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U N I V E R S I T É L I B R E D E B R U X E L L E S , U N I V E R S I T É D ' E U R O P E DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles ___________________________ DIERKENS Alain, BEYER DE RYKE Benoît, ed., « Mystique : la passion de l ’Un, de l’Antiquité à nos jours », in Problèmes d’histoire des religions, Volume 15, Editions de l ’Université de Bruxelles, 2005. ___________________________ Cette œuvre littéraire est soumise à la législation belge en matière de droit d’auteur. Elle a été publiée par les Editions de l’Université de Bruxelles http://www.editions-universite-bruxelles.be/ Les règles d’utilisation de la présente copie numérique de cette œuvre sont visibles sur la dernière page de ce document. L'ensemble des documents numérisés mis à disposition par les Archives & Bibliothèques de l'ULB sont accessibles à partir du site http://digitheque.ulb.ac.be/ Accessible à : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2010/i97828004136_000_f.pdf

La passion de l'Un. De l'antiquité à nos jours(0)

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U N I V E R S I T L I B R E D E B R U X E L L E S , U N I V E R S I T D ' E U R O P E

DIGITHQUE Universit libre de Bruxelles

___________________________

DIERKENS Alain, BEYER DE RYKE Benot, ed., Mystique : la passion de l Un, de lAntiquit nos jours , in Problmes dhistoire des religions, Volume 15, Editions de l Universit de Bruxelles, 2005. ___________________________

Cette uvre littraire est soumise la lgislation belge en matire de droit dauteur.

Elle a t publie par les Editions de lUniversit de Bruxelles http://www.editions-universite-bruxelles.be/

Les rgles dutilisation de la prsente copie numrique de cette uvre sont visibles sur la dernire page de ce document. L'ensemble des documents numriss mis disposition par les Archives & Bibliothques de l'ULB sont accessibles partir du site http://digitheque.ulb.ac.be/

Accessible : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2010/i97828004136_000_f.pdf

Note de lditeur de la collection

Alain DIERKENS

Traditionnellement les Problmes dhistoire des religions regroupent les textes des communications prsentes lors des colloques annuels de lInstitut dtude des religions et de la lacit (aujourdhui CIERL : Centre interdisciplinaire dtude des religions et de la lacit) de lUniversit libre de Bruxelles. Les deux derniers volumes font exception : le volume 13/2003, intitul La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scne, mane dun sminaire international dhistoire religieuse compare, men de main de matre par Jacques Marx ; le volume 14/2004, consacr Matre Eckhart et Jan van Ruusbroec. tudes sur la mystique rhno-flamande (XIIIe- XIVe sicle), a t entirement conu par Benot Beyer de Ryke. Ce volume 15/2005 est bas sur un colloque du CIERL, organis dans la salle Baugniet de lInstitut des hautes tudes de Belgique du 9 au 11 dcembre 2004. Cest une nouvelle fois linlassable activit de Benot Beyer de Ryke que lon doit ce Mystique : la passion de lUn, de lAntiquit nos jours. Cest lui qui en a conu le programme ; cest sur lui qua repos toute lorganisation logistique de la manifestation ; cest lui que revient la conception du prsent livre. Larticle introductif quil a rdig montre la cohrence du propos et la richesse des textes runis. Le colloque, qui a attir un trs nombreux public de spcialistes et de gens intresss par lhistoire religieuse et la spiritualit, a t largement mdiatis. Il a donn lieu des comptes rendus logieux dans la presse quotidienne ; il a t abondamment relay par la radio (de France Culture et de la RTBF Radio Campus) ; les intervenants au colloque ont t sollicits pour des interviews circonstancies. Par ailleurs, le contenu des exposs a t dtaill dans un des rcents numros de la Revue dhistoire ecclsiastique (t. 100, 2005, p. 383-389).

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On trouvera ici une bonne partie des communications prsentes Bruxelles en dcembre 2004. Le colloque tait si dense que, pour des raisons matrielles, il na hlas pas t possible de les publier toutes ici. A titre personnel, je voudrais dire ma gratitude ceux qui ont accept dabrger, voire de renoncer publier leur article dans le prsent volume ; on trouvera les lignes de forces de leurs contributions, dans lintroduction de Benot Beyer de Ryke et dans le compte rendu dj mentionn de la RHE. Ce livre et le colloque dont il constitue laboutissement sont aussi les fruits dun travail collectif, qui naurait pu aboutir sans laide et le soutien des membres du Bureau du CIERL (son directeur, Jean-Philippe Schreiber, et ses deux directeurs adjoints, Anne Morelli et Jean-Luc Solre) et des responsables du Dpartement de philosophie et de sciences des religions de lULB (particulirement son directeur, Baudouin Decharneux, qui a galement bien voulu tirer les conclusions du colloque). Lquipe technique du CIERL savoir Giuseppe Balzano (assistant de bibliothque), Carmen Louis (collaboratrice) et Marie Cruysmans (stagiaire en gestion culturelle) na pas mnag ses efforts pour que ce colloque soit une russite. Le suivi ditorial de la publication des actes a t assur, avec le soin quon leur connat, par Michle Mat, directrice des Editions de lUniversit de Bruxelles, et par Betty Prvost. Diverses institutions et personnes suivantes doivent galement tre mentionnes dans ces remerciements : le Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) ; la Communaut franaise Wallonie-Bruxelles en la personne de son ministre prsident, mais aussi de la Direction gnrale de lenseignement non obligatoire et de la recherche scientifique, et du ministre de lEnseignement suprieur, de la Recherche scientifique et des Relations extrieures ; le ministre de lEconomie, de lEnergie, du Commerce extrieur et de la Politique scientifique ; le recteur et le prsident de lULB ; le doyen de la Facult de philosophie et lettres de cette mme Universit ; ainsi que France Culture, tout particulirement Michel Cazenave, dont deux missions Les vivants et les dieux se sont fait lcho du colloque, lequel a en outre t intgralement retransmis sur Les chemins de la connaissance , lune des deux web-radios de France Culture. Quant labbaye bndictine Sainte-Hildegarde de Rdesheim-Eibingen, elle nous a gracieusement autoriss utiliser, pour limage de couverture, un folio dun prcieux fac-simil du Scivias dHildegarde de Bingen.

INTRODUCTION

La mystique comme passion de lUn

Benot BEYER DE RYKE

A Michel Cazenave, qui lun des premiers ma conduit sur les voies de la mystique

En introduction cet ouvrage, qui reprend les actes du colloque sur la Mystique : la passion de lUn, de lAntiquit nos jours qui sest tenu Bruxelles en dcembre 2004 1, je voudrais rpondre brivement trois questions : 1. pourquoi un colloque sur la mystique ? ; 2. quest-ce que la mystique ? ; 3. quest-ce que la mystique de lUn ? Aprs quoi, je passerai en revue les diffrents articles de ce volume, en tchant de faire voir la manire dont lensemble a t agenc.

1. Pourquoi un colloque sur la mystique ? Tout dabord, pourquoi un colloque sur la mystique aujourdhui ? Notre monde contemporain est marqu par un indniable retour du religieux soulign par les journalistes, les historiens, les sociologues, les philosophes qui comporte au moins deux dimensions : le rveil identitaire dune part, le besoin de sens de lautre 2. Le rveil identitaire, qui touche toute la plante, est issu de la confrontation des cultures, des nouveaux conflits politiques et conomiques qui rquisitionnent la religion comme symbole identitaire dun peuple ou dune civilisation. Le besoin de sens atteint avant tout notre Occident scularis. Les questions de la mort, de la souffrance, du sens de la vie continuent de hanter nos contemporains, qui ne croient plus aux rves millnaristes des utopies scientifiques ou politiques des XIXe et XXe sicles. Dans cette perspective, on rinterroge les grandes traditions philosophiques et religieuses de lhumanit. Le succs du bouddhisme, le retour aux sagesses grecques, le renouveau de lsotrisme et lattention porte la mystique sont comprendre dans ce contexte. La demande de spiritualit connat en effet un regain dintrt sans que pour autant lon se retourne vers les religions traditionnelles, au premier rang desquelles le catholicisme, qui demeure en crise au niveau tant de la pratique que des vocations. En dautres termes, ce nest pas la qute spirituelle qui est en

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crise, ce sont les institutions. La nouvelle spiritualit occidentale dont parle Frdric Lenoir dans Les mtamorphoses de Dieu 3 est marque par le rejet de linstitution en faveur de dmarches individuelles o chacun est le lgislateur de sa propre vie. Elle dbouche sur une conception dun Dieu diffrent, plus intrieur, moins dogmatique. On redcouvre dans ce contexte la grande tradition, marginalise en Occident, de la thologie ngative pour laquelle Dieu est avant tout ineffable et ne peut se dfinir que ngativement, par tout ce quil nest pas. Cette nouvelle religiosit emprunte volontiers les chemins de la mystique : la mdiation des Eglises, on prfre le Dieu immdiat. Ces circonstances sociologiques permettent de comprendre le regain dattention port la tradition mystique de nos jours dans le monde occidental. Do notre souhait de rinterroger notre tour lhistoire de cette tradition, selon une dmarche qui se veut la fois rudite (universitaire) et cependant ouverte sur les enjeux actuels. Il sagit en quelque sorte de proposer une archologie mentale de la spiritualit de notre temps.

2. Quest-ce que la mystique ? Aprs avoir soulign les raisons dun colloque sur la mystique, il convient de prciser davantage ce que lon entend par ce terme de mystique , qui est un mot- valise dans lequel on met souvent tout et nimporte quoi. Ainsi parle-t-on de mystique de lart, de mystique politique ou rvolutionnaire, de mystique cologiste, etc. De plus, par le terme de mystique on entend souvent aujourdhui une forme de sentimentalit intuitive et irrationnelle. Et lon a volontiers en tte des images saint-sulpiciennes de femmes (le plus souvent) et dhommes confits en dvotion. Pourtant, la mystique entretient des liens plus nourris quon ne pourrait le penser de prime abord avec la philosophie 4. Et si le but est bien de dpasser la raison, la mystique quand elle est spculative sappuie fortement sur la rationalit. Aussi convient-il de bien dfinir le sens du mot mystique et le type de mystique envisage. Sur un plan trs gnral, et forcment schmatique, on pourrait dfinir la mystique comme la volont dtablir un rapport direct, immdiat entre lhomme et Dieu, lUn ou la Totalit, selon les mots dont on aura envie duser ce propos. Dans cet ouvrage, nous utiliserons donc le terme mystique selon cette seule acception : recherche dune union intime entre lhomme et Dieu (ou le premier Principe). Prcisons que le terme mystique vient du verbe grec mu, se fermer, se taire . Dans lAntiquit grecque, ladjectif mustikos qualifie linitiation aux mystres , cultes de salut dorigine agraire comme les clbres mystres dEleusis. Le mystique ou plus exactement le myste (musts) est celui qui a reu linitiation : liniti. Mystique est alors ladjectif dsignant ce qui concerne les mystres . Au temps des Pres de lEglise, le terme renvoie au sens cach, vis par le Christ, dans le rcit biblique, de mme quau sens cach des sacrements, et plus tard, lexprience du Dieu cach. Le mystre chrtien dans cette perspective, cest le Christ, jadis cach dans les allgories de lAncien Testament qui lannonaient de faon voile, et prsent manifest pour le salut du monde. Le mot a donc connu une profonde volution smantique depuis lAntiquit grecque et chrtienne (o le terme voque les musteria et les sacramenta) jusquau XVIIe sicle (o le mot exprime une exprience religieuse individuelle). Cest en effet au XVIIe sicle quapparat le substantif pour voquer une autre sorte dinitiation :

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lunion Dieu moyennant un dpouillement radical des images, des sentiments et des penses. Toutefois, si le sens moderne du terme date du XVIIe sicle, lexprience, elle, est plus ancienne. Pour la tradition occidentale, lorigine de la mystique est chercher principalement dans le courant noplatonicien dont la finalit est lunion lUn, courant qui sera christianis par saint Augustin et surtout par le Pseudo-Denys. Cest cette mystique de lUn sur laquelle nous nous sommes penchs prioritairement dans ce livre.

