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© Alex Godin-Bastarache, 2020 La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L'Antéchrist de Huon de Méry Mémoire Alex Godin-Bastarache Maîtrise en études littéraires - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

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Page 1: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

© Alex Godin-Bastarache, 2020

La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L'Antéchrist de Huon de Méry

Mémoire

Alex Godin-Bastarache

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

Page 2: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

La pensée médiévale du double

dans Le Tournoi de L’Antéchrist de Huon de Méry

Mémoire

Alex Godin-Bastarache

Sous la direction de :

Anne Salamon, directrice de recherche

Page 3: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

ii

RÉSUMÉ

Ce mémoire porte sur le texte de Huon de Méry intitulé Le Tournoi de l’Antéchrist. Il

s’agit d’un ouvrage de 3544 vers dont la date d’écriture est estimée à la première moitié

du XIIIe siècle. Ce texte a retenu notre attention pour son utilisation de la psychomachia

comme matrice principale et son écriture en langue vernaculaire. Le Tournoi relate

l’aventure de Huon qui va assister à l’affrontement de l’armée du Christ, composée de

vertus, contre celle de l’Antéchrist où s’alignent les vices. La narration conjugue écriture

autobiographique, romanesque et récit allégorique, présentant ainsi une figure de

narrateur-auteur intéressante. La singularité de l’écriture de Huon réside dans cette

articulation d’éléments hétérogènes. L’auteur fait intervenir deux autorités littéraires,

Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc, qui ont une influence majeure sur son œuvre.

L’univers romanesque et allégorique est combiné à des éléments mythologiques,

littéraires et bibliques. Cette convocation de traditions différentes pose un problème de

généricité qu’il faut adresser pour la compréhension du texte. C’est le point de départ de

notre réflexion qui nous permettra d’exposer la relation entre la structure d’affrontement

du texte, l’écriture allégorique et les visées didactiques de l’auteur. Ces trois éléments

s’articulent autour d’un principe double, commun dans la pensée médiévale. Ce principe

est à la base de notre hypothèse qui soutient l’idée selon laquelle la pensée du double

permet de former une dynamique entre les éléments hétérogènes du Tournoi et met en

lumière le message de conversion de l’auteur.

Page 4: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

iii

ABSTRACT

The subject of this master’s thesis is Huon de Méry’s Le Tournoi de l’Antéchrist. This

book is composed of 3544 verses and the writing date is estimated to be around the first

half of the 13th

century. This subject caught our attention because of the author Huon de

Mery’s unusual use of the psychomachia as the principal matrix of the text and because

of his writing in vernacular. The Tournoi describes the adventures of Huon who in the

story is destined to be the spectator of the confrontation between Christ’s army, which

represents virtues, against the Antichrist’s which represents vices. The narrative achieves

an interesting author-narrator representation by combining elements of autobiographical

and Romanesque writing, along with an allegorical storyline. The singularity of Huon’s

writing resides in the articulation of heterogeneous elements. Chrétien de Troyes and

Raoul de Houdenc as literary authority are major influences for the book. The fictional

and allegorical universes combine, with mythological elements, different literary

traditions and biblical influences. This diversity of traditions poses the question of the

genericity which is essential to address for a better understanding of the text. This is the

starting point of our reflection which allows us to expose the relationship between the

text’s confrontational structures, its allegorical writing and the shared principle in

medieval’s binary thinking culture. This articulation is the basis of our hypothesis which

puts forward the idea that medieval binary thinking forms a dynamic among the elements

of the Tournoi and highlights the religious conversion message of the author.

Page 5: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

iv

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ......................................................................................................................................... ii

ABSTRACT ................................................................................................................................... iii

TABLE DES MATIÈRES .............................................................................................................. iv

REMERCIEMENTS ....................................................................................................................... v

INTRODUCTION ........................................................................................................................... 1

PREMIER CHAPITRE ................................................................................................................. 14

Le double comme principe structurant : le genre du texte en question ..................................... 14

1.1. Préalables théoriques sur le genre ............................................................................. 15

1.2. L’affrontement des autorités : Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc ................. 22

1.3. Réécriture de deux scènes pivots à la lisière de l’allégorie ....................................... 29

1.4. La tradition des tournois et batailles .......................................................................... 34

1.5. Le dit, clef du rhapsodisme du Tournoi de l’Antéchrist ............................................ 43

DEUXIÈME CHAPITRE .............................................................................................................. 46

Le binarisme et la construction du sens ..................................................................................... 46

2.1. L’articulation double des allégories comme stratégie pédagogique ................................... 46

2.1.1. Regard sur les personnifications : la senefiance créée par la tension des contrastes et

des analogies .......................................................................................................................... 52

2.1.2. La pédagogie du rire des vices et du sublime des vertus ............................................. 56

2.1.3. L’ekphrasis du tournoi et les contrastes des armées .................................................... 57

2.1.4. Organisation relationnelle des armées ......................................................................... 59

2.1.5. La chevalerie céleste .................................................................................................... 63

2.2. Dans l’entre-deux, frontière entre la vérité et la merveille : le rôle du motif de la fontaine

périlleuse ................................................................................................................................... 68

2.2.2. La fontaine, incarnation du miroir de vérité ................................................................ 72

2.3. Pèlerinage moral : une allégorie articulée par les déplacements du narrateur .................... 76

2.3.1. La figure du « je » satirique exemplaire ...................................................................... 76

2.3.2. Les étapes de la conversion ......................................................................................... 80

CONCLUSION ............................................................................................................................. 86

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................ 90

Page 6: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

v

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier ma directrice de maîtrise Anne Salamon, pour sa patience lors de mes

nombreuses interrogations et son habileté à pousser à son maximum ma réflexion. Je

souhaite aussi souligner le support indéfectible de ma famille, Yvon, Linda et Esther qui

m’ont appuyée dans les bons et moins bons moments. Un remerciement tout particulier à

Don pour ses encouragements, et à mes chères amies Béatrice, Mireille, Victoria, Marie-

Laurence, Annick et Marianne pour leurs conseils et surtout, leur écoute de tous les

instants. Enfin, je remercie le département de littérature, théâtre et cinéma de

l’Université Laval pour avoir favorisé ma réussite et permis la réalisation de cette

recherche.

Page 7: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

1

INTRODUCTION

L’allégorie au Moyen Âge est « une figure de rhétorique et un principe de

composition poétique, mais aussi, et d’abord, un mode de déchiffrement du monde, de

l’âme et des signes de Dieu1 ». Ce mode d’écriture, qui constitue « la méthode de

l’exégèse2 », possède une grande puissance herméneutique, que les auteurs ont exploitée

dans des œuvres variées. Ce mémoire a pour objet un des premiers poèmes allégoriques

médiévaux, Le Tournoi de l’Antéchrist3 de Huon de Méry. Écrit à la première personne et

relaté comme l’expérience véridique de l’auteur, qui se pose comme narrateur et acteur du

poème, ce texte en français, qui a vraisemblablement été écrit dans la première moitié du

XIIIe siècle, prend la forme d’une psychomachia classique, en opposant les vices de l’armée

de l’Antéchrist aux vertus de celle du Seigneur. Ayant participé à une campagne de

Louis IX contre Pierre Ier

Mauclerc4, en Bretagne, et s’en revenant après l’expédition, le

narrateur souhaite apprendre la vérité sur la légendaire fontaine périlleuse qu’abriterait la

forêt de Brocéliande, en Bretagne. C’est ainsi qu’il entre dans la forêt et qu’il trouve la

fontaine rendue célèbre par Chrétien de Troyes5 dans le monde romanesque. Le narrateur

fait ensuite la rencontre de Bras-de-fer qui le conduira à la cité de Désespérance d’où il

assiste à l’affrontement des deux armées, avant de changer de camp par l’intermédiaire de

Confession pour finalement entrer dans les ordres à Saint-Germain-des-Prés.

Ce poème a été depuis longtemps remarqué par la critique, car il s’agit de l’un des

seuls textes de l’époque, avec Le Tournoi d’Enfer6 qui arrive plus tardivement, à présenter

1 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 241.

2 Ibid., p. 242.

3 Huon de Méry, Le Tournoi de l’Antéchrist (Li Tornoiemenz Antecrit), texte établi par Georg Wimmer,

présenté, traduit et annoté par Stéphanie Orgeur, 2e édition entièrement revue par Stéphanie Orgeur et Jean-

Pierre Bordier, Orléans, Paradigme, 1995, 175 pages. 4 Élisabeth Gaucher-Rémond, « Psychomachie et récit de conversion : Huon de Méry et le Tornoiement de

l’Antéchrist », Revue des langues romanes, CXVI, 2 (2012), p. 405. 5 Chrétien de Troyes, « Yvain ou le chevalier au Lion », dans Œuvres complètes, Daniel Poirion [dir.], Anne

Berthelot, Peter F. Dembowski, et al., Paris, Gallimard, 1994, v. 410-480. Il s’agit de la fontaine rencontrée

par Calogrenant lors de son exploration dans la forêt de Brocéliande en quête d’aventures. Huon de Méry

reprend ce motif dans son ouvrage, pastichant ainsi l’ordre d’apparition des événements. 6 Arthur Långfors, « Le Tournoiement d’enfer, poème allégorique et satirique tiré du manuscrit français 1807

de la Bibliothèque nationale », Romania, 44 (1915-1917), p. 511-558. Långfors justifie une datation du milieu

du XIIIe d’après un passage du texte citant « Jouhan de Dreues » (v. 1146) dont la description correspond aux

décès de deux comtes en 1248 et 1307.

Page 8: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

2

la psychomachie comme matrice principale7 du texte. Pourtant, lors de la lecture du

Tournoi de l’Antéchrist, il est surprenant de voir que l’élaboration des armées n’est pas

restreinte aux personnifications des concepts abstraits ; Huon de Méry dévie du modèle de

Prudence et étend la constitution des armées à des personnages non allégoriques, comme

lorsque nous rencontrons la déesse Proserpine au bras de l’Antéchrist. La singularité de

l’écriture de Huon de Méry réside précisément dans l’articulation de l’allégorie avec

plusieurs éléments hétérogènes. Le premier est que l’auteur s’inspire de l’univers

romanesque et courtois avec une entrée de récit arthurienne, dont certaines références très

nettes au Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes et à Raoul de Houdenc. Ensuite, le

poème convoque un ensemble varié de personnages assemblant mythologie, littérature et

références bibliques qui viennent se combiner à la dimension purement allégorique. Enfin,

le texte présente une forte dimension autobiographique, qui n’en demeure problématique,

surtout si l’on considère que le récit consacre une place non négligeable à l’humour,

contrastant avec le propos sérieux de la conversion. En effet, que ce soit par le biais de

représentations grotesques des vices, d’accumulations interminables ou encore par le ton

ironique de l’auteur, l’œuvre fait sourire son lecteur.

Ainsi, il s’agit d’un poème unique qui, à l’époque, se démarque sur plusieurs

points8. La difficulté de l’étude de cet ouvrage réside dans l’apparent paradoxe entre

l’observation de la multitude de ces différents aspects et la recherche d’un discours

englobant qui permette de les articuler ensemble. Ce mémoire se propose donc de

rechercher dans le titre de Tournoi un principe structurant, celui du conflit binaire et de

l’opposition, pouvant fournir, de manière allégorique, une clef de lecture de l’œuvre. En

effet, le système de pensée binaire a depuis longtemps été considéré comme typique de la

littérature médiévale ancienne9. Suivant cette idée, l’objectif de ce mémoire est d’aborder

cet ensemble de traits singuliers, en apparence hétérogène, en les plaçant dans un système

d’oppositions binaires, qui permette dès lors d’en faire ressortir un parcours dynamique de

conversion.

7 Armand Strubel, « Grant senefiance a » : allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion,

2009, p. 132. 8 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, op. cit., p. 253.

9 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Construire le sens », dans Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Frank Lestringant,

Georges Forestier, Emmanuel Bury et al. [dir.], La Littérature française : dynamique et histoire I, Paris,

Gallimard, 2007, p. 175-176.

Page 9: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

3

Les études concernant Le Tournoi de l’Antéchrist sont peu nombreuses et celles

d’envergure le sont encore moins. Il s’agit toutefois d’un texte fréquemment mentionné

dans des ouvrages généraux parmi le panorama de la littérature allégorique médiévale10

. Il

est principalement décrit comme un texte fondateur du genre allégorique, mais rapidement

éclipsé par Le Roman de la Rose, roman allégorique qui devient l’un des textes les plus

importants de la littérature vernaculaire. Toutefois, l’intérêt du Tournoi réside dans le fait

qu’il constitue un intermédiaire entre différentes traditions : il s’agit principalement d’un

poème allégorique qui emprunte aussi plusieurs motifs à la littérature courtoise et à la

matière arthurienne tout en incluant également un aspect autobiographique. Ce sont ces

trois directions qui ont particulièrement intéressé la critique.

De fait, en étudiant les références intertextuelles, plusieurs travaux se sont penchés

sur cet aspect singulier du texte. L’étude de Keith Busby, « Plagiarism and poetry in the

‟ Tournoiement Antéchrist’’ of Huon de Méry11

» explique l’utilisation et le remaniement

de nombreuses références à Chrétien de Troyes et à Raoul de Houdenc dans Le Tournoi.

Busby souligne le lien entre les auteurs qui ont inspiré Huon de Méry et la façon dont il

utilise ces références pour faire naviguer son lecteur d’une tradition littéraire à une autre.

En s’inspirant d’abord de Chrétien de Troyes et de ses romans en entrée de récit, Huon

marque ensuite le passage vers le poème allégorique par des références nettes au Songe

d’Enfer de Raoul de Houdenc12

. Ces références informent le lecteur qu’il passe désormais

de l’univers romanesque et courtois vers celui de l’allégorie didactique et morale. Le

chercheur souligne qu’il s’agit d’une force du Tournoi de l’Antéchrist d’inviter son lecteur

10

Le Tournoi de l’Antéchrist est brièvement mentionné lors du passage concernant la psychomachie dans

l’ouvrage d’Armand Strubel, op. cit., p. 130. Nommons aussi le travail de Hans Robert Jauss qui analyse la

place du Tournoi parmi le panorama allégorique s’inscrivant dans la tradition de la psychomachie des XIIe et

XIIIe

siècles ; Hans Robert Jauss, « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de

Lille à Guillaume de Lorris », dans Anthime Fourrier [dir.], L’Humanisme médiéval dans les littératures

romanes du XIIe

au XIVe siècle. Colloque organisé par le Centre de philologie et littératures romanes de

l'Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, Paris, Klincksieck, 1964, p. 107-144. On peut

aussi citer Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Paris, Honoré Champion,

1994, 507 pages. Cet ouvrage s’intéresse rapidement aux vices présents chez Huon de Méry que l’on retrouve

aussi dans le Roman de Fauvel. 11

Keith Busby, « Plagiarism and Poetry in the “Tournoiemenz Antéchrist” of Huon de Méry »,

Neuphilologische Mitteilungen, 84, 4 (1983), p. 505-521. 12

Madelyn Timmel Mihm, “The Songe d’Enfer” of Raoul de Houdenc: An Edition Based on All The Extant

Manuscripts, Tübingen, Niemeyer, 1984, 181 pages.

Page 10: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

4

à reconnaître et identifier les références de textes connus13

. Avant Keith Busby, de manière

plus limitée, Jean Frappier avait déjà, dans un même désir de répertorier les utilisations des

motifs de Raoul de Houdenc par Huon, mis en avant les représentations diaboliques

grotesques semblables utilisées par les deux auteurs14

. De même, Marc-René Jung, dans

son ouvrage Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge15

, consacre

quelques pages à l’analyse globale des motifs empruntés aux deux modèles principaux de

Huon. Finalement, une analyse mise en avant par Faith Lyons se penche, cette fois,

uniquement sur les motifs tirés de La Queste del Saint Graal16

. À ces études retraçant les

fils de l’intertextualité, s’ajoutent celles qui interrogent la nature et la tonalité du poème

pour essayer de comprendre les enjeux de ce jeu constant. La thèse d’Helen Ann Tardy17

explore ainsi la dimension humoristique du texte et l’étude de Madeleine Jeay18

apporte des

éléments de réponse en posant la question du pastiche et des relations transtextuelles au

Moyen Âge.

L’aspect autobiographique du Tournoi de l’Antéchrist est mis en lumière dès le

début du poème, car Huon de Méry fait référence à ses propres souvenirs et expériences

lorsqu’il décide d’entrer dans la forêt de Brocéliande :

Je m’en tornai et pris ma voie

Vers la forest sans plus atendre,

Car la verté voloie apprendre

De la perilleuse fonteine19

.

Cette narration à la première personne est étudiée par Ernstpeter Ruhe20

qui se penche sur

la figure du « je » auteur-participant et dont l’analyse souligne l’organisation centrale de

l’allégorie autour de ce « je » et observe aussi la structure d’ « affrontement » entre Huon et

13

Keith Busby, op. cit., p. 517. 14

Jean Frappier, « Châtiments infernaux et peur du Diable », Cahiers de l’Association internationale des

études françaises, 3-5 (1953), p. 87-96. 15

Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge, Berne, Francke, 1971, p. 268-

290. 16

Faith Lyons, « Huon de Méry’s Tournoiement d’Antechrist and the Queste Del Saint Graal », French

Studies, 4 (1952), p. 213-218. Cet article propose l’hypothèse selon laquelle Le Tournoi de l’Antéchrist serait

postérieur à La Queste del Saint Graal, le premier étant postérieur à 1233 et la seconde estimée entre 1225-

1230. 17

Helen Ann Tardy, « Entre le sérieux et le comique, une œuvre énigmatique : « Li tornoiemenz antecrit » de

Huon de Méry », thèse de doctorat, Amiens, Université d’Amiens, 1985, 273 f. 18

Madeleine Jeay, « “Car tot est dit” : parodie, pastiche, plagiat ? : Comment faire œuvre nouvelle au Moyen

Âge », Études françaises, 46, 3 (2010), p. 15-35. 19

Huon de Méry, op. cit., p. 8, v. 60-63. 20

Ernstpeter Ruhe, « Allégorie et autobiographie, le grand tournoyeur Huon de Méry », Razo. Cahiers du

centre d’études médiévales de Nice, 10 (1990), p. 111-125.

Page 11: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

5

ses illustres prédécesseurs. L’étude de Katharine MacCornack aborde aussi la question du

narrateur à la première personne qui se divise, selon elle, entre le « je » conteur-écrivain et

le « je » personnage-narrateur21

. Finalement, se fondant sur les études de Ruhe et de Jung,

Richard Trachsler dans son ouvrage Disjointures-Conjointures, soutient l’hypothèse selon

laquelle Le Tournoi de l’Antéchrist répond à un désir de « synthèse » expliquant ainsi

l’utilisation de plusieurs genres22

.

Le troisième volet critique qui s’intéresse au Tournoi concerne les études portant sur

l’allégorie23

. De manière générale, l’ouvrage de synthèse d’Armand Strubel, Allégorie et

littérature au Moyen Âge, qui porte sur les différentes représentations allégoriques de

l’époque, accorde un développement à notre texte24

. Le Tournoi n’est pas la seule œuvre

médiévale associant récit à la première personne et allégorie, phénomène qu’étudie plus

largement Michel Zink, qui explore le rapport complexe entre la figure du « je » et le genre

allégorique dans son article ‟ The Allegorical Poem as Interior Memoir25

”. Il met de

l’avant le lien entre l’écriture allégorique et la conscience de l’auteur, et signale le rapport

entre l’allégorie et la dimension autobiographique présente dans Le Tournoi. Michel Zink

souligne en particulier le caractère sacré de l’allégorie dû à son rapport étroit avec l’âme

humaine.

À partir de ces observations, on constate que les études concernant Le Tournoi de

l’Antéchrist se concentrent principalement sur l’influence qu’ont eue Chrétien de Troyes et

Raoul de Houdenc sur l’écriture de Huon, et concernent aussi les remaniements singuliers

des motifs courtois et allégoriques qui y sont présents. On remarque donc que le relevé de

l’intertexte est complet, mais qu’une nouvelle analyse de synthèse serait pertinente pour

résoudre la question du genre du texte et de son fonctionnement interne général, quand ce

21

Katharine MacCornack, « Subjective Experience in Allegorical Worlds: Four Old French Literary

Examples », dans Anna-Teresa Tymieniecka [dir.], Allegory revisited, Analecta Husserliana, 41 (1994),

p. 137. 22

Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures, Études sur l’interférence des matières narratives dans la

littérature française du Moyen Âge, Tübingen, Francke Verlag, 2000, p. 323. 23

Nommons ici l’étude de Max Prinet qui se penche sur la symbolique allégorie et la question historique des

blasons : « Le langage héraldique dans le Tournoiement Antechrist », Bibliothèque de l’École des Chartes, 83

(1922), p. 43-53. 24

Armand Strubel, op. cit., p. 132. 25

Michel Zink, « The Allegorical Poem as Interior Memoir », trad. Margaret Miner et Kevin Brownlee, Yale

French Studies, 70 (1986), p. 100-126.

Page 12: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

6

dernier semble offrir une « synthèse », où se rencontrent des traditions littéraires variées et

des éléments relevant de différents genres.

En ce sens, notre approche utilise l’idée du double et de l’affrontement afin de

réunir les oppositions et combinaisons citées par la critique. Cette perspective nouvelle

nous offre la possibilité de porter un regard inédit sur l’œuvre de Huon et d’aborder le

problème du genre du texte, tout comme celui, complexe, du sens du propos de l’auteur. La

présente étude se propose donc d’analyser Le Tournoi de l’Antéchrist au regard d’une

catégorie de pensée souvent repérée dans la littérature médiévale, celle du double : les

oppositions sont en effet le fruit de la complexification du caractère binaire de la pensée

médiévale en littérature, comme l’explique Jacqueline Cerquiglini-Toulet26

.

C'est du caractère binaire du texte que part donc cette étude, dans le but de montrer

les différents rapports qui structurent le livre, qui se construit et se comprend à l’image du

tournoi lui-même, série d’affrontements entre deux adversaires. En effet, le texte présente

des oppositions entre les personnifications du tournoi, l’on confronte les archanges et les

diables, mais à une autre échelle s’opposent aussi les archanges et les chevaliers de la Table

ronde et d'autres personnages. Au-delà d'une distinction entre les deux armées, on voit donc

également apparaître une hiérarchisation entre les sphères terrestres et spirituelles, ce qui,

par extension, permet de poser la question de la vérité et de la parole véritable, dans une

perspective large : parole de l’Antéchrist, parole divine, mais aussi parole de l’auteur, et

vérité de la parole fictionnelle. La question de l’autobiographie, de l’entrée en récit par une

expérience dans l’Autre Monde romanesque et le spectacle des vices et des vertus, soulève

la question du rapport complexe et paradoxal entre fiction et vérité. Par ailleurs, si

l’omniprésence de l’idée d’affrontement s’exprime narrativement dans Le Tournoi par la

forme traditionnelle de la psychomachie constituée d’une opposition entre les allégories des

26

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 176.

Page 13: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

7

vices et des vertus, elle est plus subtilement présente dans l’insertion de l’intertexte qui

pose un affrontement littéraire entre Huon de Méry et ses prédécesseurs27

.

Comme nous l’avons noté, Le Tournoi de l’Antéchrist est formellement un poème

allégorique qui se présente sur la plus grande partie du texte comme une psychomachie

opposant l’armée de l'Antéchrist à celle du Seigneur, mais certaines caractéristiques du

texte font qu'il déborde du cadre traditionnel. Le lecteur observe en effet l’évolution d’un

« je » à la fois participant du récit et auteur du poème, mêlant ainsi l’autobiographie à la

psychomachie. Cet assemblage de genres et la convocation d’entités si différentes dans un

même texte sont certainement surprenants pour le lecteur contemporain, et créent un

mouvement narratif sur arrière-plan d’affrontements binaires et de structures hiérarchiques.

Si les personnifications de la tradition psychomachique sont bien présentes, puisque

l’armée du Mal compte dans ses rangs Vilenie et Mensonge qui s’opposent à Virginité,

Chasteté, Courage et Raison, Huon de Méry convoque, en outre, des personnifications de

valeurs courtoises telles que Largesse, Courtoisie et Franchise, mais aussi des figures

mythologiques (Cerbère, Apollon et Vénus). Le cortège inclut, entre autres, des figures

bibliques auxquelles se joignent les héros arthuriens, dont Keu, Lancelot, Cligès, Yvain et

Gauvain. Enfin, le Tournoi adapte aussi l’allégorie à une « satire ethnique28

» où l’on

retrouve les Normands, Anglais et Écossais29

dans la maisonnée d’Ivresse et les Picards

comme mercenaires pillards30

.

Si ces différents aspects ont été étudiés de manière isolée, nous souhaitons

comprendre le fonctionnement global et le sens général de ces jumelages, et mettre en

lumière le système d’articulation des éléments présentés en couples duels. Notre hypothèse

est que ceux-ci permettent à l’auteur de véhiculer un message moral et spirituel à plusieurs

niveaux. D’abord, il expose une vision favorable des vertus et attributs divins en

comparaison des caractéristiques terrestres et matérielles. Mais cette opposition se lit

également au niveau du projet d’écriture. Concernant les topoï arthuriens, Élisabeth

27

Élisabeth Gaucher-Rémond, op. cit., p. 413. « […] Sous l’apparente modestie qui le pousse à s’effacer

derrière la richesse inventive de ses modèles (Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc, sur les pas desquels il

aurait glané les derniers “épis” qui restaient, v. 3534-3544), Huon pourrait bien mener un autre type de guerre,

larvée […] dans le but d’affirmer, sous le dénigrement, ses propres compétences. » 28

Ibid., p. 407. 29

Huon de Méry, op. cit., v. 1076-1079. 30

Ibid., v. 955.

Page 14: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

8

Gaucher-Rémond écrit : « par-delà l’antagonisme des puissances infernales et des troupes

célestes, Huon déclare sa propre guerre, contre les sortilèges qui l’ont d’abord séduit, puis

mis à mal31

». Bien que les études aient observé l’usage des motifs courtois présents dans le

texte, aucune ne s’est réellement penchée sur la question du rôle de ces éléments en rapport

avec le message spirituel global, car la dimension binaire se retrouve aussi dans le rapport

entre le narrateur « je » incarnant la mémoire interne de l’auteur en opposition à la mémoire

historique se situant dans le pôle extérieur. Afin de rendre compte de ces oppositions,

l'apport d'études historiques et anthropologiques est éclairant pour comprendre la

signification du binarisme de la pensée médiévale. Aaron Gourevitch a ainsi examiné les

formes que prennent cette pensée et notamment le rapport double associé par la conscience

religieuse à la conception du monde de l’homme du Moyen Âge32

. Plus directement pour ce

qui nous concerne ici, Anita Guerreau-Jalabert pose une adéquation entre certains éléments

présents dans la littérature médiévale et la conception chrétienne binaire de l’homme33

, pris

entre la chair et l'esprit. C'est dans cette optique que pourrait peut-être se comprendre le

système binaire d'opposition des valeurs courtoises et spirituelles, à l'intérieur même du

camp de l'armée de Dieu.

De plus, cet usage du système binaire révèle une autre senefiance du poème

puisqu’il permet à l’auteur de créer une dimension de sens où la tension entre les sphères

spirituelles et terrestres soulève des questions ambiguës. Celle qui nous intéresse pour son

importance vis-à-vis du propos de l’auteur est la question de la vérité. En ce sens,

l’inclusion du motif de la fontaine périlleuse en début de texte soulève une ambiguïté quant

à la véracité du récit, car bien que Huon affirme qu’il s’agisse de son expérience

personnelle, les lecteurs de Chrétien de Troyes ne sont pas sans savoir que, cachée dans la

forêt de Brocéliande, la fontaine merveilleuse marque une entrée dans l’alogon. L’action de

la fontaine qui provoque l’apparition de Bras-de-Fer et le début de l’aventure diffère ainsi

du motif du rêve généralement utilisé comme ouverture de l’allégorie. Cette dernière

déploie souvent, comme dans le Roman de la Rose, l'idée paradoxale d'un songe, non réel,

31

Élisabeth Gaucher-Rémond, op. cit., p. 412. 32

Aaron Gourevitch, Les Catégories de la culture médiévale, traduit par Hélène Courtin et Nina Godneff,

Paris, Gallimard, 1983, p. 75. 33

Anita Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval et pensée analogique : le sens de spiritus et caro », dans

Jean-Philippe Genet [dir.], La Légitimité implicite, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 457- 476.

