminis­cence féodale — sur celle que laisse enVces contrées la survivance d'in­fluence de la Maison d'Autriche. Il semble, quoi qu'Erckmann en dise ailleurs, que les paysans du Palatinat, et même ceux d'Alsace, aient gardé bon souvenir du Saint-Empire,' c'est-à-dire de l'Autriche qui en était le représentant attitré. A un demi-siècle de la Déclaration des droits de l'Homme, et alors qu'ils ont eu amplement le temps de la voir appliquée sous leurs yeux et d'en retirer les bénéfices, ses héros montrent à la fois un respect extrême pour l'ordre autrichien, et la crainte de se voir dé­posséder par son retour des avantages du nouveau régime. L'ordre au­trichien avait d'ailleurs — même à cette époque, — des défenseurs tra­ditionnels chez certains membres du clergé, et le cas du Curé Fischer de Annette et Jean-Claude m'était rare ni en Lorraine ni en Alsace. Ce prêtre, fils d'un Bavarois, établi tonnelier à Hasslach sous Louis XIV, a un frère qui est professeur de théologie à Munich, tandis qu'il occupe

T

L A P^ART D E L ^ I N F L U E N C E G E R M A N I Q U E

lui-même la cure de Zornbourg près Saverne. « Ils ont ainsi, dit le récit, « un pied de chaque côté du Rhin... » et M. Fischer garde, par ailleurs « des espérances pour certains cas extraordinaires... son idée, en effet, « c'est que tôt ou tard l'Alsace et la Lorraine reviendront à la Maison « d'Autriche. » Ce jour-là les biens nationaux seront rendus au clergé et aux nobles. * - - .

Et que l'on ne dise pas que ce trait inattendu n'est que simple littéra­ture. Cette hantise du retour des biens nationaux à leurs anciens posses­seurs reparaît dans nombre de récits d'Erckmann: ainsi dans Y invasion, où l'un des paysans franc-tireurs nous dit: « Si les Alliés arrivent à « Paris ils sont maîtres;de tout; ils peuvent rétablir les corvées, les « dîmes, ,.. les privilèges, et la potence! » Et il a donné lui-même une preuve de l'emprise qu'elle avait sur son propre esprit. Au début de la guerre de 70, en effet (1), reprenant l'idée maîtresse de cette même In-vasion, il offrit au Gouvernement provisoire constitué après Sedan, de soulever les populations des*Vosges par une affiche annonçant que les biens nationaux seront repris par le Gouvernement allemand aux héri­tiers de leurs acquéreurs.

Sans chercher si loin, il est-évident que les paysans des Romans popu­laires gardent fidèlement à l'arrière plan de leur sensibilité une vénéra­tion pour, la vieille Allemagne et, par ricochet, pour l'Empire d'Autriche, qui représente pour eux l'ordre et la hiérarchie allemandes, en même temps, que le respect de la religion. Les souvenirs de sa domination sont encore récents. « C'était, dit Me Daniel Rock avec ferveur, le temps où « notre sainte Religion régnait sur nos âmes ». Peu s'en fallut, lit-on plus loin lors d'une rencontre du marchand de biens Elias Blum avec le maire de Felsenbourg, « peu s'en fallut que M e Elias Blum lui donnât « la main à baiser » ce qui est un geste émanant de la grande cour de Vienne, et quelle réminiscence curieuse, dans le Juif Polonais que celle déjà signalée, de ce tribunal de Saverne présidé — en rêve il est vrai, mais d'autant plus réellement dans le subsconscient du rêveur — par « Rudiger, baron de Mersbach, grand prévôt de S. M. Impériale en « Basse-Alsace... ». Ici, malgré qu'il so t bien en Alsace et en 1843, le héros d'Erckmann ne se montre nullement choqué à l'idée qu'il pût être jugé par un tribunal autrichien..

. En définitive, il y a un fait acquis : c'est qu'au cours des Romans popu­laires l'on ne rencontre aucun personnage qui se réclame d'une autre

(1) HINZELIN, op cit., p, 89.

DANS L'ŒUVRE D'ERCKMANN-CHATftlAN 29

culture que celle des coutumes locales et surtout des traditions de la Vieille Allemagne. Ici plus de mode littéraire passagère. Laissons de côté ceux des Contes qui se passent entièrement en Allemagne, d'où l'auteur n'avait aucune raison de faire sortir ses héros, et. qui obéissent manifestement à l'engouement pour les choses de Germanie qui règne en France jusqu'en 70. Mais dans tous les autres — sauf le Joueur de Clarinette — si l'ac­tion est censée se dérouler en Alsace, c'est au milieu d'Alsaciens dont les tendances, les habitudes et les réminiscences se réclament surtout de l'Allemagne.. C'est à Heidelberg, à Berlin, à Munich que leurs profes­seurs, leurs médecins, leurs artistes" ont étudié. C'est de là qu'ils ont rapporté leur éducation et leurs habitudes. C'est dans l'histoire de l'Al­lemagne qu'ils cherchent leurs origines et leurs exemples. Ce sont de tièdes Allemands, du reste, sans l'ombre de nationalisme, mais ils le; sont de nature, et il ne paraît pas qu'ils aient jamais connu d'autre patrie. Aux environs de 1830, ces gens ne semblent pas se rendre compte des bouleversements produits par la Révolution, ' et de l'orientation nouvelle des esprits dans leur pays. Jamais non plus ils n'ont l'idée de se tourner vers Paris, et d'y chercher ni les enseignements, ni les modes naturelles à ce grand foyer de culture et d'art ; de même que dans le passé ils se réclament uniquement des Triboques, de Henri l'Oiseleur et 'surtout de Rodolphe de Habsbourg, sans avoir la pensée d'aller demander à la France des leçons de sa merveilleuse histoire. Le fait est qu'ils l'ignorent. Contre elle ils n'ont ni haîne, ni indifférence. Elle est pour eux un pays sympathique, mais un pays étranger et lointain, et quand par hasard ils vont à Paris, ils y sont aussi dépaysés que les Suisses ou les Luxembour­geois d'aujourd'hui. S'ils ne sont pas spécifiquement Allemands, il est certain que ni sentimentalement, ni intellectuellement ils ne font encore partie de la France.

"Résumons-nous. Nous nous représentons un Erckmann patriote ardent, par le fait même de sa passion pouf les conquêtes de la Révolution, et . pour la France qui les a révélées à l'Univers, et la fin de son œuvre justifie abondamment cette réputation. Mais alors comment expliquer l'atmosphère allemande où vit son début?

L'on a bien allégué parfois que ce n'était là qu'une mise en scène amusante créée par l'humour d'Erckmann et destinée à~ faire rire ses lecteurs aux dépens des mœurs germaniques. Erckmann ne serait ainsi qu'une sorte de Hansi avant la lettre.

