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© Alex Godin-Bastarache, 2020
La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L'Antéchrist de Huon de Méry
Mémoire
Alex Godin-Bastarache
Maîtrise en études littéraires - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
La pensée médiévale du double
dans Le Tournoi de L’Antéchrist de Huon de Méry
Mémoire
Alex Godin-Bastarache
Sous la direction de :
Anne Salamon, directrice de recherche
ii
RÉSUMÉ
Ce mémoire porte sur le texte de Huon de Méry intitulé Le Tournoi de l’Antéchrist. Il
s’agit d’un ouvrage de 3544 vers dont la date d’écriture est estimée à la première moitié
du XIIIe siècle. Ce texte a retenu notre attention pour son utilisation de la psychomachia
comme matrice principale et son écriture en langue vernaculaire. Le Tournoi relate
l’aventure de Huon qui va assister à l’affrontement de l’armée du Christ, composée de
vertus, contre celle de l’Antéchrist où s’alignent les vices. La narration conjugue écriture
autobiographique, romanesque et récit allégorique, présentant ainsi une figure de
narrateur-auteur intéressante. La singularité de l’écriture de Huon réside dans cette
articulation d’éléments hétérogènes. L’auteur fait intervenir deux autorités littéraires,
Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc, qui ont une influence majeure sur son œuvre.
L’univers romanesque et allégorique est combiné à des éléments mythologiques,
littéraires et bibliques. Cette convocation de traditions différentes pose un problème de
généricité qu’il faut adresser pour la compréhension du texte. C’est le point de départ de
notre réflexion qui nous permettra d’exposer la relation entre la structure d’affrontement
du texte, l’écriture allégorique et les visées didactiques de l’auteur. Ces trois éléments
s’articulent autour d’un principe double, commun dans la pensée médiévale. Ce principe
est à la base de notre hypothèse qui soutient l’idée selon laquelle la pensée du double
permet de former une dynamique entre les éléments hétérogènes du Tournoi et met en
lumière le message de conversion de l’auteur.
iii
ABSTRACT
The subject of this master’s thesis is Huon de Méry’s Le Tournoi de l’Antéchrist. This
book is composed of 3544 verses and the writing date is estimated to be around the first
half of the 13th
century. This subject caught our attention because of the author Huon de
Mery’s unusual use of the psychomachia as the principal matrix of the text and because
of his writing in vernacular. The Tournoi describes the adventures of Huon who in the
story is destined to be the spectator of the confrontation between Christ’s army, which
represents virtues, against the Antichrist’s which represents vices. The narrative achieves
an interesting author-narrator representation by combining elements of autobiographical
and Romanesque writing, along with an allegorical storyline. The singularity of Huon’s
writing resides in the articulation of heterogeneous elements. Chrétien de Troyes and
Raoul de Houdenc as literary authority are major influences for the book. The fictional
and allegorical universes combine, with mythological elements, different literary
traditions and biblical influences. This diversity of traditions poses the question of the
genericity which is essential to address for a better understanding of the text. This is the
starting point of our reflection which allows us to expose the relationship between the
text’s confrontational structures, its allegorical writing and the shared principle in
medieval’s binary thinking culture. This articulation is the basis of our hypothesis which
puts forward the idea that medieval binary thinking forms a dynamic among the elements
of the Tournoi and highlights the religious conversion message of the author.
iv
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ......................................................................................................................................... ii
ABSTRACT ................................................................................................................................... iii
TABLE DES MATIÈRES .............................................................................................................. iv
REMERCIEMENTS ....................................................................................................................... v
INTRODUCTION ........................................................................................................................... 1
PREMIER CHAPITRE ................................................................................................................. 14
Le double comme principe structurant : le genre du texte en question ..................................... 14
1.1. Préalables théoriques sur le genre ............................................................................. 15
1.2. L’affrontement des autorités : Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc ................. 22
1.3. Réécriture de deux scènes pivots à la lisière de l’allégorie ....................................... 29
1.4. La tradition des tournois et batailles .......................................................................... 34
1.5. Le dit, clef du rhapsodisme du Tournoi de l’Antéchrist ............................................ 43
DEUXIÈME CHAPITRE .............................................................................................................. 46
Le binarisme et la construction du sens ..................................................................................... 46
2.1. L’articulation double des allégories comme stratégie pédagogique ................................... 46
2.1.1. Regard sur les personnifications : la senefiance créée par la tension des contrastes et
des analogies .......................................................................................................................... 52
2.1.2. La pédagogie du rire des vices et du sublime des vertus ............................................. 56
2.1.3. L’ekphrasis du tournoi et les contrastes des armées .................................................... 57
2.1.4. Organisation relationnelle des armées ......................................................................... 59
2.1.5. La chevalerie céleste .................................................................................................... 63
2.2. Dans l’entre-deux, frontière entre la vérité et la merveille : le rôle du motif de la fontaine
périlleuse ................................................................................................................................... 68
2.2.2. La fontaine, incarnation du miroir de vérité ................................................................ 72
2.3. Pèlerinage moral : une allégorie articulée par les déplacements du narrateur .................... 76
2.3.1. La figure du « je » satirique exemplaire ...................................................................... 76
2.3.2. Les étapes de la conversion ......................................................................................... 80
CONCLUSION ............................................................................................................................. 86
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................ 90
v
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier ma directrice de maîtrise Anne Salamon, pour sa patience lors de mes
nombreuses interrogations et son habileté à pousser à son maximum ma réflexion. Je
souhaite aussi souligner le support indéfectible de ma famille, Yvon, Linda et Esther qui
m’ont appuyée dans les bons et moins bons moments. Un remerciement tout particulier à
Don pour ses encouragements, et à mes chères amies Béatrice, Mireille, Victoria, Marie-
Laurence, Annick et Marianne pour leurs conseils et surtout, leur écoute de tous les
instants. Enfin, je remercie le département de littérature, théâtre et cinéma de
l’Université Laval pour avoir favorisé ma réussite et permis la réalisation de cette
recherche.
1
INTRODUCTION
L’allégorie au Moyen Âge est « une figure de rhétorique et un principe de
composition poétique, mais aussi, et d’abord, un mode de déchiffrement du monde, de
l’âme et des signes de Dieu1 ». Ce mode d’écriture, qui constitue « la méthode de
l’exégèse2 », possède une grande puissance herméneutique, que les auteurs ont exploitée
dans des œuvres variées. Ce mémoire a pour objet un des premiers poèmes allégoriques
médiévaux, Le Tournoi de l’Antéchrist3 de Huon de Méry. Écrit à la première personne et
relaté comme l’expérience véridique de l’auteur, qui se pose comme narrateur et acteur du
poème, ce texte en français, qui a vraisemblablement été écrit dans la première moitié du
XIIIe siècle, prend la forme d’une psychomachia classique, en opposant les vices de l’armée
de l’Antéchrist aux vertus de celle du Seigneur. Ayant participé à une campagne de
Louis IX contre Pierre Ier
Mauclerc4, en Bretagne, et s’en revenant après l’expédition, le
narrateur souhaite apprendre la vérité sur la légendaire fontaine périlleuse qu’abriterait la
forêt de Brocéliande, en Bretagne. C’est ainsi qu’il entre dans la forêt et qu’il trouve la
fontaine rendue célèbre par Chrétien de Troyes5 dans le monde romanesque. Le narrateur
fait ensuite la rencontre de Bras-de-fer qui le conduira à la cité de Désespérance d’où il
assiste à l’affrontement des deux armées, avant de changer de camp par l’intermédiaire de
Confession pour finalement entrer dans les ordres à Saint-Germain-des-Prés.
Ce poème a été depuis longtemps remarqué par la critique, car il s’agit de l’un des
seuls textes de l’époque, avec Le Tournoi d’Enfer6 qui arrive plus tardivement, à présenter
1 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 241.
2 Ibid., p. 242.
3 Huon de Méry, Le Tournoi de l’Antéchrist (Li Tornoiemenz Antecrit), texte établi par Georg Wimmer,
présenté, traduit et annoté par Stéphanie Orgeur, 2e édition entièrement revue par Stéphanie Orgeur et Jean-
Pierre Bordier, Orléans, Paradigme, 1995, 175 pages. 4 Élisabeth Gaucher-Rémond, « Psychomachie et récit de conversion : Huon de Méry et le Tornoiement de
l’Antéchrist », Revue des langues romanes, CXVI, 2 (2012), p. 405. 5 Chrétien de Troyes, « Yvain ou le chevalier au Lion », dans Œuvres complètes, Daniel Poirion [dir.], Anne
Berthelot, Peter F. Dembowski, et al., Paris, Gallimard, 1994, v. 410-480. Il s’agit de la fontaine rencontrée
par Calogrenant lors de son exploration dans la forêt de Brocéliande en quête d’aventures. Huon de Méry
reprend ce motif dans son ouvrage, pastichant ainsi l’ordre d’apparition des événements. 6 Arthur Långfors, « Le Tournoiement d’enfer, poème allégorique et satirique tiré du manuscrit français 1807
de la Bibliothèque nationale », Romania, 44 (1915-1917), p. 511-558. Långfors justifie une datation du milieu
du XIIIe d’après un passage du texte citant « Jouhan de Dreues » (v. 1146) dont la description correspond aux
décès de deux comtes en 1248 et 1307.
2
la psychomachie comme matrice principale7 du texte. Pourtant, lors de la lecture du
Tournoi de l’Antéchrist, il est surprenant de voir que l’élaboration des armées n’est pas
restreinte aux personnifications des concepts abstraits ; Huon de Méry dévie du modèle de
Prudence et étend la constitution des armées à des personnages non allégoriques, comme
lorsque nous rencontrons la déesse Proserpine au bras de l’Antéchrist. La singularité de
l’écriture de Huon de Méry réside précisément dans l’articulation de l’allégorie avec
plusieurs éléments hétérogènes. Le premier est que l’auteur s’inspire de l’univers
romanesque et courtois avec une entrée de récit arthurienne, dont certaines références très
nettes au Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes et à Raoul de Houdenc. Ensuite, le
poème convoque un ensemble varié de personnages assemblant mythologie, littérature et
références bibliques qui viennent se combiner à la dimension purement allégorique. Enfin,
le texte présente une forte dimension autobiographique, qui n’en demeure problématique,
surtout si l’on considère que le récit consacre une place non négligeable à l’humour,
contrastant avec le propos sérieux de la conversion. En effet, que ce soit par le biais de
représentations grotesques des vices, d’accumulations interminables ou encore par le ton
ironique de l’auteur, l’œuvre fait sourire son lecteur.
Ainsi, il s’agit d’un poème unique qui, à l’époque, se démarque sur plusieurs
points8. La difficulté de l’étude de cet ouvrage réside dans l’apparent paradoxe entre
l’observation de la multitude de ces différents aspects et la recherche d’un discours
englobant qui permette de les articuler ensemble. Ce mémoire se propose donc de
rechercher dans le titre de Tournoi un principe structurant, celui du conflit binaire et de
l’opposition, pouvant fournir, de manière allégorique, une clef de lecture de l’œuvre. En
effet, le système de pensée binaire a depuis longtemps été considéré comme typique de la
littérature médiévale ancienne9. Suivant cette idée, l’objectif de ce mémoire est d’aborder
cet ensemble de traits singuliers, en apparence hétérogène, en les plaçant dans un système
d’oppositions binaires, qui permette dès lors d’en faire ressortir un parcours dynamique de
conversion.
7 Armand Strubel, « Grant senefiance a » : allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion,
2009, p. 132. 8 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, op. cit., p. 253.
9 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Construire le sens », dans Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Frank Lestringant,
Georges Forestier, Emmanuel Bury et al. [dir.], La Littérature française : dynamique et histoire I, Paris,
Gallimard, 2007, p. 175-176.
3
Les études concernant Le Tournoi de l’Antéchrist sont peu nombreuses et celles
d’envergure le sont encore moins. Il s’agit toutefois d’un texte fréquemment mentionné
dans des ouvrages généraux parmi le panorama de la littérature allégorique médiévale10
. Il
est principalement décrit comme un texte fondateur du genre allégorique, mais rapidement
éclipsé par Le Roman de la Rose, roman allégorique qui devient l’un des textes les plus
importants de la littérature vernaculaire. Toutefois, l’intérêt du Tournoi réside dans le fait
qu’il constitue un intermédiaire entre différentes traditions : il s’agit principalement d’un
poème allégorique qui emprunte aussi plusieurs motifs à la littérature courtoise et à la
matière arthurienne tout en incluant également un aspect autobiographique. Ce sont ces
trois directions qui ont particulièrement intéressé la critique.
De fait, en étudiant les références intertextuelles, plusieurs travaux se sont penchés
sur cet aspect singulier du texte. L’étude de Keith Busby, « Plagiarism and poetry in the
‟ Tournoiement Antéchrist’’ of Huon de Méry11
» explique l’utilisation et le remaniement
de nombreuses références à Chrétien de Troyes et à Raoul de Houdenc dans Le Tournoi.
Busby souligne le lien entre les auteurs qui ont inspiré Huon de Méry et la façon dont il
utilise ces références pour faire naviguer son lecteur d’une tradition littéraire à une autre.
En s’inspirant d’abord de Chrétien de Troyes et de ses romans en entrée de récit, Huon
marque ensuite le passage vers le poème allégorique par des références nettes au Songe
d’Enfer de Raoul de Houdenc12
. Ces références informent le lecteur qu’il passe désormais
de l’univers romanesque et courtois vers celui de l’allégorie didactique et morale. Le
chercheur souligne qu’il s’agit d’une force du Tournoi de l’Antéchrist d’inviter son lecteur
10
Le Tournoi de l’Antéchrist est brièvement mentionné lors du passage concernant la psychomachie dans
l’ouvrage d’Armand Strubel, op. cit., p. 130. Nommons aussi le travail de Hans Robert Jauss qui analyse la
place du Tournoi parmi le panorama allégorique s’inscrivant dans la tradition de la psychomachie des XIIe et
XIIIe
siècles ; Hans Robert Jauss, « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de
Lille à Guillaume de Lorris », dans Anthime Fourrier [dir.], L’Humanisme médiéval dans les littératures
romanes du XIIe
au XIVe siècle. Colloque organisé par le Centre de philologie et littératures romanes de
l'Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, Paris, Klincksieck, 1964, p. 107-144. On peut
aussi citer Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Paris, Honoré Champion,
1994, 507 pages. Cet ouvrage s’intéresse rapidement aux vices présents chez Huon de Méry que l’on retrouve
aussi dans le Roman de Fauvel. 11
Keith Busby, « Plagiarism and Poetry in the “Tournoiemenz Antéchrist” of Huon de Méry »,
Neuphilologische Mitteilungen, 84, 4 (1983), p. 505-521. 12
Madelyn Timmel Mihm, “The Songe d’Enfer” of Raoul de Houdenc: An Edition Based on All The Extant
Manuscripts, Tübingen, Niemeyer, 1984, 181 pages.
4
à reconnaître et identifier les références de textes connus13
. Avant Keith Busby, de manière
plus limitée, Jean Frappier avait déjà, dans un même désir de répertorier les utilisations des
motifs de Raoul de Houdenc par Huon, mis en avant les représentations diaboliques
grotesques semblables utilisées par les deux auteurs14
. De même, Marc-René Jung, dans
son ouvrage Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge15
, consacre
quelques pages à l’analyse globale des motifs empruntés aux deux modèles principaux de
Huon. Finalement, une analyse mise en avant par Faith Lyons se penche, cette fois,
uniquement sur les motifs tirés de La Queste del Saint Graal16
. À ces études retraçant les
fils de l’intertextualité, s’ajoutent celles qui interrogent la nature et la tonalité du poème
pour essayer de comprendre les enjeux de ce jeu constant. La thèse d’Helen Ann Tardy17
explore ainsi la dimension humoristique du texte et l’étude de Madeleine Jeay18
apporte des
éléments de réponse en posant la question du pastiche et des relations transtextuelles au
Moyen Âge.
L’aspect autobiographique du Tournoi de l’Antéchrist est mis en lumière dès le
début du poème, car Huon de Méry fait référence à ses propres souvenirs et expériences
lorsqu’il décide d’entrer dans la forêt de Brocéliande :
Je m’en tornai et pris ma voie
Vers la forest sans plus atendre,
Car la verté voloie apprendre
De la perilleuse fonteine19
.
Cette narration à la première personne est étudiée par Ernstpeter Ruhe20
qui se penche sur
la figure du « je » auteur-participant et dont l’analyse souligne l’organisation centrale de
l’allégorie autour de ce « je » et observe aussi la structure d’ « affrontement » entre Huon et
13
Keith Busby, op. cit., p. 517. 14
Jean Frappier, « Châtiments infernaux et peur du Diable », Cahiers de l’Association internationale des
études françaises, 3-5 (1953), p. 87-96. 15
Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge, Berne, Francke, 1971, p. 268-
290. 16
Faith Lyons, « Huon de Méry’s Tournoiement d’Antechrist and the Queste Del Saint Graal », French
Studies, 4 (1952), p. 213-218. Cet article propose l’hypothèse selon laquelle Le Tournoi de l’Antéchrist serait
postérieur à La Queste del Saint Graal, le premier étant postérieur à 1233 et la seconde estimée entre 1225-
1230. 17
Helen Ann Tardy, « Entre le sérieux et le comique, une œuvre énigmatique : « Li tornoiemenz antecrit » de
Huon de Méry », thèse de doctorat, Amiens, Université d’Amiens, 1985, 273 f. 18
Madeleine Jeay, « “Car tot est dit” : parodie, pastiche, plagiat ? : Comment faire œuvre nouvelle au Moyen
Âge », Études françaises, 46, 3 (2010), p. 15-35. 19
Huon de Méry, op. cit., p. 8, v. 60-63. 20
Ernstpeter Ruhe, « Allégorie et autobiographie, le grand tournoyeur Huon de Méry », Razo. Cahiers du
centre d’études médiévales de Nice, 10 (1990), p. 111-125.
5
ses illustres prédécesseurs. L’étude de Katharine MacCornack aborde aussi la question du
narrateur à la première personne qui se divise, selon elle, entre le « je » conteur-écrivain et
le « je » personnage-narrateur21
. Finalement, se fondant sur les études de Ruhe et de Jung,
Richard Trachsler dans son ouvrage Disjointures-Conjointures, soutient l’hypothèse selon
laquelle Le Tournoi de l’Antéchrist répond à un désir de « synthèse » expliquant ainsi
l’utilisation de plusieurs genres22
.
Le troisième volet critique qui s’intéresse au Tournoi concerne les études portant sur
l’allégorie23
. De manière générale, l’ouvrage de synthèse d’Armand Strubel, Allégorie et
littérature au Moyen Âge, qui porte sur les différentes représentations allégoriques de
l’époque, accorde un développement à notre texte24
. Le Tournoi n’est pas la seule œuvre
médiévale associant récit à la première personne et allégorie, phénomène qu’étudie plus
largement Michel Zink, qui explore le rapport complexe entre la figure du « je » et le genre
allégorique dans son article ‟ The Allegorical Poem as Interior Memoir25
”. Il met de
l’avant le lien entre l’écriture allégorique et la conscience de l’auteur, et signale le rapport
entre l’allégorie et la dimension autobiographique présente dans Le Tournoi. Michel Zink
souligne en particulier le caractère sacré de l’allégorie dû à son rapport étroit avec l’âme
humaine.
À partir de ces observations, on constate que les études concernant Le Tournoi de
l’Antéchrist se concentrent principalement sur l’influence qu’ont eue Chrétien de Troyes et
Raoul de Houdenc sur l’écriture de Huon, et concernent aussi les remaniements singuliers
des motifs courtois et allégoriques qui y sont présents. On remarque donc que le relevé de
l’intertexte est complet, mais qu’une nouvelle analyse de synthèse serait pertinente pour
résoudre la question du genre du texte et de son fonctionnement interne général, quand ce
21
Katharine MacCornack, « Subjective Experience in Allegorical Worlds: Four Old French Literary
Examples », dans Anna-Teresa Tymieniecka [dir.], Allegory revisited, Analecta Husserliana, 41 (1994),
p. 137. 22
Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures, Études sur l’interférence des matières narratives dans la
littérature française du Moyen Âge, Tübingen, Francke Verlag, 2000, p. 323. 23
Nommons ici l’étude de Max Prinet qui se penche sur la symbolique allégorie et la question historique des
blasons : « Le langage héraldique dans le Tournoiement Antechrist », Bibliothèque de l’École des Chartes, 83
(1922), p. 43-53. 24
Armand Strubel, op. cit., p. 132. 25
Michel Zink, « The Allegorical Poem as Interior Memoir », trad. Margaret Miner et Kevin Brownlee, Yale
French Studies, 70 (1986), p. 100-126.
6
dernier semble offrir une « synthèse », où se rencontrent des traditions littéraires variées et
des éléments relevant de différents genres.
En ce sens, notre approche utilise l’idée du double et de l’affrontement afin de
réunir les oppositions et combinaisons citées par la critique. Cette perspective nouvelle
nous offre la possibilité de porter un regard inédit sur l’œuvre de Huon et d’aborder le
problème du genre du texte, tout comme celui, complexe, du sens du propos de l’auteur. La
présente étude se propose donc d’analyser Le Tournoi de l’Antéchrist au regard d’une
catégorie de pensée souvent repérée dans la littérature médiévale, celle du double : les
oppositions sont en effet le fruit de la complexification du caractère binaire de la pensée
médiévale en littérature, comme l’explique Jacqueline Cerquiglini-Toulet26
.
C'est du caractère binaire du texte que part donc cette étude, dans le but de montrer
les différents rapports qui structurent le livre, qui se construit et se comprend à l’image du
tournoi lui-même, série d’affrontements entre deux adversaires. En effet, le texte présente
des oppositions entre les personnifications du tournoi, l’on confronte les archanges et les
diables, mais à une autre échelle s’opposent aussi les archanges et les chevaliers de la Table
ronde et d'autres personnages. Au-delà d'une distinction entre les deux armées, on voit donc
également apparaître une hiérarchisation entre les sphères terrestres et spirituelles, ce qui,
par extension, permet de poser la question de la vérité et de la parole véritable, dans une
perspective large : parole de l’Antéchrist, parole divine, mais aussi parole de l’auteur, et
vérité de la parole fictionnelle. La question de l’autobiographie, de l’entrée en récit par une
expérience dans l’Autre Monde romanesque et le spectacle des vices et des vertus, soulève
la question du rapport complexe et paradoxal entre fiction et vérité. Par ailleurs, si
l’omniprésence de l’idée d’affrontement s’exprime narrativement dans Le Tournoi par la
forme traditionnelle de la psychomachie constituée d’une opposition entre les allégories des
26
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 176.
7
vices et des vertus, elle est plus subtilement présente dans l’insertion de l’intertexte qui
pose un affrontement littéraire entre Huon de Méry et ses prédécesseurs27
.
Comme nous l’avons noté, Le Tournoi de l’Antéchrist est formellement un poème
allégorique qui se présente sur la plus grande partie du texte comme une psychomachie
opposant l’armée de l'Antéchrist à celle du Seigneur, mais certaines caractéristiques du
texte font qu'il déborde du cadre traditionnel. Le lecteur observe en effet l’évolution d’un
« je » à la fois participant du récit et auteur du poème, mêlant ainsi l’autobiographie à la
psychomachie. Cet assemblage de genres et la convocation d’entités si différentes dans un
même texte sont certainement surprenants pour le lecteur contemporain, et créent un
mouvement narratif sur arrière-plan d’affrontements binaires et de structures hiérarchiques.
Si les personnifications de la tradition psychomachique sont bien présentes, puisque
l’armée du Mal compte dans ses rangs Vilenie et Mensonge qui s’opposent à Virginité,
Chasteté, Courage et Raison, Huon de Méry convoque, en outre, des personnifications de
valeurs courtoises telles que Largesse, Courtoisie et Franchise, mais aussi des figures
mythologiques (Cerbère, Apollon et Vénus). Le cortège inclut, entre autres, des figures
bibliques auxquelles se joignent les héros arthuriens, dont Keu, Lancelot, Cligès, Yvain et
Gauvain. Enfin, le Tournoi adapte aussi l’allégorie à une « satire ethnique28
» où l’on
retrouve les Normands, Anglais et Écossais29
dans la maisonnée d’Ivresse et les Picards
comme mercenaires pillards30
.
Si ces différents aspects ont été étudiés de manière isolée, nous souhaitons
comprendre le fonctionnement global et le sens général de ces jumelages, et mettre en
lumière le système d’articulation des éléments présentés en couples duels. Notre hypothèse
est que ceux-ci permettent à l’auteur de véhiculer un message moral et spirituel à plusieurs
niveaux. D’abord, il expose une vision favorable des vertus et attributs divins en
comparaison des caractéristiques terrestres et matérielles. Mais cette opposition se lit
également au niveau du projet d’écriture. Concernant les topoï arthuriens, Élisabeth
27
Élisabeth Gaucher-Rémond, op. cit., p. 413. « […] Sous l’apparente modestie qui le pousse à s’effacer
derrière la richesse inventive de ses modèles (Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc, sur les pas desquels il
aurait glané les derniers “épis” qui restaient, v. 3534-3544), Huon pourrait bien mener un autre type de guerre,
larvée […] dans le but d’affirmer, sous le dénigrement, ses propres compétences. » 28
Ibid., p. 407. 29
Huon de Méry, op. cit., v. 1076-1079. 30
Ibid., v. 955.
8
Gaucher-Rémond écrit : « par-delà l’antagonisme des puissances infernales et des troupes
célestes, Huon déclare sa propre guerre, contre les sortilèges qui l’ont d’abord séduit, puis
mis à mal31
». Bien que les études aient observé l’usage des motifs courtois présents dans le
texte, aucune ne s’est réellement penchée sur la question du rôle de ces éléments en rapport
avec le message spirituel global, car la dimension binaire se retrouve aussi dans le rapport
entre le narrateur « je » incarnant la mémoire interne de l’auteur en opposition à la mémoire
historique se situant dans le pôle extérieur. Afin de rendre compte de ces oppositions,
l'apport d'études historiques et anthropologiques est éclairant pour comprendre la
signification du binarisme de la pensée médiévale. Aaron Gourevitch a ainsi examiné les
formes que prennent cette pensée et notamment le rapport double associé par la conscience
religieuse à la conception du monde de l’homme du Moyen Âge32
. Plus directement pour ce
qui nous concerne ici, Anita Guerreau-Jalabert pose une adéquation entre certains éléments
présents dans la littérature médiévale et la conception chrétienne binaire de l’homme33
, pris
entre la chair et l'esprit. C'est dans cette optique que pourrait peut-être se comprendre le
système binaire d'opposition des valeurs courtoises et spirituelles, à l'intérieur même du
camp de l'armée de Dieu.
De plus, cet usage du système binaire révèle une autre senefiance du poème
puisqu’il permet à l’auteur de créer une dimension de sens où la tension entre les sphères
spirituelles et terrestres soulève des questions ambiguës. Celle qui nous intéresse pour son
importance vis-à-vis du propos de l’auteur est la question de la vérité. En ce sens,
l’inclusion du motif de la fontaine périlleuse en début de texte soulève une ambiguïté quant
à la véracité du récit, car bien que Huon affirme qu’il s’agisse de son expérience
personnelle, les lecteurs de Chrétien de Troyes ne sont pas sans savoir que, cachée dans la
forêt de Brocéliande, la fontaine merveilleuse marque une entrée dans l’alogon. L’action de
la fontaine qui provoque l’apparition de Bras-de-Fer et le début de l’aventure diffère ainsi
du motif du rêve généralement utilisé comme ouverture de l’allégorie. Cette dernière
déploie souvent, comme dans le Roman de la Rose, l'idée paradoxale d'un songe, non réel,
31
Élisabeth Gaucher-Rémond, op. cit., p. 412. 32
Aaron Gourevitch, Les Catégories de la culture médiévale, traduit par Hélène Courtin et Nina Godneff,
Paris, Gallimard, 1983, p. 75. 33
Anita Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval et pensée analogique : le sens de spiritus et caro », dans
Jean-Philippe Genet [dir.], La Légitimité implicite, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 457- 476.