Page 15: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

9

mais pourtant véridique et non mensonger. Ici, l'entrée dans l'Autre Monde, qui est aussi

celui du monde romanesque provoque une ambiguïté qui soulève ainsi la question de la

vérité de la parole. Si la fontaine périlleuse ouvre le passage vers l’Autre monde, elle

maintient par là-même l’aventure dans un état d’entre-deux, « entre la vérité et le

mensonge34

».

Notre étude s'attachera donc à examiner le texte tant d'un point de vue poétique que

du point de vue herméneutique, afin de comprendre avant tout le choix de l’auteur de

s’inspirer de différentes pratiques littéraires pour ainsi nous permettre de mettre en lumière

l’enjeu spirituel qu’il développe. Ce motif du double, et en particulier dans des

affrontements et des oppositions, est exploité par Huon dans tout son texte, et l’analyse

littéraire du Tournoi pourra mettre de l’avant la hiérarchisation spirituelle qui s’effectue

grâce à ces oppositions.

Le Tournoi de l’Antéchrist incarne un cadre de pensée commun dans la littérature

médiévale, et déjà dans son titre se retrouve le rapport d’opposition avec l’idée du tournoi.

Comme le dit Jacqueline Cerquiglini-Toulet, le caractère binaire de l’époque se définit par

une « pensée en blanc et noir qui caractérise l’idéologie, mais affecte aussi les personnages.

Les bons s’opposent aux méchants, les loyaux aux traîtres, le Paradis à l’Enfer. […] Ce

type de pensée ne se résume pas à un genre, mais correspond à une mentalité, la mentalité

féodale35

». La chercheuse attribue cette « mentalité » au concept de la disputatio, exercice

scolaire et universitaire qui repose sur la pensée agoniste et où se confrontent les points de

vue36

. Dans la sphère littéraire, elle signale que ce phénomène s’observe par l’apparition de

textes qui prennent la forme du « tournoi » et de la « bataille ». Cette utilisation de

plusieurs traditions pose donc un problème d’ordre générique. En effet, afin d’appréhender

un texte et de créer un horizon d’attente, on cherche à classer ce texte dans une catégorie de

34

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 179. 35

Ibid., p. 175. 36

Ibid.

Page 16: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

10

genre37

. Toutefois, la critique médiéviste est méfiante face à ce concept38

: Zumthor soutient

que « […] la théorie des genres, telle qu’elle a servi depuis trois siècles de cadre à l’étude

de la littérature, est gravement ambiguë, tant le mot implique de présupposés touchants le

dessein poétique39

». Il est donc difficile d’utiliser cette notion sans la définir au préalable,

ce que permettent d'une part les travaux récents de Patrick Moran40

, et d’autre part, les

travaux de Richard Trachsler sur l'interférence des matières41

. Une fois ce cadre théorique

posé, nous souhaitons comprendre la relation de notre texte au roman et au poème

allégorique, et réfléchir au rapport qu’établit l’auteur avec la tradition vernaculaire qui le

précède. En effet, nous avons vu précédemment que comme les autres textes intitulés

« tournoi » ou « bataille », le texte à l'étude s’inspire du modèle de la psychomachie où

s’affrontent en combat les vices et les vertus42

. Il est toutefois difficile de savoir à quel

genre appartiennent les textes qui prennent la forme du tournoi puisqu’on y retrouve

plusieurs influences. Ainsi, ces œuvres présentent différentes traditions et forment des

ensembles composites où l’on observe d’un côté des éléments autobiographiques et de

l'allégorique et de l’autre, des emprunts courtois qui évoquent le roman ou la lyrique. Pour

ce qui est du Tournoi de l’Antéchrist, le genre allégorique semble être celui qui prédomine.

Huon de Méry s’inspire en effet de Raoul de Houdenc et de son texte allégorique le Songe

d’Enfer. Toutefois, l'autre modèle est aussi Chrétien de Troyes, qui s'est illustré dans une

tradition littéraire différente, ce qui permet à Huon de Méry d’incorporer un volet

romanesque à son texte. En ce sens, Le Tournoi de l’Antéchrist possède un intertexte riche

incluant des références directes de la part de l’auteur à ces mentors43

, mais Huon de Méry

détourne ces motifs pour mettre en lumière son parcours de conversion vers des valeurs

morales, ce qui devra être élucidé.

Afin de saisir l’objectif du Tournoi, dans une approche d’histoire littéraire, l’étude

de Jacqueline Cerquiglini-Toulet permet de comprendre que le texte s’inscrit dans une

37

Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle,

Paris, Honoré Champion, 2014, p. 634. 38

Ibid., p. 638. 39

Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 2000, [1972], p. 197. 40

Voir l’annexe 1 de l’ouvrage Lectures cycliques. Patrick Moran, Lectures cycliques, op. cit., p. 609-647. 41

Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures, op. cit. Nous aborderons plus précisément le rapport entre

genre et matière à la page 16. 42

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 176. 43

Huon de Méry, op. cit., v. 22-26. « Pour ce que mors est Crestïens/ De Troies, cil qui tant ot pris/ De trover,

ai hardement pris/ De mot a mot meitre en escrit/ Le tournoiement Antecrit. »

Page 17: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

11

posture qui devient au XIVe siècle une véritable « crise de la matière

44 ». En ce sens, Huon

incarne la figure du « moissonneur » qui récolte les épis semés par ces prédécesseurs : « Se

j’ai trove aucun espi /Apres la mein as mestiviers, /Je l’ai glane molt volentiers45

». Comme

l’explique Cerquiglini-Toulet, cette métaphore du glanage de l’épi est empruntée à la Bible

et illustre « la difficulté du renouvellement de la matière46

» tout en présentant l’auteur

médiéval d’abord comme lecteur. Faisant état de cette figure d’auteur-lecteur, Florence

Bouchet explique notamment que les écrivains médiévaux doivent « cautionner » leur écrit

par la découverte d’un livre « source » qui servira à cet effet et qu’ils ont recours à toutes

sortes de stratagèmes pour expliquer la provenance de leur inspiration47

. Ce phénomène

présente l’auteur médiéval comme un troveor48

, et donc, par extension, un lecteur qui puise

ses idées dans ses lectures. Huon de Méry s’inscrit dans cette tradition puisqu’il débute son

poème en se désolant de ne pas pouvoir innover en présentant une nouvelle matière, « Car

tot est dit49

», faisant ainsi état de l’incroyable legs littéraire de ses mentors et du peu de

matière restante pour les nouveaux écrivains.

Ensuite, un examen des mécanismes allégoriques, dans une approche herméneutique,

permettrait d’éclairer le sens du texte pour en révéler l'unité, autour d'un parcours de

conversion. Ainsi, au sujet de ce binarisme omniprésent dans l’œuvre et dans la pensée

médiévale, il est impératif de comprendre que celui-ci est bien plus qu’un simple exercice

de rhétorique et qu’il transcende les formes littéraires. Il s’agit, en effet, d’une véritable

catégorie de la pensée médiévale, intimement liée à la pensée chrétienne. La présence de ce

binarisme dans l’allégorie soulève la question de l’interprétation des personnifications et de

l’articulation double des deux armées. À ce sujet, seront pertinents les travaux d’Anita

Guerreau-Jalabert sur la « pensée analogique50

» de l’Occident médiéval, qui structure et

hiérarchise la société médiévale selon un schéma binaire à l’image de la création de

44

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, la fréquentation des livres au XIVe siècle 1300-

1415, Paris, Hatier, 1993, p. 58. Bien que le motif de l’épuisement de la matière soit un phénomène plus tardif

que l’écriture du Tournoi, le fait qu’il s’inscrive dans le genre ancien de la Psychomachie et donc que l’auteur

soit davantage confronté au poids de la tradition littéraire pourrait être une piste d’explication. 45

Huon de Méry, op. cit., v. 3542-3544. 46

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur…, op. cit., p. 59. 47

Florence Bouchet, Le Discours sur la lecture en France aux XIVe et XV

e siècles : pratiques, poétique,

imaginaire, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 171. 48

Ibid. 49

Huon de Méry, op. cit., v. 8. 50

Anita Guerreau-Jalabert, op. cit., p. 457- 476.

Page 18: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

12

l’homme comme un agencement des deux substances spiritus et caro, l’âme et le corps51

.

Cela orientera notre discours autour des formes doubles présentes dans Le Tournoi, afin de

comprendre comment Huon de Méry met de l’avant un système binaire qui favorise la

dimension spirituelle reproduisant la hiérarchie instaurée dans la société médiévale.

Le second aspect soulevé par l’allégorie est celui de son fonctionnement en

mouvement, qui sous-tend la question du parcours de conversion du « je » et donc, l’aspect

autobiographique. Le narrateur, partiellement autobiographique, est problématique non

seulement parce qu’il incarne la figure de l’écrivain-acteur, mais aussi parce que son

parcours alterne entre le monde réel et l’univers fictionnel. Les travaux d’Armand Strubel

apportent des pistes de réflexion pour comprendre le sens du parcours du « je » pour savoir

s’il s’agit notamment d’un « déplacement dans l’espace, qui symbolise la marche vers la

perfection, le salut, la connaissance […]52

». Ce pèlerinage prend un sens supplémentaire

grâce à l’allégorie qui le transfigure en combat pour le salut de l’âme. En ce sens, il serait

intéressant d’interpréter le passage du « je » du camp infernal vers celui du Paradis

aboutissant à la fin du poème par son entrée à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

L’alternance du narrateur d’un univers à un autre entraîne aussi la question de la

vérité qui doit être examinée autour de l’aspect fictionnel et romanesque du poème. En ce

sens, l’utilisation de motifs romanesques par Huon de Méry constitue non seulement une

référence directe au monde du merveilleux-romanesque, mais soulève la question de la

vraisemblance et fait basculer le texte vers le style de la fable, ce qui, au XIIIe siècle est

péjoratif53

. En effet, comme l’explique Francis Gingras « la fable s’impose rapidement

comme un équivalent du mensonge ou, pis encore, comme un détournement plus ou moins

conscient de la vérité54

». La problématique ne vient pas du fait qu’il y ait certains aspects

fictionnels incorporés au Tournoi de l’Antéchrist, mais plutôt du fait que ceux-ci sont

associés au roman. C’est ce dernier qui est directement associé à la fabula et non à la vérité

factuelle de l’historia, ce qui entache l’autorité du texte en tant qu’instrument

d’enseignement. L’inclusion d’un élément merveilleux-romanesque dans Le Tournoi de

51

Ibid., p. 459. 52

Armand Strubel, op. cit., p. 133. 53

Francis Gingras, Le Bâtard conquérant, essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Paris,

Honoré Champion, 2011, p. 166. 54

Ibid.

Page 19: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

13

l’Antéchrist pose donc la question de la valeur véridique à accorder au texte. Michel Zink

souligne lui aussi que « seuls les faits sont vrais. Est vrai ce qui s’est réellement passé.

C’est contre une telle conception que Chrétien de Troyes s’insurge déjà […] en

revendiquant pour ses récits la vérité du sens contre la vérité des faits55

». Le cheminement

du narrateur est donc doublement problématique, car son retour au réel s’effectue

simultanément avec l’entrée dans les ordres du narrateur à la fin du poème. Nous croyons

que ce cheminement n’est pas anodin et que l’observation de cette alternance entre réel et

fiction dans le contenu et l’organisation du texte semble pertinente pour mettre de l’avant la

nature du discours sur la vérité et sa fonction d’exemplum.

Ce sont donc ces deux étapes que va suivre notre analyse, d’abord en tentant de

répondre à la problématique du genre par la pose d’un cadre théorique s’appuyant sur les

travaux de Richard Trachsler et Patrick Moran ; cette mise en place nous permettra de

comprendre le rapport du texte au récit allégorique et aux différentes traditions

vernaculaires. Nous examinerons ensuite, par le biais d’une approche d’histoire littéraire, le

contexte dans lequel s’inscrit le Tournoi. Nous terminerons notre investigation par l’étude

des mécanismes allégoriques qui révéleront l’unité du texte autour du parcours de

conversion et leur fonctionnement grâce à la dynamique d’opposition.

55

Michel Zink, Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 90.

Page 20: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

14

PREMIER CHAPITRE

Le double comme principe structurant : le genre du texte en question

Cette première étape d’analyse observe la généricité problématique du Tournoi de

l’Antéchrist. La difficulté réside dans le fait que le texte met en présence des « matières

narratives hétérogènes56

 » en s’inspirant de la narration de Chrétien de Troyes, de

l’allégorie chez Raoul de Houdenc et de celle de la littérature latine par la psychomachie.

Cette pluralité d’éléments composites n’offre pas de repères fixes pour le lecteur, dont

l’horizon d’attente est rapidement multiplié. La critique ayant couvert ces microcosmes de

manière individuelle, nous souhaitons renouer leur dialogue en nous penchant sur le

fonctionnement générique global de notre texte et en posant l’hypothèse selon laquelle le

principe du double que nous avons identifié permet de guider notre progression. Pour ce

faire, il est impératif d’établir d’abord le cadre théorique dans lequel inscrire cette réflexion

sur le genre dans notre étude. Cette question n’est pas simple, mais les travaux de Patrick

Moran57

sur la généricité médiévale ont guidé notre propos, ainsi que la notion d’architexte

de Benjamin Bouchard58

. Cette mise en place théorique permet de mettre en évidence le fait

que la tradition est intimement liée aux questions de genre, ce qui nous a conduite à

analyser les grandes influences du texte, en français et en latin, romanesques et

allégoriques. Ces observations sont construites à partir des éléments internes au texte, qui

révèlent un affrontement entre Huon de Méry et les œuvres antérieures dont il s’inspire,

elles-mêmes mises en rivalité par une double filiation. Une fois ces traditions établies,

l’élaboration d’un cadre initial dans lequel sa réception s’inscrit a semblé nécessaire. Pour

ce faire, nous avons recherché un corpus de référence permettant d’établir les

caractéristiques communes du Tournoi avec des titres similaires. Ces éléments qui seront

mis de l’avant nous permettront d’observer, dans la dernière partie de ce chapitre, leurs

articulations et la senefiance produite. Ce premier chapitre s’inscrit donc dans une

démarche visant à mettre en évidence les mécanismes de la pensée du double utilisés par

l’auteur pour favoriser l’intégration d’un discours moral chez son lecteur, ce qui fera l’objet

56

Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 282. 57

Patrick Moran, op. cit. 58

Benjamin Bouchard, « Critique des notions paragénériques », Poétique, 159 (2009), p. 359-381.

Page 21: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

15

du deuxième et dernier chapitre, qui établit la relation entre le binarisme omniprésent dans

le Tournoi et la construction du sens.

1.1. Préalables théoriques sur le genre

Comme nous l’avons précédemment mentionné, la notion de genre est

problématique pour la littérature médiévale, et il faut d’abord établir le cadre théorique

définitoire qui sera utilisé dans cette analyse du Tournoi de l’Antéchrist. Cette mise au

point de la notion de genre permettra une compréhension nuancée du terme qui corresponde

mieux à un texte composite comme Le Tournoi de l’Antéchrist et qui puisse servir de

référence au cours de ce travail.

Le problème du terme de genre est largement évoqué par Paul Zumthor ; d’après lui,

il survient parce qu’il est compris uniquement comme trait normatif. Dans l’Essai de

poétique médiévale, le critique brosse un portrait d’ensemble du problème :

Élaborée à une époque largement postmédiévale, en vertu de règles consacrées par l’usage,

mais rapportées à un fond doctrinal aristotélicien, la théorie des genres, tel qu’elle a servi depuis

trois siècles de cadre à l’étude de la littérature, est gravement ambiguë, tant le mot implique de

présupposés touchant le dessein poétique. En gros, il désigne une certaine configuration de

possibles littéraires, fonctionnant comme une règle à l’égard d’un certain nombre d’œuvres

indépendamment de leur sens59

.

Pour Zumthor, c’est donc dire que le genre s’applique seulement à certains textes

comportant des caractéristiques bien précises qui ont été établies comme norme de

comparaison par des chercheurs postmédiévaux et dont l’application contraignante doit être

élaborée avec précautions. Dans son ouvrage Lectures cycliques, Patrick Moran nous

expose l’origine du problème de cette notion de genre pour la littérature médiévale et

fournit une partie de réponse pour le dépasser : il explique en effet que cette notion est,

certes, à utiliser avec prudence, car « la fragilité inhérente aux classes analogiques a fini par

contaminer l’ensemble du vocabulaire générique des médiévistes60

 », mais que le concept

demeure tout de même essentiel à l’appréhension et à la compréhension des textes. Pour le

chercheur, cette notion est donc, sans aucun doute, pertinente, puisque « les genres offrent

bien une structuration nécessaire du fait littéraire ; non parce qu’ils forment des moules

59

Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, [1972] 2000, p. 197. 60

Patrick Moran, Lectures cycliques…, op. cit., p. 644.

Page 22: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

16

fixes et organiques dans lesquels tous les textes s’insèrent par nécessité, mais parce qu’ils

sont le critère fondamental de lisibilité des textes61

 ». Il ne faut pas entendre par là qu’il

s’agit de catégories strictes ou de « moules fixes » servant uniquement à apposer une

étiquette aux textes, mais plutôt d’une condition nécessaire à leur compréhension, car le

genre permet une forme de tri et de distinction parmi l’ensemble des œuvres littéraires.

Une fois ce préalable posé, on peut donc considérer que « la généricité, c’est le fait

que tout nouveau texte ressemble à des textes antérieurs, que ce soit parce qu’il obéit aux

mêmes règles, parce qu’il s’en inspire et puise dans le même fond commun, ou parce que le

lecteur seul décèle une ressemblance62

 ». À partir de cet énoncé, on comprend mieux la

relation de référence qui s’établit chez le lecteur. Ce dernier construit son horizon d’attente

de manière à considérer les nouvelles œuvres :

Étant donné que cet horizon d’attente se trouve constamment modifié du fait qu’il doit sans

cesse comprendre de nouvelles œuvres, il faut renoncer à vouloir représenter un genre littéraire

comme une classe logique (Jauss dira ante rem), mais il faut le penser comme un groupe ou une

famille historique63

.

Cela nous permet d'aborder le texte selon les traditions desquelles il s'inspire et pour le

Moyen Âge de les identifier par leur appartenance à différentes matières64

. Les « signaux

marqueurs65

 » permettant de reconnaître ces appartenances peuvent être des personnages,

un motif, le style ou encore l’intrigue. Puisque le Tournoi accumule les marqueurs

hétérogènes, il en résulte une interférence des matières qui se produit lors de « l’apparition

d’un personnage ou d’un objet appartenant traditionnellement à une matière précise à

l’intérieur d’une autre qui, a priori, n’est pas la sienne66

 ». Afin d’identifier les traditions

convoquées, nous faisons appel à la notion d’horizon d’attente, en corrélation avec celle de

« matière67

 » dont Richard Trachsler en donne la définition en s’appuyant sur deux

61

Ibid., p. 642. 62

Ibid., p. 644. 63

Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 39. 64

La notion de matière au Moyen Âge et son rapport au genre est extrêmement complexe et mériterait une

étude approfondie. Les critiques considèrent la matière comme une des seules catégories générique utilisée

dans le Moyen Âge et nous référons à l’article de Patrick Moran « Genres médiévaux et genres médiévistes :

l’exemple des termes chanson de geste et épopée », Romania, 136 (2018), aux pages 41 à 43, ainsi qu’à

l’introduction de Disjointures-Conjointures, particulièrement les pages 15 à 20, pour poursuivre le

raisonnement. 65

Ibid., p. 14. 66

Ibid., p. 10. 67

Ibid., p. 15-17. Pour tenter de définir ce qu’est une matière, Richard Trachsler réunit les traités Latins de

rhétoriques du Moyen Âge et les travaux de Jean de Garlande sur la materia. Cela permet de mettre de l’avant

Page 23: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

17

spécialistes : Hans Robert Jauss68

et Erich Köhler69

. Ceux-ci soutiennent l’existence d’un

fort lien entre la matière et le cadre générique70

. Köhler insiste sur le lien entre le

protagoniste, le type de texte et le public auquel il s’adresse. Par exemple, on peut identifier

une chanson de geste parce qu’elle met en scène un héros carolingien et qu’elle s’adresse à

un large public71

. Alors que pour Jauss, la matière suffit pour susciter un horizon d’attente

chez le lecteur, celui-ci peut alors esquisser un « portrait psychologique en fonction de ses

lectures antérieures de textes mettant en scène le même personnage72

 ». Un personnage

emblématique, comme le roi Arthur, est suffisant pour évoquer un horizon d’attente

spécifique et, lorsqu’il se retrouve dans un cadre textuel différent, il transporte son profil

générique avec lui. Il s'agit du même procédé, lorsqu’on retrouve Gauvain ou Lancelot dans

le Tournoi : il n’est pas nécessaire pour Huon d’accompagner leur présentation par une

explication des questes et aventures antérieures provenant d’autres textes, car pour le

lecteur, ils suggèrent un univers précis que la mention d'un nom suffit à susciter.

Cette idée est développée par Richard Trachsler dans son ouvrage Disjointures-

Conjointures sous le terme de « pro-récit », c’est-à-dire la capacité d’un nom propre à

évoquer une matière, un univers ou une histoire73

. Trachsler fait la démonstration de cette

méthode en donnant l’exemple des occurrences du nom Tristan jusqu’au XIIIe siècle pour

montrer que « le nom recouvre une sorte de programme, qui correspond au récit condensé

de la vie du personnage74

 ». Dans notre texte, le court passage au sujet de Gauvain est

représentatif de ce fonctionnement comme « pro-récit » dont la possibilité est détenue par

un nom propre. Le héros arthurien est convoqué lors de la description d’Omicides, et voici

ce que l’auteur en dit :

Gaugains, qui fu filz le roi Lot,

N’ot pas tant abatu ne pris

une définition réunissant materia remota, materia propinqua et stilus materiae. Pour les théoriciens latins, les

deux materia remota et propinqua constituent « le sujet, ce dont on parle, mais c’est aussi ce que l’on en

fait », alors que le stilus est « le style qui est imposé à l’auteur par sa matière ». 68

Hans Robert Jauss, « Chanson de geste et roman courtois (analyse comparative du Fierabras et du Bel

Inconnu) », dans Pierre Le Gentil et al. [dir.], Chanson de geste und höfischer Roman. Heidelberg

Kolloquium, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1963, p. 61-77. 69

Erich Köhler, « Quelques observations d’ordre historico-sociologique sur les rapports entre la chanson de

geste et le roman courtois », dans ibid., p. 21-30. 70

Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 45. 71

De même 72

Ibid. 73

Ibid., p. 25-31. 74

Ibid., p. 28.

Page 24: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

18

Chevaliers, com il a ocis

Et tot sanz forfet de sa mein75

.

Le personnage de Gauvain sert ici de comparaison afin d’illustrer plus concrètement le

caractère meurtrier de la personnification de l’abstrait Omicides et grâce à sa seule

évocation, le lecteur médiéval est replongé par la mémoire dans les nombreux exploits

guerriers du chevalier pour ensuite se servir de ce souvenir comme comparatif76

.

Le fait que les noms propres soient des petits condensés de récits permet de les

rattacher à l’analyse de l’horizon d’attente. Certes, élaborer des catégories regroupant ces

noms selon différentes caractéristiques permet de prévoir le schéma mental des lecteurs,

mais reste difficilement applicables puisque les « formules peuvent migrer d’un genre à

l’autre77

 ». Par le raisonnement de Patrick Moran au sujet du rapport avec l’horizon

d’attente, on comprend que l’appréhension de ce dernier permet au lecteur de préparer sa

lecture en convoquant sa mémoire littéraire du genre. La généricité joue alors le rôle d’une

indication globale sur les caractéristiques que l’on pourrait s’attendre à déceler dans

certains types de texte. Chez Patrick Moran, le concept de genre doit donc pouvoir

s’appliquer à tous les textes, et dans son article récent « Genres médiévaux et genres

médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et épopée78

 », il se prononce sur

l’utilisation de la généricité dans les études médiévistiques où semble stagner le

raisonnement depuis quelques années :

Les études médiévales actuelles adoptent donc un compromis pragmatique face aux questions

génériques : tout en rappelant que la notion de genre s’applique avec difficulté au Moyen Âge,

elles emploient en même temps les catégorisations qui ont été élaborées au fil des décennies par

les générations précédentes de spécialistes, en se fondant sur le constat que, dans la plupart des

cas et pour la plupart des emplois qu’on doit en faire, elles fonctionnent plutôt bien. Néanmoins,

comme tout accommodement de façade, celui-ci risque d’ajourner sine die un examen plus précis

de la question, voire de laisser se sédimenter des objets théoriques incohérents sans qu’on prenne

le temps de les examiner et de les remettre d’aplomb79

.

Patrick Moran résume donc la situation actuelle, où les catégories de genres sont employées

pour leur commodité avec certaines précautions, mais il signale que la critique s’en sert de

75

Huon de Méry, op. cit., vers 934-937. 76

Cette idée est consolidée par les insertions fréquentes dans l’intertexte de références à Chrétien de Troyes et

aux chevaliers arthuriens qui seront abordées plus en amont lors de l’étude sur la représentation des chevaliers

terrestres page 61 et la réflexion sur la fontaine magique page 66. 77

Ibid., p. 36. 78

Patrick Moran, « Genres médiévaux et genres médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et

épopée », art. cit., p. 38-60. 79

Ibid., p. 40.

Page 25: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

19

manière utilitaire sans les refonder théoriquement, ce qui peut être problématique.

L’examen de notre texte dans cette perspective générique dynamique devrait permettre de

contribuer à la connaissance de ce texte, jusqu’ici considéré comme problématique.

Le Tournoi de l’Antéchrist incarne l’une de ces incohérences, appelé tantôt dans la

critique « roman », « récit de conversion », « psychomachie », « dit », « aventure

personnelle intégrant des faits historiques » ou encore « allégorie amoureuse et spirituelle ».

Le texte superposant plusieurs thèmes, et possédant certaines caractéristiques de différentes

traditions sans toutefois s’inscrire dans un profil générique unique ou prédominant, sa

description typologique complexe rend donc sa classification difficile. Pour aborder le fait

que le Tournoi de l’Antéchrist soit relié à différentes traditions, il est pertinent d’observer

dans quelle continuité textuelle il s’inscrit. En effet, selon Schaeffer, dans Qu’est-ce qu’un

genre littéraire ?, l’adaptation de traditions est :

Un important facteur de dérive générique, en ce sens qu’elle [aboutit] souvent à un remodelage

important de la généricité du texte source, les mêmes traits possédant une pertinence générique

différente dans le texte d’arrivée, ceci du fait de leur combinaison avec des traits génériques

inédits, introduits par l’auteur du texte d’arrivée80

.

Ce remodelage s’effectue chez Huon de Méry par son emprunt d’éléments provenant du

roman de chevalerie ainsi que de l’univers allégorique de Raoul de Houdenc pour les

intégrer dans un contexte de psychomachie. L’établissement de la « généricité auctoriale »,

qui réfère à la tradition antérieure des textes ayant servi de support créateur à la genèse d’un

nouveau texte81

, permet d’observer la nouvelle pertinence générique de ces emprunts.

