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La philosophie ouverte par Ferdinand GONSETH I Y a-t-il quelque chose de nouveau dans la situation que son sikcle fait au philosophe ‘d’aujourd’hui ? On ne saurait, B mon avis, le mettre en doute. Un facteur determine peut-il en ttre rendu responsable ? Peut- ttre faudrait-il en citer plusieurs. L‘un d’eux prend cependant une importance de plus en plus decisive : c’est l’cntrie en sckne, dans le champ de la connaissance, de la recherche systematique. Le fait n’est pas recent et il n’y a gukre de domaine oh ses consequences ne soient dtjh inscrites. Du c6tC des philosophes, il est lent cependant h prendre ses vraies dimensions. I1 est vrai qu’en cherchant B se l’intkgrer, la philosophie voit se poser sous un nouveau jour le problkme de sa pro- pre methodologie. Tout ce qui va suivre rbpond A l’intention de mettre au clair les conditions dans lesquelles le problkme se pose de dkgager les exigences auxquelles une iventuelle solution doit faire face et d’esquisser tres sommairement une telle solution. Mais par quel biais la question peut-elle Stre entarnee? On ne cherchera pas A fournir une thtorie de la connaissance prtalable A l’exercice de la recherche. Pour aboutir, disons mtme pour pouvoir commencer, il faut en quelque sorte retourner la perspective : partant de l’exercice de la recherche, on en dkgagera B titre d’hypothkse antici- patrice une mithodologie (la mtthodologie ouverte) qui ne soit pas im- mhdiatement dksavouee par la pratique cfficace. Par la suite, I’authen- ticitk de cette mithodologie s’affirmera dans la mesure oh son idonkite se renouvellera, - c’est-8-dire dans la mesure oh pratique et methodo- logie pourront se pr2ter un mutuel appui. La mtthodologie ainsi cons- tituee ne se prisentera pas comme la mise en aeuvre d’un certain ensem- Texte de la confCrence faite au Congrts international de philosophie, Vieniie Vul. 23, No 3/4 (1969) 1968, cn dance plfnikre. Dialectica

La philosophie ouverte

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La philosophie ouverte ’ par Ferdinand GONSETH

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Y a-t-il quelque chose de nouveau dans la situation que son sikcle fait au philosophe ‘d’aujourd’hui ? On ne saurait, B mon avis, le mettre en doute. Un facteur determine peut-il en t t re rendu responsable ? Peut- t t re faudrait-il en citer plusieurs. L‘un d’eux prend cependant une importance d e plus en plus decisive : c’est l’cntrie en sckne, dans le champ de la connaissance, de la recherche systematique. Le fait n’est pas recent et il n’y a gukre de domaine oh ses consequences ne soient d t jh inscrites. Du c6tC des philosophes, il est lent cependant h prendre ses vraies dimensions. I1 est vrai qu’en cherchant B se l’intkgrer, la philosophie voit se poser sous un nouveau jour le problkme de sa pro- pre methodologie.

Tout ce qui va suivre rbpond A l’intention de mettre au clair les conditions dans lesquelles le problkme se pose de dkgager les exigences auxquelles une iventuelle solution doit faire face et d’esquisser tres sommairement une telle solution.

Mais par quel biais la question peut-elle Stre entarnee? On ne cherchera pas A fournir une thtorie de la connaissance prtalable A l’exercice de la recherche. Pour aboutir, disons mtme pour pouvoir commencer, il faut en quelque sorte retourner la perspective : partant de l’exercice de la recherche, on en dkgagera B titre d’hypothkse antici- patrice une mithodologie (la mtthodologie ouverte) qui ne soit pas im- mhdiatement dksavouee par la pratique cfficace. Par la suite, I’authen- ticitk de cette mithodologie s’affirmera dans la mesure oh son idonkite se renouvellera, - c’est-8-dire dans la mesure oh pratique et methodo- logie pourront se pr2ter un mutuel appui. La mtthodologie ainsi cons- tituee ne se prisentera pas comme la mise en aeuvre d’un certain ensem-

Texte de la confCrence faite au Congrts international de philosophie, Vieniie

Vul. 23, No 3/4 (1969)

1968, cn dance plfnikre.

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ble de principes premiers, mais comme la mise en forme mtthodolo- gique d’une certaine option fondamentale, I’option d’ouverture A l’ex- pkrience.

Cet expose ayant A prendre place dans le cadre du thitme cc Les sciences naturelles et la philosophie )) et la mtthodologie ouverte se prk- sentant en premier lieu comme une mkthodologie de la recherche scien- tifique, c’est inkvitablement sur cet aspect de la question qu’il nous fau- dra mettre I’accent. Mais la recherche ainsi inaugurke n’aura pas atteint par 18 son terme. I1 est tout natuuel de se demander si, dans le m&me esprit et dans la mCme perspective, elle ne pourrait pas &tre reprise et poursuivie dam une intention plus gtntrale. Cette intention pourl-ait prendre l’une ou l’autre des deux orientations que voici : a) faire voir que la mithodologie ouverte peut s’interpriter non seu-

lement comme une mkthodologie de la recherche scientifique, mais aussi comme une Imkbhhodoilogie de la recherche ne disons pas la plus g6nCrale, maiis la plus ouverte ; - I1 y aurait alors B faire comprendre comment la philosophie

peut se rkclamer d’une telle mkthodologie, sans casser de se poser en discipline discursive. b) faire voir comment la prockdure complexe dont la mithodologie

ouverte est issue inaugure une nouvelle forme de recherche philo- sophique. Le probleme de la mCthode serait alors ressaisi en tant que probleme splcifiquement philosophique. C’est alors la philo- sophie qui aurait B s’ouvrir 8 I’option d’ouverture 8 I’expCrience. Les deux lignes de recherche ainsi indiquies se rejoignent d’ail-

leurs sur l’idke d’une philosophie ouverte. Ni dans l’un. ni dans I’autre des deux cas, les garanties de justesse ne peuvent &re offertes par un ensemble de principes premiers dans lesquels e lks seraient comme en- fermCes. Elles sont au contraire 8 rechercher dans le renouvellement de l’efficaciti des options fondamentales.