9
mais pourtant véridique et non mensonger. Ici, l'entrée dans l'Autre Monde, qui est aussi
celui du monde romanesque provoque une ambiguïté qui soulève ainsi la question de la
vérité de la parole. Si la fontaine périlleuse ouvre le passage vers l’Autre monde, elle
maintient par là-même l’aventure dans un état d’entre-deux, « entre la vérité et le
mensonge34
».
Notre étude s'attachera donc à examiner le texte tant d'un point de vue poétique que
du point de vue herméneutique, afin de comprendre avant tout le choix de l’auteur de
s’inspirer de différentes pratiques littéraires pour ainsi nous permettre de mettre en lumière
l’enjeu spirituel qu’il développe. Ce motif du double, et en particulier dans des
affrontements et des oppositions, est exploité par Huon dans tout son texte, et l’analyse
littéraire du Tournoi pourra mettre de l’avant la hiérarchisation spirituelle qui s’effectue
grâce à ces oppositions.
Le Tournoi de l’Antéchrist incarne un cadre de pensée commun dans la littérature
médiévale, et déjà dans son titre se retrouve le rapport d’opposition avec l’idée du tournoi.
Comme le dit Jacqueline Cerquiglini-Toulet, le caractère binaire de l’époque se définit par
une « pensée en blanc et noir qui caractérise l’idéologie, mais affecte aussi les personnages.
Les bons s’opposent aux méchants, les loyaux aux traîtres, le Paradis à l’Enfer. […] Ce
type de pensée ne se résume pas à un genre, mais correspond à une mentalité, la mentalité
féodale35
». La chercheuse attribue cette « mentalité » au concept de la disputatio, exercice
scolaire et universitaire qui repose sur la pensée agoniste et où se confrontent les points de
vue36
. Dans la sphère littéraire, elle signale que ce phénomène s’observe par l’apparition de
textes qui prennent la forme du « tournoi » et de la « bataille ». Cette utilisation de
plusieurs traditions pose donc un problème d’ordre générique. En effet, afin d’appréhender
un texte et de créer un horizon d’attente, on cherche à classer ce texte dans une catégorie de
34
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 179. 35
Ibid., p. 175. 36
Ibid.
10
genre37
. Toutefois, la critique médiéviste est méfiante face à ce concept38
: Zumthor soutient
que « […] la théorie des genres, telle qu’elle a servi depuis trois siècles de cadre à l’étude
de la littérature, est gravement ambiguë, tant le mot implique de présupposés touchants le
dessein poétique39
». Il est donc difficile d’utiliser cette notion sans la définir au préalable,
ce que permettent d'une part les travaux récents de Patrick Moran40
, et d’autre part, les
travaux de Richard Trachsler sur l'interférence des matières41
. Une fois ce cadre théorique
posé, nous souhaitons comprendre la relation de notre texte au roman et au poème
allégorique, et réfléchir au rapport qu’établit l’auteur avec la tradition vernaculaire qui le
précède. En effet, nous avons vu précédemment que comme les autres textes intitulés
« tournoi » ou « bataille », le texte à l'étude s’inspire du modèle de la psychomachie où
s’affrontent en combat les vices et les vertus42
. Il est toutefois difficile de savoir à quel
genre appartiennent les textes qui prennent la forme du tournoi puisqu’on y retrouve
plusieurs influences. Ainsi, ces œuvres présentent différentes traditions et forment des
ensembles composites où l’on observe d’un côté des éléments autobiographiques et de
l'allégorique et de l’autre, des emprunts courtois qui évoquent le roman ou la lyrique. Pour
ce qui est du Tournoi de l’Antéchrist, le genre allégorique semble être celui qui prédomine.
Huon de Méry s’inspire en effet de Raoul de Houdenc et de son texte allégorique le Songe
d’Enfer. Toutefois, l'autre modèle est aussi Chrétien de Troyes, qui s'est illustré dans une
tradition littéraire différente, ce qui permet à Huon de Méry d’incorporer un volet
romanesque à son texte. En ce sens, Le Tournoi de l’Antéchrist possède un intertexte riche
incluant des références directes de la part de l’auteur à ces mentors43
, mais Huon de Méry
détourne ces motifs pour mettre en lumière son parcours de conversion vers des valeurs
morales, ce qui devra être élucidé.
Afin de saisir l’objectif du Tournoi, dans une approche d’histoire littéraire, l’étude
de Jacqueline Cerquiglini-Toulet permet de comprendre que le texte s’inscrit dans une
37
Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle,
Paris, Honoré Champion, 2014, p. 634. 38
Ibid., p. 638. 39
Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 2000, [1972], p. 197. 40
Voir l’annexe 1 de l’ouvrage Lectures cycliques. Patrick Moran, Lectures cycliques, op. cit., p. 609-647. 41
Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures, op. cit. Nous aborderons plus précisément le rapport entre
genre et matière à la page 16. 42
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 176. 43
Huon de Méry, op. cit., v. 22-26. « Pour ce que mors est Crestïens/ De Troies, cil qui tant ot pris/ De trover,
ai hardement pris/ De mot a mot meitre en escrit/ Le tournoiement Antecrit. »
11
posture qui devient au XIVe siècle une véritable « crise de la matière
44 ». En ce sens, Huon
incarne la figure du « moissonneur » qui récolte les épis semés par ces prédécesseurs : « Se
j’ai trove aucun espi /Apres la mein as mestiviers, /Je l’ai glane molt volentiers45
». Comme
l’explique Cerquiglini-Toulet, cette métaphore du glanage de l’épi est empruntée à la Bible
et illustre « la difficulté du renouvellement de la matière46
» tout en présentant l’auteur
médiéval d’abord comme lecteur. Faisant état de cette figure d’auteur-lecteur, Florence
Bouchet explique notamment que les écrivains médiévaux doivent « cautionner » leur écrit
par la découverte d’un livre « source » qui servira à cet effet et qu’ils ont recours à toutes
sortes de stratagèmes pour expliquer la provenance de leur inspiration47
. Ce phénomène
présente l’auteur médiéval comme un troveor48
, et donc, par extension, un lecteur qui puise
ses idées dans ses lectures. Huon de Méry s’inscrit dans cette tradition puisqu’il débute son
poème en se désolant de ne pas pouvoir innover en présentant une nouvelle matière, « Car
tot est dit49
», faisant ainsi état de l’incroyable legs littéraire de ses mentors et du peu de
matière restante pour les nouveaux écrivains.
Ensuite, un examen des mécanismes allégoriques, dans une approche herméneutique,
permettrait d’éclairer le sens du texte pour en révéler l'unité, autour d'un parcours de
conversion. Ainsi, au sujet de ce binarisme omniprésent dans l’œuvre et dans la pensée
médiévale, il est impératif de comprendre que celui-ci est bien plus qu’un simple exercice
de rhétorique et qu’il transcende les formes littéraires. Il s’agit, en effet, d’une véritable
catégorie de la pensée médiévale, intimement liée à la pensée chrétienne. La présence de ce
binarisme dans l’allégorie soulève la question de l’interprétation des personnifications et de
l’articulation double des deux armées. À ce sujet, seront pertinents les travaux d’Anita
Guerreau-Jalabert sur la « pensée analogique50
» de l’Occident médiéval, qui structure et
hiérarchise la société médiévale selon un schéma binaire à l’image de la création de
44
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, la fréquentation des livres au XIVe siècle 1300-
1415, Paris, Hatier, 1993, p. 58. Bien que le motif de l’épuisement de la matière soit un phénomène plus tardif
que l’écriture du Tournoi, le fait qu’il s’inscrive dans le genre ancien de la Psychomachie et donc que l’auteur
soit davantage confronté au poids de la tradition littéraire pourrait être une piste d’explication. 45
Huon de Méry, op. cit., v. 3542-3544. 46
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur…, op. cit., p. 59. 47
Florence Bouchet, Le Discours sur la lecture en France aux XIVe et XV
e siècles : pratiques, poétique,
imaginaire, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 171. 48
Ibid. 49
Huon de Méry, op. cit., v. 8. 50
Anita Guerreau-Jalabert, op. cit., p. 457- 476.
12
l’homme comme un agencement des deux substances spiritus et caro, l’âme et le corps51
.
Cela orientera notre discours autour des formes doubles présentes dans Le Tournoi, afin de
comprendre comment Huon de Méry met de l’avant un système binaire qui favorise la
dimension spirituelle reproduisant la hiérarchie instaurée dans la société médiévale.
Le second aspect soulevé par l’allégorie est celui de son fonctionnement en
mouvement, qui sous-tend la question du parcours de conversion du « je » et donc, l’aspect
autobiographique. Le narrateur, partiellement autobiographique, est problématique non
seulement parce qu’il incarne la figure de l’écrivain-acteur, mais aussi parce que son
parcours alterne entre le monde réel et l’univers fictionnel. Les travaux d’Armand Strubel
apportent des pistes de réflexion pour comprendre le sens du parcours du « je » pour savoir
s’il s’agit notamment d’un « déplacement dans l’espace, qui symbolise la marche vers la
perfection, le salut, la connaissance […]52
». Ce pèlerinage prend un sens supplémentaire
grâce à l’allégorie qui le transfigure en combat pour le salut de l’âme. En ce sens, il serait
intéressant d’interpréter le passage du « je » du camp infernal vers celui du Paradis
aboutissant à la fin du poème par son entrée à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
L’alternance du narrateur d’un univers à un autre entraîne aussi la question de la
vérité qui doit être examinée autour de l’aspect fictionnel et romanesque du poème. En ce
sens, l’utilisation de motifs romanesques par Huon de Méry constitue non seulement une
référence directe au monde du merveilleux-romanesque, mais soulève la question de la
vraisemblance et fait basculer le texte vers le style de la fable, ce qui, au XIIIe siècle est
péjoratif53
. En effet, comme l’explique Francis Gingras « la fable s’impose rapidement
comme un équivalent du mensonge ou, pis encore, comme un détournement plus ou moins
conscient de la vérité54
». La problématique ne vient pas du fait qu’il y ait certains aspects
fictionnels incorporés au Tournoi de l’Antéchrist, mais plutôt du fait que ceux-ci sont
associés au roman. C’est ce dernier qui est directement associé à la fabula et non à la vérité
factuelle de l’historia, ce qui entache l’autorité du texte en tant qu’instrument
d’enseignement. L’inclusion d’un élément merveilleux-romanesque dans Le Tournoi de
51
Ibid., p. 459. 52
Armand Strubel, op. cit., p. 133. 53
Francis Gingras, Le Bâtard conquérant, essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Paris,
Honoré Champion, 2011, p. 166. 54
Ibid.
13
l’Antéchrist pose donc la question de la valeur véridique à accorder au texte. Michel Zink
souligne lui aussi que « seuls les faits sont vrais. Est vrai ce qui s’est réellement passé.
C’est contre une telle conception que Chrétien de Troyes s’insurge déjà […] en
revendiquant pour ses récits la vérité du sens contre la vérité des faits55
». Le cheminement
du narrateur est donc doublement problématique, car son retour au réel s’effectue
simultanément avec l’entrée dans les ordres du narrateur à la fin du poème. Nous croyons
que ce cheminement n’est pas anodin et que l’observation de cette alternance entre réel et
fiction dans le contenu et l’organisation du texte semble pertinente pour mettre de l’avant la
nature du discours sur la vérité et sa fonction d’exemplum.
Ce sont donc ces deux étapes que va suivre notre analyse, d’abord en tentant de
répondre à la problématique du genre par la pose d’un cadre théorique s’appuyant sur les
travaux de Richard Trachsler et Patrick Moran ; cette mise en place nous permettra de
comprendre le rapport du texte au récit allégorique et aux différentes traditions
vernaculaires. Nous examinerons ensuite, par le biais d’une approche d’histoire littéraire, le
contexte dans lequel s’inscrit le Tournoi. Nous terminerons notre investigation par l’étude
des mécanismes allégoriques qui révéleront l’unité du texte autour du parcours de
conversion et leur fonctionnement grâce à la dynamique d’opposition.
55
Michel Zink, Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 90.
14
PREMIER CHAPITRE
Le double comme principe structurant : le genre du texte en question
Cette première étape d’analyse observe la généricité problématique du Tournoi de
l’Antéchrist. La difficulté réside dans le fait que le texte met en présence des « matières
narratives hétérogènes56
» en s’inspirant de la narration de Chrétien de Troyes, de
l’allégorie chez Raoul de Houdenc et de celle de la littérature latine par la psychomachie.
Cette pluralité d’éléments composites n’offre pas de repères fixes pour le lecteur, dont
l’horizon d’attente est rapidement multiplié. La critique ayant couvert ces microcosmes de
manière individuelle, nous souhaitons renouer leur dialogue en nous penchant sur le
fonctionnement générique global de notre texte et en posant l’hypothèse selon laquelle le
principe du double que nous avons identifié permet de guider notre progression. Pour ce
faire, il est impératif d’établir d’abord le cadre théorique dans lequel inscrire cette réflexion
sur le genre dans notre étude. Cette question n’est pas simple, mais les travaux de Patrick
Moran57
sur la généricité médiévale ont guidé notre propos, ainsi que la notion d’architexte
de Benjamin Bouchard58
. Cette mise en place théorique permet de mettre en évidence le fait
que la tradition est intimement liée aux questions de genre, ce qui nous a conduite à
analyser les grandes influences du texte, en français et en latin, romanesques et
allégoriques. Ces observations sont construites à partir des éléments internes au texte, qui
révèlent un affrontement entre Huon de Méry et les œuvres antérieures dont il s’inspire,
elles-mêmes mises en rivalité par une double filiation. Une fois ces traditions établies,
l’élaboration d’un cadre initial dans lequel sa réception s’inscrit a semblé nécessaire. Pour
ce faire, nous avons recherché un corpus de référence permettant d’établir les
caractéristiques communes du Tournoi avec des titres similaires. Ces éléments qui seront
mis de l’avant nous permettront d’observer, dans la dernière partie de ce chapitre, leurs
articulations et la senefiance produite. Ce premier chapitre s’inscrit donc dans une
démarche visant à mettre en évidence les mécanismes de la pensée du double utilisés par
l’auteur pour favoriser l’intégration d’un discours moral chez son lecteur, ce qui fera l’objet
56
Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 282. 57
Patrick Moran, op. cit. 58
Benjamin Bouchard, « Critique des notions paragénériques », Poétique, 159 (2009), p. 359-381.
15
du deuxième et dernier chapitre, qui établit la relation entre le binarisme omniprésent dans
le Tournoi et la construction du sens.
1.1. Préalables théoriques sur le genre
Comme nous l’avons précédemment mentionné, la notion de genre est
problématique pour la littérature médiévale, et il faut d’abord établir le cadre théorique
définitoire qui sera utilisé dans cette analyse du Tournoi de l’Antéchrist. Cette mise au
point de la notion de genre permettra une compréhension nuancée du terme qui corresponde
mieux à un texte composite comme Le Tournoi de l’Antéchrist et qui puisse servir de
référence au cours de ce travail.
Le problème du terme de genre est largement évoqué par Paul Zumthor ; d’après lui,
il survient parce qu’il est compris uniquement comme trait normatif. Dans l’Essai de
poétique médiévale, le critique brosse un portrait d’ensemble du problème :
Élaborée à une époque largement postmédiévale, en vertu de règles consacrées par l’usage,
mais rapportées à un fond doctrinal aristotélicien, la théorie des genres, tel qu’elle a servi depuis
trois siècles de cadre à l’étude de la littérature, est gravement ambiguë, tant le mot implique de
présupposés touchant le dessein poétique. En gros, il désigne une certaine configuration de
possibles littéraires, fonctionnant comme une règle à l’égard d’un certain nombre d’œuvres
indépendamment de leur sens59
.
Pour Zumthor, c’est donc dire que le genre s’applique seulement à certains textes
comportant des caractéristiques bien précises qui ont été établies comme norme de
comparaison par des chercheurs postmédiévaux et dont l’application contraignante doit être
élaborée avec précautions. Dans son ouvrage Lectures cycliques, Patrick Moran nous
expose l’origine du problème de cette notion de genre pour la littérature médiévale et
fournit une partie de réponse pour le dépasser : il explique en effet que cette notion est,
certes, à utiliser avec prudence, car « la fragilité inhérente aux classes analogiques a fini par
contaminer l’ensemble du vocabulaire générique des médiévistes60
», mais que le concept
demeure tout de même essentiel à l’appréhension et à la compréhension des textes. Pour le
chercheur, cette notion est donc, sans aucun doute, pertinente, puisque « les genres offrent
bien une structuration nécessaire du fait littéraire ; non parce qu’ils forment des moules
59
Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, [1972] 2000, p. 197. 60
Patrick Moran, Lectures cycliques…, op. cit., p. 644.
16
fixes et organiques dans lesquels tous les textes s’insèrent par nécessité, mais parce qu’ils
sont le critère fondamental de lisibilité des textes61
». Il ne faut pas entendre par là qu’il
s’agit de catégories strictes ou de « moules fixes » servant uniquement à apposer une
étiquette aux textes, mais plutôt d’une condition nécessaire à leur compréhension, car le
genre permet une forme de tri et de distinction parmi l’ensemble des œuvres littéraires.
Une fois ce préalable posé, on peut donc considérer que « la généricité, c’est le fait
que tout nouveau texte ressemble à des textes antérieurs, que ce soit parce qu’il obéit aux
mêmes règles, parce qu’il s’en inspire et puise dans le même fond commun, ou parce que le
lecteur seul décèle une ressemblance62
». À partir de cet énoncé, on comprend mieux la
relation de référence qui s’établit chez le lecteur. Ce dernier construit son horizon d’attente
de manière à considérer les nouvelles œuvres :
Étant donné que cet horizon d’attente se trouve constamment modifié du fait qu’il doit sans
cesse comprendre de nouvelles œuvres, il faut renoncer à vouloir représenter un genre littéraire
comme une classe logique (Jauss dira ante rem), mais il faut le penser comme un groupe ou une
famille historique63
.
Cela nous permet d'aborder le texte selon les traditions desquelles il s'inspire et pour le
Moyen Âge de les identifier par leur appartenance à différentes matières64
. Les « signaux
marqueurs65
» permettant de reconnaître ces appartenances peuvent être des personnages,
un motif, le style ou encore l’intrigue. Puisque le Tournoi accumule les marqueurs
hétérogènes, il en résulte une interférence des matières qui se produit lors de « l’apparition
d’un personnage ou d’un objet appartenant traditionnellement à une matière précise à
l’intérieur d’une autre qui, a priori, n’est pas la sienne66
». Afin d’identifier les traditions
convoquées, nous faisons appel à la notion d’horizon d’attente, en corrélation avec celle de
« matière67
» dont Richard Trachsler en donne la définition en s’appuyant sur deux
61
Ibid., p. 642. 62
Ibid., p. 644. 63
Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 39. 64
La notion de matière au Moyen Âge et son rapport au genre est extrêmement complexe et mériterait une
étude approfondie. Les critiques considèrent la matière comme une des seules catégories générique utilisée
dans le Moyen Âge et nous référons à l’article de Patrick Moran « Genres médiévaux et genres médiévistes :
l’exemple des termes chanson de geste et épopée », Romania, 136 (2018), aux pages 41 à 43, ainsi qu’à
l’introduction de Disjointures-Conjointures, particulièrement les pages 15 à 20, pour poursuivre le
raisonnement. 65
Ibid., p. 14. 66
Ibid., p. 10. 67
Ibid., p. 15-17. Pour tenter de définir ce qu’est une matière, Richard Trachsler réunit les traités Latins de
rhétoriques du Moyen Âge et les travaux de Jean de Garlande sur la materia. Cela permet de mettre de l’avant
17
spécialistes : Hans Robert Jauss68
et Erich Köhler69
. Ceux-ci soutiennent l’existence d’un
fort lien entre la matière et le cadre générique70
. Köhler insiste sur le lien entre le
protagoniste, le type de texte et le public auquel il s’adresse. Par exemple, on peut identifier
une chanson de geste parce qu’elle met en scène un héros carolingien et qu’elle s’adresse à
un large public71
. Alors que pour Jauss, la matière suffit pour susciter un horizon d’attente
chez le lecteur, celui-ci peut alors esquisser un « portrait psychologique en fonction de ses
lectures antérieures de textes mettant en scène le même personnage72
». Un personnage
emblématique, comme le roi Arthur, est suffisant pour évoquer un horizon d’attente
spécifique et, lorsqu’il se retrouve dans un cadre textuel différent, il transporte son profil
générique avec lui. Il s'agit du même procédé, lorsqu’on retrouve Gauvain ou Lancelot dans
le Tournoi : il n’est pas nécessaire pour Huon d’accompagner leur présentation par une
explication des questes et aventures antérieures provenant d’autres textes, car pour le
lecteur, ils suggèrent un univers précis que la mention d'un nom suffit à susciter.
Cette idée est développée par Richard Trachsler dans son ouvrage Disjointures-
Conjointures sous le terme de « pro-récit », c’est-à-dire la capacité d’un nom propre à
évoquer une matière, un univers ou une histoire73
. Trachsler fait la démonstration de cette
méthode en donnant l’exemple des occurrences du nom Tristan jusqu’au XIIIe siècle pour
montrer que « le nom recouvre une sorte de programme, qui correspond au récit condensé
de la vie du personnage74
». Dans notre texte, le court passage au sujet de Gauvain est
représentatif de ce fonctionnement comme « pro-récit » dont la possibilité est détenue par
un nom propre. Le héros arthurien est convoqué lors de la description d’Omicides, et voici
ce que l’auteur en dit :
Gaugains, qui fu filz le roi Lot,
N’ot pas tant abatu ne pris
une définition réunissant materia remota, materia propinqua et stilus materiae. Pour les théoriciens latins, les
deux materia remota et propinqua constituent « le sujet, ce dont on parle, mais c’est aussi ce que l’on en
fait », alors que le stilus est « le style qui est imposé à l’auteur par sa matière ». 68
Hans Robert Jauss, « Chanson de geste et roman courtois (analyse comparative du Fierabras et du Bel
Inconnu) », dans Pierre Le Gentil et al. [dir.], Chanson de geste und höfischer Roman. Heidelberg
Kolloquium, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1963, p. 61-77. 69
Erich Köhler, « Quelques observations d’ordre historico-sociologique sur les rapports entre la chanson de
geste et le roman courtois », dans ibid., p. 21-30. 70
Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 45. 71
De même 72
Ibid. 73
Ibid., p. 25-31. 74
Ibid., p. 28.
18
Chevaliers, com il a ocis
Et tot sanz forfet de sa mein75
.
Le personnage de Gauvain sert ici de comparaison afin d’illustrer plus concrètement le
caractère meurtrier de la personnification de l’abstrait Omicides et grâce à sa seule
évocation, le lecteur médiéval est replongé par la mémoire dans les nombreux exploits
guerriers du chevalier pour ensuite se servir de ce souvenir comme comparatif76
.
Le fait que les noms propres soient des petits condensés de récits permet de les
rattacher à l’analyse de l’horizon d’attente. Certes, élaborer des catégories regroupant ces
noms selon différentes caractéristiques permet de prévoir le schéma mental des lecteurs,
mais reste difficilement applicables puisque les « formules peuvent migrer d’un genre à
l’autre77
». Par le raisonnement de Patrick Moran au sujet du rapport avec l’horizon
d’attente, on comprend que l’appréhension de ce dernier permet au lecteur de préparer sa
lecture en convoquant sa mémoire littéraire du genre. La généricité joue alors le rôle d’une
indication globale sur les caractéristiques que l’on pourrait s’attendre à déceler dans
certains types de texte. Chez Patrick Moran, le concept de genre doit donc pouvoir
s’appliquer à tous les textes, et dans son article récent « Genres médiévaux et genres
médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et épopée78
», il se prononce sur
l’utilisation de la généricité dans les études médiévistiques où semble stagner le
raisonnement depuis quelques années :
Les études médiévales actuelles adoptent donc un compromis pragmatique face aux questions
génériques : tout en rappelant que la notion de genre s’applique avec difficulté au Moyen Âge,
elles emploient en même temps les catégorisations qui ont été élaborées au fil des décennies par
les générations précédentes de spécialistes, en se fondant sur le constat que, dans la plupart des
cas et pour la plupart des emplois qu’on doit en faire, elles fonctionnent plutôt bien. Néanmoins,
comme tout accommodement de façade, celui-ci risque d’ajourner sine die un examen plus précis
de la question, voire de laisser se sédimenter des objets théoriques incohérents sans qu’on prenne
le temps de les examiner et de les remettre d’aplomb79
.
Patrick Moran résume donc la situation actuelle, où les catégories de genres sont employées
pour leur commodité avec certaines précautions, mais il signale que la critique s’en sert de
75
Huon de Méry, op. cit., vers 934-937. 76
Cette idée est consolidée par les insertions fréquentes dans l’intertexte de références à Chrétien de Troyes et
aux chevaliers arthuriens qui seront abordées plus en amont lors de l’étude sur la représentation des chevaliers
terrestres page 61 et la réflexion sur la fontaine magique page 66. 77
Ibid., p. 36. 78
Patrick Moran, « Genres médiévaux et genres médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et
épopée », art. cit., p. 38-60. 79
Ibid., p. 40.
19
manière utilitaire sans les refonder théoriquement, ce qui peut être problématique.
L’examen de notre texte dans cette perspective générique dynamique devrait permettre de
contribuer à la connaissance de ce texte, jusqu’ici considéré comme problématique.
Le Tournoi de l’Antéchrist incarne l’une de ces incohérences, appelé tantôt dans la
critique « roman », « récit de conversion », « psychomachie », « dit », « aventure
personnelle intégrant des faits historiques » ou encore « allégorie amoureuse et spirituelle ».
Le texte superposant plusieurs thèmes, et possédant certaines caractéristiques de différentes
traditions sans toutefois s’inscrire dans un profil générique unique ou prédominant, sa
description typologique complexe rend donc sa classification difficile. Pour aborder le fait
que le Tournoi de l’Antéchrist soit relié à différentes traditions, il est pertinent d’observer
dans quelle continuité textuelle il s’inscrit. En effet, selon Schaeffer, dans Qu’est-ce qu’un
genre littéraire ?, l’adaptation de traditions est :
Un important facteur de dérive générique, en ce sens qu’elle [aboutit] souvent à un remodelage
important de la généricité du texte source, les mêmes traits possédant une pertinence générique
différente dans le texte d’arrivée, ceci du fait de leur combinaison avec des traits génériques
inédits, introduits par l’auteur du texte d’arrivée80
.
Ce remodelage s’effectue chez Huon de Méry par son emprunt d’éléments provenant du
roman de chevalerie ainsi que de l’univers allégorique de Raoul de Houdenc pour les
intégrer dans un contexte de psychomachie. L’établissement de la « généricité auctoriale »,
qui réfère à la tradition antérieure des textes ayant servi de support créateur à la genèse d’un
nouveau texte81
, permet d’observer la nouvelle pertinence générique de ces emprunts.