À ce sujet, dans « Critique des notions paragénériques », Benjamin Bouchard estime

l’utilisation du genre utile comme fonction taxinomique, au sens large, puisque la « mise en

ordre » du champ littéraire constitue une « construction herméneutique82

 » et qu’elle est

aussi utile pour définir une généricité globale au texte. En d’autres termes, le genre « ser[t]

de façon primordiale à comprendre un texte en le mettant en relation avec d’autres

textes83

 ». L’auteur rappelle que les différentes sections d’une œuvre forment un

« rapiéçage de morceaux divers » et « rhapsodique84

 » de genres, qui font résonner

80

Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 139. 81

Ibid., p. 149-150. 82

Benjamin Bouchard, « Critique des notions paragénériques », art. cit., p. 377. 83

Ibid., p. 378. 84

Ibid.

Page 26: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

20

différents agencements de textes dans notre mémoire. Il semble tout à fait pertinent

d’appliquer cette conception du genre au Tournoi de l’Antéchrist compte tenu du fait qu’il

s’agit d’un exemple de coexistence d’influences multiples.

La définition que nous retiendrons du genre pour cette étude est donc celle plus

large qui l’apparente aux fonctionnements de l’architexte85

et place le texte dans la

continuité in re, pour éviter de considérer le genre comme une simple catégorisation

littéraire taxinomique. L’utilisation de la méthode que Bouchard nomme « rhapsodie86

 »

semble la plus pertinente, car il s’agit de « défaire provisoirement l’unité et la cohérence de

l’œuvre pour ne plus voir en elle une unité organique, mais un rapiéçage de morceaux

divers, disparates, hétérogènes, indépendants les uns des autres et qu’isole notre mémoire

[…]87 » permettant ainsi une lecture d’une pluralité de traditions en observant le texte par

fragments mettant en lumière les variations :

Si une œuvre n’était pas virtuellement semblable à toutes les autres œuvres passées et à venir, il

nous serait impossible de percevoir ou d’imaginer de nouvelles configurations de traits discursifs,

c’est-à-dire de nouveaux genres. Ces traits discursifs, une fois sélectionnés par le lecteur, forment

ce que l’on pourrait appeler les éléments définitoires de l’architexte88

.

Cet extrait définit l’architexte comme une construction personnelle et individuelle,

puisqu’il s’agit, en fait, de « catégories exemplifiées, concepts aux contours flous avec

lesquels notre mémoire met en relation des textes singuliers89

 ». Dans le cas du Tournoi de

l’Antéchrist notre approche pour en comprendre le genre doit débuter par cette conception

mémorielle qui permet d’aborder sa problématisation de l’intérieur.

Puisque l’architexte est une construction mémorielle dépendant de la mémoire

intertextuelle, mais aussi d’une construction culturelle et contextuelle90

, il est intéressant de

la jumeler à l’idée de Jauss selon laquelle la construction et la compréhension d’un genre

doivent se faire selon une continuité historique. En effet, l’idée du genre comme quelque

chose de malléable qui se modifie graduellement au fil du temps est reprise et explicitée par

85

Ibid., p. 360. L’architexte constitue « l’ensemble des catégories générales avec lesquelles nous mettons en

relation les textes singuliers que nous lisons ». 86

Ibid., p. 378. 87

Ibid. 88

Ibid., p. 362. 89

Ibid., p. 368. 90

Ibid., p. 365-366.

Page 27: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

21

Jauss dans l’ouvrage Théories des genres91

. Il abandonne le « point de vue normatif 92

» ante

rem et « classificateur » post rem pour mettre de l’avant une continuité in re « historique ».

Ce modèle offre plus de flexibilité, puisqu’il élargit la « famille historique93

 » aux textes qui

ne sont pas consacrés comme appartenant aux grandes catégories, car on peut retrouver une

forme de continuité dans tout type de textes liés de près ou de loin à un genre. La mémoire

joue un rôle similaire lorsqu’elle organise ses références autour d’un texte, elle met en

relation les lectures préalables avec le texte qu’elle découvre, et fera de même pour ses

futures lectures aussi. Ainsi, comme l’explique Patrick Moran, le genre consiste à « signaler

qu’une œuvre se situe dans une certaine continuité, la situer dans un contexte poétique

donné94

 ». L’exploration de l’architexte du Tournoi prend comme point de départ ces deux

principes : la « continuité » ainsi que le « contexte poétique », et permet d’aborder le

rapport à Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc.

Suivant cette idée, l’intérêt de placer Le Tournoi de l’Antéchrist parmi le panorama

textuel de l’époque permet d’établir un réseau de textes qui forment un ensemble de

références où sont puisés les traits discursifs permettant de mettre en relation le Tournoi

avec son environnement littéraire. C’est aussi là où réside l’intérêt d’analyser les références

intertextuelles que Huon a placées dans son œuvre. Nous souhaitons observer si l’auteur

désirait se comparer à l’héritage laissé par ses prédécesseurs tout en utilisant l’humour pour

mieux mettre de l’avant sa réinterprétation de motifs bien connus des lecteurs. Pour

répondre à ces interrogations, il faut certainement établir l’architexte du Tournoi afin

d’instaurer un dialogue entre les traditions. Ainsi, lorsqu’il sera question de genre dans ce

travail, la signification du concept utilisée sera celle définie par Jean-Marie Schaeffer

conjointement aux travaux de Patrick Moran, tout en prenant en considération la discussion

sur l’architexte établie par Benjamin Bouchard.

91

Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », dans Gérard Genette, Hans Robert Jauss,

et al. [dir.], Théorie des genres, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 37-77. 92

Ibid., p. 43. 93

Ibid. 94

Patrick Moran, « Genres médiévaux et genres médiévistes », art. cit., p. 40.

Page 28: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

22

1.2. L’affrontement des autorités : Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc

Maintenant que la définition et la signification du genre pour notre étude sont

établies, il faut désormais se pencher plus précisément sur les influences dont il est question

et, surtout, évaluer de quelles façons elles se traduisent dans le texte. Pour illustrer la

mémoire littéraire entourant Le Tournoi de l’Antéchrist, il faut d’abord tracer la carte de

son intertextualité pour voir quels référents l’auteur utilise. À partir de ces informations,

l’exercice suivant consiste à construire l’architexte que sous-tendent ces emprunts, afin de

les mettre en relation. Nous commençons donc par défaire l’unité provisoire du texte pour

mettre en lumière certaines parties, caractéristiques et variations en appliquant la méthode

rhapsodique de Benjamin Bouchard.

La critique a montré que l’intertexte se divise en deux catégories : une première

regroupant les références principales à Chrétien de Troyes et une seconde correspondant à

Raoul de Houdenc95

. Il faut noter qu’il ne s’agit toutefois pas d’extraits plaqués parmi le

développement du Tournoi de l’Antéchrist, mais bien de véritables reprises qui sont

sélectionnées puis adaptées spécifiquement pour servir le propos moral du texte. Plus

précisément, dans son ouvrage, Huon de Méry emprunte des personnages et adapte certains

passages provenant de Cligès, du Chevalier au Lion et du Conte du Graal, pour ce qui est

du corpus de Chrétien de Troyes96

et du Songe d’Enfer pour ce qui est du corpus de Raoul

de Houdenc.

Nous avons effectué une liste des passages et éléments qui relevaient d’emprunts et

d’adaptations en nous concentrant sur la question de l’affrontement des autorités. On peut

trouver un portrait exhaustif des allusions à Chrétien et à Raoul dans les travaux de Busby97

95

Keith Busby, « Plagiarism and Poetry in the ‟ Tournoiement Antéchrist” of Huon de Méry », art., cit. La

critique a aussi relevé la présence de la matière de Rome par l’inclusion de personnages mythologiques, mais

cela représente plutôt une référence culturelle qu’une relation intertextuelle. On ne peut pas exclure qu’avec

une datation élargie Le Tournoi de l’Antéchrist ait été contemporain du Roman de la Rose, mais la critique ne

semble pas avoir retenu cette hypothèse. 96

Prudence est aussi un auteur influent chez Huon de Méry, mais la psychomachie n’est pas incluse dans le

répertoire de l’intertexte. Même si elle est intégrée dans le schéma narratif fondateur du Tournoi de

l’Antéchrist, elle n’occupe pas le même rôle que les références à Raoul de Houdenc et Chrétien de Troyes.

Nous l’avons donc exclue de cette section d’analyse pour y revenir dans la section suivante sur les textes

intitulés tournoi ou bataille. 97

Keith Busby, « Plagiarism And Poetry… », art. cit., p. 505-521.

Page 29: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

23

et Strubel98

. La première catégorie d’éléments à signaler est celle des personnages propres à

l’univers de fiction romanesque dans la narration allégorique. Ceux-ci sont présents à la

suite du cortège divin et l’on peut observer sous la bannière des vertus courtoises les

chevaliers Gauvain, Cligès et Arthur. Nous avons déjà analysé leur fonctionnement et les

traiterons plus en détail en corrélation avec le personnel allégorique qu’ils côtoient dans le

texte99

. Une seconde catégorie de relevés concerne l’emprunt de scènes marquantes que

l’on remarque à des moments charnières du texte regroupant les extraits de Chrétien de

Troyes autant que ceux de Raoul de Houdenc. Inspirées de ce dernier, on observe ainsi

certaines descriptions allégoriques se rapprochant du Roman des Eles de courtoisie et du

Songe d’Enfer. Huon de Méry reprend aussi de façon plus élaborée certains motifs de ses

prédécesseurs comme l’épisode de la fontaine périlleuse du Chevalier au lion100

et celle du

festin infernal du Songe d’Enfer101

, leur donnant un rôle essentiel dans la narration. Cette

deuxième catégorie fera l’objet de la prochaine section de notre analyse.

Nous nous arrêterons toutefois dans un premier temps sur une caractéristique

intéressante qui permet de classer les allusions intertextuelles sous un autre angle. En effet,

parmi l’intertexte, nous avons remarqué qu’une partie du discours du narrateur faisait

référence de façon explicite à ses sources en nommant l’auteur référent et que d’autres

renvois étaient plutôt intégrés dans le corps du texte sans mention d’auteur. Busby propose

une conclusion similaire dans son article « Plagiarism And Poetry In ‟The Tournoiement

Antéchrist” Of Huon de Méry », dans lequel il expose le rapport de tension entre Huon et

ses prédécesseurs et son arrangement d’une nouvelle conjointure à partir d’une ancienne

matière, s’assurant ainsi une renommée impérissable102

. Nous avons recensé les éléments

provenant des différents textes pour ensuite les organiser par nature, dans un tableau les

distinguant par auteurs103

.

98

Armand Strubel, La Rose, Renart et le Graal : littérature allégorique en France au XIIIe siècle, Paris,

Slatkine, 1989, 336 pages. 99

Cf. p. 69. Voir la section 2.2.5. La chevalerie céleste. 100

Chrétien de Troyes, Yvain ou le chevalier au Lion, op. cit., p. 337-503. 101

Raoul de Houdenc, Le Songe d’Enfer, suivi de La Voie du Paradis, poèmes du XIIIe siècle, éd. Philéas

Lebesque, La Rochelle, Paris, Sansot, 1908, 235 pages. 102

Keith Busby, art. cit., p. 507. Nous traduisons « new conjointure to old matere, thereby assuring himself of

everlasting fame ». 103

Le tableau a été construit en utilisant les relevés personnels faits dans le cadre de cette étude et à l’index du

Tournoi de l’Antéchrist.

Page 30: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

24

Tableau 1 : Recensement des mentions d’auteurs dans l’intertexte du Tournoi de

l’Antéchrist

Auteurs Mention directe de l’auteur Sans mention d’auteur

Raoul de Houdenc v. 412, 822, 1233, 1847, 2239,

3417, 3535.

v. 412 Festin infernal

v. 822 Description Calomnie

v. 1232 Cité Désespérance

v. Conflit d’Amour

Chrétien de Troyes v. 22, 103, 2601, 3535.

v. 934 Gauvain

v. 1991 et 2343, Cligès

v.1975 Parodie d’Arthur et

des chevaliers de la Table

ronde

v. 2338 Noblesse

v. 2597 Blessure d’Amour

v. Parodie de Perceval

Ce tableau permet d’observer que la somme totale des références pour chacun des

auteurs est presque égale, ce qui ne permet pas d’affirmer qu’un auteur aurait eu une plus

grande influence que l’autre sur la conception du texte. Ce grand nombre de renvois forme

un système qui parcourt tout le texte. Keith Busby en fait l’observation : « verbatim

quotations, allusions, stylistic devices, and open acknowledgments have the function and

effect of creating a network of intertextuality which places TA firmly in the context of the

fourth decade of the thirteenth century104

. » Ce relevé met aussi en lumière une série

d’interventions de la part du narrateur pour mentionner ses modèles. En nous appuyant sur

ces observations, et face à l’apparent équilibre de ces deux modèles, nous pouvons nous

interroger sur la position de l’auteur par rapport à ses prédécesseurs, et plus précisément la

relation qu’il entretient avec eux par le biais de ses emprunts.

Au cours de la lecture, l’on remarque que Huon ne critique jamais directement ses

modèles, bien qu’il emploie à plusieurs reprises un ton ironique qui permet de mettre en

doute la crédibilité de cette admiration. Comme le remarque Busby : « Huon has borrowed

and subtly modified, yet with an almost mischievous sense of independence, undermining

the authority of his model whilst acknowledging it105

. » Cette ambiguïté s’explique d’abord

104

Keith Busby, art. cit., p. 520. 105

Ibid., p. 509.

Page 31: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

25

par un aspect culturel et historique de la société médiévale et, de manière seconde, grâce à

l’interprétation des intentions de l’auteur par le biais de l’observation de ses commentaires.

Dès les premières lignes du prologue, Huon de Méry annonce une « novel pensé106

 »

original : « Car tel matire ai porpensée,/C’onques mes n’ot en sa pensée/Ne Sarrasins ne

Crestïens107

 ». L’auteur place ambitieusement son texte comme inédit dans l’Europe

chrétienne, et va jusqu’à estimer que rien de semblable n’a été écrit dans le monde païen

non plus. Il semble donc opter pour une attitude de défi envers ses prédécesseurs, mais il

tempère rapidement ses commentaires, formant déjà un discours binaire. En effet,

l’affirmation suivante contraste par son apparente admiration : « […] Crestïens de Troies, cil

qui tant ot pris108 ».

Chez l’auteur médiéval, le fait de ne pas entièrement assumer le caractère

innovateur de ses créations, en préférant plutôt établir une généalogie d’inspiration ou tout

simplement en se présentant comme l’outil de rédaction d’une inspiration extérieure,

pourrait s’expliquer d’abord par la connotation négative associée à la nouveauté pour le

monde médiéval. Comme le souligne Dominique Boutet, elle est « contraire à l’expression

de la vérité109

 », elle-même indissociable du savoir transmis par la tradition. Huon doit se

positionner avec prudence pour innover sans toutefois s’opposer à la tradition. Sa poétique

de l’entre-deux pourrait donc être comprise comme « une poétique expérimentale,

exploratoire, tournée vers un désir de renouvellement des formes, sans que ce désir

implique que dans l’esprit [de l’auteur] les formes traditionnelles ont vieilli et demandent

impérativement à être dépassées110

 ». Ainsi, Huon, s’inscrit également dans cette idée par

son œuvre entre sérieux et comique, qui reprend certains motifs connus de Chrétien pour

rejoindre l’horizon d’attente de ses lecteurs, mais aussi pour le dépasser par l’amplification

exagérée de certains passages111

. L’auteur s’amuse ainsi avec des motifs de la tradition très

bien connus du public en les renouvelant par la parodie ou en les détournant par le jumelage

à d’autres traditions. De cette façon, sans les invalider, il réussit toutefois à les remanier

106

Huon de Méry, op. cit., v. 18. 107

Ibid., v. 19-21. 108

Ibid., v. 22. 109

Dominique Boutet, Poétiques médiévales de l’entre-deux, ou le désir d’ambiguïté, Paris, Honoré

Champion, 2017, p. 30. 110

Stéphanie Orgeur [traduction et présentation], Le Tournoi de l’Antéchrist, op. cit., p. 30-31. 111

Voir les pages 61 à 70 pour une analyse plus élaborée.

Page 32: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

26

pour en faire une utilisation renouvelée, comme nous le verrons avec l’analyse détaillée du

motif de la fontaine merveilleuse. Mais, Huon joue dans la subtilité, il n’oserait risquer de

verser dans l’hubris en se plaçant directement comme successeur de Chrétien. Il débute

donc en plaçant plutôt celui-ci comme le meilleur des poètes, ce qui lui laisse

inévitablement la place du dessous, mais lui permet tout de même de prétendre à la création

d’une œuvre complètement inédite :

Pour ce que mors est Crestïens

De Troies, cil qui tant ot pris,

De trover, ai hardement pris,

De mot a mot meitre en escrit,

Le tournoiement Antecrit112

.

En inscrivant Le Tournoi de l’Antéchrist dans la succession des textes s’inspirant de

Chrétien de Troyes, Huon de Méry se prévaut des critiques quant à la nouveauté en

s’inscrivant dans la tradition romanesque, et arthurienne. Il se présente dans une position

d’humilité, en soulignant que la « mors » de Chrétien laisse une place libre à l’écriture,

qu’il n’aurait osé occuper de son vivant. Ainsi, le prologue assure une forme de protection

envers l’auteur en le dédouanant d’hubris tout en accordant au texte une importance

supplémentaire liée à l’influence de Chrétien de Troyes :

Le fait de se prévaloir d’une œuvre antérieure ayant toujours constitué un gage supplémentaire

d’autorité pour l’auteur médiéval, la multiplication des références due à la compilation s’inscrit

dans une logique de valorisation qui se rapproche du procédé que Jacques Legrand définit sous le

nom d’allegacion113

.

S’ajoute à cette justification d’écriture l’affirmation en début de texte :

N’est pas oiseaus, ainz fet bone oevre

Li troveres qui sa bouche euvre

Pour bone euvre conter et dire114

.

Huon tente de se prémunir contre la conception selon laquelle l’écriture est une activité

oisive. Florence Bouchet illustre cette idée ainsi :

La sémantique d’oiseuse, en raison de son origine, est ambivalente et pose le problème de la

justification de l’écriture, mais aussi de la lecture en tant qu’activité de loisir consacré à

l’épanouissement personnel. […] L’adjectif otiosus, -a, -um, peut avoir une valeur péjorative qui

stigmatise l’inactivité d’un individu. De lui dérive le substantif otiositas, franchement péjoratif en

ce qu’il désigne l’inaction, l’oisiveté, la paresse115

.

112

Huon de Méry, op. cit., v. 22-26. 113

Florence Bouchet, op. cit., p. 145. 114

Huon de Méry, op. cit., v. 1-2. 115

Florence Bouchet, op. cit., p. 145.

Page 33: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

27

Cette explication montre que, non seulement l’activité d’écrire, mais aussi celle de lire dans

un but de loisir sont péjoratives. Huon se veut donc rassurant en affirmant que son ouvrage

est « bone oevre », qu’elle possède un intérêt et qu’il ne s’agit pas seulement d’un exercice

individuel sans but. Dans le prologue, on trouve donc immédiatement deux justifications

affirmant la valeur du texte : celle référant à l’autorité de Chrétien de Troyes et celle

éloignant les soupçons de paresse dont on pourrait accuser Huon de Méry.

Ces premiers vers instaurent déjà une relation binaire entre Huon de Méry et ses

prédécesseurs, qui oscille entre la valorisation de l’héritage des autorités et le désir de

dépasser ses mentors. Ce prologue fait écho à la conclusion du poème, qui permet à l’auteur

de pousser le jeu de symétrie jusque dans l’articulation entre les premiers et derniers vers.

En effet, l’ouvrage se clôt sur la figure du glanage, métaphore qui porte un message

d’admiration pour ses prédécesseurs et préconise l’humilité des successeurs :

Molt mis grant peine a eschiver

Les diz Raol et Crestïen,

C’onques bouche de crestïen

Ne dist si bien com il disoisent.

Mes quant qu’il dirent il prenoient

Le bel françois trestot a plein

Si com il lor venoit a mein,

Si c’apres eus n’ont rien guerpi.

Se j’ai trové aucun espi

Apres la mein as mestiviers,

Je l’ai glané molt volontiers116

.

Ce jeu de miroir avec le prologue rappelle au lecteur l’importance de l’humilité et présente

une figure qui explique l’origine de l’inspiration de Huon, mais qui porte aussi un symbole

chrétien fort. Le glanage d’épis est une métaphore « emprunté[e] à la Bible, au livre de

Ruth, elle est employée par saint Bernard pour prêcher l’humilité aux moines117

 ». La

métaphore permet à Huon de se présenter dans l’humble position de celui qui récolte le legs

littéraire à la manière des moissonneurs, se positionnant ainsi en harmonie avec les valeurs

chrétiennes, en terminant le poème sur la valorisation d’une vertu chrétienne. Florence

Bouchet explique qu’au-delà de sa signification, la position du glaneur d’épis présente

Huon de Méry comme auteur-lecteur, proposant une posture de proximité avec les lecteurs.

116

Ibid., v. 3534-3544. 117

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur…, op. cit., p. 59.

Page 34: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

28

Cet avantage, à la fois, lui permet d’avoir, une connaissance des textes et constitue un gage

de valeur par son appui sur des figures d’importance118

.

La relation d’affrontement entre Huon et ses mentors révèle aussi un second aspect

du rapport à l’écriture, l’impression d’un manque de matière, véhiculé par l’image des

quelques épis restant après le passage des moissonneurs ayant déjà récolté les meilleurs

fruits : « L’image passe dans le domaine séculier au XIIIe siècle pour dire la difficulté du

renouvellement de la matière. […] Les moissonneurs ayant précédé Huon, et qu’il désigne

nommément, sont Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc […]119. » Le rapport de force fait

alors pencher la balance en faveur de ces auteurs phares, car pour Huon « tot est dit120

 »,

ceux l’ayant précédé ont obtenu le meilleur de la matière littéraire : « Car cil qui troverent

avant/En ont coilli tote l’eslite121

. » L’énoncé suggère que les créations suivantes ne

peuvent qu’être de moindre valeur. Ce ressenti a continué de se développer pendant le

siècle jusqu’à former ce que Cerquiglini-Toulet désigne comme une crise de la matière122

.

Il ne faut toutefois pas être dupe, l’humilité de Huon face aux autorités littéraires sert à

valoriser son talent d’écriture, car c’est bien à partir des quelques épis restant qu’il réussit à

construire son œuvre.

Nous pouvons donc affirmer qu’un discours de la part de l’auteur est brodé à travers

l’intertexte du Tournoi de l’Antéchrist et qu’il prend la forme de deux voix en apparence

contradictoires : celle de l’admiration et celle du désir de dépassement des mentors. Ce

discours en filigrane permet aussi de remarquer la figure d’auteur-lecteur qu’incarne Huon

de Méry, surtout par ses remarques concernant l’épuisement de la matière et l’utilisation de

ses connaissances littéraires comme source d’autorité pour son texte. Ces articulations

doubles s’inscrivent dans la démarche de l’auteur pour former un discours moral

intrinsèque au texte. Le dépassement des mentors vise à créer un intérêt chez le lecteur-

auditeur pour le cheminement du narrateur vers la rédemption. Huon de Méry poursuit cet

objectif en convoquant différents passages emblématiques de Chrétien de Troyes et de

118

Florence Bouchet, op. cit., p. 145. 119

Ibid. 120

Huon de Méry, op. cit., v. 8. 121

Ibid., v. 3529-3530. 122

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur…, op. cit., p. 58.

Page 35: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

29

Raoul de Houdenc pour mieux séduire son public tout en illustrant par des figures connues

le combat allégorique qui sévit au sein de l’âme du narrateur.

1.3. Réécriture de deux scènes pivots à la lisière de l’allégorie

Nous avons pu observer qu’Huon ne se place pas comme imitateur, mais bien

comme innovateur tout en s’inscrivant dans la continuité de ses prédécesseurs. Ce que nous

constatons avec certitude, c’est que le Tournoi de l’Antéchrist reprend et utilise ces modèles

pour les renouveler par « l’adoption de matériaux ou de fonctions pris à d’autres

genres123

».  Il devient donc difficile de classer le Tournoi dans un genre normatif sans le

réduire à l’un de ses aspects.

Le premier épisode directement tiré de l’univers de Chrétien de Troyes que l’on

rencontre lors de la lecture et qui nous révèle une piste de réflexion quant à l’attitude de

Huon face aux autorités textuelles est celui de la fontaine périlleuse. Ce passage illustre

plusieurs motifs et le choix de l’auteur de le placer au moment charnière de l’entrée du récit

lui confère une signification importante. D’abord, l’inclusion de ce motif iconique d’Yvain

ou le Chevalier au Lion va chercher un intertexte de la matière arthurienne bien connu des

lecteurs. En effet, Huon reprend l’ordre exact des événements, avec, en premier lieux, le

passage par la forêt de Brocéliande, suivi par la découverte de l’emplacement de la fontaine

comme l’a imaginé Chrétien :

Le bacin, le perron de marbre

Et le vert pin et la chaiere

Trovai en itele manière

Comme l’a descrit Crestïens124

.

Huon utilise une référence pour répondre aux attentes du public. En effet, l’introduction à

l’univers arthurien en mentionnant l’emblématique forêt de Brocéliande crée une attente

chez le lecteur, puisque la simple mention de ce lieu est synonyme d’aventure au sein du

monde arthurien. Huon de Méry utilise donc l’intertexte de manière à créer une interaction

avec son lecteur en répondant à son horizon d’attente pour ensuite le déjouer par la

123

Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale… », art. cit., p. 66. 124

Huon de Méry, op. cit., v. 100-103.

Page 36: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

30

substitution d’un univers psychomachique au monde chevaleresque et romanesque. Cette

idée est renforcée par la position d’auteur-lecteur dans laquelle se présente Huon lorsqu’il

s’introduit comme narrateur participant dont le motif d’action initial est sa curiosité pour la

forêt de Brocéliande :

Je m’en tornai et pris ma voie

Vers la forest sans plus atendre,

Car la verté voloie apprendre

De la perilleuse fonteine125

.

Ce passage charnière est aussi le moment transitoire où s’effectue le passage de la narration

qui se donne comme biographique à la fiction qui incarne la vérité allégorique. Les

conclusions à tirer de ce passage et la réflexion entourant la vérité qu’il provoque seront

discutées plus amplement dans le second chapitre lorsqu’il sera question de la frontière

entre vérité et merveille. Pour l’instant, notre intérêt vise plutôt à établir les jeux qu’élabore

Huon de Méry par son utilisation de l’intertexte.

L’épisode se poursuit ensuite par l’eau versée sur la margelle, provoquant une forte

tempête suivie par l’apparition d’un chevalier malveillant (Bras-de-Fer), engageant le

combat avec le narrateur. Toutefois, Huon décide de rendre l’épisode encore plus frappant

que celui d’Yvain ou le chevalier au Lion, il renchérit à un point tel que l’épisode bascule

dans l’exagération parodique. Ainsi, le narrateur, non content d’avoir déjà répandu une

première fois de l’eau sur la margelle provoquant le tonnerre, décide d’en verser une

seconde fois. La tempête bien avancée ayant déjà « De plus de V.C. mille espars/Ert la

forest enluminée126

 » empira jusqu’à ce que le narrateur sentît « toute terre127

 » trembler.