Mais la satire dans l'œuvre d'Erckmann serait vraiment alors bien dis­crète. M* Daniel Rock, qui a été invoqué à ce sujet comme exemple, est , bien plutôt une critique des mœurs archaïques d'autrefois au nom de la

30 L A P A R T D E L ' I N F L U E N C E G E R M A N I Q U E

doctrine du progrès, qu'une satire des idées allemandes au nom de notre idéal français. Et à côté de ces quelques manifestations de l'ironie alsa­cienne, combien d'autres détails nous sont présentés avec tant de pondé­ration qu'ils .excluent d'avance toute satire ! — Pourquoi, par exemple, ses récits prétendus alsaciens se passent-ils si souvent dans le Palatinat? — Pourquoi peintres et musiciens y font-ils toujours leurs études à Dus-seldorf et à Munich et jamais à Paris? — Pourquoi le culte de l'Art chez l'artiste qu'est Erckmann, est-il uniquement - le culte de l'art alle­mand? — Pourquoi cette crudité dans son amour de la bonne chère, et cette indulgence pour les ivrognes ? — Pourquoi aussi ne voit-on figurer sur ses tables que du vin du Rhin, alors que le Bourgogne n'y est qu'un intrus, et que le Champagne n'y est bu que • par des pillards prussiens avant Valmy? — Pourquoi l'auteur revient-il ^vec tant de prédilection à ce haut Moyen Age, terre d'élection de l'esprit germanique? — Pour­quoi cette passion pour la vie féodale dans la forteresse fruste et bru­tale qui ne sert à cacher que des ripailles ou des crimes? — Pourquoi la vieille Autriche cléricale est-elle le seul modèle évoqué par le peuple? — Autant de traits de mœurs présentés sans parti pris et que ne vient contrebalancer aucune satire. D'où vient donc chez Erckmann cette sorte de hantise "de la mentalité germanique?

Remarquons tout d'abord qu'elle ne semble pas procéder de son hé­rédité ancestrale ou de son tempérament particulier.

Le père d'Erckmann, qu'il a décrit avec une affectueuse admiration dans les Romans nationaux sous les traits de Monsieur Goulden ou du docteur Wagner, était un juste et un sage, très attaché aux conquêtes de la Révolution, mais aussi à la paix entre les peuples, « patriote » au sens de 1789, et «jacobin» au sens de l'Empire; chez lui aucune in­fluence germanique.

Pas trace davantage chez son fils. Erckmann, pour autant que nous le révèle son œuvre, est d'abord le fils de son père, avec une note senti­mentale en plus. C'est un encyclopédiste, disciple de Rousseau, amoureux de la Nature, épris des Droits de l'Homme, de la Justice et du Progrès, partisan fanatique de l'Instruction et des Lumières, et plein d'aversion pour la Religion et le clergé. Patriote par là-dessus, vibrant au récit des grognards et maudissant l'Empire, cause des trois invasions de la France. Au total un homme de 48. Rien là-dedans qui révèle aucune sympathie spéciale pour l'Allemagne. Rien non plus qui explique cette opposition étrange entre le ton des Romans nationaux et celui des Romans popu­

laires, 7

D A N S L ' ΠU V R E D ' E R C K M A N N - C H A T R I A N 31

Devons-nous croire alors à une conversion? Y aurait-il à l'origine un Erckmann sensible, rêveur, pétri de réminiscences féodales et de bam­boches germaniques, et ensuite, après sa conversion, un Erckmann libé­ral, révolutionnaire et patriote? Encore faudrait-il, dans la vie unie d'Erckmann, retrouver l'époque de cette conversion, laquelle ne saurait être en tous cas "celle des événements de 70, car rErckmann patriote se révélait déjà auparavant en 1862 avec le Fou Yêgof et en 1863 avec Madame Thérèse.

En réalité — et c'est là, croyons-nous, la clé de ces attitudes différen­tes — il y a plusieurs Erckmann suivant que parlaient ses héros, et, peut-on dire, autant d'Erckmann qu'il y a de personnages dans ses Ro­mans, f

* * *

Observons, en effet, sa méthode de composition. Erckmann est, princi­palement et presque uniquement, un descriptif. Il s'attache avant tout au décor du paysage. L'action de ses récits est tout extérieure: il y a peu ou pas d'intrigue. Tout se passe en descriptions des sentiments et des faits, autant qu'en descriptions de la Nature.

Nous connaissons tous celles qu'il a faites des Vosges. Il íes dépeint avec les délices de la complaisance que l'on accorde à l'œuvre de son choix. Et il le fait avec unç documentation admirable de précision et de conscience. « Jamais, a-t-il dit de lui-même, je n'ai pu décrire ce que je n'ai pas vu ». Et cette précision qu'il apporte au décor de ses récits, il l'étend avec autant de soin à l'enchaînement des faits qui en forment la trame. Ses acteurs ne parlent que de ce qu'ils ont vu et fait, et il disparaît lui-même devant eux. C'est pourquoi presque tous ses Romans sont eux-mêmes des récits d'une bataille, d'une aventure, d'une histoire quelconque, racontés avec une vie et un mouvement tels que nous croyons entendre le héros nous les dérouler lui-même.

Mais il avait besoin, pour composer, de noter avec autant de fidélité les opinions de ses héros que les détails de ses paysages. C'est ainsi que s'explique la vie intense des personnages qui défilent dans son œu­vre. Tous, paysans, ouvriers, soldats, bûcherons, gendarmes, chasseurs, curés ou médecins, parlent le langage de leur profession avec une vérité et un mouvement qui font de l'œuvre d'Erckmann une transcription di­recte de leurs récits.

Cette méthode est particulièrement sensible dans les Romans natio­naux. C'est ainsi (1) qu'il a'recueilli les souvenirs d'un paysan alsacien

( 1 ) H I N Z E U N , op. cil, p. 61 et pass,

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pendant la Révolution (Histoire d'un paysan) ; d'un enfant du Palatinat en 1793 (Madame Thérèse) ; d'un simple soldat sous le Premier Empire (1813, Waterloo) ; d'un vieux marchand juif pendant le siège de Phaîs-bourg (Le Blocus)\ d'un maître d'école sous la Restauration {Histoire d'un sous-maître), e t c . . et il rend à ces récits leur saveur d'origine par « une langue primitive, pleine de vieux mots et de tournures alternan­ce des» comme celle qu'il trouve lui-même à Felsenbourg, patrie de M e