À ce sujet, dans « Critique des notions paragénériques », Benjamin Bouchard estime
l’utilisation du genre utile comme fonction taxinomique, au sens large, puisque la « mise en
ordre » du champ littéraire constitue une « construction herméneutique82
» et qu’elle est
aussi utile pour définir une généricité globale au texte. En d’autres termes, le genre « ser[t]
de façon primordiale à comprendre un texte en le mettant en relation avec d’autres
textes83
». L’auteur rappelle que les différentes sections d’une œuvre forment un
« rapiéçage de morceaux divers » et « rhapsodique84
» de genres, qui font résonner
80
Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 139. 81
Ibid., p. 149-150. 82
Benjamin Bouchard, « Critique des notions paragénériques », art. cit., p. 377. 83
Ibid., p. 378. 84
Ibid.
20
différents agencements de textes dans notre mémoire. Il semble tout à fait pertinent
d’appliquer cette conception du genre au Tournoi de l’Antéchrist compte tenu du fait qu’il
s’agit d’un exemple de coexistence d’influences multiples.
La définition que nous retiendrons du genre pour cette étude est donc celle plus
large qui l’apparente aux fonctionnements de l’architexte85
et place le texte dans la
continuité in re, pour éviter de considérer le genre comme une simple catégorisation
littéraire taxinomique. L’utilisation de la méthode que Bouchard nomme « rhapsodie86
»
semble la plus pertinente, car il s’agit de « défaire provisoirement l’unité et la cohérence de
l’œuvre pour ne plus voir en elle une unité organique, mais un rapiéçage de morceaux
divers, disparates, hétérogènes, indépendants les uns des autres et qu’isole notre mémoire
[…]87 » permettant ainsi une lecture d’une pluralité de traditions en observant le texte par
fragments mettant en lumière les variations :
Si une œuvre n’était pas virtuellement semblable à toutes les autres œuvres passées et à venir, il
nous serait impossible de percevoir ou d’imaginer de nouvelles configurations de traits discursifs,
c’est-à-dire de nouveaux genres. Ces traits discursifs, une fois sélectionnés par le lecteur, forment
ce que l’on pourrait appeler les éléments définitoires de l’architexte88
.
Cet extrait définit l’architexte comme une construction personnelle et individuelle,
puisqu’il s’agit, en fait, de « catégories exemplifiées, concepts aux contours flous avec
lesquels notre mémoire met en relation des textes singuliers89
». Dans le cas du Tournoi de
l’Antéchrist notre approche pour en comprendre le genre doit débuter par cette conception
mémorielle qui permet d’aborder sa problématisation de l’intérieur.
Puisque l’architexte est une construction mémorielle dépendant de la mémoire
intertextuelle, mais aussi d’une construction culturelle et contextuelle90
, il est intéressant de
la jumeler à l’idée de Jauss selon laquelle la construction et la compréhension d’un genre
doivent se faire selon une continuité historique. En effet, l’idée du genre comme quelque
chose de malléable qui se modifie graduellement au fil du temps est reprise et explicitée par
85
Ibid., p. 360. L’architexte constitue « l’ensemble des catégories générales avec lesquelles nous mettons en
relation les textes singuliers que nous lisons ». 86
Ibid., p. 378. 87
Ibid. 88
Ibid., p. 362. 89
Ibid., p. 368. 90
Ibid., p. 365-366.
21
Jauss dans l’ouvrage Théories des genres91
. Il abandonne le « point de vue normatif 92
» ante
rem et « classificateur » post rem pour mettre de l’avant une continuité in re « historique ».
Ce modèle offre plus de flexibilité, puisqu’il élargit la « famille historique93
» aux textes qui
ne sont pas consacrés comme appartenant aux grandes catégories, car on peut retrouver une
forme de continuité dans tout type de textes liés de près ou de loin à un genre. La mémoire
joue un rôle similaire lorsqu’elle organise ses références autour d’un texte, elle met en
relation les lectures préalables avec le texte qu’elle découvre, et fera de même pour ses
futures lectures aussi. Ainsi, comme l’explique Patrick Moran, le genre consiste à « signaler
qu’une œuvre se situe dans une certaine continuité, la situer dans un contexte poétique
donné94
». L’exploration de l’architexte du Tournoi prend comme point de départ ces deux
principes : la « continuité » ainsi que le « contexte poétique », et permet d’aborder le
rapport à Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc.
Suivant cette idée, l’intérêt de placer Le Tournoi de l’Antéchrist parmi le panorama
textuel de l’époque permet d’établir un réseau de textes qui forment un ensemble de
références où sont puisés les traits discursifs permettant de mettre en relation le Tournoi
avec son environnement littéraire. C’est aussi là où réside l’intérêt d’analyser les références
intertextuelles que Huon a placées dans son œuvre. Nous souhaitons observer si l’auteur
désirait se comparer à l’héritage laissé par ses prédécesseurs tout en utilisant l’humour pour
mieux mettre de l’avant sa réinterprétation de motifs bien connus des lecteurs. Pour
répondre à ces interrogations, il faut certainement établir l’architexte du Tournoi afin
d’instaurer un dialogue entre les traditions. Ainsi, lorsqu’il sera question de genre dans ce
travail, la signification du concept utilisée sera celle définie par Jean-Marie Schaeffer
conjointement aux travaux de Patrick Moran, tout en prenant en considération la discussion
sur l’architexte établie par Benjamin Bouchard.
91
Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », dans Gérard Genette, Hans Robert Jauss,
et al. [dir.], Théorie des genres, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 37-77. 92
Ibid., p. 43. 93
Ibid. 94
Patrick Moran, « Genres médiévaux et genres médiévistes », art. cit., p. 40.
22
1.2. L’affrontement des autorités : Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc
Maintenant que la définition et la signification du genre pour notre étude sont
établies, il faut désormais se pencher plus précisément sur les influences dont il est question
et, surtout, évaluer de quelles façons elles se traduisent dans le texte. Pour illustrer la
mémoire littéraire entourant Le Tournoi de l’Antéchrist, il faut d’abord tracer la carte de
son intertextualité pour voir quels référents l’auteur utilise. À partir de ces informations,
l’exercice suivant consiste à construire l’architexte que sous-tendent ces emprunts, afin de
les mettre en relation. Nous commençons donc par défaire l’unité provisoire du texte pour
mettre en lumière certaines parties, caractéristiques et variations en appliquant la méthode
rhapsodique de Benjamin Bouchard.
La critique a montré que l’intertexte se divise en deux catégories : une première
regroupant les références principales à Chrétien de Troyes et une seconde correspondant à
Raoul de Houdenc95
. Il faut noter qu’il ne s’agit toutefois pas d’extraits plaqués parmi le
développement du Tournoi de l’Antéchrist, mais bien de véritables reprises qui sont
sélectionnées puis adaptées spécifiquement pour servir le propos moral du texte. Plus
précisément, dans son ouvrage, Huon de Méry emprunte des personnages et adapte certains
passages provenant de Cligès, du Chevalier au Lion et du Conte du Graal, pour ce qui est
du corpus de Chrétien de Troyes96
et du Songe d’Enfer pour ce qui est du corpus de Raoul
de Houdenc.
Nous avons effectué une liste des passages et éléments qui relevaient d’emprunts et
d’adaptations en nous concentrant sur la question de l’affrontement des autorités. On peut
trouver un portrait exhaustif des allusions à Chrétien et à Raoul dans les travaux de Busby97
95
Keith Busby, « Plagiarism and Poetry in the ‟ Tournoiement Antéchrist” of Huon de Méry », art., cit. La
critique a aussi relevé la présence de la matière de Rome par l’inclusion de personnages mythologiques, mais
cela représente plutôt une référence culturelle qu’une relation intertextuelle. On ne peut pas exclure qu’avec
une datation élargie Le Tournoi de l’Antéchrist ait été contemporain du Roman de la Rose, mais la critique ne
semble pas avoir retenu cette hypothèse. 96
Prudence est aussi un auteur influent chez Huon de Méry, mais la psychomachie n’est pas incluse dans le
répertoire de l’intertexte. Même si elle est intégrée dans le schéma narratif fondateur du Tournoi de
l’Antéchrist, elle n’occupe pas le même rôle que les références à Raoul de Houdenc et Chrétien de Troyes.
Nous l’avons donc exclue de cette section d’analyse pour y revenir dans la section suivante sur les textes
intitulés tournoi ou bataille. 97
Keith Busby, « Plagiarism And Poetry… », art. cit., p. 505-521.
23
et Strubel98
. La première catégorie d’éléments à signaler est celle des personnages propres à
l’univers de fiction romanesque dans la narration allégorique. Ceux-ci sont présents à la
suite du cortège divin et l’on peut observer sous la bannière des vertus courtoises les
chevaliers Gauvain, Cligès et Arthur. Nous avons déjà analysé leur fonctionnement et les
traiterons plus en détail en corrélation avec le personnel allégorique qu’ils côtoient dans le
texte99
. Une seconde catégorie de relevés concerne l’emprunt de scènes marquantes que
l’on remarque à des moments charnières du texte regroupant les extraits de Chrétien de
Troyes autant que ceux de Raoul de Houdenc. Inspirées de ce dernier, on observe ainsi
certaines descriptions allégoriques se rapprochant du Roman des Eles de courtoisie et du
Songe d’Enfer. Huon de Méry reprend aussi de façon plus élaborée certains motifs de ses
prédécesseurs comme l’épisode de la fontaine périlleuse du Chevalier au lion100
et celle du
festin infernal du Songe d’Enfer101
, leur donnant un rôle essentiel dans la narration. Cette
deuxième catégorie fera l’objet de la prochaine section de notre analyse.
Nous nous arrêterons toutefois dans un premier temps sur une caractéristique
intéressante qui permet de classer les allusions intertextuelles sous un autre angle. En effet,
parmi l’intertexte, nous avons remarqué qu’une partie du discours du narrateur faisait
référence de façon explicite à ses sources en nommant l’auteur référent et que d’autres
renvois étaient plutôt intégrés dans le corps du texte sans mention d’auteur. Busby propose
une conclusion similaire dans son article « Plagiarism And Poetry In ‟The Tournoiement
Antéchrist” Of Huon de Méry », dans lequel il expose le rapport de tension entre Huon et
ses prédécesseurs et son arrangement d’une nouvelle conjointure à partir d’une ancienne
matière, s’assurant ainsi une renommée impérissable102
. Nous avons recensé les éléments
provenant des différents textes pour ensuite les organiser par nature, dans un tableau les
distinguant par auteurs103
.
98
Armand Strubel, La Rose, Renart et le Graal : littérature allégorique en France au XIIIe siècle, Paris,
Slatkine, 1989, 336 pages. 99
Cf. p. 69. Voir la section 2.2.5. La chevalerie céleste. 100
Chrétien de Troyes, Yvain ou le chevalier au Lion, op. cit., p. 337-503. 101
Raoul de Houdenc, Le Songe d’Enfer, suivi de La Voie du Paradis, poèmes du XIIIe siècle, éd. Philéas
Lebesque, La Rochelle, Paris, Sansot, 1908, 235 pages. 102
Keith Busby, art. cit., p. 507. Nous traduisons « new conjointure to old matere, thereby assuring himself of
everlasting fame ». 103
Le tableau a été construit en utilisant les relevés personnels faits dans le cadre de cette étude et à l’index du
Tournoi de l’Antéchrist.
24
Tableau 1 : Recensement des mentions d’auteurs dans l’intertexte du Tournoi de
l’Antéchrist
Auteurs Mention directe de l’auteur Sans mention d’auteur
Raoul de Houdenc v. 412, 822, 1233, 1847, 2239,
3417, 3535.
v. 412 Festin infernal
v. 822 Description Calomnie
v. 1232 Cité Désespérance
v. Conflit d’Amour
Chrétien de Troyes v. 22, 103, 2601, 3535.
v. 934 Gauvain
v. 1991 et 2343, Cligès
v.1975 Parodie d’Arthur et
des chevaliers de la Table
ronde
v. 2338 Noblesse
v. 2597 Blessure d’Amour
v. Parodie de Perceval
Ce tableau permet d’observer que la somme totale des références pour chacun des
auteurs est presque égale, ce qui ne permet pas d’affirmer qu’un auteur aurait eu une plus
grande influence que l’autre sur la conception du texte. Ce grand nombre de renvois forme
un système qui parcourt tout le texte. Keith Busby en fait l’observation : « verbatim
quotations, allusions, stylistic devices, and open acknowledgments have the function and
effect of creating a network of intertextuality which places TA firmly in the context of the
fourth decade of the thirteenth century104
. » Ce relevé met aussi en lumière une série
d’interventions de la part du narrateur pour mentionner ses modèles. En nous appuyant sur
ces observations, et face à l’apparent équilibre de ces deux modèles, nous pouvons nous
interroger sur la position de l’auteur par rapport à ses prédécesseurs, et plus précisément la
relation qu’il entretient avec eux par le biais de ses emprunts.
Au cours de la lecture, l’on remarque que Huon ne critique jamais directement ses
modèles, bien qu’il emploie à plusieurs reprises un ton ironique qui permet de mettre en
doute la crédibilité de cette admiration. Comme le remarque Busby : « Huon has borrowed
and subtly modified, yet with an almost mischievous sense of independence, undermining
the authority of his model whilst acknowledging it105
. » Cette ambiguïté s’explique d’abord
104
Keith Busby, art. cit., p. 520. 105
Ibid., p. 509.
25
par un aspect culturel et historique de la société médiévale et, de manière seconde, grâce à
l’interprétation des intentions de l’auteur par le biais de l’observation de ses commentaires.
Dès les premières lignes du prologue, Huon de Méry annonce une « novel pensé106
»
original : « Car tel matire ai porpensée,/C’onques mes n’ot en sa pensée/Ne Sarrasins ne
Crestïens107
». L’auteur place ambitieusement son texte comme inédit dans l’Europe
chrétienne, et va jusqu’à estimer que rien de semblable n’a été écrit dans le monde païen
non plus. Il semble donc opter pour une attitude de défi envers ses prédécesseurs, mais il
tempère rapidement ses commentaires, formant déjà un discours binaire. En effet,
l’affirmation suivante contraste par son apparente admiration : « […] Crestïens de Troies, cil
qui tant ot pris108 ».
Chez l’auteur médiéval, le fait de ne pas entièrement assumer le caractère
innovateur de ses créations, en préférant plutôt établir une généalogie d’inspiration ou tout
simplement en se présentant comme l’outil de rédaction d’une inspiration extérieure,
pourrait s’expliquer d’abord par la connotation négative associée à la nouveauté pour le
monde médiéval. Comme le souligne Dominique Boutet, elle est « contraire à l’expression
de la vérité109
», elle-même indissociable du savoir transmis par la tradition. Huon doit se
positionner avec prudence pour innover sans toutefois s’opposer à la tradition. Sa poétique
de l’entre-deux pourrait donc être comprise comme « une poétique expérimentale,
exploratoire, tournée vers un désir de renouvellement des formes, sans que ce désir
implique que dans l’esprit [de l’auteur] les formes traditionnelles ont vieilli et demandent
impérativement à être dépassées110
». Ainsi, Huon, s’inscrit également dans cette idée par
son œuvre entre sérieux et comique, qui reprend certains motifs connus de Chrétien pour
rejoindre l’horizon d’attente de ses lecteurs, mais aussi pour le dépasser par l’amplification
exagérée de certains passages111
. L’auteur s’amuse ainsi avec des motifs de la tradition très
bien connus du public en les renouvelant par la parodie ou en les détournant par le jumelage
à d’autres traditions. De cette façon, sans les invalider, il réussit toutefois à les remanier
106
Huon de Méry, op. cit., v. 18. 107
Ibid., v. 19-21. 108
Ibid., v. 22. 109
Dominique Boutet, Poétiques médiévales de l’entre-deux, ou le désir d’ambiguïté, Paris, Honoré
Champion, 2017, p. 30. 110
Stéphanie Orgeur [traduction et présentation], Le Tournoi de l’Antéchrist, op. cit., p. 30-31. 111
Voir les pages 61 à 70 pour une analyse plus élaborée.
26
pour en faire une utilisation renouvelée, comme nous le verrons avec l’analyse détaillée du
motif de la fontaine merveilleuse. Mais, Huon joue dans la subtilité, il n’oserait risquer de
verser dans l’hubris en se plaçant directement comme successeur de Chrétien. Il débute
donc en plaçant plutôt celui-ci comme le meilleur des poètes, ce qui lui laisse
inévitablement la place du dessous, mais lui permet tout de même de prétendre à la création
d’une œuvre complètement inédite :
Pour ce que mors est Crestïens
De Troies, cil qui tant ot pris,
De trover, ai hardement pris,
De mot a mot meitre en escrit,
Le tournoiement Antecrit112
.
En inscrivant Le Tournoi de l’Antéchrist dans la succession des textes s’inspirant de
Chrétien de Troyes, Huon de Méry se prévaut des critiques quant à la nouveauté en
s’inscrivant dans la tradition romanesque, et arthurienne. Il se présente dans une position
d’humilité, en soulignant que la « mors » de Chrétien laisse une place libre à l’écriture,
qu’il n’aurait osé occuper de son vivant. Ainsi, le prologue assure une forme de protection
envers l’auteur en le dédouanant d’hubris tout en accordant au texte une importance
supplémentaire liée à l’influence de Chrétien de Troyes :
Le fait de se prévaloir d’une œuvre antérieure ayant toujours constitué un gage supplémentaire
d’autorité pour l’auteur médiéval, la multiplication des références due à la compilation s’inscrit
dans une logique de valorisation qui se rapproche du procédé que Jacques Legrand définit sous le
nom d’allegacion113
.
S’ajoute à cette justification d’écriture l’affirmation en début de texte :
N’est pas oiseaus, ainz fet bone oevre
Li troveres qui sa bouche euvre
Pour bone euvre conter et dire114
.
Huon tente de se prémunir contre la conception selon laquelle l’écriture est une activité
oisive. Florence Bouchet illustre cette idée ainsi :
La sémantique d’oiseuse, en raison de son origine, est ambivalente et pose le problème de la
justification de l’écriture, mais aussi de la lecture en tant qu’activité de loisir consacré à
l’épanouissement personnel. […] L’adjectif otiosus, -a, -um, peut avoir une valeur péjorative qui
stigmatise l’inactivité d’un individu. De lui dérive le substantif otiositas, franchement péjoratif en
ce qu’il désigne l’inaction, l’oisiveté, la paresse115
.
112
Huon de Méry, op. cit., v. 22-26. 113
Florence Bouchet, op. cit., p. 145. 114
Huon de Méry, op. cit., v. 1-2. 115
Florence Bouchet, op. cit., p. 145.
27
Cette explication montre que, non seulement l’activité d’écrire, mais aussi celle de lire dans
un but de loisir sont péjoratives. Huon se veut donc rassurant en affirmant que son ouvrage
est « bone oevre », qu’elle possède un intérêt et qu’il ne s’agit pas seulement d’un exercice
individuel sans but. Dans le prologue, on trouve donc immédiatement deux justifications
affirmant la valeur du texte : celle référant à l’autorité de Chrétien de Troyes et celle
éloignant les soupçons de paresse dont on pourrait accuser Huon de Méry.
Ces premiers vers instaurent déjà une relation binaire entre Huon de Méry et ses
prédécesseurs, qui oscille entre la valorisation de l’héritage des autorités et le désir de
dépasser ses mentors. Ce prologue fait écho à la conclusion du poème, qui permet à l’auteur
de pousser le jeu de symétrie jusque dans l’articulation entre les premiers et derniers vers.
En effet, l’ouvrage se clôt sur la figure du glanage, métaphore qui porte un message
d’admiration pour ses prédécesseurs et préconise l’humilité des successeurs :
Molt mis grant peine a eschiver
Les diz Raol et Crestïen,
C’onques bouche de crestïen
Ne dist si bien com il disoisent.
Mes quant qu’il dirent il prenoient
Le bel françois trestot a plein
Si com il lor venoit a mein,
Si c’apres eus n’ont rien guerpi.
Se j’ai trové aucun espi
Apres la mein as mestiviers,
Je l’ai glané molt volontiers116
.
Ce jeu de miroir avec le prologue rappelle au lecteur l’importance de l’humilité et présente
une figure qui explique l’origine de l’inspiration de Huon, mais qui porte aussi un symbole
chrétien fort. Le glanage d’épis est une métaphore « emprunté[e] à la Bible, au livre de
Ruth, elle est employée par saint Bernard pour prêcher l’humilité aux moines117
». La
métaphore permet à Huon de se présenter dans l’humble position de celui qui récolte le legs
littéraire à la manière des moissonneurs, se positionnant ainsi en harmonie avec les valeurs
chrétiennes, en terminant le poème sur la valorisation d’une vertu chrétienne. Florence
Bouchet explique qu’au-delà de sa signification, la position du glaneur d’épis présente
Huon de Méry comme auteur-lecteur, proposant une posture de proximité avec les lecteurs.
116
Ibid., v. 3534-3544. 117
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur…, op. cit., p. 59.
28
Cet avantage, à la fois, lui permet d’avoir, une connaissance des textes et constitue un gage
de valeur par son appui sur des figures d’importance118
.
La relation d’affrontement entre Huon et ses mentors révèle aussi un second aspect
du rapport à l’écriture, l’impression d’un manque de matière, véhiculé par l’image des
quelques épis restant après le passage des moissonneurs ayant déjà récolté les meilleurs
fruits : « L’image passe dans le domaine séculier au XIIIe siècle pour dire la difficulté du
renouvellement de la matière. […] Les moissonneurs ayant précédé Huon, et qu’il désigne
nommément, sont Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc […]119. » Le rapport de force fait
alors pencher la balance en faveur de ces auteurs phares, car pour Huon « tot est dit120
»,
ceux l’ayant précédé ont obtenu le meilleur de la matière littéraire : « Car cil qui troverent
avant/En ont coilli tote l’eslite121
. » L’énoncé suggère que les créations suivantes ne
peuvent qu’être de moindre valeur. Ce ressenti a continué de se développer pendant le
siècle jusqu’à former ce que Cerquiglini-Toulet désigne comme une crise de la matière122
.
Il ne faut toutefois pas être dupe, l’humilité de Huon face aux autorités littéraires sert à
valoriser son talent d’écriture, car c’est bien à partir des quelques épis restant qu’il réussit à
construire son œuvre.
Nous pouvons donc affirmer qu’un discours de la part de l’auteur est brodé à travers
l’intertexte du Tournoi de l’Antéchrist et qu’il prend la forme de deux voix en apparence
contradictoires : celle de l’admiration et celle du désir de dépassement des mentors. Ce
discours en filigrane permet aussi de remarquer la figure d’auteur-lecteur qu’incarne Huon
de Méry, surtout par ses remarques concernant l’épuisement de la matière et l’utilisation de
ses connaissances littéraires comme source d’autorité pour son texte. Ces articulations
doubles s’inscrivent dans la démarche de l’auteur pour former un discours moral
intrinsèque au texte. Le dépassement des mentors vise à créer un intérêt chez le lecteur-
auditeur pour le cheminement du narrateur vers la rédemption. Huon de Méry poursuit cet
objectif en convoquant différents passages emblématiques de Chrétien de Troyes et de
118
Florence Bouchet, op. cit., p. 145. 119
Ibid. 120
Huon de Méry, op. cit., v. 8. 121
Ibid., v. 3529-3530. 122
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur…, op. cit., p. 58.
29
Raoul de Houdenc pour mieux séduire son public tout en illustrant par des figures connues
le combat allégorique qui sévit au sein de l’âme du narrateur.
1.3. Réécriture de deux scènes pivots à la lisière de l’allégorie
Nous avons pu observer qu’Huon ne se place pas comme imitateur, mais bien
comme innovateur tout en s’inscrivant dans la continuité de ses prédécesseurs. Ce que nous
constatons avec certitude, c’est que le Tournoi de l’Antéchrist reprend et utilise ces modèles
pour les renouveler par « l’adoption de matériaux ou de fonctions pris à d’autres
genres123
». Il devient donc difficile de classer le Tournoi dans un genre normatif sans le
réduire à l’un de ses aspects.
Le premier épisode directement tiré de l’univers de Chrétien de Troyes que l’on
rencontre lors de la lecture et qui nous révèle une piste de réflexion quant à l’attitude de
Huon face aux autorités textuelles est celui de la fontaine périlleuse. Ce passage illustre
plusieurs motifs et le choix de l’auteur de le placer au moment charnière de l’entrée du récit
lui confère une signification importante. D’abord, l’inclusion de ce motif iconique d’Yvain
ou le Chevalier au Lion va chercher un intertexte de la matière arthurienne bien connu des
lecteurs. En effet, Huon reprend l’ordre exact des événements, avec, en premier lieux, le
passage par la forêt de Brocéliande, suivi par la découverte de l’emplacement de la fontaine
comme l’a imaginé Chrétien :
Le bacin, le perron de marbre
Et le vert pin et la chaiere
Trovai en itele manière
Comme l’a descrit Crestïens124
.
Huon utilise une référence pour répondre aux attentes du public. En effet, l’introduction à
l’univers arthurien en mentionnant l’emblématique forêt de Brocéliande crée une attente
chez le lecteur, puisque la simple mention de ce lieu est synonyme d’aventure au sein du
monde arthurien. Huon de Méry utilise donc l’intertexte de manière à créer une interaction
avec son lecteur en répondant à son horizon d’attente pour ensuite le déjouer par la
123
Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale… », art. cit., p. 66. 124
Huon de Méry, op. cit., v. 100-103.
30
substitution d’un univers psychomachique au monde chevaleresque et romanesque. Cette
idée est renforcée par la position d’auteur-lecteur dans laquelle se présente Huon lorsqu’il
s’introduit comme narrateur participant dont le motif d’action initial est sa curiosité pour la
forêt de Brocéliande :
Je m’en tornai et pris ma voie
Vers la forest sans plus atendre,
Car la verté voloie apprendre
De la perilleuse fonteine125
.
Ce passage charnière est aussi le moment transitoire où s’effectue le passage de la narration
qui se donne comme biographique à la fiction qui incarne la vérité allégorique. Les
conclusions à tirer de ce passage et la réflexion entourant la vérité qu’il provoque seront
discutées plus amplement dans le second chapitre lorsqu’il sera question de la frontière
entre vérité et merveille. Pour l’instant, notre intérêt vise plutôt à établir les jeux qu’élabore
Huon de Méry par son utilisation de l’intertexte.
L’épisode se poursuit ensuite par l’eau versée sur la margelle, provoquant une forte
tempête suivie par l’apparition d’un chevalier malveillant (Bras-de-Fer), engageant le
combat avec le narrateur. Toutefois, Huon décide de rendre l’épisode encore plus frappant
que celui d’Yvain ou le chevalier au Lion, il renchérit à un point tel que l’épisode bascule
dans l’exagération parodique. Ainsi, le narrateur, non content d’avoir déjà répandu une
première fois de l’eau sur la margelle provoquant le tonnerre, décide d’en verser une
seconde fois. La tempête bien avancée ayant déjà « De plus de V.C. mille espars/Ert la
forest enluminée126
» empira jusqu’à ce que le narrateur sentît « toute terre127
» trembler.
Cet extrait marque le caractère problématique du narrateur, puisque sa trop grande curiosité
manque de lui coûter la vie dans la tempête qu’il déchaîne. Pour le lecteur connaissant le
principe de la psychomachie, il est normal de déceler chez le personnage des traits
problématiques qui motivent la nécessité d’un pèlerinage de rédemption : cet entêtement en
est le premier signe. L’idée de rendre risible un passage emblématique de son prédécesseur
sert aussi l’objectif de dépassement, de renouvellement littéraire. Cette connivence créée
entre Huon et ses lecteurs par le biais du rire contribue à normaliser le travail de Chrétien
de Troyes, le rendant du même coup plus facile à dépasser, ce qui ouvre à la possibilité que
125
Ibid., v. 60-64. 126
Ibid., v. 120-121. 127
Ibid., v. 141.