Cet extrait marque le caractère problématique du narrateur, puisque sa trop grande curiosité

manque de lui coûter la vie dans la tempête qu’il déchaîne. Pour le lecteur connaissant le

principe de la psychomachie, il est normal de déceler chez le personnage des traits

problématiques qui motivent la nécessité d’un pèlerinage de rédemption : cet entêtement en

est le premier signe. L’idée de rendre risible un passage emblématique de son prédécesseur

sert aussi l’objectif de dépassement, de renouvellement littéraire. Cette connivence créée

entre Huon et ses lecteurs par le biais du rire contribue à normaliser le travail de Chrétien

de Troyes, le rendant du même coup plus facile à dépasser, ce qui ouvre à la possibilité que

125

Ibid., v. 60-64. 126

Ibid., v. 120-121. 127

Ibid., v. 141.

Page 37: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

31

la merveille romanesque soit surpassée par une merveille religieuse qui sous-entend la

supériorité des valeurs monastiques.

Dans le même passage, ce désir est aussi perceptible dans la description des chants

d’oiseaux suivant l’accalmie de la tempête. Cette fois, le nombre de volatiles amassé est si

grand que le narrateur « n’en vit mes nus tant amassez128

 ». La distinction est encore plus

évidente au vers suivant lorsqu’une comparaison directe est faite avec Yvain : « Souz le pin

en ot plus assez/Que n’en i vit Calogrinans129

. » Il y a donc surenchère quant à la

quantification des oiseaux, mais aussi par la référence directe à une œuvre de Chrétien de

Troyes qui précise que Calogrenant n’a jamais pu être témoin d’un tel spectacle. Il va

même jusqu’à dire que la mélodie produite est un véritable « terrïens paradis130

 ». La

référence au Paradis constitue le premier indice d’une narration infusée par une réflexion

morale et religieuse. La merveille romanesque prend ici une connotation sacrée

l'apparentant plutôt au miracle. Le dépassement du passage emblématique de la matière

arthurienne est donc évident et a pour effet d’opposer Huon à son mentor dans une relation

de compétition où les valeurs monastiques semblent présentées comme supérieures aux

valeurs courtoises.

Lors du découpage rhapsodique du prologue, un second passage active la mémoire

référentielle du lecteur. Il s’agit du festin infernal inspiré du Songe d’Enfer de Raoul

de Houdenc. Cet épisode offre la possibilité d’observer le même processus de surenchère

utilisé dans l’épisode de la fontaine périlleuse, mais aussi l’installation de l’allégorie

comme processus littéraire clef. Le festin se déroule dans le camp de l’Antéchrist à la veille

de l’affrontement avec les forces du Bien. Lors de ce repas, selon la tradition instaurée par

Raoul, sont dégustés des mets allégoriques. Huon de Méry investit ce premier canevas et,

sans manquer de mentionner sa source, développe toute une suite d’entremets s’ajoutant à

la liste déjà bien garnie du Songe. Comme pour la fontaine périlleuse, la surenchère se bâtit

à partir du modèle initial, pour ensuite montrer la maîtrise langagière de l’auteur :

Touz les mes Raol de Houdenc

Eümes, sanz fere rïot

Fors tant, c’un entremes i ot

D’une merveilleuse friture

128

Ibid., v. 193. 129

Ibid., v. 194-195. 130

Ibid., v. 201-202.

Page 38: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

32

De pechiez feiz contre nature,

Flatiz en la sause chartaine131

.

Après « toz les mes » que l’on retrouve chez Raoul, Huon accumule ensuite sa propre

version d’un banquet infernal. Sur la table, on retrouve une « merveilleuse friture de

pechiez », un « confit en soufre132

 », une bouteille de « honte133

 » et des « dragiée de toz les

vices134

 ». Les allégories mises de l’avant par ces plats sont Gourmandise, Ivresse, Excès et

Gloutonnerie. Il s’agit donc, tout comme avec l’épisode de la fontaine périlleuse, de

l’utilisation d’un motif connu pour le dépasser et l’adapter aux besoins du texte :

Once more, Huon has adapted his source to fit his own plan, for whereas Raoul’s vision of Hell ends

with its major scene, the internal banquet, the revelry of TA is used as part of the build-up to the actual

tournament itself which constitutes the body of the poem135

.

Par le biais de motifs connus des lecteurs, ces passages permettent d’illustrer la transition

vers la fiction allégorique et de mettre en place les prémices de l’affrontement allégorique.

Cet emprunt nous prouve à nouveau la méthode de Huon, car il déplace la finale du Songe

d’Enfer en début de texte non seulement afin de s’inscrire dans la tradition, mais également

pour montrer sa créativité poétique en dépassant le motif initial; ce qui lui permet ainsi en

intégrant cette scène dans la structure de l’utiliser comme élément transitoire vers

l’allégorie.

Le motif du banquet infernal est, en effet, utilisé par Huon pour baliser le début du

discours allégorique. Il s’agit du premier développement faisant intervenir un ensemble

d’éléments allégoriques, car jusqu’à maintenant, le seul indice permettant de discerner un

sens second au texte était l’apparition du personnage de Bras-de-Fer. Le banquet est le

premier élément qui confirme l’essence du texte par la mise en place de l’armée de

l’Antéchrist constituant les convives du repas. L’affrontement définitoire du texte

s’esquisse lorsque le narrateur pénètre dans la ville et observe le déploiement des forces

infernales. La présentation de la ville Désespérance où loge l’Antéchrist se fait par un

parallèle avec la ville opposée Espérance :

La vile a non Desesperance,

Ou Antecriz fu ostelez ;

131

Ibid., v. 413-412. 132

Ibid., v. 475 133

Ibid., v. 453. 134

Ibid., v. 434. 135

Keith Busby, art. cit., p. 511.

Page 39: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

33

La vile a non, qui est delez,

Esperance par son froit non136

.

L’antinomie des villes voisines est accentuée par leur proximité géographique donnant

l’impression de la mise en place des premières pièces d’un jeu d’échec. Une fois à

l’intérieur de Désespérance, le narrateur devient le témoin de l’effervescence précédant la

bataille à venir : « Escuiers i vi bien II. Mile/Queranz ostieus de rue en rue137

. »

Simultanément, « la prée » et les « vergiers138

 » des alentours sont envahis par les tentes des

combattants qui ne peuvent dormir dans la ville faute d’espace. Ce n’est toutefois qu’au

moment des réjouissances du soir que la nature allégorique du combat se confirme, car

c’est à cet instant que prennent place autour de la table les personnifications. Ainsi

s’assoient avec l’Antéchrist : Ivrece, Lechereie, Outrages et Glouternie139

. Il s’agit de la

première apparition de l’Antéchrist au côté de personnifications de vices, permettant ainsi

au lecteur de comprendre le caractère allégorique de l’affrontement du lendemain.

Ces deux exemples nous permettent de remarquer que Huon utilise un intertexte

riche, d’abord pour créer une relation avec ses lecteurs par le biais d’un horizon d’attente

partagé, mais aussi pour prouver son habileté d’écriture en renchérissant sur certains

éléments. Pour ce faire, Huon adapte les motifs arthuriens et les emprunts à Raoul

de Houdenc aux besoins de la psychomachie. La relation entre Huon de Méry et ses

mentors est à l’image de sa création : complexe et articulée par les oppositions. Cette

articulation par opposition est affichée et est encore plus profonde que la simple

revendication d’une double autorité vernaculaire : Le Tournoi de l’Antéchrist tient son

modèle d’affrontement de la tradition latine de la psychomachie. Ce modèle est utilisé

comme canevas pour le déroulement du tournoi entre les Vices et les Vertus. En ce sens, le

Tournoi ajoute une tension entre la revendication d’autorités vernaculaires et l’emprunt

d’une ancienne tradition littéraire en latin, qui est adaptée aux réalités de la société

médiévale par l’alliance du combat avec un motif militaire féodal. Dans l’idée de continuer

le portrait de l’architexte du Tournoi de l’Antéchrist, nous souhaitons donc explorer les

136

Huon de Méry, op. cit., v. 348-351. 137

Ibid., v. 359-360. 138

Ibid., v. 370-371. 139

Ibid., v. 428-463. On pourrait traduire ces noms en français moderne par : Ivresse, Gourmandise, Excès et

Gloutonnerie.

Page 40: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

34

textes s’inscrivant dans la tradition des tournois et voir les rapports qu’il est possible

d’établir entre ceux-ci et le texte à l’étude.

1.4. La tradition des tournois et batailles

Le Tournoi de l’Antéchrist se caractérise par sa forme inspirée de la Psychomachia

de Prudence. Ce dernier est considéré par les études modernes comme une figure

marquante de la littérature chrétienne. L’influence de l’œuvre antique s’est révélée durable,

et Strubel compare l’importance de la Psychomachia pour l’allégorie du combat entre vices

et vertus à celle de Guillaume de Lorris pour l’allégorie d’amour140

. À partir de cette

œuvre, un véritable engouement pour l’affrontement des Vices et des Vertus se perpétue à

travers la littérature médiévale, surtout aux XIIe et XIII

e siècles où l’on en retrouve aussi de

nombreuses représentations dans l’art chrétien141

. Ce modèle, non seulement la forme

narrative du récit, mais inscrit le texte dans une tradition qui sera le point de départ de notre

réflexion pour rendre compte de la dualité des influences et des intertextes évoqués.

En effet, le Tournoi se place sous le signe de la dualité de l’affrontement par un

titre qui fait écho à celui de psycho-machia, littéralement « âme » et « combat ». La

psychomachie renvoie à la lutte de l’âme pour son salut : cet affrontement s’effectue au

sein de l’âme et oppose des personnifications divisées entre Bien et Mal. Ce combat

s’inscrit dans une volonté d’introspection du narrateur chez lequel s’affrontent les

tentations externes et charnelles à la réflexion spirituelle. La psychomachie permet de

rendre tangible cet exercice en fournissant la possibilité au lecteur de se créer une référence

visuelle mentale concrétisant ainsi le processus par la représentation d’un combat. La

lecture de ce type de texte doit se faire avec en tête l’idée d’une réflexion morale et d’un

cheminement heuristique spirituel. C’est donc dans une optique didactique qu’il faut

interpréter les métaphores et personnifications qui y évoluent. Comme on l’a vu, dans le cas 140

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 111. 141

Jennifer O’Reilly, Studies in the Iconography of the Virtues and Vices in the Middle Age, London, Garland

Pub, 1988, p. 50. Un des motifs les plus souvent représentés est celui de l’affrontement entre Patentia et Ira

caractérisé par la figure de Patience en armes et armures qui, calmement, attend l’adversaire alors que Colère

dans son emportement s’empale d’elle-même. Cette image se répète comme un leitmotiv non seulement dans

les manuscrits, mais aussi dans les décorations sculptées présentes dans l’architecture des monuments

religieux en France. Ainsi, la mort d’Ira est illustrée sur le chapiteau d’une colonne dans le chœur de la

Cathédrale Notre-Dame du Port, sur un chapiteau de la basilique de Vézelay à Sainte-Madeleine et fait aussi

partie de la décoration de la Cathédrale Saint-Lazare d’Autun.

Page 41: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

35

de notre texte, la complexité due à la convocation de différentes traditions littéraires

nécessite la prise en compte de toutes ces influences comme indicateur de genre. Il est

important de considérer l’intégralité de ces éléments, puisque certains, comme l’emprunt de

passages descriptifs et de personnages emblématiques, sont intégrés au texte et brouillent la

généricité de ce dernier. Huon de Méry, en empruntant des motifs au roman courtois et au

roman allégorique dans un même poème, déjoue l’horizon d’attente des lecteurs, ce qui le

rend difficile à interpréter. Il a donc semblé opportun de brosser un tableau des textes de

type « tournoi », qui reposent sur l’opposition entre vices et vertus, permettant ainsi

d’établir un paradigme de référence sur lequel nous pourrons appuyer nos observations.

En ce sens, la forme d’affrontement que prend le cadre narratif du Tournoi de

l’Antéchrist peut aussi s’expliquer par le climat culturel dans lequel s’établit le texte. Le

combat incarne la « métaphore de la disputatio intérieure, où s’affrontent les tendances

opposées du cœur humain142

 ». Ce principe de dispute ajoute au texte un aspect didactique,

car comme l’indique Béatrice Périgot, il s’agit d’une méthode intellectuelle de recherche

qui s’exerce en commençant par l’énonciation d’une vérité par proposition, suivie d’une

réponse constituée d’arguments contraires : l’opponens143

. Le raisonnement par

confrontation est donc valorisé comme méthode de recherche de vérité144

. Dans ce contexte

favorable au raisonnement par affrontement, il n’est pas surprenant d’observer un intérêt

pour la production de textes construits autour du bellum intestinum, la guerre intestine où

s’affrontent le Bien et le Mal. Ce principe est repris par l’affrontement des vices et vertus

ayant pour enjeu le salut de l’humanité et celui de l’âme individuelle145

.

Engendrés dans ce même contexte, les textes de types « batailles » et « tournois »

reprennent ce raisonnement d’opposition où s’affrontent, cette fois, différentes idées, mais

toujours selon une polarisation positive et négative. L’exercice universitaire de la disputatio

entre en écho avec le genre littéraire qu’est la psychomachie, alors que le bellum intestinum

en est l’essence, ce qui pourrait donc expliquer l’affinité du sujet avec les textes prenant la

142

Laurence Gosserez, « La Psychomachie, poème baroque ? Esthétique et allégories », L’information

littéraire, 55 (2003), p. 36. 143

Béatrice Périgot, « Antécédences : de la disputatio médiévale au débat humaniste », Memini, 11 (2007),

p. 43-44. 144

Jacqueline Cerquiglini Toulet, « Construire le sens », art. cit., p. 176. 145

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 116.

Page 42: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

36

forme d’un tournoi. Le processus didactique du conflit jumelé à la recherche de vérité

morale constitue un terreau propice pour la production de textes fonctionnant poétiquement

et narrativement sur le principe du conflit.

Nous avons donc entrepris d’établir un ensemble d’œuvres pouvant s’apparenter au

Tournoi de l’Antéchrist. Pour ce faire, il a d’abord fallu effectuer un tri permettant de

déterminer les caractéristiques principales du Tournoi et sélectionner parmi celles-ci

quelques caractéristiques identitaires pour ensuite trouver d’autres œuvres les partageant.

L’objectif étant de mettre de l’avant des textes ayant comme principe structurant le conflit,

la première sélection s’est donc faite selon le critère formel du titre. Celui-ci devait inclure

la qualification de tournoi, ou utiliser un synonyme comme bataille. La consultation des

différentes bases de données et ouvrages bibliographiques de référence a permis la création

d’une liste de titres comportant ces qualificatifs146

et la sélection des textes par la mention

de tournoi ou de bataille dans les titres a ainsi permis d’élaborer une famille de textes qui

s’articule autour de la thématique de l’affrontement caractéristique du Tournoi de

l’Antéchrist.

L’élaboration d’une telle liste pose une série de problèmes méthodologiques. Le

premier résulte du fait de travailler avec des critères de différentes natures, les uns sont des

critères médiévaux et d’autres sont non médiévaux. Ainsi, le titre nous a semblé un bon

point de départ, car il est une donnée médiévale, à condition qu’il soit présent dans les

manuscrits originaux. Lors de la consultation des copies du Tournoi de l’Antéchrist, nous

avons pu confirmer, quand un titre était présent, qu’il s’agissait bien d’un titre original, que

ce soit de la part de l’auteur ou du copiste147

. Afin de perfectionner notre liste, nous avons

distingué les titres établis à partir de données médiévales des titres conventionnels attribués

146

Afin d’obtenir une représentation la plus complète possible du bassin de textes, plusieurs sources ont été

consultées. En ligne, les catalogues de la Base Jonas de l’IRHT et celui des Archives de littérature du Moyen

Âge (ARLIMA) ont permis de faire une première sélection de titres. L’obtention d’une description complète

des textes devait ensuite se faire par la consultation d’ouvrages comme le Dictionnaire des lettres françaises,

la base numérique Garnier, mais aussi, la référence aux catalogues des collections de Lettres gothiques, Droz

et Champion classiques. Nous avons aussi utilisé, le Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters

tome VI/1 et VI/2 pour les titres allégoriques. 147

Prenons l’exemple du manuscrit Paris, BNF, 25566, dans lequel se trouve la mention « explicit li

tornoiement antecrist » f. 207v. Que celle-ci ait déjà été inscrite par l’auteur dans ce manuscrit original ou

ajouté ensuite par un copiste, il reste que le texte a pu être connu sous ce nom au Moyen Âge.

Page 43: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

37

par un éditeur moderne148

. À partir de ces points, nous avons effectué un premier ratissage,

pour ensuite, après l’examen du contenu, éliminer les textes historiques et les traités

didactiques149

.

L’affinement du tri nous a ensuite permis d’entreprendre l’étude du contenu des

ouvrages afin d’observer des ressemblances et divergences. Nous avons poursuivi

l’opération de tri par des critères formels en choisissant ceux ayant un profil narratif

semblable, c’est-à-dire des récits qui utilisent des procédés allégoriques et qui suivent un

schéma narratif construit autour d’une dispute. La présence d’allégories en tant que

personnifications d’idées abstraites a semblé une caractéristique efficace pour trouver des

textes comparables. Toutefois, une distinction a dû être opérée afin de ne pas élargir le

corpus d’étude à des textes aux enjeux différents. C’est la combinaison des deux premiers

critères, le caractère narratif et la présence d’allégorie qui a permis d’éliminer de notre

corpus les textes de type « débat ». En effet, selon Armand Strubel, ce dernier est

incompatible avec l’allégorie, puisqu’il « place la lutte sur le plan de la parole : le seuil de

148

Ces distinctions ont été établies à partir d’éditions originales et traduites. Nous avons aussi consulté la base

de données d’Arlima lorsque l’information s’y trouvait. 149

Voici les titres qui étaient présents dans la liste initiale et qui ont été exclus : L’Arbre des batailles, La

Bataille des Trente, La Bataille Loquifer, Les Tournois de Chauvenci décrits par Jacques Brétex, La Bataille

d’Annezin. Chacun d’eux avait répondu à la première sélection qui consistait à répertorier les textes ayant

dans leur titre la désignation de bataille ou de tournoi. Toutefois, lors de l’observation du contenu, nous avons

constaté que ces textes ne correspondent pas entièrement au profil recherché. La principale cause de leur

retrait est leur caractère historique, certains sont des traités concernant le déroulement des tournois et

plusieurs relatent un affrontement historique. Dans ce cas, la composante allégorique est absente et le point de

comparaison avec le Tournoi de l’Antéchrist est perdu : cf. Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 134. Nous

avons aussi exclu Le Tournoiement des dames de Paris écrit aux alentours de 1270 par Pierre Gencien qui n’a

de ressemblance avec la psychomachie que l’affrontement puisqu’il s’agit d’un tournoi fictionnel où les

champions sont des femmes donnant ainsi l’occasion à l’auteur de vanter leur beauté. Ce type de tournoi

semble populaire de la fin du XIIe (ceux de Huon d’Oisy et de Richard de Semilly) jusqu’à la fin du

XIIIe siècle, et rassemble les caractéristiques suivantes : « le tournoi décrit est censé avoir lieu le long de la

Marne, non loin de Paris ; les combattantes appartiennent à l’aristocratie féodale […]. » Georges Grente [dir.] et al. Dictionnaire des lettres françaises : le Moyen Âge, ouvrage préparé par Robert Bossuat, Louis Pichard

et Guy Raynaud de Lage, éd. entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et

Michel Zink, 1992 [Fayard,1964], Paris, p. 1443. Dans le cas de la Bataille des vins d’Henri d’Andeli, cette

dernière verse dans la prosopopée plutôt que d’utiliser des procédés allégoriques (on reviendra plus loin sur ce

critère). On remarque que l’allégorie n’est pas exploitée dans ces textes et les visées ne sont ni morales ni

parodiques, ce qui laisse comme seule ressemblance avec Le Tournoi de l’Antéchrist la mention de tournoi

dans le titre et la narration d’un conflit. Ce sont donc les raisons pour lesquelles nous ne les avons pas

conservés.

Page 44: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

38

l’allégorie est souvent à peine franchi, car l’alternance des discours se réduit généralement

à la prosopopée150

 ».

Ainsi, La Bataille de Carseme et Charnage151

, texte anonyme daté du dernier quart

du XIIIe siècle, doit être considéré comme un débat plutôt que comme une réelle bataille. La

moralité de la victoire de Charnage sur Caresme s’explique par la critique ironique de la

société. Comme l’explique Strubel, « [l]a critique politique se réduit à quelques allusions, et

ce n’est pas l’essentiel dans ces textes où l’effet comique prime manifestement, mais elle

permet de donner sens à la victoire de Charnage sur son adversaire152

». Son caractère

distinctif n’est pas seulement le débat, comme le mentionne Tabard ; ses aspects comiques

et parodiques en font un objet unique par son utilisation du thème du carnaval. En effet,

l’affrontement entre la vie frugale de Caresme et l’abondance de Charnage provoque un

véritable carnaval de nourriture où s’affrontent les poissons contre les grâces volailles et

autres rôtis. Malgré son caractère plus près du Tournoi de l’Antéchrist, nous ne l’avons

donc pas conservé, sur ce critère formel qu’il repose sur un discours et non sur un récit.

Toutefois, parmi la sélection, nous avons aussi préservé des textes parodiques puisqu’ils

sont une variante intéressante du genre et témoignent de ses usages multiples, à condition

qu’ils remplissent les critères formels.

Nous sommes donc parvenue à une liste de quatre titres en commençant d’abord par

les textes titrés comme bataille, la Bataille d’Enfer et de Paradis153

, La Bataille des sept

arts154

, La Bataille des Vices contre les Vertus155

(aussi nommé Le Dit du mensonge), puis

le seul tournoi, Le Tournoiement d’Enfer156

. On remarque immédiatement que les textes

150

Armand Strubel, « Grant senefiance a »…,op. cit., p. 132. 151

Bataille de Caresme et de Charnage, édition critique avec introduction et glossaire par Grégoire Lozinski,

Paris, Honoré Champion, 1933, 218 pages. Aussi titré comme fabliau dans le manuscrit de la BNF 2168 : Li

faveliaus de Quaresme et de Carnage. 152

Laëtitia Tabard, « La construction allégorique de Caresme et la représentation de la faim dans les débats de

Caresme et Charnage (XIIIe

- XVe siècles) », Questes, revue pluridisciplinaire d’études médiévales, 12 (2007),

p. 68. 153

Alain Corbellari, La Voix des clercs. Littérature et savoir universitaire autour des dits du XIIIe siècle,

Genève, Droz (Publications romanes et françaises), 2005, p. 266-273. 154

Henri d’Andeli, Les Dits d’Henri d’Andeli, textes traduits et présentés par Alain Corbellari, Paris, Honoré

Champion, 2003, 227 pages. 155

Rutebeuf, « La bataille des vices contre les vertus », dans Œuvres complètes, éd. Michel Zink, Garnier,

2001, p. 217-232. 156

Arthur Langfors, « Le Tournoiement d’Enfer, poème allégorique et satirique tiré du manuscrit

français 1807 de la Bibliothèque Nationale », Romania, t. 44, no 175-176 (1916), p. 511-558.

Page 45: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

39

sous l’appellation « bataille » sont beaucoup plus nombreux ; en considérant aussi des titres

comportant ce lexème synonyme, nous avons pu élargir le corpus comparatif

avantageusement. En effet, ces oeuvres sont, comme le Tournoi de l’Antéchrist, des

allégories à visées didactiques. C’est donc dans cette série que s’inscrit le texte de Huon de

Méry. Malgré ces points communs formels, aucun ouvrage ne semble partager à la fois les

trois grandes influences de Huon : Chrétien, Raoul et Prudence. Toutefois, trois principaux

points comparatifs permettent d’observer une convergence entre les textes : la structure

narrative, la nature des allégories et la portée didactique. Ces points formeront le plan initial

de notre analyse.

Afin de mieux saisir ce petit corpus, nous pouvons établir un bref portrait de

chacune des œuvres. Notons, d’abord, la ressemblance avec Le Tournoiement d’Enfer

d’auteur inconnu et daté du premier quart du XIVe siècle

157, qui est très semblable au

Tournoi de l’Antéchrist, car il présente l’affrontement entre les chevaliers d’Enfer et ceux

du Paradis. Toutefois, parmi son cortège vertueux sont incluses des figures bibliques,

apôtres et saints, contrairement au Tournoi de l’Antéchrist qui convoque plutôt une

chevalerie céleste. Le texte suivant est La Bataille d’Enfer et de Paradis anonyme, dont la

datation est estimée à 1230, qui prend la forme d’un affrontement psychomachique

opposant les champions d’Enfer à ceux de Paradis158

. Les personnifications de Paradis sont

jumelées à la ville de Paris ainsi qu’à ses alliés, alors qu’Enfer est associé à la ville d’Arras,

Reims, Amiens et Saint-Omer. Le second texte exploitant la parodie est celui d’Henri

d’Andeli, La Bataille des sept arts, composé entre 1236-1250, qui met en scène un

affrontement sur « les mérites respectifs de la dialectique et de l’étude des auteurs latins.

[…] Grammaire, aidée par les classiques, s’engage dans un combat contre Logique qui, de

son côté est soutenu par Droit, Médecin et Théologie159

. » Aux côtés de ces arts se

retrouvent divers philosophes et auteurs, chacun s’affronte avec, en guise d’arme, les

verbes et outils associés à chaque science160

. Le texte constitue une métaphore de la

querelle entre les écoles de Paris et d’Orléans161

. Le dernier texte est celui de Rutebeuf, qui

157

Ibid., p. 513. 158

Georges Grente et al. [dir.], Dictionnaire…, op. cit., p. 128. 159

Ibid., p. 668. 160

Catalina Girbea, Armes et jeux militaires dans l’imaginaire XIIe - XV

e siècles, Paris, Garnier, 2016, p. 30.

161 Armand Strubel, « Grant senefiance a », op. cit., p. 132.

Page 46: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

40

présente La Bataille des vices contre les vertus aussi connue comme Le Dit du mensonge.

Ce texte est une critique sociale à peine voilée prenant la forme d’une confrontation entre

vices et vertus, chaque parti étant associé à un comportement de l’élite religieuse. Ce bref

tableau des textes nous permet d’observer que le canevas de la psychomachie favorise une

grande flexibilité quant aux figures convoquées.

À ce sujet, bien que chaque texte s’inspire du modèle de Prudence, certains

digressent plus du sujet initial que d’autres. En ce sens, Le Tournoi d’Enfer conserve

l’enchaînement de la psychomachie et le narrateur spectateur assiste à l’affrontement rangé

des chevaliers d’Enfer et de Paradis. Les personnifications sont introduites par une

description héraldique de leurs écus. De manière similaire au Tournoi de l’Antéchrist, le

comportement des vices et vertus pendant le déroulement de la bataille s’accorde à leur

nom. Il s’agit du texte de notre liste qui préserve le plus fidèlement les caractéristiques de la

psychomachie. Les batailles, quant à elles, font preuve d’une plus grande diversité. La

Bataille des sept arts utilise l’allégorie et détourne la psychomachie pour illustrer la

querelle intellectuelle entre les écoles de Paris et d’Orléans162

. Les combattants s’opposent

dans une joute verbale où armes et projectiles sont composés de différentes théories et

outils caractéristiques des disciplines. L’effet burlesque prend le dessus, bien que

l’organisation du texte soit celle de la psychomachie dans ses descriptions de

personnifications et l’ordre du récit. Derrière une narration suivant le modèle initial de

Prudence, La Bataille des Vices contre les Vertus se trouve être une critique sociale qui

teinte fortement le texte d’ironie, dénonçant de ce fait l’hypocrisie et le mensonge des

religieux dont l’auteur révèle l’appétit pour les richesses : « Li Frere pueent bien

asoudre/C’escommeniez at que soudre163

. » Le texte exploite l’inversion ironique pour

dénoncer la communauté des Frères mineurs et Frères prêcheurs. L’affrontement entre les

allégories de vices et de vertus est préservé bien qu’il ne s’agisse que de brèves mentions

expéditives : comme chez Prudence, Chasteté vainc Luxure et Largesse a le dessus sur

Avarice. La structure narrative de la psychomachie est donc ainsi préservée, bien qu’elle ne

soit pour Rutebeuf que l’outil de sa critique sociale. Le dernier texte à observer est

certainement celui situé le plus en périphérie du canevas de départ. En effet, l’enjeu de La

162

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 132. 163

Rutebeuf, La Bataille…, op. cit., v. 95-96.

