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La Pensée (Paris) Source gallica.bnf.fr / La Pensée

La Pensee 1963 Gilbert Mury

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Sobre Althusser

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  • La Pense (Paris)

    Source gallica.bnf.fr / La Pense

  • Centre d'tudes et de recherches marxistes (France). La Pense (Paris). 1939.

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  • LA PENSEEREVUE DU RATIONALISME MODERNE

    ARTS SCIENCES PHILOSOPHIE

    FONDATEUR

    PAUL LANGEVINt

    COMITE DIRECTEUR

    GEORGESTE1SSIER

    JEAN ORCEL

    GEORGESCOGNIOT

    PAUL LABERENNE

    HELENE LANGEVIN

    Secrtaire de Rdaction

    MARCEL CORNU

    NOUVELLE SRIE

    N 108AVRIL19 6 3

    La lutte de classesdans l'Antiquit classique,

    par Charles PARAIN

    Un demi-sicle d'utopie,par A.-L. MORTON

    Matrialisme et hyperempirisme,par Gilbert MURY

    Le lamarckisme chimique de Wintrebert,par Pierre BOITEAU

    Sur l'histoire de l'anthropogense,par Wolfgang PADBERG

    Qu'est-ce qu'un Africaniste?par Yves BENOT

    Quatre vingt-Treize en 1963,par Marcel CORNU

    PARAIT TOUS LES DEUX MOIS

    168, RUE DU TEMPLE, 168 PARIS-IU'

  • LA PENSEFonde en 1939 sous la direction de Paul LANGEVINt et Georges COGNIOT

    COMITE DIRECTEUR

    Georges TEISSIER,Professeur la Sorbonne.

    Jean ORCEL,Professeur au Musum.

    Georges COGNIOT,Agrg de l'Universit.

    Paul LABERENNE,Professeur agrg de l'Universit.

    Hlne LANGEVIN-JOLIOT-CURIE,Matre de recherches au Centre Nationalde la Recherche Scientifique.

    COMITE DE PATRONAGE

    Pierre ABRAHAM,Ecrivain.

    Louis ARAGON,Ecrivain.

    Eugne ACBEL,Professeur honoraire la Sorbonne.

    Emmanuel AURICOSTE,Sculpteur.

    Maurice BOITEL,Avocat la Cour d'Appel de Paris.

    Charles BRTJNEAU,Professeur honoraire la Sorbonne.

    Daniel CHALONGE,Astronome.

    Jacques CHAPELON,Professeur honoraire l'Ecole Polytechnique.

    Andr CHOLLEY,Professeur la Sorbonne.

    Marcel COHEN,Directeur d'tudes l'Ecole des HautesEtudes.

    Pierre COT,Agrg des Facults de Droit.

    Eugnie COTTON,Directrice honoraire de l'Ecole normalesuprieure de Svres.

    Docteur Jean DALSACE,Chef de consultation l'Hpital Broca.

    Louis DAQOTN,Cinaste.

    Docteur Henri DESOUXE,Professeur la Facult de Mdecine de Paris.

    Roger DESORMIERE,Compositeur de musique.

    Jean DRESCH,Professeur la Sorbonne.

    Docteur DUCCING,Professeur la Facult de Mdecine deToulouse.

    l'Ecole des Hautes

    Aurlien FABRE,Inspecteur primaire de la Seine.

    Daniel FLORENTIN,Ancien directeur des Poudres, prsident deVU.N.I.T.E.C.

    Georges FOURNTER,Matre de Confrences la Sorbonne.

    Jean FREVILLE,Ecrivain.

    Pierre GEORGE,Professeur la Sorbonne.

    Jacques HADAMARD,Membre de l'Institut.

    Alfred JOLIVET,Professeur honoraire la Sorbonne.

    Ernest KAHANE,Matre de Confrences la Facult deMontpellier.

    Docteur H.-Plerre KLOTZ,Professeur au Collge de Mdecine desHpitaux de Paris.

    Emile LABEYRIE,Gouverneur honoraire de la Banque deFrance.

    Jeanne LEVY,Professeur la Facult de Mdecine de Paris.

    Jean LURAT,Artiste peintre.

    Lon MOUSSINAC,Ecrivain.

    Fernande SECLET-RIOU,Inspectrice primaire de la Seine.

    Eisa TRIOLET,Ecrivain.

    Jean WIENER,Compositeur de musique.

    Jean WYART,Professeur la Sorbonne, membre del'Institut.

    COMITE DE REDACTION

    Gilbert BADIA. Guy BESSE, Pierre BOITEAU,Jean BRTJHAT. Jean CHESNEAUX, EugneCOTTON, Jean GACON, A-G. HAUDRI-COURT, J.-F. LE NT, Roger MAYER,

    Paul MEIER, Grard MELHAUD, CharlesPARAIN, Michel RIOTJ, Albert SOBOUL,Jean VARLOOT.

  • LA PENSE

    SOMMAIREDU NUMRO 108 (MARS-AVRIL 1963)

    Charles Parain :Les caractres spcifiques de la lutte de classes dans l'Antiquit

    classique 3

    A.-L. Morton :

    Un demi-sicle d'utopie (De Robert Owen et Charles Fourier William Morris) 26

    Gilbert Mury :Matrialisme et hyperemprsme 38

    Wolfgang Padberg :Sur l'histoire de l'anthropogense 52

    Pierre Boiteau :Le lamarckisme chimique de Wintrebert 63

    CHRONIQUES

    Marcel Cornu : Quatrevngt-Treize en 1963 91

    Roland Desn :Sur le matrialisme de Diderot 98

    Claude DucheS: L'aube dissout les monstres 110

    Yves Benot:A propos du congrs africaniste d'Accra : qu'est-ce qu'un

    africaniste ? 113

    Jean-Jacques Goblot : Les- origines de la pense grecque . i12f

  • LIS TRAVAUX ET LES JOURS

    Vie de Klim Samguine . Les orphelins du bois de laSaudraie. Histoire de la Rsistance. L'Imprimerienationale sous la Commune. Jacques Stephan Alexis. Hommage Jacques Hadamard 125

    LES LIVRES

    Littrature :Francis Jourdain : De mon temps. Pierre Daix : Naissance de la

    posie franaise (III). Diderot : Le Neveu de Rameau. GunterGrass : Le Tambour. Le Chat et la Souris. Andr Stil : Le dernierquart d'heure. P. Vaillant-Couturier : Vers des lendemains quichantent. Lawrence Durrell : L'Ile de Prospra. A. Moravia :Agostino . 129

    Histoire :

    Voltaire : Essai sur les moeurs. Contributions l'histoire dmographique-

    del Rvolution franaise. A. Manfred : Marat. L. Cahen et M.Braure ; L'volution politique de l'Angleterre moderne 141

    Marxisme :Isaiah Berlin : Karl Marx. A. Kettle : Karl Marx, Founder of Modem

    Communlsm 145

    Sciences humaines :CI. Lvi-Strauss : La pense sauvcge. J.-F. Le Ny : Le condition-nement. Marcel Cohen : Etudes sur le langage del'enfant. J. Delayet P. Pichot : Abrg de Psychologie 147

    Politique :Lo Figures : Le Parti communiste franais, la culture et les intellectuels. A. Fabre-Luce : Six milliards d'insectes 153

    Archologie :

    Archaeologia Polona (t. IV et V). 155

    AU PROCHAIN NUMRO: Georges Cogniot : Pour le 80e anniversaire de lamort de K. Marx : Marx et l'ducation. Jean Bruhat : Aragon, historien de l'U.R.S.S. Joseph Keedhcm : La tradition scientifique chinoise*

  • LES CARACTRESSPCIFIQUESDE LA LUTTE DE CLASSES

    DANS L'ANTIQUIT CLASSIQUEpar Charles PARAIN

    N' ne peut se reprsenter convenablement et prsenter clairementle rle qu'ont jou les luttes de classes dans l'histoire de laGrce et dans celle de Rome qu'en vitant de transposer d'une

    faon mcanique les conditions et les formes actuelles de lalutte de classes dans le pass.

    De toute vidence, plus on s'loigne du prsent, plus il estdifficile de dceler et de prciser les lois particulires de dve-

    loppement des modes de production successifs. Ds le dbut du Mamjeste com-muniste, Marx soulignait que le processus historique qui avait conduit l'ins-tauration du mode de production capitaliste avait entran une simplificationet une clarification de la lutte des classes : Dans la Rome antique nous trou-vons des patriciens, des chevaliers, des plbiens, des esclaves... et dans cha-cune de ces classes des gradations particulires... Le caractre distinctif denotre poque, de l'poque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifi les antago-nismes de classes . Elle les a simplifis, mais non pas fait natre comme unfacteur nouveau du grand dveloppement historique.

    Un premier point considrer est ce qu'on peut appeler la limitation desluttes de classes, limitation due une volont plus ou moins dlibre et plusou moins agissante des socits de maintenir dans leur sein une certaine galitsociale. Mais, mme dans cette ligne d'volution qui semble chapper aux anta-gonismes de classes, se vrifie, et d'une manire particulirement convaincante,que la lutt de classes est bien devenue ce stade de l'histoire, en corrlationavec le progrs des forces productives, le moteur essentiel du dveloppement'historique.

    En second lieu, si tout au moins les classes opprimes ont des structuresmoins nettes et moins fermes, si les luttes de classes en restent souvent desformes plus lmentaires, il n'en rsulte qu'une lenteur et une diversificationplus grandes des processus historiques. Les oppositions de classes ne s'en laissentpas moins ramener des oppositions fondamentales et, pour lmentaires qu'ilspuissent assez souvent demeurer, les antagonismes de classes n'en ont pasexerc une action moins profonde et moins dcisive, en dernire analyse, surle droulement des faits et le changement des situations aux diffrents tagesde la vie sociale.

    Enfin si l'on applique, comme il est ncessaire pour leur vrification, lesanalyses esquisses l'examen d'un processus historique qui se trouve au coeurmme des problmes, celui du passage des structures conomiques et socialesproprement esclavagistes, on constatera certes dans les deux grands exemples

  • 4 CHARLES PARAIN

    typiques, celui d'Athnes et celui de Rome, une diversit considrable, maiscette diversit n'est que de forme et par consquent secondaire : l'action desmmes lois gnrales de dveloppement s'y reconnat dans la formation de civi-lisations qui ont pourtant chacune leur physionomie propre et mme, certains

    gards, divergente.

    La limitation relative de fa lutte de classes

    Dans un projet de lettre Vra Zassoulitch (Londres, 8 mars 188i) Marxconstate que lors de la dissolution de la socit primitive deux sortes de pro-prit coexistent dans la communaut rurale, la proprit collective, commu-nale, de la terre arable et la proprit prive du cultivateur sur sa maison,;cette coexistence exprimant le dualisme inhrent cette communaut rurale.La proprit commune et les rapports sociaux qui en dcoulent, rapports derelle galit entre les membres de la communaut, rendent solide l'assiettede la communaut, tandis que l'appropriation prive par le producteur desfruits de son travail admet un certain dveloppement de l'individualit, lequelentrane peu peu, par l'accumulation dans les mains de quelques-uns d'unerichesse particulire, particulirement en bestiaux, des conflits d'intrt et ledbut de la diffrenciation sociale. On voit ainsi disparatre au profit de la pro-prit prive la proprit commune, d'abord des terres labourables, puis desforts et des pturages.