I1 en resulterait alors que la science et la philosophie ne sauraient Ctre siparables, puisque c’est dans le domaine oh l a science opere que la sanction de l’insucces et par conskquent aussi les garanties de l’effi- cacitC demeurent prkpondtrantes. D’emblCe, 1’PnoncC d’un tel pro jet souleve une trks grave objection. L’intention de conserver la philo- sophie son statut de discipline discursive et celle de la soumettre ?i l’op- tion d’ouverture B l’expkrience ne sont-elles pas incompatibles ? Com- ment allier son expCrience ouverte B la fermeture de la discursivitk? L e paradoxe peut-il &re clairement surmontk? C’est 18 le point dici- sif dont la rialisation du projet dCpend tout entiere.

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Je pense avoir compris et mis au clair comment, c’est-A-dire B quel prix, la difficult6 peut &re kcartke. I1 faut tout d’abord renoncer B I’idte m2me d’une thkorie du sujet (d’une phknomtnologie) inspirke par l’in- tention de faire apparaftre le sujet dans sa propre lumikre en mettant le monde entre parenthhses. I1 faut lui substituer une phknomenologie ouverte, c’est-A-dire une thtorie du sujet mettant en place les structures de la subjectivitt grdce auxquelles et en dkpit desquelles le sujet peut B la fois s’accorder et s’opposer au monde, s’y inskrer et s’en abstraire. I1 y a dejA bien longtemps que les linkaments d’unc telle phknomCno- logie ont ktk p d ~ .

Mais pour que le discours reste l’instrument privilkgit d’une telle recherche, il faut kgalement renoncer A l’idkal d’un langage operant avec des significations pleines et ne varietur et faire appel B un sys- tkme discursif ouvert. Celui-ci ne peut comporter par principe que les interpretations en Ctat d’incomplttude, c’est-;-dire susceptibles d’Etre complktkes, retouchtes ou m&me rkviskes. Les precautions B prendre dans le recours B I’idee d’ouverture seront d’ailleurs kvoqutm dans un instant. Seul un langage ouvert peut etre capable d’accueillir et dc comporter une information que l’expkrience renouvelle.

Comment enfin l’information nouvelle que l’expkrience apporte et l’information naturelle que les structures phtnomknologiques du sujet comportent peuvent-elles &re mises en rapport aux fins de l’insertion efficace du sujet dans son univers? Les instances absolues ayant e t t touchtes par l’option d’ouverture, c’est maintenant la question centrale de l‘instance Zkgitinze qui se profile, en les dominant, derrikre toutes les questions methodologiques particulieres. C’est d’ailleurs B la m&me ques- tion que donne lieu I’exercice de la recherche scientifique : de plus en plus, I’ceuvre de science est une axvre en commun, de plus en plus, le jugement du savant individuel prend part B un jugement kmis de con- cert. Pour rendre compte du r61e qui revient A chacun, des libertks et des responsabilitts qu’il doit entretenir et maintenir avec tous ceux aux- quels une tdche commune I’unit, il faut imaginer une conscience dc groupe transcendant les consciences individuelles. Le statut de cette conscience est celui du dialogue ; la mtthode en Cnonce la loi, - la loi qui demeure en ktat d’incomplktude. I1 y faut d’ailleurs ajouter, de l’ordre matkriel jusqu’A I’ordre moral, tout ce qu’il faut pour qu’un en- semble d’individus skparks deviennent capables d’intentions, d’actions et de fins en commun.

I1 n’en va pas autrement de la philosophie, pas autrement nun plus de toute Oeuvre de civilisation. Si isoli. soit-il, le philosophe n’est ja -

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mais seul en face de sa propre pensee et celle-ci ne lui appartient jamais A lui seul.

Les quatre points qui viennent d’ttre indiquks ne sont que des jalons. 11s suffisent cependant pour faire comprendre comment, de pro- che en proche, la matihe philosophique peut ttre soumise B l’option d’ouverture. Rtpetons-le, dans cette perspective la frontiere entre les sciences et la philosophie s’efface.

I1 serait trop long de vouloir traiter ici chacun de ces quatre points. Nous nous contenterons de revenir sur le premier, nnus bornaqt pour les autres A quelques indications compltmentaires.

IT. La mbthoclologir oirvrrte

1) La prkoccupation dominante de toute mtthodologie est et doit &re d’esquisser un cadre thtorique dans Iequel la recherche rCelle, et tout particuli4rement la recherche scientifique, puisse venir s’inscrirc. I1 n’est pas plausible qu’une telle mlthodologie puisse &re imaginCe et developpte dans un horizon theorique stpar6 - &park, bien entendu, de la pratique de la recherche elle-meme. I1 faut donc renoncer B envi- sager la mkthodologie comme une discipline qui pourrait Ctre mise sur pied pour elle-meme, anterieurement aux applications qu’on en ferait par la suite. Ides exigences auxquelles une methodologie de la recherche doit rkpondre, c’est donc dans la recherche elle-mCme qu’il faut les apercevoir.

Je sais bien que cette faGon de pr6senter le probl&me de l’tdifica- tion d’une mkthodologie suscite un paradoxe &ant. Le voici : les exi- gences, dit-on, auxquelles une mCthodologie valable de la recherche doi t rkpondre doivent &re recherchkes et aperpes dans la pratique de la recherche. I1 faut naturellement que ces exigences soient justes. I1 est donc indispensable que la recherche soit elle-m&me correcte. C‘est donc que, explicitement ou implicitement, elle est d’wes et dkji gou- vernke par une mtthodologie valable. On est ainsi conduit au di- lemrne suivant : ou bien cette methode a Etk anterieurement explicitte, ou bien elle ne l’a pas ktC. Dans le premier cas, on retrouve l’kventualitt que nous venons d’icarter en la dCcJarant peu plausible, celle oh la mkthodologie se serait constituie en une discipline anttrieure ou extt- rieure A la pratique de la recherche. Dans le second cas, la recherche obkissant d’elle-m&me i la mbthode qui en fait une recherche valablc, on peut juger qu’il n’y a aucune urgence ni m&me aucun bintfice A de-

