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HISTOIRE CRITIQUE ET DOXOGRAPHIE. POUR UNE HISTOIRE DE L'HISTORIOGRAPHIE DE LA PHILOSOPHIE Author(s): André Laks Source: Les Études philosophiques, No. 4, La philosophie et ses histoires (Octobre Décembre 1999), pp. 465-477 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20849296 . Accessed: 03/06/2014 10:37 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Les Études philosophiques. http://www.jstor.org This content downloaded from 37.191.0.62 on Tue, 3 Jun 2014 10:37:25 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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HISTOIRE CRITIQUE ET DOXOGRAPHIE. POUR UNE HISTOIRE DE L'HISTORIOGRAPHIE DE LAPHILOSOPHIEAuthor(s): André LaksSource: Les Études philosophiques, No. 4, La philosophie et ses histoires (Octobre Décembre1999), pp. 465-477Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/20849296 .

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HISTOIRE CRITIQUE ET DOXOGRAPHIE. POUR UNE HISTOIRE DE L'HISTORIOGRAPHIE

DE LA PHILOSOPHIE

II n'a pas fallu attendre la modernite, ni meme la pre-modernite, pour que l'objectivite et l'impartialite soient reclamees en histoire - mieux: pour que Thistoire se reclame d'elles. Mais il lui revint de decouvrir que Tceil, dont cette objectivite s'etait d'abord autorisee, impliquait aussi le perspectivisme qui la menacait1. Avec l'essor, en particulier a partir du XVIir siecle, de la methode connue sous le nom d'historico-critique, Thistoire se donna les

moyens de ses anciennes ambitions. Car cette methode, en conferant aux

procedures de controle et de selection des documents, definies selon des criteres precis, et domines dans leur evolution meme, le statut d'une disci

pline, montra, avec une evidence proprement aveuglante, comment le temoin pouvait etre teste, Tceil maitrise. La philologie est devenue le para

digme de la nouvelle science historique en restituant aux documents trans mis leur dimension d'objets devenus, tant au niveau de la materialite du texte (avec la critique textuelle) que des contenus (dont l'hermeneutique avait en principe plutot la charge, meme si la reference est gommee de sa

designation officielle)2. L'incroyable puissance et puissance de conviction de la methode vient de ce que, dans cette retroversion du temps, ou de ce a

quoi le temps a donne lieu, elle produit d'incontestables verites. L'ironie de cette historisation est qu'elle ne pouvait, en vertu de sa logique profonde, que rencontrer le probleme sa propre ocularite. Le theoricien principal en

fut Chladenius qui, au milieu du XVIIF siecle, distinguait entre la partialite, qui manipule les sources, et le point de vue, qui les respecte. Cette proble matique, dont R. Koselleck remarque a juste titre qu'? elle n'a jusqu'a ce

jour pas ete remisee?3, devait etre redoublee, et comme emportee par l'acceleration du temps historique qui imposa son rythme et ses exigences propres a la problematique emergente du point de vue en histoire, notam

1. La problematique est nouee par R. Koselleck, Point de vue, perspective et tempora lite. Contribution a Pappropriation historiographique de Phistoire, dans Le futurpasse. Contri bution a la semantique des temps historiques, Paris, 1990, p. 161-187. L'original (Standortbindung und

Zeitlichkeit. Ein Beitrag %ur historiographischen Erschliessung dergeschichtlichen Welt) date de 1977. 2. Cela pour des raisons essentielles dans lesquelles je ne peux entrer ici. Sur Pmtrication

entre critique et hermeneutique, voir les textes de F. et A. W. Schlegel, Schleiermacher, Ast, Bernhardi et Dilthey, reunis par D. Thouard dans Critique et hermeneutique dans le premier roman

tisme allemand, Lille, 1996. 3. Koselleck, p. 169.

Les Etudes phihsophiques, n? 4/1999

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466 Andre Laks

ment en transformant la pluralite d'histoires (die Geschichten) offertes a

1'exemplification en une unique Histoire (die Geschichte), l'histoire universelle, par rapport a laquelle il convenait de s'orienter1.

Le developpement de rhistoriographie de la philosophic represente, dans le maelstrom qui preside a la naissance de rhistoriographie moderne, un sec teur particulier, plutot retardataire, et qui semble aussi avoir ete assez peu etu die. II se joue a la croisee de la constitution de la methode historico-critique et

d'une philosophic de l'Histoire qui representera, pour un certain temps, le

point de vue particulier de la philosophic sur l'histoire. On comprend que

l'Antiquite ait eu un role particulier a jouer dans ce developpement: elle est, a

l'age des revolutions, l'epoque par excellence revolue; mais elle releve aussi, en tant qu'antique, de la competence de la methode historico-critique. Celle-ci avait la de quoi s'exercer specifiquement a son propos. L'Occident a herite, essentiellement transmis par des manuscrits medievaux, d'une partie des ceuvres originales

- tout Platon, une bonne partie d'Aristote et de ses com mentateurs. Mais nous n'avons plus acces au reste que sous une forme au mieux partielle, le plus souvent fragmentee, et surtout par l'intermediaire de

?temoignages ?, resumes, paraphrases, polemiques, renseignements en tout

genre - toute une litterature que Ton peut designer, en prenant le terme dans

un sens un peu large, a l'aide d'un neologisme issu de rhistoriographie de la

philosophic ancienne et promis a un large succes, celui de ? doxographie ?(lit teralement, consignation des opinions)2. II y a plus. Meme quand elles traitent d'auteurs dont les corpus sont directement transmis, les historiographies pre critiques dependent tres largement, pour la structure de leur expose comme

pour leur contenu, d'ecrits doxographiques (notamment de la bio-doxo

graphie representee par les Vies et opinions des philosophes illustres de Diogene Laerce). II aura d'abord fallu non seulement evaluer la documentation, s'agis sant des textes dont ne nous ne possedons plus les originaux ou l'integralite,

mais aussi revenir aux textes eux-memes, quand on les possedait. II est facile de sous-estimer la difficulte de l'entreprise, tant la pratique s'etait imposee.

