38
La Photographie, une sociologie off ? Conférence de Joëlle Deniot, Anthropologue de l'Art Septembre 2009 Cʼest avec plaisir que jʼai accepté la proposition faite par Mateusz Targowski de réaliser dans le cadre de ce festival Diaporama, cette conférence autour de sociologie et photographie. Mateusz membre actif de cette belle manifestation, qui est aussi étudiant de sociologie, finissant son master dʼexpertise des institutions et professions de la culture, sʼintéresse entre autres à ces questions de la sociologie et de lʼimage et cʼest dans le cadre dʼun enseignement portant sur la méthode iconographique en sciences sociales au sein du département de sociologie de Nantes que nous avons fait connaissance, commencé à échanger sur ces questions… ainsi sʼest un peu faite la genèse de cette proposition de parler de la photographie comme outil paradoxal, équivoque, stimulant, heuristique pour le sociologue. Je tiens à préciser à ce propos que jʼai bien travaillé concrètement, que je travaille toujours concrètement dans mes pratiques de recherche avec lʼimage photographique. Je ne vais pas centrer ma conférence sur cela, mais je dirai dʼentrée que mes premières recherches dʼanthropo-sociologie avec la photo se sont faites dans le cadre dʼune étude longue, approfondie sur le décor des logements des familles de milieu populaire et que jʼai là travaillé avec un important corpus de photos prises chez ceux qui mʼouvraient leur porte, acceptaient cette drôle dʼenquête ; corpus qui me donnait à réfléchir, à questionner tout ce langage silencieux des objets dont les gens sʼentourent, dont nous nous entourons. Actuellement, mon travail est tout autre, jʼai pris pour objet dʼétude la chanson, celle dʼexpression française, francophone et entre autres aspects de lʼapproche de la chanson, jʼen étudie la gestuelle interprétative, dʼoù mon rapport à lʼarchive filmée quʼil me faut recomposer en séquence, saisir en figure significative de telle ou telle artiste. Il sʼagit dʼun travail de reprise, de recomposition sur de lʼimage déjà faite pour interroger cette fois, non plus le langage silencieux des objets, mais les visages de la voix chantée à travers cette réverbération du son, du musical dans la matérialité du corps et la symbolique des gestes. Mais là nʼest pas le centre de mon propos qui est plus général et qui commencera en préambule par délimiter la nature des questions dont il sʼagit de traiter.

La Photographie, une sociologie off ?

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Conférence de Joëlle Deniot, Anthropologue de l'Art

Citation preview

Page 1: La Photographie, une sociologie off ?

La Photographie, une sociologie off ? Conférence de Joëlle Deniot, Anthropologue de l'ArtSeptembre 2009

Cʼest avec plaisir que jʼai accepté la proposition faite par Mateusz Targowski de réaliser dans le cadre de ce festival Diaporama, cette conférence autour de sociologie et photographie. Mateusz membre actif de cette belle manifestation, qui est aussi étudiant de sociologie, finissant son master dʼexpertise des institutions et professions  de la culture, sʼintéresse entre autres à ces questions de la sociologie et de lʼimage et cʼest dans le cadre dʼun enseignement portant sur la méthode iconographique en sciences sociales au sein du département de sociologie de Nantes que nous avons fait connaissance, commencé à échanger sur ces questions… ainsi sʼest un peu faite la genèse de cette proposition de parler de la photographie comme outil  paradoxal, équivoque, stimulant, heuristique pour le sociologue. Je tiens à préciser à ce propos que jʼai bien travaillé concrètement, que je travaille toujours concrètement dans mes pratiques de recherche avec lʼimage photographique.

Je ne vais pas centrer ma conférence sur cela, mais je dirai dʼentrée que mes premières recherches dʼanthropo-sociologie avec la photo se sont faites dans le cadre dʼune étude longue, approfondie sur le décor des logements des familles de milieu populaire et que jʼai là travaillé avec un important corpus de photos prises chez ceux qui mʼouvraient leur porte, acceptaient cette drôle dʼenquête ; corpus qui me donnait à réfléchir, à questionner tout ce langage silencieux des objets dont les gens sʼentourent, dont nous nous entourons. Actuellement, mon travail est tout autre, jʼai pris pour objet dʼétude la chanson, celle dʼexpression française, francophone et entre autres aspects de lʼapproche de la chanson, jʼen étudie la gestuelle interprétative, dʼoù mon rapport à lʼarchive filmée quʼil me faut recomposer en séquence, saisir en figure significative de telle ou telle artiste. Il sʼagit dʼun travail  de reprise, de recomposition sur de lʼimage déjà faite pour interroger cette fois, non plus le langage silencieux des objets, mais les visages de la voix chantée à travers cette réverbération du son, du musical dans la matérialité du corps et la symbolique des gestes.

Mais là nʼest pas le centre de mon propos qui est plus général et qui commencera en préambule par délimiter la nature des questions dont il sʼagit de traiter.

Page 2: La Photographie, une sociologie off ?