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gager une mkthodologie en tan1 que discipline particuliere. On peut d’ailleurs estimer que cette dernikre entreprise (celle de dkgager en clair la mkthode que la recherche pratique avec efficacitk) est trks alka- toire. On peut &re d’avis qu’elle aurait a fournir prkalablement ses gages de justesse et l’on retomberait ainsi dans l’obligation de fournir des garanties mkthodologiques antkrieures. Ce paradoxe, avons-nous dit, est trts &ant car il semble condamner l’intention mkthodologique elle-m&me. Ce n’est d’ailleurs qu’une variante d’un paradoxe connu, lr paradoxe du commencement. Ce paradoxe se prksente fatalement tou- tes les fois qu’on entend fonder une discipline en toute Ikgitimitk, c’est- a-dire de fason a n’avoir jamais a revenir sur la question de son fon- dement. I1 faut insister la fois sur le fait que ce paradoxe est ink- vitable et sur l’autre fait que, si la mkthodologie ouverte peut y kchap- per, c’est prkciskment parce qu’elle est ouverte. Ce qui va suivre va d’ailleurs permettre de s’en rendre compte.

2) Quelles sont donc les exigences qu’une mkthodologie doit aper- cevoir (pour y satisfaire) dans la pratique de la recherche telle qu’elle se rtvPle aujourd’hui efficace ? I1 n’est naturellement pas question d’en faire le tour pour n’en oublier aucune, mais seulement d’en mettre quel- ques-unes en kvidence, en quelque sorte les plus reprksentatives.

A. La premikre est de ne pas fermer les yeux sur la spkcificitk des diffkrents horizons de rkalitk qu’il faut mettre en rapports et de bien concevoir le problkme de leur mise en correspondance.

Sous cette forme abstraite, 1’Cnonck de cette premikre exigence pa- raftra peut-&tre obscur. I1 suffira cependant d’un exemple pour l’kclai- rer. Je m’en vais le choisir dans l’enseignement des mathkmatiques et sptcialement de la gtomttrie au niveau des Ccoles moyennes. Je l’ai pese et soupest - et j’ai jugk qu’il avait une importance considkrable - au moment oh, avec le Dr Marti, aIors inspecteur des Ccoles secon- daires du canton de Berne, nous avions h fixer les idkes gkntrales - disons m&me les intentions mkthoddogiques qui devaient pr@sider A la redaction du (( Leifaden der Planimetrie >). Je ne juge pas qu’il ait aujourd’hui perdu de sa signification, bien que dans le feu d’une nkces- saire modernisation on ait quelque tendance ?t I’oublier. I1 s’agit sim- dement des trois aspects sous lesquels une notion de gkomktrie, la droite par exemple, se prksente d&s les premiers instants du dialogue entre le m a h et 1’6lkve. Le premier de ces aspects, l’aspect intzcitif, nous est fourni par la vue lorsque par exemple nous disons : (< telle que je la vois, cette route s’bloigne en ligne droite B. Le second est celui de la droite rCalisee dans le monde physique par l’artte d’un cube bien

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fait par exemple, ou par un rayon de lumikre dans un milieu homo- gkne. C’est l’aspect exphimental que nous evoquons en disant par exemple : c( J’ai fait tout mon possible pour que cette artte soit droite >>. Le troisikme aspect est enfin celui que le maftre tlabore avec 1’PlPve A partir des deux premiers. C’est l’aspect spkcifiquement gkomktrique que nous Cvoquons en disant : cc par deux points, il ne passe qu’une droite B. Dans un premier stade de l’enseignement, il convient de ne pas ap- puyer sur les difftrences de nature qui existent entre ces trois aspects, entre ces trois fasons de parler de la droite. A vouloir les mettre d’em- blke en evidence, on compromettrait le travail d’tlaboration, le travail d’abstraction sans la rtussite duquel il serait assez vain de parler d’une discipline gkomktrique. Pourtant, ces differences ne sauraient &tre indb- finiment passees sous silence. I1 arrive fatalement un instant o i ~ , dans le cours m&me de l’enseignement (de l’enseignement pris dans son ensemble), elles deviennent manifestes. L’arCte qu’on voit droite Z‘I l’czil nu se revi?lera singulikrement autre sous le microcospe. PoincarC A maintes fois insist& sur le fait que la continuite au niveau des impres- sions sensorielles est tout autre chose que la continuite mathkmatiquc. Et enfin il suffit de franchir le seuil de la physique atomique pour que la droite exptrimentale ne p u k e plus h r e envisagee comme une rka- lilsation tout A fait adequate de la droite gComCtrique. Pour chacun des trois aspects, il se rCvkle qu’il ne saurait Stre totalement identique avec chacun des deux autres. L’idCe de l’apphabilitk parfaite de chacun sur chacun ne saurait etre serieusement maintenue. D’autre part, il serait tout aussi faux, tout aussi superficiel d’abandonner toute id6e d’une adequation qudconque. La faqon juste de se representer les choses et d’en parler se place entre ces deux extremes : mais quelle est-elle, com- ment en parler, comment la dtcrire de f a p n qui ne soit pas simple- ment arbitraire ? C’est 1ri le problkme que j’kvoquais en parlant des rap- ports ri bien concevoir entre les horizons de rCalitC specifiqucment dif- fkrents auxquels la recherche doit faire appel. Ce problkme se pose dans toutes les disciplines et de fason encore plus aigue ri l’articulation de toutes les dilscilplines entre elles. Mais la g6omCtrie est le lieu oil il peut &re le plus aisbment conp. C’est au cours de l’enseignement de la gComCBie qu’on peut le plus aiskment faire comprendre le fait im- portant yue voici : lorsqu’on utilise certains de ses r e d t a t s en 10s appli- quant ri la rCalitC, on fait comme si les trois aspects n’en formaient qu’un. D m s d’autires circonstances, pour mieux prendre conscience de ce qu’on fait, il convient en revanche de mettre ce qui Ies distingue en lumikre. C’est A ce jeu de diskinction et d’identification pratiqub dans

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Adjointness in Foundations 3 03

I’un ou l’autre sens, selon ce qu’on en attend, que j’ai donne le nom dc synthdse dialectique. Je le rkptte, la gkomktrie est le lieu oil le plus simplement du monde et sans m&me en prononcer le nom, ce jeu dia- lectique peut &re expliquk. Sa portite se rtvkle alors en ceci : il fait le punt entre le gkomktre, le physicien et le phknomknologue. Une fois ou l’autre, ce jeu doit $tre expliqut si I’on ne veut pas que l’indispensable intkgration des matikres enseignkas ici ou 18 reste par trop en suspens.