31
la merveille romanesque soit surpassée par une merveille religieuse qui sous-entend la
supériorité des valeurs monastiques.
Dans le même passage, ce désir est aussi perceptible dans la description des chants
d’oiseaux suivant l’accalmie de la tempête. Cette fois, le nombre de volatiles amassé est si
grand que le narrateur « n’en vit mes nus tant amassez128
». La distinction est encore plus
évidente au vers suivant lorsqu’une comparaison directe est faite avec Yvain : « Souz le pin
en ot plus assez/Que n’en i vit Calogrinans129
. » Il y a donc surenchère quant à la
quantification des oiseaux, mais aussi par la référence directe à une œuvre de Chrétien de
Troyes qui précise que Calogrenant n’a jamais pu être témoin d’un tel spectacle. Il va
même jusqu’à dire que la mélodie produite est un véritable « terrïens paradis130
». La
référence au Paradis constitue le premier indice d’une narration infusée par une réflexion
morale et religieuse. La merveille romanesque prend ici une connotation sacrée
l'apparentant plutôt au miracle. Le dépassement du passage emblématique de la matière
arthurienne est donc évident et a pour effet d’opposer Huon à son mentor dans une relation
de compétition où les valeurs monastiques semblent présentées comme supérieures aux
valeurs courtoises.
Lors du découpage rhapsodique du prologue, un second passage active la mémoire
référentielle du lecteur. Il s’agit du festin infernal inspiré du Songe d’Enfer de Raoul
de Houdenc. Cet épisode offre la possibilité d’observer le même processus de surenchère
utilisé dans l’épisode de la fontaine périlleuse, mais aussi l’installation de l’allégorie
comme processus littéraire clef. Le festin se déroule dans le camp de l’Antéchrist à la veille
de l’affrontement avec les forces du Bien. Lors de ce repas, selon la tradition instaurée par
Raoul, sont dégustés des mets allégoriques. Huon de Méry investit ce premier canevas et,
sans manquer de mentionner sa source, développe toute une suite d’entremets s’ajoutant à
la liste déjà bien garnie du Songe. Comme pour la fontaine périlleuse, la surenchère se bâtit
à partir du modèle initial, pour ensuite montrer la maîtrise langagière de l’auteur :
Touz les mes Raol de Houdenc
Eümes, sanz fere rïot
Fors tant, c’un entremes i ot
D’une merveilleuse friture
128
Ibid., v. 193. 129
Ibid., v. 194-195. 130
Ibid., v. 201-202.
32
De pechiez feiz contre nature,
Flatiz en la sause chartaine131
.
Après « toz les mes » que l’on retrouve chez Raoul, Huon accumule ensuite sa propre
version d’un banquet infernal. Sur la table, on retrouve une « merveilleuse friture de
pechiez », un « confit en soufre132
», une bouteille de « honte133
» et des « dragiée de toz les
vices134
». Les allégories mises de l’avant par ces plats sont Gourmandise, Ivresse, Excès et
Gloutonnerie. Il s’agit donc, tout comme avec l’épisode de la fontaine périlleuse, de
l’utilisation d’un motif connu pour le dépasser et l’adapter aux besoins du texte :
Once more, Huon has adapted his source to fit his own plan, for whereas Raoul’s vision of Hell ends
with its major scene, the internal banquet, the revelry of TA is used as part of the build-up to the actual
tournament itself which constitutes the body of the poem135
.
Par le biais de motifs connus des lecteurs, ces passages permettent d’illustrer la transition
vers la fiction allégorique et de mettre en place les prémices de l’affrontement allégorique.
Cet emprunt nous prouve à nouveau la méthode de Huon, car il déplace la finale du Songe
d’Enfer en début de texte non seulement afin de s’inscrire dans la tradition, mais également
pour montrer sa créativité poétique en dépassant le motif initial; ce qui lui permet ainsi en
intégrant cette scène dans la structure de l’utiliser comme élément transitoire vers
l’allégorie.
Le motif du banquet infernal est, en effet, utilisé par Huon pour baliser le début du
discours allégorique. Il s’agit du premier développement faisant intervenir un ensemble
d’éléments allégoriques, car jusqu’à maintenant, le seul indice permettant de discerner un
sens second au texte était l’apparition du personnage de Bras-de-Fer. Le banquet est le
premier élément qui confirme l’essence du texte par la mise en place de l’armée de
l’Antéchrist constituant les convives du repas. L’affrontement définitoire du texte
s’esquisse lorsque le narrateur pénètre dans la ville et observe le déploiement des forces
infernales. La présentation de la ville Désespérance où loge l’Antéchrist se fait par un
parallèle avec la ville opposée Espérance :
La vile a non Desesperance,
Ou Antecriz fu ostelez ;
131
Ibid., v. 413-412. 132
Ibid., v. 475 133
Ibid., v. 453. 134
Ibid., v. 434. 135
Keith Busby, art. cit., p. 511.
33
La vile a non, qui est delez,
Esperance par son froit non136
.
L’antinomie des villes voisines est accentuée par leur proximité géographique donnant
l’impression de la mise en place des premières pièces d’un jeu d’échec. Une fois à
l’intérieur de Désespérance, le narrateur devient le témoin de l’effervescence précédant la
bataille à venir : « Escuiers i vi bien II. Mile/Queranz ostieus de rue en rue137
. »
Simultanément, « la prée » et les « vergiers138
» des alentours sont envahis par les tentes des
combattants qui ne peuvent dormir dans la ville faute d’espace. Ce n’est toutefois qu’au
moment des réjouissances du soir que la nature allégorique du combat se confirme, car
c’est à cet instant que prennent place autour de la table les personnifications. Ainsi
s’assoient avec l’Antéchrist : Ivrece, Lechereie, Outrages et Glouternie139
. Il s’agit de la
première apparition de l’Antéchrist au côté de personnifications de vices, permettant ainsi
au lecteur de comprendre le caractère allégorique de l’affrontement du lendemain.
Ces deux exemples nous permettent de remarquer que Huon utilise un intertexte
riche, d’abord pour créer une relation avec ses lecteurs par le biais d’un horizon d’attente
partagé, mais aussi pour prouver son habileté d’écriture en renchérissant sur certains
éléments. Pour ce faire, Huon adapte les motifs arthuriens et les emprunts à Raoul
de Houdenc aux besoins de la psychomachie. La relation entre Huon de Méry et ses
mentors est à l’image de sa création : complexe et articulée par les oppositions. Cette
articulation par opposition est affichée et est encore plus profonde que la simple
revendication d’une double autorité vernaculaire : Le Tournoi de l’Antéchrist tient son
modèle d’affrontement de la tradition latine de la psychomachie. Ce modèle est utilisé
comme canevas pour le déroulement du tournoi entre les Vices et les Vertus. En ce sens, le
Tournoi ajoute une tension entre la revendication d’autorités vernaculaires et l’emprunt
d’une ancienne tradition littéraire en latin, qui est adaptée aux réalités de la société
médiévale par l’alliance du combat avec un motif militaire féodal. Dans l’idée de continuer
le portrait de l’architexte du Tournoi de l’Antéchrist, nous souhaitons donc explorer les
136
Huon de Méry, op. cit., v. 348-351. 137
Ibid., v. 359-360. 138
Ibid., v. 370-371. 139
Ibid., v. 428-463. On pourrait traduire ces noms en français moderne par : Ivresse, Gourmandise, Excès et
Gloutonnerie.
34
textes s’inscrivant dans la tradition des tournois et voir les rapports qu’il est possible
d’établir entre ceux-ci et le texte à l’étude.
1.4. La tradition des tournois et batailles
Le Tournoi de l’Antéchrist se caractérise par sa forme inspirée de la Psychomachia
de Prudence. Ce dernier est considéré par les études modernes comme une figure
marquante de la littérature chrétienne. L’influence de l’œuvre antique s’est révélée durable,
et Strubel compare l’importance de la Psychomachia pour l’allégorie du combat entre vices
et vertus à celle de Guillaume de Lorris pour l’allégorie d’amour140
. À partir de cette
œuvre, un véritable engouement pour l’affrontement des Vices et des Vertus se perpétue à
travers la littérature médiévale, surtout aux XIIe et XIII
e siècles où l’on en retrouve aussi de
nombreuses représentations dans l’art chrétien141
. Ce modèle, non seulement la forme
narrative du récit, mais inscrit le texte dans une tradition qui sera le point de départ de notre
réflexion pour rendre compte de la dualité des influences et des intertextes évoqués.
En effet, le Tournoi se place sous le signe de la dualité de l’affrontement par un
titre qui fait écho à celui de psycho-machia, littéralement « âme » et « combat ». La
psychomachie renvoie à la lutte de l’âme pour son salut : cet affrontement s’effectue au
sein de l’âme et oppose des personnifications divisées entre Bien et Mal. Ce combat
s’inscrit dans une volonté d’introspection du narrateur chez lequel s’affrontent les
tentations externes et charnelles à la réflexion spirituelle. La psychomachie permet de
rendre tangible cet exercice en fournissant la possibilité au lecteur de se créer une référence
visuelle mentale concrétisant ainsi le processus par la représentation d’un combat. La
lecture de ce type de texte doit se faire avec en tête l’idée d’une réflexion morale et d’un
cheminement heuristique spirituel. C’est donc dans une optique didactique qu’il faut
interpréter les métaphores et personnifications qui y évoluent. Comme on l’a vu, dans le cas 140
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 111. 141
Jennifer O’Reilly, Studies in the Iconography of the Virtues and Vices in the Middle Age, London, Garland
Pub, 1988, p. 50. Un des motifs les plus souvent représentés est celui de l’affrontement entre Patentia et Ira
caractérisé par la figure de Patience en armes et armures qui, calmement, attend l’adversaire alors que Colère
dans son emportement s’empale d’elle-même. Cette image se répète comme un leitmotiv non seulement dans
les manuscrits, mais aussi dans les décorations sculptées présentes dans l’architecture des monuments
religieux en France. Ainsi, la mort d’Ira est illustrée sur le chapiteau d’une colonne dans le chœur de la
Cathédrale Notre-Dame du Port, sur un chapiteau de la basilique de Vézelay à Sainte-Madeleine et fait aussi
partie de la décoration de la Cathédrale Saint-Lazare d’Autun.
35
de notre texte, la complexité due à la convocation de différentes traditions littéraires
nécessite la prise en compte de toutes ces influences comme indicateur de genre. Il est
important de considérer l’intégralité de ces éléments, puisque certains, comme l’emprunt de
passages descriptifs et de personnages emblématiques, sont intégrés au texte et brouillent la
généricité de ce dernier. Huon de Méry, en empruntant des motifs au roman courtois et au
roman allégorique dans un même poème, déjoue l’horizon d’attente des lecteurs, ce qui le
rend difficile à interpréter. Il a donc semblé opportun de brosser un tableau des textes de
type « tournoi », qui reposent sur l’opposition entre vices et vertus, permettant ainsi
d’établir un paradigme de référence sur lequel nous pourrons appuyer nos observations.
En ce sens, la forme d’affrontement que prend le cadre narratif du Tournoi de
l’Antéchrist peut aussi s’expliquer par le climat culturel dans lequel s’établit le texte. Le
combat incarne la « métaphore de la disputatio intérieure, où s’affrontent les tendances
opposées du cœur humain142
». Ce principe de dispute ajoute au texte un aspect didactique,
car comme l’indique Béatrice Périgot, il s’agit d’une méthode intellectuelle de recherche
qui s’exerce en commençant par l’énonciation d’une vérité par proposition, suivie d’une
réponse constituée d’arguments contraires : l’opponens143
. Le raisonnement par
confrontation est donc valorisé comme méthode de recherche de vérité144
. Dans ce contexte
favorable au raisonnement par affrontement, il n’est pas surprenant d’observer un intérêt
pour la production de textes construits autour du bellum intestinum, la guerre intestine où
s’affrontent le Bien et le Mal. Ce principe est repris par l’affrontement des vices et vertus
ayant pour enjeu le salut de l’humanité et celui de l’âme individuelle145
.
Engendrés dans ce même contexte, les textes de types « batailles » et « tournois »
reprennent ce raisonnement d’opposition où s’affrontent, cette fois, différentes idées, mais
toujours selon une polarisation positive et négative. L’exercice universitaire de la disputatio
entre en écho avec le genre littéraire qu’est la psychomachie, alors que le bellum intestinum
en est l’essence, ce qui pourrait donc expliquer l’affinité du sujet avec les textes prenant la
142
Laurence Gosserez, « La Psychomachie, poème baroque ? Esthétique et allégories », L’information
littéraire, 55 (2003), p. 36. 143
Béatrice Périgot, « Antécédences : de la disputatio médiévale au débat humaniste », Memini, 11 (2007),
p. 43-44. 144
Jacqueline Cerquiglini Toulet, « Construire le sens », art. cit., p. 176. 145
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 116.
36
forme d’un tournoi. Le processus didactique du conflit jumelé à la recherche de vérité
morale constitue un terreau propice pour la production de textes fonctionnant poétiquement
et narrativement sur le principe du conflit.
Nous avons donc entrepris d’établir un ensemble d’œuvres pouvant s’apparenter au
Tournoi de l’Antéchrist. Pour ce faire, il a d’abord fallu effectuer un tri permettant de
déterminer les caractéristiques principales du Tournoi et sélectionner parmi celles-ci
quelques caractéristiques identitaires pour ensuite trouver d’autres œuvres les partageant.
L’objectif étant de mettre de l’avant des textes ayant comme principe structurant le conflit,
la première sélection s’est donc faite selon le critère formel du titre. Celui-ci devait inclure
la qualification de tournoi, ou utiliser un synonyme comme bataille. La consultation des
différentes bases de données et ouvrages bibliographiques de référence a permis la création
d’une liste de titres comportant ces qualificatifs146
et la sélection des textes par la mention
de tournoi ou de bataille dans les titres a ainsi permis d’élaborer une famille de textes qui
s’articule autour de la thématique de l’affrontement caractéristique du Tournoi de
l’Antéchrist.
L’élaboration d’une telle liste pose une série de problèmes méthodologiques. Le
premier résulte du fait de travailler avec des critères de différentes natures, les uns sont des
critères médiévaux et d’autres sont non médiévaux. Ainsi, le titre nous a semblé un bon
point de départ, car il est une donnée médiévale, à condition qu’il soit présent dans les
manuscrits originaux. Lors de la consultation des copies du Tournoi de l’Antéchrist, nous
avons pu confirmer, quand un titre était présent, qu’il s’agissait bien d’un titre original, que
ce soit de la part de l’auteur ou du copiste147
. Afin de perfectionner notre liste, nous avons
distingué les titres établis à partir de données médiévales des titres conventionnels attribués
146
Afin d’obtenir une représentation la plus complète possible du bassin de textes, plusieurs sources ont été
consultées. En ligne, les catalogues de la Base Jonas de l’IRHT et celui des Archives de littérature du Moyen
Âge (ARLIMA) ont permis de faire une première sélection de titres. L’obtention d’une description complète
des textes devait ensuite se faire par la consultation d’ouvrages comme le Dictionnaire des lettres françaises,
la base numérique Garnier, mais aussi, la référence aux catalogues des collections de Lettres gothiques, Droz
et Champion classiques. Nous avons aussi utilisé, le Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters
tome VI/1 et VI/2 pour les titres allégoriques. 147
Prenons l’exemple du manuscrit Paris, BNF, 25566, dans lequel se trouve la mention « explicit li
tornoiement antecrist » f. 207v. Que celle-ci ait déjà été inscrite par l’auteur dans ce manuscrit original ou
ajouté ensuite par un copiste, il reste que le texte a pu être connu sous ce nom au Moyen Âge.
37
par un éditeur moderne148
. À partir de ces points, nous avons effectué un premier ratissage,
pour ensuite, après l’examen du contenu, éliminer les textes historiques et les traités
didactiques149
.
L’affinement du tri nous a ensuite permis d’entreprendre l’étude du contenu des
ouvrages afin d’observer des ressemblances et divergences. Nous avons poursuivi
l’opération de tri par des critères formels en choisissant ceux ayant un profil narratif
semblable, c’est-à-dire des récits qui utilisent des procédés allégoriques et qui suivent un
schéma narratif construit autour d’une dispute. La présence d’allégories en tant que
personnifications d’idées abstraites a semblé une caractéristique efficace pour trouver des
textes comparables. Toutefois, une distinction a dû être opérée afin de ne pas élargir le
corpus d’étude à des textes aux enjeux différents. C’est la combinaison des deux premiers
critères, le caractère narratif et la présence d’allégorie qui a permis d’éliminer de notre
corpus les textes de type « débat ». En effet, selon Armand Strubel, ce dernier est
incompatible avec l’allégorie, puisqu’il « place la lutte sur le plan de la parole : le seuil de
148
Ces distinctions ont été établies à partir d’éditions originales et traduites. Nous avons aussi consulté la base
de données d’Arlima lorsque l’information s’y trouvait. 149
Voici les titres qui étaient présents dans la liste initiale et qui ont été exclus : L’Arbre des batailles, La
Bataille des Trente, La Bataille Loquifer, Les Tournois de Chauvenci décrits par Jacques Brétex, La Bataille
d’Annezin. Chacun d’eux avait répondu à la première sélection qui consistait à répertorier les textes ayant
dans leur titre la désignation de bataille ou de tournoi. Toutefois, lors de l’observation du contenu, nous avons
constaté que ces textes ne correspondent pas entièrement au profil recherché. La principale cause de leur
retrait est leur caractère historique, certains sont des traités concernant le déroulement des tournois et
plusieurs relatent un affrontement historique. Dans ce cas, la composante allégorique est absente et le point de
comparaison avec le Tournoi de l’Antéchrist est perdu : cf. Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 134. Nous
avons aussi exclu Le Tournoiement des dames de Paris écrit aux alentours de 1270 par Pierre Gencien qui n’a
de ressemblance avec la psychomachie que l’affrontement puisqu’il s’agit d’un tournoi fictionnel où les
champions sont des femmes donnant ainsi l’occasion à l’auteur de vanter leur beauté. Ce type de tournoi
semble populaire de la fin du XIIe (ceux de Huon d’Oisy et de Richard de Semilly) jusqu’à la fin du
XIIIe siècle, et rassemble les caractéristiques suivantes : « le tournoi décrit est censé avoir lieu le long de la
Marne, non loin de Paris ; les combattantes appartiennent à l’aristocratie féodale […]. » Georges Grente [dir.] et al. Dictionnaire des lettres françaises : le Moyen Âge, ouvrage préparé par Robert Bossuat, Louis Pichard
et Guy Raynaud de Lage, éd. entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et
Michel Zink, 1992 [Fayard,1964], Paris, p. 1443. Dans le cas de la Bataille des vins d’Henri d’Andeli, cette
dernière verse dans la prosopopée plutôt que d’utiliser des procédés allégoriques (on reviendra plus loin sur ce
critère). On remarque que l’allégorie n’est pas exploitée dans ces textes et les visées ne sont ni morales ni
parodiques, ce qui laisse comme seule ressemblance avec Le Tournoi de l’Antéchrist la mention de tournoi
dans le titre et la narration d’un conflit. Ce sont donc les raisons pour lesquelles nous ne les avons pas
conservés.
38
l’allégorie est souvent à peine franchi, car l’alternance des discours se réduit généralement
à la prosopopée150
».
Ainsi, La Bataille de Carseme et Charnage151
, texte anonyme daté du dernier quart
du XIIIe siècle, doit être considéré comme un débat plutôt que comme une réelle bataille. La
moralité de la victoire de Charnage sur Caresme s’explique par la critique ironique de la
société. Comme l’explique Strubel, « [l]a critique politique se réduit à quelques allusions, et
ce n’est pas l’essentiel dans ces textes où l’effet comique prime manifestement, mais elle
permet de donner sens à la victoire de Charnage sur son adversaire152
». Son caractère
distinctif n’est pas seulement le débat, comme le mentionne Tabard ; ses aspects comiques
et parodiques en font un objet unique par son utilisation du thème du carnaval. En effet,
l’affrontement entre la vie frugale de Caresme et l’abondance de Charnage provoque un
véritable carnaval de nourriture où s’affrontent les poissons contre les grâces volailles et
autres rôtis. Malgré son caractère plus près du Tournoi de l’Antéchrist, nous ne l’avons
donc pas conservé, sur ce critère formel qu’il repose sur un discours et non sur un récit.
Toutefois, parmi la sélection, nous avons aussi préservé des textes parodiques puisqu’ils
sont une variante intéressante du genre et témoignent de ses usages multiples, à condition
qu’ils remplissent les critères formels.
Nous sommes donc parvenue à une liste de quatre titres en commençant d’abord par
les textes titrés comme bataille, la Bataille d’Enfer et de Paradis153
, La Bataille des sept
arts154
, La Bataille des Vices contre les Vertus155
(aussi nommé Le Dit du mensonge), puis
le seul tournoi, Le Tournoiement d’Enfer156
. On remarque immédiatement que les textes
150
Armand Strubel, « Grant senefiance a »…,op. cit., p. 132. 151
Bataille de Caresme et de Charnage, édition critique avec introduction et glossaire par Grégoire Lozinski,
Paris, Honoré Champion, 1933, 218 pages. Aussi titré comme fabliau dans le manuscrit de la BNF 2168 : Li
faveliaus de Quaresme et de Carnage. 152
Laëtitia Tabard, « La construction allégorique de Caresme et la représentation de la faim dans les débats de
Caresme et Charnage (XIIIe
- XVe siècles) », Questes, revue pluridisciplinaire d’études médiévales, 12 (2007),
p. 68. 153
Alain Corbellari, La Voix des clercs. Littérature et savoir universitaire autour des dits du XIIIe siècle,
Genève, Droz (Publications romanes et françaises), 2005, p. 266-273. 154
Henri d’Andeli, Les Dits d’Henri d’Andeli, textes traduits et présentés par Alain Corbellari, Paris, Honoré
Champion, 2003, 227 pages. 155
Rutebeuf, « La bataille des vices contre les vertus », dans Œuvres complètes, éd. Michel Zink, Garnier,
2001, p. 217-232. 156
Arthur Langfors, « Le Tournoiement d’Enfer, poème allégorique et satirique tiré du manuscrit
français 1807 de la Bibliothèque Nationale », Romania, t. 44, no 175-176 (1916), p. 511-558.
39
sous l’appellation « bataille » sont beaucoup plus nombreux ; en considérant aussi des titres
comportant ce lexème synonyme, nous avons pu élargir le corpus comparatif
avantageusement. En effet, ces oeuvres sont, comme le Tournoi de l’Antéchrist, des
allégories à visées didactiques. C’est donc dans cette série que s’inscrit le texte de Huon de
Méry. Malgré ces points communs formels, aucun ouvrage ne semble partager à la fois les
trois grandes influences de Huon : Chrétien, Raoul et Prudence. Toutefois, trois principaux
points comparatifs permettent d’observer une convergence entre les textes : la structure
narrative, la nature des allégories et la portée didactique. Ces points formeront le plan initial
de notre analyse.
Afin de mieux saisir ce petit corpus, nous pouvons établir un bref portrait de
chacune des œuvres. Notons, d’abord, la ressemblance avec Le Tournoiement d’Enfer
d’auteur inconnu et daté du premier quart du XIVe siècle
157, qui est très semblable au
Tournoi de l’Antéchrist, car il présente l’affrontement entre les chevaliers d’Enfer et ceux
du Paradis. Toutefois, parmi son cortège vertueux sont incluses des figures bibliques,
apôtres et saints, contrairement au Tournoi de l’Antéchrist qui convoque plutôt une
chevalerie céleste. Le texte suivant est La Bataille d’Enfer et de Paradis anonyme, dont la
datation est estimée à 1230, qui prend la forme d’un affrontement psychomachique
opposant les champions d’Enfer à ceux de Paradis158
. Les personnifications de Paradis sont
jumelées à la ville de Paris ainsi qu’à ses alliés, alors qu’Enfer est associé à la ville d’Arras,
Reims, Amiens et Saint-Omer. Le second texte exploitant la parodie est celui d’Henri
d’Andeli, La Bataille des sept arts, composé entre 1236-1250, qui met en scène un
affrontement sur « les mérites respectifs de la dialectique et de l’étude des auteurs latins.
[…] Grammaire, aidée par les classiques, s’engage dans un combat contre Logique qui, de
son côté est soutenu par Droit, Médecin et Théologie159
. » Aux côtés de ces arts se
retrouvent divers philosophes et auteurs, chacun s’affronte avec, en guise d’arme, les
verbes et outils associés à chaque science160
. Le texte constitue une métaphore de la
querelle entre les écoles de Paris et d’Orléans161
. Le dernier texte est celui de Rutebeuf, qui
157
Ibid., p. 513. 158
Georges Grente et al. [dir.], Dictionnaire…, op. cit., p. 128. 159
Ibid., p. 668. 160
Catalina Girbea, Armes et jeux militaires dans l’imaginaire XIIe - XV
e siècles, Paris, Garnier, 2016, p. 30.
161 Armand Strubel, « Grant senefiance a », op. cit., p. 132.
40
présente La Bataille des vices contre les vertus aussi connue comme Le Dit du mensonge.
Ce texte est une critique sociale à peine voilée prenant la forme d’une confrontation entre
vices et vertus, chaque parti étant associé à un comportement de l’élite religieuse. Ce bref
tableau des textes nous permet d’observer que le canevas de la psychomachie favorise une
grande flexibilité quant aux figures convoquées.
À ce sujet, bien que chaque texte s’inspire du modèle de Prudence, certains
digressent plus du sujet initial que d’autres. En ce sens, Le Tournoi d’Enfer conserve
l’enchaînement de la psychomachie et le narrateur spectateur assiste à l’affrontement rangé
des chevaliers d’Enfer et de Paradis. Les personnifications sont introduites par une
description héraldique de leurs écus. De manière similaire au Tournoi de l’Antéchrist, le
comportement des vices et vertus pendant le déroulement de la bataille s’accorde à leur
nom. Il s’agit du texte de notre liste qui préserve le plus fidèlement les caractéristiques de la
psychomachie. Les batailles, quant à elles, font preuve d’une plus grande diversité. La
Bataille des sept arts utilise l’allégorie et détourne la psychomachie pour illustrer la
querelle intellectuelle entre les écoles de Paris et d’Orléans162
. Les combattants s’opposent
dans une joute verbale où armes et projectiles sont composés de différentes théories et
outils caractéristiques des disciplines. L’effet burlesque prend le dessus, bien que
l’organisation du texte soit celle de la psychomachie dans ses descriptions de
personnifications et l’ordre du récit. Derrière une narration suivant le modèle initial de
Prudence, La Bataille des Vices contre les Vertus se trouve être une critique sociale qui
teinte fortement le texte d’ironie, dénonçant de ce fait l’hypocrisie et le mensonge des
religieux dont l’auteur révèle l’appétit pour les richesses : « Li Frere pueent bien
asoudre/C’escommeniez at que soudre163
. » Le texte exploite l’inversion ironique pour
dénoncer la communauté des Frères mineurs et Frères prêcheurs. L’affrontement entre les
allégories de vices et de vertus est préservé bien qu’il ne s’agisse que de brèves mentions
expéditives : comme chez Prudence, Chasteté vainc Luxure et Largesse a le dessus sur
Avarice. La structure narrative de la psychomachie est donc ainsi préservée, bien qu’elle ne
soit pour Rutebeuf que l’outil de sa critique sociale. Le dernier texte à observer est
certainement celui situé le plus en périphérie du canevas de départ. En effet, l’enjeu de La
162
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 132. 163
Rutebeuf, La Bataille…, op. cit., v. 95-96.