3. Quest-ce que la mystique de lUn ? La dfinition que je donnais de la mystique comme recherche dune union intime entre lhomme et Dieu demeure encore trs gnrale, trop pour notre propos, car il sagit de prciser de quelle mystique nous traitons ici, savoir la mystique de lUn . Cest en effet avec le noplatonisme quapparat vritablement une mystique unitive. On verra que le terme mystique pose cependant problme dans son application au noplatonisme, mais pour la clart de lexpos nous parlerons malgr tout de mystique noplatonicienne, quitte ensuite prciser avec Luc Brisson les restrictions philologiques (le terme mystique ne dsigne pas chez les noplatoniciens lunion lUn) et philosophico-thologiques (lunion lUn nest pas lunion au Dieu chrtien) quil convient dapporter. Le propos de ce colloque et de louvrage qui en est issu est donc pour lessentiel de suivre le fil du noplatonisme, tel quil sest manifest dans lEmpire romain tardif partir de Plotin (IIIe s.) jusqu Proclus (Ve s.) et Damascius (Ve-VIe s.), et denvisager ensuite la manire dont ce noplatonisme a irrigu lensemble de la mystique chrtienne, lui donnant ses structures de pense et peut-tre aussi dexprience. Pour le noplatonisme, tout mane de lUn, principe inconditionn au-del de ltre, que Plotin identifie lIde du Bien en soi chez Platon. Plotin qualifie cet Un-Bien au-dessus de tout de premire hypostase 5. LUn est absolument simple. Nous sommes l au niveau de la monade de lUn-qui-nest- pas : car il est au-del de ltre lui-mme. Viennent ensuite les deux autres hypostases : lIntellect et lAme. A la seconde hypostase lIntellect (nos) correspondent galement le monde intelligible et ltre. Cette seconde hypostase est le niveau de la dyade : cest lUn-qui-est. Il y a une dualit dans la seconde hypostase : celle de ltre et de la pense. Quant la troisime hypostase, lAme, elle est intermdiaire entre le monde intelligible et le monde sensible dont elle est linstance organisatrice. En-dessous de cette triade se trouve la matire, quasi nant dans lequel notre me individuelle est prisonnire. Cette matire est pour Plotin un non-tre et la source du mal. A ce mouvement de procession ou dmanation partir de lUn, qui produit tout, correspond un mouvement inverse de conversion, de retour universel vers le Principe. La dynamique du noplatonisme est donc la suivante : Unit originaire, division, retour lUnit. Lme individuelle est une manation de lAme universelle. A ce titre, elle procde en dernire analyse de lUn, elle a donc une part que lon pourrait qualifier de divine. Aussi lme humaine doit-elle, par une sorte d exprience intrieure de la contemplation, rejoindre cet Un dont elle mane, retourner son origine, son principe. Cest une qute asctique et suprarationelle de lUnit, une passion de lUn . Quand elle y parvient, lme connat alors l extase , la fusion dans lUn absolu, source de tout. Cest lrotique platonicienne du Banquet et du Phdre qui

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donne Plotin les mtaphores avec lesquelles il dcrit, dans les Ennades, cette exprience de lunion avec le premier Principe. Une telle philosophie tait demble accorde une mystique, la mystique de lUn que lon atteint en renonant au monde multiple, en se dtachant de lui. Or lUn chappe toute dtermination. On ne peut le saisir quau travers dune exprience mystique non intellectuelle car lUn nest pas objet de pense, tant au-del de lIntellect. Cest dans la simplicit du regard 6 que lon atteint lUn, par del la multiplicit. De lUn absolu et transcendant, on ne peut rien dire, pas mme quil est car il prcde toute dtermination ontologique. En quelque sorte, il nest pas. Il est ineffable, au-del de toute reprsentation, inaccessible aux images comme la pense. On ne peut le concevoir que par voie de ngation (apophasis), en cartant toute multiplicit. Les noplatoniciens tardifs, Proclus et Damascius, iront encore plus loin dans ce chemin dinconnaissance, accentuant lextrme la transcendance de lUn. Cest l une hnologie ngative : lUn est au-del de tout ce que lon peut en dire, au-del des images, des mots, des concepts. Cette ide, christianise par Denys le Pseudo-Aropagite (Ve-VIe s.), donnera naissance la thologie ngative ou apophatique, dj bauche antrieurement mais de faon moins rigoureuse et systmatique chez Philon dAlexandrie et les Pres cappadociens. Avec Denys se ralise vritablement la christianisation du noplatonisme qui substitue lhnologie ngative paenne une thologie ngative chrtienne. Il sagit en effet prsent dune thologie au sens propre du terme, cest--dire dune science dun thos transcendant (le Dieu crateur spar du monde), et non plus comme dans le noplatonisme dune hnologie, une science de lUn (hn) lorigine du processus dmanation. Systmatisant la thologie ngative, le Pseudo-Denys lassocie rsolument sa thologie mystique. Cest donc bien le noplatonisme qui a donn la mystique chrtienne ses structures de base, mme si la transposition du noplatonisme dans un contexte chrtien saccompagne de dformations et de trahisons par rapport au message originel du noplatonisme.

4. Les articles de ce volume Je me propose prsent de lever un coin du voile sur les textes qui figurent dans cet ouvrage, en prcisant galement le plan dorganisation qui a t le ntre dans llaboration de ce colloque. Les contributions ont t rparties en trois ensembles, de taille et dimportance ingales. 1. Le premier porte sur le cadre gnral et sefforce de rpondre la question : quest-ce que lexprience mystique ? . 2. Le deuxime ensemble, le plus vaste, porte sur la mystique en Occident . 3. Le troisime propose quelques perspectives comparatistes : islam, Inde, Chine .

A. Quest-ce que lexprience mystique ? Le premier ensemble comporte deux articles. Un premier, de Boris Todoroff, o lauteur tudie le cadre mental prliminaire de la mystique occidentale. Se basant sur son ouvrage consacr lhistoire et lvolution de la mystique occidentale, depuis ses origines jusqu nos jours (paru en nerlandais sous le titre Laat heb ik je liefgehad, Louvain, Davidsfonds, 2002), Todoroff expose les ides matresses et les mots clefs de ce quest, pour lOccidental, la mystique, ainsi que les tensions qui en dcoulent. En particulier, il envisage les deux voies principales de la mystique en

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Occident : la voie de lamour et celle de la vacuit. La premire voie, qui est aussi la plus courante, est celle qui mne un Dieu conu comme Amour. Elle conduit une union Dieu qui reste teinte de diffrence, car lon ne devient pas Dieu. Par ailleurs elle sopre avec une srie de moyens, comme la pratique des vertus et limitation de Jsus-Christ. A la diffrence de cette voie, dont Boris Todoroff nous dit quelle peut tre rsume par le mot avec (diffrence, moyens, etc.), lautre grande voie de la mystique occidentale, celle de la vacuit, peut tre rsume par le mot sans : il sagit datteindre Dieu par le dpouillement radical de notre pense propre et de notre volont propre, de rejoindre un Dieu qui chappe toute dfinition contraignante et avec lequel on se fond sans diffrence. Lauteur envisage ensuite les trois reproches frquemment adresss cette mystique de la vacuit, savoir lautodification (celui qui sunit Dieu devient Dieu), le panthisme (tout est Dieu) et le quitisme (le renoncement aux moyens). Il termine ce brillant tour dhorizon en considrant ce qui pourrait devenir la troisime voie de la mystique occidentale, savoir lsotrisme. Jean Dierkens se penche, dans le second article de cette partie propos du cadre gnral, sur les techniques de mditation vers les tats mystiques. Lauteur souligne que les entits spirituelles sont varies (mes de dfunts, saints, gnies, damones, dieux, dmiurge, etc.) et requirent des approches spcifiques suivant les pralables religieux (spiritisme, mystique chrtienne, soufisme, bouddhisme, chamanisme, etc.). La thurgie noplatonicienne inspire de la tradition pythagoricienne cherche sapprocher de la seule Divinit Suprieure (considre comme unique mme dans ses aspects multiples). Les techniques thurgiques, quenvisage Jean Dierkens dans son article, sappuient la fois sur des pratiques de mditation utilisant le corps dans sa dimension subtile et sur lhomologie postule entre les archtypes psychologiques et les dynamismes organisateurs du cosmos. Le but de ces techniques tant la cration dun corps de lumire et la fusion extatique avec la Divinit.

B. La mystique en Occident La deuxime partie de louvrage, proportionnellement la plus vaste, porte sur la mystique occidentale, ainsi que sur ses sources grecques antiques. Elle est traite en fonction des quatre priodes chronologiques classiques de lhistoire : lAntiquit, le Moyen Age, les Temps Modernes et lEpoque contemporaine.

1. LAntiquit Le volet antique souvre avec larticle de Sabrina Inowlocki sur Philon dAlexandrie et la mystique. Aprs avoir prsent ltat de la recherche moderne sur la mystique philonienne, Sabrina Inowlocki voque quatre des figures exploites par Philon dans le cadre de sa recherche sur la connaissance du divin : Abraham, Mose, les Thrapeutes, et Philon lui-mme. Lexamen de ces figures conduit la question du rapport entre mystique et prophtie chez Philon. Elle considre ensuite le genre de mystique prn par le philosophe et la faon dont on a tent de reconstruire les diffrentes tapes de sa pratique mystique. La manire dont ce dernier envisage la rencontre avec le divin est galement voque. Enfin, la dernire (brve) partie est consacre la recherche sur la rception et linfluence de la mystique philonienne sur les auteurs ultrieurs, dont Plotin.