(Je sais que j’alourdirais dangereusement mon expos6 si j e le char- geais ici de trap d’allusions B la disoussion en cours sur la rknovation de I’enseignement des mathkmatiques. Je ne puis cependant pas me retenir de me demander ici si le rille mkthodologique que l’cnseigne- ment de la gkomkbrie peut ainsi jouer n’est pas irremplagable. En toute sinctritit, j e ne vois pas par quel avantage on pourrait en compensei la perte.)

Je resume ainsi la leson de cet exemple : le chercheur est dans I’obligation d’ktablir certains rapports de concordance et de difference entre les diffkients aspects sou6 lesquels la rtaliti: se prksente B lui. L’hypothkse selon laquelle ces aspects seraient simplement applicables l’un Bur l’autre dans une adkquation en principe cornplkte se r M l e dhcidiment sirnpliste. Mais par quo1 faut-il la remplacer ? La question appelle une rtponse, et c’est B la fois le privilege et la charge du mk- thodologiste d’avoir B la fournir.

B. La seconde des exigences dont nous voulons faire mention est la suivante : une mkthodologie qui entend Stre valable ne saurait igno- rer sans arbitraire que ce que la recherche amkne au jour, c’est unr connaissance en constant t ta t de dialectisation. La forme donnte ri l’knonck de cette seconde exigence peut paraltre herrnktique. C’est en particulier le cas du mot (( dialectisation >>. I1 s’agit pourtant d’unc chose toute simple et m$me banale. Je vais encore me servir d’un exern- ple pour la faire comprendre. Cet exemple pourrait fort bien faire par- tie de I’enseignement de la cosmologie au niveau de I’kcole moyennc. Je pense m&me qu’il est plus difficile de n’en rien dire que de le trai- ter. Dans l’exposk de cerbaines matikres, la perspective historique n’est pas toujours la meilleure. Dans un cours de cosmologie, elle s’impose. Comment pourrait-on ne pas y parler du grand tournant copernicien, c’est-8-dire de l’klimination de la cosmalogie giocentrique de Ptoltrnke au profit de la cosmologie hkliocenkrique de Coprrnic. Ce bouleverse- ment considbrable de la vision du monde ktait en fait une dialectisa- tion, la dialectisation de 1’idCe de cosmos. Cette dialectisation cornpor- tait une revision complete de ce qu’il est commode d’appeler aujoui-

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d’hui I’hypothese cosmologique de Ptolkmke. Cette revision s’est pour- suivie et prkciske par les lois dc Kkpler. Elle semblait justifiee et sta- biliske A jamais par la thkorie newtonienne de I’attraction universelle. Or, nous avons ktk et nous restons les tkmoins d’une nouvelle revision tout aussi profonde, d’une nouvclle dialectisation tout aussi boulever- sante : je parle naturellement d u remplacement de la thkorie newto- nienne par la tlikorie einsteinienne de la gravitation. Avons-nous ainsi atteint, sur cette ligne de recherche, le terme de l’kvolution de nos con- naissances ? Tout au contraire, la recherche continue et la progression vem d’autres dialectisations semble d’orcs et dkjA amorcke.

Ce que l’histoire de la cosmologie fait voir de la faqon la plus ma- nifeste, on le retrouve partout, dans toutes ics disciplines, sur toutes les lignes de recherche. Je me suis appliquk Li montrer, il y a dkjA plus de trente ans, que, contrairement A tout ce qu’on pourrait en penser, les mathkmatiques ne font pas exception. Les reclierches actuelles sur les fondements me donnent-elles tort? Je n’en crois rien, mais il serait certainement long, trop long pour nous et difficil’e de surcroit, de le faire voir ici.

En d’autres termes, l’exigence que l’exemple de la cosmologie illusbre de fagon particulikrement Claire est donc la suivante : une mk- thodologie ne saurait &re valable si elle ne rkserve pas & la connais- sance en gknkral sa libertk d’kvolution, c’est-A-dire son simple droit B se corriger, A se reviser et m2me B se mktamorphoser, si les circonstan- ces l’exigent.

C. La troisikme des exigences que nous voulons mentionner est moins apparenbe, mais ped-ktpe sa portke va-t-elle encore plus loin que celle des deux exigences prdckdentes. La voici :

I1 faut exiger de toute mtthodologie qu’elle sauvegarde, qu’elle puisse sauvegarder A travers tout processus de dialectisation la valeur d’efficacitk que la connaissance revctait avant sa dialectisation. C’est l i ce que certains appellent I’indispensable sauvegarde de I’acquis.

Je pense qu’il n’est pas inutile d’kclairer commc dans les deux cas prkchdents le sens de cette troisikme exigence par un exemple.

Du cGtC mathkmatique, le calcul infinithima1 se dkveloppe A par- tir d’une certaine notion prkciste du continu, celle de l’ensemble ordon- nd des nombre riels. Du c8tk de la physique et de la technique, l’appli- cation de ce calcul s’est faite tout d’abord dans l’hypothkse que les grandeurs dites physiques s’offraient elles-m2mes cornme des gran- deurs continues. Cctte hypothkse est devenue contestable du fait que, seion Ies vues de la physique atomique, la rPalitk elle-m&me ne doit

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plus Ctre conpe sur ce modtle. A-t-on pour cela renonct A se servir du calcul infinitesimal dans tous les cas oh de semblables rtserves pour- raient &tre faites? Pas le moins du monde. Jusqu’A quel point cette mise en ceuvre restera-t-elle efficace et ltgitime A travers la dialecti- sation de nos idkes sur la matitre? C’est la naturellement un problkme difficile et dont la solution ne saurait en aucun cas &re fournie par l’a- bandon pur et simple du calcul infinittsimal sous prttexte que les no- tions de base de ce dernier ne cadrent plus exadement avec la structure de l’univers de ses applications.