Mais il n'est pas sans importance de souligner que la responsabilite de la philo sophic en tant que telle est engagee dans le developpement et l'emprise du

genre doxographique -

qui survit aisement a son historisation critique. Car en

depit du stigmate dont elle est souvent marquee - on oppose volontiers le tra

vail de la pensee a la ? simple doxographie? - la doxographie est une forme

essentielle a l'activite philosophique, qui, dans l'oeuvre des predecesseurs, cherche avant tout l'expression d'une position dialectiquement assignable3.

1. Koselleck,p. 173. 2. ?Doxographe?, puis ?doxographie?, sont employes pour la premiere fois par

H. Diels, respectivement en 1879 (dans ses Doxographi Graeci) et en 1893 (voir J. Mansfield et D. Runia, Aetiana. The Method and Intellectual Context of a Doxqgrapher, Leyde, 1997, p. 101, n. 110).

3. La relation entre dialectique et doxographie est au centre du livre de Mansfeld/Runia cite dans la note precedente. Le texte clef, a cet egard, est dans les Topiques d'Aristote, I, 14, 105 h, 12-17.

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Histoire critique et doxographie 467

II n'est done pas etonnant que la fondation de l'historiographie moderne de la philosophic soit liee a la philosophic ancienne. La figure d'E. Zeller, auteur d'une Philosophie des Grecs dans son developpement historique, dont la pre miere edition remonte a 1844-1852 et qui continue de faire autoriti, est ici determinante1. L'importante recension des travaux historiographiques parus au cours du precedent demi-siecle dans le domaine de la philosophie grecque qu'il donne en 1843 aux Jahrbiicher der Gegenwart, comme en intro duction a sa propre histoire, vise a montrer comment Pessor de Fhistorio

graphie de la philosophie depuis Kant est marque par la recherche d'un dif ficile equilibre entre esprit critique et philosophie de Fhistoire2.

La question de Fhistoriographie de la philosophie, indissociable de celle de Fhistoriographie tout court, est largement restee celle d'un tel equilibre. On pourrait (il faudrait) multiplier les exemples. Je n'en prends qu'un, dont la signification tient a l'importance des acteurs pour le debat philosophique posterieur. Quand Yorck ecrit a Dilthey, dans sa lettre du 2 fevrier 1896, que ? seule la philosophie de Fhistoire est Fhistoire comme science ? (Philosophie der Geschichte allein ist Geschichte als Wissenschaft), il s'agit manifestement pour lui de revendiquer, pour une philosophie de Fhistoire contre laquelle l'histo

riographie de la philosophie s'etait progressivement construite - et dont Zeller represente Faboutissement - le statut de ? science ? que celle-ci s'etait

entre-temps appropriee: ? Seule la philosophie de Fhistoire est Fhistoire comme science. Tout le

materiau historique doit etre explore par une recherche empirique et amene au plus degre de certitude, e'est-a-dire a la plus grande vraisemblance pos sible. Cet ontique historique doit etre anime par l'approche vivante de

Finterprete (dies historisch Ontische ist durch die lebendige Hinbewegung des Auf

fasenden %u beleben)... L'analyse psychologique ajoutee, et comme entrelacee, confere la dignite de science. Le materiau d'abord ontique doit etre

apprehende de maniere purement empirique. Mais la qualite historique se

manifeste aussitot comme lui appartenant (seine geschichtliche Qualitdt wirkt als

ffugehorig), des que le seuil archival, critico-diplomatique est franchi. La saisie du materiau se produit, par rapport au caractere ontique du materiau, a priori. Mais ce n'est pas une apriorite abstraite. L'appropriation est,

simultanement, exteriorisation et amplification (Die Aneignung ist

%ugleich erweiternde Entdusserung). Un plus haut proces d'historisation de Fhomme. ?3

1. Diephilosophie der Griechen in ihrergeschichtlichen Entwicklung, Leipzig, lre ed., 1844-1852.

Mises a jour, sous forme de complements, par W. Nesde et R. Lortzing (1919-1923), et

R. Mondolfo (dans la version italienne, 1932). 2. Die Geschichte der alten Philosophie in den letzverflossenen 50 Jahren, repris dans :

Kleine Schriften, ed. O. Leuze, vol. 1, Berlin, 1910, p. 1-85. 3. Structurellement, la distinction des deux niveaux est classique. On comparera, par

exemple, la formulation de Humboldt dans La tdche de i'historien (1820), trad, franc. LQle,

1985, p. 17 s. Mais c'est Yorck, comme on sait, que Heidegger cite dans Etre et Temps, notam

ment au ? 77.