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Cest de Plotin prcisment que nous entretient Luc Brisson dans sa contribution, dont le titre quelque peu provocateur est exprim sous forme dinterrogation : peut-on parler dunion mystique chez Plotin ? . A cette question, lauteur rpond ngativement, car chez Plotin comme du reste chez Porphyre le terme mystique fait uniquement rfrence un type dinterprtation allgorique des mythes, et par consquent il ne peut tre utilis bon droit pour qualifier lunion de lme dabord avec lIntellect puis, par lintermdiaire de ce dernier, avec le premier Principe, savoir lUn ou le Bien. Pourtant, ce type dunion de lme humaine avec lUn est connue de Plotin et de Porphyre, mais ils ne la qualifient pas de mystique . Luc Brisson insiste ensuite sur la spcificit de cette exprience unitive dcrite par Plotin et par Porphyre, par contraste avec les expriences qualifies ordinairement de mystiques . Enfin, Brisson refuse de ne voir dans tout cela quune question de mots, estimant qu utiliser pour dcrire une pratique un terme employ dans un tout autre sens entrane lune de ces deux consquences. Ou bien on accepte de rester dans lambigut, ou bien on cherche annexer une pratique une autre, ce qui [lui] semble tre le cas en ce qui concerne le noplatonisme dont on veut faire la face paenne ou lanctre dune pratique chrtienne . Cette mise au point de Luc Brisson est salutaire en ce quelle nous invite plus de rigueur philologique et conceptuelle. Cependant, force est de constater que si lon ne peut parler rigoureusement de mystique noplatonicienne , linverse on ne comprendrait rien la mystique chrtienne si lon faisait limpasse sur le noplatonisme, qui lui fournit son socle de pense. En somme, sil ny a peut-tre pas de mystique noplatonicienne, il ny a pas non plus de mystique (en tout cas occidentale) sans noplatonisme. Dans le cadre de ce colloque, nous avons choisi de rester dans une certaine ambigut afin de maintenir au noplatonisme son caractre structurant de lexprience mystique en Occident, mme si celui-ci nest pas fidle au noplatonisme authentique. Le troisime article de cette partie sur lAntiquit est d Ysabel de Andia et porte sur lintressante et difficile question du statut de lintellect dans lunion mystique, lequel rvle le lien cach entre la philosophie grecque et la mystique chrtienne. En effet, mme si lexprience quont les mystiques chrtiens de lunion avec Dieu nest pas dordre philosophique, quand ils essaient de lexprimer, ils usent des catgories mentales des philosophes grecs qui ont pens, avant eux et chacun leur manire, la relation de lintellect et du premier principe, lUn ou Dieu. Il existe deux modles, noplatonicien et aristotlicien, permettant de rendre compte du statut de lintellect dans lunion mystique. Sen tenant la tradition noplatonicienne, Ysabel de Andia examine ce statut en partant de quatre auteurs reprsentatifs de diffrentes positions : Plotin (livresse de lintellect), Proclus (la fleur de lintellect), Denys (lextase de lintellect) et Evagre (la prire de lintellect).

2. Le Moyen Age La section consacre au Moyen Age comporte cinq articles. Dans le premier, Christian Brouwer sintresse deux auteurs latins des XIe et XIIe sicles, savoir Anselme de Canterbury (1033-1109) et Bernard de Clairvaux (1090-1153), afin de dgager ce que leurs penses peuvent avoir de commun dans le domaine de la rationalit, comme de la mystique. Anselme est surtout connu pour sa mthode

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rationnelle et son argument (dit ontologique) sur lexistence de Dieu. Bernard est davantage connu comme auteur mystique, ce qui ne la pas empch dintervenir vigoureusement dans les conflits politiques de son temps. En comparant quelques textes significatifs de ces deux penseurs, Christian Brouwer montre de nombreux points communs quant au rle de la rationalit, mais aussi des perspectives bien distinctes sur la possibilit de lunion mystique : ainsi il ny a pas dunion mystique chez Anselme, qui fait de lintellect le moteur de lascension vers le divin, tandis que pour Bernard une union mystique, fonde sur lamour, est possible. Cest encore de saint Bernard mais aussi dAelred de Rievaulx et plus globalement de lhistoriographie de la mystique cistercienne quil est question dans le deuxime article de cette partie mdivale. Damien Boquet commence par constater que si les historiens ont souvent soulign la tonalit affective de la mystique occidentale, en revanche ils ont peu envisag la rciproque, savoir le rle que la mystique a pu avoir dans la construction de lidentit affective de lhomme occidental. Lauteur se pose la question partir de lexemple cistercien et de son historiographie moderne, envisageant les lectures varies qui ont t proposes de la mystique cistercienne au cours du XXe sicle, du no-thomisme (Etienne Gilson reconnaissant la pense cistercienne le statut de thologie mystique fondant une thorie originale de lamour) aux gender studies (John Boswell interprtant la doctrine aelrdienne de lamiti comme signe dune tolrance chrtienne vis--vis de lhomosexualit au XIIe sicle). Damien Boquet montre ensuite les enjeux de la comparaison entre les perceptions contemporaines de laffectivit et linterprtation de la mystique mdivale en analysant le concept daffectus, socle anthropologique de la mystique cistercienne, la fois hritier de la philosophie antique (passion) et anctre des thories modernes (pulsion). Nathalie Nabert propose une tude trs fouille sur lamour de Dieu dans la spiritualit des chartreux. Dans les crits cartusiens, qui, partir du XIIIe sicle, fondent la thologie mystique sur la pense de Denys lAropagite, avec Hugues de Balma et Guigues du Pont, et, au XVe sicle, avec Denys le Chartreux, lexpression de la passion de lUn prend forme dans une littrature aux orientations plus sensibles que spculatives, reposant sur trois aspects : 1. lnonciation de la ralit une et trine de Dieu 2. prsente comme lexpression dune rflexivit aimante et harmonieuse entre les trois personnes, 3. qui se communique lesprit tourn vers la contemplation par la mdiation du Christ donn limitation de chacun. Lauteur envisage ensuite le constat dune incapacit connatre Dieu et le nommer qui faonne la rhtorique apophatique et analogique de la thologie mystique expose par Hugues de Balma. Pour finir, elle observe les mtamorphoses du dsir de Dieu, allant dune mystique sponsale aux rveries du ravissement divin, prlude la vision batifique des temps eschatologiques. Marie-Anne Vannier sattaque, dans un article limpide malgr la difficult du sujet, la dlicate question, et oh combien discute, du rapport chez Eckhart entre ltre, lUn et la Trinit. Matre Eckhart 7 est souvent class parmi les penseurs de lUn, et cest lgitime : plusieurs sermons sont l pour en tmoigner, comme le Sermon latin XXIX, le Sermon 71 de mme que le Sermon de lhomme noble. Par lintermdiaire de Denys, en particulier, il est pass de lontologie lhnologie.

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Toutefois, Marie-Anne Vannier montre quEckhart ne sest pas arrt ce stade et quil a galement repens lapport de Denys en fonction de la thologie trinitaire, qui est le soubassement de son uvre latine. Ainsi dveloppe-t-il le thme de la naissance de Dieu dans lme et renvoie-t-il, avec la notion de Dit, la Trinit immanente. Jean-Michel Counet clt la partie sur le Moyen Age avec un texte consacr au sommet de la contemplation chez Nicolas de Cues. Lauteur y propose une rflexion personnelle autour du De Visione Dei, ce petit trait dintroduction la thologie mystique envoy par le Cusain aux moines de labbaye de Tegernsee en accompagnement dune copie dun tableau de Roger Van der Weyden reprsentant un Christ omnivoyant, cest--dire peint de telle faon quil semble toujours fixer celui qui le regarde. Aprs stre pench sur la mtaphore de lomnivoyant, Jean- Michel Counet aborde la question de la vision spculaire (toujours limite) de Dieu, que Nicolas sefforce de dpasser dans une vision faciale, vise de la face au-del de toutes les faces qui dsigne en fait la tnbre dans laquelle se trouve lintellect, une fois transcend le monde du multiple.

3. Les Temps Modernes Bernard Ses ouvre la partie consacre la priode moderne avec un article sur la jouissance mystique selon Thrse dAvila et Jean de la Croix, cette jouissance que lon ne gote que par gorges pour la premire et qui est un reflet de la vie ternelle pour le second. Cest linstant o Ctait l , selon lexpression de Michel de Certeau, que Bernard Ses tente dclairer dans son tude. Lexamen du champ lexical et du champ smantique du gozo en manifeste la prsence et la violence dans la pense et lexprience des deux mystiques castillans. Devenir Dieu par participation, telle est la finalit de lunion mystique, qui advient toujours selon trois modalits indissociables : la jouissance de Dieu, la ressemblance avec lui, la connaissance de ses secrets. Mais la jouissance mystique est paradoxale : lexultation et la souffrance y alternent, laissant place au dsir jamais infini de jouir de la jouissance mme de Dieu dans ladhsion pure la Divinit essentielle, lUn. Dans le cadre du colloque, trois communications ont t proposes la suite de celle de Bernard Ses quil na malheureusement pas t possible, pour des raisons diverses, de faire figurer dans les actes. Il sagit respectivement de : Jacques Marx, Marguerite du Saint-Sacrement, le roi et le petit Jsus 8 ; Antoine Faivre, Rapports entre mystique et thosophie (considrations mthodologiques) 9 ; Laurence Devillairs, Quel amour devons-nous Dieu ? La querelle du quitisme 10. On le sait, la condamnation du quitisme la fin du XVIIe sicle marque le dclin de la grande tradition de la mystique dunion essentielle en Occident. Or cette condamnation, ou plutt ces condamnations interviennent de manire quasiment contemporaine de lapparition des premires histoires de la mystique . Cest l un paradoxe qui a veill la curiosit de Jacques Le Brun qui, dans un stimulant article venant clore la partie moderne du colloque, considre ces histoires (celles de Robert Bellarmin, Maximilien Sandus, Jakob Thomasius, et surtout Gottfried Arnold) comme des signes de leffacement de la mystique. Notre hypothse de travail , crit-il, sera de nous demander si laccession de la mystique au rang dune discipline

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comme les autres [...] na pas t aussi paradoxalement [...] une des causes ou des signes de son dclin . En dautres termes, ce processus d historicisation de la mystique aurait entran en retour sa normalisation , cest--dire sa soumission aux rgles des orthodoxies. De cette normalisation, Jacques Le Brun donne un exemple significatif, en considrant en fin de son panorama louvrage du carme Honor de Sainte-Marie, lequel propose de la mystique une reprsentation assagie, rduisant au commun du discours thologique ce qui faisait la spcificit et loriginalit de laventure mystique.