La mkthodologie ne doit donc pas faire sienne une doctrine du tout ou r im qui rtclamerait que le calcul soit parfaitement applicable ou qu’il soit relkguk comme impropre.

Chacun des trois exemples prtctdents illustre une exigence A la- quelle une mkthodologie valable de la recherche actuelle doit pouvoir rtpondre. Je le r+&e : j e ne chercherai pas faire le tour de tout ce qui pourrait Ctre dit sous cet angle.

D. I1 convient cependant de mentionner une quatritme exigence qui se rtvhle particulitrement dkcisive dans la recherche de haute prk- cision. I1 s’agit d‘kclairer les circonstances et les conditions du fran- chissement d’un seuil de prkcision. Dans la mesure du temps, par exem- ple, on franchit un seuil de prtcision lorsqu’on ktablit, ktalonne et ins- talle une nouvelle horloge plus prCcise que toutes les horloges d t j i existantes. A premiere vue, l’opkration semble susciter un paradoxe mtthodologique ; celui-ci p a t Ctre surmontt par l’intervention d’un moment anticipateur et par constquent hypothttique qui ne se con- firme apres coup que par sa mise A I’kpreuve. Pour pouvoir Stre juste, une mttholdologie doit pouvoir h i faire place. Comment y parviendra- t-elle ?

3) On pourrait penser qu’une mtthodologie valable de la connais- sance et de la recherche doit pouvoir s’ttablir dans une perspective de fondement, c’est-i-dire en application de certains principes parfaite- ment sdrs qui en formeraient le fondement. U n projet de ce genre ne paraPt pas pouvoir Ctre men6 A bonne fin. Mais existe-t-il d’autres fasons de proceder? I1 est plus confo’rme ?i l’esprit mCme de la recher- che et au moment anticipateur qui lui est inskparablement l i t de cher- cher A distinguer et A tnoncer des principes idoines, c’est-A-dire ceux qui s’accordent avec les exigences A respecter, exigences qu’il serait d’ailleurs arbitraire d’kcarter.

I1 est vrai que celles-ci (les quatre exemples prtctdents viennent de le faire voir) ne peuvent &tre aperpes que dans la pratique de la

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recherche et ne s’imposent pas d’elles-m8mes et pour elles-mtmes A titre skpark. Ce sont donc des exigences de fait et non des exigences de pure raison. A supposer que ces principes puissent ttre dkgagks en nombre suffisant pour qu’une m6thodologie pvenne corps en se les intt- grant, cette m6thodologie ne pourra donc pas &re une discipline pure- ment rationnelle. Elle aura le mtme statut que les disciplines qui font au moins partiellemat appel A l’exptrience.

Or, l’analyse des exigences B respecter (pour que la recherche ne soit pas p r i d e arbitrairement des libertks faute desquelles elle ne pour- rait pas se dkployer avec l’efficacitb que nous lui connaissons) permet de dkgager quatre principes auxquels il parait juste de conftrer, B titre anticipateur, le r61e de principe diredeur. Ce sont les principes de rk- visibilitk, de dualitt, de technicitk et de solidaritt. Pour la premiere fois, ces principes se trouvtrent clairement explicitks et nommts, il y a vingt ans, A Bruxelles, au cows du premier colloque de l’AcadCmie internationale de philosophie des sciences. A une exception prts, ce- pendant, car le quatri4me de ceis principes y portait alors le nom de principe d‘intkgralitt. En voici trks succinoternent, pour chacun d’eux, la signification :

Tirant les constquences des revisions auxquelles le prop& de la connaissance scientifique nous a contraints jusque dans les connaissan- ces qu’on a longuement tenues pour certaines et meme pour kvidentes, le principe de rkvisibilitk pose ce qu’on pourrait appeler le droit A la revision. I1 n’affirme pas, comme on l’a dit parfois h tort, que pour toute connaissance le jour d’une nkcessaire revision viendra fatalement. De faSon beaucoup plus nuancke, il pose qu’il ne saurait &re lkgitime de soustraire une connaissance A sa revision lorsque les circonstances la rendent indispensable. Je pense qu’il n’est pas ntcessaire de montrer par le dktail que sous cette forme, le principe de revisibilitk est cou- ramment appliqut dam la recherche.

Lle priacipe de ,dualit6 pose que, dans m e situation de recherche normale, la thkorie et l’exptrience (et plus spkcialement l’hypothtse explicitement tnoncke et sa mise B l’kpreuve expkrimentale) ont A se prkter un mutuel appui.

Ce principe, est-il nkcessaire d’y insister, fait partie de la doctrine prtalable de la pratique de toutes les sciences qui ne prttendent pas exclure par principe le recours B I’expkrience.

Le principe de technicitt tnonce que l’avancement de la connais- sance dans une situation dkterminke est fonction du niveau de techni- citt qui s’y trouve rCalist. A cBtC de l’klaboration des thtories et des

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proctdures expkrimentales, il introduit un troisihie Ctltment dont la poursuite de la recherche dkpend essentiellement : celui de la fabrica- tion des nouveaux instruments faute desquels aucun seuil de prtcision ne saurait 6tre franchi.

Le principe de solidaritt- enfin affirnie que l’ensemble des con- naissances acquises forme un tout solidaire. La validitk d’un tel prin- cipe s‘avhre de fagon particulitlrement frappante lorsqu’on examine dans quelles conditions les grandeurs physiques, le temps par exemple, peuvent &tre mesurkes avec une prtcision croissante.

Y a-t-il dans l’tnonciation et l’explication de ces quatre princiyes quoi que ce soit qui puisse surprendre ou choquer le praticien de la rc- cherche ? Je ne le pense pas. Peut-Etre dira-t-il qu’il n’a jamais kprouvi: la ntcessitk ou m6me jamais reconnu l’utilitk d’y porter son attention. Mais je ne pense pas que, les ayant bien examinb, il songe B contester que chacun d’eux rkvde bien un aspect sous lequel la pratique de la recherche puisse 6tre aperpe.