41
Bataille d’Enfer et de Paradis est politique, ce sont les villes qui s’affrontent et leurs
caractéristiques se retrouvent peintes sur leurs écus. La polémique incarnée par le texte est
contemporaine à son auteur et pourrait être une allusion à la « coalition des féodalités du
Nord liguées contre la France de Philippe Auguste164
». Ici, on ne conserve de Prudence que
le principe d’affrontement par personnification.
Ces observations nous font comprendre que les auteurs empruntent la structure de la
psychomachie et l’adaptent de diverses manières en changeant la nature des allégories, le
ton utilisé ou encore la nature du conflit. Du fait de ces modifications, chacun de ces textes
a une senefiance propre et la portée didactique s’en trouve modifiée. On sait que pour Le
Tournoi de l’Antéchrist le message moral est comparable à celui de la psychomachie
antique, visant à inciter l’âme à se tourner vers les vertus. Il en va de même pour le
Tournoiement d’Enfer, car il préserve les traits principaux retrouvés chez Prudence et
présente une victoire morale au sein de l’âme du narrateur. Pour La Bataille des Vices
contre les Vertus, bien que la critique ironique soit omniprésente, il s’agit aussi de la même
portée didactique. Malgré le fait que la morale ne soit pas intériorisée par le narrateur
comme c’est le cas pour les tournois, elle apprend au chrétien à cibler les excès parmi les
communautés religieuses qui l’entourent et prône la victoire des vertus sur les vices. La
Bataille des sept arts et La Bataille d’Enfer et de Paradis, bien que versant dans le
parodique et le burlesque165
, possèdent aussi une portée didactique. Toutefois, cette
dernière n’est pas de même nature que celle de la psychomachie. En effet, bien que les
camps soient divisés entre Bien et Mal, ils n’ont pas pour senefiance un message moral
interne. Pour le texte d’Henri d’Andeli il s’agit de la prévalence d’un modèle intellectuel et
pour La Bataille d’Enfer et de Paradis d’un enjeu politique, révélant dans les deux cas une
dimension polémique plus que morale.
164
Ibid., p.167. 165
Les termes de parodie et burlesque sont utilisés au sens technique. Nous entendons par parodie une
réécriture du texte en tant qu’ « imitation d’un modèle détourné de son sens initial » et pas nécessairement
comique. Paul Aron [dir.] et al., Le dictionnaire du littéraire, ouvrage préparé par Marie-Andrée Beaudet,
Jean-Pierre Bertrand, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, et al., Paris, Presses Universitaire de France, 2010
[2002], p.550. Dans le cas de burlesque, il s’agit de la manière comique utilisant un style « bas » pour évoquer
un sujet sérieux « haut ». Ibid., p.85.
42
Le rapprochement de ces textes, dont les dates de composition s’étirent sur près
d’un siècle, s’explique par une structure narrative marquée par le modèle de la
psychomachia de Prudence. Il s’agit, effectivement, du motif récurrent pouvant expliquer la
popularité et la multiplicité des textes de type tournoi et bataille au Moyen Âge166
. Cet
engouement pourrait s’expliquer par le fait que le modèle de Prudence se modifie aisément
pour correspondre aux réalités médiévales. En ce sens, le tournoi est une adaptation
courtoise par l’addition d’un contexte de chevalerie médiévale167
. Il se distingue ici de la
bataille, car il se déroule dans des conditions particulières. Ce n’est pas une mêlée, mais
bien un exercice qui se « caractérise techniquement comme un combat à la lance, utilisé
pour désarçonner, et limité à cela168
». Comme l’expose Catalina Girbea dans l’ouvrage
Armes et jeux militaires dans l’imaginaire169
, l’imaginaire du tournoi « imite la guerre,
mais s’en détache totalement170
». Il s’agit plutôt de « jeux [qui] sont associés à l’énergie
vitale et non à la morbidité171
». En ce sens, les tournois sont des événements de
communauté « préparés et codés172
» à l’avance dans un intérêt ludique. Cet événement
exerce plusieurs fonctions sociales comme la sacralisation du chevalier, la création d’un
spectacle exutoire de violence en temps de paix, mais il ne constitue pas le cadre de
meurtre173
.
Ainsi, dans les textes observés, on retrouve des exemples qui s’inspirent de ces
pratiques guerrières. Le Tournoi de l’Antéchrist problématise ce rapport au tournoi, car il
est jumelé à la lutte perpétuelle entre les vices et les vertus. Le texte prend la forme de
l’affrontement ritualisé, ce qui, grâce à sa dimension de jeu, favorise une théâtralisation des
messages moraux par l’utilisation de l’allégorie. La victoire des vertus ne se fait pas par
l’annihilation du clan opposé ce qui perpétue ainsi la rivalité. Le fait qu’il n’y ait pas de
véritable finalité ne fait que repousser le prochain affrontement, contribuant ainsi à
ritualiser l’éternel combat entre le bien et le mal. 166
Jaqueline Cerquiglini-Toulet, La Littérature française…, op. cit., p.176. 167
Armand Strubel, op. cit., p. 132. 168
Dominique Barthélémy, « Les origines du tournoi chevaleresque », dans François Bougard, Régine le Jan
et Thomas Lienhard [dir.], Agôn la compétition, Ve-XII
e siècle, Brepols, 2012, p. 115.
169 Catalina Girbea, Armes…, op. cit.
170 Ibid., p. 13.
171 Ibid., p. 17.
172 Dominique Barthélemy, « L’Église et les premiers tournois », dans Martin Aurell et Catalina Girbea [dir.],
Chevalerie et christianisme aux XIIe et XIII
e siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 139.
173 Catalina Girbea, Armes…., op. cit., p. 12.
43
L’établissement de la liste et la comparaison des textes ont permis d’établir des
caractéristiques communes avec le Tournoi de l’Antéchrist. Ce détour par les textes plus ou
moins contemporains aide à brosser un meilleur portrait de sa généricité. Par la mise en
relation de ces différents textes, nous avons désormais en tête une organisation sur laquelle
nous fonder et à laquelle nous référer lors de l’exploration plus élaborée de la question du
genre et l’emprunt aux différents héritages littéraires.
1.5. Le dit, clef du rhapsodisme du Tournoi de l’Antéchrist
À l’image de l’ensemble des textes de type tournoi et bataille, la richesse du
Tournoi de l’Antéchrist consiste en son habileté à convoquer différentes traditions dans
l’intention de transmettre un message moral. Toutefois, il s’agit aussi de la raison pour
laquelle il est difficile d’établir la généricité du Tournoi. Huon nous donne une piste de
réponse dès les premiers vers : « Mon cuer de dire aucun bel dit174
». Ce terme de dit
pourrait résoudre, en partie, le problème de généricité du texte, parce que sa définition
semble avoir suffisamment de souplesse pour intégrer le rhapsodisme du Tournoi, et
semble même appeler ce rhapsodisme.
D’un point de vue contextuel, nous avons remarqué que de nombreux textes
présents dans les manuscrits où se trouve le Tournoi s’intitulent aussi « dit »175
, ce qui laisse
penser qu’au moment de la constitution des manuscrits une affinité a été perçue entre ces
textes. Il pourrait donc s’agir de la référence appropriée au texte de Huon, car ses balises
sont suffisamment larges pour intégrer les particularités de l’œuvre. Il est toujours difficile
de manipuler nettement cette appellation, car si le dit peut être considéré comme un genre,
ses frontières sont floues : « aucun caractère formel ou thématique particulier ne paraît a
priori le définir bien nettement176
». Jacqueline Cerquiglini-Toulet a toutefois établi trois
critères permettant de distinguer le dit des autres genres littéraires : « a. Le dit joue avec la
discontinuité. b. Le dit relève d’une énonciation en je (je qu’il représente dans le texte) et
d’un temps : le présent, même s’il peut enchâsser un récit au passé. c. Ce je est celui du
174
Huon de Méry, op. cit., v. 7. 175
Prenons l’exemple du manuscrit BNF, fr. 25566., dans lequel Le Tournoi de l’Antéchrist a pour
compagnons : Li dis du vrai anel, Li dis de le brebis desreubee ou encore Li dis du faucon. 176
Georges Grente et al. [dir.], Dictionnaire…, op. cit., p. 385.
44
clerc-écrivain. Le dit enseigne177
. » Le Tournoi correspond certainement aux deux derniers
critères puisque la narration du récit biographique est faite au je et qu’il s’agit d’un poème
avec une morale de conversion, ce qui teinte le discours de didactisme. Si l’on revient au
premier critère, celui de l’hétérogénéité, le rhapsodisme générique prend une lumière
nouvelle, qui permet de classer le Tournoi dans le genre du dit.
Au cours de ce précédent chapitre, nous avons pu observer l’incroyable capacité de
Huon de Méry à convoquer au sein du même univers allégorique des traditions différentes,
qu’il s’agisse de la matière arthurienne, et plus particulièrement celle de Chrétien de
Troyes, de Raoul de Houdenc ou de la psychomachie de Prudence. Ce tour de force n’est
pas sans soulever la question du genre, ce que nous avons élucidé par le biais de la théorie
de Moran et Schaeffer, qui nous ont permis de mettre en évidence la relation entre la
tradition antérieure dans laquelle s’inscrit le texte. Somme toute, nous avons dressé un
tableau de la généricité « comme élément de la production des œuvres178
» en situant Le
Tournoi de l’Antéchrist parmi les références littéraires de l’auteur et celles des lecteurs.
Nous avons ainsi mis de l’avant le discours ambivalent de Huon, entre confrontation et
admiration, au sujet des autorités littéraires. L’usage du matériel romanesque et merveilleux
de Chrétien de Troyes et des allégories de Raoul de Houdenc a été approfondi afin d’en
comprendre les motifs d’utilisation. Le questionnement s’est ensuite poursuivi en abordant
la notion d’architexte de Benjamin Bouchard qui permet d’analyser en détail dans quelle
tradition le Tournoi s’inscrit. Nous avons donc comparé Le Tournoi de l’Antéchrist avec
une liste de quatre textes dont la sélection était effectuée à partir du titre, de la forme (en
particulier le mode narratif) et du contenu. La mise en relation de ces textes nous a permis
de remarquer qu’il a bien existé un sous-genre fonctionnel, basé sur la structure narrative de
l’affrontement propre à la psychomachie, avec une visée didactique, et que cette dernière
est portée par l’allégorie. Dans le cas de Huon de Méry, la structure de l’affrontement se lit
donc à plusieurs niveaux qui permettent de comprendre le fonctionnement générique du
texte : elle se traduit par le rhapsodisme générique, la rivalité des autorités, mais également 177
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Le clerc et l’écriture : le Voir dit de Guillaume de Machaut et la définition
du dit », dans Hans Ulrich Gumbrecht [dir.], Literatur in der Gesellschaft des Spätmittelalters, Heidelberg,
(Hiver 1980), p. 151-168. 178
Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 149.
45
la tension créée par le désir de dépasser et d’affronter les autorités littéraires. Le récit lui-
même est affrontement, par sa forme de psychomachie, puisqu’il met en scène le bellum
intestinum et produit un sens second par la confrontation de ces allégories.
46
DEUXIÈME CHAPITRE
Le binarisme et la construction du sens
2.1. L’articulation double des allégories comme stratégie pédagogique
Les observations du précédent chapitre soulignent la relation structurelle qu’occupe
le principe d’affrontement dans Le Tournoi de l’Antéchrist. Huon de Méry va justement
exploiter la tension entre les vices et les vertus pour mettre de l’avant une polarisation
positive et négative qui va lui servir de base pour développer des stratégies didactiques. La
volonté de l’auteur de convaincre l’auditoire provient de son désir d’éveiller les
consciences à une meilleure conduite chrétienne, à refuser le vice et tourner les âmes vers
Dieu. En effet, nous verrons dans cette analyse que des efforts rhétoriques parsèment le
texte et qu’ils reposent en majeure partie sur l’utilisation de l’allégorie. Pour ce faire, Huon
élabore un système où la senefiance allégorique délivre son message moral grâce à des
mécanismes reposant encore une fois sur des analogies et contrastes. L’utilisation de
l’allégorie comme vecteur de vérité est un principe à la base de la compréhension de Dieu
pour l’École de Chartres selon laquelle « la démarche poétique [est] elle-même une
appréhension voilée de la vérité définitive de Dieu179
». Comme l’explique Michel Zink, la
poésie camoufle une vérité naturelle « caché[e], protégé[e], mais aussi embelli[e], et [dont
l’] enseignement [est] rendu plus frappant d’être contourné et dissimulé. […] Cette vérité ne
peut être atteinte sans la ‟ narration fabuleuse” de la poésie180
». Ce principe permet à Huon
d’attribuer une valeur d’enseignement à sa poésie et d’organiser un discours permettant de
reconnaître et de mémoriser le message religieux par le biais de l’allégorie.
Par cette écriture, le texte de Huon de Méry favorise une interprétation sur plusieurs
plans grâce à l’utilisation de différents procédés qui mettent en scène un double sens.
Strubel explique la façon d’élucider ces mécanismes :
179
Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 97. 180
Ibid., p. 96.
47
Le double sens mis en œuvre par l’allégorie repose sur une déduction qui va de la « surface » de
la lettre à la « profondeur » du sens grâce à des réseaux d’analogies. La transposition s’effectue
par l’identité des prédicats, exprimée par des comparaisons explicites ou sous-entendues181
.
Au cours de notre analyse, nous observerons que Huon de Méry exploite ce réseau
d’analogies de manière à construire une hiérarchie morale au sein des armées. En ce sens,
nous avons pu observer que l’intertexte du Tournoi de l’Antéchrist foisonne de références
externes qui révèlent un enchevêtrement d’indices menant à une vérité cachée :
Le double sens allégorique ne se réduit pas à une voluntas sémantique. Il découle d’un traitement
original de l’analogie. La substitution d’un texte à un autre, le déchiffrement des similitudes sont
imposés par l’organisation même du récit, qui comporte des indices internes ou externes de sa
double nature182
.
C’est par le biais de ces stratégies que, dans ce deuxième chapitre, nous essaierons de
traduire les rapports doubles qui sont mimétiques de la constitution de l’homme, comme le
souligne Guerreau-Jalabert, et caractérisent le Moyen Âge. Un tout autre rapport binaire
que celui du premier chapitre sera donc abordé en élargissant le cadre d’observation au-delà
de l’affrontement retrouvé dans la structure du texte.
Notre réflexion débute avec la pensée médiévale pour laquelle l’idée d’une fracture
entre Bien et Mal façonne le quotidien et les cadres de pensée. En effet, la pensée
médiévale est transcendée par cette conception binaire183
allant jusqu’à former une
véritable pensée du double où prennent racine les principes utilisés dans l’écriture de Huon
de Méry. Les travaux d’Anita Guerreau-Jalabert, au sujet de l’essence de l’homme,
montrent qu’elle est considérée à l’époque médiévale comme une « matrice d’analogie
générale184
». Dans ces circonstances, la binarité à la base de la constitution de l’homme
permet, par analogie, de comprendre le rôle de cette forme de pensée dans Le Tournoi de
l’Antéchrist.
La prépondérance d’une pensée du double n’est pas singulière au Moyen Âge
chrétien, et celui-ci puise son enseignement dans la tradition platonicienne qui influence la
181
Ibid., p. 14. 182
Ibid., p. 16. 183
Il faut noter que ce binarisme n’est pas entièrement étanche et appréhender ce principe avec nuance
comme l’illustre Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans l’article « Penser la littérature médiévale : par-delà le
binarisme », French Studies, 64, 2010, p.1-12. 184
Anita Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval… », art. cit., p. 457.
48
théologie chrétienne185
. On y retrouve en effet l’idée d’un « dualisme bienveillant » entre le
corps et l’âme186
. La théologie chrétienne des XIIe et XIII
e siècles reprend cette idée, en
portant l’accent sur l’articulation de la relation entre l’âme et le corps qui serait à la base de
la constitution de l’être humain. Cette forme de pensée prendrait racine dans la conception
de l’Homme, alors considéré comme la conjonction entre une âme immortelle, spirituelle,
et un corps de chair. Les scolastiques des XIIe et XIII
e siècles, dont l’auteur majeur Thomas
d’Aquin, s’accordent à ce sujet, et désignent ce schéma selon plusieurs combinaisons :
anima/corpus ou spiritus/caro187
. Le spiritus et la caro forment de manière harmonieuse et
binaire l’être humain. Caro signifie la « partie du corps des êtres vivants188
», le mot
désigne donc l’enveloppe corporelle de l’âme et devient synonyme du corps en entier.
Spiritus, qui désigne « l’air », la « respiration » et le « souffle vital », devient synonyme de
l’esprit de l’homme189
. Anita Guerreau-Jalabert remarque que cette combinaison de
substances caractérise la pensée médiévale. La chair est sous la direction du spiritus, dont
l’origine spirituelle justifie le rapport de supériorité vis-à-vis du corps. En effet, selon la
théorie créationniste de saint Jérôme, « chaque âme est créée par Dieu au moment de la
conception de l’enfant et aussitôt infusée dans l’embryon190
», ce qui lui conférerait une
place privilégiée en raison de sa proximité avec le sacré.
Le rapport entre l’âme et le corps se définit donc comme « […] un système où deux
éléments sont pensés simultanément comme distincts, complémentaires et unis en une
hiérarchie harmonieuse […]191
». Une logique similaire s’applique à la relation entre les
vices et les vertus du Tournoi, les vices se trouvant généralement du côté des excès du
corps, tandis que les vertus se trouvent du côté de l’âme. Parmi les personnifications de
185
Annie Larivée, « L’âme pédagogue du corps…», art. cit., p. 323. Le Timée renverse le rapport originel
présenté par Socrate dans le Charmide, stipulant que l’âme est la « source » des maux et des biens, incluant
ceux du corps. Alors que dans la Timée, Platon présente l’inverse sous forme de « déterminisme biologique »
en plaçant le corps à la tête des causes des « maladies corporelles et psychiques ». On retrouve l’idée selon
laquelle les humains sont formés de deux substances, corps et âme, il s’agit de la conception qui prévaudra
dans la scolastique du Moyen Âge et qui inculpe graduellement le corps de l’origine des maux, de par son
association au monde physique. 186
Jérôme Baschet, La Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion,
2006, 865, p. 582. 187
Anita Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XIIe-XIII
e
siècles), Genève, Droz, 1992, p. 5. 188
Ibid., p. 4. 189
Ibid. 190
Jérôme Bachet, op. cit., p. 586. 191
Anita Guerreau-Jalabert, Index…, op. cit., p. 6.
49
l’armée infernale, on retrouve Excès et Gloutonnerie qui incarnent des péchés reliés à la
chair, et Avarice une « manifestation de l’amour excessif des biens matériels, que l’Église
oppose au désir des biens spirituels192
», alors que le cortège divin célèbre les vertus
chrétiennes comme la Force morale, la Raison, la Charité et la Confession qui sont les
fondements d’une bonne pratique spirituelle. Ainsi, bien que la concurrence entre les deux
camps soit nettement moins harmonieuse, la hiérarchie octroyant la supériorité des vertus
relevant du spiritus sur les vices de la chair vient souligner le principe fondamental de
valorisation de l’esprit vis-à-vis du corps. Ce rapport de force est un prétexte pour illustrer
le combat du narrateur pour son salut, lequel peut seulement être acquis par l’écoute du
spiritus en harmonie avec les vertus chrétiennes. Le bellum intestinum au sein du narrateur
remet en question cet ordre primaire, puisque les vices associés à la chair se soulèvent
contre les vertus. Le message moral du narrateur est donc essentiel, car il réitère
l’importance de la suprématie du spirituel sur le charnel et, par extension, favorise l’ordre
sur lequel repose la société du Moyen Âge.
Anita Guerreau-Jalabert fait observer qu’en effet, la structure de la société
médiévale est un mimétisme de la conception binaire de l’homme. Un schéma similaire à la
relation entre spiritus et caro est reproduit dans les relations entre l’Église et les laïcs :
« […] L’unité de l’homme est une façon de penser et de dire l’unité de l’ecclesia, c’est-à-
dire de la société193
. » Les clercs incarnent le spiritus, par leur vœu de chasteté ; ils ont
renoncé à l’influence de caro pour se vouer uniquement au travail spirituel. Les laïcs font
figure de corps pour la société, car ils se reproduisent au sein du mariage et qu’ils subissent
leurs passions :
Dans la société médiévale, il est par conséquent impossible d’analyser la relation
spirituelle/corporelle sans voir qu’elle est l’image de la distinction entre les clercs et les laïcs :
Hugues de Saint-Victor justifie explicitement la supériorité des clercs sur les laïcs par celle de
l’âme sur le corps (la dualité de l’âme et du corps, homologue à celle de l’homme et de la
femme, légitime également le rapport social de domination entre les sexes […])194
.
Baschet illustre ici l’omniprésence du principe binaire dans la société médiévale, puisqu’il
structure le rapport entre laïcs et clercs, mais s’étend aussi dans les sphères privées en
régissant les relations entre hommes et femmes. L’aventure de Huon transcrit ce principe,
192
Jérôme Baschet, op. cit., p. 537. 193
Anita Guerreau-Jalabert, Index…, op. cit., p. 6. 194
Jérôme Baschet, op. cit., p. 599.
50
puisqu’au départ du texte, le narrateur est un laïc engagé au sein de l’armée française et
après avoir assisté au combat entre les vices et les vertus, il s’engage chez les Bénédictins
de Saint-Germain-des-Prés et termine donc l’aventure en tant que clerc.
Le rapport binaire entre charnel et spirituel expliqué par Guerreau-Jalabert rejoint
aussi l’analogie des allégories s’appuyant sur ce principe afin de créer une tension entre les
vices et les vertus. Cette tension est porteuse de sens puisqu’elle sous-tend le rapport de
supériorité de l’armée divine sur celle de l’Antéchrist. Cette forme de pensée double se
transpose dans l’écriture de Huon de Méry autant dans l’articulation globale des allégories
que dans les relations et les représentations des personnifications. L’affrontement sous
forme de duel entre deux armées et les descriptions antinomiques de ces dernières révèlent
certains des procédés binaires mis en place par Huon. L’auteur utilise ces différents
éléments allégoriques pour construire son discours rhétorique.
Suivant cette idée, notre analyse approfondira l’utilité pédagogique de l’articulation
binaire des allégories soutenant le message moral et religieux de l’auteur. Pour ce faire,
nous observerons en premier lieu les moyens descriptifs utilisés pour identifier et incarner
la personnalité des personnifications. Les descriptions héraldiques abondamment utilisées
par Huon seront examinées afin d’en extraire le sens second. Ces premières observations
nous mèneront ensuite vers un tableau plus global du traitement esthétique et descriptif des
armées. Cela nous permettra de remarquer l’aspect théâtral de la mise en scène facilitant,
par son caractère ludique, la rétention de l’information chez le lecteur.
Après ces premières remarques, nous nous attarderons sur le fonctionnement interne
des armées, c’est-à-dire les relations entre les personnifications, la constitution des
différents détachements, ainsi que les comportements des adversaires lors de
l’affrontement. L’investigation de ces points nous permettra de voir la transposition de la
polarisation entre bien et mal sur le schéma des armées et aussi de noter les relations
sociales entre différents membres d’un même camp.
Finalement, les derniers relevés concerneront l’après-combat, et plus précisément la
construction du sens moral entourant l’armée victorieuse. Nous remarquerons que le rôle
51
stratégique des archanges et l’utilisation du miracle augmentent la portée du message
religieux à visée pédagogique s’articulant par analogies et oppositions.
52
2.1.1. Regard sur les personnifications : la senefiance créée par la tension des contrastes et
des analogies
Afin de matérialiser les allégories, Huon instaure un réseau de personnifications
constituant les principaux participants au tournoi. Les personnifications permettent à
l’auteur de transmettre un sens second, mais pour ce faire, il est impératif de mettre en
place des éléments métaphoriques qui compléteront leur signification :
En dehors de son rôle dans la représentation, comme partie de l’image, la personnification a dans
l’écriture allégorique une fonction primordiale, comme relais de la senefiance. […] La
personnification est une expression condensée de la technique allégorique à la condition qu’elle
dispose d’un substrat métaphorique (apparence ou action). Les noms des figures constituent les
repères idéologiques du texte, et sont le support idéal d’une senefiance didactique par leurs
discours195
.
Le premier support des personnifications est l’élargissement du réseau social dans lequel
elles évoluent. Ainsi, Huon mêle aux personnifications bien d’autres protagonistes et fait
appel aux divinités antiques, aux chevaliers de l’univers arthurien et à des groupes de
contemporains. Brigandage « Ou meine routiers et Picarz 196
» a pour mercenaires des
Picards, et la description d’Hérésie l’associe aux Cathares197
: « Ereisie ot escu trop cointe,
C'uns Popelicans ot portret198
. » L’association entre des groupes sociaux et les
personnifications de vices est une critique directe du comportement de certains membres de
la société et ajoute une dimension polémique. Il s’agit ainsi d’une technique pour étayer
l’essence des personnifications par leur association à des groupes aux comportements
répréhensibles : « Le rapport à la réalité est satirique dans ce cas, masquant le jeu de la
figure (la suite des combattants est une détermination métonymique, substitut de
description emblématique)199
. » La convocation d’acteurs contemporains dans l’armée de
l’Antéchrist sert donc deux utilités complémentaires.
L’exploitation de la métonymie ne se fait pas uniquement par le biais des
combattants entourant les personnifications. Les descriptions emblématiques permettent
195
Armand Strubel, La Rose …, op. cit., p. 75. 196
Huon de Méry, op. cit., v. 955. 197
Jean Duvernoy, Le Catharisme. La religion des Cathares, Toulouse, Privat, 1979, p. 307-308.
« Popelicans (du latin populicani) est un nom donné couramment aux hérétiques, surtout cathares. » 198
Huon de Méry, op. cit., v. 878-879. 199
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 72.
53
une association de sens entre les personnifications et leurs équipements, ce qu’explique
Armand Strubel en explorant les relations entre l’image de l’objet et le sens de l’allégorie :
L’allégorie énumérative aligne des séries d’équivalences entre les parties d’un objet et des
notions liées par affinité, complémentarité ou hiérarchie. Image et sens sont donnés dans une
même expression […]. Par ce biais, le commentaire continu peut renforcer tout passage descriptif
et s’associer à la glose implicite, comme cela arrive souvent dans la Psychomania (armes et
armures)200
.
Ce principe n’est pas étranger à Huon, il utilise aussi l’union entre la réalité physique de
l’armure et un système de concepts afin de créer une image incarnant les caractéristiques du
chevalier201
.
La description héraldique occupe, en effet, une large part du texte et contribue à la
construction des personnifications et à la senefiance leur étant associée. L’emblème joue
donc un rôle majeur dans la stratégie allégorique du Tournoi de l’Antéchrist. Les techniques
utilisées par Huon de Méry reposent sur un choix d’analogies et d’oppositions mises en
relation par des procédés comme la métaphore filée et la comparaison. Strubel souligne une
des méthodes les plus efficientes :
L’expression la plus répandue est la réunion de deux substantifs, l’un concret et l’autre
« abstrait », par la particule « de », parfois renforcée par des participes ou adjectifs plus précis
(« pourtrait de », « losengié de ») qui apportent la richesse lexicale de l’armement, de
l’héraldique, de l’habillement202
.