    Cependant, ajoute Marx,, la carrire historique de la communaut ruralen'aboutit paa fatalement cette dernire issue (ou n'y aboutit que tardivement) : Son dualisme inn admet une alternative : son lment de proprit prive''emportera sur son lment collectif, ou celui-ci l'emportera sur celui-l. Toutdpend du milieu historique o elle se trouve place (soulign par nous) .En fait, la longue, c'est la proprit prive qui devait l'emporter pour la rai-son qu' ce stade de dveloppement de l'humanit l'essor de l'individualittait incompatible avec l'organisation galitaire de la socit primitive et l'essorde l'individualit tait la condition ncessaire d'un progrs acclr des forcesproductives. Ailleurs (Histoire des doctrines conomiques, Ed. Costes, T. VIII,p. 79) Marx explique dans des formules frappantes que la communaut primi-tive, tout comme la petite agriculture familiale o se ralise pareillementl'unit primitive du travailleur et des moyens de production, sont des formesenfantines qui ne peuvent gure dvelopper le travail comme travail social, nil force productive du travail social.

    Dans son trait sur la Politique, Aristote avait dj donn des analysessemblables, mais d'une manire embarrasse, hsitante, parce qu'il se main-tenait sur le plan moral, au lieu d'aller jusqu'aux racines conomiques de lavie sociale. Si l'association et la communaut, crivait-il d'un ct (1200 a),n'avaient pour objet que de s'enrichir, les associs ne devraient avoir dansl'Etat qu'une part proportionnelle leur rapport, et alors le raisonnement despartisans de l'oligarchie semblerait avoir l'avantage... Toutefois, ce n'est passeulement pour vivre, mais pour vivre heureux que les hommes ont tabli parmieux la socit civile . Et prcisant le contenu de son ide du bonheur il affirme(1295 b) que la cit veut tre compose, autant qu'il se peut, de citoyens gaux

  • LA LUTTE, DE CLASSES DANS L'ANTIQUITE .6

    et semfeitablesE, ce* qui ne sa tttoue gure que dans lesf situations? meyennea :l'Etat o les citoyens vsen* dans ttnej honnte; laodiaer*^.. hii semble? ta mietHCadministr efc le plras heoreiES, parce que c'est \a noua- dirkoes. classe. Mais dsua autre et &rista6ese voife oblig da- r.ecoiwiata que le hommes, se? sssst hasbitas depiis long-temps cenonees >l'galit! :: ils, ^sautent, cammanda? ou; se; rsigne - te sagj1-tien. La pense de; Marx est la. fois plus elaire,. plus profondte et plus impci-gne d'un vritable: humanisme : car it tar justement, convaincu que, malgrls> dfaillances dues aux, situation historiques; les hommes n'ont jamaisrenonc: l'galit.

    Le rle de l'historien; est de- prciser l? nature des mr-ieux historiques etdes* situations historiques, o te dveloppement de la proprit prive, doncde l'ingalit, s/est trouv- plus ou- moins frera Ce freinage a pu se produirenaturellement et en quelque sorte inconsciemment ou artificiellement, volon-tairement, consciemment.

    Typique du premier cas est ce que Marx a dnomm provisoirement et sansque cette dnoMinatien comporte un quelconque jugement de valeur SUT lescapacits- historiques 1 ds peuples

  • ,sCHARLES PARAIS

    une nouvelle communaut se fonde sur le modle des anciennes, tant du moins

    que subsiste la possibilit d'occuper de nouvelles terres.Il est trop clair que le maintien d'une galit plus ou moins relative a

    pour ranon une stagnation conomique qui a souvent pour consquence lafor-

    mation de castes. La productivit du travail dpend en effet d'un ct de la

    virtuosit du travailleur, de l'autre du perfectionnement de ses outils, de ses

    instruments. Dans une socit devenue immobile ou peu s'en faut, la produc-tivit du travail ne peut s'accrotre par le progrs de l'outillage ; il devientd'autant plus ncessaire d'tablir les conditions les plus favorables l'accrois-

    sement, puis au maintien de la virtuosit du travailleur. Marx note (Le CapitalI, XIV, 2., Ed. Sociales, T. Il, p. 31) que les castes, et avec une fixit moindre,les corporations, se forment d'aprs la mme loi naturelle qui rgle la divisiondes plantes et des animaux en espces et en varits, avec cette diffrence cepen-dant qu'un certain degr de dveloppement une fois atteint, l'hrdit des casteset l'exclusivisme des corporations sont dcrtes lois sociales. Il ne se dveloppepas ici de luttes de classes, mais le mouvement de l'histoire, s'il ne s'arrte

    pas entirement, se ralentit l'extrme. Ni l'usure, ni le commerce qui dansles socits en mouvement, contribuent acclrer ce mouvement, n'exercentici d'effet dissolvant sur le fonctionnement de la petite socit autarcique.

    IJ arrive, dans des conditions gographiques favorables et lorsqu'il ne sepose pas d'imprieux problmes de dfense, qu'il ne se constitue pas,. Au-dessus de ces communauts rurales juxtaposes, d'autorit suprieure, une formestable d'Etat ; ou bien alors, quand un Etat se constitue, ncessairement des-potique, celui-ci s'accommode volontiers du maintien de l'autonomie localedes petites communauts de base. Le despotisme oriental ne s'attaque l'admi-nistration municipale autonome que lorsqu'elle le contrarie dans ses intrtsdirects, mais n'est que trop porte tolrer l'existence de ces institutions tantqu'elles le dchargent de l'obligation de faire lui-mme quelque chose et luivitent les peines d'une administration bien organise (K. Marx, New-YorkTribune, 9 sept. 1854, OBaures politiques, Ed. Costes, VIII, p. 125, La rvolu-tion espagnole).

    Mais il arrive aussi que les conditions gographiques -obligent une largecoopration entre les communauts de base, pour la dfense contre les inonda-tions ou, comme en Egypte, pour l'tablissement d'un vaste systme d'irriga-tion. Il se constitue alors un gouvernement central, ncessairement stable etautoritaire, ce que Marx dnomme le despotisme oriental. Le despote est amenalors, pour assurer l'excution en temps voulu des travaux collectifs, inter-venir dans le fonctionnement des communauts de base et le contrler. Cecontrle lui permet de mieux assurer le paiement par ces commuauts de rede-vances, de tributs que vient alourdir le cot de l'arme et d'une administrationcomplique, qu'alourdissent plus encore les exigences arbitraires, pour leurssatisfactions personnelles, du despote et de ses fonctionnaires. C'est par cette-voie que se crent les conditions d'une lutte de classes mene essentiellement,sous forme d'explosions, do rvoltes incapables de dtruire le rgime despo-tique, par des masses paysannes surexploites.

    Les analyses de Marx, si elles sont manies avec prcaution, clairent l'his-toire de l'Asie et aussi celle de l'Afrique pour de trs longues priodes. Maisl'histoire de l'antiquit classique devrait aussi en faire 6on profit. On ngligetrop le fait que non seulement dans les rgions les moins volues de la Grce

  • LA LUTTE DE CLASSES DANS L'ANTIQUITE X

    classique, mais aussi l'intrieur des empires hellnistiques et de l'empireromain subsistaient de vastes ensembles de communauts rurales qui vivaient

    replies sur elles-mmes, presque en marge et ne participant que trs faible-ment au mouvement gnral de l'conomie. Leur rle conomique mrite cepen-dant d'tre valu aux poques brillantes, surtout aussi leur rle dans les vastesmouvements sociaux qui ont si puissamment contribu la ruine des empireset de la socit antiques.

    Le freinage artificiel, conscient et volontaire des processus qui entra-naient l'aggravation de l'ingalit sociale intresse plus directement l'histoiredes cits-tats surtout en Grce, mais aussi Rome.

    Marx et Engels ont dcel, avec des formules clatantes, la nature du pro-cessus qui mit en mouvement une socit primitive reste longtemps presquestagnante et par l-mme accentua les dnivellations sociales sans que les con-temporains y prissent d'abord garde. Chez les Iroquois, crit Engels (Originesde la famille, Ed. Sociales, p. 104-105), ne se pouvait concevoir un tat de chosestel qu'il s'tait impos aux Athniens, pour sinsi dire sans leur concours etsrement contre leur volont. Chez les Iroquois, la faon d'anne en anne,toujours identique elle-mme, de produire les choses ncessaires la vie, nepouvait jamais susciter de pareils conflits... ne pouvait provoquer l'antagonismeentre riche et pauvre, entre exploiteurs et exploits. Les Iroquois taient encorefort loin de dominer la nature, mais, dans les limites naturelles qui leur taientdonnes, ils taient matres de leur propre production... .

    Il en tait autrement chez les Grecs. Les progrs de la proprit priveen troupeaux et en objets de luxe amenrent des changes avec les particuliers,la transformation des produits en marchandises. Et c'est en cela que rside legerme de tout le bouleversement qui va suivre. Ds que les producteurs ne con-sommrent plus eux-mmes directement leurs produits, mais s'en dessaisirentpar l'change, ils en perdirent le contrle .

    Enchanons avec ce texte du Capital (I, III, 3, d. Sociales, I, p. 137-138) : A mesure que s'tend la circulation des marchandises, grandit aussi la puis-sance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale...La circulation devient la grande cornue sociale o tout se prcipite pour ensortir transform en cristal monnaie... De mme que toute diffrence de qualitentre les marchandises s'efface dans l'argent, de mme lui, niveleur radical,efface toutes les distinctions. Mais l'argent est lui-mme marchandise, une chosequi peut tomber sous les mains de qui que ce soit. La puissance sociale devientainsi puissance prive des particuliers .

    Quand on en fut arriv l, quand la domination des riches devint insup-portable pour la masse des citoyens (voir Hsiode), on prit alors conscience dece qui s'tait pass, et trop tard parce que le processus tait irrversible, parcequ'il s'imposait ncessairement pour une domination toujours plus grande dela nature. Mais avec un sens profond de l'humain qui est l'honneur des meil-leurs reprsentants de la culture antique \ on dnona ce qu'il y avait d'immo-ral et d'injuste dans une socit que l'argent dominait de plus en plus et quecorrompait la soif des richesses : Aussi la socit antique, ajoute Marx, dnonce-t-elle l'argent comme l'agent subversif, comme le dissolvant le plus actif de son

    1. Marx ne manque pas de mettre en parallle la duret de la socit moderne, qui

  • 8 CHARLES PARAIS

    organisation conomique et de ses -moeurs populaires , et il renvoie jaux vers2S5-3Q1 de FAntigone de Sophocle : Rien n'a, comme l'argent, suscit parmiles hommes de mauvaises lois et de mauvaises moeurs ; c'est M qui met la dsu-

    nion dans les villes... c'est lui qui dtourne les mes les plus belles vers toutce qu'il y a de honteux et de funeste l'homme .

    Il est important de prciser dans quelle mesure restaient prsents l'espritdes hommes politiques et des penseurs, en Grce, mais aussi Rome, les pro-blmes que posait l'antinomie entre d'une part la revendication de la justiceet de l'galit, lesquelles taient les meilleurs fondements de la paix sociale etde la solidit intrieure des Etats, d'autre part le dsir d'accrotre les richesses,donc la production et la circulation des marchandises, par suite de quoi s'aggra-vaient les ingalits sociales et se dveloppaient les luttes de classes 2.