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468 Andre Laks

Le passage, en depit - ou en raison - de son caractere injonctif, laisse

ouverte la nature du rapport entre la ? vraisemblance ? que produit la critique et la ? scientificite ? que confere son ? animation ? (en l'occurrence ? psycho logique?, mais ce n'est pas cette determination qui m'interesse ici). Aussi bien Yorck assume-t-il deux niveaux de verite : la critique n'est pas le tout de

l'historisation, mais l'historisation superieure prend le relai d'une critique dont le travail est simplement presuppose. De fait, la remarque de Yorck est

dirigee contre une conception unilaterale, resumee dans la derniere phrase de

l'autopresentation que Dilthey avait donnee de son propre systeme pour un

ouvrage encyclopedique, et dont il avait soumis le manuscrit a Yorck: ? La

philosophic de l'histoire est impossible.? Dans la version imprimee, Dilthey, tenant de toute evidence compte de la critique, corrigera:? Une philosophic de l'histoire separee est impossible. ?* Les positions restent cependant diffe rentes. Alors que Yorck suggere la necessite, pour toute historiographie, non seulement d'une psychologic, mais d'une philosophic de l'histoire (ce pour quoi il demande a Dilthey la suppression, non la simple modification de la

phrase litigieuse), Dithey ne concede que la possibility d'une philosophic de l'histoire dont il est implique qu'elle devra se tenir sous le controle d'une autre instance, qui ne peut etre que ? scientifique ?.

II est interessant de comparer, a celle de Dilthey et de Yorck, qui sont

plus des theoriciens de rhistoriographie que des historiographes, la position de Zeller lui-meme, qui construit sa propre histoire de la philosophic grecque avec Hegel et contre lui. Aux yeux de Zeller, le merite incomparable de Hegel est d'avoir pour la premiere fois pleinement formule le principe fondamental du ?developpement organique? des systemes de la philo sophic2. Mais, parce qu'il se situe dans le cadre d'unephilosophie de l'histoire, il a neglige l'histoire, et ce en deux sens. D'abord, sans tomber dans les nai vetes d'un Schelling, Hegel sous-estime suffisamment les vertus de la cri

tique pour commettre de pures et simples erreurs (quand, par exemple, il

ignore la part, dans la presentation du Pythagorisme, de ce qui releve du

neo-pythagorisme, ou il fait un usage inadequat d'un traite doxographique)3. Ensuite et surtout, il a le tort de considerer que, selon ses propres termes, ?la succession des systemes de la philosophie dans l'histoire est la meme

que la succession dans la derivation logique des determinations conceptuel

1. Voir F. Uberweg, Grundrisse der Geschichte der Philosophie, vol. 3/2, 8e, ? 31, p. 279. Sous le titre Ubersicht meines Systems, les Gesammelte Schriften de Dilthey, vol. VIII, p. 176 s. (trad, franc, dans W. D., CEuvres 7, Paris, 1992, p. 23-32), editent des esquisses preparatoires; le

manuscrit que lisait Yorck n'y figure pas (mais il est mentionne dans les annotations, p. 264). Je dois le materiau a G. Scholtz, Philosophiegeschichte und Geschichtsphilosophie : Braniss und Dilthey, in J. Krakowski et G. Scholtz (ed.), Dilthey und Yorck. Philosophie und Geisteswissen

schajten im Zeichen von Geschichtlichkeit und Historismus, Cracovie, 1996, p. 192. 2. Pleinement, parce que Schelling et Schleiermacher le font partiellement. Ils sont vic

times des limitations propres a chacun de leurs systemes: inclination mystique pour Tun, concentration trop exclusive sur rindividualite pour Tautre. Voir E. Zeller, Kl. Sch., I, p. 25 et 30 s.

3. En Toccurrence, le De Melisso Xenophane et Gorgia, p. 63.

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Histoire critique et doxographie 469

les de l'idee ?. Hegel succombe a la confusion du logique, et plus generale ment du systematique, avec rhistorique, ou encore de Ten soi et du pour nous. Tout l'interet de la denonciation zellerienne de l'hegelianisme est

cependant que, tout en revendiquant l'independance de l'historiographie, Zeller entend maintenir un lien fort avec celui-ci: l'histoire de la philo sophic, si elle n'a pas a voir ?immediatement avec l'idee comme telle ?, s'y interesse neanmoins mediatement, dans la mesure ou elle traite de ?la for

mation de l'esprit humain pour l'idee ?. Elle est, subjectivement, guidee par elle1. Autrement dit, l'historiographie est une discipline autonome, mais rela tivement. Zeller aurait pu dire, dans les termes de Dilthey:? Une histoire de la philosophic separee est impossible.?II est vrai que, au fur et a mesure que le travail progressait, Zeller semble renoncer au principe, deja tenu, d'une ? orientation subjective ? de l'historiographie philosophique par l'idee philo sophique2. On peut se demander si cette autonomisation n'etait pas la seule voie ouverte, sinon a rhistoriographie philosophique en tant que telle, du moins a la seule historiographie qui pouvait sortir du modele hegelien

- une

historiographie de type encyclopedique. Les positions de Zeller, Dilthey et Yorck sont representatives de l'insta

bilite creee par la coexistence de deux legitimites differentes, donnant lieu a des formes de compromis dont la logique reste a explorer. Mais l'existence meme de cette instability explique les radicalisations philosophiques aux

quelles elle a donne lieu3. Nietzsche est ici la figure emblematique, symboliquement d'autant plus

forte qu'il avait embrasse le metier de philologue. La seconde des Considera tions inactuelles (? De Putilite et desavantage de l'histoire pour la vie ?) entend

recuser, au nom de la vie, les pretentions d'une histoire ? scientifique ?