Conformément à cette technique, nous avons remarqué que Huon utilisait à diverses
reprises la préposition « de » afin de mettre en relation deux éléments ayant une nature
différente. Les descriptions des armures, surtout des écus, utilisent cette formule : Trahison
porte « une targe avoit losengiée/De faus semblans et de faus ris203
», chez Mensonge, il
s’agit d’un « Losengié de fauses noveles204
», sans oublier l’écu de Flagornerie sur lequel
est broché un « label de lobes205
» ou encore celui d’Hérésie décoré « De fause
interpretacïon206
». Ce rapprochement permet de consolider les personnifications en les
associant à des concepts censés représenter leur trait de caractère. Il s’agit d’un attribut qui
200
Ibid., p. 24-25. 201
À ce sujet, nous renvoyons à l’article de Max Prinet « Le langage héraldique dans le Tournoiement
Antéchrist », op. cit. 202
Ibid., p. 56-57. 203
Huon de Méry, op. cit., v. 814-815. 204
Ibid., v. 839. 205
Ibid., v. 852. 206
Ibid., v. 881.
54
« reproduit emblématiquement la notion207
» à laquelle il est associé, provoquant un effet de
redondance et créant un « réseau métaphorique208
» permettant de la reconnaître aisément.
Pour associer une signification entre la représentation visuelle de l’écu et les
caractéristiques de son porteur, Huon fait appel à la symbolique binaire du bouclier : « Il
fait du bouclier un objet qui a une valeur d’identification dédoublée : le bouclier montre la
qualité du chevalier qui le porte aux yeux de tous et lui renvoie une qualification de ce
comportement209
. » On remarque ce principe dans les précédents exemples, par
l’association entre les vices et la récurrence de l’adjectif « faus ». Il s’agit d’une méthode
permettant d’illustrer d’une manière plus concrète, car visuelle, les caractéristiques du
détenteur du bouclier. Pour Huon, c’est l’opportunité de développer un second système
allégorique qui va enrichir le premier constitué des personnifications de vices et vertus.
Ainsi, d’un point de vue pédagogique, les lecteurs peuvent s’imaginer de manière plus
complète l’incarnation des opposants et, par extension, se souvenir des associations de
comportements leur étant attribuées.
Le cas de Torz illustre bien la stratégie d’accumulation de métaphores visant à
représenter l’essence du vice. Huon de Méry inclut dans la description des éléments
héraldiques et satiriques :
Torz, qui ne set chavauchier droit,
Clochant passe la mestre porte,
Car uns chevaus boiteus le porte,
Qui ne cloche fors de III. Piez.
De belif li estoit laciez
Li hiaumes qui el chief li loche ;
Li chevaux qui durement cloche
Feit pendre tort tot d’une part210
.
La description se poursuit jusqu’à son écu, mémorable par son aspect rocambolesque :
Tors et boçuz et contrefez,
A la tortue de tors fez
Portrete de deslëauté,
A faus esgart de fauseté,
Que traïson i ot pourtrait,
A I. faus jugement, estrait
207
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 79. 208
Ibid. 209
Marc Loison, Les Jeux littéraires de Raoul de Houdenc. Écritures, allégories et réécritures, Paris, Honoré
Champion, 2014, p. 156. 210
Huon de Méry, op. cit., v. 728-735.
55
D’une fausse alegacïon ;
A langue d’avocacïon211
.
L’exemple de la description de Torz révèle plusieurs techniques didactiques utilisées par
Huon. On remarque d’abord que la redondance de l’écu imite son propriétaire « Tors de
boçuz et contrefez », puis l’aspect visuel du cheval et l’ensemble de l’accoutrement ridicule
illustrent l’essence de Torz. Huon de Méry poursuit la métaphore en accentuant la
connotation négative, le disant décoré de « contrefez » et de « fauseté » et peint par
« traïson ». Le bouclier devient « un cadre commode à une association d’idées dont
l’organisation est empruntée à une tradition extérieure, l’héraldique ; il n’a plus de réalité
comme pièce d’armement et devient pur artifice de présentation d’une senefiance
pléthorique212
».
Cette description recèle aussi un niveau d’analyse supplémentaire révélant certains
défauts de la société. Huon supplémente la représentation de Torz d’une critique satirique
des juristes et tient par le fait même un discours sur le bon ordre de la société. En ce sens,
les vices rompent la hiérarchie de la société, « en portant atteinte à la juste mesure du
pouvoir qu’exercent les dominants, à la soumission que doivent manifester les dominés et à
la concorde qui doit les réunir tous dans lien de la charité213
». Huon dénonce ainsi
simultanément la problématique liée à Torz et un groupe de la société auquel est
traditionnellement associé le péché du mensonge. Ce discours est clair chez Huon de Méry,
la « langue d’avocacïon » apposée sur le couvre-chef attire d’abord l’attention du lecteur
par le portrait ridicule réalisé. Puis, la critique se poursuit par le choix d’un vocabulaire
juridique, « faus jugement », « alegacïon » et « avocacïon », qui a pour objectif de créer une
satire sociale et de faire prendre conscience des vices associés à cette profession214
. Ainsi,
Huon fait appel au principe de l’exemplum pour appliquer un jugement sur la moralité
d’une situation contemporaine :
211
Ibid., v. 739-748. Le choix de la tortue met en lumière un jeu d’intertextualité avec le Meraugis de Raoul
de Houdenc où la figure de l’animal est aussi associée à Torz. 212
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 80-81. 213
Jérôme Baschet, op. cit., p. 536. 214
Jean Alter, L’Esprit antibourgeois sous l’Ancien Régime, littérature et tensions sociales aux XVIIe
et XVIIIe
siècles, Genève, Librairie Droz, 1970, p. 91. En l’occurrence, l’auteur dénonce le mensonge, mais « au Moyen
Âge, on accusait la bourgeoisie de six traits répréhensibles : l’impiété, la lâcheté, le mensonge, l’avarice, la
crédulité et la grossièreté ».
56
Un jeu apparaît, qui n’est pas gratuit ni innocent, il consiste à mettre en rapport le schéma des
vices avec un schéma social. […] L’objectif du jeu est double. Il s’agit d’abord de connecter un
schéma nouveau avec un schéma ancien afin d’ancrer le changement dans la tradition. Il s’agit
ensuite d’utiliser le réseau de catégories pour affirmer la domination idéologique de l’Église sur
la société215
.
Ce procédé par l’exemplum est évidemment utilisé dans la description de Torz pour
rapprocher le vice et la profession d’avocat. L’auteur utilise aussi ce type de liaison pour les
représentations des vertus. C’est le cas de Confession, illustrée par l’exemplum de la
profession de blanchisseuse :
Et confessïon lavendiere,
Qui les taches de tout pechié,
Leve, dont somes entechié216
.
Cette association crée une image référentielle illustrant les capacités de renouvellement de
Confession tout en matérialisant l’effet des péchés par la souillure des vêtements. Huon fait
ainsi un lien entre le contemporain et le traditionnel dans une intention didactique
favorisant une modification de comportement chez le lecteur.
2.1.2. La pédagogie du rire des vices et du sublime des vertus
Lorsqu’on porte un regard plus global sur l’ensemble de l’armée de l’Antéchrist
sans s’attarder sur chaque individu, on observe que les vices sont aussi caractérisés par une
tendance au rire qui n’est pas présente du côté des vertus. Cette distinction s’explique
certainement par la nécessité de créer des personnages dont l’aspect et le comportement
sont conformes à leur essence, mais aussi au fait qu’il est aisé de moquer ce que l’on
méprise, alors que ce que l’on révère doit, au contraire, inspirer un sentiment de respect :
« La définition de la personnification comme substance qui prend forme par la métaphore
est fondamentale. Le moment clef de la création d’une personnification est le choix de cette
forme217
. » La semblance, comme le dit Strubel, joint les descriptions physiques à des
attributs matériels comme des vêtements et objets formant une « apparence qui conduit à
l’essence218
». Une seconde explication réside dans le fait que le comique entourant la
description de certaines personnifications repose sur un traitement parodique de la figure du
215
Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 251. 216
Huon de Méry, op. cit., v. 1576-1578. 217
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 76. 218
Ibid., p. 78.
57
chevalier, ce qui provoque le rire par l’attribution d’un rôle noble à des identités
traditionnellement associées avec le vulgaire219
. On assiste donc à des scènes cocasses
comme l’apparition de Paresse sur le champ de bataille, qui finalement ne fait que somnoler
sur un éléphant apathique :
Peresce estoit trop bien montée
Desus I. ivoire restif
Si pereceus, si lesantif,
Qu’il ne poeit venir avant220
.
Ou on peut lire encore le portrait de Folie qui porte à son cou une « targe d’ais de fol221
» et
« III. fromages en feisele222
» sur son écu. Leurs comportements et leurs accoutrements
rendent risibles certains personnages de l’armée de l’Antéchrist. Les personnifications de
vices semblent être des pastiches des chevaliers plutôt que les incarner avec justesse
comme le font les vertus. Les péchés déguisés en chevaliers composent un spectacle drôle
par l’invraisemblance de leur allure. Ce comique les discrédite aux yeux des lecteurs tout
en les désignant comme inférieurs aux vertus.
2.1.3. L’ekphrasis du tournoi et les contrastes des armées
La distinction entre les deux armées est encore accentuée par leurs armures, aussi
ornées et fastueuses que des costumes de scène. Les descriptions des comportements et de
l’équipement des combattants provoquent, en effet, un fort contraste qui permet de les
associer aisément au positif ou au négatif : « Le système descriptif est basé sur des
antithèses élémentaires (blanc/noir, long/court) qui confèrent aux sujets une existence non
pas autonome, mais de contraste223
. » Chez l’Antéchrist, le noir et les couleurs sombres
prédominent en opposition aux vertus dont on ne saurait dire laquelle porte le vêtement le
plus immaculé et le plus beau. Cette division visuelle assure un didactisme certain en
accentuant l’opposition des valeurs par le contraste de leurs apparats. La description longue
et détaillée qu’en fait Huon de Méry donne l’impression de la mise en place d’un échiquier,
ou encore d’une peinture épique où chaque gonfanon et écu est soigneusement mis en
219
Jean-René Valette, « Le rire et le corps : éléments d’esthétique médiévale (XIIe-XIII
e siècle) », dans Alain
Vaillant [dir.], Le Rire au Moyen Âge, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012, p. 21-45. 220
Huon de Méry, op. cit., v. 1200-1203. 221
Ibid., v. 1156. Se traduit comme : « une targe de planches de soufflet ». 222
Ibid., v. 1158. 223
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 76-77.
58
évidence. L’auteur nous présente un tableau, une ekphrasis avant l’affrontement où
chacune des allégories emprunte des caractéristiques humaines lui conférant un référent
symbolique dans lequel le lecteur peut reconnaître des traits de son comportement.
La parade des deux camps et leur disposition selon l’assortiment judicieux des
incarnations allégoriques apportent un aspect théâtral à l’affrontement psychomachique.
Cette impression de mise en scène d’une joute d’échec s’explique par le réseau des
référents associés à chacune des armées. Les vertus sont regroupées sous des bannières
déclinant toute une variation de blancs. Huon de Méry fait un fort usage d’un lexique
référent à la pureté, la lumière et la beauté. L’écu du Roi du firmament est « tres
menuëment estelé224
» et « cler225
» avec « IIII. evangiles blanches226
». Les banderoles des
vertus sont « blanche nue227
» ou encore « plus blanc que signe228
». La description de
Noblesse représente bien l’ensemble des caractéristiques fréquemment associées aux
vertus :
L’escu qui est sans vilenie,
A IIII. Roussignous d’argent,
A l’esprevier courtois et gent
Qui de voler ne se repose,
L’escu a une passe rose,
Asise sour or floreté,
Au label de joliveté
Qui tout le tornoi enlumine229
.
L’écu regroupe des référents à la pureté « sans vilenie », à la lumière par l’utilisation de
matériaux précieux comme l’argent et à la beauté par ses référents floraux. Noblesse
semble aussi être associée à la symbolique du ciel par son utilisation des motifs d’oiseaux.
En effet, l’écu arbore quatre rossignols et un épervier. L’utilisation d’une symbolique
aérienne est aussi un trait souvent associé aux vertus, qu’il s’agisse d’écus ornés d’oiseaux,
d’anges ou simplement de plumes directement apposées sur les armures.
Sans surprise, les vices sont associés à la noirceur et la laideur. Non seulement les
personnifications sont généralement habillées de couleurs sombres, mais l’ensemble
224
Huon de Méry, op. cit., v. 1270. 225
Ibid., v. 1272. 226
Ibid., v. 1273. 227
Ibid., v. 1340. 228
Ibid., v. 1353. 229
Ibid., v. 1722-1729.
59
disparate des matériaux de fortune ayant servi à la confection des armes et armures n’offre
pas la cohésion glorieuse des combattants assortis du Christ. Adultère possède « une targe
d’uis de bordel230
», l’écu de Meurtre est paré « de tenebres231
», Vulgarité porte un heaume
« Qui iert d’un viez chapel de fer,/Si noir, com s’il venist d’enfer232
», et elle « tint I. pel en
lieu de lance233
». De plus, les vices sont souvent décrits comme portant des armures
souillées, ce qui contribue à enlaidir leur portrait. L’écu de Fornication est un exemple idéal
de cette tendance : « L’escu au mirëor de honte,/Eschequeté et entechié234
. » Ce réseau de
métaphores accentue la différenciation des vices et vertus de manière visuelle et
symbolique.
L’utilisation des contrastes souligne la fracture entre les deux armées et contribue à
l’impression d’une mise en scène théâtrale aux costumes flamboyants. Cette analyse
détaillée des descriptions des personnifications nous a donc permis de mettre en lumière le
caractère didactique associé à l’allégorie dans Le Tournoi de l’Antéchrist. Différentes
techniques comme la métaphore, l’accumulation d’allégories, la transformation d’objets
héraldiques en symboles de senefiance ou le recours à l’exemplum permettent à l’auteur
d’intégrer un message moral et religieux qui transcende le texte. Nous avons donc pu
remarquer que l’exploitation de la tension du bellum intestinum dans les différentes figures
allégoriques alimente le sens second. Huon fait ainsi reposer son discours rhétorique sur les
préceptes duels de la scolastique médiévale et les transpose aux armées du Tournoi.
2.1.4. Organisation relationnelle des armées
Ce constat d’une utilisation de techniques didactiques en lien avec l’écriture
allégorique se poursuit dans la description de l’organisation interne des armées. Notre
précédente analyse concernait principalement les descriptions visuelles des combattants et,
afin de compléter notre investigation, il est pertinent d’observer le fonctionnement des
microcosmes présents au sein des armées. Nous observerons donc que s’ajoute à la
cohésion visuelle des armées la mise en place de structures familiales et féodales qui
230
Huon de Méry, op. cit., v. 1040. 231
Ibid., v. 940. 232
Ibid., v. 983-984. 233
Ibid., v. 987. 234
Ibid., v. 1022-1023.
60
forment une hiérarchie interprétative. Ces structures internes révèlent la prévalence de
certaines vertus sur d’autres ou encore l’important lien d’interdépendance entre elles. Ces
procédés permettent de renforcer la senefiance déjà établie par les descriptions héraldiques.
Une structure organisationnelle est nécessaire afin de mettre de l’ordre dans la très
grande quantité de participants convoqués au tournoi. C’est, en effet, une des
caractéristiques propres au Tournoi. Huon de Méry a multiplié les péchés et les vertus de la
Psychomachia en ajoutant aux traditionnelles vertus chrétiennes des vertus courtoises. Il
étend aussi la liste des vices en ajoutant aux péchés capitaux des vices de moindre acabit,
imputés à des comportements réguliers comme l’ivrognerie ou la lâcheté. L’auteur élabore
ainsi une longue liste de personnifications à laquelle s’ajoutent des mercenaires humains
(Picards235
) et des chevaliers tirés de l’univers arthurien tel que Lancelot236
et Cligès237
. Le
dernier ajout parmi les combattants est la présence de représentants de la mythologie
romaine (Cerbère238
, Pluton239
et Vulcain240
). On constate donc que le champ initial des
personnifications de la psychomachie est nettement dépassé.
Afin d’apporter un sens second à la variété des personnages présents, Huon forme
des microcosmes dans lesquels se tissent des relations révélatrices. C’est notamment le cas
des personnifications qui sont organisées selon une hiérarchie familiale reposant sur
l’affinité des concepts. Cette stratégie a pour effet de diviser la masse des personnifications
en microcosmes ayant chacun une senefiance bonifiée par l’association entre différentes
allégories. Huon de Méry met en place une linéarité familiale entre certains combattants
permettant ainsi d’étayer le réseau de référence d’un vice : « Deux réseaux de transferts
sémantiques s’imbriquent étroitement : la métaphore-type du pouvoir d’un vice, renforcée
par celle des liens de parenté entre personnifications et développée par une projection
spatiale (affrontement de deux ‟cités”) […]241
. » Du côté des vices, un lien de parenté est
établi entre Gourmandise et Gloutonnerie ou encore entre Dénigrement et Flatterie :
Lors vint mesdiz, li fiuz losenge,
La cosine detractïon,
235
Huon de Méry, op. cit., v. 955. 236
Ibid., v. 1991. 237
Ibid. 238
Ibid., v. 2459. 239
Ibid., v. 2861. 240
Ibid., v. 3458. 241
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 28.
61
Et loberie et traïson,
L’ainznée des enfanz envie242
.
Du côté des vertus aussi on retrouve ce type de relation familiale basée sur la ressemblance
entre les concepts :
Pes, la coisine pacïence
Et simpleice et obedïence
Pitié et debonereté,
Qui sont filles humelité,
Norrïes en relegïon243
.
La filiation entre les personnifications aide à la compréhension des notions. L’utilisation de
cette stratégie simultanément à l’usage de l’héraldique engendre un phénomène chez lequel
« chaque figure tisse avec d’autres un réseau qui se superpose à la description
emblématique244
». Huon de Méry réussit ainsi à élaborer une structure significative entre
les personnifications de manière à appuyer leurs représentations visuelles.
Le second système d’organisation que l’on remarque rapidement lors de la lecture
du Tournoi est une reproduction du système féodal dans la structure générale des deux
armées. L’Antéchrist représente le seigneur du mal alors que du côté des vertus, on nomme
explicitement « li rois du paradis245
». Marie occupe quant à elle le rôle de reine : « Quant je
vi montée la fierce/De l’eschequier, dont diex est rois246
. » Huon brosse un portrait de la
vierge en majesté ornée avec faste. Elle est descendue du ciel, les pieds sur la Lune et « du
soleil vestue247
». Les combattants composent leurs suites, lesquelles se divisent
logiquement avec en tête des bataillons les vices et vertus principales appuyés par les
concepts mineurs :
La configuration hiérarchique des personnifications correspond à une réalité familière de la
société médiévale : rapports de vassalité ou d’infériorité, de commandement (Antéchrist chef de
guerre), suite, compagnie ou escorte ajoutent à la compréhension de la notion248
.
Cette méthode permet d’appliquer le schéma contemporain de la société médiévale à la
structure des personnifications. La représentation de Marie et Dieu comme Roi et Reine de
242
Huon de Méry, op. cit., v. 794-799. 243
Ibid., v. 1612-1617. 244
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 81. 245
Huon de Méry, op. cit., v. 1256. 246
Ibid., v. 1398-1399. 247
Ibid., v. 1430. 248
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 82.
62
l’échiquier reproduit la hiérarchie théologique dans un microcosme et facilite la
compréhension du lecteur.
Les méthodes précédemment mentionnées reposent principalement sur un réseau de
similarités, mais Huon a aussi inclus dans son texte une linéarité fondée sur l’opposition.
En effet, les personnifications sont aussi placées par couple d’« antinomie-
complémentarité 249
». Ce jumelage engendre une association de sens, qui joue un rôle
didactique par son caractère mnémotechnique. Le principe du miroir permet de retenir
aisément les caractéristiques associées au mal et de lui opposer son contraire vertueux.
Ainsi, Mensonge est confronté à Vérité, Pitié à Haine et Paix à Discorde. Le chrétien
intègre ces associations lui permettant de corriger son comportement par la substitution de
son pendant positif. C’est aussi le contraste qui fait sens en soulignant la prévalence des
vertus pour éliminer et reconnaître les comportements nuisibles. Huon de Méry exploite
donc la fonction titulaire/tutélaire de la symbolique du miroir que permet le jumelage
d’allégories pour promouvoir les vertus au détriment des vices.
Nos précédentes observations nous ont permis de mieux comprendre le rapport
didactique entre l’allégorie et le discours de l’auteur. Huon de Méry fait preuve
d’ingéniosité pour convaincre son lecteur des avantages d’une pratique religieuse active et
des dangers d’une vigilance morale négligée. Le Tournoi repose sur la matérialisation des
allégories par le biais des personnifications. Huon multiplie ces dernières et leur fournit de
grandes escortes. Afin de favoriser l’interprétation d’une senefiance, plusieurs stratégies ont
été utilisées pour donner consistance aux personnifications. Les descriptions héraldiques, la
métonymie et le rire sont des techniques visant à étayer et illustrer le sens des
personnifications. De manière plus générale, le contraste entre les armées par l’application
des couleurs et des référents symboliques divise à nouveau les participants selon un
système moral. C’est ensuite en se penchant sur l’organisation interne des armées que nous
avons pu remarquer les filiations familiales, féodales et les relations d’opposition qui
forment un réseau de sens complémentaire.
249
Ibid., p. 21.
63
2.1.5. La chevalerie céleste
Dans le Tournoi de l’Antéchrist, l’allégorie est donc intimement liée à la pédagogie.
Le discours moral est omniprésent dans le texte et, parmi tous les protagonistes convoqués
au tournoi, une catégorie concentre en elle l’idéologie que souhaite transmettre l’auteur.
Dans le camp des vertus se trouve une chevalerie céleste, véritable catalyseur de
conversion : les archanges sont la pièce maîtresse de la stratégie de Huon. La parole
évangélisatrice est nettement plus présente autour de ces personnages et nous verrons que
l’utilisation du miracle représente un important atout lors de la conversion du lecteur.
Ce sont les saints archanges Michel, Gabriel et Raphaël qui incarnent les parfaits
chevaliers lors du combat contre l’Antéchrist. Ce statut particulier fait d’eux les
représentants idéaux des vertus chrétiennes, mais aussi des vertus chevaleresques. Dès la
présentation de saint Michel, le message n’est pas équivoque, il n’existe pas de meilleur
chevalier : « C’onques nus miexdres chevaliers/Ne fus, si com nos dit l’estoire250
. » Cette
remarque est aussi confirmée par le portrait ambigu des chevaliers de la Table ronde. Bien
que ceux-ci soient présents aux côtés des vertus courtoises telles que Noblesse, Générosité
et Vaillance, leur représentation n’est cependant pas aussi élogieuse que celle des anges.
Huon s’applique à souligner les faiblesses humaines des chevaliers tout en ajoutant une
touche satirique perceptible par la référence à Chrétien de Troyes. En effet, certains
chevaliers arrivent presque trop tard pour participer à la bataille, car ils se sont arrêtés pour
s’amuser près de la fontaine périlleuse :
Et vindrent par Broucelïande
Ou par poi ne ne furent tuit mort,
Car Perceval, qui par deport
Quida arouser le perron,
L’arousa par tel desreson,
Que la foudre ocist plus de C.
De lor mesniée et de lor gent251
.
Cet extrait rapporte le comportement problématique de Perceval qui est associé à
« desreson ». Par son manque de jugement il met en péril ses compagnons et fait perdre la
vie d’une centaine d’hommes de sa troupe. Le traitement ambigu de Perceval n’est
cependant pas la norme, Gauvain, Arthur, Cligès et Lancelot possèdent tous des armes « de
250
Huon de Méry, op. cit., v. 1364-1365. 251
Ibid., v. 2024-2030.
64
bele guise252
» et leur brève description ne fait pas mention de comportements
répréhensibles. Toutefois, la brièveté de leur apparition nous renseigne sur l’importance
moindre que leur accorde l’auteur. Le rôle principal de ces chevaliers est simplement
d’escorter Noblesse. Lors du combat il ne sera pas fait mention d’Arthur et de ses acolytes,
mais plutôt des prouesses d’armes des trois archanges. On remarque donc que ce substitue à
la chevalerie terrestre pour une chevalerie d’origine céleste. Huon fait passer le message de
la supériorité morale et même chevaleresque des représentants de Dieu.
Les chevaliers terrestres ne sont pas les seuls à être surpassés par l’archange. Le
passage lors duquel Raphaël affronte Pluton illustre la maîtrise au combat de l’ange par sa
comparaison avec la divinité infernale :
Pluto s’enbat en mi la flote.
Ne sembla pas gieu de pelote,
Quant Refael le cheval a
HuEslessié contre ceus dela
Et a fet trop riche avenue,
Qu’a terre porte en sa venue
Pluto, et si forment l’enpeint
Sor l’escu de tenebres peint,
Qu’il li a route la chenole.
A I. juglëor qui citole,
A doné armes et cheval
Qui furent au deu infernal,
Mes ne fu pas a donner chiches
Car molt est biaus li dons et riches
D’un destrier qui bien vaut C. mars253
.
Dans cet extrait, la supériorité au combat de Raphaël devient évidente : avec un seul coup,
il jette Pluto « a terre » et lui « route la chenole », sans que la divinité infernale puisse
répliquer. Pour le lecteur, il s’agit d’une victoire sur l’armée infernale en plus d’une victoire
du Christianisme sur une divinité païenne. Lorsque Raphaël défait aussi facilement son
ennemi, il terrasse du même coup ce bagage symbolique. La première moitié de l’extrait
présente donc l’incomparable habileté aux faits d’armes de l’ange et la seconde illustre son
caractère vertueux. Après avoir abattu son ennemi, Raphaël obtient ses attributs, armes et
cheval de grande valeur. Le geste qu’il pose après sa victoire montre sa grande générosité.
Plutôt que de garder ce qui lui revient, il offre « armes et cheval » ayant appartenu à la
divinité à un « juglëor ». Un lecteur avisé pourrait croire que cet acte s’explique autrement
252
Ibid., v. 1987. 253
Ibid., v. 2863 - v. 2876.
65
que par la générosité, puisque l’ange possède lui-même un destrier de grande valeur, il ne
lui est pas nécessaire d’en posséder un moindre, ce à quoi l’auteur rétorque en précisant
qu’il s’agit bien d’un don d’une grande valeur : « Car molt est biaus li dons et riches/D’un
destrier qui bien vaut C. mars254
. » C’est donc une double victoire, celle physique
représentée par l’exploit et celle vertueuse incarnée par le don aux plus démunis. Ce
passage est une leçon qui s’adresse directement au lecteur, elle favorise les valeurs
chrétiennes et leurs représentants, mais illustre aussi la déchéance des anciennes croyances
païennes. Celles-ci, incarnées par les anciens dieux, sont stigmatisées avec le reste de
l’armée du Mal, mais aussi illustrées comme inférieures face au christianisme.
Avec la figure de l’ange, le discours de l’auteur se modifie graduellement pour
laisser une plus grande place à la prédication. Le message religieux ne réside plus
uniquement dans l’interprétation des allégories ou dans de brèves références symboliques,
il devient plus affirmé et direct. L’auteur semble s’inspirer des sermons en incluant à la
description des archanges des bribes de textes sacrés. Sur l’écu de Raphaël est par exemple
représentée une scène de l’Ancien Testament :
Que Thobie pescha en mer ;
C’est li poisons, de cui amer
Raphaël rendu la vëue
Thobie, qui li ot tolue
L’arondele, se ne nos ment
La leitre du vieiz testament255
.