4. LEpoque contemporaine Avec la contribution de Wolfgang Wackernagel, nous entrons dans lEpoque contemporaine. Spcialiste de Matre Eckhart et de la mystique rhnane, Wackernagel quitte ici son sujet de prdilection pour se livrer une intressante tude du mouvement du Monte Verit. Rappelons brivement les faits. Tandis quen ce dbut de XXe sicle lEurope se prcipite dans la guerre, de jeunes intellectuels runis au bord du lac Majeur (dans la partie mridionale de la Suisse) se librent des contraintes de la civilisation occidentale. Des anarchistes, des socialistes, des vgtariens, des artistes, des crivains exprimentent au Monte Verit, dans la rgion dAscona prs de Locarno, de nouveaux modes de vie que lon qualifierait aujourdhui dalternatifs. Aprs avoir rappel les noms des sept inventeurs du Monte Verit dans les annes 1900, Wolfgang Wackernagel brosse le portrait des trois principaux, savoir : Henri Oedenkoven, sa compagne Ida Hofmann, ainsi que le trs excentrique Gustav Grser. Il en vient enfin la question qui est au cur de sa contribution : quy avait-il au juste de mystique dans cette mouvance phmre et dans ce site ? Michel Cazenave nous propose un intressant parcours propos de la fminit de lEsprit Saint, qui permet dclairer certaines tendances actuelles de la nouvelle thologie fministe. Sous linfluence de lhritage smitique, pour qui lEsprit, la ruach, tait du genre fminin, le christianisme ses dbuts a longuement hsit, sinon sur le sexe, du moins sur le genre de lEsprit Saint, dautant plus quune attraction rciproque sest longtemps fait sentir entre lEsprit lui-mme et la figure de la Sagesse divine, issue principalement du Livre des Proverbes, de lEcclsiastique puis du Livre de la Sagesse ainsi que du Siracide. Longtemps aprs Origne, et contre la prdication des Gnostiques et des Judo-chrtiens, comme les Ebionites ou les Elkasates, la question ne sera dfinitivement rgle que lors de la proclamation trinitaire des conciles dEphse et de Chalcdoine. Ce courant continuera pourtant dexister souterrainement, comme le montre Michel Cazenave, et fera rgulirement rapparition, comme aujourdhui aux marges de la thologie orthodoxe ou dans certains courants de la thologie fministe chrtienne. Jacques Matre sinterroge sur limpact de la mystique catholique fminine dans le fait religieux en France aujourdhui. En effet, il constate que la mystique affective fminine catholique connat actuellement une vogue mdiatique et ditoriale importante. Or, lemprise de lappareil ecclsiastique sur la socit sest effondre en un demi-sicle. Le crpuscule des dogmes a fait tomber jusquau rang de pathologies psychiatriques les macrations corporelles autrefois valorises, dont nous trouvons lcho dans les automutilations adolescentes et dans lanorexie mentale. En revanche,

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laffaissement du quasi-monopole de lEglise dans le champ de la mystique a libr des forces sociales de crativit religieuse dont nous voyons les effets avec lapproche dconfessionnalise de lexprience mystique et avec la monte de la religiosit comme ressenti motionnel. Jacques Matre souligne que cette promotion culturelle de la mystique fminine ne porte gure profit au systme catholique de croyances et de comportements prescrits. Bien au contraire, elle alimenterait plutt par rapport au Magistre une mancipation des personnes en qute de vie spirituelle. Avec ce dernier article sachve la partie contemporaine, qui reprsente la quatrime et ultime section du vaste ensemble portant sur la mystique en Occident , qui nous a men des sources antiques de la mystique jusqu ses manifestations actuelles.

C. Perspectives comparatistes : islam, Inde, Chine Le troisime et dernier (bref) ensemble de louvrage est comparatiste et porte sur les res culturelles de lislam, lInde et la Chine. Ce sont quelques fentres ouvertes sur lespace extra-occidental, sans aucune prtention lexhaustivit. Cette dernire partie comporte trois articles. Lors du colloque, nous avons eu le plaisir dcouter en plus une intervention de Thomas Gergely propos de Shabbatai Zevi, le messie de Smyrne (1626-1675) , que nous navons pu hlas reprendre dans les actes. Cette intervention ouvrait la voie au comparatisme avec le judasme, mais pas comme lon aurait pu sy attendre avec la kabbale (ce qui serait passionnant, mais constituerait soi seul lobjet dun colloque). Jean-Charles Ducne pose la question du rapport entre le soufisme et la cosmographie musulmane aux XIIe et XIIIe sicles. Ignace Krachkoovski et, aprs lui, Maqbul Ahmad mirent lhypothse sduisante que lvolution du soufisme aux XIIe et XIIIe sicles ainsi que sa diffusion influencrent lapparition des cosmographies arabes, la premire du genre tant luvre dal-Qazwn qui suivit justement lenseignement dIbn Arab. Or, note Ducne dans son article, si on constate effectivement une valorisation de la cration tant chez al-Ghazl que chez Ibn Arab, cette prise en compte nest quune tape dans un raisonnement plus gnral qui vise donner lunion mystique une assise philosophique, dans les deux cas partir du noplatonisme. Linfluence fut donc tout au plus une inclination la contemplation de la cration et de ses merveilles, signes vidents de la sagesse divine, comme le disent les cosmographes. Joachim Lacrosse se penche sur la commensurabilit des expriences mystiques en Occident et en Orient, partir dune comparaison entre Plotin et ankara (grand philosophe indien du VIIIe sicle de notre re). Pour qui veut tudier lexprience dite mystique dans une perspective comparatiste (Orient-Occident), les philosophies de Plotin et de ankara offrent en effet un terrain dinvestigation privilgi. Non seulement parce que les univers de signification mis en uvre par la langue grecque et la langue sanskrite se caractrisent par un mlange de distance et de familiarit, mais aussi parce que ces deux descriptions particulires de lexprience mystique, au-del de certaines diffrences irrductibles, prsentent quelques isomorphismes frappants. A travers des questions telles que lidentit entre le centre individuel et le centre universel, la surminence du Principe, lineffabilit de lUn ou sa description positive

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dans un discours, lauteur tente de poser le problme de la commensurabilit de ces deux descriptions, la fois si proches et si diffrentes, de lexprience mystique. Dans le dernier article de cette section et par consquent du livre, Franoise Lauwaert nous entrane en Chine, la recherche de laliment dimmortalit. Les sinologues sentendent gnralement pour parler dune mystique chinoise . Celle-ci trouve son origine littraire dans les grands crits taostes le Zhuangzi et le Daodejing et senrichit de strates de commentaires et des traditions mditatives bouddhistes. La comparaison est difficile avec les traditions monothistes. Par- del lhtrognit des rcits, lauteur montre que lon peut toutefois trouver des similitudes dans les pratiques : retrait, mditation/prire, visualisations (parfois), jene et austrits Franoise Lauwaert traite ici de ressemblances apparentes ou relles et aussi de diffrences dans la manire dont fut mene la qute de laliment parfait : nourriture du corps et de lme. Lhostie pour les mystiques allemandes ou italiennes, les aliments sauvages et le souffle pour les aspirants limmortalit, sont les mtaphores puissantes et complexes dune union problmatique entre la chair et lesprit, union ardemment dsire dun bout lautre du continent eurasiatique. Quil me soit permis de conclure cette introduction la thmatique de ce volume par une citation du Sermon de lhomme noble dans laquelle Matre Eckhart, voquant lUnit o lhomme et Dieu ne font quUn, exprime mieux que personne la passion de lUn dont ce colloque a tch de rendre compte : Un avec Un, Un de Un, Un dans Un et, dans Un, Un ternellement 11.

Notes 1 Ce livre ainsi que le colloque dont il constitue laboutissement sont le fruit dun travail collectif, qui naurait pu voir le jour sans laide et le soutien de personnes et dinstitutions qui je tiens exprimer ma profonde gratitude. Ces personnes et institutions tant dj cites par Alain Dierkens dans sa note de lditeur, quil me soit permis dassocier mes remerciements aux siens. Je voudrais en outre galement remercier ce dernier, qui a gnreusement offert de publier les actes de ce colloque dans la collection des Problmes dhistoire des religions quil dirige, collection dans laquelle il mavait dj permis de coordonner le volume prcdent sur Matre Eckhart et Jan van Ruusbroec.

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2 Voir F. LENOIR, Pourquoi le XXIe sicle est religieux , dans Le monde des religions, 9, janvier-fvrier 2005, p. 5. Voir aussi, sur le mme sujet, le dossier Pourquoi le XXIe sicle est religieux , dans Le monde des religions, 15, septembre-octobre 2005, p. 14-41. 3 Voir F. LENOIR, Les mtamorphoses de Dieu. La nouvelle spiritualit occidentale, Paris, Plon, 2003. 4 Voir Ph. CAPELLE (dir.), Exprience philosophique et exprience mystique, Paris, Cerf, 2005 (Philosophie et thologie). 5 Hypostase : du grec hupostasis, littralement ce qui est plac dessous , traduit en latin par substantia. 6 Voir P. HADOT, Plotin ou la simplicit du regard, Paris, Gallimard, 1992 (Folio Essais, 302) [1re d., Paris, Plon, 1963 ; 2e d., Paris, Institut des Etudes augustiniennes, 1973 ; 3e d., Paris, Institut des Etudes augustiniennes, 1989]. 7 A propos de Matre Eckhart, voir notamment A. DIERKENS et B. BEYER DE RYKE (d.), Matre Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique rhno-flamande (XIIIe- XIVe sicle), Bruxelles, Editions de lUniversit de Bruxelles, 2004 (Problmes dhistoire des religions, 14) [contributions de : M.-A. VANNIER, S. MILAZZO, H. PASQUA, Y. DE ANDIA, W. WACKERNAGEL, P. GIRE, J. BACQ, J. DEVRIENDT, M. MAURIGE, M. GRUBER, R. VALLJO, S. KNAEBEL, S. LAOUREUX, L. RICHIR, P. VERDEYEN, Cl.-H. ROCQUET, et H. ROLAND]. Et aussi, B. BEYER DE RYKE, Matre Eckhart, Paris, Entrelacs, 2004 (Sagesses ternelles). 8 Ce texte paratra dans la Revue belge de philologie et dhistoire. 9 A paratre dans Aries. Journal for the Study of Western Esotericism (R. EDIGHOFFER, A. FAIVRE, et W. J. HANEGRAAFF, d.). 10 A paratre dans L. DEVILLAIRS, Fnelon. Une philosophie de linfini, Paris, Cerf (Philosophie et thologie). 11 MATRE ECKHART, Les Traits et le Pome, traduction de G. Jarczyk et P.-J. Labarrire, Paris, Albin Michel, 1996, p. 174 (Spiritualits vivantes).

Quest-ce que lexprience mystique ?

Mystique occidentale : le cadre mental prliminaire

Boris TODOROFF

Dans ce texte, nous nous proposons de dfinir le cadre mental qui prcde la pense occidentale sur la mystique, et, de ce fait, gnre la faon dont lon croit pouvoir parler de, tudier ou faire lexprience de la mystique. Ce qui nous intresse nest donc pas de trouver une dfinition de la mystique, mais de rpondre la question : comment considre-t-on, en Occident, la mystique et quel est limpact de cette pense sur les formes sous lesquelles la mystique occidentale sest manifeste depuis le pass lointain jusqu prsent ? Il nous faudra cependant commencer par quelques remarques prliminaires sur la structuration du temps et de lespace et sur les conceptions sur lesquelles se base la religion chrtienne. Ensuite nous proposerons un schma en quelque sorte vide , neutre de ce quest le processus de la mystique, au-dedans duquel nous pourrons situer les tensions typiques de la mystique occidentale. Nous dcrirons les deux voies principales qua empruntes la mystique occidentale, en indiquant les points principaux de friction qui existent entre mystique et religion. Nous terminerons par un bref aperu des paradigmes successifs qua connus la mystique occidentale au sein de la religion chrtienne, et indiquerons lmergence de nouveaux paradigmes (non religieux ou semi-religieux) dont un, celui de lsotrisme occidental, simpose actuellement comme la nouvelle forme de religiosit partir de laquelle une troisime voie de la mystique occidentale pourrait bien se dvelopper.