Daniel Rock. Tout jeune déjà il avait écouté et interrogé les acteurs du passé: la boutique de son père, libraire à Phalsbourg, s'ouvrait comme les librairies d'autrefois à la causerie entre clients et habitués, et dans le Phalsbourg de 1830, « pépinière et retraite des braves » (2) c'étaient la plupart des vétérans de la Grande Armée. « J'écoutais, a-t-il dit lui-« même, les vieux officiers qui venaient louer des livres au cabinet de « lecture que tenait mon père: il avait été intimement lié avec le com­ee mandant Gémeau, blessé à Leipzig » et probablement aussi avec les autres survivants de l'Epopée dont nous connaissons la présence à Phals­bourg — le Capitaine Vidal de la Vieille Garde, le Commandant Mi-cheler, le Capitaine d'artillerie Metzinger, les Capitaines Florentin, Ca-banier, Manfrédy, Boyer — çt beaucoup de leurs camarades, puisque d'après une tradition, Phalsbourg possédait à un moment donné plus de 80 familles de vieux braves. Nous nous représentons fort bien vers 1830 le jeune Erckmann, alors âgé de huit ans, écoutant bouche bée ces ré­cits prestigieux d'événements qu remontaient à peine à quinze ans, soit le peu de temps qui nous sépare de la Grande Guerre ; rien d'étonnant à ce que nous retrouvions dans son texte fe mouvement et, la vie des scènes mémorables que leurs acteurs pouvaient, pour ainsi dire, encore toucher de la main. Rappelons-nous les détails frappants de vérité des marches et batailles du pauvre Joseph Berta, l'horloger boiteux de Phals­bourg, le héros modeste et combien touchant du Consent de 1813 et de Waterloo: ou les aventures du vieux juif Moïse au cours du Blocus de ce même Phalsbourg. Cette précision dans le détail familier, cette naïveté dans l'émotion, cette horreur de l'ambition et presque de la gloire, nous croyons les sentir dans la ¿voix et les termes mêmes du grognard retraité, ou du vieux sabotier rabougri, ou du juif décrépit enfoui dans son échoppe, lorsqu'ils remuaient les étincelles, de gloire qui avaient illu­miné un instant leur-modeste existence. C'est ici de l'histoire vécue qu'Erckmann a transcrite presque sans altération. Même pour les ta­bleaux des grandes batailles comme Leipzig ou Waterloo, il est permis de penser qu'Erckmann n'a eu que rarement recours à une relation his­torique — il y en avait d'ailleurs peu de son temps — et qu'il a vécu

(2) HiNZELiNi, op. cit., p. 45.

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entièrement sur les souvenirs de ses héros. Ce qui fait que ces récits, improprement appelés Romans, constituent une mine documentaire pré­cieuse pour l'histoire des campagnes napoléoniennes.

I" • : * *

La même méthode de transcription directe a été employée pour écrire les Romans populaires. Nous ne parlons pas ici de la partie purement légendaire de cette série comme les Contes des bords du Rhin et Hugues-le-Loup: ceux-là ne sont qu'une œuvre de fantaisie et d'imagination dans le goût allemand de l'époque. Mais les autres Romans populaires ne sont, comme les Romans nationaux, que de l'histoire vécue. Ici, au lieu des grognards et des petits bourgeois de Phaîsbourg, ce sont les segares, les bûcherons et íes schlitteurs des Vosges, les vignerons de la plaine, les bohémiens et les musiciens ambulants des grandes routes qui racontent leur histoire par la plume de l'auteur. Erckmann a dû avoir la passion des voyages — car un grand nombre de ses récits se passent sur les grands chemins — et ií est facile d'y reconnaître du reste qu'il a poussé ses randonnées au-delà de l'Alsace et des Vosges. Car, parmi ses Romans populaires les Confidences d'un Joueur de Clarinette nous

sont faites aux environs de Riquewihr et il e s t visible aux détails des lieux et aux allusions géographiques que, par exemple, Y Ami Fritz se passe à Landau, la Maison Forestière près de Pirmasens, et la Taverne du Jambon de Mayence à Bergzabern, en Palatinat. Rien d'étonnant du reste à ce qu'Erckmann ait parcouru ces- parages. Tout jeune il y était déjà venu, puisqu'il nous raconte (1) que la scène des émigrants alle­mands passant à Bischem dans Y Ami Fritz n'était qu'une réminiscence d'une scène analogue qu'il avait vue tout enfant dans un petit village près de Landau. Les vacances qu'il passa dès l'âge de cinq ans à La Petite Pierre (2) ont dû l'amener souvent aussi à se promener en Pa­latinat, et il a d'ailleurs pu écouter vsur place plus d'un colporteur ou d'un contrebandier venu, des solitudes du Hundsrück. Grâce au dialecte alsacien qu'il parlait parfaiternent — il n'avait pas besoin du haut alle­mand dont il n'a jamais su un mot — Erckmann a pu là, comme à Phaîs­bourg, pénétrer dans tous les milieux, aussi bien ceux des petites villes, Pirmasens ou Landau, que ceux des campagnes, et faire parler libre­ment les gens qu'il rencontrait sur sa route. Enfin ceux de. ses camara­des, originaires du Palatinat, qui fréquentaient le collège de Phaîsbourg ont dû l'initier très jeune à la mentalité de là-bas.

(1) HINZELIN, op. cit., p. 22.

(2) HlNZELIN;, Op. di,, p. 45,

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Ainsi s'explique la présence dans son œuvre de cette singulière atmos­phère allemande que viennent trahir tant de détails pris sur place. Ici, comme dans les Romans nationaux c'est de l'histoire vécue, mais dont les tableaux changent comme les lieux où ils ont été recueillis. Car, alors que les grognards ou les bourgeois de Phalsbourg ne voulaient lui parler que des fastes militaires de "la Révolution ou de l'Empire, de même les vieillards de Pirmasens ne pouvaient évoquer devant.lui que les légendes et les cruautés du Moyen Age allemand, ou les images de la Campagne de 93 — la seule qui depuis longtemps eût touché leur pays — comme celle d'un général républicain « debout appuyé sur son sabre à fourreau de « fer... je l'ai vu, dit l'hôtelier du « Mouton d'Or » à Pirmasens, (c'était) « Hoche debout devant le poêle avec son habit bleu à large collet rabattu, « ses bottes à éperons de fer... les mains croisées derrière le dos et la « tête penchée en avant... il rêvait au milieu du vacarme..*, rien ne pou­ce vait le distraire... c'est peut-être là qu'il a ruminé son coup (sur les « lignes de Wissemibourg). » •— ou encore au bas de l'échelle cette autre image de <( quatre soldats de la République, la figure jaune comme du « pain d'épice, les chapeaux usés, les coudes troués, de larges pièces aux « genoux, et les souliers en loques recousus avec de la ficelle, ce qui ne « les empêchait pas de se redresser et d'être fiers comme des rois. » Telles sont les images récentes que le Palatinat a livrées à Erckmann, sans comp­ter l'es détails de service d'une petite garnison allemande dans Y Ami Fritz, ou de celui d'un vieux garde chasse dans la Maison Forestière.