    Au dbut du vie sicle avant notre re, le sage Pittacos de Mitylne affir-mait, au dire de Dodore de Sicile, que l'gal vaut mieux que le plus, queF-avantage est toujours du ct, de la modration et non du lucre : For, ajou-tait-il, la gloire et la scurit sont les compagnes de l'galit ; une trop grandefortune entrane la mdisance et la crainte .

    Mais ce n'tait l qu'une prdication .morale de peu d'effet sur la pratiquerelle des socits.

    C'est chez Aristote que l'on rencontre la tentative la plus pousse de trouvertme solution aux problmes en tenant compte des ralits politiques et cono-miques du temps.

    Dans sa Politique (1318 b-1319 ), il considre que la meilleure dmocratieest celle o Ja terre est Tpartie entre tous les citoyens avec une galit relative,celle de petits propritaires cultivateurs et leveurs de troupeaux. Les citoyensy disposent de droits raisonnables (lection des magistrats en partie censitaire ;pouvoir judiciaire et contrle des magistrats) et comme ils ne sont pas trsriches, ils ne se soucient pas de se runir frquemment en assembles pourdlibrer. En effet, souligne-t-il, la plupart des hommes sont plus avides degains que d'honneurs . Pour Aristote un avantage fondamental d'un tel rgime,c'est que les fonctions publiques sont toujours remplies par les citoyens lesplus minents avec le consentement du peuple qui, ds lors, n'est nullementjaloux de leur mrite.

    Pour dmontrer la possibilit d'un pareil rgime, il s'appuyait sur l'exis-tence de dispositions fort rpandues, affirmait-l, parmi les anciennes lois dela plupart des cits et qui interdisaient les unes d'aliner l'hritage paternel,les autres de possder une tendue de terres qui excdait une certaine mesure.

    Bien que nous, soyons mal renseigns sur la faon dont des lois de ce

    2. -Il faut-renvoyer ira aux analyses ;de Marx qu'il serait si utile de

    -reprendre sur les diffrentesformes, les diffrents degrs de proprit prive. C'est seulement peu peu que les droits de lacollectivit sur tme proprit prive longtemps limite par eux ont t .limins et c'est le caractreencore partiellement

    _

    collectif de la proprit -prive -.qui tait Rome, le fondement de pratiquesdestines limiter l'ingalit sociale et traduire en actes la -solidarit 'du groupe, comme les dis-tributions "de bl. Marx distinguait une 'forme antique de proprit o existaient seulement la pro-prit collectire et seulement la possession prive . Cette, situation, crit ~E. Chtaerman (La 'Chutedu rgime esclavagiste, in Recherches internationales, T 3 p. 12-5), ne fut -jamais dpasse dfiniti-vement: dans le cadre du rgime esclavagiste... Celui qui possdait des terres sur le territoire d'uneville, lui devait une part du surproduit provenant du travail de ses esclaves, au profit des intrtscollectifs (imaginaires et rels), qui garantissent l'intgrit de l'union l'extrieur et l'int-rieur... De l les normes dpenses en distributions, jeux et travaux publies, qui devaient entre-tenir l'illusion de l'imit de tons les hommes libres et les grouper contre les esclaves. J> .Derrirel'apparence de la collaboration des classes se dcouvrent sans peine les ralits de la lutte des classes.

  • LA LWTTM DE CLASSES DANS L'ANTIQUITE 9

    genre ont pa tre tablies, et sur leur fonctionnement (on connat au moins, Ram% la: lex Lcinia. qui a donn, lieu ' de nombreuses discussions), il n'y. apas lieu, d'en mettre en doute l'existence,, pas plus que le rle qu'elles ont dujouer dans l'attnuation,, sinon dans, la- suppression des, luttes de classes entreles hommes libres.. Mais le maintien relatif de, L'galii" chez les. hommes libresn'tait, rendu possible que par l'existence de reselavage : on n'esquivait uneforme d'opposition de classes que pour en susciter une autre d'une ampleurplus grande encore^ au point que cette autre forme est devenue la caractris-tique fondamentale de la socit grecque et de la socit romaine.

    Une solution diffrente,, combine ou non avec la prcdente, tait la guerrede conqute, grce laquelle pouvaient tre procurs aux citoyens appauvris et l'excdent, de population qui. rsultait de la croissance dmographique, de nou-veaux lots de terre qui leur permissent de mener une, existence dcente. Onsait qu'une organisation guerrire tait souvent un trait distinctif des. socitsantiques, l'exemple le plus- achev tant celui de Sparte o une partie du terri-toire tait partage en lots inalinables et indivisibles qui, demeurant- propritde l'Etat, taient rpartis ceux qui jouissaient de la qualit de citoyens. Mais Sparte, comme dans la dmocratie vante par Aristote, Ingalit restait touterelative. Aristote dfinit la constitution de Lacdmone comme un mlange dedmocratie et d'oligarchie. L'ducation des enfants, la nourriture et le vtementtaient semblables pour tous ; mais le gouvernement demeurait aux mains d'und'un petit nombre de familles dont la puissance politique reposait sur une plusgrande richesse matrielle ;. en effet ct de la portion de territoire qui tait-partage en lots inalinables et dite terre civique, tait rserve une autre por-tion o les Spartiates riches pouvaient acqurir des terres et les vendre ; cesSpartiates riches qui taient les principaux personnages de l'Etat, savaient encoreaccrotre leur fortune par l'accaparement du butin fait la guerre, par leurvnalit dans les missions diplomatiques, par des, oprations commerciales oils utilisaient des personnes interposes.

    Quels que fussent les efforts dploys en vue du maintien, d'un, minimumd'galit sociale, et quels que fussent les mobiles de ces efforts,, ils eurent seule-ment pour rsultat de ralentir le processus qui, comme dans toutes les socitsfondes sur l'exploitation de l'homme par l'homme, entranait une ingalitsociale croissante, donc des oppositions de classes toujours aggraves.

    Hsiode se plaint de vivre dans l'ge de fer ; il regrette l'ge d'or o leshommes, tous les hommes, vivaient sans soucis, combls de biens par une naturegnreuse ; il a soif de justice et il ne manque pas de condamner la richesseacquise par la violence ou la duperie. Mais il ne sait donner comme but autravail dont la duret des temps fait une loi tous, que l'acquisition de larichesse (Trav. et jours 302"-313). . La faim est partout la compagne de l'hommequi: ne faite rien. Les dieux et les mortels s'indignent galement contre qui-conque vit sans rien faire... C'est par leurs, travaux que les- hommes sont richesen, troupeaux et en or ; rien qu'en travaillant ils deviennent mille fois plusehers aux immortels... ; richesse toujours est suivie de mrite et de gloire. L'oraison funbre prononce par Pricls, telle que Thucydide la reconstruit,se caractrise la fois par la proclamation d'un idal dmocratique et par lemot. d'ordre. Enrichissez-vous : Il n'est pas honteux personne d'avouerqu'il est pauvre ;. mais ne pas chasser la pauvret, voil qui est honteux. Lescitoyens, qui s'occupent des affaires de la> cit peuvent en mme temps veiller leurs propres affaires; et l ceux-l mme qui se livrent des mtiers, il; estdonn de ne pas rester trop ignorant des choses de la politique.

  • 10 CHARLES PARAIS

    L'quilibre d'un Pricls s'efforait d'tablir entre deux tendances contra-

    dictoires, tait trs instable parce que le mouvement gnral de l'conomie

    grecque et de la socit antique en gnral, conduisait de la production prdo-minante de valeurs d'usage la production prdominante ; de marchandises.

    Marx dans Le Capital (I, U, 5, Ed. Sociales, T. II, pp. 53-55) souligne que lescrivains de l'antiquit classique, au lieu de donner de l'importance la quan-tit et l la valeur d'change, s'en tiennent exclusivement la qualit et lavaleur d'usage. Engels, par contre, (FEUERBACH, Le matrialisme historique)caractrise le droit romain comme le premier droit mondial d'une socit pro-ductrice de marchandises. Il n'y a pas de contradiction entre la pense de Marxet celle d'Engels. La contradiction tait l'intrieur de la socit antique elle-

    mme, l la base de traits spcifiques du dveloppement de ses luttes declasses 3. Marx, en effet, se rfrait la premire tape d'un dveloppement,Engels l'tape finale. On possde l la clef non pas seulement du dveloppe-ment de l'conomie, mais du dveloppement de la socit tout entire, tousses niveaux.

    Les oppositions fondamentales de classes

    Il arrive que, pour combattre la clbre formule par laquelle s'ouvre leManifeste Communiste L'histoire de toute socit jusqu' nos jours n'a tque l'histoire de luttes de classes , on nie l'existence de classes sociales ausens moderne du terme dans les socits antiques. C'est limiter la notion histo-rique de classe une forme acheve et mme, pour ainsi dire, idale.

    Marx, tout le premier, dans l'Idologie allemande, distingue deux degrs :l'tat, un niveau moins dvelopp, et la classe, proprement dite, un niveaupleinement dvelopp. C'est ainsi que pour la bourgeoisie, il note qu'il se formad'abord des bourgeoisies locales, isoles les uneg des autres, mais qui avaientce caractre commun de s'opposer la socit fodale par leurs conditionsd'existence et par leur mode de travail ; puis lorsque s'tablirent les relationsentre les diffrentes villes, ces conditions communes se transformrent en con-ditions de classe. Il note aussi que la bourgeoisie qui ne s'tait transforme qu

    3. La contradiction inhrente la socit antique explique non seulement le dveloppementde cette socit, mais encore le dveloppement de l'historiographie la concernant. Un article deM. Edouarrl Will (Trois quarts de sicle de recherches sur l'conomie grecque antique, AnnalesE.S.C., janvier-mars 19154) est extraordinairement rvlateur cet gard. H note qu'un long dbat,non encore clos, bien que dj presque sculaire, oppose les partisans du modernisme de l'co-nomie grecque, depuis surtout Ed. Meyer, aux tenants d'un certain primitivisme qui avecK. Bcher enferme toute l'antiquit classique dans le cadre primaire de l'conomie domestique.Enfin tenant compte de ce qu'apportent l'une et l'autre cole, pour tracer un cadre trs gnral la recherche, il caractrise ainsi, selon ses propres termes, l'conomie grecque : d'un ct uuestructure politico-sociale introvertie de la cit, fonde jusqu'au bout sur une conomie essentielle-ment agricole et se contentant d'une production artisanale archaque pour la satisfaction de besoinsrestreints; de l'autre, croissance de la cit rendant le commerce extrieur ncessaire pour subveniraux besoins de la subsistance et secondairement (mais concurremment)^ ceux du fisc et dterminantchez une catgorie indispensable -d'individus une tendance l'extraversion cosmopolite antagonistede la tendance autarcique fondamentale.

    Un grand pas est fait ici vers une vue dialectique de l'histoire, donc vers une explicationsatisfaisante du chaos apparent des faits historiques. Mais n'est-il pas permis de regretter qu'unjargon faussement sociologique obscurcisse, faute du recours aux analyses et la terminologiescientifique du marxisme, ce qu'il y a de lucide, d'clairant dans la pense, le rle fondamental del'esclavage tant toutefois escamot?