1. Le temps et lespace Commenons par une question bien simple : pourquoi la vie, pourquoi la mort ? Ds quon rpond cette question, lon a recours une srie doptions parmi lesquelles il faut faire des choix. Demble, ces choix ont trait lespace et au temps. Lon a recours une structuration du temps et de lespace, afin de rpondre

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la question de base : Est-ce que je continuerai vivre aprs ma mort ? . Si je rponds par laffirmative, il me faut indiquer dans quelle sorte de temps et despace je vivrai. Sera-ce un espace diffrent de lespace actuel ? Si oui, comment cet espace est-il, et o se situe-t-il ? Y a-t-il diffrentes sortes despaces, et comment seffectuent les transitions entre ces zones spatiales ? De mme : dans quelle sorte de temps se droulera mon aprs-vie ? Dans une ternit dune autre nature que la temporalit actuelle, dans une ternit fige dans laquelle notre temps (ayant un dbut et une fin prcis) sera absorb la fin des temps ? Souvent, inconsciemment, lon traite du sens de la vie, en se basant sur des concepts du temps et de lespace. Ces concepts sont dj, demble, crs par nos prdcesseurs pour rpondre au pourquoi de la vie et de la mort. Et soit on les accepte, soit on les altre. Nos conceptions du temps et de lespace font, en dautres termes, partie de notre cadre mental prliminaire .

2. Lhomme Il en va de mme pour notre conception de lhomme. Si, en effet, il survit sa propre vie, la question simpose : quelle partie de lhomme est voue la mort ? Et quelle partie survivra ? Sous quelle forme ? Cette partie-l nous est-elle inne et devra-t-elle se transformer en sa vritable forme aprs notre mort ? Est-elle individuelle ou pas ? Dans quel(s) type(s) despace, de temps se retrouvera-t-elle, et peut-elle dj, durant cette vie-ci, accder la dimension de laprs-vie ? Souvent, dans la tradition occidentale, lon introduira une structure trine dans limage de lhomme : il y a son corps (sa matrialit), son me (individuelle, exempte de la mort), et son esprit ( la fois moyen de communication entre lici-bas et lau-del et entit impersonnelle formant partie dune ralit immuable, ternelle, rsidant dans lau-del). Lon peut former des systmes complexes (thologiques et/ou philosophiques) en combinant les prsuppositions concernant les structures de lhomme, du temps et de lespace et les runir dans un ensemble cohrent qui donne un sens la vie humaine. Le systme le plus influent dans la tradition occidentale est celui de provenance judaque, qui a cependant subi une refonte de type noplatonicien 1 au cours des premiers sicles du christianisme. Et cest au-dedans de ce vaste ensemble de prsuppositions concernant le temps et lespace, la structure de lhomme et le but de sa vie que se profilera la mystique chrtienne. Cette mystique, donc, est elle-mme dj le fruit de certaines conceptions du temps, de lespace et de lhomme runies dans un ensemble plus ou moins quilibr. Cette mystique a comme but principal lexprience de lunit. Mais il est utile de rappeler que la conception de lunit est ne du dsir de rpondre la question de base : pourquoi la vie ? En fait, le dsir dunit trahit et dvoile en partie lensemble dides qui lont gnr : je dsire voir ou exprimenter, contempler ou sentir, dceler ou tudier les points dattache, de raccordement entre les diffrentes structures temporelles, spatiales et humaines gnralement acceptes ; je dsire transcender lamas de ces structures donnes pour trouver les points o elles se rejoignent et me placent au centre mme de ces structures : l o elles convergent, l o elles donnent un sens ma vie, et me relient ce qui me procure limmortalit, sous quelque forme que ce soit.

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3. La religion Il ny a pas que la structuration du temps, de lespace, de lhomme. La religion aussi fait partie de notre cadre mental prliminaire. Pour ce qui est de la religion chrtienne (au sein de laquelle la mystique occidentale mergera), il nous faut signaler quelle se base principalement sur trois concepts : la rvlation ; le surnaturel ; la grce. Chacun de ces trois concepts soutient et lgitime les deux autres et vice versa. Ainsi, un crit ou une personne nous rvle lexistence du surnaturel. Mais cest grce lexistence du surnaturel que cette rvlation existe (sinon, le surnaturel ne se manifesterait pas, et srement pas de cette faon surnaturelle). Le fait que le surnaturel ait jug ncessaire de se rvler dune faon surnaturelle (et aux yeux de lhomme : absurde, ou incomprhensible) par le biais dun crit inspir, dune vision, dune personne (prophtes ; incarnation) est gratuit : lhomme na pas lgitimement droit cette rvlation. Il sagit donc dun don gratuit du surnaturel, qui se rvle de sa propre initiative. Cest par le moyen de la grce (divine) que cette rvlation du surnaturel seffectue. Evidemment, sur le concept du surnaturel se greffe aussi celui du miracle . Mais surtout, la religion chrtienne, telle quelle a influenc la pense occidentale durant des sicles, fonctionnera grce lacceptation implicite de ces trois concepts et de leur interdpendance : la rvlation ; lexistence du surnaturel ; les voies surnaturelles de laction de la grce. Ces concepts se retrouvent dailleurs dans certaines formes de la religiosit actuelle, mme si elle est scularise et ne se rclame plus dune religion. Finalement, une religion souvent se base sur une autorit et suppose quil existe des intermdiaires entre le naturel et le surnaturel. Cest videmment le cas avec la religion chrtienne : lEglise est considre (trs tt dj) comme la seule et unique dpositaire de la sagesse divine ; cest elle quincombe lautorit de dfinir les croyances (cest--dire : lensemble cohrent des suppositions concernant le temps, lespace, lhomme donnant un sens la vie), et cela sur la base de la rvlation quelle a reue et quelle interprte avec laide de la grce divine. En mme temps, cette Eglise est lintermdiaire entre le surnaturel et le croyant, le divin et le humain, tout comme le Christ, les anges, les prophtes, les saints, etc. Il est important de souligner ces concepts et modes de fonctionnement dune religion : si la mystique parfois posera problme, ce sera prcisment parce quelle semble remettre en question : la structure du temps, de lespace, de lhomme ; la nature du surnaturel ; la nature de la grce ; lautorit de lEglise et son interprtation de la rvlation ; lexistence et la nature des intermdiaires entre le naturel et le surnaturel.

4. La mystique Quest-ce, la mystique ? Lon pourrait rsumer le cheminement parcouru par un mystique idal (videmment virtuel) comme suit : il traverse un processus de prise de conscience de soi, et cela travers la prise de conscience des diffrents niveaux de la ralit. Ces niveaux de la ralit sont comparables une srie de cercles qui sinsrent les uns dans les autres : chaque fois que la prise de conscience de soi du mystique sapprofondit, le mystique accde un autre cercle plus intrieur (et vritable) de la ralit. Dabord, comme tout homme, il considre le monde empirique et matriel comme le seul monde existant ; ensuite, il prend conscience que ses

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propres motions et sa pense rgissent sa perception de cette ralit matrielle, qui, tout en restant identique, peut savrer pour lui soit agrable, soit angoissante, soit menaante. Au-dedans du cercle reprsentant la ralit empirique, il dcouvre une ralit sous-jacente, que dabord il napercevait pas : celle de ses propres penses et motions. Aprs avoir pris conscience de sa contribution la perception de la ralit empirique, il se demande sil ny a pas une autre ralit plus profonde encore que ses propres motions et penses. Il se peut qualors il atteigne un troisime niveau de la ralit, quil appellera : le Bon, le Beau, le Juste (Platon), lUn (Plotin), Dieu (tradition judo-chrtienne), la Dit , le Grund ( Fond ) ou mme lUngrund (le Sans-Fond ) (Boehme), le Nant, la Vacuit (certaines coles bouddhistes ; mais aussi une tradition chrtienne mystique), lEnergie (certains auteurs spirituels modernes), etc. Cette prise de conscience progressive se fait par trois pas successifs : 1. la prise de conscience de la relativit et des limites de la ralit matrielle, empirique ; 2. la prise de conscience de lexistence de la ralit individuelle motionnelle et intellectuelle et de son influence sur la perception du premier niveau de la ralit ; 3. le troisime pas se dfinit par deux caractristiques importantes : a. la prise de conscience dun troisime niveau de ralit plus profond encore, dpassant les limites du moi personnel (motionnel et rationnel) ; b. cette prise de conscience est souvent accompagne par une exprience dunion ou unification avec cette ralit. Souvent, cette exprience dunit est suivie dun quatrime pas. Le mystique peroit ce troisime niveau de la ralit comme le fondement, si pas la source mme des autres niveaux de la ralit. Ce qui se trouvait cach au-dedans des autres ralits savre, au contraire, tre leur fondement. Le cercle extrieur (matriel et empirique) apparat maintenant comme le cercle intrieur au-dedans de ces trois cercles, et le cercle intrieur devient le cercle extrieur qui, lui seul, renferme les deux autres niveaux de la ralit. Ce renversement de perspective provoque un retournement intrieur chez le mystique ; pour lui, sa vie relle ne se droule pas au niveau corporel, motionnel ou rationnel, mais ce niveau plus profond : cest dans le centre de la ralit, le noyau de toute chose que se joue sa vraie vie, alors que sa vie extrieure nen est que le rsultat et le reflet. Dornavant, il se considre comme linstrument de ce centre dans lunivers de la matire, de la pense, des motions, et prend cette ultime ralit comme critre de ses penses, de ses actions dans le monde, envers ce centre, envers lui-mme et envers ses prochains.

5. Les tensions Ceci nest quun schma succinct, et neutre. Cependant, dj sous sa forme vide et neutre, ce schma suscite des problmes, que nous appellerons tensions . Est-ce avec le corps, lme, lesprit quil faut accder au troisime niveau de la ralit ? Si lon estime que lme et lesprit seuls peuvent accder au troisime cercle, il faut dlaisser le corps (ascse) ; si lon estime quil faut purifier lme des tendances personnelles, il faut purifier lme (ascse spirituelle). Ces options choisies titre dexemple trahissent la tension latente entre corps , me et esprit (emprunts la structuration de lhomme) et en gnrent dautres. Cest l ce que nous pourrions appeler le jeu des tensions.

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Un jeu similaire de tensions surgit concernant lattitude adopter dans la quatrime phase : faut-il, alors, vivre uniquement en conformit avec le centre de la ralit (en rejetant toutes les normes des autres niveaux de ralit) ; faut-il exprimer la vrit du centre de la ralit dans la vie concrte (en agissant en tant que missionnaire de cette ralit), ou faut-il chercher un quilibre entre les diffrents niveaux de la ralit, tout en sachant que lon appartient, intrieurement, au niveau intrieur de la ralit ? Ce ne sont l que quelques options parmi les dizaines possibles concernant cette tension . Autre tension : peut-on accder ce centre par sa seule volont, ou uniquement avec laide de la grce, ou faut-il une synergie entre grce et propre volont ? Autre tension encore : passivit et/ou activit. Faut-il tre actif ou passif, et dans quelle mesure, et en respectant quel quilibre entre activit et passivit, pour arriver au centre de la ralit ? Finalement, atteint-on le centre de la ralit par la raison (raisonnement, qui ventuellement dbouche sur lintuition, la sagesse), ou par lamour (labandon, la confiance, la dvotion) ?