L’inclusion de ce passage a pour objectif de montrer le pouvoir de la parole divine et
confirme sa puissance par l’acte de guérison. Avec le miracle, le message devient explicite
et ne nécessite pas d’interprétation, car il fait appel à l’émotivité du lecteur.
Cette modification du ton révèle la présence d’une rhétorique morale qui atteint son
paroxysme avec la dernière stratégie de persuasion mise en place par Huon. En effet, à la
suite du tournoi, la construction du personnage de Raphaël est complétée par le miracle. Il
s’agit de la dernière tentative pour convaincre le lecteur de la supériorité de l’ange. La
stratégie est de chercher à atteindre l’émotivité du lecteur plutôt que sa réflexion
rationnelle, le miracle dépasse les mots et marque l’imaginaire : « Le fait exceptionnel fait
254
Ibid., v. 2876. 255
Ibid., v. 1389-1394.
66
souvent taire le discours256
. » La guérison des blessés prouve au lecteur la puissance divine,
mais surtout, l’indéfectible protection dont les croyants exemplaires bénéficient car, même
après la maladie et la mort, la vertu céleste les soutient :
Et Rafael qui pas ne tance,
Ainz obeïst au premier mot
Les navrez, qui de cuer amot,
Gari par la vertu celestre257
Le choix de présenter le pouvoir de guérison de Raphaël plutôt que mettre en scène Michel
ou Gabriel n’est pas anodin. L’archange Raphaël incarne le médecin des âmes repentantes,
car comme l’explique Girbea : « La maladie est généralement perçue comme le signe d’un
péché, et la guérison du corps renvoie en filigrane à celle de l’âme. L’acte d’évangélisation
s’apparente d’ailleurs à la médecine […]258. » Huon exploite cette symbolique et la
transpose dans le comportement de Raphaël qui, lorsqu’il relève les blessés, sauve aussi
leur âme du péché. L’intérêt est de montrer qu’il n’est jamais trop tard pour améliorer ses
pratiques dévotionnelles et gagner son salut, alors qu’exploiter le motif de la puissance
guerrière de Michel ou Gabriel n’atteint pas l’émotivité du lecteur de la même façon.
La représentation des archanges dans le Tournoi de l’Antéchrist permet donc de
mettre en valeur la supériorité de leurs vertus, qu’elles soient chrétiennes ou courtoises. La
description des archanges est influencée par le sermon et de ce fait, le discours de Huon de
Méry se fait graduellement plus religieux. L’inclusion finale du miracle permet de marquer
l’imaginaire et de dépasser les représentations allégoriques.
Grâce aux précédentes analyses, nous avons pu remarquer que la pensée du double
structure la narration et sert de support aux techniques didactiques de l’auteur. C’est le
travail des schémas bipolaires qui forme le discours et met en relation les différents
éléments afin de produire un message moral et religieux. Pour ce faire, Huon de Méry
utilise plusieurs stratégies, mais la principale est sans conteste la représentation des
personnifications. La création d’un discours second à partir de l’incarnation des
personnifications se fait par l’élaboration des descriptions héraldiques complexes qui
illustrent l’essence des concepts. Le public apprend ainsi à reconnaître les vices des vertus
256
Catalina Girbea, Communiquer pour convertir : dans les romans du Graal (XIIe-XIII
e siècles), Paris,
Garnier, 2010, p. 136. 257
Huon de Méry, op. cit., v. 3002-3005. 258
Catalina Girbea, Communiquer…, op. cit., p. 135.
67
et à différencier les comportements problématiques. Les contrastes entre les vices et les
vertus sont accentués par le ridicule des premiers et la beauté des secondes. Ces
différentiations permettent au public de classifier les concepts selon leur représentation
positive ou négative. L’organisation interne des armées permet aussi de créer un surplus de
sens. Par la relation familiale entre les personnifications, un réseau est instauré afin
d’illustrer des associations positives ou négatives et favoriser la compréhension du lecteur.
La constitution des armées associe les divinités païennes aux Enfers et la chevalerie céleste
constituée d’anges est présentée comme supérieure à la chevalerie terrestre. Nous avons
finalement pu observer que Huon utilise la figure du miracle pour marquer l’imaginaire du
lecteur et atteindre son émotivité dans une dernière tentative afin de l’inciter à tourner son
âme vers Dieu. L’interprétation des allégories leur permet de découvrir une senefiance qui
présente la religion comme solution pour ne pas céder face aux péchés.
68
2.2. Dans l’entre-deux, frontière entre la vérité et la merveille : le rôle du motif de la
fontaine périlleuse
La binarité du Tournoi ne réside pas seulement dans les oppositions allégoriques qu’il
présente, mais aussi dans l’état d’entre-deux de l’âme du narrateur. Grâce à sa position
narrative, le motif de la fontaine périlleuse joue un rôle charnière pour marquer cet état
intermédiaire. Huon exploite le sens second de la fontaine pour servir deux utilités :
marquer l’entrée dans l’univers fictionnel et pour illustrer le début du pèlerinage de l’âme
du narrateur. Cette analyse nous permettra d’observer que ce passage occupe une fonction
transitoire entre le début du texte historico-biographique et vers la fiction allégorique,
remarquable par le changement depuis d’un « je » donné comme autobiographique vers le
« je » spectateur du tournoi. Cette dimension autobiographique pose problème au niveau de
la logique narrative de la suite allégorique du récit. Traditionnellement, le motif du songe
est utilisé pour faire la transition entre les deux narrations et préserver l’intégrité du texte.
Dans le cas du Tournoi de l’Antéchrist, l’auteur substitue au motif du songe celui de la
fontaine en exploitant son lien avec la merveille pour établir un cadre allégorique.
La fontaine n’est pas seulement le passage vers l’allégorie, il s’agit aussi du passage
initiatique vers l’introspection morale du narrateur. Notre investigation nous permettra
d’observer la fonction de miroir de vérité qu’Huon attribue à la fontaine, lui permettant
ainsi d’annoncer le processus de conversion qui s’effectue dans l’âme du narrateur. Nous
observerons que cette symbolique du miroir est renforcée par la mise en place d’un cadre
de sacralité dans la description de l’environnement de la fontaine.
2.2.1. La fontaine comme pont narratif entre l’autobiographique et l’allégorie
Le Tournoi de l’Antéchrist débute par une narration autobiographique à la première
personne présentant l’histoire comme une aventure personnelle du narrateur. Rapidement,
le narrateur va s’aventurer dans la forêt de Brocéliande afin de trouver la fontaine :
Je m’en tornai et pris ma voie,
Vers la forest sans plus atendre,
69
Car la verté voloie apprendre,
De la perilleuse fonteine259
.
Ce passage met fin au prologue s’établissant dans le réel et marque le début de l’aventure
que nous pourrions dans un premier temps qualifier de fictionnelle. Cette scène charnière
fait progresser le « je » autobiographique vers le « je » spectateur du tournoi allégorique.
Pour assurer cette transition, Huon fait appel à l’association entre le motif de la fontaine et
du merveilleux romanesque. Le lien avec l’Autre Monde est exploité afin de justifier le
cadre allégorique dans lequel émerge le narrateur après avoir puisé l’eau de la fontaine.
Francis Gingras explique cette capacité du merveilleux à mener le texte vers un univers où
les lois du réel sont dépassées :
Le thaumastôn, qui recoupe au moins en partie ce que l’ancien français entend par le verbe se
merveiller, gagne dans une forme diégétique (comme l’épopée) la liberté de transgresser les
limites imposées par l’expérience du réel et d’explorer ainsi l’alogon, cet autre monde au rebours
des lois imposées par le discours raisonnable260
.
Dans le Tournoi, Brocéliande et la fontaine sont les intermédiaires de l’alogon, ce qui
permet la mise en place d’un univers allégorique sans toutefois invalider l’entrée de récit
autobiographique. Huon s’inspire d’une stratégie similaire fréquemment utilisée dans les
textes allégoriques et bien étudiée par la critique pour son rôle dans Le Roman de la Rose. Il
s’agit du motif du songe, qui permet au narrateur d’évoluer pendant son sommeil dans un
univers hors normes : « Le signal allégorique le plus clair est le jugement d’irréalité, ou
plutôt de réalité d’un autre type que l’on peut porter sur la lettre. La fiction du songe en est
un exemple : sommeil et réveil délimitent un univers où tout est possible261
. » Ce qui
diffère dans le cas du Tournoi, c’est qu’Huon de Méry ne fait pas le choix d’un songe-cadre
qui deviendra traditionnel, mais il doit tout de même utiliser un élément transitoire vers le
récit de fiction afin de maintenir l’unité de son texte. Cet élément, c’est la fontaine
périlleuse qui assure le rôle de portail vers l’univers fictionnel grâce à son rapport intime
avec le monde de la merveille.
Le glissement vers le merveilleux n’est pas seulement marqué par le changement de
narration, il se remarque aussi par des signes implicites présents dans la description de
l’environnement de la fontaine. Danièle James-Raoul le souligne dans son article Stratégies
259
Huon de Méry, op. cit., v. 60-63. 260
Francis Gingras, « Introduction », dans Francis Gingras [dir.], Motifs merveilleux et poétique des genres au
Moyen Âge, Paris, Garnier, 2015, p. 7. 261
Armand Strubel, La Rose,…, op. cit., p. 16-17.
70
textuelles vis-à-vis du merveilleux, au plan narratif ce sont « des éléments culturellement
connotés, pour beaucoup hérités de la représentation de l’Autre Monde celtique, qui
dénoncent le caractère merveilleux proprement topique262
». On retrouve des éléments
annonciateurs de la merveille sur le site de la fontaine. Le narrateur s’égare dans la forêt
après « IIII. jours entiers263
» d’errance établissant déjà un sentiment d’isolement et
d’inaccessibilité :
Adont m’apparut uns sentiers
Qui parmi une gaste lande
Me mena en Broucelïande,
Qui molt est espesse et oscure.
En la forest, par aventure,
Perdi l’asens de mon sentier264
.
Le choix lexical avec les adjectifs gaste, espesse et oscure contribue à créer un climat
menaçant, ce qui contraste ensuite avec l’extrême beauté de la clarté nocturne qui
s’installe :
Car ne quit pas que james face
Si bele nuit com lors fesoit,
Car se la lune cler luisoit,
Ses pucelles tot ensement
Ravoient si le firmament
Enluminé, ce me sambla,
Que s’onques nuit jor resembla,
Cele nuit resembla le jour265
.
Le caractère exceptionnel de la beauté de la Lune et sa luminosité semblable à celle du jour
sont des marqueurs de la transformation hors du commun de l’environnement entourant le
narrateur. Le temps semble suspendu par la confusion entre le jour et la nuit. Cette
altération temporelle jumelée à l’indication de reverdie printanière, « ce fut la quinte nuit de
moi266
», est un des marqueurs indéniables de l’Autre Monde267
. Cette succession de
caractères narratifs annonce au lecteur-auditeur l’avènement prochain du merveilleux et le
fait que le héros est sur le point de franchir un seuil. Sans surprise, le narrateur découvre,
immédiatement après cette description, la fameuse fontaine. Cette dernière est en tous
262
Danièle James-Raoul, « Stratégies textuelles vis-à-vis du merveilleux », dans Francis Gingras [dir.], Motifs
merveilleux et poétique des genres au Moyen Âge, op. cit., p. 440. 263
Huon de Méry, op. cit., v. 69. 264
Ibid., v. 70-75. 265
Ibid., v. 84-91. 266
Ibid., v. 94. 267
Danièle James-Raoul, art. cit., p. 440-441.
71
points « comme l’a descrit Crestïens268
». C’est immédiatement après ce passage à la
fontaine, où le héros provoque la fureur des éléments, qu’apparaît son guide Bras-de-fer :
Je suis de Fornicacïon
En cest monde principotaires
Et si sui en enfer notaires
Pour meitre pechiez en escrit269
.
À partir de cette description allégorique du rôle de Bras-de-fer, la coupure entre la brève
incursion de la merveille et l’entrée dans l’univers allégorique est évidente. La narration
abandonne alors complètement les éléments merveilleux pour entrer dans le récit
allégorique. Grâce à ce passage transitoire, nous savons désormais que le motif de la
fontaine périlleuse joue un rôle charnière dans la narration du Tournoi par son rôle de
passage entre les deux types de narration.
Toutefois, cette transition n’est pas seulement un élément de structure narratif. La
fontaine est aussi nécessaire à l’établissement d’un univers permettant une plus grande
liberté où des éléments de différentes matières peuvent se côtoyer sans contrevenir à la
logique du texte. Pour le Tournoi, l’établissement de ce cadre est essentiel puisqu’il
engendre un assouplissement des règles du réel permettant l’insertion d’éléments provenant
de plusieurs matières. Comme l’explique Trachsler, ces digressions sont possibles grâce au
cadre les légitimant :
Ce procédé de la « charge allégorique » des personnages littéraires, avec l’affranchissement des
exigences de logique narrative qu’il implique, ne fonctionne de toute évidence que quand
l’univers dominant le permet, c’est-à-dire lorsque le lecteur sait qu’il se trouve dans un contexte
où aliud loquitur, aliud intellegitur […]. Alors tombent aussi tous les obstacles liés à l’étanchéité
d’un chronotope donné […]270
.
Dans le texte de Huon, le canevas ainsi fourni fait évoluer les personnifications aux côtés
de divinités païennes et des chevaliers arthuriens. C’est grâce à cet espace créé par le récit-
cadre merveilleux que peuvent cohabiter ces divers éléments sans briser la logique du texte.
Le récit-cadre sert donc un second propos, son rapport intime avec l’Autre Monde que l’on
retrouve dans la tradition romanesque permet de l’exploiter comme portail vers un univers
hors normes où peuvent se côtoyer des éléments de matières littéraires différentes.
268
Huon de Méry, op. cit., v. 103. 269
Ibid., v. 290-293. 270
Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 324.
72
2.2.2. La fontaine, incarnation du miroir de vérité
L’élément transitoire de la fontaine révèle aussi les intentions de l’auteur quant à
son utilisation du sens second. Huon instaure une herméneutique double dans sa fiction afin
de présenter la fontaine comme le premier élément du processus d’introspection de l’âme
du narrateur. Mireille Demaules explique deux niveaux d’interprétation en parlant de
l’utilisation de la fiction chez Chrétien de Troyes : « [D]eux plans se distinguaient
nettement : celui de la ‟semblance”, composée des aventures vécues par les héros, et celui
de la ‟senefiance”, du sens profond caché sous les signes […]271
. » Chez Huon, la
semblance du tournoi est moins élaborée, car le narrateur occupe principalement la place du
spectateur. La senefiance est toutefois omniprésente dans le texte et un sens second est
aussi attribué à la fontaine par le biais de la symbolique du miroir.
En ce sens, un second niveau d’interprétation présente la fontaine comme le
symbole marquant le début du pèlerinage moral du narrateur. Huon joue sur l’association
entre la surface réfléchissante de la fontaine et du miroir. Ce miroir d’eau illustre la
connaissance de soi dont le héros fera l’expérience lors de son passage dans l’univers
allégorique. Cette symbolique de la connaissance interne associée au miroir est accentuée
par l’herméneutique du paysage allégorique. Celui-ci tend à « mimer par son resserrement
ou par la prédilection pour des lieux clos ou abrités (jardin, fontaine, lieu ombragé, voire
camouflé) le mouvement d’une intériorisation272
».
Se situant à la frontière entre le réel et le merveilleux, entre l’historique et
l’allégorique, la fontaine est le miroir dans lequel le narrateur se contemple pour mieux
observer l’état de son âme : « C’est le miroir dans lequel chaque pécheur doit se connaître
pour s’amender, une figure dans les contours de laquelle chacun doit voir son propre visage
271
Mireille Demaules, « Le songeur, l’interprète et le songe dans le Lancelot-Graal », dans Nathalie Dauvois
et Jean-Philippe Grosperrin [dir.], Songes et songeurs (XIIIe-XVIII
e siècles), Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 2003, p. 34. 272
Fabienne Pomel, « Avatars allégoriques du locus amoenus : paysage et subjectivité dans quelques récits de
songe du Roman de la Rose à Froissart », dans Christophe Imbert et Philippe Maupeu [dir.], Le Paysage
allégorique entre image mentale et pays transfiguré, op. cit., p. 62.
73
se dessiner273
. » La périlleuse fontaine comporte le risque d’être confronté à soi-même et à
la dangereuse vérité de la propension au vice qui se cache chez chacun. Cet état de tension
entre vérité et dissimulation auquel est confronté le narrateur lors de ce passage est
similaire au fonctionnement du miroir. Ce rapport d’opposition crée une tension appelée
tonos d’après la conception du miroir dominante au Moyen Âge, héritée de l’antiquité274
.
La fontaine de Huon comporte la même qualité réflective que le miroir, car sa
surface s’apparente à de l’argent : « La fonteine n’iert pas oscure,/ Ainz ert clere com fins
argens275
. » La tension entre ombre et lumière décrite par Pline fait écho à l’opposition
entre l’exploration interne et externe et entre sens premier et senefiance. La fontaine, par
son association avec le miroir, « donne consistance au double sens276
» et « donne à la
fiction allégorique un coefficient de réalité original et l’oppose ainsi à l’univers de la
perception familière277
».
Ainsi, par sa similarité avec la figure du miroir et le lien à la connaissance qu’elle
sous-entend, la fontaine de Huon de Méry n’est pas sans rappeler la fontaine plus tardive du
Roman de la Rose. L’inspiration directe du Tournoi provient d’Yvain car, (en effet) il est
ouvertement dit que l’arrangement des composantes de ce passage est le même que celui de
Chrétien de Troyes :
Molt ert li prez plesanz et gens
Qui s’ombroiot desoz I. arbre.
Le bacin, le perron de marbre
Et le vert pin et la chaiere
Trovai en itele manière
Comme l’a descrit Crestïens278
.
On retrouve le bassin de marbre à l’ombre d’un grand pin, mais au lieu d’un affrontement
avec un chevalier, la confrontation se fait avec le véritable état de sa conscience. Le
273
Philippe Maupeu, « La tentation autobiographique dans le songe allégorique », dans Nathalie Dauvois et
Jean-Philippe Grosperrin [dir.], Songes et songeurs (XIIIe-XVIII
e siècle), Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 2003, p. 52. 274
Pline, Histoire Naturelle, XXXV, 29 : texte établi, traduit et commenté par Stéphane Schmitt, Paris,
Gallimard, 2013, p. 1598. « L’art finit par acquérir sa propre autonomie et découvrit la lumière et les ombres,
le contraste entre les couleurs étant, réciproquement souligné par leur juxtaposition. Ensuite vint s’ajouter
l’éclat, qu’il faut distinguer ici de la lumière. L’opposition entre ces valeurs lumineuses et les ombres fut
appelée tonos (tension) […]. » 275
Huon de Méry, op. cit., v. 96-97. 276
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 42. 277
Ibid. 278
Huon de Méry, op. cit., v. 98-103.
74
narrateur du Tournoi ne s’arrête pas pour observer son reflet dans le bassin, car emporté par
Cuidier279
, il s’empresse de briser la tranquillité de la source et de verser l’eau sur la
margelle. Lorsque le fragile équilibre de l’eau se brise, alors s’abat sur le narrateur
désemparé « V.C. mille espars280
», prémices de la tempête qui se jouera prochainement au
sein de son âme. Le déchaînement des éléments fait croire au héros qu’il s’agit de
représailles divines en provenance du ciel : « Je cuidai bien que asembler/ Feïst dex ciel et
terre ensamble281
. » La source réalise son rôle de miroir en guidant le héros à travers une
vision allégorique du bellum intestinum dont l’enjeu est son salut.
Le lien avec une essence divine entourant le lieu se consolide dans les métaphores
utilisées lors de la description de la source et celle du calme qui s’installe à la suite de
l’orage. En effet, le choix des figures crée une aura de sacralité transcendant le lieu et qui
accentue le parallèle entre la merveille et le miracle282
. On retrouve les premiers indices du
message religieux de l’auteur par l’association de motifs sacrés à ceux de la merveille.
Ainsi, le phénomène du rassemblement d’oisillons au matin est si beau que le narrateur ne
voit d’autre comparatif que le paradis terrestre :
Joie firent en sa venue
Trestuit li oiseillon menu,
Car avolé sont et venu
De partote Broucelïande. […] Encore quant me vient en mémoire
M’est-il veraiement avis
Que c’est terrïens paradis283
.
Cette impression de l’omniprésence du divin se confirme en interrogeant la symbolique liée
au rituel du baptême. Huon de Méry décrit l’aspect incomparable de la pureté de la source
en liant son caractère d’exception à la cérémonie de passage religieuse : « En plus clere eve
Crestïens/ Ne reçut onques jor bautesme284
. » L’eau de la fontaine est mise en relation avec
l’eau purificatrice du baptême associant une fois de plus ce motif à l’idée de transition et de
passage. Le contact du liquide permet au narrateur de s’engager dans son parcours spirituel.
Cette référence ramène aussi le caractère merveilleux de la fontaine à une symbolique
279
Ibid., v. 153. Cuidier se traduit par Prétention. 280
Ibid., v. 120. 281
Ibid., v. 142-143. 282
Jacques Le Goff explique la place du miracle, le miraculum, dans le merveilleux chrétien et ce qui l’en
distingue des autres manifestations. Jacques Le Goff, L’imaginaire médiéval, op. cit., p. 22-23. 283
Huon de Méry, op. cit., v. 188-191 et 200-202. 284
Ibid., v. 104-105.
75
sacrée, par laquelle Huon de Méry fait basculer la merveille romanesque héritée de
Chrétien vers le miracle.
La lecture allégorique du motif de la fontaine permet aussi d’exploiter sa
symbolique en tant que source de vie qui coule au cœur du jardin d’Éden : « Au sein du
paradis, cette fontaine ne peut être que symbole de vie, de régénération, qu’une ‟ eau de
Jouvence”285
. » Huon de Méry tire profit de ce symbole sacré et reproduit dans le texte un
jardin merveilleux, véritable paradis terrestre recélant une source vertueuse. Les éléments
clefs sont donc réunis pour fournir un cadre symbolique qui appuie la lecture allégorique,
révélant déjà la quête personnelle du narrateur. Le rapprochement avec le rituel du baptême
et la sacralité des descriptions de la fontaine sont les premiers éléments du texte ouvrant la
voie au discours religieux de l’auteur.
Alors que le roman se place sous l’autorité double de Chrétien de Troyes et de
Raoul de Houdenc, l’épisode de la fontaine est le moment où entrent en contact les deux
autorités textuelles. La fontaine, qui fait souvent office de miroir, est un lieu qui incarne la
dualité et Huon multiplie les tensions autour des figures d’opposition. Le reflet permet de
mettre en dialogue les couples interne-externe, conscient-inconscient, vérité-mensonge et le
rapport entre le je-autobiographique et le je-narrateur. Huon de Méry exploite le motif de la
fontaine de façon binaire, ce qui permet de lui donner un sensus litteralis et un sensus
allegoricus. Huon illustre, par ce passage, l’état d’entre-deux dans lequel se trouve l’âme en
formation. Le motif de la source est judicieusement choisi pour son association avec la
merveille afin de l’utiliser comme portail vers l’univers fictionnel de l’allégorie. De cette
façon, l’auteur exploite son ambiguïté et son association à l’Autre Monde comme substitut
au procédé de la dorveille traditionnellement utilisé en allégorie. Cet épisode charnière du
texte est donc essentiel d’un point de vue narratif pour justifier l’élaboration du monde
fictionnel, dans l’introduction du lecteur à la senefiance du poème, mais aussi pour inclure
les prémisses du discours moral. Le paysage allégorique de la fontaine permet à l’auteur de
transformer la merveille en miracle par l’intégration de motifs sacrés. Ces associations
favorisent une lecture allégorique de la fontaine en tant que miroir de vérité marquant le
début du pèlerinage du narrateur.
285
Erich Köhler, « Narcisse et Guillaume de Lorris », dans Anthime Fourrier [dir.], L’Humanisme médiéval
dans les littératures romanes du XIIe au XIV
e siècle, Paris, Librairie Klincksieck, 1964, p. 153.
76
2.3. Pèlerinage moral : une allégorie articulée par les déplacements du
narrateur
2.3.1. La figure du « je » satirique exemplaire
Le parcours du héros doit se lire comme une allégorie du cheminement spirituel, un
pèlerinage, qu’effectue son âme : « Son œuvre joue de l’autobiographique littéraire comme
transposition d’un itinéraire spirituel286
. » L’auteur utilise donc une aventure d’apparence
personnelle comme canevas d’une réflexion morale et d’une leçon de prédication. Une
dernière allégorie, qui réside dans le mouvement du narrateur, nous permet de confirmer
nos précédentes lectures de l’utilisation des analogies comme procédés pédagogiques lors
des descriptions de personnifications. La dynamique d’affrontement du texte est exposée
par le mouvement du narrateur qui progresse d’un clan à l’autre. Ce changement est
transposé dans l’image des cités sœurs et rivale d’Espérance et Désespérance.
L’affrontement qui se joue au sein de l’âme du narrateur ponctue son avancée et
l’interprétation de ces étapes montre que cette vaste allégorie se fonde aussi sur les rapports
binaires. C’est sur cette senefiance finale que repose la clef de lecture garantissant une
cohésion globale du discours moral de l’auteur.
Afin d’attester la valeur pédagogique de son texte, Huon doit mettre en place un
système qui assurera l’intérêt didactique du Tournoi. Il choisit d’utiliser une narration qui
se réclame autant de l’autobiographie que de la fiction. Cette idée permet au texte de
s’inscrire entre une vérité revendiquée de faits et une vérité morale : pour ce faire, Huon
compose son texte en mélangeant l’écriture autobiographique à celle poétique et
fictionnelle de l’allégorie. En effet, Huon établit d’abord son texte dans un cadre historique
dans lequel il s’insère comme acteur :
Il avint apres cele enprise
Que li François orent enprise
Contre le conte de Champaigne,
Que rois Loëys en Bretaigne287
286
Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 75. 287
Huon de Méry, op. cit., v. 27-30.
77
L’auteur s’inscrit ensuite dans ce cadre en présentant son narrateur comme soldat dans
l’armée française : « Lors ne me pot tenir peresce/ d’aller en l’ost le roi de France288
. » Ces
extraits du prologue posent Huon de Méry comme narrateur puisqu’il fait corroborer ses
informations personnelles avec celle du protagoniste. Ainsi, il convoque deux vérités
complémentaires, une vérité de l’histoire « qui se fonde sur la réalité du fait289
» et aussi
une vérité du mythe « qui se fonde sur la signification du récit290
». L’allégorie présente une
vérité poétique qui est, selon la pensée développée par l’École de Chartres, celle de la
nature invitant à « lever le voile qui cache le sens du texte comme la vérité de la nature291
».