  • LA LUTTE DE CLASSES DANS L'ANTIQUITE II

    peu peu d'tat en classe, s'est scinde de nouveau, avec les progrs de la divi-sion du travail, en diffrentes fractions, avant d'absorber finalement en elletoutes les classes possdantes qu'elle a trouves son tablissement dans lamesure o toute proprit existante s'est transforme en capital industriel oucommercial.

    Mais au long de ces tapes, c'est bien d'une mme formation sociale,d'une mme classe sociale qu'il s'agit. On ne peut comprendre la significationet la porte de la formule du Manifeste qu'en se plaant un mme degrd'abstraction.

    D'autre part, dans Misre de la Philosophie, MaTx distingue propos dela formation du proltariat, l'tape de la classe en soi et celle de la classe poursoi. Pour commencer, la domination du capital a cr la masse des ouvriersune situation commune et des intrts communs : cette masse tait dj uneclasse vis--vis du capital, mais pas encore pour elle-mme. Puis dans la luttepour le maintien du salaire cette masse s'est runie, s'est associe dans des coa-litions qui, de partielles sont devenues permanentes ; elle s'est constitue enclasse pour elle-mme. En face du capital toujours coalis, le maintien de leurassociation devient plus ncessaire pour les travailleurs que celui de leur salaire : Une fois arrive ce point-l, l'association prend un caractre politique.

    Pour l'analyse de la structure des classes dans les socits antiques, on nepourrait trouver de meilleur guide que les analyses o Marx a pu prciser, travers une tude thorique de la formation de la bourgeoisie et du proltariat,mais aussi grce sa pratique rvolutionnaire, comment se crent dans unesocit donne les antagonismes sociaux de base et quels sont les caractres cons-titutifs, peu peu dvelopps, des classes fondamentalement antagonistes :cohrence et cohsion, conscience collective et combativit. Il y a lieu, en effet,d'chapper une tendance non moins nfaste que celle qui conduit la nga-tion de l'existence de classes caractrises et d'antagonismes prolongs declasses : la tendance segmenter exagrment les socits antiques, mettresur le mme plan une srie de groupements sociaux d'importance et de dyna-misme trs diffrents, en les qualifiant arbitrairement de classes et. en estom-pant, pareillement ainsi, les antagonismes fondamentaux que les plus perspicacesdes historiens anciens ont parfaitement perus et mis en vidence.

    L'antagonisme hommes libres-esclaves

    L'opposition la plus profonde, celle qui a donn aux socits antiques leurcaractre spcifique par rapport aux socits mdivales et aux socits modernes,c'est l'opposition hommes libres-esclaves, ce qui ne signifie d'ailleurs pas quecette opposition a toujours t l'opposition principale. Elle ne l'est devenue quelorsque la production esclavagiste est devenue la production dominante. Mais,mme lorsqu'elle n'tait encore qu'une opposition secondaire, c'est en elle quese trouvait le germe des dveloppements ultrieurs, c'est en elle que reposaient,ds le dbut, l'origine et la clef de l'panouissement de la socit antique,comme c'est en elle qu'il faut chercher, au sein mme de l'panouissement,l'origine et la clef de la dcadence.

    Tout comme la notion de classe, la notion d'esclave ne doit pas tre limite un tat achev, mais embrasser tout un dveloppement historique qui con-duit de l'esclavage patriarcal aussi bien l'hilote Spartiate qu' l'esclave enferm

  • mCHARLES PAMAIS

    Rome dans Fergastule -. au COTSe ce dveloppement la dynamique des anta-gonismes 'sociaux a fait que, par la perte de la libert,

    la-dpendance l'gard

    d'un matre est devenue progressivement une dpendance illimite.

    Par suite de Femploi de pins en plus massif et de plus en plus intensif

    des esclaves, les matres ont t peu peu envahis, jusqu' en tre obsds,par la crainte -de ractions brutales ou sournoises chez ceux qu'ils exploitaienttoujours davantage -et cette crainte les a pousss renforcer, jusqu' la frocit,des mthodes de coercition et de terreur. Il suffit de se rappeler, entre autres,l'effroi de Cicron, pilier de l'humanisme antique, lorsqu'aux Jeux mgalsiensd'avril 3 Cloius lana dans le 'thtre, comme l'assaut, des bandes d'es-claves : Peut-on imaginer -une bont, -une souillure, une profanation, undsordre plus vidents, s'crie l'orateur... 'Jusqu'ici les esclaves s'cartaient deshommes libres la 'voix du hraut-; aux Jeux ils ont -cart d'eux les hommes

    libres, non par la voix mais coups de poings. (Discours sur la rponse esharuspices.)

    Thucydide (111, 40) explique que Chio avait un grand nombre d'esclaveset plus mme que toute autre cit, except Lacdmon : comme leur multitude

    pouvait tre redoutable, on chtiait leurs fautes avec une grande svrit. Lemme Thucydide -explique qu'aprs le dsastre de Pylos, les Spartiates n'taientpas fchs -d'avoir un prtexte de faire partir pour la Thrace sous la conduite deBrasidas un certain -nombre -d'hilotes, craignant de la part de ceux-ci quelquervolte -dans la triste conjoncture o se trouvait l'Etat : Toujours, ajoute-t-il,les premiers de leurs soins avaient eu pour objet de se tenir en garde contre leshiotes.

    Il y avait bien une solution qui tait de restreindre les risques en restrei-gnant les .possibilits de -coalitions. Dans les Lois de Platon, il tait expliquque te genre de bestiaux qu taient les esclaves, tait difficile mener0 surtoutdams les Etats o 'il en -existait un grand nombre parlant la mme langue.. C'estpourqwoi il tait recommand ou bien de n'avoir pas pour esclaves des hommesdu mme pays, ou bien

  • LA LUTTE DE CLASSES DANS L'ANTIQUITE 13

    intellectuel, se produit en premier lieu dans les couches sociales qui profitentde l'exploitation de l'homme par l'homme.

    C'est ce souci de se donner bonne conscience qu'on est port attribuerla tentative si spcieuse d'Aristote de classer les tres humains en deux espces,diffrentes de nature, d'un ct ceux qui ds le moment de leur naissance sontdestins commander, les hommes libres, de l'autre ceux qui sont destins

    obir, parce qu'ils n'ont pas la plnitude de la raison, parce qu'ils ne peuvent,gure tre employs que pour leurs forces corporelles et que, par consquent,il n'y a rien de meilleur pour eux que d'obir. Mais ce n'est pas seulement unebonne conscience que les classes privilgies veulent se donner ; leur systmed'ducation vise en plus dvelopper dans leur sein l'orgueil de classe. On nes'est pas suffisamment donn la peine de rechercher les lments d'une sortede folklore dont, a priori, l'existence est fort probable et qui ne pouvait man-

    quer la fois d'avertir les matres des dangers qu'ils couraient et de souligner.en mme temps que la bassesse des esclaves, la facilit relative de venir boutde leurs rvoltes. Des anecdotes rapportes par exemple par Nymphodore et parJustin ont tous les caractres de contes, de fables de ce genre.

    Nymphodore qui vivait du temps de Ptolme Philadelphe raconte (frag. 12)que des esclaves fugitifs dans l'le de Chio (on retrouve ici un cas typique djrencontr) s'tant groups sous les ordres d'un chef habile, avaient tenu euchec toutes les expditions diriges contre eux ; mais ce chef d'esclaves s'taitfait, contre de riches cadeaux, comme un policier auxiliaire pour contrler aubnfice des matres les fuites d'esclaves et empcher les pillages. Chez Justin(Hist. Philipp. IL Y, 1-7) ce n'est plus l'arme de la corruption, mais celle del'autorit qui est recommande. Les esclaves des Scythes avaient profit d'uneexpdition guerrire entreprise par leurs matres en Asie, pour s'armer et mmepouser les femmes des guerriers, fatigues de les attendre. Les Scythes, leurretour, eurent l'ide d'user non de leurs armes, mais de fouets et de verges quisont l'effroi des esclaves. Arrivs au contact, ils lvent soudain leurs fouets etfrappent d'une telle frayeuT ceux qu'ils n'avaient pu vaincre par le fer qu'ilsles vainquirent par la crainte du fouet et que ceux-ci prirent la fuite non enennemis battus, mais en esclaves fugitifs. Ailleurs (XVI, 5) l'exemple est donnde femmes libres qui avaient prfr la mort plutt que d'pouser les esclavesaffranchis par Clarque, devenu tyran d'Hracle du Pont en 362' avant notre re.Ailleurs encore (XVIII, 3), comme les esclaves s'taient rendus matres de laville de Tyr, ils en sont rduits choisir pour roi celui d'entre eux qui auraitle premier aperu le soleil levant : l'esclave qui l'emporte, avait prcdemmentsauv son vieux matre et avait eu l'ide, sur le conseil de celui-ci, de regardervers l'Occident les toits les plus levs de la ville. On dcouvrit que l'ide venaitdu matre et on comprit alors combien l'esprit des hommes libres l'emportesur celui des esclaves et que, si les esclaves avaient le dessus, ce n'tait pointpar leurs capacits, mais par leur mchancet .

    Certains, au moins, de ces contes difiants eurent la vie dure, tellementils satisfaisaient la vanit et le besoin de se rassurer des matres. Au dbut duVe sicle de notre re le pote Claudien se croit encore en situation de reprendrel'anecdote des esclaves scythes, lesquels par leur incapacit se comporter enhommes libres, auraient si opportunment donn Taison Aristote. Par desexpriences rcentes, nous avons appris valuer la nocivit d' histoires decette sorte ; nous savons combien elles sont rvlatrices d'attitudes d'agisse-ments de classe aussi froces que borns.

  • - CHARLES PARAIS14

    En regard il est assurment utilede souligner le manque d'homognit

    du groupe social des esclaves : parleur origine trs diversifie les esclaves d'un

    mme matre parlaient souvent des langues diffrentes, avaientdes mentalits

    diffrentes. Ce qui tait plus important encore, ils tenaient des placesfort dis-

    semblables dans le systme de production sociale : il y avait un abmeentre

    l'esclave qui, soumis une discipline impitoyable, peinaitdans les conditions

    les plus dures, sur les grands domaines la campagne, dans lesconditions les

    plus effroyables au fond des mines, et l'esclave qui taitl'homme de confiance

    du matre. Plus gnralement l'esclave qui tait employ la ville, dans la

    familia urbana, paraissait jouir d'un sort relativement enviable aux yeux del'esclave relgu aux champs. Ce manque d'homognit permettait aux malties

    d'utiliser au mieux de leurs intrts les mcanismes de l'affranchissement. Ils

    faisaient luire un espoir de libration qui, un peu comme les loteries des tempsmodernes, confirmait dans l'esprit de soumission les timors et les nafs. Mai

    l'affranchissement reprsentait une solution individuelle pour ceux qui, forthabiles ou dnus de tout scrupule ou les deux la fois, pouvaient tre dange-reux ; ils se laissaient ainsi non seulement neutraliser, mais utiliser contreleurs propres compagnons d'infortune, en tant que gardes chiourmes, ou biend'eux-mmes ils dployaient un zle extraordinaire au service du matre. Celui-cisouvent n'affranchissait son esclave que lorsqu'il avait vieilli et s'tait us ; la

    majorit des affranchis demeurait d'autre part dans une semi dpendance. Seulun petit nombre d'affranchis taient capables de se rendre pleinement indpen-dants et de russir faire fortune, parfois avec le plus grand clat.