6. Activit passivit, grce libre arbitre Nous donnons un seul exemple afin dillustrer une rponse possible ces tensions , en nous concentrant sur les tensions activit passivit , grce libre arbitre . Les termes oraison infuse , contemplation infuse , qui font leur premire apparition vers le XVIe sicle, sont symptomatiques dune tentative de revaloriser (ou dfendre) lapproche purement passive des sommets de la vie mystique, et, la fois, reprennent une ide clef dune des formes de la mystique occidentale : il faut svertuer tre le plus passif possible, pour ptir la grce de Dieu. Cette passivit, paradoxalement, savre tre lactivit la plus pnible, mais la plus fructueuse dont lhomme, qui cherche Dieu, peut faire preuve. Lactivit humaine ne se rduit cependant pas labandon pur et simple au bon vouloir de Dieu ; en mme temps il faut continuer dsirer , aimer Dieu avec ses puissances (mmoire, raison, volont) et en perfectionnant ses vertus, afin que Dieu puisse les convertir en vertus surnaturelles et transformer les puissances (naturelles) en Dons du Saint-Esprit (surnaturels). Cette distinction entre le niveau naturel et surnaturel de lhomme (et de ses puissances et vertus ) est emprunte la thologie ; dans notre schma il sagit du niveau des deux premiers cercles (pour le niveau naturel ), et du troisime cercle (pour le niveau surnaturel ). Mais ce nest l quune partie de la solution de la tension activit passivit. De plus, il faut tre actif jusqu un certain point dans lacheminement vers Dieu ; ensuite, il faut, au contraire, renoncer son activit ; la passivit simpose. Il faut tre passif dans labandon de soi, de sa propre volont ; mais il faut en mme temps continuer (activement) aimer, chercher Dieu. Lhomme, en tant passif, donne Dieu loccasion de devenir actif ; nanmoins, sans lactivit pralable de lhomme, lhomme naurait jamais atteint le niveau de perfection dans lequel il peut ptir Dieu dune faon passive. Lorsque lhomme tait encore actif (et se croyait, seul, en qute de Dieu, par ses propres moyens), Dieu dj le cherchait, sans que lhomme le sache, puisque ce mme Dieu a procur lhomme des puissances latentes, quil suffit lhomme dactiver (par son dsir continuel de Dieu) pour quelles laident trouver

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Dieu. En effet, Dieu a pour ainsi dire install dans lhomme, lors de la cration, dans sa nature cre , des puissances qui le rendent capable de trouver Dieu. En dautres mots : le cercle intrieur est dj prsent dans lhomme (et cest Dieu qui la install dans lhomme lors de la cration) ; mais il est impratif que lhomme cherche vraiment Dieu avant que ces facults (spirituelles pour ainsi dire) puissent se manifester et spanouir. De ce point de vue-l, lhomme est demble entirement passif (crature) ; mais en devenant actif (dans sa recherche de Dieu) il active des puissances spirituelles qui le transformeront en un tre capable, dune part, de perfectionner ses vertus et puissances par sa propre volont, et, dautre part, en faisant fi de sa propre volont, de laisser transformer par Dieu ses vertus et puissances en vertus et puissances surnaturelles et de se soumettre passivement la volont de Dieu, afin de ptir (subir, exprimenter intrieurement, passivement) la prsence de et lunion avec Dieu. De plus, tant cette installation des puissances spirituelles que la transformation graduelle des vertus et puissances que lunion proprement dite avec Dieu sont le rsultat de la grce de Dieu ; mais cette grce ne pourrait tre efficace et oprante si lhomme ny participait pas par sa propre volont. Voil une seule des multiples options possibles dans la mystique occidentale pour rsoudre les tensions entre activit et passivit , entre grce et libre arbitre dans lacheminement vers le centre (le troisime cercle). Nous donnons cet exemple insistons : il sagit dun seul jeu doptions possible parmi tant dautres pour dmontrer combien 1. cette tension (comme beaucoup dautres dailleurs) a exerc une influence capitale sur la faon dont la mystique a pris forme concrtement dans la tradition occidentale ; 2. cette tension se retrouve autant dans la thologie que la mystique et a engendr des discussions et des distinctions trs subtiles et sophistiques, quil est malais de comprendre si lon ne prend pas en compte le point de dpart : la tension elle-mme. De plus, il faut toujours 1. bien dfinir dans quel cercle de notre schma se situe quel jeu de tensions , 2. bien valuer quelles sont les rpercussions de ce jeu sur les autres cercles , 3. comparer les options choisies avec le cadre thologique (ou philosophique) en vigueur en ce temps- l et mme les schmas spirituels, mystiques ou thologiques prcdents (qui souvent sont invoqus pour lgitimer un choix concernant les tensions ), et, finalement, 4. vrifier si une lutte concernant un jeu de tensions nen cache pas une autre, cest--dire : une lutte qui se rfre aux prsuppositions concernant le temps, lespace, lhomme, le surnaturel, la grce, la rvlation que lEglise en utilisant son autorit dsire imposer ses croyants et que la mystique, au vu de lEglise, semble vouloir saper ou branler 2.

7. La voie de lamour La voie la plus courante dans la mystique occidentale est celle qui mne vers un Dieu conu comme Amour. Cest en mabandonnant lamour pour Dieu, en aimant Dieu que je latteindrai, et que je me rendrai compte quil est essentiellement Amour. Ce type de mystique prne lemploi dune srie de moyens pour atteindre Dieu ; elle estime que lon sunit avec Dieu, mais respecte la diffrence fondamentale entre Dieu (crateur) et homme (crature) ; elle suppose quil y a diffrents modes dunion avec Dieu (cest--dire : diffrentes tapes de

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progression vers Dieu, diffrentes faons daimer) et que, durant lascension vers Dieu, lon a lexprience de Dieu, exprience qui parfois se manifeste sous forme dextase. Hormis lamour, la mystique amoureuse dispose dune panoplie de moyens pour accder Dieu : lascse, lexgse spirituelle, la prire, la mditation 3, la pratique des vertus ; en outre, elle dispose de diffrentes formes de mdiation entre lhomme et Dieu : le Christ, tant lincarnation de Dieu et le mdiateur entre lhomme et Dieu par excellence, mais aussi : le Saint-Esprit, les saints, les prophtes, les visionnaires ; finalement : lEglise, ses dogmes, ses administrateurs et ses sacrements, qui vhiculent la grce divine (spirituelle) vers le monde (humain, matriel) et, dautre part, forment la voie daccs de lhomme (matriel) vers la dimension divine (spirituelle), particulirement dans leucharistie. De plus, le mystique peut esprer que Dieu lui confrera la grce de vouloir se rvler lui ; dans ce sens, la grce elle-mme est un des moyens suprmes pour atteindre Dieu. Tous ces moyens sont jugs ncessaires, si pas indispensables pour accder Dieu. Un des moyens les plus effectifs est limitation du Christ, qui consiste copier sa conduite sur terre, limiter, physiquement, mentalement, affectivement, spirituellement, afin demprunter la mme attitude damour et dabandon envers Dieu que le Christ avait durant sa vie envers le Pre . Lon arrive dans la mystique amoureuse une union avec Dieu, qui cependant reste teinte de diffrence : lon ne devient pas Dieu ; lon devient tout au plus ce que Dieu est (comme le diront certains Pres grecs et Guillaume de Saint- Thierry). Lon remarque une apprhension chez les mystiques affirmer que lon devient littralement comme Dieu, ou devient tout bonnement Dieu. Et cela parce que lon respecte scrupuleusement le schma thologique offert par lEglise prnant une diffrence ontologique infranchissable entre lhomme (crature) et Dieu (crateur de lhomme). Lunion, en dautres termes, est plutt une unification dans laquelle persiste une diffrence ontologique entre sujet et objet, bien que (psychologiquement) lon sente une union parfaite, sans scission, entre soi-mme et Dieu. Dans la mystique de lamour lon rencontre une phnomnologie de la mystique : lon dcrit les tapes , les degrs , les tats successifs de lascension vers Dieu, les modes , les formes de lexprience de Dieu. Le fait de dcrire ces diffrents modes de la vie mystique et les sensations et motions qui les caractrisent, indique dj lintrt que porte la mystique amoureuse pour lexprience de cet amour. Lon considre que lon est en quelque sorte touch de lintrieur, dans la partie intime de son me, par Dieu. Tout le parcours vers Dieu est une rponse cet attouchement subtil, intrieur. En fait, lhomme, en sintriorisant (en traversant les trois cercles que nous avons dcrits), exprime son amour pour Dieu, qui, lui, son tour, par amour simprime dans lme du mystique, se manifeste en lui, nat en lui et irradie bientt tout son for intrieur et son corps. Cette intriorisation se manifeste souvent par des signes extrieurs, physiques visibles. Ruusbroec emploiera limage dune source, cache dans le fin fond de lme humaine, et qui, au fur et mesure que lhomme sintriorise, dabord forme des ruisseaux, puis des fleuves, puis finalement dborde en quelque sorte de lhomme qui cherche Dieu. Et l nous touchons au phnomne de lextase, tel quil se prsente

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dans la mystique amoureuse : lhomme, en atteignant le centre de la ralit, devient le rceptacle de la grce divine ; il participe un niveau profond (celui de lesprit) la nature de Dieu, et cette participation se rpercute au niveau motionnel, affectif et physique. Les effets de cette opration divine sont dj visibles ds les premires tapes de lintriorisation, ne serait-ce que par des sensations de bien-tre, de douceur, de consolation, ou mme par des effets physiques tels que le jubilus mystique (lon loue et applaudit Dieu spontanment). Finalement, on participe aux dons du Saint-Esprit et les exprime par ce quon appellera le don des larmes , le don de prophtie , le don de gurison , par des visions, etc. Etant parvenu au troisime cercle (o se trouve Dieu), et aprs avoir subi le renversement de perspective (troisime phase), lon change intrieurement et lon devient lexpression de Dieu (quatrime phase) ; le corps et lindividu ne sont plus que linstrument de la volont divine dans le monde. Les stigmates font partie de cette mme transformation tant intrieure quextrieure de lhomme opre par Dieu.