Mais, ajoutera-t-il peut-Etre, de quelle utilitk sont-ils h ceux qui s’en sont passes jusque-18? Je reviendrai tout B l’heure sur la ques- tion. Mais, pour les bcsoins de cet exposk, je me tournerai plut6t veis l’autre question que voici : ces quatre principes peuvent-ils vraiment servir B l’tdification d’une mkthodologie valable ? Pour moi, la r t - ponse & cette question ne fait aucun doute : elle est affirmative. I1 existe bien une mitholdologie capable de s’intkgrer les quatre principes qui viennent d’6tre tnoncts : c’est la mkthodologie dite ouverte. En voici quelques traits caractkristiques.

4) En Ctudiant les conditions dans lesquelles les quatre principes pourraient &re appliques, oa s’apeqoit qu’il faut en quelque sorte re- tourner la perspective traditionnelle, celle que nous avons appe1i.e une perspective du fondenlent. Dans le cadre de celle-ci, on commence par dbgager une situation de fondement, c’est-A-dire une situation de con- naissance comportant A titre de certitude les connaissances prkalable- ment nkcessaires B l‘kdification de telle ou telle discipline. La mtthodo- logie ouverte renonce B l’exigence d’une situation de fondenient privi- ltgite, d’une situation que sa certitude aurait d’ores et dtjh mise A l’abri de toute revision. E l k entend au contraire faire partir la recher- che d’une situation en somme quelconque pour en assurer ensuite le progrts. L’idCe de la situation de connaissance quelconque rnerite un bref commcntaire. Elle s’oppose d l‘idPe carthienne de la table rase dans laquelle, apr& avoir tout niis en doute systkmatiquement, on re- constitue une situation d’kvidence pour en faire une situation dc depart.

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La situation quelconque est naturellement intermediaire entre la situa- tion de table rase et la situation d’kvidence. Elle est ouverte dam un double sens :

a) Elle est en Ctat d’incomplktude, ce qui doit signifier qu’elle ne comporte pas l’ensemble encore hautement indktermint de toutes les connaissances possibles.

bj L’information. c’est-8-dire l’ensemble des connaissances impli- cites et explicites qu’elle comporte, reste soumise au principe de rkvisi- bilitk, l’interpretation de celui-ci ne devant d’ailleurs se faire que dans le sens et avec les nuances jndiqutes plus haut.

En somme, la situation de connaissance quelconque est simple- inent ce qu’clle doit Btre pour que le principe de rkvisibilitk y soit noi- malement applicable : c’est une situation de connaissance ouverte. !I ne fait d’ailleum aucun doute que ce soit aussi 18 la situation dans la- quelle le chercheur se trouve 8 chaque instant de sa recherche.

Comment peut-on maintenant dtcrire la fason dont les quatrc principes s’articulent entre eux pour faire avancer la recherche B par- tir d’une situation de d6part ouverte? A cet effet, la mkthodollogie OLI-

verte met en place une proctdure normale dite procedure dcs quatre phases. CeBle-ci n’est que le modkle idCal, le schema que la pratique rhalise avec les m6nagements qui conviennent. On l’a dk j i dtcrit et expliquk tant de fois qu’il doit suffire ici, me semble-t-il, de quelques breves indications.

La premikre phase est celle oh le problkme se degage, se pose et s’tnonce. La seconde phase est celle de la recherche et de la folrmu- latian d’une hypothtse plausible. La troisitme phase comporte la mise 8 l’bpreuve de cette hypothitse et par consequent la mise en Deuvre d’un dispositif experimental, tventuellement encore inedit. A elles deux, la seconde et la troisitme phase font jouer un principe de dualitt entre l’bnonciation de l’hppothtse anticipatrice et la mise 8 l’tpreuve de calle-ci dans un horizon d’expkrimentation. Ce principe de dualitk prkcisc et g6nCralise celui de l’appui que doivent se prtter la t hh r i e et l’expkrience.

La quatritme phase est enfin celle du retour 8 la situation de dtpart d a m l’inbention d’y faire valoir les evaluations et les rksultats issus de la seconde et de la troisitme phase. I1 arrive que la chose ne soit pos- sible qu’au prix d’une revison plus ou moins profonde, et quelque- fois trBs profcmde, de la sibuation sur laquelle au dCpart la proctdure a pris appui. I1 impolite de remarquer ici que l’kventualitk d’une telle

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revision ne serait pas assurke si la situation de dkpart n’ttait pas ouverte i I’application du principe de rkvisibilitt.

Cette prockdure rand-olle vkritablement compte (?I titre schkma- tique, bien entendu), des procedures que la recherche met pratiquememt en ceuvre? On peut en donner les illustrations les plus concluantes. C’est ainsi que, par exemple, la succession des essais qui ont trouvk leur atoutissement dans la thkorie de la relativitk et les rkpercussions de calle-ci sur la physique prk-relativiste peuvent &trc prksentkes comme une chahe d’applications de la proc6dure des quatre phases. Cet exemple met particulikrement en valeur la quatrikme phase de la prockdure, celle du retour B la situation de dCpart.

5 ) Les quatre principes se prksentent ainsi comme des options mbthodologiques, comme des options ?I faire valoir pour que la pro- cCdure normale puisse sc dCployer sans incident mkthodologique. Leur garantie de justesse leur vient ainsi non pas de leur evidence, mais de leur convenance, - de leur idontitk.

On peut encore aller plus loin et se demander si la proctdure ellc- mCme ne saurait &re anvisagke c m m e la mise en valeur d’une seule et m&me intention ou comme la mise en pratique d’un seul et m&me principe. C’est ainsi que par exemple la mkthade cart6sienne se trouvait toute inspirke et justifike par le seul principe du recours et de la rkduc- tion aux kvidences. Dans notre cas, il nous faut abandonner par avance toute intention de recourir h un principe premier qui nQUS engagerait fatalement dam une perspective de fondement. Ni la prockdure des quatre phases, ni les quatre principes directeurs ne pourrahent y trouver place. Mais ce qu’un principe premier ne saurait nous aslsurer, une option fondamentale peut le faire. Tout ce qui vient d’&tre dit de la mtthodologie ouverte peut &re prtsentk comme une mise en valeur, Line mise en forme mkthodologique d’une seule et m@me option, de l’option d’ouverture i l’exptrience.