guidee - dans l'image que Nietzsche en donne -

par un ideal d'equite et

d'objectivite, et dont il deteste les representants humains plus encore que ses produits : ? Nur soweit die Historie dem Leben dient, wollen wir ihr dienen. ? La.

vie, de son cote, est differenciee, a l'image des besoins vitaux. L'histoire

comptera autant de formes legitimes, en l'occurrence trois. A la vie active et ambitieuse correspond l'histoire ? monumentale ?, qui se donne pour objet ce que le passe eut de grand, et qu'on peut eriger en modele. II s'agit de por ter ses regards sur la ? cime d'un de ces moments depuis longtemps revo

1. Cf. Wie soli man die Geschichte der Philosophie schreiben ? Eine Entgegnung auf Herrn Dr. Wirth, Kl. Schr., I, p. 90: ? Die Geschichte der Philosophie hat eine zum System entwickelte philosophische Ansicht nur zur subjektiven Voraussetzung, ist nicht unmittelbar diese selbst?.

2. Sur cette evolution, voir G. Scholtz, Das Griechentum im Spatidealismus. Zur Dars

tellung der griechischen Philosophie bei den Schulern Hegels und Schleiermachers (1979), in Ethik und Hermeneutik. Schleiermachers Grundlegung der Geisteswissenschaften, Francfort/Main, 1995, 310; L. Steindler, Les principes d'E. Zeller concernant l'histoire de la philosophie,

Revue de metaphysique et de morale, 1992, p. 401-416. 3. II faudrait aussi se pencher sur les radicalisations historiennes, dont un representant

actuel est Y. Lafrance (cf. ?Pour une histoire non philosophique de la philosophie?, in G. Boss (ed.), La philosophie et son histoire, Zurich, 1994, p. 47-79).

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lus ? qui ? demeure vivante, lumineuse et haute ?1. Le besoin de veneration,

qui porte a la culture des memoires locales - que ce soit au niveau indivi

duel, municipal ou national ? est pris en charge par l'histoire ? antiquaire ?,

qui maintient la continuite d'une tradition. La souffrance enfin, qui cherche la delivrance, s'alimente a l'histoire critique, qui juge et condamne pour faire table rase - une forme d'histoire sur laquelle Nietzsche s'etend moins que les deux autres2. Ces trois formes d'histoire vivante sont potentiellement rivales, mais Nietzsche ne s'interesse pas a leur possibles relations. Ce qui lui

importe est qu'elles ont toutes en commun de tourner le dos a l'objectivite :

l'histoire monumentale, a la recherche de similitudes, met l'accent sur une

identite que le cours des choses ignore (a moins d'admettre un eternel

retour): elle nous trompe au moyen d'un jeu d'analogies3. L'histoire anti

quaire fait tout autant? souffrir le passe ?4, en se maintenant dans une proxi mite qui inhibe toute evaluation differenciee. Et c'est revaluation meme qui fait de l'histoire critique une histoire inique.

Le concept de vie auquel se refere Nietzsche est problematique. Tout en differenciant et done pluralisant, Nietzsche impose a un terme malleable des contraintes drastiques : la vie est cette ? force obscure, propulsive, insatia blement avide d'elle-meme ?, dont le ? verdict est toujours injuste, car il ne

jaillit jamais de la source pure de la connaissance ?5. Mais rien n'empeche de

preter a la ? vie ? des contours tout a la fois moins vitalistes, et plus plausi bles. Non seulement le vecu phenomenologique, mais aussi l'action axiolo

giquement orientee pourront prendre le relai de la ? force ? nietzcheenne sans fondamentalement changer la structure de sa critique a l'egard de

l'objectivite scientifique. La logique nietzscheenne allait dans le sens, sinon d'une elimination, du

moins d'une metamorphose de la philologie, avec l'instauration d'un rapport au passe libere de l'hypotheque scientifique :? On croit que c'est la fin de la phi lologie ; et moi je crois qu'elle n'a pas encore commence. ?6 Wilamowitz, par lant au nom de la science historico-critique, ne s'y est pas trompe, quand il

denongait, a la parution de la Naissance de la tragedie,?la philologie de l'avenir ?

(?Zukunfiphilologie !?f. Les heritiers de Nietzsche cultiverent, a cet egard, le

realisme, en gratifiant les sciences historiques d'une legitimation que Ton peut qualifier de ? destinale ? (par opposition a la legitimation critique tentee par

1. Section 2, p. 225. Je cite d'apres la traduction de G. Bianquis, Paris, Aubier (collec tion bilingue), 1964, que je modifie parfois. Bien que Nietzsche ne fasse pas ressortir ce lien dans le cadre de son essai, Pinteret qu'il voue alors aux Presocratiques releve de toute evi dence de cette premiere forme d'histoire.

2. Voir section 3, p. 247 s. 3. Section 2, p. 231. 4. Section 3, p. 243. 5. Section 3, p. 247. 6. Werke, 1Y/1, 3 [70], p. 110. Pour les ambivalences de Nietzsche, voir H. Wismann,

Nietzsche et la philologie, in Nietzsche aujourd'hui, vol. 2, Paris, 1973, p. 325-344. 7. Le dossier est accessible en francos dans Querelle autour de la Naissance de la tragedie

(Ecrits et lettres de F. Nietzsche, F. Ritschl, E. Rohde, U. v. Wilamowitz-Mollendorff, R. et C. Wagner), Paris, 1995.