8. La voie de la vacuit Si la mystique amoureuse peut tre rsume par un seul mot : avec (avec moyens, avec diffrence, avec modes , avec exprience), lautre voie importante dans la mystique occidentale, celle de la mystique de la vacuit peut tre rsume par le mot oppos : sans (sans moyens, sans diffrence, sans modes , sans exprience). Dans la mystique de la vacuit, lon se fraie un chemin vers Dieu grce la pauvret spirituelle , qui implique un dpouillement total de sa propre pense et de son propre vouloir (dsirs, projections, etc.). Lon dcouvre un Dieu non imag, non identifiable, qui se trouve au-del de toute dfinition contraignante de Dieu, au- del de toute dualit : il sagit de l Etre superessentiel (Denys lAropagite 4), de la Dit ou du Nant ou Grund ( Fond ) (Eckhart 5), de l Etre , terme qui cependant prte confusion : lon ne prtend pas avoir atteint le fin fond de la ralit , qui est tre (oppos au non-tre, ou intgrant tous les tres ), et pas non plus lessence de la ralit (qui suppose encore une dualit entre lessence et la forme relle de la ralit), mais : ce qui est sans aucune qualit, au-del de tout ce quon connat ou dsire ou ressent (sans mode ). Chez Eckhart ce noyau de la ralit se diffuse, se projette dans tous les autres niveaux de la ralit : et ces multiples aspects de la ralit ensemble forment lunit dont le mystique prend conscience, sans scinder, diviser cette ralit. La perception de lunit est une, et influence linterprtation de la ralit. Cette prise de conscience va de pair avec labolissement des conceptions du temps et de lespace et de leur dualit : futur, pass, prsent, ici, au-del ne font plus quun (surtout chez Eckhart). On nutilise pas les moyens proposs par la mystique amoureuse (numrs plus haut), ou uniquement jusqu un certain degr, de peur quils ne faussent limage de Dieu, traduisent un attachement ses propres points de vue, ou forment un prtexte pour ne pas saventurer dans le dpouillement intrieur pnible requis par la pauvret spirituelle , qui devient, elle, le seul moyen requis pour lintriorisation. Mais ce moyen est vide . Eckhart dira que cette pauvret spirituelle consiste ne rien possder, ne rien vouloir, ne rien connatre . En fait, la mystique de la vacuit

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prne une vacuit intrinsque de Dieu, et impose au mystique la vacuit intrieure pour rejoindre cette vacuit divine. Ds quon a rejoint cette vacuit, on en merge, tout comme Dieu, les Personnes de la Trinit, la cration, lhomme, la nature mergent constamment (sans interruption, chaque seconde) de ce Grund, cette Dit sans nom, et y retournent, condition quils se soient vids de leur tre superficiel, de leur nom , de leur identit factice. Comme elle abolit les attaches au temps et lespace, la mystique de la vacuit ne sintresse pas aux phnomnes affectifs ou physiques qui accompagnent cette prise de conscience ; il ny a pas dexprience mystique proprement dite (cest--dire : identifiable dans le temps, lespace, par son mode ) : la vie elle-mme, ancre dans cette conscience de lunit, est lexprience mystique.

9. Autodification, panthisme et quitisme La mystique de la vacuit (dans sa forme la plus radicale) se heurte aux prsuppositions sur le temps, lespace et lhomme reprises par lEglise, et aux concepts sur lesquels se base la religion chrtienne. Ce qui explique quon lui ait reproch souvent : lautodification, le panthisme et le quitisme. Cette mystique remet en question lquilibre prcaire entre libre arbitre et volont divine : en fait, elle penche plutt vers lexclusion de la grce au profit du propre effort, quoique cet effort soit dirig vers la pauvret spirituelle. La mystique de la vacuit assure quelle dbouche sur une unit totale sans diffrence (mme pas entre Dieu et lhomme) et remet ainsi en question la diffrence ontologique entre Dieu et crature, ce qui suscitera le reproche dautodification. Aussi, Ruusbroec dira que les adeptes (de la mystique de la vacuit et certains groupements des Frres du Libre Esprit ) veulent tre Dieu sans Dieu . Ayant peru lunit fondamentale de la ralit, sans diffrence, la mystique de la vacuit ne fait plus de distinction entre Dieu, la nature et lhomme : tous, sans distinction, manent du Nichts, de l Etre indfini et indfinissable qui est Tout et sont projets dans le monde de la perception. De l proviendra le reproche de panthisme ; lon reproche aux mystiques de prtendre que tout (sans distinction) est Dieu . Reproche assurment correct si lon utilise les prsuppositions thologiques chrtiennes, mais non fond si lon accepte les prsuppositions sur le temps et lespace dEckhart par exemple. Lexprience de lunit que nous venons de dcrire prvaut sur toute dfinition, automatiquement errone de ce quest Dieu ; Dieu nest quun nom , une forme , parmi tant dautres, manant de la Dit, du Nichts informe. Finalement, la mystique de la vacuit se verra reprocher son quitisme : elle se repose au lieu de chercher Dieu (activement), et au lieu de continuer laimer, lui obir (selon les rgles de lEglise) aprs lavoir trouv. En fait, cette mystique se mfie des moyens que lui offre lEglise pour accder Dieu, et ne les juge pas indispensables aprs avoir atteint le niveau profond de la ralit. Cependant, ce nest l quune simplification du dbat sur le quitisme, concept qui se retrouve dans toutes les formes de mystiques occidentales (et autres, non occidentales, probablement) et qui, selon nous, devrait tre traite et comprise au sein du jeu des tensions (grce propre volont ; activit passivit) que nous avons dj illustr.

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Rappelons cependant quil y a des diffrences considrables entre les diverses mystiques de la vacuit. Nous avons surtout expos les points de vue les plus radicaux, tels quon les retrouve chez Eckhart. De plus, trs rapidement dj, les mystiques ont opr des jonctions, plus ou moins heureuses, entre les deux courants prpondrants dans la mystique occidentale : celui de lamour et celui de la vacuit. Cela va dune mystique de la vacuit mitige (Tauler et Suso, deux lves dEckhart), en passant par des tentatives de synthse (Ruusbroec 6), jusqu des formes dclectisme raffines (Jean de la Croix 7, pour ne citer quun seul reprsentant de cet clectisme). Pour rendre le tout plus compliqu encore, des mots-clefs glisseront dune mystique vers lautre en subissant des altrations de sens majeures. Ainsi, par exemple, le terme anantissement qui est, initialement, renoncement radical au propre vouloir dans la mystique de la vacuit devient soit mortification (corporelle), soit abandon complet (spirituel) la volont divine dans la mystique amoureuse, particulirement depuis le XVIIe jusquau XIXe sicle.

10. Lsotrisme occidental comme troisime voie Il existe peut-tre une troisime voie de la mystique occidentale. Celle-ci nat du courant hermtique (XVe sicle) qui voluera, travers les sicles, jusqu former ce quAntoine Faivre a qualifi dsotrisme occidental 8. Rappelons que la mystique occidentale sest inspire de diffrents paradigmes successifs qui forment, pour ainsi dire, linterface entre la religion et la mystique, et influencent, par leurs prsuppositions, la forme sous laquelle la mystique se prsente. Les premiers sicles du christianisme ont connu une forme de mystique inspire du paradigme gnostique (tant dualiste quadualiste) ; le paradigme suivant, celui des Pres grecs, intgre noplatonisme et judo-christianisme ; vient ensuite, en Occident, un troisime paradigme, inaugur par Augustin et qui survivra jusqu aujourdhui (surtout au sein du catholicisme). Depuis le XVe sicle, dautres paradigmes surgissent, lun aprs lautre, soit indpendamment de la religion, soit au sein des multiples branches qui mergent du christianisme (entre autres, les multiples formes du protestantisme). La philosophie et les sciences offriront bientt leurs propres paradigmes de structuration du temps et de lespace et de lhomme donnant un sens la vie et qui soit influencent le paradigme religieux (chrtien, au sens large), soit subissent son influence, soit lexcluent. Parmi ces nouveaux paradigmes merge, en subissant des transformations majeures depuis la fin du XIXe sicle, la tradition sotrique occidentale dont quelques prsuppositions sont reprises par le New Age actuel et sinsrent dans le cadre prliminaire mental de la religiosit daujourdhui. En mme temps, les termes saintet , perfection , contemplation , mystique , spiritualit perdent leur signification originelle au cours des sicles passs (ds le XVIe sicle), se recoupent, et prtent de plus en plus confusion. On se retrouve l devant une des raisons de la confusion actuelle concernant la dfinition du mot mystique ou spiritualit . Mais lautre raison est plus profonde encore : comme lont bien dmontr Antoine Faivre et Wouter Hanegraaff, la tradition sotrique sous sa forme actuelle (New Age et la religiosit actuelle gnralement accepte) prne une nouvelle structuration

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du temps et de lespace (la thorie des correspondances remplace celle, judo- chrtienne, de la cration ), revalorise la nature (et le corps) et, surtout, invite le spirituel (ou mystique ) une utilisation individuelle et illimite de symboles, rituels, structurations du temps, de lespace, de lhomme emprunts diffrents paradigmes (religion, philosophie, psychologie, etc.), et cela au niveau universel, visant sa transformation individuelle et/ou la transmutation du monde 9. Il suffit de comparer ce nouvel tat desprit avec les concepts , somme toute assez restreints, formant le cadre prliminaire mental de la mystique occidentale (exposs au dbut du texte) pour se rendre compte que ce nouveau paradigme tant par son tendue que par sa libert de choix tranche fondamentalement avec les prsuppositions sur lesquelles se basaient les deux voies de la mystique occidentale que nous venons desquisser. Il se pourrait qu la longue, cette nouvelle tendance russisse se transformer en une troisime voie part entire dans lhistoire de la mystique occidentale.

Notes 1 Voir dans le prsent volume, larticle de L. BRISSON, Peut-on parler dunion mystique chez Plotin ? . 2 Pour une tude plus approfondie des diffrents jeux de tensions dans la mystique occidentale, nous renvoyons le lecteur au premier chapitre de notre livre, B. TODOROFF, Laat heb ik je liefgehad. Christelijke mystiek van Jezus tot nu, Louvain, Davidsfonds, 2002, 476 p. 3 Voir dans le prsent volume, larticle de J. DIERKENS, Les techniques de mditation et les inductions thurgiques vers les tats mystiques . 4 Sur Denys, voir dans cet ouvrage larticle de Y. DE ANDIA, Le statut de lIntellect dans lunion mystique . 5 Sur Eckhart, voir dans ce volume larticle de M.-A. VANNIER, Ltre, lUn et la Trinit chez Eckhart . Voir aussi le livre de B. BEYER DE RYKE, Matre Eckhart, Paris, Entrelacs, 2004 (Sagesses ternelles). 6 Sur Ruusbroec en tant que proche et en mme temps loign de la tradition rhnane, voir notammentA. DIERKENS et B. BEYER DE RYKE (d.), Matre Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique rhno-flamande (XIIIe-XIVe sicle), Bruxelles, Editions de lUniversit de Bruxelles, 2004 (Problmes dhistoire des religions, 14). 7 Voir dans ce livre, larticle de B. SES, La jouissance mystique selon Thrse dAvila et Jean de la Croix . 8 A. FAIVRE, Lsotrisme, Paris, PUF, 2002 (Que sais-je ?, 1031). 9 Voir les uvres dAntoine Faivre, et, surtout, de Wouter J. Hanegraaff, parmi lesquelles New Age Religion and Western Culture : Esotericism in the Mirror of Secular Thought, Leyde, E.J. Brill, 1996 et Albany (NY), State University of New York Press, 1998.