Page 47: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

41

Bataille d’Enfer et de Paradis est politique, ce sont les villes qui s’affrontent et leurs

caractéristiques se retrouvent peintes sur leurs écus. La polémique incarnée par le texte est

contemporaine à son auteur et pourrait être une allusion à la « coalition des féodalités du

Nord liguées contre la France de Philippe Auguste164

 ». Ici, on ne conserve de Prudence que

le principe d’affrontement par personnification.

Ces observations nous font comprendre que les auteurs empruntent la structure de la

psychomachie et l’adaptent de diverses manières en changeant la nature des allégories, le

ton utilisé ou encore la nature du conflit. Du fait de ces modifications, chacun de ces textes

a une senefiance propre et la portée didactique s’en trouve modifiée. On sait que pour Le

Tournoi de l’Antéchrist le message moral est comparable à celui de la psychomachie

antique, visant à inciter l’âme à se tourner vers les vertus. Il en va de même pour le

Tournoiement d’Enfer, car il préserve les traits principaux retrouvés chez Prudence et

présente une victoire morale au sein de l’âme du narrateur. Pour La Bataille des Vices

contre les Vertus, bien que la critique ironique soit omniprésente, il s’agit aussi de la même

portée didactique. Malgré le fait que la morale ne soit pas intériorisée par le narrateur

comme c’est le cas pour les tournois, elle apprend au chrétien à cibler les excès parmi les

communautés religieuses qui l’entourent et prône la victoire des vertus sur les vices. La

Bataille des sept arts et La Bataille d’Enfer et de Paradis, bien que versant dans le

parodique et le burlesque165

, possèdent aussi une portée didactique. Toutefois, cette

dernière n’est pas de même nature que celle de la psychomachie. En effet, bien que les

camps soient divisés entre Bien et Mal, ils n’ont pas pour senefiance un message moral

interne. Pour le texte d’Henri d’Andeli il s’agit de la prévalence d’un modèle intellectuel et

pour La Bataille d’Enfer et de Paradis d’un enjeu politique, révélant dans les deux cas une

dimension polémique plus que morale.

164

Ibid., p.167. 165

Les termes de parodie et burlesque sont utilisés au sens technique. Nous entendons par parodie une

réécriture du texte en tant qu’ « imitation d’un modèle détourné de son sens initial » et pas nécessairement

comique. Paul Aron [dir.] et al., Le dictionnaire du littéraire, ouvrage préparé par Marie-Andrée Beaudet,

Jean-Pierre Bertrand, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, et al., Paris, Presses Universitaire de France, 2010

[2002], p.550. Dans le cas de burlesque, il s’agit de la manière comique utilisant un style « bas » pour évoquer

un sujet sérieux « haut ». Ibid., p.85.

Page 48: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

42

Le rapprochement de ces textes, dont les dates de composition s’étirent sur près

d’un siècle, s’explique par une structure narrative marquée par le modèle de la

psychomachia de Prudence. Il s’agit, effectivement, du motif récurrent pouvant expliquer la

popularité et la multiplicité des textes de type tournoi et bataille au Moyen Âge166

. Cet

engouement pourrait s’expliquer par le fait que le modèle de Prudence se modifie aisément

pour correspondre aux réalités médiévales. En ce sens, le tournoi est une adaptation

courtoise par l’addition d’un contexte de chevalerie médiévale167

. Il se distingue ici de la

bataille, car il se déroule dans des conditions particulières. Ce n’est pas une mêlée, mais

bien un exercice qui se « caractérise techniquement comme un combat à la lance, utilisé

pour désarçonner, et limité à cela168

 ». Comme l’expose Catalina Girbea dans l’ouvrage

Armes et jeux militaires dans l’imaginaire169

, l’imaginaire du tournoi « imite la guerre,

mais s’en détache totalement170

 ». Il s’agit plutôt de « jeux [qui] sont associés à l’énergie

vitale et non à la morbidité171

 ». En ce sens, les tournois sont des événements de

communauté « préparés et codés172

 » à l’avance dans un intérêt ludique. Cet événement

exerce plusieurs fonctions sociales comme la sacralisation du chevalier, la création d’un

spectacle exutoire de violence en temps de paix, mais il ne constitue pas le cadre de

meurtre173

.

Ainsi, dans les textes observés, on retrouve des exemples qui s’inspirent de ces

pratiques guerrières. Le Tournoi de l’Antéchrist problématise ce rapport au tournoi, car il

est jumelé à la lutte perpétuelle entre les vices et les vertus. Le texte prend la forme de

l’affrontement ritualisé, ce qui, grâce à sa dimension de jeu, favorise une théâtralisation des

messages moraux par l’utilisation de l’allégorie. La victoire des vertus ne se fait pas par

l’annihilation du clan opposé ce qui perpétue ainsi la rivalité. Le fait qu’il n’y ait pas de

véritable finalité ne fait que repousser le prochain affrontement, contribuant ainsi à

ritualiser l’éternel combat entre le bien et le mal. 166

Jaqueline Cerquiglini-Toulet, La Littérature française…, op. cit., p.176. 167

Armand Strubel, op. cit., p. 132. 168

Dominique Barthélémy, « Les origines du tournoi chevaleresque », dans François Bougard, Régine le Jan

et Thomas Lienhard [dir.], Agôn la compétition, Ve-XII

e siècle, Brepols, 2012, p. 115.

169 Catalina Girbea, Armes…, op. cit.

170 Ibid., p. 13.

171 Ibid., p. 17.

172 Dominique Barthélemy, « L’Église et les premiers tournois », dans Martin Aurell et Catalina Girbea [dir.],

Chevalerie et christianisme aux XIIe et XIII

e siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 139.

173 Catalina Girbea, Armes…., op. cit., p. 12.

Page 49: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

43

L’établissement de la liste et la comparaison des textes ont permis d’établir des

caractéristiques communes avec le Tournoi de l’Antéchrist. Ce détour par les textes plus ou

moins contemporains aide à brosser un meilleur portrait de sa généricité. Par la mise en

relation de ces différents textes, nous avons désormais en tête une organisation sur laquelle

nous fonder et à laquelle nous référer lors de l’exploration plus élaborée de la question du

genre et l’emprunt aux différents héritages littéraires.

1.5. Le dit, clef du rhapsodisme du Tournoi de l’Antéchrist

À l’image de l’ensemble des textes de type tournoi et bataille, la richesse du

Tournoi de l’Antéchrist consiste en son habileté à convoquer différentes traditions dans

l’intention de transmettre un message moral. Toutefois, il s’agit aussi de la raison pour

laquelle il est difficile d’établir la généricité du Tournoi. Huon nous donne une piste de

réponse dès les premiers vers : « Mon cuer de dire aucun bel dit174

 ». Ce terme de dit

pourrait résoudre, en partie, le problème de généricité du texte, parce que sa définition

semble avoir suffisamment de souplesse pour intégrer le rhapsodisme du Tournoi, et

semble même appeler ce rhapsodisme.

D’un point de vue contextuel, nous avons remarqué que de nombreux textes

présents dans les manuscrits où se trouve le Tournoi s’intitulent aussi « dit »175

, ce qui laisse

penser qu’au moment de la constitution des manuscrits une affinité a été perçue entre ces

textes. Il pourrait donc s’agir de la référence appropriée au texte de Huon, car ses balises

sont suffisamment larges pour intégrer les particularités de l’œuvre. Il est toujours difficile

de manipuler nettement cette appellation, car si le dit peut être considéré comme un genre,

ses frontières sont floues : « aucun caractère formel ou thématique particulier ne paraît a

priori le définir bien nettement176

». Jacqueline Cerquiglini-Toulet a toutefois établi trois

critères permettant de distinguer le dit des autres genres littéraires : « a. Le dit joue avec la

discontinuité. b. Le dit relève d’une énonciation en je (je qu’il représente dans le texte) et

d’un temps : le présent, même s’il peut enchâsser un récit au passé. c. Ce je est celui du

174

Huon de Méry, op. cit., v. 7. 175

Prenons l’exemple du manuscrit BNF, fr. 25566., dans lequel Le Tournoi de l’Antéchrist a pour

compagnons : Li dis du vrai anel, Li dis de le brebis desreubee ou encore Li dis du faucon. 176

Georges Grente et al. [dir.], Dictionnaire…, op. cit., p. 385.

Page 50: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

44

clerc-écrivain. Le dit enseigne177

. » Le Tournoi correspond certainement aux deux derniers

critères puisque la narration du récit biographique est faite au je et qu’il s’agit d’un poème

avec une morale de conversion, ce qui teinte le discours de didactisme. Si l’on revient au

premier critère, celui de l’hétérogénéité, le rhapsodisme générique prend une lumière

nouvelle, qui permet de classer le Tournoi dans le genre du dit.

Au cours de ce précédent chapitre, nous avons pu observer l’incroyable capacité de

Huon de Méry à convoquer au sein du même univers allégorique des traditions différentes,

qu’il s’agisse de la matière arthurienne, et plus particulièrement celle de Chrétien de

Troyes, de Raoul de Houdenc ou de la psychomachie de Prudence. Ce tour de force n’est

pas sans soulever la question du genre, ce que nous avons élucidé par le biais de la théorie

de Moran et Schaeffer, qui nous ont permis de mettre en évidence la relation entre la

tradition antérieure dans laquelle s’inscrit le texte. Somme toute, nous avons dressé un

tableau de la généricité « comme élément de la production des œuvres178

 » en situant Le

Tournoi de l’Antéchrist parmi les références littéraires de l’auteur et celles des lecteurs.

Nous avons ainsi mis de l’avant le discours ambivalent de Huon, entre confrontation et

admiration, au sujet des autorités littéraires. L’usage du matériel romanesque et merveilleux

de Chrétien de Troyes et des allégories de Raoul de Houdenc a été approfondi afin d’en

comprendre les motifs d’utilisation. Le questionnement s’est ensuite poursuivi en abordant

la notion d’architexte de Benjamin Bouchard qui permet d’analyser en détail dans quelle

tradition le Tournoi s’inscrit. Nous avons donc comparé Le Tournoi de l’Antéchrist avec

une liste de quatre textes dont la sélection était effectuée à partir du titre, de la forme (en

particulier le mode narratif) et du contenu. La mise en relation de ces textes nous a permis

de remarquer qu’il a bien existé un sous-genre fonctionnel, basé sur la structure narrative de

l’affrontement propre à la psychomachie, avec une visée didactique, et que cette dernière

est portée par l’allégorie. Dans le cas de Huon de Méry, la structure de l’affrontement se lit

donc à plusieurs niveaux qui permettent de comprendre le fonctionnement générique du

texte : elle se traduit par le rhapsodisme générique, la rivalité des autorités, mais également 177

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Le clerc et l’écriture : le Voir dit de Guillaume de Machaut et la définition

du dit », dans Hans Ulrich Gumbrecht [dir.], Literatur in der Gesellschaft des Spätmittelalters, Heidelberg,

(Hiver 1980), p. 151-168. 178

Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 149.

Page 51: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

45

la tension créée par le désir de dépasser et d’affronter les autorités littéraires. Le récit lui-

même est affrontement, par sa forme de psychomachie, puisqu’il met en scène le bellum

intestinum et produit un sens second par la confrontation de ces allégories.

Page 52: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

46

DEUXIÈME CHAPITRE

Le binarisme et la construction du sens

2.1. L’articulation double des allégories comme stratégie pédagogique

Les observations du précédent chapitre soulignent la relation structurelle qu’occupe

le principe d’affrontement dans Le Tournoi de l’Antéchrist. Huon de Méry va justement

exploiter la tension entre les vices et les vertus pour mettre de l’avant une polarisation

positive et négative qui va lui servir de base pour développer des stratégies didactiques. La

volonté de l’auteur de convaincre l’auditoire provient de son désir d’éveiller les

consciences à une meilleure conduite chrétienne, à refuser le vice et tourner les âmes vers

Dieu. En effet, nous verrons dans cette analyse que des efforts rhétoriques parsèment le

texte et qu’ils reposent en majeure partie sur l’utilisation de l’allégorie. Pour ce faire, Huon

élabore un système où la senefiance allégorique délivre son message moral grâce à des

mécanismes reposant encore une fois sur des analogies et contrastes. L’utilisation de

l’allégorie comme vecteur de vérité est un principe à la base de la compréhension de Dieu

pour l’École de Chartres selon laquelle « la démarche poétique [est] elle-même une

appréhension voilée de la vérité définitive de Dieu179

». Comme l’explique Michel Zink, la

poésie camoufle une vérité naturelle « caché[e], protégé[e], mais aussi embelli[e], et [dont

l’] enseignement [est] rendu plus frappant d’être contourné et dissimulé. […] Cette vérité ne

peut être atteinte sans la ‟ narration fabuleuse” de la poésie180

». Ce principe permet à Huon

d’attribuer une valeur d’enseignement à sa poésie et d’organiser un discours permettant de

reconnaître et de mémoriser le message religieux par le biais de l’allégorie.

Par cette écriture, le texte de Huon de Méry favorise une interprétation sur plusieurs

plans grâce à l’utilisation de différents procédés qui mettent en scène un double sens.

Strubel explique la façon d’élucider ces mécanismes :

179

Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 97. 180

Ibid., p. 96.

Page 53: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

47

Le double sens mis en œuvre par l’allégorie repose sur une déduction qui va de la « surface » de

la lettre à la « profondeur » du sens grâce à des réseaux d’analogies. La transposition s’effectue

par l’identité des prédicats, exprimée par des comparaisons explicites ou sous-entendues181

.

Au cours de notre analyse, nous observerons que Huon de Méry exploite ce réseau

d’analogies de manière à construire une hiérarchie morale au sein des armées. En ce sens,

nous avons pu observer que l’intertexte du Tournoi de l’Antéchrist foisonne de références

externes qui révèlent un enchevêtrement d’indices menant à une vérité cachée :

Le double sens allégorique ne se réduit pas à une voluntas sémantique. Il découle d’un traitement

original de l’analogie. La substitution d’un texte à un autre, le déchiffrement des similitudes sont

imposés par l’organisation même du récit, qui comporte des indices internes ou externes de sa

double nature182

.

C’est par le biais de ces stratégies que, dans ce deuxième chapitre, nous essaierons de

traduire les rapports doubles qui sont mimétiques de la constitution de l’homme, comme le

souligne Guerreau-Jalabert, et caractérisent le Moyen Âge. Un tout autre rapport binaire

que celui du premier chapitre sera donc abordé en élargissant le cadre d’observation au-delà

de l’affrontement retrouvé dans la structure du texte.

Notre réflexion débute avec la pensée médiévale pour laquelle l’idée d’une fracture

entre Bien et Mal façonne le quotidien et les cadres de pensée. En effet, la pensée

médiévale est transcendée par cette conception binaire183

allant jusqu’à former une

véritable pensée du double où prennent racine les principes utilisés dans l’écriture de Huon

de Méry. Les travaux d’Anita Guerreau-Jalabert, au sujet de l’essence de l’homme,

montrent qu’elle est considérée à l’époque médiévale comme une « matrice d’analogie

générale184

 ». Dans ces circonstances, la binarité à la base de la constitution de l’homme

permet, par analogie, de comprendre le rôle de cette forme de pensée dans Le Tournoi de

l’Antéchrist.

La prépondérance d’une pensée du double n’est pas singulière au Moyen Âge

chrétien, et celui-ci puise son enseignement dans la tradition platonicienne qui influence la

181

Ibid., p. 14. 182

Ibid., p. 16. 183

Il faut noter que ce binarisme n’est pas entièrement étanche et appréhender ce principe avec nuance

comme l’illustre Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans l’article « Penser la littérature médiévale : par-delà le

binarisme », French Studies, 64, 2010, p.1-12. 184

Anita Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval… », art. cit., p. 457.

Page 54: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

48

théologie chrétienne185

. On y retrouve en effet l’idée d’un « dualisme bienveillant » entre le

corps et l’âme186

. La théologie chrétienne des XIIe et XIII

e siècles reprend cette idée, en

portant l’accent sur l’articulation de la relation entre l’âme et le corps qui serait à la base de

la constitution de l’être humain. Cette forme de pensée prendrait racine dans la conception

de l’Homme, alors considéré comme la conjonction entre une âme immortelle, spirituelle,

et un corps de chair. Les scolastiques des XIIe et XIII

e siècles, dont l’auteur majeur Thomas

d’Aquin, s’accordent à ce sujet, et désignent ce schéma selon plusieurs combinaisons :

anima/corpus ou spiritus/caro187

. Le spiritus et la caro forment de manière harmonieuse et

binaire l’être humain. Caro signifie la « partie du corps des êtres vivants188

 », le mot

désigne donc l’enveloppe corporelle de l’âme et devient synonyme du corps en entier.

Spiritus, qui désigne « l’air », la « respiration » et le « souffle vital », devient synonyme de

l’esprit de l’homme189

. Anita Guerreau-Jalabert remarque que cette combinaison de

substances caractérise la pensée médiévale. La chair est sous la direction du spiritus, dont

l’origine spirituelle justifie le rapport de supériorité vis-à-vis du corps. En effet, selon la

théorie créationniste de saint Jérôme, « chaque âme est créée par Dieu au moment de la

conception de l’enfant et aussitôt infusée dans l’embryon190

 », ce qui lui conférerait une

place privilégiée en raison de sa proximité avec le sacré.

Le rapport entre l’âme et le corps se définit donc comme « […] un système où deux

éléments sont pensés simultanément comme distincts, complémentaires et unis en une

hiérarchie harmonieuse […]191

 ». Une logique similaire s’applique à la relation entre les

vices et les vertus du Tournoi, les vices se trouvant généralement du côté des excès du

corps, tandis que les vertus se trouvent du côté de l’âme. Parmi les personnifications de

185

Annie Larivée, « L’âme pédagogue du corps…», art. cit., p. 323. Le Timée renverse le rapport originel

présenté par Socrate dans le Charmide, stipulant que l’âme est la « source » des maux et des biens, incluant

ceux du corps. Alors que dans la Timée, Platon présente l’inverse sous forme de « déterminisme biologique »

en plaçant le corps à la tête des causes des « maladies corporelles et psychiques ». On retrouve l’idée selon

laquelle les humains sont formés de deux substances, corps et âme, il s’agit de la conception qui prévaudra

dans la scolastique du Moyen Âge et qui inculpe graduellement le corps de l’origine des maux, de par son

association au monde physique. 186

Jérôme Baschet, La Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion,

2006, 865, p. 582. 187

Anita Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XIIe-XIII

e

siècles), Genève, Droz, 1992, p. 5. 188

Ibid., p. 4. 189

Ibid. 190

Jérôme Bachet, op. cit., p. 586. 191

Anita Guerreau-Jalabert, Index…, op. cit., p. 6.

Page 55: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

49

l’armée infernale, on retrouve Excès et Gloutonnerie qui incarnent des péchés reliés à la

chair, et Avarice une « manifestation de l’amour excessif des biens matériels, que l’Église

oppose au désir des biens spirituels192

», alors que le cortège divin célèbre les vertus

chrétiennes comme la Force morale, la Raison, la Charité et la Confession qui sont les

fondements d’une bonne pratique spirituelle. Ainsi, bien que la concurrence entre les deux

camps soit nettement moins harmonieuse, la hiérarchie octroyant la supériorité des vertus

relevant du spiritus sur les vices de la chair vient souligner le principe fondamental de

valorisation de l’esprit vis-à-vis du corps. Ce rapport de force est un prétexte pour illustrer

le combat du narrateur pour son salut, lequel peut seulement être acquis par l’écoute du

spiritus en harmonie avec les vertus chrétiennes. Le bellum intestinum au sein du narrateur

remet en question cet ordre primaire, puisque les vices associés à la chair se soulèvent

contre les vertus. Le message moral du narrateur est donc essentiel, car il réitère

l’importance de la suprématie du spirituel sur le charnel et, par extension, favorise l’ordre

sur lequel repose la société du Moyen Âge.

Anita Guerreau-Jalabert fait observer qu’en effet, la structure de la société

médiévale est un mimétisme de la conception binaire de l’homme. Un schéma similaire à la

relation entre spiritus et caro est reproduit dans les relations entre l’Église et les laïcs :

« […] L’unité de l’homme est une façon de penser et de dire l’unité de l’ecclesia, c’est-à-

dire de la société193

. » Les clercs incarnent le spiritus, par leur vœu de chasteté ; ils ont

renoncé à l’influence de caro pour se vouer uniquement au travail spirituel. Les laïcs font

figure de corps pour la société, car ils se reproduisent au sein du mariage et qu’ils subissent

leurs passions :

Dans la société médiévale, il est par conséquent impossible d’analyser la relation

spirituelle/corporelle sans voir qu’elle est l’image de la distinction entre les clercs et les laïcs :

Hugues de Saint-Victor justifie explicitement la supériorité des clercs sur les laïcs par celle de

l’âme sur le corps  (la dualité de l’âme et du corps, homologue à celle de l’homme et de la

femme, légitime également le rapport social de domination entre les sexes […])194

.

Baschet illustre ici l’omniprésence du principe binaire dans la société médiévale, puisqu’il

structure le rapport entre laïcs et clercs, mais s’étend aussi dans les sphères privées en

régissant les relations entre hommes et femmes. L’aventure de Huon transcrit ce principe,

192

Jérôme Baschet, op. cit., p. 537. 193

Anita Guerreau-Jalabert, Index…, op. cit., p. 6. 194

Jérôme Baschet, op. cit., p. 599.

Page 56: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

50

puisqu’au départ du texte, le narrateur est un laïc engagé au sein de l’armée française et

après avoir assisté au combat entre les vices et les vertus, il s’engage chez les Bénédictins

de Saint-Germain-des-Prés et termine donc l’aventure en tant que clerc.

Le rapport binaire entre charnel et spirituel expliqué par Guerreau-Jalabert rejoint

aussi l’analogie des allégories s’appuyant sur ce principe afin de créer une tension entre les

vices et les vertus. Cette tension est porteuse de sens puisqu’elle sous-tend le rapport de

supériorité de l’armée divine sur celle de l’Antéchrist. Cette forme de pensée double se

transpose dans l’écriture de Huon de Méry autant dans l’articulation globale des allégories

que dans les relations et les représentations des personnifications. L’affrontement sous

forme de duel entre deux armées et les descriptions antinomiques de ces dernières révèlent

certains des procédés binaires mis en place par Huon. L’auteur utilise ces différents

éléments allégoriques pour construire son discours rhétorique.

Suivant cette idée, notre analyse approfondira l’utilité pédagogique de l’articulation

binaire des allégories soutenant le message moral et religieux de l’auteur. Pour ce faire,

nous observerons en premier lieu les moyens descriptifs utilisés pour identifier et incarner

la personnalité des personnifications. Les descriptions héraldiques abondamment utilisées

par Huon seront examinées afin d’en extraire le sens second. Ces premières observations

nous mèneront ensuite vers un tableau plus global du traitement esthétique et descriptif des

armées. Cela nous permettra de remarquer l’aspect théâtral de la mise en scène facilitant,

par son caractère ludique, la rétention de l’information chez le lecteur.

Après ces premières remarques, nous nous attarderons sur le fonctionnement interne

des armées, c’est-à-dire les relations entre les personnifications, la constitution des

différents détachements, ainsi que les comportements des adversaires lors de

l’affrontement. L’investigation de ces points nous permettra de voir la transposition de la

polarisation entre bien et mal sur le schéma des armées et aussi de noter les relations

sociales entre différents membres d’un même camp.

Finalement, les derniers relevés concerneront l’après-combat, et plus précisément la

construction du sens moral entourant l’armée victorieuse. Nous remarquerons que le rôle

Page 57: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

51

stratégique des archanges et l’utilisation du miracle augmentent la portée du message

religieux à visée pédagogique s’articulant par analogies et oppositions.

Page 58: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

52

2.1.1. Regard sur les personnifications : la senefiance créée par la tension des contrastes et

des analogies

Afin de matérialiser les allégories, Huon instaure un réseau de personnifications

constituant les principaux participants au tournoi. Les personnifications permettent à

l’auteur de transmettre un sens second, mais pour ce faire, il est impératif de mettre en

place des éléments métaphoriques qui compléteront leur signification :

En dehors de son rôle dans la représentation, comme partie de l’image, la personnification a dans

l’écriture allégorique une fonction primordiale, comme relais de la senefiance. […] La

personnification est une expression condensée de la technique allégorique à la condition qu’elle

dispose d’un substrat métaphorique (apparence ou action). Les noms des figures constituent les

repères idéologiques du texte, et sont le support idéal d’une senefiance didactique par leurs

discours195

.

Le premier support des personnifications est l’élargissement du réseau social dans lequel

elles évoluent. Ainsi, Huon mêle aux personnifications bien d’autres protagonistes et fait

appel aux divinités antiques, aux chevaliers de l’univers arthurien et à des groupes de

contemporains. Brigandage « Ou meine routiers et Picarz 196

» a pour mercenaires des

Picards, et la description d’Hérésie l’associe aux Cathares197

: « Ereisie ot escu trop cointe,

C'uns Popelicans ot portret198

. » L’association entre des groupes sociaux et les

personnifications de vices est une critique directe du comportement de certains membres de

la société et ajoute une dimension polémique. Il s’agit ainsi d’une technique pour étayer

l’essence des personnifications par leur association à des groupes aux comportements

répréhensibles : « Le rapport à la réalité est satirique dans ce cas, masquant le jeu de la

figure (la suite des combattants est une détermination métonymique, substitut de

description emblématique)199

. » La convocation d’acteurs contemporains dans l’armée de

l’Antéchrist sert donc deux utilités complémentaires.

L’exploitation de la métonymie ne se fait pas uniquement par le biais des

combattants entourant les personnifications. Les descriptions emblématiques permettent

195

Armand Strubel, La Rose …, op. cit., p. 75. 196

Huon de Méry, op. cit., v. 955. 197

Jean Duvernoy, Le Catharisme. La religion des Cathares, Toulouse, Privat, 1979, p. 307-308.

« Popelicans (du latin populicani) est un nom donné couramment aux hérétiques, surtout cathares. » 198

Huon de Méry, op. cit., v. 878-879. 199

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 72.

Page 59: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

53

une association de sens entre les personnifications et leurs équipements, ce qu’explique

Armand Strubel en explorant les relations entre l’image de l’objet et le sens de l’allégorie :

L’allégorie énumérative aligne des séries d’équivalences entre les parties d’un objet et des

notions liées par affinité, complémentarité ou hiérarchie. Image et sens sont donnés dans une

même expression […]. Par ce biais, le commentaire continu peut renforcer tout passage descriptif

et s’associer à la glose implicite, comme cela arrive souvent dans la Psychomania (armes et

armures)200

.

Ce principe n’est pas étranger à Huon, il utilise aussi l’union entre la réalité physique de

l’armure et un système de concepts afin de créer une image incarnant les caractéristiques du

chevalier201

.

La description héraldique occupe, en effet, une large part du texte et contribue à la

construction des personnifications et à la senefiance leur étant associée. L’emblème joue

donc un rôle majeur dans la stratégie allégorique du Tournoi de l’Antéchrist. Les techniques

utilisées par Huon de Méry reposent sur un choix d’analogies et d’oppositions mises en

relation par des procédés comme la métaphore filée et la comparaison. Strubel souligne une

des méthodes les plus efficientes :

L’expression la plus répandue est la réunion de deux substantifs, l’un concret et l’autre

« abstrait », par la particule « de », parfois renforcée par des participes ou adjectifs plus précis

(« pourtrait de », « losengié de ») qui apportent la richesse lexicale de l’armement, de

l’héraldique, de l’habillement202

.