* * *

Mais ici se place une observation importante: c'est par ces seuls détails d'actualité et par la disposition des lieux que dans les récits d'Erckmann nous nous sentons en Palatinat et non en Alsace, car il est remarquable que dans l'ensemble des Romans populaires régnent dans les deux pays la même mentalité, le même décor et presque les mêmes personnages. Ici et là ce sunt des paysans tranquillement installés dans la montagne ou dans leur village, loin des bruits du dehors, à l'écart des grands chemins de la guerre, mais aussi de la civilisation ; se rendant de temps à autre aux mêmes noces de village, ou au marché du bourg voisin, où ils trou­vent les mêmes figurants : le docteur, > l'aubergiste ou le tabellion du cru ; et rencontrant sur leur route les mêmes bohémiens qui font partie du même paysage, comme les arbres ou les rochers. Sauf au passage de cer­tains détails typiques — et auxquels l'auteur ne semble pas attacher d'im­portance — nous ne savons pas dans lequel des deux pays nous nous trouvons; la scène dans le§ deux cav est absolument la même,

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Cette similitude de décor et d'existence dans l'Alsace et le Palatinat de 1840 ne doit pas nous surprendre, car on ne faisait pas alors entre les deux pays de distinction bien nette. Il n'y avait pas. eu effet, à cette époque, et il n'y avait jamais eu auparavant, entre l'Alsace et le Pala­tinat la différence tranchée que représente notre frontière actuelle. Sous l'Ancien Régime les pays d'Europe, le Saint-Empire en particulier, n'avaient encore que des limites féodales, c'est-à-dire administratives, les possessions des couronnes étant de plus divisées par des détours et des enclaves, dont la suppression commencée par les Chambres de Réunion de 1681, ne fut achevée que par les annexions de la Révolution en 1792. Il y avait de plus des frontières spéciales aux juridictions ecclésiastiques ou judiciaires, lesquelles étaient souvent indépendantes des acquisitions des couronnes et leur ont survécu. Ainsi pour la région qui nous occupe, les juridictions ecclésiastiques ne coïncidaient pas avec la frontière du Saint-Empire, car jusqu'au Concordat de 1802 les doyennés de Horn-bourg, Hombourg, Pirmasens, Deux-Ponts, Sarrebrück, Ottweiler et Neunkirchen relevaient du diocèse de Metz.

Il y avait donc des frontières de toutes sortes, mais pas de frontières rigides et linéaires comme aujourd'hui. Encore moins de frontières natio­nales. Les pays d'autrefois, aux limites encore féodales, n'étaient guère plus distincts, physiquement et moralement, que les provinces dans un même pays, surtout ceux qui étaient issus, ou qui se trouvaient encore à l'intérieur du Saint-Empire, conglomérat neutre et peu virulent. L'Ancien Régime ignorait les frontières nationales qui sont le fait de la Révolu­tion, et íes récits d'Erckmann se déroulent précisément à cett£ époque où les nationalités n'étaient pas encore bien tranchées et où le peuple vivait encore dans ses anciennes habitudes.

En réalité — et c'est de là que vient la confusion — les Roniflm popu­laires ont pour théâtre, outre la Basse-Alsace, une région qui la prolonge vers le Nord. Géographiquement c'est la même contrée de massifs boisés, suite géologique des Basses-Vosges, se divisant en vallées sous l'effort des affluents lointains de la Moselle et tombant comme elles à pic sur le Rhin, massifs qui s'appellent alors le Haardt, le Hundsrück et le Mont-Tonnerre. Politiquement parlant cette région a même eu un moment au Moyen Age une existence propre; c'était le Westerreich, ou Westrich, qui comprenait le duché de Deux-Ponts, la principauté de Birkenfeld et celle de Sim­mern, les Comtés de Spanheim, de Veldentz, de Lutzelstein (la Petite Pierre) de-Sarrebrück, de Sarrewerden et de Bitche, et la seigneurie de Fénétrange — tous ces seigneurs échangeant des guerres ou des alliances à travers ce qui constitue la frontière actuelle. Ethnologiquement parlant elle était peuplée de la même race plus germanique que latine, vivant

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paisiblement sous la houlette des Electeurs de Trêves et de Bavière, prenant ses inspirations à Munich et à Vienne, plutôt qu'à Paris qu'elle ignore, ou à Berlin qu'elle méprise. Penchée du reste vers le Rhin où la conduisent les routes de la montagne, et n'ayant pour se rallier aucun centre important, car ses villes: Landau, Pirmasens, Kaiserslautern, Deux-Ponts, Bitche, La Petite-Pierre ne sont que les petites capitales des sei­gneuries qui la composaient. Région reliée étroitement à l'Alsace dont elle est la prolongation naturelle, ayant longtemps suivi ses destinées et possédant une mentalité identique. Pays paisible, à prendre en tout temps, et qui devait nécessairement se donner au voisin le plus sympathique et le plus fort, c'est-à-dire au plus puissant. C'est pourquoi l'attraction de la France s'y était exercée de longue date. Déjà, près de là, l'Alsace, puis la Lorraine ducale, l'avaient subie et acceptée, et étaient entrées sans effort dans la communauté française. A son tour le Westrich recevait l'attention de la Cour de Versailles. L'archevêque électeur de Trêves et le bavarois palatin étaient des princes pacifiques et débonnaires, très sen­sibles aux avantages que présentait le voisinage du Bourbon puissant, en regard de la protection lointaine et problématique du Saint-Empire. Ils avaient donc laissé l'influence française pénétrer dans leurs Etats, lesquels d'autre part, ne pouvaient attendre de leurs administrations vieil­lies les satisfactions de liberté que réclamaient leurs sujets. Jamais terrain ne fut donc mieux préparé à recevoir les troupes françaises précédées de la sympathie générale, et apportant dans les plis de leur drapeau la Dé­claration des droits de l'homme, et l'affranchissement des vieilles servi­tudes.