Les techniques de mditation et les inductions thurgiques vers les tats mystiques

Jean DIERKENS

1. Pralable Les univers des Entits Spirituelles sont varis (mes de dfunts, saints, Gnies, damones, Dieux, Dmiurge, etc.). Ils sollicitent des approches spcifiques suivant les pralables religieux ou sotriques utiliss (spiritisme, mysticisme chrtien, soufisme, bouddhisme, shamanisme, etc.). La thurgie noplatonicienne inspire de la tradition pythagoricienne recherche, au-del de la reconnaissance occasionnelle des guides personnels et des Gnies, sapprocher de la Divinit Suprieure considre comme unique malgr ses aspects multiples. Elle sappuie sur des techniques de mditation utilisant dune manire mesure le corps dans sa dimension subtile et, grce des extases riches en apports notiques, sur lhomologie existant entre les archtypes psychologiques et les dynamismes organisateurs du cosmos. Ses buts sont la fusion avec la Divinit et la cration dun corps de lumire permettant le maintien dune action de guidance et de compassion aprs la mort physique 1. Le dsir daller vers le TOUT-UN amne des incursions involontaires dans des domaines psychologiques ou spirituels de valeurs trs diffrentes et quil faut connatre et matriser. Clarifier les techniques, parvenir choisir celle qui correspond la juste mesure et qui se rvle efficiente, surmonter les obstacles ns de la multiplicit et des passions humaines, tels sont videmment des aspects essentiels connatre et matriser. La personne qui recherche une fusion extatique avec le Divin doit se prparer au cheminement dsir. Cette voie implique un pralable conceptuel incontournable : la ralit de lexistence dun support subtil de la conscience, prsent lors de lincarnation et survivant la mort physique. Sans cette certitude, tout cheminement personnel est vain. La matrise dun vcu de conscience dans ce corps subtil, donc de la possibilit

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de sortie hors des limitations du corps physique matriel, est une condition essentielle en vue de ltat mystique souhait. Le cheminement correspond donc : au dveloppement dun support subtil, le corps de lumire 2, permettant la poursuite de la fusion avec le divin et souvent de lamour-compassion ou de la reliance avec les mes tutlaires du groupe ; labandon de tout lien de dpendance envers le corps grossier , de tout dsir personnel, de toute tension personnelle, voire de tout centre individuel de conscience ; et lesprance dune vie personnelle dans un cadre scuris 3.

Lextase mystique est un tat de conscience profondment modifie caractris par : un ressenti global ineffable, et dont laccs est vcu en coupure davec ce qui prcdait, et comme une issue hors dune nuit sans repres possibles ; la perte des notions habituelles de temps et despace ; la perception dun environnement dune luminosit quasi uniforme, parfois intense et dune couleur spcifique ; une perte des limites matrielles des objets et un type spcifique de perception 4 ; une profonde modification du schma corporel ; labandon de soi-mme en tant quindividu, perdant ainsi lego habituel ; un changement de la Weltanschauung et de son mode de vie ; et dans plusieurs traditions mystiques : une joie intense prcde ou accompagne dun aspect terrifiant li la puissance du ressenti 5 et un vcu damour total et pntrant, souvent en opposition avec la nuit angoissante qui le prcdait. De nombreuses traditions ne proposent pas la fusion avec la Divinit Suprme Unique. Leur dsir consiste accder un des champs intermdiaires (celui des mes des dfunts, ou celui des entits spirituelles-guides, ou encore celui des Puissances intermdiaires du Dessus et du Dessous 6) afin dy uvrer dune manire spcifique : recherche dinformations sur la vie post-mortem, de guidance individuelle ou destine au groupe, de techniques de gurison. Il nest alors pas question dextase mystique relle, puisquil ny a aucun dsir de fusion vers le Tout-Un, ni de thurgie. Les techniques mditatives et thurgiques adaptes aux buts poursuivis par chaque tradition spcifique diffrent videmment dune culture lautre. Nous insrons ici quelques techniques de cheminements traditionnels.

2. Techniques Le corps est plac dans des conditions particulires afin de crer des conditions physiologiques et psychologiques spcifiques. Citons simplement certaines dentre elles : cration dun tat de fatigue souvent extrme 7 ; jene prolong 8 ; cration de douleurs et de souffrances intolrables et matriser 9 ;

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isolement hors du groupe social habituel et insertion dans un contexte naturel ou artificiel, justifi par des motifs la fois psychologiques ( la limite dun danger physique rel) et sacrs ; drogues qui modifient le fonctionnement crbral 10 ; isolation sensorielle incluant souvent limmobilit aussi complte que possible ou, au contraire, comme lenseigne la tradition pythagoricienne 11 , le maintien dun mode de vie assum chaque jour et pendant toute la vie, savoir : vgtarisme, consommation minimale de vin 12, nourriture simple (crales, lgumes et fruits, laitages et fromages), sommeil suffisant mais sans paresse, activit sportive matinale sans excs et sans comptition ou rivalit, absence dtats motionnels excessifs. Le dsir et la volont 13 dassumer le cheminement sont deux lments psychologiques ncessaires, mais ils ne peuvent crer une tension qui empche le vide des penses conscutif la concentration mentale, car la capacit dabandon, le lcher prise est galement indispensable. Le lieu choisi est li au but et aux conceptions initiales : la nature dans des endroits choisis pour leur valeur sacre traditionnelle (action par conditionnement social), pour leur situation spcifique (caverne, sommet, proximit de faille, source, fort spcifique, etc. 14) et/ou pour leur valeur nergtique (ondes telluriques 15) ; le temple 16 avec ses caractristiques propres : architecture spcifique, sonorit particulire, lieu prcis visant la cration de ltat de conscience dsir 17.

Le temps est choisi partir de conditions mtorologiques gnrales (froid/chaud, humide/sec, jour/nuit, matin/soir 18), astronomique (saisons, phase de la lune 19), symbolique (anniversaire 20), culturelle, voire astrologique (configuration astrale). Il doit aussi tre en harmonie (kairos) avec le temps (ge et moment) du mditant 21. Les connaissances pralables sont souvent inhibitrices car elles accaparent par lintellect ce qui doit tre vcu en toute navet . Elles peuvent parfois permettre un meilleur cheminement car il est alors accept non seulement par lmotionnel mais aussi par la raison : la comprhension intellectuelle des archtypes organisateurs de lunivers et des lois issues des Intelligibles supprime certaines rticences et inhibitions en face de forces inconnues et de vcus angoissants. La matrise de lactivit onirique 22, grce une prparation vesprale, corporelle et psychique, qui diminue la frquence des rves poubelles (dcharge de tensions individuelles dues aux dsirs inassouvis, langoisse, etc.) et permet lmergence des grands rves, ceux des rencontres avec les archtypes, des incursions dans dautres espaces et temps, voire des contacts avec des entits du monde spirituel 23. Des vcus spontans dtats de conscience modifie lors dun vcu de hors- corps 24 ou parfois simplement grce une vie permettant de longs intervalles de solitude et de silence en dtente psychique et corporelle. La confiance dans le groupe, dans des livres sacrs, dans la comptence du chef qui guide le cheminement. Pour pouvoir sabandonner, il faut tre assur, si cet abandon devient dangereux par certains aspects incontrlables personnellement, que

38 QUEST-CE QUE LEXPRIENCE MYSTIQUE ?LES TECHNIQUES DE MDITATION39quelquun viendra matriser les phnomnes non dsirs et rendre lquilibre corporelet psychique 25.Aperus techniquesImmobilit : colonne vertbrale verticale 26 comme lors de la situation assise en position ditepharaonique ou en position en lotus 27 ; concentration sur les trajets de lnergie subtile :otrajet circulaire (descente en avant et retour le long de la colonne vertbrale)dans les fondements du TaJi, ou trajet ascendant (veil de la kundalini etmonte le long de la colonne vertbrale suivant deux canaux latraux et/ou lecanal central) et se terminant enfin au sommet du crne 28 ;oconcentration au centre du corps : hara (deux doigts sous lombilic) 29 ou cur et centre du corps 30 ;ocration dune sphre nergtique (corps de lumire, enfanon de lumire,corps glorieux) quil faut dvelopper au cours des divers cheminementsmditatifs 31.Mouvementodanses en groupe, suivant des rythmes spcifiques, rapides et/ou lents 32 ;obalancements divers (avant-arrire ou latral) ou rotations de la tte(activation des canaux semi-circulaires) 33 ;omarche mditative (marche Kin-Hin).Silenceotat disolation sensorielle (sjour dans lobscurit et dans le silence) 34 etsilence intrieur supprimant les causes de distraction (extinction des pensesvagabondes) ; le vide extrieur et intrieur (technique zen).Musiqueoharmonies soutenues et variant peine, sans cration dune relle mlodie ;omusique traditionnelle dinduction (conditionnement socio-culturel) 35 ;osonorits particulires (rsonance spcifique avec certaines parties ducorps) ;orythmes spcifiques (percussion) ;ointervention de sons aigus (clochettes, fltes aigus) sur fond de sons graves(trompes tibtaines) ;osonorits circulaires , tournantes (bols tibtains) 36.Chantsochur (fusion dans le groupe) 37 ;ochants et sons mis par le sujet 38 : mantras ;osons harmoniques 39 ;odure (quelques minutes quelques heures) ;oimportance du souffle utilis : respiration abdominale (diaphragmatique) 40.

38 QUEST-CE QUE LEXPRIENCE MYSTIQUE ?LES TECHNIQUES DE MDITATION39Travail mentaloimagination active (personnelle ou dirige) ;opassage de lobjet matriel concret vers la cration de limage de lobjetdbarrass de ses particularits matrielles 41 ;ovide (abandon de toute pense) 42.Lumireofeu vivant (valeur nergtique, symbolique et sacre du Feu et de laflamme) ;oobscurit (permettant une meilleure concentration) 43 ;o entre-deux (suggrant le passage) ;ocouleurs lies culturellement un symbolisme induisant tel cheminementspcifique ou ayant telle action physiologique.Airoencens (unificateur, conditionnement par lodeur), voire existence destimulations physiologiques directes 44 ;oparfums (valeur naturelle sans utilisation du Feu).Eauobain rituel (crant le rappel du stade ftal) ;opurification valeur symbolique et sacre, utilisation ventuelle de rose.Objets sacramentauxonaturels : lments (eau, terre, air, feu) avec leurs valeurs symboliques 45,nergtiques et sacres ;osynthmes (aspects naturels issus des lois occultes) et symboles (laborationshumaines valeur dinduction du cheminement) 46 ;ovtements (valeur sacre, masques) ou nudit partielle ou complte (retour la puret originaire, action physiologique).Ritesorituels douverture et de clture (coupure davec le milieu habituel,vrification des conditions optimales et de scurit) ;oprotection du lieu (actions opratives directes et symboliques) ;oinvocations et prires (recherche daide en provenance des guides, des entitsintermdiaires, des dieux, voire du Dmiurge) ;ocheminement guid donnant les inductions et les protections efficientes.3. Champs spirituelsUn trajet mditatif ne se fait pas en une seule tape allant sereinement et sansintermdiaire de ltat de co