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Histoire critique et doxographie 471

Dilthey). C'est sous ce chef que l'on trouverait evidemment Heidegger, dont la

denonciation, dans Uepoque des conceptions du monde (1938), de 1'activisme lie a

l'organisation programmee de la recherche scientifique (ou Betriebsamkeit) est d'emblee temperee par Y ? historialite ? du Betrieb lui-meme : comme la tech

nique, les sciences historiques sont un destin1. Sans doute plus impression nante, dans la mesure ou elle emane d'un representant eminent de la science

historique, est la vision developpee par Max Weber une vingtaine d'annees

auparavant. Dans Wissenschaft als Beruf (connu en fran$ais sous le titre moins

parlant deLe Savant et/ePoIitique), la scientifisation de l'histoire apparait comme

Tun des effets d'un processus de rationalisation imputable, selon la these de 1905, a ?l'esprit du protestantisme ?. On ne s'etonnera pas de voir resurgir, dans la description ironique et caricaturale (mais jusqu'a quel point l'est-elle ?) que Weber donne de la pratique philologique

- pour un certain temps encore le

representant paradigmatique de la science historique - les affres de la cons

cience puritaine :? De nos jours, l'ceuvre vraiment definitive et importante est

toujours une ceuvre de specialiste. Par consequent, quiconque est incapable de se mettre pour ainsi dire des oeilleres et de s'elever a la conviction que le destin de son ame depend de la justesse de telle conjecture, et precisement de celle-ci, a tel endroit de tel manuscrit, ferait mieux de tout bonnement s'abstenir du tra vail scientifique. Jamais il ne ressentira en lui-meme ce que l'on peut appeler Pexperience vecue (Erlebnis) de la science. Sans cette singuliere ivresse dont se

moquent tous ceux qui restent etrangers a la science, sans cette passion, sans cette certitude que "des milliers d'annees devaient s'ecouler avant que tu n'aies vu la vie et d'autre milliers d'annees attendent en silence" de savoir si tu es

capable de fake cette conjecture la, tu ne possederas jamais la vocation du savant et tu ferais mieux de t'engager dans une autre voie. Car rien n'a de valeur

pour l'homme en tant qu'homme, qu'il ne peut faire avec passion. ?2 Sans doute entrevoit-on, chez Nietzsche et Weber eux-memes (sinon

chez Heidegger), les voies d'une articulation plus sereine entre la science et la vie. La Seconde inactuelle contient de quoi redimer l'histoire scientifique, quand Nietzsche accorde, a la marge pour ainsi dire, que la grande histoire est toujours dependante d'une autre plus obscure : ceux dont la tache est de ? charrier les materiaux de l'histoire, de les entasser et de les trier ?, et dont

Nietzsche dit qu'il faut se garder de les mepriser, parce qu'ils sont ?les ouvriers et les manoeuvres indispensables au maitre d'oeuvre ?, qui sont-ils, sinon les professionnels de la science historico-critique3 ? Et tout comme la

1. Chemins qui ne menent nullepart, Paris, 1962, p. 87 s. (complement 2). Selon une stra

tegic eprouvee, le terme de Betrieb est declare n'avoir ? aucun sens depreciateur ?.

2. Le savant et le politique (1919), p. 81 s. de la trad, franc. J- Freund et a/., coll.

?10/18 ? (legerement modifiee). Cf. Nietzsche, ?Was hat die griechischische Partikellehre mit dem Sinn des Lebens zu tun ? ?, Notizen zu Wir philologen, Werke,JM/\, [3] 63, p. 108.

3. Section 6, p. 303. Pour un eloge du tacheron, voir R. Brague, Elargir le passe, appro fondir le present, Le Debat, 72, 1992, p. 30 s. Mais chez Nietzsche Pargument prend facile

ment des accents differents. Voir Werke, IV/1, 3 [63], p. 108 :? Quand il n'y a pas de direction, la plus grosse partie de ce travail de fourmi est simplement depourvu de sens et superflu.?

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472 Andre Laks

revendication d'une histoire vitalement valorisee au detriment de la science

(le renversement du fiat veritas, pereat vita) se double chez Nietzsche d'une concession presque honteuse a l'utilite de l'histoire scientifique, la neutralite

axiologique des sciences, chez Weber, concede que le travail scientifique de l'historien non seulement peut, mais doit necessairement entretenir un cer

tain ? rapport aux valeurs ? (a la vie), en raison de la nature meme de son

objet. Concession problematique chez Weber lui-meme, dans la mesure ou

il entend maintenir une frontiere etanche entre la charge axiologique de

Tobjet traite et le jugement de l'historien qui en traite1, mais, pour cette rai son meme, symptomatique des limites de la radicalisation.

De ce point de vue, il est frappant de constater que les philosophies dites hermeneutiques n'ont cesse de se rapprocher, apres Heidegger, des contraintes imposees par les hermeneutiques speciales, historiques et litte

raires, avec lesquelles, destin ou pas, elles avaient quand meme pretendu rompre2. Plus generalement, la synthese de l'engagement vital et du respect des imperatifs de la specialisation, reputee impossible par Nietzsche (et par

Weber), a largement cesse d'etre un probleme. L'histoire, tout en proliferant en objets axiologiquement pertinents

- un moment enregistre par O. Mar

quard, quand il definit le substitut de l'histoire universelle qu'est une histoire desormais ?multiverselle? comme ?la forme scientifique de la poly mythie ?3 - est d'autant mieux en mesure de revendiquer sa scientificite que les sciences non historiques elles-memes se sont entre-temps reconnues

constructrices et interpretatives4. Les conditions d'une pacification semblent done reunies. S'agissant, non

d'histoire en general, mais d'histoire de la philosophic, la position deve

loppee par R. Rorty dans une contribution intitulee ? The historiography of

philosophy: four genres ? est a cet egard significative5. Tout en manifestant un certain faible pour une forme d'histoire appelee Geistesgeschichte (en alle mand dans le texte anglais), et qui recouvre en fait l'histoire monumentale de Nietzsche (we need mountain peaks to look up towards), Rorty defend la legiti mite de trois autres genres d'histoires de la philosophic ; la ? reconstruction rationnelle ?, qui, moyennant un anachronisme assume, permet l'actualisa

1. Sur le caractere pour le moins inconfortable de la position de Weber sur ce point, voir S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux, p. 104 s.