C’est sur ce double principe que s’appuie l’ambition pédagogique du texte de Huon de
Méry, car pour prétendre à un enseignement, il doit s’assurer de la crédibilité de son
ouvrage. Le fait d’introduire le texte comme une expérience personnelle lui confère
l’autorité d’une vérité, en tant que témoignage, ce qui permet ainsi à Huon de présenter son
aventure comme un exemplum incroyablement détaillé. Cette notion de témoignage est
importante pour le contexte religieux, car l’art oratoire de la prédication, qui prend de
l’ampleur au cours du XIIIe siècle
292, utilise les exempla comme procédé pour aborder des
problématiques morales abstraites : « La prédication se détache de plus en plus de la
liturgie, de son cadre rituel, et investit l’espace social dans toutes ses dimensions293
. » Le
rapport pédagogique sort du cadre de la messe et s’invite dans les facettes du quotidien, ce
qui permet d’interpeller un public pour qui la messe reste abstraite. L’exemplum du Tournoi
incarne ce besoin de prouver l’importance de l’application des principes théologiques dans
des situations à l’extérieur du cadre des rituels religieux. Ainsi, s’il ne se donne pas
nécessairement comme modèle, Huon présente son témoignage pour montrer la voie à
suivre permettant de s’extirper d’une existence soumise aux caprices des vices.
288
Ibid., v. 46-47. 289
Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 90. Pour une réflexion plus aboutie sur la relation entre la
poésie et la vérité du mythe, voir les pages suivantes 90-97. 290
Ibid. 291
Ibid., p. 95. 292
L’exemplum « consiste en un récit, une histoire à prendre dans son ensemble comme un objet, un
instrument d’enseignement et/ou d’édification. […] On peut définir l’exemplum du XIIIe
siècle qui est son âge
d’or comme ‟un récit bref donné comme véridique ( = historique) et destiné à être inséré dans un discours (en
général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire”. » Jacques Le Goff, L’imaginaire
médiéval, op. cit., p. 99-100. 293
Catalina Girbea, Communiquer…, op. cit., p. 28.
78
La position du « je » mêlant la voix de l’auteur, du narrateur et du héros permet de
regrouper et diriger à l’unisson l’enseignement religieux vers le public. La contribution du
narrateur n’est, de manière générale, pas directement liée à l’action, mais son apport est
plus profond et générateur de sens, car ses déplacements balisent l’évolution de l’allégorie.
En effet, la lecture allégorique du texte révèle rapidement que l’enjeu de cet affrontement
est en réalité l’âme du pèlerin. Son cheminement moral, ponctué de rencontres entre vices
et vertus, détermine son salut. Ces épreuves sont de multiples occasions de promouvoir la
conversion du lecteur et l’enseignement des rudiments doctrinaux :
Mais le sens général du conflit est le combat éternel du bien et du mal pour la possession de
l’âme, qui inclut aussi bien les « sièges de l’âme ». […] L’opposition des concepts est le principe
du sens, l’axe du développement et la source des péripéties : elle est donnée d’avance, à la
différence du mouvement de la quête. […] Mais les vices et les vertus constituent aussi les étapes
du pèlerinage dans l’au-delà, bien que leur liste n’en détermine pas la structure, qui vient d’un
concept théologique, la pénitence294
.
Cet axe de développement dans le Tournoi de l’Antéchrist s’inspire du Songe d’Enfer de
Raoul de Houdenc. Huon de Méry inverse la progression du pèlerin, ce dernier ne se rendra
pas en Enfer, mais débutera plutôt sa progression à partir d’un territoire où évoluent des
personnages infernaux pour se diriger vers le royaume céleste. C’est bien le sens de cette
progression qui permet d’affirmer qu’il s’agit d’un pèlerinage moral puisque le narrateur
abandonne sa vie de pécheur au fil du texte. L’éveil de son âme lui fait prendre activement
part à la lutte contre les vices et fait de lui un fidèle exemplaire.
Afin de montrer l’évolution du personnage, Huon de Méry doit souligner son
caractère problématique dès le début du récit. Le portrait initial du narrateur est donc peu
enviable et illustre principalement ses lacunes morales et son penchant pour les vices. Pour
ce faire, il s’inspire une fois de plus de Raoul de Houdenc en utilisant la satire pour forger
l’image du pèlerin. Le (Je narrant) et le (Je narré)295
sont séparés par « une différence d’âge
et d’expérience qui autorise le premier à traiter le second avec une sorte de supériorité
condescendante ou ironique296
». Cette stratégie permet d’attirer l’attention du lecteur sur
les comportements problématiques du héros : « Il multiplie les exemples de mauvaise
conduite qui posent l’auteur en moraliste, à la fois observateur et conservateur des bonnes 294
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 110. 295
Gérard Genette, Discours du récit, Paris, Éditions du Seuil, 2007, [1972], p. 264. Genette fait référence aux
actants de la forme autobiographique nommés par Spitez « erzählendes Ich (Je narrant) et erzähltes Ich (Je
narré) ». 296
Ibid.
79
mœurs ainsi que des bons usages de la chevalerie297
. » La dérision permet en premier lieu
de souligner le comportement à dénoncer, pour ensuite laisser place aux remarques du
discours didactique.
Dès le début de l’aventure, avant même qu’il entre dans la forêt de Brocéliande, le
narrateur pose un jugement à propos de ses motivations : « Mes cuers, qui sovent me
commande,/ Fere autre chose de mon preu298
. » Ce couple de vers nous indique déjà que ses
actions ne sont pas motivées par la raison, mais par les pulsions de son cuers qui le guident
en dépit de ses intérêts. Cette première allusion aux lacunes morales du héros donne le ton
du texte en posant un protagoniste dont l’attitude est décriée au fil de la lecture. Ces
mauvais traits sont la cause de nombreuses mésaventures, qui feront s’exclamer l’auteur
qu’il est « fous299
» et prétentieux :
Mes lors apeçui que, qui cuide,
Qu’il a de sens la teste wide,
Car en C. muis ne puet avoir
De cuidier plein poing de savoir300
.
Ce passage illustre l’attitude prétentieuse du narrateur tout en formulant une leçon pour le
lecteur selon laquelle la sagesse doit s’acquérir par un travail de réflexion, car elle ne peut
s’acheter. Le commentaire traduit le regard réprobateur de l’auteur sur le comportement
initial du pèlerin « à la teste wide », le posant ainsi comme exemple de conduite irréfléchie.
Cette remarque didactique précède le déchaînement de la tempête engendrée lors de
l’épisode de la fontaine. Ainsi, le lien entre l’attitude à proscrire et l’événement malheureux
est explicite et la dérision provoquée par l’accumulation de mésaventures chez le héros
attire l’attention du lecteur, ce qui accentue l’impact pédagogique.
Le pèlerin n’est pas au bout de ses peines puisque Huon de Méry utilise de nouveau
la dérision pour dénoncer un comportement lors de la rencontre avec Bras-de-Fer.
L’apparition du chancelier infernal est décrite de manière humoristique, car bien que ce
cavalier noir soit menaçant par son aspect physique, il nous semble plutôt maladroit quand
il trébuche et tombe de cheval :
Mes diex le fist a une çouche
297
Armand Strubel, La Rose…, op. cit., p. 160-161. 298
Huon de Méry, op. cit., v. 56-57. 299
Ibid., v. 132. 300
Ibid., v. 149-152.
80
Si tres durement abuissier
Que la teste avant trebuchier
Li convint du destrier a terre.
Lors cuidai bien que nostre guerre
Fausist quant le Mor vi a pié,
Car je le voil de mon espié
Encontre le terre espoier ;
Mes aussi pëuse apoier
L’espier a une roche bise301
.
Le comique de la situation annonce le regard satirique que l’auteur porte sur son
comportement passé, car l’attitude du héros est bien l’inverse de la moralité. Il souhaite
profiter du trouble de son adversaire pour l’attaquer et lorsqu’il n’y arrive pas, abandonne
aussitôt son épée par manque de courage : « Couarz fui, ne l’osai atendre,/ Ainzi li ai
m’espée rendue302
. » En désignant son comportement de couarz, Huon porte un jugement
moral sur ses actes antérieurs qu’il peut ainsi présenter au public comme conduite à
proscrire.
2.3.2. Les étapes de la conversion
Après avoir été fait prisonnier par Bras-de-Fer, le héros s’efface notablement pour
laisser place aux descriptions des vices et des vertus qui se poursuivront pendant le
déroulement du combat. Il s’agit de l’étape suivante de la progression du héros, ce dernier
occupe alors la position de l’observateur lui permettant de constater la supériorité des
vertus sur les vices. En rapportant l’affrontement, un changement commence à s’effectuer
chez le héros qui ne peut s’empêcher d’admirer la beauté et la force de l’armée du Christ.
En effet, on remarque que les réactions du pèlerin face aux apparitions des vertus sont plus
positives que lorsqu’il aperçoit le cortège de vices. Le heaume de Noblesse
l’« esmerveil303
» et il s’exclame devant la beauté du visage de la Vierge :
Estoit si tres bele a devise
Que ja par moi, qui la devise,
Ne sera a droit devisée304
.
Le combat se déroule donc sans que le héros y prenne part. Le récit aurait pu se
terminer avec la victoire du camp céleste, mais un événement subit frappe le narrateur, nous
301
Ibid., v. 240-249. 302
Ibid., v. 256-257. 303
Ibid., v. 1880. 304
Ibid., v. 1409-1411.
81
rappelant que malgré son émerveillement devant les vertus, son âme n’est pas encore
sauvée. Une flèche, destinée à frapper les vierges et les pucelles, provenant de l’arc
amoureux de Vénus se détourne de sa course et vient se ficher dans le cœur du narrateur :
Venus, qui vierges et pucelles
Asault, tendi sans atendue
L’arc amoreus, s’a destendue
Une saeste barbelée,
Qui estoit d’amours enpenée305
.
Ce leitmotiv de la fin’amor des romans de chevalerie appelle à une lecture allégorique, car
bien sûr, ici, la cause de la blessure n’est pas une dame, il s’agit plutôt du symbole d’éros
en tant que passion irrationnelle. Le fait que Huon ait choisi une blessure de ce type n’est
pas anodin. En appliquant une lecture de second sens, on peut supposer que l’auteur a
sélectionné cet amour dans le but de l’incriminer. Ce n’est pas un véritable amour, il s’agit
d’une manigance de Vénus, décrite comme « la mere fornicacïon306
», pour troubler l’esprit
et qui était destinée à souiller les chastes suivantes de Virginité. Ce n’est que plus tard,
après avoir établi la cause de son mal, que le narrateur pourra débuter la guérison qui lui
permettra d’expérimenter le véritable amour, c’est-à-dire celui de la foi, un amour spirituel
qui ne rend pas le corps malade et qui préserve l’esprit. Comme l’explique Michel Zink en
illustrant les différents types d’amour représentés dans le roman médiéval, l’amour sacré
est supérieur à tous les autres. Il s’agit « du plus haut amour, l’amour divin, l’amour de
Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu307
». Il est dans la logique du projet
d’exhortation moral de Huon de faire progresser le pèlerin d’un type d’amour à un autre et
de démontrer la supériorité du deuxième.
C’est donc dans la religion que le héros trouve son salut moral et physique. Son
corps doit impérativement être incriminé afin d’être placé sous tutelle de l’esprit. Le procès
tenu par Raison souligne cette idée, car elle accuse les yeux et le cœur de ne pas s’être
mieux protégés de cette flèche. Afin de construire d’avantage la démonstration, le passage
sur l’amour courtois de Cligès est détourné et mis au service des techniques de persuasion
de Huon :
Li eulz n’a soing de rien entendre
Ne rien n’i puet fere a nul fuer,
305
Huon de Méry, op. cit., v. 2570-2574. 306
Ibid., v. 2565. 307
Michel Zink, Poésie et conversion…, op. cit., p. 72.
82
Mes c’est li miroers au cuer,
Ey par ce miroer trespasse,
Si qu’il ne le blece ne quasse,
Li sens dont li cuers est espris308
.
On retrouve dans le passage du Tournoi de l’Antéchrist la même image des yeux comme
porte d’entrée pour le dard d’amour qui fait son chemin jusqu’au cœur imprudent. Lors du
jugement déterminant le responsable du malaise du narrateur, Raison est désignée comme
juge et incrimine le cœur d’avoir manqué de vigilance :
Li cuers fu l’achoison
Du mal qu’il a.
Plus en doit estre
Blaméz que nus, qui le fenestre
Lessa overte comme foys,
Par ou li descendi li cous
Du fer, dont il garra a tart309
.
Cette utilisation du motif courtois associé avec le sens religieux et moral fait transparaître la
volonté de Huon d’utiliser le lyrisme courtois comme preuve du danger associé au désir. La
tendance qu’il souhaite montrer est que la passion amoureuse courtoise représente une
faiblesse du cœur n’ayant pas su dominer ses désirs. Après cet événement, qui agit comme
un avertissement, le narrateur perçoit la nécessité de suivre la voie des vertus s’il souhaite
se préserver physiquement et moralement. Le salut s’acquiert donc par ce passage de
l’influence de la chair à celle de l’esprit et permettant, alors que le héros se situe à la lisière
de l’égarement, de passer à la sécurité et à la raison par les conseils des vertus.
Le jugement de Raison permet donc d’attribuer au cœur les malheurs du pèlerin,
mais ce n’est pas pour autant que ce dernier est guéri de ses maux. Le processus de
guérison est déjà entamé par la reconnaissance de la responsabilité du cœur, mais il doit se
poursuivre par des efforts montrant la volonté de contrition du narrateur. Cette guérison
incarne alors de manière symbolique le passage initiatique vers l’univers de la piété. Cette
impression se confirme par un changement dans le discours de l’auteur qui se confond
graduellement avec celui du prédicateur par une présence plus appuyée de l’enseignement
doctrinal. Pour se remettre de sa blessure d’amour, le narrateur devra suivre trois étapes. Il
lui faut développer une foi exemplaire, et la séquence où se succèdent les différentes étapes
308
Chrétien de Troyes, Cligès, texte présenté et traduit par Charles Méla et Olivier Collet, Paris, Librairie
Générale Française, 1994, v. 706-711. 309
Huon de Méry, op. cit., v. 2748-2753.
83
de sa conversion donne l’impression d’un mode d’emploi s’adressant explicitement aux
lecteurs. Huon met en scène la triade Dévotion, Confession et Pénitence afin de familiariser
le pèlerin avec les exercices préconisés par l’Église. La guérison de la blessure d’Amour
s’effectue donc grâce aux conseils de Dévotion, au fardeau « déchargié310
» par Confession
et à l’application d’un bandage « fete d’une manche/ De la chemise penitance311
». Par cette
mise en scène, le discours de l’auteur bascule vers celui du sermon éclairant le lecteur sur
les étapes menant au salut. Après son passage par la triade, le héros peut librement faire la
connaissance de Noblesse et de Générosité qui l’accueillent dans l’enceinte d’Espérance.
Ce passage de la ville de Désespérance à celle d’Espérance ajoute une glose
implicite en associant personnification et métaphore. La polarisation des deux villes
positive et négative est évidente, et marque le déplacement du héros dans le paysage
allégorique. Cette migration du pèlerin d’une ville à l’autre accentue l’impression d’une
transition vers l’univers religieux. La cité d’Espérance que Huon qualifie comme « Monjoie
de paradis312
», fait figure de Jérusalem céleste, illustrant de manière symbolique le paradis
terrestre. Mais le héros ne peut véritablement l’atteindre, car lorsqu’il souhaite entrer au
cœur du royaume céleste où se trouvent le Roi et sa cour, le portier l’en empêche en
s’exclamant : « Beau sire, cëanz n’entre nus,/ S’il n’est molt justes et loiaus313
. » Le
cheminement vertueux du narrateur n’est donc pas terminé, il n’est pas suffisamment
« justes » et « loiaus » pour espérer être admis parmi les convives du cercle divin. Ce n’est
pas pour autant que le pèlerin se retrouve abandonné à son sort, car lors du départ de la
cour, il se voit confié par le Roi aux bons soins de Vie-Religieuse :
A ma dame relegïon
Me bailla li rois en conduit
Relegïon, ce m’est avis,
D’Esperance jusqu’en parvis.
Mes en la fin ai tant erré,
Que je sui el chemin ferré
De parvis. S’en moi ne remaint,
Religïon pri, qu’el m’i maint,
Qui m’a j’a mené par la mein
Jusqu’à l’eglise S.’Germein314
.
310
Ibid., v. 3092. 311
Ibid., v. 3084-3085. 312
Ibid., v.1238. 313
Ibid., v. 3378-3379. 314
Ibid., v. 3510-3520.
84
Le message est clair : le passage par Espérance n’est pas une garantie pour entrer au
paradis. Il faut cheminer pour y parvenir, et Religïon permettra de guider le croyant sur la
bonne voie. L’entrée de Huon de Méry en « relegïon », à Saint-Germain-des-Prés, marque
la fin du récit et l’aboutissement de sa progression pieuse, ou plutôt son véritable début.
L’allégorie en mouvement du héros constitue donc la stratégie didactique la plus
élaborée du Tournoi. Elle incarne réellement l’essence du texte, qui est d’indiquer au public
la direction vers une pratique religieuse plus constante permettant de reconnaître ses
propres propensions au vice. L’effort de conversion de Huon s’applique à un public déjà
croyant, mais dont l’exercice de la foi n’est pas exemplaire. Ce dont il doit les convaincre,
c’est surtout d’appliquer les préceptes de l’Église à toutes les facettes de leur quotidien, et
donc de combattre le vice à tous instants.
Il est évident que le Tournoi de l’Antéchrist repose sur une structure d’opposition
par sa forme d’affrontement. Ce que nous avons tenté de faire dans ce deuxième chapitre
est de montrer la complexité de l’utilisation des structures binaires dans le texte qui
dépassent largement sa forme de tournoi. Les précédentes analyses ont prouvé que la
construction du sens de ce message passe par l’articulation double des allégories.
En transposant le rapport binaire entre spirituel et charnel sur lequel repose la
société médiévale à son texte, Huon réussit à créer un réseau de senefiance qui incite le
public à de meilleures pratiques religieuses et une vigilance soutenue pour contrer
l’attirance envers les vices. Nous avons constaté que les stratégies didactiques reposent en
grande partie sur les personnifications des vices et des vertus. Les descriptions héraldiques
de leur équipement sont riches en sens second et le traitement esthétique des armées utilise
largement les contrastes pour reproduire l’opposition entre bien et mal. En observant au
plus près la constitution des deux camps et les relations entre les personnifications, nous
avons mis en évidence une polarisation positive et négative sur le schéma des armées. Le
rôle des archanges a finalement été relevé pour sa contribution majeure dans la pédagogie
de Huon, puisque cette chevalerie céleste nous a permis de constater à nouveau une
articulation double en raison de son opposition à la chevalerie terrestre.
85
Ces réflexions sur la construction des allégories nous ont menée à décortiquer la
plus imposante de ces manifestations. C’est en effet dans le pèlerinage du narrateur que
nous trouvons la clef de lecture confirmant notre interprétation des éléments de sens second
retrouvés au fil du texte. Sur la narration se transpose un itinéraire spirituel qui sert
ultimement d’exemplum aux lecteurs. Le désir de l’auteur est de sortir l’enseignement
religieux du cadre liturgique et d’investir le quotidien, mais aussi de dépasser les enjeux des
œuvres vernaculaires rivales. Huon appuie ses intentions didactiques en présentant la vérité
poétique de son texte comme un mimétisme de la vérité cachée de la nature. Nous avons
souligné différentes techniques permettant d’interpréter l’aventure du narrateur comme une
allégorie en mouvement, à commencer par le portrait du héros dont l’attitude est décrite
avec dérision soulignant de ce fait sa tendance aux vices. Grâce à ce premier portrait peu
flatteur, nous avons pu observer les modifications apportées à son comportement au cours
de sa progression. Son admiration pour les vertus se fait plus présente lors du tournoi et une
blessure d’amour lui donne l’occasion de se détourner complètement des vices. Sa guérison
concorde avec le changement de ton de l’auteur qui se confond avec celui d’un prédicateur.
Huon instaure l’importance de la triade Dévotion, Confession et Pénitence en les présentant
comme le remède à la blessure du héros. La finale de la réflexion se fait en même que la fin
du récit, lorsque le narrateur entre à Saint-Germain-des-Prés. La senefiance finale réside
dans cette image qui illustre la nécessité d’une pratique religieuse exemplaire au quotidien.
86
CONCLUSION
Le problème du Tournoi de l’Antéchrist se pose lorsque l’on tente d’interpréter
l’ensemble des éléments provenant des traditions multiples qu’il regroupe. Ces éléments
qui convergent au sein du même texte ont été étudiés par la critique, mais de manière
individuelle. Nous nous sommes donc d’abord penchée sur les emprunts à l’univers
arthurien en tant qu’éléments charnières de la narration et de l’influence de Raoul
de Houdenc sur l’écriture allégorique. Nous avons rapidement constaté que la structure
psychomachique du Tournoi incorpore ces deux autorités littéraires en plus de rassembler
des personnages variés provenant de la mythologie et de la Bible. De fait, ce tableau de
l’œuvre nous a poussée à considérer un problème de généricité que nous avons abordé en
liant chacun de ses éléments par une senefiance allégorique. À partir de la notion
d’architexte de Benjamin Bouchard, l’établissement d’une liste de textes de la tradition des
tournois nous a permis de tirer les traits caractéristiques de l’œuvre et d’établir un premier
bassin comparatif en l’absence de genre défini. C’est après cet exercice que nous avons pu
constater l’interdépendance entre l’allégorie et la visée didactique des œuvres. Grâce à la
comparaison des textes, nous avons mis de l’avant une base commune reposant sur le
modèle de l’affrontement provenant de la psychomachie. Cette structure a ensuite servi de
clef de lecture pour comprendre le lien entre l’allégorie et le didactisme.
Afin d’investiguer plus attentivement les mécanismes mis en œuvre par ces trois
éléments, nous avons entamé notre recherche avec le passage catalyseur et charnière du
texte : la fontaine périlleuse. La découverte de la fontaine est un élément essentiel
constituant le point de rencontre entre les autorités littéraires. À partir de ce constat, nous
avons mieux compris la fonction de pont entre l’autobiographie du début du texte et le récit
allégorique que joue la fontaine. En effet, son lien avec la merveille dans la tradition
arthurienne justifie son utilisation comme portail vers la fiction. De surcroît, il fallait aussi
investir le sens allégorique de cet élément, ce qui a pu être fait par sa mise en relation avec
la symbolique du miroir. Son rôle de miroir de vérité où le narrateur observe l’état de son
âme nous a permis de faire ressortir l’intention religieuse de l’auteur. Cette impression s’est
87
affirmée avec l’observation du décor de la source qui s’est révélée être une métaphore du
rituel du baptême.
Après le passage dans Brocéliande, le pèlerinage du narrateur dans l’univers
allégorique commence et c’est avec cette entrée que nous avons débuté notre deuxième
chapitre. La senefiance de la fontaine nous ayant donné une première confirmation du
rapport entre allégorie et pédagogie, nous voulions poursuivre notre raisonnement en
continuant à y explorer la notion d’affrontement. C’est donc en observant les rapports
doubles des allégories que nous avons défini les stratégies pédagogiques de Huon de Méry.
La binarité de la pensée médiévale a d’abord été constatée dans les descriptions des
personnifications, notamment dans le traitement esthétique de leur aspect visuel.
L’utilisation des couleurs, des descriptions héraldiques et du contraste entre le beau et le
laid nous a fait saisir l’importance des polarisations positives et négatives. Les contrastes et
analogies sur lesquels reposent les relations internes des armées ont aussi été mis de l’avant
et l’interprétation des relations entre les personnifications nous a fait remarquer la
valorisation des vertus au détriment de l’armée infernale. Nous avons conclu que c’est
grâce à ce sens second que Huon transmet son enseignement religieux.
La dernière étape de notre analyse s’est concentrée sur l’interprétation du pèlerinage
du narrateur en tant qu’allégorie. Grâce au procédé de l’exemplum, nous avons établi
l’analogie entre le parcours du narrateur et le canevas d’une réflexion morale. Pour donner
crédit à son enseignement, nous avons observé que Huon place son texte sous l’égide de
deux types de vérité, la première ayant un sens historique qui s’accorde avec l’entrée du
récit autobiographique et la seconde poétique qui se réclame de la subtile vérité naturelle
présente dans le sens second de l’allégorie. Nous avons ensuite basé notre réflexion sur la
vérité du pèlerinage en le découpant selon les étapes marquantes de la conversion du héros.
Notre premier constat a été de relever la dérision associée au portrait du héros, car ce
dernier incarne plutôt un anti-héros par son manque de vertu. Cette présentation peu
enviable était pourtant nécessaire, puisque rapidement des modifications ont été apportées à
son comportement. En effet, nos observations ont signalé les premiers signes d’influences
positives lors du tournoi quand le héros porte une admiration évidente aux envoyés célestes.
Les événements s’accélèrent lorsque le narrateur est blessé par une flèche de Vénus, car il
88
se voit confronté à la décision de choisir entre l’armée infernale et l’armée divine, ce qui
décidera du sort de sa guérison. Finalement, ce sont Dévotion, Confession et Pénitence qui
réussissent à soigner le blessé. En investiguant le sens second de ce passage, il est devenu
évident que le discours de Huon se confondait avec celui du prédicateur. La triade guérit le
corps, mais aussi l’âme, ce que nous avons interprété comme un signal aux lecteurs visant à
les inciter à de meilleures pratiques religieuses. Notre réflexion s’est terminée sur le point
culminant du récit, lorsque le héros passe de la ville de Désespérance à Espérance. Cette
dernière métaphore du changement effectué dans son âme se conclut sur une
recommandation ultime symbolisée par l’entrée en religion de Huon. Le récit s’achève ainsi
sur la fin du pèlerinage allégorique, mais le début de la véritable progression pieuse. Ces
observations sur les différentes couches de sens du Tournoi nous ont permis de conclure,
grâce à l’analyse du binarisme de la pensée qui informe l’articulation globale des allégories
que l’allégorie transpose le message moral et religieux de l’auteur en donnant sens à
l’articulation des éléments. La trame invisible du Tournoi est brodée par les tentatives
d’enseignements de l’auteur. Le lecteur trouvera une clef de lecture dans la mise en relation
des formes doubles dans le texte, qui mettent au jour l’omniprésence du discours moral
sous la forme dynamique d’un conflit.
Le Tournoi de l’Antéchrist s’inscrit dans un contexte d’histoire littéraire où
l’écriture en langue vernaculaire est encore au stade de l’expérimentation, avec une
littérature qui cherche l’équilibre entre création et tradition, en particulier avec des
explorations formelles et génériques. L’une des voies de l’écriture en français prend racine
dans une volonté d’enseignement religieux qui s’étend graduellement à différentes formes
textuelles. Les traductions du lapidaire de Marbode et de bestiaires comme le De Bestiis
d’Hugues de Saint-Victor se multiplient au XIIe siècle et sont une percée pour
l’interprétation allégorique morale315
. Au XIIIe siècle, en même temps que l’esprit
encyclopédique en français316
, les thématiques abordées par les questions allégoriques se
multiplient. Huon se situe dans cet entre-deux qui précède le triomphe du Roman de la Rose
comme standard de la forme allégorique, et la difficile catégorisation du Tournoi, liée au
fait qu’il ne s’inscrit pas dans un cadre normatif : ce texte manipule différentes traditions
315
Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, op. cit., p. 63. 316
Ibid.
89
dans un désir d’innover sans toutefois s’éloigner des autorités littéraires. Les récentes
recherches comme celles de Patrick Moran sur les genres médiévaux317
et de Richard
Trachsler318
sur l’interférence des matières sont caractérisées par une volonté de
reconsidération de ces textes aux frontières des genres. Il reste encore beaucoup à faire à ce
sujet pour comprendre la contribution des œuvres comme le Tournoi de l’Antéchrist au
schéma des allégories vernaculaires.
317
Patrick Moran, « Genres médiévaux… », art. cit. 318
Richard Trachsler, Disjointures…, op. cit.
90
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