C'est là tout le sujet de Madame Thérèse, qui est sans contredit la pièce maîtresse de l'œuvre d'Erckmann Chatrian. Madame Thérèse c'est le roman de la Révolution dans un Village du Palatinat. Ici plus d'équivoque sur le décor et les personnages. Tout est net et clairement situé. Nous sommes en Novembre 1792 au village d'Anstatt (probablement, Annwei-îer) entre Kaiserslautern et Pirmasens, dans un coin de la Vieille Alle­magne. Le village est endormi dans la paix et darîs le respect de l'ordre établi: il possède pourtant un homme à idées libérales, le Docteur Wag­ner « aux lèvres tendres », le bon médecin de campagne, sensible et sage, dont le neveu Fritz nous raconte l'histoire. U n beau jour cette quiétude est traversée par le passage d'un bataillon français d'avant-garde, lequel se replie brusquement sur le village, ayant toute une division autrichienne sur les bras. Un combat s'engage sur la grande place avec les Croates, et au nombre des blessés laissés par les Républicains en retraite se trouve la cantinière du bataillon, Mme; Thérèse, laquelle ç§t recueillie dans la maison du Docteur Wagner, Son arrivée aura l'effet d'un ferment dans

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cette maison, comme le passage des Républicains le sera pour l'ensemble du village. Le Docteur Wagner, libéral d'idées mais imbu des principes de paix de la vieille Allemagne, est effrayé de voir les Droits de l'homme implantés dans son village par des soldats. Mais il trouve en Madame Thérèse une avocate inattendue des idées nouvelles. Cette cantinière est en réalité une femme remarquable, héroïne sur le champ de bataille, mais sachant s'occuper aussi avec compétence de son petit neveu et des soins de son ménage. C'est de plus une zélée républicaine qui ne manque pas de relever, à côté des succès des armées de la République, les avantages que l'égalité nouvelle donne aux personnes, et les sacrifices que fait. la Convention pour répandre l'instruction dans le peuple malgré qu'elle ait (( quatorze armées à tenir sur pied ». De sorte que le jour où elle est dénoncée et doit être livrée aux Prussiens — qui « emmenaient tous « les gens dangereux et les envoyaient en Pologne, au fond des marais, « pour donner aux autres le bon exempte » — le D r Wagner prend feu, refuse de ' « fléchir la tête sous l'arrogance des Prussiens qui trai-« taient le Palatinat en pays conquis » et « déclarant d'une voix de « tonnerre que les Républicains avaient raison » il conduit M m e Thé­rèse à travers les lignes des Impériaux chez les troupes françaises à Pirmasens, où Hoche lui offre un poste de chirurgien major. Et il épousera bientôt M r a e Thérèse, et deviendra bourgmestre républicain de son village.

Faisons la part de la séduction exercée sur un homme sensible comme le D r Wagner par une femme aussi remarquable que" M m e Thérèse, il reste que les idées françaises trouvaient dans le Palatinat un pays las de son régime, et avide de les accueillir. Suivant le parallélisme poétique d'Erckmann, la France s'installait dans le Palatinat pour íes mêmes raisons que M m e Thérèse le faisait au foyer du D r Wagner ; et ces rai­sons légitimaient la conclusion ingénue du roman : « Le bruit commen­ce çait à se répandre que nous allions redevenir Français, que nous avions « été Français quinze cents ans auparavant, et que c'était une abomi­ne nation de nous avoir tenus si longtemps en esclavage ! » Ainsi se trouvait réalisé le rêve de la Monarchie. Longtemps travaillé par le prestige et la diplomatie de la France, las de son régime arriéré, le Pa­latinat était en 1792 un fruit mûr qui. devait tomber comme l'Alsace dans la coupe française. Les armées de la République avaient récolté d'un coup les fruits de la pénétration pacifique de la Monarchie. Aussi la con­quête du Palatinat fut-elle presqu'une marche triomphale, et, de 1801 à 1814 le pays forma quatre départements français, dont celui du Mont-Tonnerre où ont vécu les principaux héros d'Erckmann.

38 LA PART DE L'iNFLUENCE GERMANIQUE

Plus que jamais, dès lors, le Palatinat et l'Alsace semblaient devoir unir leurs destinées, et du moins, malgie le désastre final de l'Empire et l'occupation prussienne qui en fut l'a suite, ces treize ans d adminis­tration française semblaient-ils devoir modifier la mentalité du Palatinat en la rapprochant de la nôtre. Mais, éloigné de tout foyer d'attraction française, n'ayant pris part que par ses conscrits à l'épopée impériale, le Palatinat, après le départ de nos troupes, reprit insensiblement son caractère de «Vieille Allemagne», c'est-à-dire à la fois sa méfiance de Paris et son mépris pour Berlin. Déjà, du reste, les néfastes Traités de 1815, et leur comparaison avec les « limites naturelles de la France » avaient insidieusement fait pénétrer dans les esprits la conception des frontières nationales. Erckmann a fidèlement traduit cette nouvelle orientation. Ecoutez, par exemple, comme nous juge à ce moment la vieille Allemagne, la bonne, celle de 1840. L'Ami Fritz offre à ses amis de Bischem un déjeuner plantureux arrosé de Champagne. Àu dessert; le grand Schoultz remplit à nouveau les verres en s'écriant: <( On a beau dire, ces Français ont de bonnes choses chez eux ! Quel ((-dommage que leur Champagne, leur Bourgogne, leur Bordelais ne « soient .pas sur.la rive droite du Rhin! — Schoultz,, dit Hâan grave-ce ment, tu ne sais pas ce que tu demandes : songe que si ces pays étaient « chez nous, ils (les Français) viendraient les prendre. Ce serait bien « une autre extermination que pour leur Liberté et leur Egalité, car... (( les Français qui parlent sans ce'sse de grands principes, d'idées su­ce Mîmes, de sentiments nobles, tiennent au solide. Pendant que les An-« glais veulent toujours protéger le genre humain... les Français, eux, ce ont toujours à rectifier une ligne: tantôt elle penche trop à droite et « tantôt elle penche trop à gauche: ils appellent cela leurs limites na-« turelles. — Quant aux gras pâturages, aux vignobles, aux prés et ce forêts qui se trouvent entre ces lignes, c'est le moindre de leurs (( soucis: ils tiennent seulement à leurs idées de justice et de géométrie, ce Dieu nous préserve d'avoir un morceau de Champagne en Saxe ou (( dans le Mecklembourg ; leurs limites naturelles passeraient bientôt de « ce côte-là! Achetons-leur plutôt quelques bouteilles de bon vin, et con-« servons notre équilibre. La vieille Allemagne aime la tranquilité, elle <( a donc inventé l'équilibre... ».

Et quant aux gens de Berlin, le Palatinat, en 1840, a pour eux le même mépris qu'ont déjà montré les paysans de Madame Thérèse pour les Croates.' ce C'est pourtant malheureux, disait la bonne Lisbeth, que ce la vieille Allemagne ait de.s soldats plus à craindre pour elle que les « Français. Le Seigneur nous préserve d'avoir encore besoin de leur « secours!» Quant aux Prussiens, dont son maître, le D r Wagner di-