Conformément à cette technique, nous avons remarqué que Huon utilisait à diverses

reprises la préposition « de » afin de mettre en relation deux éléments ayant une nature

différente. Les descriptions des armures, surtout des écus, utilisent cette formule : Trahison

porte « une targe avoit losengiée/De faus semblans et de faus ris203

 », chez Mensonge, il

s’agit d’un « Losengié de fauses noveles204

 », sans oublier l’écu de Flagornerie sur lequel

est broché un « label de lobes205

 » ou encore celui d’Hérésie décoré « De fause

interpretacïon206

 ». Ce rapprochement permet de consolider les personnifications en les

associant à des concepts censés représenter leur trait de caractère. Il s’agit d’un attribut qui

200

Ibid., p. 24-25. 201

À ce sujet, nous renvoyons à l’article de Max Prinet « Le langage héraldique dans le Tournoiement

Antéchrist », op. cit. 202

Ibid., p. 56-57. 203

Huon de Méry, op. cit., v. 814-815. 204

Ibid., v. 839. 205

Ibid., v. 852. 206

Ibid., v. 881.

Page 60: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

54

« reproduit emblématiquement la notion207

 » à laquelle il est associé, provoquant un effet de

redondance et créant un « réseau métaphorique208

 » permettant de la reconnaître aisément.

Pour associer une signification entre la représentation visuelle de l’écu et les

caractéristiques de son porteur, Huon fait appel à la symbolique binaire du bouclier : « Il

fait du bouclier un objet qui a une valeur d’identification dédoublée : le bouclier montre la

qualité du chevalier qui le porte aux yeux de tous et lui renvoie une qualification de ce

comportement209

. » On remarque ce principe dans les précédents exemples, par

l’association entre les vices et la récurrence de l’adjectif « faus ». Il s’agit d’une méthode

permettant d’illustrer d’une manière plus concrète, car visuelle, les caractéristiques du

détenteur du bouclier. Pour Huon, c’est l’opportunité de développer un second système

allégorique qui va enrichir le premier constitué des personnifications de vices et vertus.

Ainsi, d’un point de vue pédagogique, les lecteurs peuvent s’imaginer de manière plus

complète l’incarnation des opposants et, par extension, se souvenir des associations de

comportements leur étant attribuées.

Le cas de Torz illustre bien la stratégie d’accumulation de métaphores visant à

représenter l’essence du vice. Huon de Méry inclut dans la description des éléments

héraldiques et satiriques :

Torz, qui ne set chavauchier droit,

Clochant passe la mestre porte,

Car uns chevaus boiteus le porte,

Qui ne cloche fors de III. Piez.

De belif li estoit laciez

Li hiaumes qui el chief li loche ;

Li chevaux qui durement cloche

Feit pendre tort tot d’une part210

.

La description se poursuit jusqu’à son écu, mémorable par son aspect rocambolesque :

Tors et boçuz et contrefez,

A la tortue de tors fez

Portrete de deslëauté,

A faus esgart de fauseté,

Que traïson i ot pourtrait,

A I. faus jugement, estrait

207

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 79. 208

Ibid. 209

Marc Loison, Les Jeux littéraires de Raoul de Houdenc. Écritures, allégories et réécritures, Paris, Honoré

Champion, 2014, p. 156. 210

Huon de Méry, op. cit., v. 728-735.

Page 61: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

55

D’une fausse alegacïon ;

A langue d’avocacïon211

.

L’exemple de la description de Torz révèle plusieurs techniques didactiques utilisées par

Huon. On remarque d’abord que la redondance de l’écu imite son propriétaire « Tors de

boçuz et contrefez », puis l’aspect visuel du cheval et l’ensemble de l’accoutrement ridicule

illustrent l’essence de Torz. Huon de Méry poursuit la métaphore en accentuant la

connotation négative, le disant décoré de « contrefez » et de « fauseté » et peint par

« traïson ». Le bouclier devient « un cadre commode à une association d’idées dont

l’organisation est empruntée à une tradition extérieure, l’héraldique ; il n’a plus de réalité

comme pièce d’armement et devient pur artifice de présentation d’une senefiance

pléthorique212

 ».

Cette description recèle aussi un niveau d’analyse supplémentaire révélant certains

défauts de la société. Huon supplémente la représentation de Torz d’une critique satirique

des juristes et tient par le fait même un discours sur le bon ordre de la société. En ce sens,

les vices rompent la hiérarchie de la société, « en portant atteinte à la juste mesure du

pouvoir qu’exercent les dominants, à la soumission que doivent manifester les dominés et à

la concorde qui doit les réunir tous dans lien de la charité213

 ». Huon dénonce ainsi

simultanément la problématique liée à Torz et un groupe de la société auquel est

traditionnellement associé le péché du mensonge. Ce discours est clair chez Huon de Méry,

la « langue d’avocacïon » apposée sur le couvre-chef attire d’abord l’attention du lecteur

par le portrait ridicule réalisé. Puis, la critique se poursuit par le choix d’un vocabulaire

juridique, « faus jugement », « alegacïon » et « avocacïon », qui a pour objectif de créer une

satire sociale et de faire prendre conscience des vices associés à cette profession214

. Ainsi,

Huon fait appel au principe de l’exemplum pour appliquer un jugement sur la moralité

d’une situation contemporaine :

211

Ibid., v. 739-748. Le choix de la tortue met en lumière un jeu d’intertextualité avec le Meraugis de Raoul

de Houdenc où la figure de l’animal est aussi associée à Torz. 212

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 80-81. 213

Jérôme Baschet, op. cit., p. 536. 214

Jean Alter, L’Esprit antibourgeois sous l’Ancien Régime, littérature et tensions sociales aux XVIIe

et XVIIIe

siècles, Genève, Librairie Droz, 1970, p. 91. En l’occurrence, l’auteur dénonce le mensonge, mais « au Moyen

Âge, on accusait la bourgeoisie de six traits répréhensibles : l’impiété, la lâcheté, le mensonge, l’avarice, la

crédulité et la grossièreté ». 

Page 62: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

56

Un jeu apparaît, qui n’est pas gratuit ni innocent, il consiste à mettre en rapport le schéma des

vices avec un schéma social. […] L’objectif du jeu est double. Il s’agit d’abord de connecter un

schéma nouveau avec un schéma ancien afin d’ancrer le changement dans la tradition. Il s’agit

ensuite d’utiliser le réseau de catégories pour affirmer la domination idéologique de l’Église sur

la société215

.

Ce procédé par l’exemplum est évidemment utilisé dans la description de Torz pour

rapprocher le vice et la profession d’avocat. L’auteur utilise aussi ce type de liaison pour les

représentations des vertus. C’est le cas de Confession, illustrée par l’exemplum de la

profession de blanchisseuse :

Et confessïon lavendiere,

Qui les taches de tout pechié,

Leve, dont somes entechié216

.

Cette association crée une image référentielle illustrant les capacités de renouvellement de

Confession tout en matérialisant l’effet des péchés par la souillure des vêtements. Huon fait

ainsi un lien entre le contemporain et le traditionnel dans une intention didactique

favorisant une modification de comportement chez le lecteur.

2.1.2. La pédagogie du rire des vices et du sublime des vertus

Lorsqu’on porte un regard plus global sur l’ensemble de l’armée de l’Antéchrist

sans s’attarder sur chaque individu, on observe que les vices sont aussi caractérisés par une

tendance au rire qui n’est pas présente du côté des vertus. Cette distinction s’explique

certainement par la nécessité de créer des personnages dont l’aspect et le comportement

sont conformes à leur essence, mais aussi au fait qu’il est aisé de moquer ce que l’on

méprise, alors que ce que l’on révère doit, au contraire, inspirer un sentiment de respect :

« La définition de la personnification comme substance qui prend forme par la métaphore

est fondamentale. Le moment clef de la création d’une personnification est le choix de cette

forme217

. » La semblance, comme le dit Strubel, joint les descriptions physiques à des

attributs matériels comme des vêtements et objets formant une « apparence qui conduit à

l’essence218

». Une seconde explication réside dans le fait que le comique entourant la

description de certaines personnifications repose sur un traitement parodique de la figure du

215

Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 251. 216

Huon de Méry, op. cit., v. 1576-1578. 217

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 76. 218

Ibid., p. 78.

Page 63: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

57

chevalier, ce qui provoque le rire par l’attribution d’un rôle noble à des identités

traditionnellement associées avec le vulgaire219

. On assiste donc à des scènes cocasses

comme l’apparition de Paresse sur le champ de bataille, qui finalement ne fait que somnoler

sur un éléphant apathique :

Peresce estoit trop bien montée

Desus I. ivoire restif

Si pereceus, si lesantif,

Qu’il ne poeit venir avant220

.

Ou on peut lire encore le portrait de Folie qui porte à son cou une « targe d’ais de fol221

» et

« III. fromages en feisele222

» sur son écu. Leurs comportements et leurs accoutrements

rendent risibles certains personnages de l’armée de l’Antéchrist. Les personnifications de

vices semblent être des pastiches des chevaliers plutôt que les incarner avec justesse

comme le font les vertus. Les péchés déguisés en chevaliers composent un spectacle drôle

par l’invraisemblance de leur allure. Ce comique les discrédite aux yeux des lecteurs tout

en les désignant comme inférieurs aux vertus.

2.1.3. L’ekphrasis du tournoi et les contrastes des armées

La distinction entre les deux armées est encore accentuée par leurs armures, aussi

ornées et fastueuses que des costumes de scène. Les descriptions des comportements et de

l’équipement des combattants provoquent, en effet, un fort contraste qui permet de les

associer aisément au positif ou au négatif : « Le système descriptif est basé sur des

antithèses élémentaires (blanc/noir, long/court) qui confèrent aux sujets une existence non

pas autonome, mais de contraste223

. » Chez l’Antéchrist, le noir et les couleurs sombres

prédominent en opposition aux vertus dont on ne saurait dire laquelle porte le vêtement le

plus immaculé et le plus beau. Cette division visuelle assure un didactisme certain en

accentuant l’opposition des valeurs par le contraste de leurs apparats. La description longue

et détaillée qu’en fait Huon de Méry donne l’impression de la mise en place d’un échiquier,

ou encore d’une peinture épique où chaque gonfanon et écu est soigneusement mis en

219

Jean-René Valette, « Le rire et le corps : éléments d’esthétique médiévale (XIIe-XIII

e siècle) », dans Alain

Vaillant [dir.], Le Rire au Moyen Âge, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012, p. 21-45. 220

Huon de Méry, op. cit., v. 1200-1203. 221

Ibid., v. 1156. Se traduit comme : « une targe de planches de soufflet ». 222

Ibid., v. 1158. 223

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 76-77.

Page 64: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

58

évidence. L’auteur nous présente un tableau, une ekphrasis avant l’affrontement où

chacune des allégories emprunte des caractéristiques humaines lui conférant un référent

symbolique dans lequel le lecteur peut reconnaître des traits de son comportement.

La parade des deux camps et leur disposition selon l’assortiment judicieux des

incarnations allégoriques apportent un aspect théâtral à l’affrontement psychomachique.

Cette impression de mise en scène d’une joute d’échec s’explique par le réseau des

référents associés à chacune des armées. Les vertus sont regroupées sous des bannières

déclinant toute une variation de blancs. Huon de Méry fait un fort usage d’un lexique

référent à la pureté, la lumière et la beauté. L’écu du Roi du firmament est « tres

menuëment estelé224

 » et « cler225

 » avec « IIII. evangiles blanches226

 ». Les banderoles des

vertus sont « blanche nue227

 » ou encore « plus blanc que signe228

 ». La description de

Noblesse représente bien l’ensemble des caractéristiques fréquemment associées aux

vertus :

L’escu qui est sans vilenie,

A IIII. Roussignous d’argent,

A l’esprevier courtois et gent

Qui de voler ne se repose,

L’escu a une passe rose,

Asise sour or floreté,

Au label de joliveté

Qui tout le tornoi enlumine229

.

L’écu regroupe des référents à la pureté « sans vilenie », à la lumière par l’utilisation de

matériaux précieux comme l’argent et à la beauté par ses référents floraux. Noblesse

semble aussi être associée à la symbolique du ciel par son utilisation des motifs d’oiseaux.

En effet, l’écu arbore quatre rossignols et un épervier. L’utilisation d’une symbolique

aérienne est aussi un trait souvent associé aux vertus, qu’il s’agisse d’écus ornés d’oiseaux,

d’anges ou simplement de plumes directement apposées sur les armures.

Sans surprise, les vices sont associés à la noirceur et la laideur. Non seulement les

personnifications sont généralement habillées de couleurs sombres, mais l’ensemble

224

Huon de Méry, op. cit., v. 1270. 225

Ibid., v. 1272. 226

Ibid., v. 1273. 227

Ibid., v. 1340. 228

Ibid., v. 1353. 229

Ibid., v. 1722-1729.

Page 65: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

59

disparate des matériaux de fortune ayant servi à la confection des armes et armures n’offre

pas la cohésion glorieuse des combattants assortis du Christ. Adultère possède « une targe

d’uis de bordel230

 », l’écu de Meurtre est paré « de tenebres231

 », Vulgarité porte un heaume

« Qui iert d’un viez chapel de fer,/Si noir, com s’il venist d’enfer232

 », et elle « tint I. pel en

lieu de lance233

 ». De plus, les vices sont souvent décrits comme portant des armures

souillées, ce qui contribue à enlaidir leur portrait. L’écu de Fornication est un exemple idéal

de cette tendance : « L’escu au mirëor de honte,/Eschequeté et entechié234

. » Ce réseau de

métaphores accentue la différenciation des vices et vertus de manière visuelle et

symbolique.

L’utilisation des contrastes souligne la fracture entre les deux armées et contribue à

l’impression d’une mise en scène théâtrale aux costumes flamboyants. Cette analyse

détaillée des descriptions des personnifications nous a donc permis de mettre en lumière le

caractère didactique associé à l’allégorie dans Le Tournoi de l’Antéchrist. Différentes

techniques comme la métaphore, l’accumulation d’allégories, la transformation d’objets

héraldiques en symboles de senefiance ou le recours à l’exemplum permettent à l’auteur

d’intégrer un message moral et religieux qui transcende le texte. Nous avons donc pu

remarquer que l’exploitation de la tension du bellum intestinum dans les différentes figures

allégoriques alimente le sens second. Huon fait ainsi reposer son discours rhétorique sur les

préceptes duels de la scolastique médiévale et les transpose aux armées du Tournoi.

2.1.4. Organisation relationnelle des armées

Ce constat d’une utilisation de techniques didactiques en lien avec l’écriture

allégorique se poursuit dans la description de l’organisation interne des armées. Notre

précédente analyse concernait principalement les descriptions visuelles des combattants et,

afin de compléter notre investigation, il est pertinent d’observer le fonctionnement des

microcosmes présents au sein des armées. Nous observerons donc que s’ajoute à la

cohésion visuelle des armées la mise en place de structures familiales et féodales qui

230

Huon de Méry, op. cit., v. 1040. 231

Ibid., v. 940. 232

Ibid., v. 983-984. 233

Ibid., v. 987. 234

Ibid., v. 1022-1023.

Page 66: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

60

forment une hiérarchie interprétative. Ces structures internes révèlent la prévalence de

certaines vertus sur d’autres ou encore l’important lien d’interdépendance entre elles. Ces

procédés permettent de renforcer la senefiance déjà établie par les descriptions héraldiques.

Une structure organisationnelle est nécessaire afin de mettre de l’ordre dans la très

grande quantité de participants convoqués au tournoi. C’est, en effet, une des

caractéristiques propres au Tournoi. Huon de Méry a multiplié les péchés et les vertus de la

Psychomachia en ajoutant aux traditionnelles vertus chrétiennes des vertus courtoises. Il

étend aussi la liste des vices en ajoutant aux péchés capitaux des vices de moindre acabit,

imputés à des comportements réguliers comme l’ivrognerie ou la lâcheté. L’auteur élabore

ainsi une longue liste de personnifications à laquelle s’ajoutent des mercenaires humains

(Picards235

) et des chevaliers tirés de l’univers arthurien tel que Lancelot236

et Cligès237

. Le

dernier ajout parmi les combattants est la présence de représentants de la mythologie

romaine (Cerbère238

, Pluton239

et Vulcain240

). On constate donc que le champ initial des

personnifications de la psychomachie est nettement dépassé.

Afin d’apporter un sens second à la variété des personnages présents, Huon forme

des microcosmes dans lesquels se tissent des relations révélatrices. C’est notamment le cas

des personnifications qui sont organisées selon une hiérarchie familiale reposant sur

l’affinité des concepts. Cette stratégie a pour effet de diviser la masse des personnifications

en microcosmes ayant chacun une senefiance bonifiée par l’association entre différentes

allégories. Huon de Méry met en place une linéarité familiale entre certains combattants

permettant ainsi d’étayer le réseau de référence d’un vice : « Deux réseaux de transferts

sémantiques s’imbriquent étroitement : la métaphore-type du pouvoir d’un vice, renforcée

par celle des liens de parenté entre personnifications et développée par une projection

spatiale (affrontement de deux ‟cités”) […]241

. » Du côté des vices, un lien de parenté est

établi entre Gourmandise et Gloutonnerie ou encore entre Dénigrement et Flatterie :

Lors vint mesdiz, li fiuz losenge,

La cosine detractïon,

235

Huon de Méry, op. cit., v. 955. 236

Ibid., v. 1991. 237

Ibid. 238

Ibid., v. 2459. 239

Ibid., v. 2861. 240

Ibid., v. 3458. 241

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 28.

Page 67: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

61

Et loberie et traïson,

L’ainznée des enfanz envie242

.

Du côté des vertus aussi on retrouve ce type de relation familiale basée sur la ressemblance

entre les concepts :

Pes, la coisine pacïence

Et simpleice et obedïence

Pitié et debonereté,

Qui sont filles humelité,

Norrïes en relegïon243

.

La filiation entre les personnifications aide à la compréhension des notions. L’utilisation de

cette stratégie simultanément à l’usage de l’héraldique engendre un phénomène chez lequel

« chaque figure tisse avec d’autres un réseau qui se superpose à la description

emblématique244

 ». Huon de Méry réussit ainsi à élaborer une structure significative entre

les personnifications de manière à appuyer leurs représentations visuelles.

Le second système d’organisation que l’on remarque rapidement lors de la lecture

du Tournoi est une reproduction du système féodal dans la structure générale des deux

armées. L’Antéchrist représente le seigneur du mal alors que du côté des vertus, on nomme

explicitement « li rois du paradis245

 ». Marie occupe quant à elle le rôle de reine : « Quant je

vi montée la fierce/De l’eschequier, dont diex est rois246

. » Huon brosse un portrait de la

vierge en majesté ornée avec faste. Elle est descendue du ciel, les pieds sur la Lune et « du

soleil vestue247

 ». Les combattants composent leurs suites, lesquelles se divisent

logiquement avec en tête des bataillons les vices et vertus principales appuyés par les

concepts mineurs :

La configuration hiérarchique des personnifications correspond à une réalité familière de la

société médiévale : rapports de vassalité ou d’infériorité, de commandement (Antéchrist chef de

guerre), suite, compagnie ou escorte ajoutent à la compréhension de la notion248

.

Cette méthode permet d’appliquer le schéma contemporain de la société médiévale à la

structure des personnifications. La représentation de Marie et Dieu comme Roi et Reine de

242

Huon de Méry, op. cit., v. 794-799. 243

Ibid., v. 1612-1617. 244

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 81. 245

Huon de Méry, op. cit., v. 1256. 246

Ibid., v. 1398-1399. 247

Ibid., v. 1430. 248

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 82.

Page 68: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

62

l’échiquier reproduit la hiérarchie théologique dans un microcosme et facilite la

compréhension du lecteur.

Les méthodes précédemment mentionnées reposent principalement sur un réseau de

similarités, mais Huon a aussi inclus dans son texte une linéarité fondée sur l’opposition.

En effet, les personnifications sont aussi placées par couple d’« antinomie-

complémentarité 249

». Ce jumelage engendre une association de sens, qui joue un rôle

didactique par son caractère mnémotechnique. Le principe du miroir permet de retenir

aisément les caractéristiques associées au mal et de lui opposer son contraire vertueux.

Ainsi, Mensonge est confronté à Vérité, Pitié à Haine et Paix à Discorde. Le chrétien

intègre ces associations lui permettant de corriger son comportement par la substitution de

son pendant positif. C’est aussi le contraste qui fait sens en soulignant la prévalence des

vertus pour éliminer et reconnaître les comportements nuisibles. Huon de Méry exploite

donc la fonction titulaire/tutélaire de la symbolique du miroir que permet le jumelage

d’allégories pour promouvoir les vertus au détriment des vices.

Nos précédentes observations nous ont permis de mieux comprendre le rapport

didactique entre l’allégorie et le discours de l’auteur. Huon de Méry fait preuve

d’ingéniosité pour convaincre son lecteur des avantages d’une pratique religieuse active et

des dangers d’une vigilance morale négligée. Le Tournoi repose sur la matérialisation des

allégories par le biais des personnifications. Huon multiplie ces dernières et leur fournit de

grandes escortes. Afin de favoriser l’interprétation d’une senefiance, plusieurs stratégies ont

été utilisées pour donner consistance aux personnifications. Les descriptions héraldiques, la

métonymie et le rire sont des techniques visant à étayer et illustrer le sens des

personnifications. De manière plus générale, le contraste entre les armées par l’application

des couleurs et des référents symboliques divise à nouveau les participants selon un

système moral. C’est ensuite en se penchant sur l’organisation interne des armées que nous

avons pu remarquer les filiations familiales, féodales et les relations d’opposition qui

forment un réseau de sens complémentaire.

249

Ibid., p. 21.

Page 69: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

63

2.1.5. La chevalerie céleste

Dans le Tournoi de l’Antéchrist, l’allégorie est donc intimement liée à la pédagogie.

Le discours moral est omniprésent dans le texte et, parmi tous les protagonistes convoqués

au tournoi, une catégorie concentre en elle l’idéologie que souhaite transmettre l’auteur.

Dans le camp des vertus se trouve une chevalerie céleste, véritable catalyseur de

conversion : les archanges sont la pièce maîtresse de la stratégie de Huon. La parole

évangélisatrice est nettement plus présente autour de ces personnages et nous verrons que

l’utilisation du miracle représente un important atout lors de la conversion du lecteur.

Ce sont les saints archanges Michel, Gabriel et Raphaël qui incarnent les parfaits

chevaliers lors du combat contre l’Antéchrist. Ce statut particulier fait d’eux les

représentants idéaux des vertus chrétiennes, mais aussi des vertus chevaleresques. Dès la

présentation de saint Michel, le message n’est pas équivoque, il n’existe pas de meilleur

chevalier : « C’onques nus miexdres chevaliers/Ne fus, si com nos dit l’estoire250

. » Cette

remarque est aussi confirmée par le portrait ambigu des chevaliers de la Table ronde. Bien

que ceux-ci soient présents aux côtés des vertus courtoises telles que Noblesse, Générosité

et Vaillance, leur représentation n’est cependant pas aussi élogieuse que celle des anges.

Huon s’applique à souligner les faiblesses humaines des chevaliers tout en ajoutant une

touche satirique perceptible par la référence à Chrétien de Troyes. En effet, certains

chevaliers arrivent presque trop tard pour participer à la bataille, car ils se sont arrêtés pour

s’amuser près de la fontaine périlleuse :

Et vindrent par Broucelïande

Ou par poi ne ne furent tuit mort,

Car Perceval, qui par deport

Quida arouser le perron,

L’arousa par tel desreson,

Que la foudre ocist plus de C.

De lor mesniée et de lor gent251

.

Cet extrait rapporte le comportement problématique de Perceval qui est associé à

« desreson ». Par son manque de jugement il met en péril ses compagnons et fait perdre la

vie d’une centaine d’hommes de sa troupe. Le traitement ambigu de Perceval n’est

cependant pas la norme, Gauvain, Arthur, Cligès et Lancelot possèdent tous des armes « de

250

Huon de Méry, op. cit., v. 1364-1365. 251

Ibid., v. 2024-2030.

Page 70: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

64

bele guise252

 » et leur brève description ne fait pas mention de comportements

répréhensibles. Toutefois, la brièveté de leur apparition nous renseigne sur l’importance

moindre que leur accorde l’auteur. Le rôle principal de ces chevaliers est simplement

d’escorter Noblesse. Lors du combat il ne sera pas fait mention d’Arthur et de ses acolytes,

mais plutôt des prouesses d’armes des trois archanges. On remarque donc que ce substitue à

la chevalerie terrestre pour une chevalerie d’origine céleste. Huon fait passer le message de

la supériorité morale et même chevaleresque des représentants de Dieu.

Les chevaliers terrestres ne sont pas les seuls à être surpassés par l’archange. Le

passage lors duquel Raphaël affronte Pluton illustre la maîtrise au combat de l’ange par sa

comparaison avec la divinité infernale :

Pluto s’enbat en mi la flote.

Ne sembla pas gieu de pelote,

Quant Refael le cheval a

HuEslessié contre ceus dela

Et a fet trop riche avenue,

Qu’a terre porte en sa venue

Pluto, et si forment l’enpeint

Sor l’escu de tenebres peint,

Qu’il li a route la chenole.

A I. juglëor qui citole,

A doné armes et cheval

Qui furent au deu infernal,

Mes ne fu pas a donner chiches

Car molt est biaus li dons et riches

D’un destrier qui bien vaut C. mars253

.

Dans cet extrait, la supériorité au combat de Raphaël devient évidente : avec un seul coup,

il jette Pluto « a terre » et lui « route la chenole », sans que la divinité infernale puisse

répliquer. Pour le lecteur, il s’agit d’une victoire sur l’armée infernale en plus d’une victoire

du Christianisme sur une divinité païenne. Lorsque Raphaël défait aussi facilement son

ennemi, il terrasse du même coup ce bagage symbolique. La première moitié de l’extrait

présente donc l’incomparable habileté aux faits d’armes de l’ange et la seconde illustre son

caractère vertueux. Après avoir abattu son ennemi, Raphaël obtient ses attributs, armes et

cheval de grande valeur. Le geste qu’il pose après sa victoire montre sa grande générosité.

Plutôt que de garder ce qui lui revient, il offre « armes et cheval » ayant appartenu à la

divinité à un « juglëor ». Un lecteur avisé pourrait croire que cet acte s’explique autrement

252

Ibid., v. 1987. 253

Ibid., v. 2863 - v. 2876.

Page 71: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

65

que par la générosité, puisque l’ange possède lui-même un destrier de grande valeur, il ne

lui est pas nécessaire d’en posséder un moindre, ce à quoi l’auteur rétorque en précisant

qu’il s’agit bien d’un don d’une grande valeur : « Car molt est biaus li dons et riches/D’un

destrier qui bien vaut C. mars254

. » C’est donc une double victoire, celle physique

représentée par l’exploit et celle vertueuse incarnée par le don aux plus démunis. Ce

passage est une leçon qui s’adresse directement au lecteur, elle favorise les valeurs

chrétiennes et leurs représentants, mais illustre aussi la déchéance des anciennes croyances

païennes. Celles-ci, incarnées par les anciens dieux, sont stigmatisées avec le reste de

l’armée du Mal, mais aussi illustrées comme inférieures face au christianisme.

Avec la figure de l’ange, le discours de l’auteur se modifie graduellement pour

laisser une plus grande place à la prédication. Le message religieux ne réside plus

uniquement dans l’interprétation des allégories ou dans de brèves références symboliques,

il devient plus affirmé et direct. L’auteur semble s’inspirer des sermons en incluant à la

description des archanges des bribes de textes sacrés. Sur l’écu de Raphaël est par exemple

représentée une scène de l’Ancien Testament :

Que Thobie pescha en mer ;

C’est li poisons, de cui amer

Raphaël rendu la vëue

Thobie, qui li ot tolue

L’arondele, se ne nos ment

La leitre du vieiz testament255

.