2. L'oeuvre de H. G. Gadamer, en depit de la polarite a l'enseigne de laquelle elle se

place {Verite etmethode: ou la verite est maintenant du cote de la vie, et la methode du cote des sciences historiques), en donnerait de nombreux exemples, ainsi que, plus resolument, celle de P. Ricceur. Un des projets de Temps et Recit est de ? mettre en convergence une notion

purement phenomenologique [a savoir le "materiau historial-mondain" que sont "les restes du passe"] avec les procedures historiographiques, que Ton peut toutes ramener a Tacte de suivre ou de remonter la trace ? (vol. Ill, Paris 1985, p. 179; cf. 114-119, 324 s.).

3. O. Marquard, Universalgeschichte vs Multiversalgeschichte (1982), in Apologie des

Zufdlligen, Stuttgart, 1986, p. 71. 4. Pour une theorie generalisee de P ?interpretativite ?, voir, par exemple, H. Lenk,

Interpretationskonstrukte. ZurKritik der interpretatorischen Vernunft, Franc fort, 1993. 5. Dans Philosophy in History (edite par R. Rorty, J. B. Schneewind, Q. Skinner, Cam

bridge, 1984), p. 49-75.

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Histoire critique et doxographie 473

tion de debats, la ? reconstruction historique ?, indispensable si nous devons reconnaitre ? qu'il y eut d'autres formes de vie intellectuelles que la notre ?; et T ? histoire intellectuelle ? qui, relevant d'un genre ? beaucoup plus riche et diffus ? que les trois autres, offre une description ? de ce que les intellec tuels furent en mesure d'accomplir a tel moment, et de leur interaction avec le reste de la societe))1. Pour une telle typologie

- ou la reconstruction

rationnelle, sous ses especes d'abord analytiques, s'est fonctionnellement substituee a une philosophic de l'histoire definite - la question de la scienti ficite de l'histoire a aussi cesse d'etre cruciale: loin d'etre un genre a part entiere, la pratique scientifique est, au choix, trans- ou infra-generique, informant implicitement non seulement la reconstruction historique et l'his toire intellectuelle (cela va de soi), mais aussi la reconstruction rationnelle, ou il s'agit d'abord de reecrire l'histoire en denongant les erreurs du passe a

la lumiere d'un savoir plus elabore, ou d'un point de vue different. II n'est

pas jusqu'a la Geistgeschichte, dont les representants voient se cotoyer, en une liste a dessein heteroclite (on pourrait aussi la dire multiverselle), Hegel,

Heidegger, Reichenbach, Foucault, Blumenberg et Maclntyre2, qui ne puisse, bien qu'elle ne le doive evidemment pas, invoquer la science et les sciences,

qui jouissent, au minimum, d'une legitimite paratactique. S'il reste, chez

Rorty, une mauvaise histoire, ce n'est pas l'histoire scientifique, mais, a cote des quatre reconnus, un cinquieme genre quant a lui illegitime: la ? doxo

graphie ?. Dans l'emploi que Rorty fait de ce mot, il recouvre celles des his toires de la discipline qui, tenant la philosophic pour un ? genre naturel?, se

donne pour tache d'enregistrer, toujours sur la longue duree (? de Thales a

Wittgenstein, par exemple?), la serie de reponses variees que les philoso phes auraient donnees a une serie de questions toujours identiques

- les ? grands problemes de la philosophic ?3. Une certaine idee de la philosophia perennis, identifiee comme le moteur ultime de la doxographie, s'est ainsi substituee a Fepouvantail de 1'objectivite nietzscheenne.

La typologie proposee par Rorty n'est sans doute pas parfaite : on pour rait se demander, par exemple, s'il existe une difference essentielle entre la

Geistesgechichte, pourvoyeuse de canons (les ? sommets ?), et la reconstruction

rationnelle, surtout si Ton admet que toute rationalite n'est pas analytique :

les deux approches ont en commun de privilegier de grands penseurs (car on ne regarde d'abord ou entreprend de reconstruire rationnellement que ce

qui persiste a compter)4, et d'avoir pour critere de selection un horizon d'actualisation determine; on pourrait encore, a propos du genre, repute

illegitime, de la doxographie, se demander ce qui empecherait qu'une his toire de la philosophic qui irait? de Thales a Wittgenstein ? fut une histoire

1. Les citations se trouvent respectivement aux p. 73, 51, et 68. 2. P. 56. 3. Les citations a la p. 63 et 65. 4. Sur ce caractere ?selectif? propre a la reconstruction rationnelle, cf. M. Frede,

Doxographie, historiographie philosophique et historiographie historique de la philosophic, Revue de metaphysique et de morale, 1992, p. 324.

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474 Andre Laks

de la diversite des problemes, plutot qu'une histoire des reponses apportees a des problemes reputes identiques1.