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sait : « Ce sont des hommes barbares, des sauvages venus du fond de. « la Poméranie, une race pleine de "jactance et de brutalité... » elle n'en avait pas meilleure opinion: «J'ai toujours pensé que ces Prus-ec siens n'étaient pas grand chose, des tas de gueux, de véritables ban-ce dits. » — Mais c'est dans Y Ami Fritz, qu'éclate le mépris du Palatinat fertile pour les envahisseurs faméliques venus de Prusse <c un tas de « gens glorieux, dit Hâan, qui nous regardent par dessus l'épaule, nous « autres Bavarois... ne me parlez donc pas de ces Prussiens, pauvres « diables qui n'ont pas dix thalers en poche! Nous gommes d'autres ce gens ! Nous savons où reposer notre tête, et ce n'est pas sur un caillou, « Dieu merci ». Et lorsque passent les émigrants allemands chantant : « Quelle est la patrie allemande? Amerika! » les officiers prussiens se disent entre eux : « On devrait arrêter ces gens-là ! » et le percepteur Hâan de renchérir sur un ton ironique : ce Ils disent que la Prusse est ce la patrie allemande : on devrait leur tordre le cou ! » Et son ami Schoultz — qui a goûté au Champagne — observant les Prussiens du coin de l'œil: « Oui, du petit vin de France... ce n'est pas la première « fois que nous en buvons, mais là-bas, en Champagne, on faisait sauter « le cou des bouteilles avec le s a b r e ! — Schoultz, tu te vantes, reprend xe Hâan, je voudrais bien savoir si ton bataillon de landwehr a seule-« ment dépassé la petite ville de Phalsbourg en Lorraine. — Bah ! laisse ce donc, s'écria Schoultz, avec ces Prussiens, est-ce qu'il faut se gêner? « Je représente ici l'armée bavaroise. Je défie la Prusse! Je défie tous (( les Prussiens depuis le caporal schlague jusqu'au feld maréchal!'— « Schoultz, Schoultz, bégayait Hâan, modère ton ardeur belliqueuse: ce ne nous attire pas sur les bras l'armée de Frédéric Wilhelm: nous ce sommes gens de paix... respectons la. concorde de la Vieille Allema-cc gne! — Non, non, je les défie tous, s'écriait Schoultz,, on verra ice « que vaut un ancien sergent de l'armée bavaroise ! Vive la patrie ce allemande! ». — Nous sommes loin encore, on le voit, de 1870. Nous sommes dans un coin de la vieille Allemagne où par conséquent la na­tionalité ne prend pas grande importance. Rappelons-nous à ce propos le dialogue de la Maison Forestière, déjà cité, entre le vieux garde chasse Hohneck et le jeune peintre Riéhter. « H é ! fait le brave homme, « vous êtes Français: j'ai vu ça tout de suite. — Pas tout à fait, je ee suis de Dusseldorf. — Ah! de Dusseldorf ! C'est égal vous avez l'air ce d'un bon enfant tout de même ». Ce qui veut dire en bon français que le vieux EEolmeck ne tient pas beaucoup à Dusseldorf, ville pru-sienne, qu'il préférerait que son jeune visiteur fût français, mais qu'en tout état de cause la chose n'a aucune importance. Et plus loin il nous fait cet aveu significatif : « (Vous avez) 22 ans?;.. A 22 ans je faisais

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« ma première campagne contre le général républicain Custine. D'un « seul-trait il nous passa sur le-ventre et prit Mayence. On nous en-ce voya Hoche, Kléber, Marceau, et finalement on nous mit en quatre « départements, et nous partîmes tous ensemble bras dessus, bras des-« sous conquérir l'Italie. Nous étions devenus Français sans savoir corn­ée ment ni pourquoi. » Il ne le saurait pas davantage s'il le redevenait à nouveau : c'est toute la mentalité incertaine de ce pays frontière qu'Erckmann. nous a ainsi transcrite.

* * *

Allons plus loin. Cette mentalité se retrouve jusqu'à un certain point dans l'Alsace de 1840, qui est celle des romans d'Erckmann. La période d'administration française commune n'avait fait que resserrer ses liens avec le Palatinat dont elle n'était plus séparée alors par aucune frontière, et avec lequel elle avait de fréquentes relations commerciales, sans compter les mariages qui unissaient les vallées voisines des Vosges. Elle entretenait aussi avec lui des relations universitaires, puisque dans un conte secondaire d'Erckmann : Les années de collège de Me Nablot, nous trouvons en 1834 au collège de Saarstadt, qui doit être Phalsbourg, un certain nombres d'élèves venus du Palatinat: il y a là « l e grand ee Zillinger, fils d'un garde général bavarois, le gros Steinbrenner, fils cc^d'un brasseur de Landau, les deux frères Blum, les fils d'un papetier « du Palatinat y) e t c . . et ce ne sont pas les plus mauvais élèves du collège, puisque le jeune lorrain Nablot se promet « de ne pas se laisser « enterrer par les Allemands. » L'Alsace, dans son subsconscient, se souvenait encore d'avoir vécu à deux reprises de la même existence politique que son voisin. Comme la chasse du Comte Sauvage englobe le Palatinat et l'Alsace dans son galop légendaire, ainsi l'histoire avait uni ces deux pays durant de longues années. Le temps n'était pas si loin où l'Alsace, comme le Palatinat sans nationalité définie, voyait pas­ser des armées toujours étrangères à son sol comme des orages dévasta­teurs, et, comme il le faisait pour les Croates, elle chantait encore dans ses veillées l'air sinistre : ee Les Pandours sont à Haguenau. » Elle avait gardé une sympathie naturelle pour ce voisin, qui était en somme un vieux camarade, ce respect pour le Saint-Empire dont elle avait fait partie avec lui pendant si longtemps. Quant à Paris elle ne le con­naît guère, et elle s'en tient encore aux us et coutumes de l'ancien temps. De là cette .atmosphère de vieille Allemagne, qui flotte autour de tant de récits alsaciens d'Erckmann, même à cette époque. De là. les aspira­tions du D r Matthéus vers les universités de Gcettingue ou de Prague, et celles du curé Fischer vers le retour du Saint-Empire et les satisfac-

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tions qu'il en attend, et le fait qu'un Daniel Rock, tout imbu de ses con­victions féodales au point de leur sacrifier sa vie, ait pu exister à Lutzel-bourg, près Saverne, en 1840 — quelle que soit par ailleurs la condam­nation finale qu'Erckmann porte à ses idées — est à lui seul un indice frappant de cette survivance germanique. Et quelle preuve plus significa­tive encore que l'exclamation involontaire d'Erckmann lui-même, lorsqu'il parle de l'état arriéré des vallées, vosgiennes avant la construction du chemin de fer « Tout cela nous l'avons vu dans notre enfance, sécrie-t-il, « et parfois en y rêvant, il nous semble avoir vécu sous Frédéric Bar-« berousse, alors que le Comté de Felsbourg faisait partie de l'Empire (( Germanique. » Erckmann, en résumé, a parlé la langue de ses héros et s'est laissé imprégner par leur mentalité encore attachée au passé.