L’inclusion de ce passage a pour objectif de montrer le pouvoir de la parole divine et

confirme sa puissance par l’acte de guérison. Avec le miracle, le message devient explicite

et ne nécessite pas d’interprétation, car il fait appel à l’émotivité du lecteur.

Cette modification du ton révèle la présence d’une rhétorique morale qui atteint son

paroxysme avec la dernière stratégie de persuasion mise en place par Huon. En effet, à la

suite du tournoi, la construction du personnage de Raphaël est complétée par le miracle. Il

s’agit de la dernière tentative pour convaincre le lecteur de la supériorité de l’ange. La

stratégie est de chercher à atteindre l’émotivité du lecteur plutôt que sa réflexion

rationnelle, le miracle dépasse les mots et marque l’imaginaire : « Le fait exceptionnel fait

254

Ibid., v. 2876. 255

Ibid., v. 1389-1394.

Page 72: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

66

souvent taire le discours256

. » La guérison des blessés prouve au lecteur la puissance divine,

mais surtout, l’indéfectible protection dont les croyants exemplaires bénéficient car, même

après la maladie et la mort, la vertu céleste les soutient :

Et Rafael qui pas ne tance,

Ainz obeïst au premier mot

Les navrez, qui de cuer amot,

Gari par la vertu celestre257

Le choix de présenter le pouvoir de guérison de Raphaël plutôt que mettre en scène Michel

ou Gabriel n’est pas anodin. L’archange Raphaël incarne le médecin des âmes repentantes,

car comme l’explique Girbea : « La maladie est généralement perçue comme le signe d’un

péché, et la guérison du corps renvoie en filigrane à celle de l’âme. L’acte d’évangélisation

s’apparente d’ailleurs à la médecine […]258. » Huon exploite cette symbolique et la

transpose dans le comportement de Raphaël qui, lorsqu’il relève les blessés, sauve aussi

leur âme du péché. L’intérêt est de montrer qu’il n’est jamais trop tard pour améliorer ses

pratiques dévotionnelles et gagner son salut, alors qu’exploiter le motif de la puissance

guerrière de Michel ou Gabriel n’atteint pas l’émotivité du lecteur de la même façon.

La représentation des archanges dans le Tournoi de l’Antéchrist permet donc de

mettre en valeur la supériorité de leurs vertus, qu’elles soient chrétiennes ou courtoises. La

description des archanges est influencée par le sermon et de ce fait, le discours de Huon de

Méry se fait graduellement plus religieux. L’inclusion finale du miracle permet de marquer

l’imaginaire et de dépasser les représentations allégoriques.

Grâce aux précédentes analyses, nous avons pu remarquer que la pensée du double

structure la narration et sert de support aux techniques didactiques de l’auteur. C’est le

travail des schémas bipolaires qui forme le discours et met en relation les différents

éléments afin de produire un message moral et religieux. Pour ce faire, Huon de Méry

utilise plusieurs stratégies, mais la principale est sans conteste la représentation des

personnifications. La création d’un discours second à partir de l’incarnation des

personnifications se fait par l’élaboration des descriptions héraldiques complexes qui

illustrent l’essence des concepts. Le public apprend ainsi à reconnaître les vices des vertus

256

Catalina Girbea, Communiquer pour convertir : dans les romans du Graal (XIIe-XIII

e siècles), Paris,

Garnier, 2010, p. 136. 257

Huon de Méry, op. cit., v. 3002-3005. 258

Catalina Girbea, Communiquer…, op. cit., p. 135.

Page 73: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

67

et à différencier les comportements problématiques. Les contrastes entre les vices et les

vertus sont accentués par le ridicule des premiers et la beauté des secondes. Ces

différentiations permettent au public de classifier les concepts selon leur représentation

positive ou négative. L’organisation interne des armées permet aussi de créer un surplus de

sens. Par la relation familiale entre les personnifications, un réseau est instauré afin

d’illustrer des associations positives ou négatives et favoriser la compréhension du lecteur.

La constitution des armées associe les divinités païennes aux Enfers et la chevalerie céleste

constituée d’anges est présentée comme supérieure à la chevalerie terrestre. Nous avons

finalement pu observer que Huon utilise la figure du miracle pour marquer l’imaginaire du

lecteur et atteindre son émotivité dans une dernière tentative afin de l’inciter à tourner son

âme vers Dieu. L’interprétation des allégories leur permet de découvrir une senefiance qui

présente la religion comme solution pour ne pas céder face aux péchés.

Page 74: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

68

2.2. Dans l’entre-deux, frontière entre la vérité et la merveille : le rôle du motif de la

fontaine périlleuse

La binarité du Tournoi ne réside pas seulement dans les oppositions allégoriques qu’il

présente, mais aussi dans l’état d’entre-deux de l’âme du narrateur. Grâce à sa position

narrative, le motif de la fontaine périlleuse joue un rôle charnière pour marquer cet état

intermédiaire. Huon exploite le sens second de la fontaine pour servir deux utilités :

marquer l’entrée dans l’univers fictionnel et pour illustrer le début du pèlerinage de l’âme

du narrateur. Cette analyse nous permettra d’observer que ce passage occupe une fonction

transitoire entre le début du texte historico-biographique et vers la fiction allégorique,

remarquable par le changement depuis d’un « je » donné comme autobiographique vers le

« je » spectateur du tournoi. Cette dimension autobiographique pose problème au niveau de

la logique narrative de la suite allégorique du récit. Traditionnellement, le motif du songe

est utilisé pour faire la transition entre les deux narrations et préserver l’intégrité du texte.

Dans le cas du Tournoi de l’Antéchrist, l’auteur substitue au motif du songe celui de la

fontaine en exploitant son lien avec la merveille pour établir un cadre allégorique.

La fontaine n’est pas seulement le passage vers l’allégorie, il s’agit aussi du passage

initiatique vers l’introspection morale du narrateur. Notre investigation nous permettra

d’observer la fonction de miroir de vérité qu’Huon attribue à la fontaine, lui permettant

ainsi d’annoncer le processus de conversion qui s’effectue dans l’âme du narrateur. Nous

observerons que cette symbolique du miroir est renforcée par la mise en place d’un cadre

de sacralité dans la description de l’environnement de la fontaine.

2.2.1. La fontaine comme pont narratif entre l’autobiographique et l’allégorie

Le Tournoi de l’Antéchrist débute par une narration autobiographique à la première

personne présentant l’histoire comme une aventure personnelle du narrateur. Rapidement,

le narrateur va s’aventurer dans la forêt de Brocéliande afin de trouver la fontaine :

Je m’en tornai et pris ma voie,

Vers la forest sans plus atendre,

Page 75: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

69

Car la verté voloie apprendre,

De la perilleuse fonteine259

.

Ce passage met fin au prologue s’établissant dans le réel et marque le début de l’aventure

que nous pourrions dans un premier temps qualifier de fictionnelle. Cette scène charnière

fait progresser le « je » autobiographique vers le « je » spectateur du tournoi allégorique.

Pour assurer cette transition, Huon fait appel à l’association entre le motif de la fontaine et

du merveilleux romanesque. Le lien avec l’Autre Monde est exploité afin de justifier le

cadre allégorique dans lequel émerge le narrateur après avoir puisé l’eau de la fontaine.

Francis Gingras explique cette capacité du merveilleux à mener le texte vers un univers où

les lois du réel sont dépassées :

Le thaumastôn, qui recoupe au moins en partie ce que l’ancien français entend par le verbe se

merveiller, gagne dans une forme diégétique (comme l’épopée) la liberté de transgresser les

limites imposées par l’expérience du réel et d’explorer ainsi l’alogon, cet autre monde au rebours

des lois imposées par le discours raisonnable260

.

Dans le Tournoi, Brocéliande et la fontaine sont les intermédiaires de l’alogon, ce qui

permet la mise en place d’un univers allégorique sans toutefois invalider l’entrée de récit

autobiographique. Huon s’inspire d’une stratégie similaire fréquemment utilisée dans les

textes allégoriques et bien étudiée par la critique pour son rôle dans Le Roman de la Rose. Il

s’agit du motif du songe, qui permet au narrateur d’évoluer pendant son sommeil dans un

univers hors normes : « Le signal allégorique le plus clair est le jugement d’irréalité, ou

plutôt de réalité d’un autre type que l’on peut porter sur la lettre. La fiction du songe en est

un exemple : sommeil et réveil délimitent un univers où tout est possible261

. » Ce qui

diffère dans le cas du Tournoi, c’est qu’Huon de Méry ne fait pas le choix d’un songe-cadre

qui deviendra traditionnel, mais il doit tout de même utiliser un élément transitoire vers le

récit de fiction afin de maintenir l’unité de son texte. Cet élément, c’est la fontaine

périlleuse qui assure le rôle de portail vers l’univers fictionnel grâce à son rapport intime

avec le monde de la merveille.

Le glissement vers le merveilleux n’est pas seulement marqué par le changement de

narration, il se remarque aussi par des signes implicites présents dans la description de

l’environnement de la fontaine. Danièle James-Raoul le souligne dans son article Stratégies

259

Huon de Méry, op. cit., v. 60-63. 260

Francis Gingras, « Introduction », dans Francis Gingras [dir.], Motifs merveilleux et poétique des genres au

Moyen Âge, Paris, Garnier, 2015, p. 7. 261

Armand Strubel, La Rose,…, op. cit., p. 16-17.

Page 76: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

70

textuelles vis-à-vis du merveilleux, au plan narratif ce sont « des éléments culturellement

connotés, pour beaucoup hérités de la représentation de l’Autre Monde celtique, qui

dénoncent le caractère merveilleux proprement topique262

». On retrouve des éléments

annonciateurs de la merveille sur le site de la fontaine. Le narrateur s’égare dans la forêt

après « IIII. jours entiers263

» d’errance établissant déjà un sentiment d’isolement et

d’inaccessibilité :

Adont m’apparut uns sentiers

Qui parmi une gaste lande

Me mena en Broucelïande,

Qui molt est espesse et oscure.

En la forest, par aventure,

Perdi l’asens de mon sentier264

.

Le choix lexical avec les adjectifs gaste, espesse et oscure contribue à créer un climat

menaçant, ce qui contraste ensuite avec l’extrême beauté de la clarté nocturne qui

s’installe :

Car ne quit pas que james face

Si bele nuit com lors fesoit,

Car se la lune cler luisoit,

Ses pucelles tot ensement

Ravoient si le firmament

Enluminé, ce me sambla,

Que s’onques nuit jor resembla,

Cele nuit resembla le jour265

.

Le caractère exceptionnel de la beauté de la Lune et sa luminosité semblable à celle du jour

sont des marqueurs de la transformation hors du commun de l’environnement entourant le

narrateur. Le temps semble suspendu par la confusion entre le jour et la nuit. Cette

altération temporelle jumelée à l’indication de reverdie printanière, « ce fut la quinte nuit de

moi266

», est un des marqueurs indéniables de l’Autre Monde267

. Cette succession de

caractères narratifs annonce au lecteur-auditeur l’avènement prochain du merveilleux et le

fait que le héros est sur le point de franchir un seuil. Sans surprise, le narrateur découvre,

immédiatement après cette description, la fameuse fontaine. Cette dernière est en tous

262

Danièle James-Raoul, « Stratégies textuelles vis-à-vis du merveilleux », dans Francis Gingras [dir.], Motifs

merveilleux et poétique des genres au Moyen Âge, op. cit., p. 440. 263

Huon de Méry, op. cit., v. 69. 264

Ibid., v. 70-75. 265

Ibid., v. 84-91. 266

Ibid., v. 94. 267

Danièle James-Raoul, art. cit., p. 440-441.

Page 77: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

71

points « comme l’a descrit Crestïens268

». C’est immédiatement après ce passage à la

fontaine, où le héros provoque la fureur des éléments, qu’apparaît son guide Bras-de-fer :

Je suis de Fornicacïon

En cest monde principotaires

Et si sui en enfer notaires

Pour meitre pechiez en escrit269

.

À partir de cette description allégorique du rôle de Bras-de-fer, la coupure entre la brève

incursion de la merveille et l’entrée dans l’univers allégorique est évidente. La narration

abandonne alors complètement les éléments merveilleux pour entrer dans le récit

allégorique. Grâce à ce passage transitoire, nous savons désormais que le motif de la

fontaine périlleuse joue un rôle charnière dans la narration du Tournoi par son rôle de

passage entre les deux types de narration.

Toutefois, cette transition n’est pas seulement un élément de structure narratif. La

fontaine est aussi nécessaire à l’établissement d’un univers permettant une plus grande

liberté où des éléments de différentes matières peuvent se côtoyer sans contrevenir à la

logique du texte. Pour le Tournoi, l’établissement de ce cadre est essentiel puisqu’il

engendre un assouplissement des règles du réel permettant l’insertion d’éléments provenant

de plusieurs matières. Comme l’explique Trachsler, ces digressions sont possibles grâce au

cadre les légitimant :

Ce procédé de la « charge allégorique » des personnages littéraires, avec l’affranchissement des

exigences de logique narrative qu’il implique, ne fonctionne de toute évidence que quand

l’univers dominant le permet, c’est-à-dire lorsque le lecteur sait qu’il se trouve dans un contexte

où aliud loquitur, aliud intellegitur […]. Alors tombent aussi tous les obstacles liés à l’étanchéité

d’un chronotope donné […]270

.

Dans le texte de Huon, le canevas ainsi fourni fait évoluer les personnifications aux côtés

de divinités païennes et des chevaliers arthuriens. C’est grâce à cet espace créé par le récit-

cadre merveilleux que peuvent cohabiter ces divers éléments sans briser la logique du texte.

Le récit-cadre sert donc un second propos, son rapport intime avec l’Autre Monde que l’on

retrouve dans la tradition romanesque permet de l’exploiter comme portail vers un univers

hors normes où peuvent se côtoyer des éléments de matières littéraires différentes.

268

Huon de Méry, op. cit., v. 103. 269

Ibid., v. 290-293. 270

Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 324.

Page 78: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

72

2.2.2. La fontaine, incarnation du miroir de vérité

L’élément transitoire de la fontaine révèle aussi les intentions de l’auteur quant à

son utilisation du sens second. Huon instaure une herméneutique double dans sa fiction afin

de présenter la fontaine comme le premier élément du processus d’introspection de l’âme

du narrateur. Mireille Demaules explique deux niveaux d’interprétation en parlant de

l’utilisation de la fiction chez Chrétien de Troyes : « [D]eux plans se distinguaient

nettement : celui de la ‟semblance”, composée des aventures vécues par les héros, et celui

de la ‟senefiance”, du sens profond caché sous les signes […]271

. » Chez Huon, la

semblance du tournoi est moins élaborée, car le narrateur occupe principalement la place du

spectateur. La senefiance est toutefois omniprésente dans le texte et un sens second est

aussi attribué à la fontaine par le biais de la symbolique du miroir.

En ce sens, un second niveau d’interprétation présente la fontaine comme le

symbole marquant le début du pèlerinage moral du narrateur. Huon joue sur l’association

entre la surface réfléchissante de la fontaine et du miroir. Ce miroir d’eau illustre la

connaissance de soi dont le héros fera l’expérience lors de son passage dans l’univers

allégorique. Cette symbolique de la connaissance interne associée au miroir est accentuée

par l’herméneutique du paysage allégorique. Celui-ci tend à « mimer par son resserrement

ou par la prédilection pour des lieux clos ou abrités (jardin, fontaine, lieu ombragé, voire

camouflé) le mouvement d’une intériorisation272

».

Se situant à la frontière entre le réel et le merveilleux, entre l’historique et

l’allégorique, la fontaine est le miroir dans lequel le narrateur se contemple pour mieux

observer l’état de son âme : « C’est le miroir dans lequel chaque pécheur doit se connaître

pour s’amender, une figure dans les contours de laquelle chacun doit voir son propre visage

271

Mireille Demaules, « Le songeur, l’interprète et le songe dans le Lancelot-Graal », dans Nathalie Dauvois

et Jean-Philippe Grosperrin [dir.], Songes et songeurs (XIIIe-XVIII

e siècles), Québec, Les Presses de l’Université

Laval, 2003, p. 34. 272

Fabienne Pomel, « Avatars allégoriques du locus amoenus : paysage et subjectivité dans quelques récits de

songe du Roman de la Rose à Froissart », dans Christophe Imbert et Philippe Maupeu [dir.], Le Paysage

allégorique entre image mentale et pays transfiguré, op. cit., p. 62.

Page 79: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

73

se dessiner273

. » La périlleuse fontaine comporte le risque d’être confronté à soi-même et à

la dangereuse vérité de la propension au vice qui se cache chez chacun. Cet état de tension

entre vérité et dissimulation auquel est confronté le narrateur lors de ce passage est

similaire au fonctionnement du miroir. Ce rapport d’opposition crée une tension appelée

tonos d’après la conception du miroir dominante au Moyen Âge, héritée de l’antiquité274

.

La fontaine de Huon comporte la même qualité réflective que le miroir, car sa

surface s’apparente à de l’argent : « La fonteine n’iert pas oscure,/ Ainz ert clere com fins

argens275

. » La tension entre ombre et lumière décrite par Pline fait écho à l’opposition

entre l’exploration interne et externe et entre sens premier et senefiance. La fontaine, par

son association avec le miroir, « donne consistance au double sens276

» et « donne à la

fiction allégorique un coefficient de réalité original et l’oppose ainsi à l’univers de la

perception familière277

».

Ainsi, par sa similarité avec la figure du miroir et le lien à la connaissance qu’elle

sous-entend, la fontaine de Huon de Méry n’est pas sans rappeler la fontaine plus tardive du

Roman de la Rose. L’inspiration directe du Tournoi provient d’Yvain car, (en effet) il est

ouvertement dit que l’arrangement des composantes de ce passage est le même que celui de

Chrétien de Troyes :

Molt ert li prez plesanz et gens

Qui s’ombroiot desoz I. arbre.

Le bacin, le perron de marbre

Et le vert pin et la chaiere

Trovai en itele manière

Comme l’a descrit Crestïens278

.

On retrouve le bassin de marbre à l’ombre d’un grand pin, mais au lieu d’un affrontement

avec un chevalier, la confrontation se fait avec le véritable état de sa conscience. Le

273

Philippe Maupeu, « La tentation autobiographique dans le songe allégorique », dans Nathalie Dauvois et

Jean-Philippe Grosperrin [dir.], Songes et songeurs (XIIIe-XVIII

e siècle), Québec, Les Presses de l’Université

Laval, 2003, p. 52. 274

Pline, Histoire Naturelle, XXXV, 29 : texte établi, traduit et commenté par Stéphane Schmitt, Paris,

Gallimard, 2013, p. 1598. « L’art finit par acquérir sa propre autonomie et découvrit la lumière et les ombres,

le contraste entre les couleurs étant, réciproquement souligné par leur juxtaposition. Ensuite vint s’ajouter

l’éclat, qu’il faut distinguer ici de la lumière. L’opposition entre ces valeurs lumineuses et les ombres fut

appelée tonos (tension) […]. » 275

Huon de Méry, op. cit., v. 96-97. 276

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 42. 277

Ibid. 278

Huon de Méry, op. cit., v. 98-103.

Page 80: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

74

narrateur du Tournoi ne s’arrête pas pour observer son reflet dans le bassin, car emporté par

Cuidier279

, il s’empresse de briser la tranquillité de la source et de verser l’eau sur la

margelle. Lorsque le fragile équilibre de l’eau se brise, alors s’abat sur le narrateur

désemparé « V.C. mille espars280

», prémices de la tempête qui se jouera prochainement au

sein de son âme. Le déchaînement des éléments fait croire au héros qu’il s’agit de

représailles divines en provenance du ciel : « Je cuidai bien que asembler/ Feïst dex ciel et

terre ensamble281

. » La source réalise son rôle de miroir en guidant le héros à travers une

vision allégorique du bellum intestinum dont l’enjeu est son salut.

Le lien avec une essence divine entourant le lieu se consolide dans les métaphores

utilisées lors de la description de la source et celle du calme qui s’installe à la suite de

l’orage. En effet, le choix des figures crée une aura de sacralité transcendant le lieu et qui

accentue le parallèle entre la merveille et le miracle282

. On retrouve les premiers indices du

message religieux de l’auteur par l’association de motifs sacrés à ceux de la merveille.

Ainsi, le phénomène du rassemblement d’oisillons au matin est si beau que le narrateur ne

voit d’autre comparatif que le paradis terrestre :

Joie firent en sa venue

Trestuit li oiseillon menu,

Car avolé sont et venu

De partote Broucelïande. […] Encore quant me vient en mémoire

M’est-il veraiement avis

Que c’est terrïens paradis283

.

Cette impression de l’omniprésence du divin se confirme en interrogeant la symbolique liée

au rituel du baptême. Huon de Méry décrit l’aspect incomparable de la pureté de la source

en liant son caractère d’exception à la cérémonie de passage religieuse : « En plus clere eve

Crestïens/ Ne reçut onques jor bautesme284

. » L’eau de la fontaine est mise en relation avec

l’eau purificatrice du baptême associant une fois de plus ce motif à l’idée de transition et de

passage. Le contact du liquide permet au narrateur de s’engager dans son parcours spirituel.

Cette référence ramène aussi le caractère merveilleux de la fontaine à une symbolique

279

Ibid., v. 153. Cuidier se traduit par Prétention. 280

Ibid., v. 120. 281

Ibid., v. 142-143. 282

Jacques Le Goff explique la place du miracle, le miraculum, dans le merveilleux chrétien et ce qui l’en

distingue des autres manifestations. Jacques Le Goff, L’imaginaire médiéval, op. cit., p. 22-23. 283

Huon de Méry, op. cit., v. 188-191 et 200-202. 284

Ibid., v. 104-105.

Page 81: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

75

sacrée, par laquelle Huon de Méry fait basculer la merveille romanesque héritée de

Chrétien vers le miracle.

La lecture allégorique du motif de la fontaine permet aussi d’exploiter sa

symbolique en tant que source de vie qui coule au cœur du jardin d’Éden : « Au sein du

paradis, cette fontaine ne peut être que symbole de vie, de régénération, qu’une ‟ eau de

Jouvence”285

. » Huon de Méry tire profit de ce symbole sacré et reproduit dans le texte un

jardin merveilleux, véritable paradis terrestre recélant une source vertueuse. Les éléments

clefs sont donc réunis pour fournir un cadre symbolique qui appuie la lecture allégorique,

révélant déjà la quête personnelle du narrateur. Le rapprochement avec le rituel du baptême

et la sacralité des descriptions de la fontaine sont les premiers éléments du texte ouvrant la

voie au discours religieux de l’auteur.

Alors que le roman se place sous l’autorité double de Chrétien de Troyes et de

Raoul de Houdenc, l’épisode de la fontaine est le moment où entrent en contact les deux

autorités textuelles. La fontaine, qui fait souvent office de miroir, est un lieu qui incarne la

dualité et Huon multiplie les tensions autour des figures d’opposition. Le reflet permet de

mettre en dialogue les couples interne-externe, conscient-inconscient, vérité-mensonge et le

rapport entre le je-autobiographique et le je-narrateur. Huon de Méry exploite le motif de la

fontaine de façon binaire, ce qui permet de lui donner un sensus litteralis et un sensus

allegoricus. Huon illustre, par ce passage, l’état d’entre-deux dans lequel se trouve l’âme en

formation. Le motif de la source est judicieusement choisi pour son association avec la

merveille afin de l’utiliser comme portail vers l’univers fictionnel de l’allégorie. De cette

façon, l’auteur exploite son ambiguïté et son association à l’Autre Monde comme substitut

au procédé de la dorveille traditionnellement utilisé en allégorie. Cet épisode charnière du

texte est donc essentiel d’un point de vue narratif pour justifier l’élaboration du monde

fictionnel, dans l’introduction du lecteur à la senefiance du poème, mais aussi pour inclure

les prémisses du discours moral. Le paysage allégorique de la fontaine permet à l’auteur de

transformer la merveille en miracle par l’intégration de motifs sacrés. Ces associations

favorisent une lecture allégorique de la fontaine en tant que miroir de vérité marquant le

début du pèlerinage du narrateur.

285

Erich Köhler, « Narcisse et Guillaume de Lorris », dans Anthime Fourrier [dir.], L’Humanisme médiéval

dans les littératures romanes du XIIe au XIV

e siècle, Paris, Librairie Klincksieck, 1964, p. 153.

Page 82: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

76

2.3. Pèlerinage moral : une allégorie articulée par les déplacements du

narrateur

2.3.1. La figure du « je » satirique exemplaire

Le parcours du héros doit se lire comme une allégorie du cheminement spirituel, un

pèlerinage, qu’effectue son âme : « Son œuvre joue de l’autobiographique littéraire comme

transposition d’un itinéraire spirituel286

. » L’auteur utilise donc une aventure d’apparence

personnelle comme canevas d’une réflexion morale et d’une leçon de prédication. Une

dernière allégorie, qui réside dans le mouvement du narrateur, nous permet de confirmer

nos précédentes lectures de l’utilisation des analogies comme procédés pédagogiques lors

des descriptions de personnifications. La dynamique d’affrontement du texte est exposée

par le mouvement du narrateur qui progresse d’un clan à l’autre. Ce changement est

transposé dans l’image des cités sœurs et rivale d’Espérance et Désespérance.

L’affrontement qui se joue au sein de l’âme du narrateur ponctue son avancée et

l’interprétation de ces étapes montre que cette vaste allégorie se fonde aussi sur les rapports

binaires. C’est sur cette senefiance finale que repose la clef de lecture garantissant une

cohésion globale du discours moral de l’auteur.

Afin d’attester la valeur pédagogique de son texte, Huon doit mettre en place un

système qui assurera l’intérêt didactique du Tournoi. Il choisit d’utiliser une narration qui

se réclame autant de l’autobiographie que de la fiction. Cette idée permet au texte de

s’inscrire entre une vérité revendiquée de faits et une vérité morale : pour ce faire, Huon

compose son texte en mélangeant l’écriture autobiographique à celle poétique et

fictionnelle de l’allégorie. En effet, Huon établit d’abord son texte dans un cadre historique

dans lequel il s’insère comme acteur :

Il avint apres cele enprise

Que li François orent enprise

Contre le conte de Champaigne,

Que rois Loëys en Bretaigne287

286

Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 75. 287

Huon de Méry, op. cit., v. 27-30.

Page 83: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

77

L’auteur s’inscrit ensuite dans ce cadre en présentant son narrateur comme soldat dans

l’armée française : « Lors ne me pot tenir peresce/ d’aller en l’ost le roi de France288

. » Ces

extraits du prologue posent Huon de Méry comme narrateur puisqu’il fait corroborer ses

informations personnelles avec celle du protagoniste. Ainsi, il convoque deux vérités

complémentaires, une vérité de l’histoire « qui se fonde sur la réalité du fait289

 » et aussi

une vérité du mythe « qui se fonde sur la signification du récit290

 ». L’allégorie présente une

vérité poétique qui est, selon la pensée développée par l’École de Chartres, celle de la

nature invitant à « lever le voile qui cache le sens du texte comme la vérité de la nature291

 ».