La question la plus importante est celle de la relation des genres, et singu lierement des deux perspectives reputees reconstructives, la reconstruction rationnelle (en un sens large) et la reconstruction historique. La position de

Rorty semble a cet egard nuancee. D'un cote, contre la tendance repandue a

dresser Fun contre Fautre les deux epouvantails de F ? antiquarisme ? de Fhistoire desengagee (dans un sens qui n'est pas celui que Nietzsche donnait a Fhistoire antiquaire) et de F ? anachronisme ? du regard purement philoso phique sur le passe, il est simplement recommande aux points de vue de coexister: ?II n'y a rien de mal a laisser nos propres vues philosophiques dieter les termes dans lesquels nous decrivons les morts. Mais il y a des rai sons pour aussi [souligne par Fauteur] les decrire dans d'autres termes, les leurs propres. ?2 ? Aucun mal?, car ce n'est pas les trahir (loin de la) que de se laisser guider, du moment qu'on ne pretend pas restituer. ? Aussi?, car la trahison commence a partir du moment ou la distance entre utilisation et restitution est abolie. La position, qui prend acte d'une differentiation,

parait raisonnable. Mais Rorty note aussi que ?tout livre d'histoire de la phi losophic sera un mixte de ces trois genres ? (a savoir, de reconstruction

rationnelle, de reconstruction historique et de Geistgeschichte) ?quitte a ce

qu'une tendance predomine (comme ce sera generalement le cas) ?3. L'exis tence d'une telle interference suggere que les formes distinguees par Rorty sont moins des ? genres ? a proprement parler que des ideaux types ou des idees regulatrices.

Dans un article lui aussi consacre a distinguer differents genres d'histo

riographie de la philosophic : ? Doxographie, historiographie philosophique et historiographie historique de la philosophic ?, M. Frede suggere l'exis

tence, entre reconstruction rationnelle et reconstruction historique, d'une certaine dissymetrie, dans la mesure ou la premiere ?presupposerait? Fautre : ? Les philosophes rejettent Fetude de Fhistoire ou preferent Fabor der du point de vue du doxographe ou de l'historien philosophique. Mais ils devraient se rendre compte du fait que meme le travail doxographique ou

Fhistoriographie philosophique, s'ils doivent etre pratiques de maniere res

ponsable, presupposent le travail de Fhistoriographie historique. Car e'est seulement Fhistoriographie historique qui peut determiner avec toute Fexac titude possible la position dans son contexte historique et les raisons pour lesquelles elle fut avancee. ?4

La fragilite d'une telle conception ressort de Finterpretation, aussi origi nale que feconde, que M. Frede a lui-meme donnee de la reconstruction

1. Pour une autre classification, mais qui touche moins mon propos ici, voir P. Mache

rey, Entre la philosophie et rhistoire : l'histoire de la philosophic, in Laphilosophie etson histoire

(voir supra, p. 469, n. 3), p. 11-45. 2. P. 50. 3. P. 68. 4. M. Frede, art. cite, p. 324.

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Histoire critique et doxographie 475

rationnelle comme forme particuliere de ?doxographie?. Partant de la

doxographie de l'Antiquite tardive - Diogene Laerce essentielle

ment ? M. Frede y decele l'expression d'une double conviction. La premiere est que les positions du passe restent actuelles dans le contexte de la discus sion contemporaine (moyennant, le cas echeant, un certain de gre d'actuali

sation). La seconde est que nulle position philosophique n'est en fin de

compte question d'arguments ou de demonstration, mais plutot le fruit d'un choix de vie1. La reconstruction rationnelle differerait de la doxographie ancienne en ce qu'elle suppose une conception essentiellement argumenta tive de la philosophie. Mais elle la rejoindrait dans sa demarche actualisa

trice, justifiant que Ton puisse en parler comme d'une ?doxographie moderne ?? sans rapport, bien evidemment, avec la forme de doxographie que Rorty attaque au nom de l'argument nietzscheen de la fausse objecti vity2. Or dans la mesure meme ou une doxographie a l'actualisation, sinon

pour essence, du moins pour tendance, on voit mal comment elle ? presup poserait? la reconstruction historique. De fait, une reconstruction ration

nelle, qui par definition fait le depart entre ce qui, d'une philosophie, est mort et ce qui est vivant, se distingue precisement de la reconstruction his

torique en ce qu'elle cesse, a un moment qui peut venir plus ou moins tard dans le processus reconstructif, mais intervient necessairement (et generale ment plus tot que plus tard), d'etre liee par la logique de sa demarche. On

peut meme dire que toute reconstruction rationnelle recherche ce point de

rupture. Mais si l'idee de presupposition est trop forte pour decrire la relation

entre reconstruction rationnelle et reconstruction historique, cette relation ne saurait non plus etre de nature simplement paratactique, si du moins l'identite de la reference doit etre garantie. De quoi une reconstruction rationnelle serait-elle sinon reconstructive ? On touche ici a une question peu etudiee, qui est celle de l'usage du nom propre en philosophie (elle est effleuree par Rorty, quand il distingue le philosophe en tant qu'auteur d'un

ceuvre, au masculin, ou incarnation d'une attitude, du philosophe en tant

qu'auteur de tel de ses arguments particuliers)3, et qui pourrait derechef etre

eclairee par le cas de la doxographie. Car la doxographie, dans une de ses

formes caracteristiques, distingue le moment du releve de l'opinion de son

assignation a un auteur determine4. C'est en tout cas de cet usage dont on

peut admettre avec M. Frede qu'il engage une certaine ? responsabilite ?.