    Cependant il faut se garder d'attribuer une importance excessive au manqued'homognit des esclaves antiques, aussi bien qu'aujourd'hui avec bien moinsde raison encore, au manque d'homognit de la classe ouvrire, La grandemajorit, au moins dans la priode de plein dveloppement du systme escla-vagiste, tait exploite au maximum, traite avec inhumanit et mpris, sou-mise une discipline sauvage. Elle avait par l mme des conditions semblablesd'existence et des intrts communs. Comment comprendre autrement que lalutte de classes que les esclaves menaient., se soit leve l'occasion au trs hautniveau de la rvolte arme ? Il y a seulement valuer, dans l'tude de cesluttes, le rle des facteurs, qui, tenant la composition du groupe social de*esclaves, limitrent ces rvoltes ou les affaiblirent : non extension des soulve-ments aux grands centres urbains ; combativit varie des rvolts., suivant qu'ilsprovenaient de peuples accoutums l'obissance comme ceux du proche-Orient ou de peuples barbares, etc..

    Ordinairement la lutte se bornait une rsistance passive ou demi passive,avec sabotage, au sein de la servitude et la fuite soit individuelle, soit pargroupes. Ces formes de lutte manquaient assurment de vigueur et d'ampleur,Elles n'en portrent pas moins la longue des coups srieux au fonctionnementde l'ensemble du systme. La rsistance passive et le sabotage, parfaitementdcrits et analyss par Columelle, furent une des causes du passage de la grandeexploitation esclavagiste au colonat. Les fuites d'esclaves eurent parfois de gravesconsquences immdiates, comme, lorsque, vers la fin de la guerre du Plopo-nse, 20.000 esclaves athniens dsertrent les mines du Laurium, ce qui entrana Athnes une pnurie d'argent pour le monnayage. Les dsertions d'esclaveschez l'ennemi en temps de guerre inquitaient tant les Romains que les traitsde paix posaient comme condition la restitution des dserteurs et des esclavesfugitifs. Plus gnralement .les esclaves fugitifs nourrissaient le banditisme et

  • LA LUTTE DE CLASSES DASS L'ASTIQUITE 15

    la piraterie, endmiques dans les socits antiques, une fois dpasse l'chellede la cit-tat.

    Ces traits ngatifs taient ds beaucoup plus aux structures sociales qu'la faiblesse de l'organisation intrieure ou une insuffisance de technique poli-tique. Trs gnants pour les activits productives et pour leur commerce, ils

    imposaient de lourdes charges aux Etats pour leur rpression ; finalement ilsdevinrent une des causes de l'impuissance de Rome rsister la pousse des Barbares , dans la seconde moiti du me sicle, puis lors de la dbcle finale.

    Quelle que ft enfin l'chelle des actions des esclaves dans leurs luttescontre leurs matres et pour leur libration, leur grande faiblesse est qu'ellesn'eurent jamais la possibilit de porter en avant et de proposer, non seulement leurs compagnons de misre mais toutes les autres victimes de la socitexistante, un idal vraiment rvolutionnaire, c'est--dire l'ide d'un bouleverse-ment social qui apporterait une solution d'ensemble, une solution autant de

    justice que de raison, dans l'intrt bien compris de la socit tout entire :on mesure par l la diffrence fondamentale qui spare la lutte de classes mene

    par les esclaves de la lutte de classes qui fut mene par la bourgeoisie montante l'intrieur de la socit fodale, comme de celle qui est mene aujourd'hui parle proltariat l'intrieur de la socit capitaliste.

    Cependant., la longue, avec une lenteur qui ne doit pas surprendre, unfront commun de lutte parvint se former entre les esclaves et les plus dfa-voriss des hommes libres, parvint mme obtenir des succs, toujours limitsil est vrai, par l'absence de perspective rvolutionnaire. Les vicissitudes et lestapes de cette formation ne peuvent tre comprises qu' la lumire du dve-loppement des luttes de classes entre riches et pauvres. Toutefois ds mainte-nant il est un point dont la mention s'impose, celui de la formation d'une ido-logie antiesclavagiste. Cette idologie n'a pu se constituer et se dvelopper eneffet qu' la suite de la rsistance des esclaves. Peut-on prtendre en effet qu'ilse soit jamais form de vritable mouvement d'ides contre l'esclavage imposaux animaux domestiques ? La diffrence de nature entre les hommes et lesanimaux domestiques se vrifie par le fait que les animaux ne ragissent nulle-ment contre la situation qui leur est impose. C'est par leur attitude de rsis-tance agissante et durable que les esclaves ont fait la preuve qu'il n'existaitpoint entre leurs matres et eux une. telle diffrence.

    Une histoire minutieuse et suivie de l'idologie antiesclavagiste devrait d'ail-leurs embrasser sa traduction en actes. Le sophiste Antiphon proclamait que,par nature, nous sommes tous et en tout identiques, qu'aucun de nous n'a tdistingu l'origine comme un barbare ou comme un grec. D'autre partJBi-ramne dans sa dfense devant les Trente soulignait qu'il s'tait toujo.urjriourncontre ceux qui prtendaient qu'il n'y aurait pas de vraie dmocratie avant queles esclaves ne participent au gouvernement de la cit (Xen. Hell. IL/3). Le pro-gramme tabli par Philippe pour la ligne panhellnique de CoHhthe en 337interdisait d'attenter au droit de proprit par l'affranchissement'en masse desesclaves, en quoi il s'opposait visiblement des programms? contraires. Alorsque le stocisme allait prendre corps, Agathocle, en Sicile, a31 fin du rv* sicle,-comprenait combien l'esclavagisme affaiblissait militairement un tat : il affran-chit tous les esclaves en tat de porter les armes, persuad, aux dires de Justin(XXII, IV, 5) qu'en galant la condition des uns et des autres il exciterait, entreeux une mutuelle mulation de courage. Le rle du stocisme, ici, n'a sansdoute pas t encore suffisamment explor, travers, entre autres, Blossius de

  • 16 CHARLES PARAIS

    Cumes. On a rcemment montr (P. Cretia, in Studii Clasice. III) qu'au del desponcifs de l'cole stocienne, Dion Chrysostome avait, dans une certaine mesure^dnonc l'absurdit conomique du systme esclavagiste o le possesseur d'es-claves tait accabl Se soucis par suite de la frquence des maladies de sesesclaves, de l'obligation de les surveiller troitement et de les plier une dis-

    cipline froce, enfin cause du danger continuel des vasions.

    L'antagonisme richea-pauvres

    Paralllement l'antagonisme matres-esclaves, mais en liaison troite aveclui, s'est dvelopp l'intrieur du groupe des hommes libres, comme antago-nisme fondamental, l'antagonisme riches-pauvres. Au cours de la dcomposi-tion de la socit primitive, les premiers dbuts de l'esclavage ont contribu l'apparition d'un antagonisme entre les riches et les pauvres : bien qu'alorsen effet l'esclavage ne jout pas un rle dterminant dans la production, il .ytenait une place non ngligeable, l'esclave mle gardant entre autres les trou-peaux et l'esclave femelle filant la laine.

    Cependant tant que le rle conomique de l'esclavage demeura secondaire,la contradiction riches-pauvres demeura, l'chelle de la socit tout entire, lacontradiction principale, cette rserve prs que le dveloppement de cette con-tradiction ne cessa d'tre marqu par le fait qu'il se droulait au sein d'unesocit dj et de plus en plus esclavagiste. Alors la forme fondamentale de larichesse tait la proprit de la terre et les grands propritaires fonciers dte-naient des privilges sociaux et politiques qui renforaient considrablement'leur domination conomique. L'opposition entre riches et pauvres se prsentaitsous la forme d'une opposition entre nobles et roturiers, eupatrides et hommesdu peuple, patriciens et plbiens.

    Avec l'panouissement du systme esclavagiste apparatra une nouvelle formede richesse, reposant essentiellement sur l'exploitation systmatique des esclaves,dans des entreprises commerciales, financires, agricoles ou industrielles. Alorsse formera une classe de nouveaux riches dont le type sera Rome le cheva-lier. Ainsi l'antagonisme entre riches et pauvres se compliquera d'un antago-nisme entre la forme ancienne et la forme nouvelle de la richesse. En mmetemps la contradiction matres-esclaves deviendra l'chelle de la socit toutentire la contradiction principale.

    Pour essayer de caractriser les formes de l'antagonisme riches-pauvres,il est donc prfrable de faire provisoirement abstraction de la complication

    '

    que reprsente l'apparition de la classe des entrepreneurs esclavagistes ; cetteapparition mrite un examen particulier qui devra faire entrer au coeur mmedes problmes.

    Un raccourci saisissant de la forme que l'antagonisme riches-pauvres rev-tait en Grce avant Solon (et le tableau de la Rome des premiers sicles de laRpublique n'est gure diffrent) figure au dbut de la Constitution d'Athnesd'Aristote : L'oligarchie d'alors tait une oligarchie absolue o les pauvrestaient les serfs des riches, eux, leurs enfants et leurs femmes... Ils cultivaientles champs des riches, en ne gardant pour eux que le sixime des fruits. Laterre tait tout entire entre les mains d'un petit nombre d'hommes et si lescultivateurs ne payaient pas leurs redevances, ils s'exposaient tre vendus,eux et leurs enfants : car les dbiteurs taient soumis a la contrainte par corps etil en fut ainsi jusqu' Solon... ; sous un tel rgime, le peuple souffrait surtout

  • LA LUTT DE CLASSES DASS L'ASTIQUITE 17

    et s'irritait de ne pas avoir sa part de la terre, mais il avait bien d'autres sujeisde mcontentement, car, vrai dire, il n'avait aucun droit. La lutte pour laterre o Marx voyait juste titre une clef, avec l'esclavage, de l'histoire int-rieure de Rome *, devait donc s'accompagner et s'accompagna, Athnes comme Rome, de la lutte pour l'galit politique : les deux luttes taient les deuxfaces d'un mme problme.

    L'aristocratie foncire dfendit pied pied ses privilges et il y a toujourslieu de se demander dans quelle mesure les concessions auxquelles elle futaccule, restrent des concessions apparentes. Sa grande force tait qu'elle cons-.tituait vritablement une classe. D'abord la conscience de classe qui lui donnaitbonne conscience, qui nourrissait aussi, chez elle, pour se dfendre ou pourattaquer, l'assurance et ta cruaut froide des btes fauves dans la jungle. Ellese jugeait d'une essence suprieure et, par suite, destine dominer, lgitime imposer sa domination. En fait sa richesse et ses loisirs lui assuraient -lespossibilits de dveloppement intellectuel qu'elle colorait de supriorit morale : Dans tout pays, lisons-nous dans la Constitution des Athniens, attribue Xnophon, les classes leves sont ennemies de la dmocratie. Car dans lesclasses leves on trouve, avec plus de drglement et d'injustice, un got pro-nonc pour le bien ; chez le peuple au contraire, force ignorance, turbulenceet dpravation, parce que la pauvret l'entrane bien plus des actes honteux,ainsi que le dfaut d'ducation et d'instruction, auquel le manque d'argent,condamne certains hommes. De son ct Aristote considrait l'activit manuellede l'artisan comme entranant une vritable dgradation ; il se demandait mme(Cicron n'ira pas jusque l) si l'activit du cultivateur n'tait pas pareillementune tare : Les citoyens ne doivent exercer ni les arts mcaniques, ni les pro-fessions mercantiles ; car ce genre de vie a quelque chose de vil et il est con-traire la vertu. Il ne faut mme pas, pour qu'ils soient vritablement citoyens,qu'ils se fassent laboureurs ; car ils ont besoin de loisir pour faire natre lavertu dans leur me et pour remplir les devoirs civils. (Politique, 1328 b).Certes, mais c'est pourquoi le vritable humanisme rclame pour tous leshommes le droit au loisir.