Mais comment cette derniere se trouvera-t-elle ?I son tour justifite ? 1.a rkpoase vient tout naturellement i l’esprit : acceptke par anticipa- tion, la validitk d’une option se confirme par le fait d’ktre conforme

ce qu’on en attend. L’option d’ouverture B I’expkrience est donc elle- ndme affaire d’expkrience. En s’en dkfendant, on parierait contre l’ex- pkrience : qui pourrait aujourd’hui y songer ?

6 ) En quelques mots, je reviens pour finir Bur la question de quelle utilitk une mkthodologie, m@me juste, peut &tre au chercheur. Je rkpon- drai par deux simples remarques :

A) Tout d’abord que, dans 1’t:tat actuel de la recherche, le choix

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d’une mkthodologie juste et par conskquent efficace n’est pas une affaire de simple bon sens. La preuve en est la facilitk avec laquelle certaines mkthodologies fausses - un pur operationalisme par exemple - peu- vent y 2tre adoptkes, et ensuite

B) que l’absence d’une methodologie juste doit &tre payte par des: tiitolnnements et par des erreurs d’apprkciation qu’il n’est pas toujours facile d’kviter ou d’kcarter. Et m h e , lorsqu’on s’kcric, pour couper court B toute discussion : << En fin de compte, c’est toujours B l’expk- rience que revient le dcrnier mot )>, c’est encore, mais sous sa fnrme la plus rudimentaire, A la mkthodollogie ouverte qu’on fait appel.

111. Emfirise progrc.ssive di’ l’option dozivert w e

Ce qui vient d’ttre dit de la mkthodologie ouverte ne doit avoir que la valeur d’un exemple. I1 s’agissait d’illustrer une premiPre fois, de fason encore t r ts schkmatique il est vrai, comment l’option d’ouverture peut prksider B l’kdification d’une discipline ouverte. Cet exemple n’est pas le seul auquel on pourrait faire appel dans la m h e intention. En prkliminaire, nous en avms dksignk trois autres sur unc certaine ligne de pknktration de la matitre philosophique. I1 serdit trop long de les traiter ici l’un aprks l’autre, m&me aussi succinctenient que la chose vient d’etrc faite pour la mkthodologie ouvertc. Et pourtant, il seiait tout aussi difficile de s’en passer complktement. I1 nous faudra donc nous b o n e r ri en faire ressortir certains traits caractiristiques, - ceux qui se prttent le mieux ri faire comprendre comment doit s’optrer l’emprise progressive de l’option d’ouverture.

L’extens;nn de la m6thadologie ouverte A la recherche qui vise h la connaisianw du sujet scmble se heurter - nous y avons dkjr i fait allusion - A I’cxistence prkalable des structures de la subjectivitk. Que faut-il entendre par ces derniers mots ? L’exemplc le plus clair en cst l’ensemble, le corps ordonni: des couleurs qu’un sujet est capable de voir. C’cst donc une structure propre A ce dernier. Est-elle absolument la mcme pour tous les sujets possibles? La question serd reprisc dam un instant. I1 importe de tenir compte de l’existence de certaines ano- malies. On pourrait aussi fournir l’exemple de nos representations spatiales, ensemble multiplement structurk par les relations de situation qu’un sujet est capable d’ktablir entre les figurations qu’il se fera des

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objets et de lui-meme dans la vision d’un espace Ctendu. Dam I’un et l’autre de ces deux cas, la structure envisagke est organiquement adjointe A l’exercice d’un ou de plusieurs organes sensoriels. I1 nous faut cepen- dant envisager des interprbtations beaucoup plus largcs : il n’est aucune catkgorie d’engagement du sujet qui ne donne lieu (selon l’expression proposke) A une structure de la subjectivitk.

Comment en aborder l’ttude et les soumettre B la recherche ? La f a p n dont il vient d’en &re question ne leur confhre-t-elle pas une existence s tpar te dans un horizon de rtalitk oh le principe de rkvisibi- lit6 par exemple ne saurait trouver acci.s? C’est tout au moins une conviction de cet ordre qui semble inspirer certaines recherches phtno- mhologiques.

Mais comment &laborer une autre thCorie du sujet? I1 faut tout d’abord faire observer qu’une telle thborie - sous peine de ne pas i t re tenue pour valable - doit pouvoir rtpondre B certaines exigences et rendre compte de certains faits. Ce sont par exemple - que de sujet A sujet, les structures de la subjectivitt peuvent diffk-

rer jusqu’A l’anomalie ; que leur mise en action coordonnke peut &re gravement troublkc par l’effet de certaines drogues ; que certaines experiences (celle des lunettes A vision renversCe, par exemple) rtvelent leur ttonnante facultk de readaptation aux situa- tions d’ensemble, aux situations intbgranfes etc., etc. En bref, les structures de la subjectivitk restent en interdkpendance

d’interprktation avec les structures (< extkrieures )) des horizons d’inter- vention du sujet.

I1 faut y ajouter que, dks que les structures envisagtes nc tiennent plus uniquement (ou en premier lieu) A l’insertion du sujet dans un milieu naturel mais A son inttgration dans un milieu social, la plasticit6 de l’organon que forme l’ensemble de ses structures force d’elle-mcme l’attention.

Une thkorie du sujet (une phknomtnologie) ne saurait donc Gtre juste que si elle se rtvble capable de retenir et de mettre en place des faits aussi dkcisifs.

De quelle mkthodologie la recherche d’une telle thkorie peut-elle se rkclainer ? L‘interdkpendance des structures propres du sujet et des structures de ses horizons d’intervention exclut le recours A la mise entre fiarciithPses progressive de ces derniers. I1 semble indispensable de revenir au contraire A un univers dans lequel le sujet serait instre tout d’abord en tant qu’etre naturel dans un milieu naturel, puis engag6

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en tant qu’etre A vocation sociale dans un milieu humainement organisk, puis prenant part en tant qu’ctre A vocation aulturelle aux activitts d’un milieu de civilisation ...