C’est sur ce double principe que s’appuie l’ambition pédagogique du texte de Huon de

Méry, car pour prétendre à un enseignement, il doit s’assurer de la crédibilité de son

ouvrage. Le fait d’introduire le texte comme une expérience personnelle lui confère

l’autorité d’une vérité, en tant que témoignage, ce qui permet ainsi à Huon de présenter son

aventure comme un exemplum incroyablement détaillé. Cette notion de témoignage est

importante pour le contexte religieux, car l’art oratoire de la prédication, qui prend de

l’ampleur au cours du XIIIe siècle

292, utilise les exempla comme procédé pour aborder des

problématiques morales abstraites : « La prédication se détache de plus en plus de la

liturgie, de son cadre rituel, et investit l’espace social dans toutes ses dimensions293

. » Le

rapport pédagogique sort du cadre de la messe et s’invite dans les facettes du quotidien, ce

qui permet d’interpeller un public pour qui la messe reste abstraite. L’exemplum du Tournoi

incarne ce besoin de prouver l’importance de l’application des principes théologiques dans

des situations à l’extérieur du cadre des rituels religieux. Ainsi, s’il ne se donne pas

nécessairement comme modèle, Huon présente son témoignage pour montrer la voie à

suivre permettant de s’extirper d’une existence soumise aux caprices des vices.

288

Ibid., v. 46-47. 289

Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 90. Pour une réflexion plus aboutie sur la relation entre la

poésie et la vérité du mythe, voir les pages suivantes 90-97. 290

Ibid. 291

Ibid., p. 95. 292

L’exemplum « consiste en un récit, une histoire à prendre dans son ensemble comme un objet, un

instrument d’enseignement et/ou d’édification. […] On peut définir l’exemplum du XIIIe

siècle qui est son âge

d’or comme ‟un récit bref donné comme véridique ( = historique) et destiné à être inséré dans un discours (en

général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire”. » Jacques Le Goff, L’imaginaire

médiéval, op. cit., p. 99-100. 293

Catalina Girbea, Communiquer…, op. cit., p. 28.

Page 84: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

78

La position du « je » mêlant la voix de l’auteur, du narrateur et du héros permet de

regrouper et diriger à l’unisson l’enseignement religieux vers le public. La contribution du

narrateur n’est, de manière générale, pas directement liée à l’action, mais son apport est

plus profond et générateur de sens, car ses déplacements balisent l’évolution de l’allégorie.

En effet, la lecture allégorique du texte révèle rapidement que l’enjeu de cet affrontement

est en réalité l’âme du pèlerin. Son cheminement moral, ponctué de rencontres entre vices

et vertus, détermine son salut. Ces épreuves sont de multiples occasions de promouvoir la

conversion du lecteur et l’enseignement des rudiments doctrinaux :

Mais le sens général du conflit est le combat éternel du bien et du mal pour la possession de

l’âme, qui inclut aussi bien les « sièges de l’âme ». […] L’opposition des concepts est le principe

du sens, l’axe du développement et la source des péripéties : elle est donnée d’avance, à la

différence du mouvement de la quête. […] Mais les vices et les vertus constituent aussi les étapes

du pèlerinage dans l’au-delà, bien que leur liste n’en détermine pas la structure, qui vient d’un

concept théologique, la pénitence294

.

Cet axe de développement dans le Tournoi de l’Antéchrist s’inspire du Songe d’Enfer de

Raoul de Houdenc. Huon de Méry inverse la progression du pèlerin, ce dernier ne se rendra

pas en Enfer, mais débutera plutôt sa progression à partir d’un territoire où évoluent des

personnages infernaux pour se diriger vers le royaume céleste. C’est bien le sens de cette

progression qui permet d’affirmer qu’il s’agit d’un pèlerinage moral puisque le narrateur

abandonne sa vie de pécheur au fil du texte. L’éveil de son âme lui fait prendre activement

part à la lutte contre les vices et fait de lui un fidèle exemplaire.

Afin de montrer l’évolution du personnage, Huon de Méry doit souligner son

caractère problématique dès le début du récit. Le portrait initial du narrateur est donc peu

enviable et illustre principalement ses lacunes morales et son penchant pour les vices. Pour

ce faire, il s’inspire une fois de plus de Raoul de Houdenc en utilisant la satire pour forger

l’image du pèlerin. Le (Je narrant) et le (Je narré)295

sont séparés par « une différence d’âge

et d’expérience qui autorise le premier à traiter le second avec une sorte de supériorité

condescendante ou ironique296

 ». Cette stratégie permet d’attirer l’attention du lecteur sur

les comportements problématiques du héros : « Il multiplie les exemples de mauvaise

conduite qui posent l’auteur en moraliste, à la fois observateur et conservateur des bonnes 294

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 110. 295

Gérard Genette, Discours du récit, Paris, Éditions du Seuil, 2007, [1972], p. 264. Genette fait référence aux

actants de la forme autobiographique nommés par Spitez « erzählendes Ich (Je narrant) et erzähltes Ich (Je

narré) ». 296

Ibid.

Page 85: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

79

mœurs ainsi que des bons usages de la chevalerie297

. » La dérision permet en premier lieu

de souligner le comportement à dénoncer, pour ensuite laisser place aux remarques du

discours didactique.

Dès le début de l’aventure, avant même qu’il entre dans la forêt de Brocéliande, le

narrateur pose un jugement à propos de ses motivations : « Mes cuers, qui sovent me

commande,/ Fere autre chose de mon preu298

. » Ce couple de vers nous indique déjà que ses

actions ne sont pas motivées par la raison, mais par les pulsions de son cuers qui le guident

en dépit de ses intérêts. Cette première allusion aux lacunes morales du héros donne le ton

du texte en posant un protagoniste dont l’attitude est décriée au fil de la lecture. Ces

mauvais traits sont la cause de nombreuses mésaventures, qui feront s’exclamer l’auteur

qu’il est « fous299

 » et prétentieux :

Mes lors apeçui que, qui cuide,

Qu’il a de sens la teste wide,

Car en C. muis ne puet avoir

De cuidier plein poing de savoir300

.

Ce passage illustre l’attitude prétentieuse du narrateur tout en formulant une leçon pour le

lecteur selon laquelle la sagesse doit s’acquérir par un travail de réflexion, car elle ne peut

s’acheter. Le commentaire traduit le regard réprobateur de l’auteur sur le comportement

initial du pèlerin « à la teste wide », le posant ainsi comme exemple de conduite irréfléchie.

Cette remarque didactique précède le déchaînement de la tempête engendrée lors de

l’épisode de la fontaine. Ainsi, le lien entre l’attitude à proscrire et l’événement malheureux

est explicite et la dérision provoquée par l’accumulation de mésaventures chez le héros

attire l’attention du lecteur, ce qui accentue l’impact pédagogique.

Le pèlerin n’est pas au bout de ses peines puisque Huon de Méry utilise de nouveau

la dérision pour dénoncer un comportement lors de la rencontre avec Bras-de-Fer.

L’apparition du chancelier infernal est décrite de manière humoristique, car bien que ce

cavalier noir soit menaçant par son aspect physique, il nous semble plutôt maladroit quand

il trébuche et tombe de cheval :

Mes diex le fist a une çouche

297

Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 160-161. 298

Huon de Méry, op. cit., v. 56-57. 299

Ibid., v. 132. 300

Ibid., v. 149-152.

Page 86: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

80

Si tres durement abuissier

Que la teste avant trebuchier

Li convint du destrier a terre.

Lors cuidai bien que nostre guerre

Fausist quant le Mor vi a pié,

Car je le voil de mon espié

Encontre le terre espoier ;

Mes aussi pëuse apoier

L’espier a une roche bise301

.

Le comique de la situation annonce le regard satirique que l’auteur porte sur son

comportement passé, car l’attitude du héros est bien l’inverse de la moralité. Il souhaite

profiter du trouble de son adversaire pour l’attaquer et lorsqu’il n’y arrive pas, abandonne

aussitôt son épée par manque de courage : « Couarz fui, ne l’osai atendre,/ Ainzi li ai

m’espée rendue302

. » En désignant son comportement de couarz, Huon porte un jugement

moral sur ses actes antérieurs qu’il peut ainsi présenter au public comme conduite à

proscrire.

2.3.2. Les étapes de la conversion

Après avoir été fait prisonnier par Bras-de-Fer, le héros s’efface notablement pour

laisser place aux descriptions des vices et des vertus qui se poursuivront pendant le

déroulement du combat. Il s’agit de l’étape suivante de la progression du héros, ce dernier

occupe alors la position de l’observateur lui permettant de constater la supériorité des

vertus sur les vices. En rapportant l’affrontement, un changement commence à s’effectuer

chez le héros qui ne peut s’empêcher d’admirer la beauté et la force de l’armée du Christ.

En effet, on remarque que les réactions du pèlerin face aux apparitions des vertus sont plus

positives que lorsqu’il aperçoit le cortège de vices. Le heaume de Noblesse

l’« esmerveil303

 » et il s’exclame devant la beauté du visage de la Vierge :

Estoit si tres bele a devise

Que ja par moi, qui la devise,

Ne sera a droit devisée304

.

Le combat se déroule donc sans que le héros y prenne part. Le récit aurait pu se

terminer avec la victoire du camp céleste, mais un événement subit frappe le narrateur, nous

301

Ibid., v. 240-249. 302

Ibid., v. 256-257. 303

Ibid., v. 1880. 304

Ibid., v. 1409-1411.

Page 87: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

81

rappelant que malgré son émerveillement devant les vertus, son âme n’est pas encore

sauvée. Une flèche, destinée à frapper les vierges et les pucelles, provenant de l’arc

amoureux de Vénus se détourne de sa course et vient se ficher dans le cœur du narrateur :

Venus, qui vierges et pucelles

Asault, tendi sans atendue

L’arc amoreus, s’a destendue

Une saeste barbelée,

Qui estoit d’amours enpenée305

.

Ce leitmotiv de la fin’amor des romans de chevalerie appelle à une lecture allégorique, car

bien sûr, ici, la cause de la blessure n’est pas une dame, il s’agit plutôt du symbole d’éros

en tant que passion irrationnelle. Le fait que Huon ait choisi une blessure de ce type n’est

pas anodin. En appliquant une lecture de second sens, on peut supposer que l’auteur a

sélectionné cet amour dans le but de l’incriminer. Ce n’est pas un véritable amour, il s’agit

d’une manigance de Vénus, décrite comme « la mere fornicacïon306

 », pour troubler l’esprit

et qui était destinée à souiller les chastes suivantes de Virginité. Ce n’est que plus tard,

après avoir établi la cause de son mal, que le narrateur pourra débuter la guérison qui lui

permettra d’expérimenter le véritable amour, c’est-à-dire celui de la foi, un amour spirituel

qui ne rend pas le corps malade et qui préserve l’esprit. Comme l’explique Michel Zink en

illustrant les différents types d’amour représentés dans le roman médiéval, l’amour sacré

est supérieur à tous les autres. Il s’agit « du plus haut amour, l’amour divin, l’amour de

Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu307

 ». Il est dans la logique du projet

d’exhortation moral de Huon de faire progresser le pèlerin d’un type d’amour à un autre et

de démontrer la supériorité du deuxième.

C’est donc dans la religion que le héros trouve son salut moral et physique. Son

corps doit impérativement être incriminé afin d’être placé sous tutelle de l’esprit. Le procès

tenu par Raison souligne cette idée, car elle accuse les yeux et le cœur de ne pas s’être

mieux protégés de cette flèche. Afin de construire d’avantage la démonstration, le passage

sur l’amour courtois de Cligès est détourné et mis au service des techniques de persuasion

de Huon :

Li eulz n’a soing de rien entendre

Ne rien n’i puet fere a nul fuer,

305

Huon de Méry, op. cit., v. 2570-2574. 306

Ibid., v. 2565. 307

Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 72.

Page 88: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

82

Mes c’est li miroers au cuer,

Ey par ce miroer trespasse,

Si qu’il ne le blece ne quasse,

Li sens dont li cuers est espris308

.

On retrouve dans le passage du Tournoi de l’Antéchrist la même image des yeux comme

porte d’entrée pour le dard d’amour qui fait son chemin jusqu’au cœur imprudent. Lors du

jugement déterminant le responsable du malaise du narrateur, Raison est désignée comme

juge et incrimine le cœur d’avoir manqué de vigilance :

Li cuers fu l’achoison

Du mal qu’il a.

Plus en doit estre

Blaméz que nus, qui le fenestre

Lessa overte comme foys,

Par ou li descendi li cous

Du fer, dont il garra a tart309

.

Cette utilisation du motif courtois associé avec le sens religieux et moral fait transparaître la

volonté de Huon d’utiliser le lyrisme courtois comme preuve du danger associé au désir. La

tendance qu’il souhaite montrer est que la passion amoureuse courtoise représente une

faiblesse du cœur n’ayant pas su dominer ses désirs. Après cet événement, qui agit comme

un avertissement, le narrateur perçoit la nécessité de suivre la voie des vertus s’il souhaite

se préserver physiquement et moralement. Le salut s’acquiert donc par ce passage de

l’influence de la chair à celle de l’esprit et permettant, alors que le héros se situe à la lisière

de l’égarement, de passer à la sécurité et à la raison par les conseils des vertus.

Le jugement de Raison permet donc d’attribuer au cœur les malheurs du pèlerin,

mais ce n’est pas pour autant que ce dernier est guéri de ses maux. Le processus de

guérison est déjà entamé par la reconnaissance de la responsabilité du cœur, mais il doit se

poursuivre par des efforts montrant la volonté de contrition du narrateur. Cette guérison

incarne alors de manière symbolique le passage initiatique vers l’univers de la piété. Cette

impression se confirme par un changement dans le discours de l’auteur qui se confond

graduellement avec celui du prédicateur par une présence plus appuyée de l’enseignement

doctrinal. Pour se remettre de sa blessure d’amour, le narrateur devra suivre trois étapes. Il

lui faut développer une foi exemplaire, et la séquence où se succèdent les différentes étapes

308

Chrétien de Troyes, Cligès, texte présenté et traduit par Charles Méla et Olivier Collet, Paris, Librairie

Générale Française, 1994, v. 706-711. 309

Huon de Méry, op. cit., v. 2748-2753.

Page 89: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

83

de sa conversion donne l’impression d’un mode d’emploi s’adressant explicitement aux

lecteurs. Huon met en scène la triade Dévotion, Confession et Pénitence afin de familiariser

le pèlerin avec les exercices préconisés par l’Église. La guérison de la blessure d’Amour

s’effectue donc grâce aux conseils de Dévotion, au fardeau « déchargié310

 » par Confession

et à l’application d’un bandage « fete d’une manche/ De la chemise penitance311

 ». Par cette

mise en scène, le discours de l’auteur bascule vers celui du sermon éclairant le lecteur sur

les étapes menant au salut. Après son passage par la triade, le héros peut librement faire la

connaissance de Noblesse et de Générosité qui l’accueillent dans l’enceinte d’Espérance.

Ce passage de la ville de Désespérance à celle d’Espérance ajoute une glose

implicite en associant personnification et métaphore. La polarisation des deux villes

positive et négative est évidente, et marque le déplacement du héros dans le paysage

allégorique. Cette migration du pèlerin d’une ville à l’autre accentue l’impression d’une

transition vers l’univers religieux. La cité d’Espérance que Huon qualifie comme « Monjoie

de paradis312

 », fait figure de Jérusalem céleste, illustrant de manière symbolique le paradis

terrestre. Mais le héros ne peut véritablement l’atteindre, car lorsqu’il souhaite entrer au

cœur du royaume céleste où se trouvent le Roi et sa cour, le portier l’en empêche en

s’exclamant : « Beau sire, cëanz n’entre nus,/ S’il n’est molt justes et loiaus313

. » Le

cheminement vertueux du narrateur n’est donc pas terminé, il n’est pas suffisamment

« justes » et « loiaus » pour espérer être admis parmi les convives du cercle divin. Ce n’est

pas pour autant que le pèlerin se retrouve abandonné à son sort, car lors du départ de la

cour, il se voit confié par le Roi aux bons soins de Vie-Religieuse :

A ma dame relegïon

Me bailla li rois en conduit

Relegïon, ce m’est avis,

D’Esperance jusqu’en parvis.

Mes en la fin ai tant erré,

Que je sui el chemin ferré

De parvis. S’en moi ne remaint,

Religïon pri, qu’el m’i maint,

Qui m’a j’a mené par la mein

Jusqu’à l’eglise S.’Germein314

.

310

Ibid., v. 3092. 311

Ibid., v. 3084-3085. 312

Ibid., v.1238. 313

Ibid., v. 3378-3379. 314

Ibid., v. 3510-3520.

Page 90: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

84

Le message est clair : le passage par Espérance n’est pas une garantie pour entrer au

paradis. Il faut cheminer pour y parvenir, et Religïon permettra de guider le croyant sur la

bonne voie. L’entrée de Huon de Méry en « relegïon », à Saint-Germain-des-Prés, marque

la fin du récit et l’aboutissement de sa progression pieuse, ou plutôt son véritable début.

L’allégorie en mouvement du héros constitue donc la stratégie didactique la plus

élaborée du Tournoi. Elle incarne réellement l’essence du texte, qui est d’indiquer au public

la direction vers une pratique religieuse plus constante permettant de reconnaître ses

propres propensions au vice. L’effort de conversion de Huon s’applique à un public déjà

croyant, mais dont l’exercice de la foi n’est pas exemplaire. Ce dont il doit les convaincre,

c’est surtout d’appliquer les préceptes de l’Église à toutes les facettes de leur quotidien, et

donc de combattre le vice à tous instants.

Il est évident que le Tournoi de l’Antéchrist repose sur une structure d’opposition

par sa forme d’affrontement. Ce que nous avons tenté de faire dans ce deuxième chapitre

est de montrer la complexité de l’utilisation des structures binaires dans le texte qui

dépassent largement sa forme de tournoi. Les précédentes analyses ont prouvé que la

construction du sens de ce message passe par l’articulation double des allégories.

En transposant le rapport binaire entre spirituel et charnel sur lequel repose la

société médiévale à son texte, Huon réussit à créer un réseau de senefiance qui incite le

public à de meilleures pratiques religieuses et une vigilance soutenue pour contrer

l’attirance envers les vices. Nous avons constaté que les stratégies didactiques reposent en

grande partie sur les personnifications des vices et des vertus. Les descriptions héraldiques

de leur équipement sont riches en sens second et le traitement esthétique des armées utilise

largement les contrastes pour reproduire l’opposition entre bien et mal. En observant au

plus près la constitution des deux camps et les relations entre les personnifications, nous

avons mis en évidence une polarisation positive et négative sur le schéma des armées. Le

rôle des archanges a finalement été relevé pour sa contribution majeure dans la pédagogie

de Huon, puisque cette chevalerie céleste nous a permis de constater à nouveau une

articulation double en raison de son opposition à la chevalerie terrestre.

Page 91: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

85

Ces réflexions sur la construction des allégories nous ont menée à décortiquer la

plus imposante de ces manifestations. C’est en effet dans le pèlerinage du narrateur que

nous trouvons la clef de lecture confirmant notre interprétation des éléments de sens second

retrouvés au fil du texte. Sur la narration se transpose un itinéraire spirituel qui sert

ultimement d’exemplum aux lecteurs. Le désir de l’auteur est de sortir l’enseignement

religieux du cadre liturgique et d’investir le quotidien, mais aussi de dépasser les enjeux des

œuvres vernaculaires rivales. Huon appuie ses intentions didactiques en présentant la vérité

poétique de son texte comme un mimétisme de la vérité cachée de la nature. Nous avons

souligné différentes techniques permettant d’interpréter l’aventure du narrateur comme une

allégorie en mouvement, à commencer par le portrait du héros dont l’attitude est décrite

avec dérision soulignant de ce fait sa tendance aux vices. Grâce à ce premier portrait peu

flatteur, nous avons pu observer les modifications apportées à son comportement au cours

de sa progression. Son admiration pour les vertus se fait plus présente lors du tournoi et une

blessure d’amour lui donne l’occasion de se détourner complètement des vices. Sa guérison

concorde avec le changement de ton de l’auteur qui se confond avec celui d’un prédicateur.

Huon instaure l’importance de la triade Dévotion, Confession et Pénitence en les présentant

comme le remède à la blessure du héros. La finale de la réflexion se fait en même que la fin

du récit, lorsque le narrateur entre à Saint-Germain-des-Prés. La senefiance finale réside

dans cette image qui illustre la nécessité d’une pratique religieuse exemplaire au quotidien.

Page 92: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

86

CONCLUSION

Le problème du Tournoi de l’Antéchrist se pose lorsque l’on tente d’interpréter

l’ensemble des éléments provenant des traditions multiples qu’il regroupe. Ces éléments

qui convergent au sein du même texte ont été étudiés par la critique, mais de manière

individuelle. Nous nous sommes donc d’abord penchée sur les emprunts à l’univers

arthurien en tant qu’éléments charnières de la narration et de l’influence de Raoul

de Houdenc sur l’écriture allégorique. Nous avons rapidement constaté que la structure

psychomachique du Tournoi incorpore ces deux autorités littéraires en plus de rassembler

des personnages variés provenant de la mythologie et de la Bible. De fait, ce tableau de

l’œuvre nous a poussée à considérer un problème de généricité que nous avons abordé en

liant chacun de ses éléments par une senefiance allégorique. À partir de la notion

d’architexte de Benjamin Bouchard, l’établissement d’une liste de textes de la tradition des

tournois nous a permis de tirer les traits caractéristiques de l’œuvre et d’établir un premier

bassin comparatif en l’absence de genre défini. C’est après cet exercice que nous avons pu

constater l’interdépendance entre l’allégorie et la visée didactique des œuvres. Grâce à la

comparaison des textes, nous avons mis de l’avant une base commune reposant sur le

modèle de l’affrontement provenant de la psychomachie. Cette structure a ensuite servi de

clef de lecture pour comprendre le lien entre l’allégorie et le didactisme.

Afin d’investiguer plus attentivement les mécanismes mis en œuvre par ces trois

éléments, nous avons entamé notre recherche avec le passage catalyseur et charnière du

texte : la fontaine périlleuse. La découverte de la fontaine est un élément essentiel

constituant le point de rencontre entre les autorités littéraires. À partir de ce constat, nous

avons mieux compris la fonction de pont entre l’autobiographie du début du texte et le récit

allégorique que joue la fontaine. En effet, son lien avec la merveille dans la tradition

arthurienne justifie son utilisation comme portail vers la fiction. De surcroît, il fallait aussi

investir le sens allégorique de cet élément, ce qui a pu être fait par sa mise en relation avec

la symbolique du miroir. Son rôle de miroir de vérité où le narrateur observe l’état de son

âme nous a permis de faire ressortir l’intention religieuse de l’auteur. Cette impression s’est

Page 93: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

87

affirmée avec l’observation du décor de la source qui s’est révélée être une métaphore du

rituel du baptême.

Après le passage dans Brocéliande, le pèlerinage du narrateur dans l’univers

allégorique commence et c’est avec cette entrée que nous avons débuté notre deuxième

chapitre. La senefiance de la fontaine nous ayant donné une première confirmation du

rapport entre allégorie et pédagogie, nous voulions poursuivre notre raisonnement en

continuant à y explorer la notion d’affrontement. C’est donc en observant les rapports

doubles des allégories que nous avons défini les stratégies pédagogiques de Huon de Méry.

La binarité de la pensée médiévale a d’abord été constatée dans les descriptions des

personnifications, notamment dans le traitement esthétique de leur aspect visuel.

L’utilisation des couleurs, des descriptions héraldiques et du contraste entre le beau et le

laid nous a fait saisir l’importance des polarisations positives et négatives. Les contrastes et

analogies sur lesquels reposent les relations internes des armées ont aussi été mis de l’avant

et l’interprétation des relations entre les personnifications nous a fait remarquer la

valorisation des vertus au détriment de l’armée infernale. Nous avons conclu que c’est

grâce à ce sens second que Huon transmet son enseignement religieux.

La dernière étape de notre analyse s’est concentrée sur l’interprétation du pèlerinage

du narrateur en tant qu’allégorie. Grâce au procédé de l’exemplum, nous avons établi

l’analogie entre le parcours du narrateur et le canevas d’une réflexion morale. Pour donner

crédit à son enseignement, nous avons observé que Huon place son texte sous l’égide de

deux types de vérité, la première ayant un sens historique qui s’accorde avec l’entrée du

récit autobiographique et la seconde poétique qui se réclame de la subtile vérité naturelle

présente dans le sens second de l’allégorie. Nous avons ensuite basé notre réflexion sur la

vérité du pèlerinage en le découpant selon les étapes marquantes de la conversion du héros.

Notre premier constat a été de relever la dérision associée au portrait du héros, car ce

dernier incarne plutôt un anti-héros par son manque de vertu. Cette présentation peu

enviable était pourtant nécessaire, puisque rapidement des modifications ont été apportées à

son comportement. En effet, nos observations ont signalé les premiers signes d’influences

positives lors du tournoi quand le héros porte une admiration évidente aux envoyés célestes.

Les événements s’accélèrent lorsque le narrateur est blessé par une flèche de Vénus, car il

Page 94: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

88

se voit confronté à la décision de choisir entre l’armée infernale et l’armée divine, ce qui

décidera du sort de sa guérison. Finalement, ce sont Dévotion, Confession et Pénitence qui

réussissent à soigner le blessé. En investiguant le sens second de ce passage, il est devenu

évident que le discours de Huon se confondait avec celui du prédicateur. La triade guérit le

corps, mais aussi l’âme, ce que nous avons interprété comme un signal aux lecteurs visant à

les inciter à de meilleures pratiques religieuses. Notre réflexion s’est terminée sur le point

culminant du récit, lorsque le héros passe de la ville de Désespérance à Espérance. Cette

dernière métaphore du changement effectué dans son âme se conclut sur une

recommandation ultime symbolisée par l’entrée en religion de Huon. Le récit s’achève ainsi

sur la fin du pèlerinage allégorique, mais le début de la véritable progression pieuse. Ces

observations sur les différentes couches de sens du Tournoi nous ont permis de conclure,

grâce à l’analyse du binarisme de la pensée qui informe l’articulation globale des allégories

que l’allégorie transpose le message moral et religieux de l’auteur en donnant sens à

l’articulation des éléments. La trame invisible du Tournoi est brodée par les tentatives

d’enseignements de l’auteur. Le lecteur trouvera une clef de lecture dans la mise en relation

des formes doubles dans le texte, qui mettent au jour l’omniprésence du discours moral

sous la forme dynamique d’un conflit.

Le Tournoi de l’Antéchrist s’inscrit dans un contexte d’histoire littéraire où

l’écriture en langue vernaculaire est encore au stade de l’expérimentation, avec une

littérature qui cherche l’équilibre entre création et tradition, en particulier avec des

explorations formelles et génériques. L’une des voies de l’écriture en français prend racine

dans une volonté d’enseignement religieux qui s’étend graduellement à différentes formes

textuelles. Les traductions du lapidaire de Marbode et de bestiaires comme le De Bestiis

d’Hugues de Saint-Victor se multiplient au XIIe siècle et sont une percée pour

l’interprétation allégorique morale315

. Au XIIIe siècle, en même temps que l’esprit

encyclopédique en français316

, les thématiques abordées par les questions allégoriques se

multiplient. Huon se situe dans cet entre-deux qui précède le triomphe du Roman de la Rose

comme standard de la forme allégorique, et la difficile catégorisation du Tournoi, liée au

fait qu’il ne s’inscrit pas dans un cadre normatif : ce texte manipule différentes traditions

315

Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, op. cit., p. 63. 316

Ibid.

Page 95: La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L

89

dans un désir d’innover sans toutefois s’éloigner des autorités littéraires. Les récentes

recherches comme celles de Patrick Moran sur les genres médiévaux317

et de Richard

Trachsler318

sur l’interférence des matières sont caractérisées par une volonté de

reconsidération de ces textes aux frontières des genres. Il reste encore beaucoup à faire à ce

sujet pour comprendre la contribution des œuvres comme le Tournoi de l’Antéchrist au

schéma des allégories vernaculaires.

317

Patrick Moran, « Genres médiévaux… », art. cit. 318

Richard Trachsler, Disjointures…, op. cit.

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