    L'aboutissement extrme, forcen, de pareilles dispositions d'esprit fut,par exemple, le serment que prtaient parfois les oligarques grecs et qu'Ari?-tote rapporte (Politique, 1310 a) : Je serai toujours ennemi du peuple et jeconseillerai ce que je saurai lui tre nuisible . Plus habituellement les richesne se faisaient pas faute d'utiliser les armes que leur situation conomique etsociale leur assurait. Ce furent pendant un temps, les armes proprement dites,la religion et le monopole du droit. L'accaparement de la capacit militaire finitpar disparatre, quand, du cavalier le rle dterminant la guerre fut pass aufantassin lourdement arm ; mais il en resta quelque chose grce l'entrane-ment que son genre de vie et son ducation facilitaient l'aristocrate. Lesaristocrates n'hsitaient recourir ni la violence, ni aux complots perfidementmachins, ni la ruse. Une fois de plus rien de mieux que de recourir l'obser-vateur si lucide que fut Aristote : Relativement aux assembles gnrales entrompe le peuple lorsque, tous les citoyens ayant le droit d'y assister, on n'imposeune amende qu'aux riches qui s'en exemptent, ou du moins on les soumet une amende plus forte. (Politique, 1297 a). Pareillement les lois donnaient

    4. L'histoire intrieure (de la rpublique romaine) se rsume tout simplement dans la lutteentre la petite et la grande proprit foncire, avec naturellement la modification spcifique due il'existence de l'esclavage Marx Engels, 8 mars 1855.

  • 18 CHARLES PARAIS

    bien tous les citoyens le droit d'avoir des armes ou de suivre les exercices du

    gymnase : mais il arrivait que, contrairement aux riches, les pauvres quin'avaient point d'armes ou qui se dispensaient des exercices du gymnase, ne se

    voyaient exposs aucune peine.Enfin, dans chaque cit, dans chaque tat, la position de l'aristocratie tait

    consolide par une solidarit internationale de classe dont les rflexes, en raisond'une conscience de classe plus aigu et de liaisons extrieures effectives, taient,sauf dans les priodes d'extrme tension, plus rapides et plus systmatiques queceux qui pouvaient se dclancher dans le camp oppos. L'aspect de guerre declasses l'chelle internationale qu'a pris au moins partiellement la guerre du

    Ploponnse, a t davantage soulign par les historiens que ce qui se retrouve deparallle dans la seconde guerre punique. Nous sommes moins renseigns surles effets de ce que Tite Live (24, 2, 8) appelle une sorte de maladie communeaux cits d'Italie, par laquelle la plbe se sparait des nobles,, le Snat favo-risant les Romains, la plbe tirant du ct des Carthaginois . Au moins deuxcas significatifs sont fournis par Plutarque dans sa vie de Marcellus : ce gnral,tant all au secours de Naples et de Noie, russit affermir les Napolitainsdans leur attachement pour Rome; mais il trouva Noie en dissension; leSnat ne parvenait pas y contenir le peuple qui voulait se dclarer pourAnnibal. Plus significatifs encore sont les agissements de Flamininus en Grcedans les annes 196-195 : il se prsente en librateur de la Grce ; mais quand, Sparte, Nabis prend la tte d'une vritable rvolution sociale, il runit Corinthe une assemble panhellnique qui il fait voter la guerre contre Nabis ;puis il l'attaque en force, tranant dans son arme de nombreux exils-migrsSpartiates.

    Lorsqu'Aristote oppose la classe des riches celle des pauvres, il est facilede lui objecter qu'il simplifie, qu'il schmatise. Il voyait fort bien la place quetenait, le rle que jouait, dans l'intervalle, la classe moyenne qu'il ne conoitd'ailleurs que compose de petits propritaires fonciers capables dans une largemesure de se suffire eux-mmes. Mais cette classe moyenne tait d'une grandefragilit sociale. En Grce avant Solon et Rome pendant les premiers temps dela rpublique elle se trouva mine par l'usure ; dans la suite elle fut ruine parles guerres. Elle pouvait se reconstituer dans une certaine mesure et par desvoies varies ; mais la tendance fondamentale de la socit antique, au seindes hommes libres, tait une polarisation vers les extrmes, un ple les riches, l'autre ple les pauvres.

    La voie sans doute principale de reconstitution d'une classe moyenne futla colonisation qui se prsente sous des formes diffrentes Athnes et Rome :mais ces diffrences ne sont que des diffrences de forme. Dans des socits ol'activit courante, o l'activit de base tait l'agriculture, il suffisait de trouverpour ceux qui avaient t dpossds par les riches ou que l'augmentation dela population rduisait la condition de proltaires, de nouvelles terres. Jus-qu'au ve sicle les Grecs les trouvrent par des moyens pacifiques ou demi paci-fiques chez des peuples retardataires. Les Romains durent les conqurir sur despeuples qui souvent avaient atteint un niveau au moins semblable au leur.

    La plbe Rome (comme dj le dmos dans l'Athnes du ve sicle) strouva ainsi partager avec l'aristocratie et avec la classe des entrepreneurs escla-vagistes les bnfices de l'imprialisme. Pricls, nous dit Plutarque, dchargeaainsi Athnes d'une populace oisive qui, faute d'occupation, excitait sans cessedes troubles ; il faisait, d'autre part, d'une pierre deux coups : il soulageaitla misre du peuple et contenait les allis par la erainte en installant chez

  • LA LUTTE DE CLASSES DASS L'ASTIQUITE 19

    eux comme autant de garnisons qui les empchaient de se porter des innova-tions. En Italie, en 315, Sora, dans la Yalle du Liris, tait passe aux Samnitesaprs avoir massacr les colons romains. Aprs la reprise de la ville, 2"25 habi-tants dsigns l'unanimit comme auteurs du massacre des colons furent con-duits Rome pour tre battus de verges et excuts la hache sur le forum, pour la plus grande joie de la plbe, intresse surtout la scurit de lamasse des citoyens qu'on envoyait de tous cts dans les colonies . Le butindes conqutes et les tributs imposs aux allis procuraient en mme temps, Athnes comme Rome, aux citoyens dmunis, des occasions de travail grceaux grands travaux qu'on pouvait ainsi financer ou de petits moyens d'existencegrce aux gnrosits qu'il tait ainsi possible de distribuer.

    Dans les cits antiques qui ne possdaient pas les moyens d'une politiqued'expansion par la violence ou qui les avait perdus, il restait aux pauvres unesolution individuelle la question sociale : s'engager comme soldat mercenaire.On aimerait possder une tude d'ensemble sur ce qu'a reprsent dans l'anti-quit, socialement, militairement et politiquement, le phnomne du merce-naire, aventurier et lment guerrier de choc. Entre autres une remarque d'Aris-tote (Politique, 1306) porte loin : Il peut arriver des rvolutions dans les oli-garchies, en temps de guerre comme en temps de paix : pendant la guerre parceque la dfiance qu'on a du peuple oblige employer des troupes mercenaires :alors celui qui l'on en confie le commandement, s'empare souvent de latyrannie... Quelquefois dans la crainte de pareils vnements, on donne quelquepart d'autorit la multitude dans la ncessit o l'on est de se servir dupeuple. Sans doute quelque aurole de lgende entoura-t-elle parfois la tte dumercenaire (il y eut des russites de mercenaires, individuelles ou collectives,Denys l'Ancien ou les Mamertins). Colonies, mercenaires, autant d'chappatoires la ncessit de la lutte de classes en vue d'une vritable libration.

    Certes les pauvres, les opprims surent mener l'occasion des luttes declasse, courageuses et pleine de dtermination (ainsi les scessions de la plbe Rome). Une grande cause de faiblesse pour leurs mouvements et pour leursactions fut cependant l'absence, comme chez les esclaves, d'une idologie pro-gressiste. Leur idal n'tait pas dans l'avenir, mais dans le pass : le partagedes terres et l'abolition des dettes, ces deux torches des rvolutionnaires pourenflammer la plbe contre les optimates (Tite Live, 32, 38, 9) . Le succs deces revendications n'aboutissait qu' rouvrir toujours le mme cycle : c'taittoujours tourner en rond. L'explication cette absence de perspective ouvertesur l'avenir est sans doute chercher dans la lenteur du dveloppement desforces productives : on n'prouvait pas le sentiment que l'histoire avanait, pou-vait, allait avancer de plus en plus vite.

    Dans ces conditions quels moments du dveloppement des grandes civilisa-tions antiques, Athnes et Rome, la combativit des pauvres se manifesta-t-elle avec le plus d'intensit, de suite et de rsultats ? Dans les deux grandespriodes o leur situation ne cessant d'empirer, il ne leur restait d'autres possi-bilits qu'une rsignation totale ou la lutte. La premire de ces priodes strouve tre en effet celle o la domination peu prs sans limites de l'aristo-cratie aboutissait un asservissement toujours plus tendu de la masse dupeuple, avant Solon Athnes et avant l'abolition de la servitude pour dettes, Rome en 326 ; les luttes populaires furent alors appuyes par la classe mon-tante des entrepreneurs esclavagistes qui avaient besoin de conqurir l'galitpolitique. Le rsultat en fut l'tablissement d'un rgime vritablement esclava-giste dont les profits les plus substantiels allrent la classe des nouveaux

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    riches mais aussi celle des anciens riches. La classe des pauvres en recueillait

    toutefois des avantages non ngligeables d'o une attnuation provisoire desluttes de classe. En mme temps les esclaves taient utiliss, comme des pionssur un chiquier, par les classes dominantes dans leurs luttes intestines ou dansdes circonstances extrieures critiques.

    La seconde priode fut celle du dclin gnral de l'conomie et de la socittout entire. Alors la condition des pauvres se rapprocha de plus en plus decelle des esclaves et la communaut de destin entrana peu peu et plus oumoins partiellement une communaut de lutte, plus dans le dsespoir que dans

    l'espoir, mais avec des consquences ingales dans la Grce et Rome. En

    Grce, pour le malheur historique du peuple grec dans sa continuit traverstes rgimes politiques successifs, il n'y eut pas d'aboutissement : de l'extrieurun gendarme mettait le hol, Philippe d'abord, les Romains ensuite. Mais dansla Rome du Bas-Empire, la classe dominante ne disposait l'extrieur d'aucunsecours. Bien au contraire. Tandis que l'Etat esclavagiste tait min de l'int-rieur par une srie d'antagonismes sociaux, le coup de grce lui fut donn parl'assaut des peuples barbares y>qu'il n'avait su regarder que comme un rser-voir de mercenaires et d'esclaves. On ne peut pas dire que jusqu'ici les historiensoccidentaux aient accord une attention suffisante l'examen de cet lment

    capital qu'a t, dans l'histoire de l'antiquit classique, l'volution des rapportsentre l'antagonisme hommes libres-esclaves et l'antagonisme riches-pauvres.