Dans la perspective dont I’intkgriik est ainsi rktablie, l’option d‘ou- verture peut &re remise en valeur. Sa mise en forme mtthodologique n’bcarte pas purement et simplement la premitre version prtckdemment donnee de la methodologie ouverte. Elle la retouche et la compltte. Elle met en place certaines procMures et certains principes qui, sans &trc totalement absents de la premikre version, n’y sont encore que t r h pcu apparents. Tels sont par exemple le principe de I’aZtRritb (qui pose l’autre, mais non seulement l’autre humain, comme Clkment de comprkhension de soi-meme), le principe d’extkriorisation (qui ktudie les structures de la subjectivitk dam leur projection, c’est-A-dire dans leurs significations exttrieures), la procedure de 1’Cpreuve et du tkmoignage, etc.

Somme toute, si l’articulation de la mkthode se diversifie, l’esprit de la mkthodologie demeure le meme. L’option d’ouverture l’oblige i demeurer prospective et dialectique. Prospective, elle opere B l’aide d’hypothkses anticipatrices ; dialectique, elle revient inttgrer B la situa- tion de dhpart, pour mieux la maitriser, les rtsultats de la marche en avant.

Le troisiime probleme Cvoqut dans les priliminaires est celui de faire valoir l’option d’cuverture au niveau du langage, de la discur- sivitk. S’agit-il la d’une extension rkpondant B un simple souci d’unifi- cation formelle ? Doit-on l’envisager au contraire comme une const- quence inhluctable de I’adoption d’une mkthodologie ouverte ? Elle s’imposerait clans ce second cas comme une mesure de sauvegarde, faute de laquelle I’organicitC du dessein philosophique se trouverait compro- mise. En y songieant sans iparti pris, on reconnatt qu’on ne saurait forcer l’klaboration des deux questions prtcidentes dans un cadre discursif fermC (comme le serait un systkme discursif purement rationnd) sans qu’en retour l’option d’ouverture ne soit privCe d’une indispensable dimension de libertt ou meme d’indktermination. L’ouverture du lan- gage, c’est-A-dire sa mise en euvre dklibkrte et systkmatique en tant que systtme discursif ouvert est donc une condition sine qzca non de 1’6Enboration discursive du probleme mtthodologique. C’est une owel - ture par contamination : il se rtvttle sur cet exemple majeur qu’on ne saurait adopter l’ouverture (en tant que principe faire valoir) dam un certain secteur de la recherche philosophique sans avoir en faire de mcme pour tout le reste. En rkcusant cette obligation mkthodologique, on ne pourrait que compromettre I’intention philosophique elle-meme,

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qui est - chacun en conviendra - de tout reprendre en conscience, mais comme un tout solidaire.

C’est 18 la raison interne, mais aussi la plus imphieuse et la plus dccisive des raisons, pour que le philosophe adopte, pour le discours par lequel il conduit sa recherche, le statut d’un discours ouvert. I1 I’adoptera pour que certaines lignes de rupture ne viennent pas com- promettre I’organicitt cohtrente de sa dkmarche et de sa vision philo- sophique. Suulignons-le : la dtcision de faire tout ce qu’il faut pour que le discours puisse rester l’agent privilegik de cette organicitk cohkrente est l’option philosophique par excellence. C’est en fait l’option qui engendre la philosaphie et qui I’anime. I1 n’y a pas de justification qui, finalement, ne s’y ramkne.

Cela dit, rappelons (ce que d’ailleuw personne n’ignore) qu’il y a niille autres exigences auxquelles une thkorie du langage doit faire face pour 6tre idoine. I1 faut, par exemple, qu’elle sache rendre compte des faits suivants : - qu’une langue, propriCtC d’un groupe linguistique, appartient A tous

sans &tre pourtant identiquement la m&me pour tous, qu’elle est porteuse d’une iniormation naturelle lui venant de son rapport avec toutes les structures naturelles de la subjectivitk, qu’elle s’incorpore I’information expkrientielle lui venant de tous les horimns d’intervention du sujet, qu’elle peut donner lieu A l’klaboration d’un discours heuristique aussi bien qu’8 celle d’un discours logico-mathkmatique, etc. Peut-on se faire une idke d’une langue qui rkponde 8 l’ensemble

de ces exigences ? I1 suffit de reprendre et d’klaborer celle que suggkre la fason m&me dont unc langue s’acquiert, celle d’un milieu universe1 et mi gcneris de figuration et de reprksentation, d’un milieu ouvert tou- jours en i ta t d’incomplttude et toujours en ktat de rktlaboration. Cette idte de la langue est confornie h l’option d’ouverture. Elle permet de comprcndre que le philosophe, en menant sa recherche par l’intermk- diaire d’un systkme discursif ouvert. puisse rester en accord avec tous les ordres d’information.

Ces brkves indications demanderaient ?i h e assez largement expli-

I,c quatrikmc point evoqut dans les prkliminaires est celui de I’instance lkgitime. I1 s’agit ici de designer l’instance A laquelle revient ie droit et le pouvoir de porter des jugements de valeur sur la recherche philosophique, sur sa mkthode et sur ses rksultats. T w t e s les instances absolues ayant &ti. touchkes par l’extcnsion de l’option d’ouverture au

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qukes.

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langage, on peut se demander si l’on n’a pas rkcusi. dc ce fait l’autoritk de toute instance intersubjective. I1 n’en est pourtant rien. La question se rbduit A celle-ci : comment assurer en pratique le droit que doit avoir tout philosophe dc juger tous les autres ? La question n’est pas de celles qu’un forum puisse trancher en se repliant sur lui-meme. Mais elle peut I’ttre en faisant valoir l’option d’ouverture sous les trois aspects que voici :

a) Le philosophe est engagP dans toutes les formes de I‘exptrience et dans toutes Ies ouvertures d e celle-ci ; b) La mise en fornie discursive et la mise en ( X ~ L I V ~ C d e I’information correspondante sc font par I’intermtdiaire d’un s y s t h c discursif ouvert ; c) Pour la promotion de leur option fondamentale commune, les philo- scuphes ont B former un forum de dialogue. L’arbitrage de cc dialogue se fait par rCfCrence B toutes les formes d’expkrience sur lesquelles i l est ouvert. Les exigences h remplir par les participants au forum mPnerit B la conception d’une conscience d e groupe.

Tout le domaine de la philosophie peut 6tre ainsi soumis de prochc en prcrche B l’option d’ouverture A l’exptrience.

F. Gonseth 12 chemin du Muveran 1012 Lausanne

Dialectica Vol. 29, No 314 (1969)