îl nous reste à tracer la courbe de sa pensée par rapport à cette influence. •

* *

Erckmann a vécu tout enfant dans un pays français de cœur, mais pénétré encore des survivances de la vieille Allemagne. Il a commencé à écrire en 1845, à une époque .où le style troubadour et la passion pour l'Allemagne des légendes régnaient en maîtres dans certains genres litté-

s raires, tout comme ils le faisaient dans l'opinion publique:

Nous nous représentons malaisément aujourd'hui, après deux guerres acharnées, l'engouement pour la vieille Allemagne qui a régné en France jusqu'en 1870. Nos grands-pères ont adoré cette Allemagne là, moitié par goût, moitié par snobisme. Cette passion remontait à Mmejje Staël, et les guerres de l'Empire ne l'avaient pas diminuée, comme on l'aurait pu croire après 1815. Plus d'un grognard au contraire, rapportait d'Alle­magne des souvenirs attendris. Il n'est que de consulter Marbot ou Coi-gnet pour en recueillir des témoignages. Les Al lemands— contrairement (qui l'eût cru?) aux Polonais et naturellement, aux Espagnols — étaient doux et humains envers nos troupes, même à l'époque de nos revers où ils avaient le plus à souffrir de notre passage, et plus d'un éclopé de la Grande Armée est resté en Allemagne pour s'y établir. La mode agissait sur d'autres classes de la société: jamais on ne vit tant de Français en Allemagne et surtout à Aix-la-Chapelle, à Wiesbaden, à Bade et à... Ems qu'à la veille de la guerre de 70. Le déclin de l'esprit romantique n'avait nullement altéré cet engouement. Enfin les arts suivaient l'opinion publi­que: les sympathies de Victor Hugo pour l'Allemagne dans le Rhin et dans avec faveur l'alliance du duc d'Orléans, héritier du trône de Louis-Phi­lippe, avec une princesse allemande, et, sans aller jusqu'aux passions que

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suscita Wagner, rappelons-nous que Faust, écho du grand Gœthe, a paru en 1859. Pour nos penseurs l'Allemagne restait le pays de Leibnitz.

Observons de plus qu'Erckmann, en face de cette influence, était trahi par ses qualités mêmes. Sa sensibilité naturelle — nous savons que, tout comme son ami le D r Mathéus, il versait des larmes à certains passages de la Bible et même de ses romans — son amour de la Nature, son exal­tation devant la montagne, la forêt, l'éclosion du printemps, sa prédilec­tion pour les contes — forme très répandue dans la littérature allemande, à telle enseigne que ses premiers contes ont été publiés comme étant une traduction par Chatrian d'un auteur allemand nommé Erckmann — la minutie même de sa documentation, sa curiosité du mystère et de l'occul­tisme — tous ces éléments formaient dans son esprit, et bien de son fonds propre cette fois, un terrain particulièrement favorable à l'influence de la mode germanique de l'époque.

Enfin les bûcherons, les paysans et les vignerons qu'il consultait in­différemment en Alsace et dans le Palatinat, faisaient passer inconsciem­ment de leur esprit dans le sien cet attachement aux traditions historiques de la Vieille Allemagne et ce respect attardé pour la Maison d'Autriche qui reposaient à l'arrière-plan de la mentalité du pays. Et cette ambiance qui n'était pas en opposition avec les idées de l'homme de 48 qu'il était, lui paraissait si naturelle qu'il a fallu la déception cruelle de 1870 pour l'en affranchir. Les Romans nationaux en effet, s'ils ne présentent plus explicitement cette ambiance, ne sont pas en tout état de cause en rup­ture avec elle. Ils ont paru parallèlement aux principaux Romans popu-plaires, et à la cadence d'un roman de chaque série par année, YInvasion à côté d'Hugues-le-Loup en 1862, M m e Thérèse à côté du Joueur de Cla­

rinette en 1863, le Conscrit de 1813 à côté de Y Ami Fritz en 1864, Wa­

terloo avec l'a Maison Forestière en 65 et 66. Après quoi ne paraissent plus dans l'œuvre d'Erckmann que les Romans nationaux, mais ils n'en contiennent pas davatage de pointe contre l'Allemagne. Issus des récits des grognards et des acteurs des guerres de l'époque, toujours pénétrés de l'esprit républicain de 48, ils sont dirigés moins contre l'Allemagne que contre l'Empire napoléonien qu'ils rendent responsable de nos dé­sastres, et ils pourraient se résumer dans une .phrase lapidaire du Capi­taine Rochard, un grognard aussi, et le héros d'une courte nouvelle d'Erckmann. Voyant refluer au delà du Rhin sur le pont de Mayence un soir pluvieux de l'automne de 1813, les débris de la Grande Armée vaincue à Leipzig « il pense avec amertume qu'il fallait abandonner ces « belles provinces du Rhin que la République avait conquises, et qui « seraient aujourd'hui aussi françaises que l'Alsace si l'Empire ne les « avait pas perdues». • . . . . . .

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Ainsi à la veille de la guerre de 70 nous apparaît Erckmann. Au cours de sa carrière d'écrivain il avait écouté des voix diverses dont il avait traduit l'écho dans son style propre. Parti des contes fantastiques à la manière allemande, il avait noté ensuite avec la même fidélité les traits des caractères qu'il avait trouvés sur sa route: Alsaciens, sujets loyaux de la France, mais souvent encore endormis dans les habitudes séculaires du passé ; Palatins, sans nationalité précise, citoyens de la vieille Allemagne paisible, celle qui, suivant l'un d'eux, pour assurer la paix avait inventé l'équilibre; bohémiens et colporteurs n'ayant aucune patrie; grognards sortis tout vivants de l'épopée récente; petits bourgeois encore éberlués par les bouleversements qu'elle avait apportés dans leur quié­tude — et à travers tous ces caractères il avait fait passer son souffle l'homme de 48, épris de Liberté et de Fraternité des peuples, plein d'amour pour les idées de Paix, mais ne lui sacrifiant aucune des gloires de la Révolution et de l'Empire. Par là il se rapprochait encore de la conception toute voisine de la vieille Allemagne libérale.

Car — et c'est là la tragédie de ce grand cœur — Erckmann, littérai­rement, politiquement et sentimentalement, s'était nourri jusqu'alors de l'illusion de la pérennité d'une Vieille Allemagne patriarcale, sentimentale et rêveuse, plus attachée à la Paix et à la concorde entre les peuples qu'à des distinctions subtiles entre les nationalités, une Allemagne en somme qui était un levain de paix en Europe, telle que nos pères l'ont aimée et que nous la voudrions encorex aujourd'hui — Erckmann en un mot se croyait toujours au temps de Y Ami Fritz, — lorsque tomba sur cette illusion le coup de tonnerre de 70, l'apparition sur la scène de la Prusse militariste, bouleversant ce pays paisible de la légende, et entraînant tous les peuples allemands à l'assaut de la France, écrasant ensuite notre pa­trie sous ses armes, et lui arrachant par surcroît eçs deux provinces si près de son cœur, dont Erckmann avait noté amoureusement les moin­dres nuances de 'la pensée. Ce jour-là la Vieille Allemagne est morte et son chantre avec elle. U n Erckmann nouveau, blessé et incurable, va se faire entendre et désormais tous ses récits porteront la trace de cette double blessure patriotique, faite autant, semble-t-il, de la désillusion cruelle du romancier que du rapt de sa petite patrie. Les Romans natio­naux, à leur tour, se sont tus, car les voix d'Erckmann ont changé d'ac cent: elles ne lui parlent plus d'une histoire, tragique certes, mais gar­dant malgré tout la sérénité du passé; elles crient à l'exilé qu'il est devenu, les souffrances et les humiliations de l'Alsace du présent sous la botte allemande. Sa méthode n'a pas changé. Mais ce sont des voya­geurs, des contrebandiers, plus souvent des exilés comme lui qu'il fait parler, et s'il laisse davantage intervenir son cœur, c'est qu'il est lui-