    La formation des rapports proprement esclavagistes

    Le passage d'une organisation encore gentilice une conomie et unesocit proprement esclavagistes a t l'

  • LA LUTTE ME CLASSES DASS L'ASTIQUITE 21

    n'a -sans doute pas tant pour origine l'lvation morale -que la crainte de voirla prdominance conomique et par -suite politique passer une nouvelle formede richesse

    -capable de se dvelopper, grce la spculation, avec une rapiditstupfi-arte. Le dynamisme des hommes nouveaux, celui d'un Clon, commecelui de Benys l'Ancien ou d'Agathocle, leur esprit d'entreprise, leur nergie,leur absence de scrupules les rendaient redoutables dans le combat contre l'an-cienne aristocratie, par quoi s'explique qu'ils aient t pareillement caricaturset -calomnis par les hommes politiques et les crivains .anciens de l'autre -bord.Mais ils taient si bien ports par le mouvement de l'histoire que leur menta-lit arrivait dteindre sur la vieille mentalit aristocratique. L'quittion etl'levage des chevaux taient des occupations nobles entre toutes. Or dans sontrait De l'quittion, Xnophon .explique que si un homme .sait bien acheterles cheAaux, les lever supporter la fatigue, les manier avec dextrit dansles exercices militaires, il n'existe pas d'obstacles ce qu'il les vende d'un prixbien plus .lev qu'il ne les a pays et qu'il leur cre une renomme. Dans unesocit donne l'volution des classes sociales ne se fait pas d'une faon prd-termine et comme paralllement l'une l'autre, mais en action iet ractioncontinuelle de l'une sur l'autre.

    Te mme le processus du passage de l'organisation gentilice la socitproprement esclavagiste, ,si son contenu qui est destruction de l'ancien ordrede choses et

    .cration, consolidation d'un nouvel tordre de choses, iest rncessai-rement toujours le mme, la forme qu'il prend -est non moins ncessairementvariable et ce sont ces variations de forme

  • 22 CHARLES PARAIS

    sifie que lentement, de l'galit politique, mais d'une galit plus thorique

    que relle. Les patriciens ne consentent de concessions que fragmentaires,avec

    des arrire-penses et un rythme qui sera long s'acclrer. Elle le fait sous

    Ja pression continue de la plbe et encore dans quellemesure les conqutes

    de la plbe .n'ont-elles pas t facilites par la ncessit pour la classe domi-

    nante de sauvegarder un minimum de cohsion sociale pour soutenir des guerres peu prs ininterrompues ?

    Entre 494 et 470 scession de la plbe qui obtient enfin d'lire des

    tribuns. 445 les mariages entre patriciens et plbiens deviennent licites. 367 accs de la plbe au consulat. 326 abolition de la servitude pour dettes. 321 dsormais un des deux consuls doit tre plbien. 300 les plbiens accdent aux grands sacerdoces.Les activits de la plbe, comme celles des patriciens restent essentielle-

    ment rurales et la structure sociale de l'Etat ne se trouve pas modifie. La nou-velle noblesse plbienne vient s'intgrer dans l'ancienne noblesse patriciennequi se trouve moins altre que renforce par cet largissement. Les luttes pourl'galit politique n'ont profit en fait qu' une petite minorit de plbiens,et la masse, due de ce ct, perd de sa combativit, d'autant que le Snat

    l'apaise par la cration de colonies. Tite Live (X, 6) nous dvoile ce qui secache derrire une formule simplifie comme a Les plbiens en 300 accdentaux grands sacerdoces : A Rome la plbe tait tranquille, comme soulagegrce l'installation d'un grand nombre de citoyens, dans les colonies... Cepen-dant la discorde fut jete entre les principaux citoyens, patriciens et plbiens,par les tribuns de la plbe, Quintus et Cnaeus Ogulnius, qui entreprirent uneaction propre enflammer non le bas peuple, mais les ttes mmes de la plbe,les consulaires et les triomphateurs plbiens, aux honneurs de qui il ne man-,quait rien que les sacerdoces . La premire phase en effet s'achevait ; appa-raissaient les premiers indices de la monte d'hommes nouveaux peu disposs se fondre purement et simplement dans une noblesse composite, mais o lanoblesse patricienne continuait donner le ton. Un grave accrochage entrepatriciens et hommes nouveaux eut lieu en 314 et c'est sans doute cette situationpolitique qui, autant que des motifs conomiques, fut l'origine des manoeuvrespolitiques d'Appius Claudius partir de 312, manoeuvres par o s'amorce larefonte des structures de la socit dans un sens esclavagiste.

    La second phase qui s'ouvre ainsi au dbut du iu sicle voit se dvelop-per rapidement et s'affirmer, d'abord conomiquement, puis politiquement, lacouche la plus entreprenante et la plus riche de la plbe, celle des manieursd'argent, des ngociants, des entrepreneurs industriels et des agriculteurs pro-duisant pour le march, tous utilisant essentiellement une main-d'oeuvre escla-

    vagiste. A la base de l'ascension conomique de cette couche d'hommes d'affairesse trouve un dveloppement industriel et commercial qui en quelques dcadescomble le retard existant, autour de la date de 269 o les premires monnaiesd'argent sont frappes Rome. L're des grands travaux publics s'est ouverteavec la construction de la via Appia partir de 312, comme avec la constructiondes premiers aqueducs, indices de l'extension de Rome et des besoins individuelsdes citoyens. Il faut mentionner galement la pntration multiplie desinfluences hellniques qui donnent un coup de fouet au dveloppement intel-

  • LA LUTT DE CLASSES DSS L'ASTIQUITE 23

    lectuel et technique (240 la premire tragdie de Livius Andronicus qui avaitt rduit en esclavage la prise de la ville grecque de Tarente).

    Mais, fait capital, le dveloppement conomique est li la guerre, lafois nourri par elle et la nourrissant. Du dbut du me sicle au dbut de la

    premire guerre punique on a assist un bond en avant de la puissance mili-taire de Rome et une foudroyante extension des conqutes (en 300 le territoirecontrl par Rome s'tendait sur 8.000 km 2, en 264 sur 25.000). L'ascensiondes hommes d'affaires et des entrepreneurs esclavagistes, leur enrichissementacclr et l'influence grandissante qu'ils exercent dans la vie publique, onten grande partie leur origine dans les prparatifs guerriers et dans les bn-fices des conqutes : armements, commercialisation du butin, utilisation dansla production des vaincus rduits en masse en esclavage.

    Cette couche d'hommes nouveaux qui se transforme en classe, va jouerun rle dcisif tant dans le dclanchement de la premire guerre punique quedans l'issue favorable de cette guerre. L'alliance avec les Mamertins, ces mer-cenaires italiotes qui s'taient empars de Messine par trahison, ne fut pas due,comme le voulait Mommsen, une sorte d'inspiration nationaliste : En tra-versant la mer, crit cet historien, on rompait avec la politique purement ita-lique et continentale ; on renonait au systme par lequel les pres avaientfond la grandeur de Rome... C'tait un de ces moments o le calcul est endfaut et o la foi en une toile, en l'toile de la patrie, peut seule donner lecourage de saisir la main qui montre le chemin au milieu des toiles de l'ave-nir . Une explication religieuse ne vaudrait pas plus que" la logomachie decette explication nationaliste. La dcision fut prise travers des oppositions declasses, fort bien mises en lumire par Polybe : Le Snat dlibra longtempssans parvenir prendre une dcision... Mais la plbe (entendons : les ttes de laplbe, ceux qui formeront l'ordre des chevaliers), ruins par les guerres pr-cdentes, prte saisir n'importe quelle occasion de rparer ses pertes, pousseen outre et par l'intrt public et par les avantages considrables que les pr-teurs promettaient chaque particulier, tait favorable l'expdition .

    De mme la cration d'une flotte de guerre, grce quoi Rome put finale-ment l'emporter, ne fut rendue possible que par les capacits financires ettechniques, par l'esprit d'initiative et le sens du risque des entrepreneurs escla-vagistes.

    L'antagonisme noblesse-hommes nouveaux atteignit un de ses points cul-minants au dbut de Ja seconde guerre punique o, bien loin que se ralistune sorte d'union sacre, se dchana une lutte de classe particulirementsignificative. Fabius Maximus, dont Plutarque met en avant Ja grandeur d'meet la gravit des moeurs, jouissait en ralit de la faveur du Snat parce qu'ilincarnait les tendances conservatrices de l'assemble. En face de lui Caius Fla-minius, Je vaincu du lac Trasimne, prsente tous les traits de l'homme nou-veau, le dynamisme, l'audace, le rationalisme d'une classe en pleine ascen-sion. Pendant son premier consulat en 223 il avait suivi la fois une politiquede grands travaux et une politique de conqutes, dans la plaine du P, malgr le Snat. Il avait appuy la loi qui, exploitant astucieusement les pr-jugs aristocratiques, avait rserv aux entrepreneurs d'origine plbienne lesbnfices du ngoce et du transport des marchandises : cette loi interdisait tout snateur et tout fils de snateur d'utiliser des navires de plus de 300amphores, tonnage jug suffisant pour le transport des rcoltes d'un domaine

  • 24 CHARLES: PARAIS

    valeur d!usage., En- 217 il s'tait mis de. nouveau en campagne, malgr) lesmanoeuvres du. Snat qui prtextait que le& auspices taient dfavorables* maisporteur, des, espoirs des trafiquants. :, IL avait inspir, la foule une telle con-fiance,, note Polybe (III, 82), qu'il; avait avec lui, moimg, d'hommes arms quede non combattants, qui le suivaient pour ramasser les dpouilles, des vaincus,munis seulement de, chanes, d'entraves, et de tout un attirail de-, ce. ge.nre .La malveillance du portrait que trace de lui Tite-Live, (XXII,, 3) se laisses facile-ment dchiffrer ; Flaminius ne craignait ni. la. majest des lis ni celle, duSnat, ni mme celle des dieux.... ; on voyait bien, que, sans consulter ni dieux,ni. hommes, il agirait toujours avec fiert, et. prcipitation

    Le cas de Terentius; Varron; est peut-tre plus typique encore. Il taitd'une naissance non pas, humble, mais ignoble, explique Tite-Live,, Son preavait t, dit-on, boucher et dtaillait en personne sa marchandise . Un nou-veau iiche indiscutable. En 217 les patriciens s'opposrent de toutes leurs forces son lection au. consulat. Le, discours qu'un tribun; de la plbe pronona,pour le soutenir, est extraordinairement rvlateur des conditions et de la signi-fication des luttes de classe l'poque. Il affirma que les Romains, n'obtien-draient pas la fin de. la guerre avant d'avoir nomm consul un vrai plbien,c'est--dire un homme nouveau : car les plbiens qui taient parvenus lanoblesse, s'taient mis mpriser la plbe, depuis qu'ils avaient, cess d'trempriss par les patriciens. Varron fut lu consul et la. tradition historique luireproche d'tre responsable du dsastre de Cannes. Il, faut tenir compte, danscette acccusation, des partis-pris politiques : car Varron fut dans la suite chargd'importants commandements militaires et d'importantes, missions diploma-tiques.