Encore faut-il ajouter que c'est une responsabilite partagee par le philo

1. Ce pourquoi les opinions sont souvent designees non par le terme de doxai, mais par ceux de areskonta (en grec) ou deplacita (en latin)

= ? ce qui plait? (aux auteurs en question). 2. M. Frede, p. 323 s. M. Frede ne precise pas s'll reagit ou non a la devaluation ror

tyenne de la doxographie. On peut le supposer. 3. P. 57. 4. Le passage des Topiques cite plus haut est a cet >

gard important. Cf. J. Mansfeld, Physi kai doxai et Problemataphysica d'Aristote a Aetius (et au-dela), Revue de metaphysique et de morale,

1992, p. 333.

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476 Andre Laks

sophe qui fait recours a l'histoire non moins que par l'historien de la philo sophic Car s'il est vrai que ce que nous appelons ?les propres termes ? des auteurs auxquels nous nous referons ne deviennent?leurs ? qu'a etre cons

truits par d'autres, qui sont les notres (ce qui ne signifie evidemment pas

qu'ils soient arbitrages), alors il n'y a pas de reconstruction historique qui

puisse elle-meme faire l'economie d'une reconstruction rationnelle.

Plus que la categorie de presupposition, ce qui est en jeu ici est la notion

d'autonomie relative. II y a autonomie, parce que chacune des deux recons

tructions, rationnelle et historique, a des logiques et des exigences propres

(qu'on pourrait specifier, mais ce n'est pas le lieu ici). Mais cette autonomie est relative, parce qu'aucune des deux n'est structurellement en mesure de se

desolidariser de l'autre. De ce point de vue, une position comme celle d'E. Zeller conserve une

certaine actualite. Certes, par son contenu, la position theorique qui guide YHistoire de laphilosophie des Grecs est non seulement assez faible - Zeller ne

s'est jamais explique plus avant sur les implications de sa ? presupposition subjective?

- mais aussi obsolete: la realisation est bien superieure a la

conception qui a preside a sa naissance. Le moindre interet de la recension de 1843 n'est pas de rendre negativement visible le contraste entre 1'histoire de la philosophie, telle que Zeller la concoit a la lumiere de la forme contem

poraine de la philosophie de rhistoire, et ce que, toutes religions ou presque confondues, nous entendrions plutot par la. Les ouvrages d'histoire de la

philosophie auxquels Zeller s'interesse sont des ?histoires de la philo sophie ? totalisantes, offrant un panorama de l'ensemble de 1'histoire de la

philosophie ancienne (parfois meme extrait d'histoires de la philosophie proprement universelles). S'il avait fallu prendre la mesure de la production de nos cinquante dernieres annees, ce type d'ouvrage aurait ete peu ou pas du tout represente. Le materiau de base aurait ete a la fois plus diversifie et plus parcellise. L'histoire des concepts (la Begriffsgeschichte) y aurait par exemple tenu une place importante, a cote de monographies thematiques, par auteur ou par periode. C'est que rautonomisation de l'histoire de la philosophie, dont Zeller fut le promoteur malgre lui, a progressivement depouille les his toires encyclopediques de la philosophie de leur legitimite philosophique (ce qui ne signifie evidemment pas qu'elles n'aient pas leur utilite, comme

ouvrages de reference)1. Inversement, si Zeller avait tendanciellement ecarte les monographies, c'est non seulement pour des raisons de place, mais ega lement et plus profondement parce que, du point vue qui est le sien, le genre

monographique ne pouvait etre que subsidiaire par rapport au telos que represente une histoire dont la vocation meme est d'etre une.

La nature du corpus engage en l'occurrence une conception particuliere du rapport entre la philosophie et de son historiographie, qui est morte avec

1. Les productions que Rorty rassemble sous le terme de ? doxographie ? en fourni

raient un exemple particulier; d'autres, sans doute plus nombreuses, sont plus marquees par la radicalite de leur historicisme que par les tares de la philosophia perennis.

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Histoire critique et doxographie 477

Hegel et que Zeller a contribue a tuer en s'en reclamant. Certes, tout deve

loppement ne doit pas etre congu comme ? organique ?, et la reconstruction

systematique reste un moment essentiel de rhistoriographie philosophique, meme quand elle se veut? genetique ?]; mais nous sommes mus par d'autres modeles : l'historialite et ses vagues, les typologies et leurs structures, et plus generalement de nouvelles formes de doxographie, en un sens que Ton

pourrait encore elargir par rapport a l'emploi qu'en fait M. Frede, et qui rejoindrait son usage ancien, notamment aristotelicien: nous nous interes sons a logique des positions, a ce qu'elles ont rendu ou rendent possibles. La

question de la ?mediation... du savoir historique et philosophique? reclamee par Zeller2 n'en reste pas moins a l'ordre du jour.

Andre Laks, Universite Charles de Gaulle, Lille 3

Institut universitaire de France.

1. Sous deux formes tres differentes, l'histoire de la philosophic presocratique d'E. Cas

sirer, Die Philosophic der Griechen von den Anfangen bis Platon, in M. Dessoir (ed.), Lehr buch der Philosophie: Die Geschichte der Philosophie, Berlin, 1925, ou Touvrage d'E. Jaeger sur Aris

tote, Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entmcklung, Berlin, 1923, en fourniraient une

bonne illustration. 2. Zeller, Kl. Sch., I, p. 63.

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