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44 , L A P A R T D E L ' I N F L U E N C E G E R M A N I Q U E

même un acteur dans le terrible drame de l'annexion. De là ces dou­loureux Romans patriotiques, qui trahissent tous la blessure mal' fermée dans son cœur, et qui s'appellent les Contes Vosgiens, les Deux frères,

\tstVieux de la Vieille, l'es Rantzau e t c . . dont certains, le Brigadier Fré­

déric et le Banni, ont l'éclat et le retentissement des Romains natiorûaux.

Toujours homme de 48, plus acharné que jamais contre l'Empire auteur de cette blessure inguérissable, celui qui était devenu le barde de la Re­vanche est mort à Lunéville, à deux pas de cette frontière artificielle, plus inhumaine cent fois que la douce frontière du Palatinat, les yeux fixés sur l'a « ligne bleue des Vosges » qu'un de ses successeurs devait si bien chanter.

* *

Au total mon vieux chef de la propagande avait raison. A des gens — aux Américains entre autres — auxquels nous voulons montrer que l'Al­sace-Lorraine avait fait de tout temps partie de la France, il était dange­reux de donner à lire des romans, dits « alsaciens », dont une partie se passait en Allemagne, et dont l'ensemble présentait une telle confusion de sentiments, qu'il était impossible d'y retrouver toujours cette horreur héréditaire de l'Alsace pour l'Allemagne, sur laquelle reposait en somme ^toute la guerre.

L'œuvre d'Erckmann dans son ensemble ne constituait d'ailleurs pas un instrument de propagande française. Nous en trouvons une preuve inattendue dans cette curieuse traduction allemande, qui en avait été pu­bliée en édition populaire peu avant la Grande Guerre, ce qui prouvait tout au moins que le gouvernement du Reich n'y voyait aucun inconvé­nient au point de vue de sa propre propagande allemande.

Aujourd'hui la question ne se pose plus, et, comme il arrive dans ce cas, les ouvrages qui la traitent ont pour nous moins d'attrait. Mais certains des romans d'Erckmann resteront impérissables.

On lira toujours les Romans nationaux, malgré certaines opinions discordantes sur le caractère de leurs héros. Dès leur parution, en effet, d'aucuns leur reprochaient le caractère démoralisant et défaitiste des ac­teurs de l'épopée impériale qu'ils mettaient en scène (1).

Et, plus récemment encore, lors de l'inauguration d'un buste d'Erck­mann à Lunéville en 1902, le correspondant d'un journal messin écri­vait qu' « Erckmann et Chatrian ont avili l'uniforme en présentant les. <( soldats de Napoléon comme des brutes inconscientes, réfractaires à

(1) DiLLAYEt, La vie et la mort âe FArmêe du Rhin, p. 1?.

Î D A N S i / Œ U V R E D ' E R C K I M A N N - C H Á T R I A Ñ ti

« tout idéal..., ils (ont ainsi) préparé... la germanisation des esprits... » Mais cette appréciation sévère,- qu'expliquait la susceptibilité patriotique

des annexés, a fait place à une meilleure compréhension de l'histoire, et a pâli du reste devant certaines rudesses aussi explicables et. plus, récentes de la Grande Guerre. Les Romans nationaux resteront pour nous des pa­ges émouvantes et profondément humaines de la vie de nos# pères et des fastes des grognards de l'Empire.

Mais les Romœns patriotiques publiés depuis 70 ont perdu l'a faveur du public, soit qu'il leur manque, pour avoir un intérêt historique, le re­cul des années, soit que la Grande Guerre ayant tranché sans appel le procès de l'Alsace-Lorraine, on ne se plaise plus à en relire les plai­doiries.

Quand aux Romans populaires il n'en restera guère que les-descrip­tions de la Nature: ainsi de Y Illustre DT Mathéus; les amateurs de ber­geries écouteront peut-être les Confidences d'un Joueur de Clarinette; les curieux parcourront Me Daniel Rock. Mais personne ne lira plus les récits légendaires, Hugues-le-Loup. les Contes des bords du Rhin, la Maison

Forestière, qui sont réduits au rang de ces contes allemands fantastiques dont notre époque n'a plus l'usage.

Le véritable triomphateur des romans d'Erckmann c'est Y Ami Fritz, maintes fois réédité et illustré, porté au théâtre et au cinéma, toujours populaire comme une idylle alsacienne qu'il est finalement devenu : et c'est fort bien ainsi, car d'une part le public n'a pas besoin de savoir que le roman se passe à Landau et à Pirmasens — en admettant qu'il en connaisse le site — et d'autre part Y Ami Fritz contient la clé de la compo­sition des romans d'Erckmann, telle que nous la livre son biographe, M. Emile Hinzelin : « L'influence française, nous dit-il (1), qui s'exerçait de toutes façons sur le bon Français qu'était Erckmann, se manifeste pour le roman de Y Ami Fritz par la douce hantise du chef-d'œuvre de Greuze Y Accordée de village ». C'est en effet, en regardant ce tableau célèbre qu'Erckmann eut l'inspiration de Y Ami Fritz, en sorte que le thème, allemand par son affabulation et son décor, a pris dans le récit d'Erckmann le ton et le caractère français. Il réalise donc le type le plus intéressant de ses Romans populaires.

Pour nous qui sommes entrés vis-à-vis du vieux maître dans le recul apaisant de l'histoire, nous lui resterons reconnaissants d'avoir dessiné en vigoureuses images d'Epinal l'épopée de la Grande Armée telle que l'ont vécue nos pères. L'Erckmann que nous préférerons restera donc celui des Romans nationaux, et en particulier de Madame Thérèse, et

(1) HINZELIN, op. cit., p. 224.

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c'est à ce tableau du Palatinat allemand initié à la grâce française que nous associerons la figure du vieux maître, dominée à Tarrière-plan par la (( Marseillaise » d e Rude, aux ailes frappant d'un souffle de liberté ce pays frontière qu'il a tant aimé.

Metz, Mai 19^6.