    Comment ces hommes nouveaux parvenaient-ils triompher ainsi de l'opporsition rsolue de la noblesse ? Leur puissance conomique et financire qu'ilsavaient acquise par des moyens parfois trs discutables, avaient mis l'Etat enpartie sous leur coupe. En 215, Je prteur Fulvius, press par les difficultsfinancires causes par l guerre, exhorta les particuliers dont les adjudicationsavaient accru la fortune, faire crdit l'Etat, en particulier pour la fourni-ture de vtements et de vivres destins l'arme d'Espagne.

    Trois socits financires rpondirent l'appel ; mais elles profitrent descirconstances pour asseoir plus solidement encore leur puissance conomique :elles obtinrent l'exemption du service militaire pour leurs membres et la garan-tie par l'Etat des risques maritimes rsultant des attaques de l'ennemi ou destemptes. Un scandale qui clata en 212 rvla que les publicains, exploitantla garantie donne par l'Etat,- dclaraient des naufrages inexistants ou orga-nisaient des naufrages fictifs avec de vieux bateaux chargs de cargaisons sansvaleur. Il faut ajouter que l'anne prcdente le Snat s'tait refus poursuivred'autres fraudes dans la crainte de mcontenter l'ordre des publicains.

    L'histoire grecque, l'histoire romaine sont marques tout moment, secaractrisent; tout moment par l'existence d'antagonismes sociaux et de luttesde classes qui n'ont pas dtermin seulement le cours de l'histoire politique.Toute la physionomie des civilisations a t modele la fois par le contenu deces antagonismes et par la forme qu'ils ont prise.

    A Athnes la rapidit et la vigueur du dveloppement conomique et socialau vie sicle ne se sont-elles pas traduites dans l'clat et dans la vigueur dudveloppement intellectuel et artistique, avec des retards plus ou moins grands,mais qui ne pouvaient pas ne pas tre ? Drutre part le fait que l bataille a

  • LA LUTTE DE CLASSES DASS L'ASTIQUITE 25

    t mene avec dcision, conjointement par la couche des hommes nouveauxet par la masse dti peuple a permis celle-ci de Jouir aussi des fruits de la

    victoire, a permis l'tablissement d'un degr assez lev de dmocratie l'int-rieur de la communaut des hommes libres. Mais en mme temps tait freinela constitution de grandes exploitations agricoles de type esclavagiste, taitcontrecarr le plein dveloppement du systme esclavagiste.

    A Rome la lenteur d'un dveloppement conomique et social qui se tranait,n'a-t-elle pas sa rpercussion dans la grisaille de la vie intellectuelle et de lavie artistique ? Mais si le passage des structures nettement esclavagistes a tpendant longtemps plus hsitant, il a t.pouss plus loin Par suite de l'exis-tence de grands domaines fonciers o l'exploitation esclavagiste s'est tendue la production agricole. Tandis qu'Athnes 3iJa pas connu de vraies rvoltesd'esclaves, Rome, une iois la transformation conomique et sociale acquise,les rvoltes d'esclaves ont commenc ;se multiplier, ds 517, puis en 199, en196, en 185. En 185, en Apule, environ 7.O0O esclaves taient excuts aucours d'ine apression brutale et ort iinstruotive.

    N.D.L.R. , L'tude ci-dessus de Charles Pamin a -t labore sous l'gidedu Centre d'Etudes et de Recherches marxistes (CE.RM.), ^occasion de. ladeuxime semaine de la pense marxiste.

    On sait que le thme central des rencontres et des discussions organisespendant cette semaine fut : Marxisme et classes sociales. Pour ce qui la concer-nait, la section d'histoire du CE.R.M., en dehors de la sance publique consa-cre : Bourgeoisie et classe ouvrire devant Hitler, omit dcid de faire porterl'tude sur trois priodes dtermines -,- l'Antiquit classique. La priode detransition du fodalisme au capitalisme. L'poque des rvolutions bourgeoises.

    Le rapport de Charles Parmn sur l'Antiquit classique, -prpar et distribulongtemps l'avance eux invits marxistes et non-marxistes, avait, ds avantla date du 1D janvier prvue pour la discussion, suscit d'intressantes contri-butions. Quant la confrontation elle-mme, prside par J.-P. Vernant, ellefut fconde et passionnante.

    L'ensemble des contributions sera publi en un volume, qui paratra pro-chainement aux EDITIONS SOCIALES,SOUSle titre : Importance et limite des luttesde classes dans l'Antiquit classique. Outre l'tude de Charles Parain et l'intro-duction au dbat qui est de J.-P. Vernant, on y trouvera des textes de J.-P. Bris-son, Professeur la facult des Lettres de Poitiers ; J. C. Dumont, Agrg del'Universit ; M. Dliiez ; Yvon Garlan, Assistant la Sorbonne; Dr R. Gun-ther, Professeur l'Universit Karl Marx de Leipzig ; Mr Pierre Lvque, Pro-fesseur la Facult des Lettrs de Besanon ; Mr G. Lemarchand, Agrg del'Universit ; Mr Maillet, Professeur la Facult de Droit et des Sciences Eco-nomique^ ; Claude Moss, Professeur la Facult des .Lettres de Clermont-Ferrand ; Mr Ren Martin, Agrg de l'Universit ; Mr Magalhas de Vilhena,Docteur esr.lettres,; Professeur Irmsher,, Professeur l'Acadmie de Berlin;Mme Welskopf, Professeur l'Universit :Humboldt de Berlin.

  • UN DEMI SICLE D'UTOPIEDE ROBERT OWEN ET CHARLES FOURIER

    A WILLIAM MORRIS

    par A.-L. MORTON

    L'article suivant a t spcialement crit pour les lecteursde La Pense par le grand historien marxiste de Grande-Bre-tagne, A.-L. Morton, dont l'ouvrage The English Utopia (1952)connat une juste notorit. Cet article est, si l'on veut, unarticle de circonstance puisqu'il se trouve accompagner la publi-cation en France aux Editions Sociales, dans la collection desClassiques du Peuple, de Textes Choisis de Robert Owen pr-cds d'une trs belle introduction d'A.-L. Morton (la traduc-tion tant de Paul Meier). L'tude qu'on va lire a pour butde situer ces textes de l'illustre socialiste anglais dans laperspective historique de l'utopisme au xixa sicle.

    A.-L. Morton a t l'un des pionniers de la brillante coledes historiens marxistes de Grande-Bretagne, et sa People'sHistory of England (1938) a connu de multiples rditions. Ilest galement l'auteur (en collaboration avec G. Tate) d'uneimportante tude sur le mouvement ouvrier britannique (TheBritish Labour Movement, 1Q56) qui fait autorit. Il a enfincrit un curieux essai sur les sources de William Blake (TheEverlasting Gospel, 1958) qui constitue peut-tre le plus pn-trant effort d'lucidation du grand pote prophtique \

    U xixe sicle, l'utopie sortit des cabinets d'tude pour descendredans la rue et sur la place publique : ce qui avait t rveriede philosophe devenait quelque chose que les hommes avaientl'espoir de raliser dans la pratique et presque immdiatement.Sir Thomas More, pre de tous les utopistes, avait bauch unerpublique base sur la justice et la proprit commune, maisil avait conclu avec tristesse que, compte tenu des ralits, il

    s'agissait l d'un souhait plus que d'une esprance. Dans une priode ult-rieure, sous l'impulsion de la Rvolution anglaise, Hartiib et Harrington avaientdress les plans d'une Angleterre moins idale que celle du rve de More, quisemblaient demeurer dans les limites du possible ; et Winstanley, partant

    1. Tous ces ouvrages ont t publis Londres par la maison Lawrence and Wishart.

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    la tte de son petit groupe de dpossds pour cultiver Bn commun le maigresol de St George'e Hill, avait cru que le moment tait proche o la terre pour-rait devenir un trsor commun comme elle l'tait l'origine .

    Mais peine ces espoirs avaient-ils pris forme qu'ils s'tiolrent, et, entout cas, ne dpassrent pas les rivages d'un seul pays situ en bordure dumonde civilis. La Rvolution anglaise du xvn' sicle n'tait aprs tout qu'unvnement local dans un pays d'importance encore secondaire. Beaucoup de

    lemps s'coula avant que son immense signification historique fut comprise,et cette comprhension ne commena apparatre qu'avec les Rvolutionsd'Amrique et de France. La Rvolution franaise surtout, survenant dans unpays qui tait au xvin" sicle le centre du monde, eut une tout autre porte.La France donnait depuis longtemps le ton de la vie culturelle et intellec-tuelle. Quand un Frdric de Prusse ou une Catherine de Russie voulaientorner leur cour de potes ou de philosophes, ils les achetaient en France, etle plus mdiocre des principicules allemands estimait qu'il se devait de construireun palais aussi semblable Versailles que ses ressources le lui permettaient.Quand la France remua, toute l'Europe fut secoue et les hommes eurent lesentiment qu'une nouvelle poque commenait.

    Ce n'tait pas tout. Au cours du sicle et demi qui s'tait coul entreles deux Rvolutions, le capitalisme et les rapports de production capitalistesavaient fait d'immenses progrs grce au tribut des Indes orientales et occi-dentales et grce la main-d'oeuvre noire d'Afrique. En Grande-Bretagne unproltariat avait dj fait son apparition et ailleurs, il tait en voie de forma-tion. A ce stade suprieur de la socit, la Rvolution impliquait un degr djplus lev de participation populaire et veillait des espoirs bien plus vastes.

    Les mots d'ordre taient galement diffrents. La Rvolution anglaise s'taitdroule dans une large mesure derrire un rideau religieux et les hommes decette poque-l, quelle que ft la dtermination avec laquelle ils combattaientpour des buts terrestres, considraient encore la vie comme une prparation l'ternit. Mais maintenant la rvolution avait les deux pieds sur terre etne reconnaissait d'autre ternit que celle de la raison humaine. Comme EngelsFcrit dans l'Anti-Duhring :

    Les philosophes franais du xvin 6 sicle, eux qui prpa-raient la Rvolution, en appelaient la raison comme jugeunique de tout ce qui existait. On devait instituer un Etatrationnel, une socit rationnelle ; tout ce qui contredisaitla raison ternelle devait tre limin sans piti. Nous avonsvu galement que cette raison ternelle n'tait en ralit riend'autre que l'entendement idalis du citoyen de la classemoyenne, dont son volution faisait justement alors un bour-geois. Or, lorsque la Rvolution franaise eut ralis cettesocit de raison et cet Etat de raison, les nouvelles institu-tions, si rationnelles qu'elles fussent par rapport aux condi-tions antrieures, n'apparurent pas du tout comme absolumentraisonnables. L'Etat de raison avait fait compltement faillite...La paix ternelle qui avait t promise s'tait convertie en uneguerre de conqutes sans fin. La socit de raison n'avait pasconnu un sort meilleur. L'opposition des riches et des pauvres,au lieu de se rsoudre dans le bien-tre gnral, avait t

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    aggraves par l'Mminatk des privilges corporatifs- et; autresqm la palMaien*, e* paF celte- dtes- tablisseramfe de blenfai-sanca de* l'Eglise? qui Fadoucissaea-t... L'essw de* l'industrieSUE uooeebase- caspifialistes rigea a- pa-uwet- et la misre desmasse, ouvrires- en eoaditioBS de vie cte

  • .Vit DEMI-SIECLE D'UTOPI