Préambule

Dʼabord il faut poser que ce lien entre photographie et sociologie nʼa rien dʼévident. En effet nous sommes là conviés au milieu dʼexpositions photographiques, dans le cadre dʼinitiatives didactiques, poétiques autour de lʼimage et si lʼon pense plus généralement aux premières évocations qui nous viennent aujourdʼhui en pensant à la photographie, on pense à un univers de pratiques : pratiques artistiques, pratiques amatrices, ordinaires ou plus éclairées. On pense à différentes strates dʼimpressions visuelles plus ou moins floues allant des albums de famille, aux photos de presse, aux forts souvenirs esthétiques laissés par de grands films, saisis dans des découpes de plans, aux forts retentissements en soi de grandes signatures dʼœuvres photographiques. Bref, on ne pense pas à la sociologie …

Dʼailleurs peu de gens y pensent sans doute ! Pourtant pour continuer mon préambule, je donnerai une définition absolument non académique de cette dernière (la sociologie), car il faut bien nous entendre sur les mots pour engager un débat. Si lʼon pense sociologie, au plus simple, on pense une discipline universitaire, une tradition scientifique, plus modestement, je dirai une tradition de connaissance sʼattachant à comprendre, à expliquer la manière dont les institutions, celle de la famille, de lʼécole, de lʼEtat, mais aussi celle de la langue, celle de lʼart, de la culture… se font, se métamorphosent, se défont au fil de lʼhistoire et comment les hommes et les femmes pris dans ces contraintes institutionnelles, soumis à celles-ci, malgré elles, avec elles, contre elles parviennent à donner plus ou  moins de forme et de sens à leur vie. Bref, que la définition soit académique ou pas, a priori ce discours en raison (logos) sur lʼélaboration collective, sur la structure des groupes, des classes, des milieux sociaux, sur lʼinterprétation que les groupes, les milieux, les sujets se font dʼeux-mêmes et des autres ne paraît pas si évidemment que cela entrer en relation possible avec la photographie.

Questions donc :

-1°) Comment et de quels points de vue, la sociologie et la photographie se rencontrent-elles ?

Page 3: La Photographie, une sociologie off ?

-2°) Et pourquoi lʼhypothèse implicite du titre choisi : la photographie : une sociologie off ? Et pour le dire plus explicitement toute référence iconographique en sociologie nʼest-elle toujours menacée  dʼillégitimité, de marginalité et si cela est le cas quelles raisons peut-on avancer pour comprendre un tel état de fait ?

Croisements

Jʼai volontairement présenté ces deux univers photographie et sociologie comme non immédiatement interférents, pour mieux souligner maintenant les façons dont ils peuvent se croiser. Pour lʼessentiel, à mon sens, selon trois axes problématiques :

- 1°axe, celui de la preuve, de la pièce à conviction

- 2°axe, celui de la pensée figurale

- 3°axe, celui de lʼintensification du quotidien

1° axe : Photographie et sociologie sont amenées à se rencontrer parce quʼelles sont chacune à leur manière, travaillées par lʼides de faire témoignage, de faire preuve, dʼattester… Qui dit sociologie, sʼil dit savoir à idéal scientifique, se soumet ipso facto à lʼimpératif cartésien qui consiste à ne rien avancer qui ne puisse être prouvé. Pour partie la photographie qui montre, plus quʼelle ne démontre, cherche pourtant elle aussi à faire document – pour le journalisme dʼinvestigation, pour le film, le reportage dit documentaire justement, pour le clinicien[1]de lʼhystérie au temps de Charcot, mais également à travers les relevés optiques de lʼinfiniment grand, en astrophysique, de lʼinfiniment petit en microphysiologie, en microbiologie. En ce sens, en posant le rapprochement sociologie/photographie, on ne fait que rejoindre notre imaginaire scientifique classique animé de cette curiosité documentaire, inquiet de ce désir insatiable de preuves. Et cʼest dʼailleurs bien sur ce registre que la photographie historiquement, dans ses débuts, va susciter espoir et enthousiasme. Sur ce fil, nous demanderons alors quelle est la nature probatoire de la photographie ? De quel type de preuves pouvons nous disposer en sociologie avec les photographies ?

Page 4: La Photographie, une sociologie off ?

2° Axe : Sans entrer plus avant à ce moment de la conférence, je préciserai tout de même que la pensée figurale, concept dʼYves Bonnefoy[2], désigne une pensée infra-verbale, une pensée dit-il aussi trans-verbale, celle que lʼon peut trouver dans les grandes œuvres de la peinture, dans toutes les manières quʼont les images, les graphes de  donner une matière à penser, plus directement en lien avec lʼintuition, avec lʼexpérience dʼun réel qui vous taraude, qui vous pèse, qui cherche une expression dont les notions, les concepts, leur articulations logiques ne peuvent que difficilement rendre compte sans le désamorcer. Pensée verbale et pensée figurale, deux ordres de signifiance très distincts, nous propose Yves Bonnefoy. Je proposerai de suivre cette distinction et mettant la photographie dans cet espace mental de la pensée figurale de nous demander alors en quoi la sociologie peut-elle être concernée par cette pensée dʼà côté, en quoi elle peut y trouver matière à bouleverser, à nuancer, à vivifier ses logiques ? Cʼest aussi la sensibilité photographique qui est ici convoquée, cette sensibilité à la lumière qui nʼest pas celle de notre rétine et pourra, dans certains cas, nous donner plus que lʼœil, nous montrer ce que celui-ci ne saurait percevoir[3] et voir un être, comme le souligne Canguilhem[4], cʼest déjà prévoir un acte.

3°axe : Gilles Mora et Claude Nori dans leur Manifeste de la photobiographie[5], autrement dit de la photo comme écriture de soi, à lʼinstar de lʼautobiographie littéraire, partent de lʼidée que la photographie est un amplificateur dʼexistence. Je trouve cette intuition très juste, même pour les formes communes et non artistiques de lʼusage photographique. En effet impression, direction du regard, cadrage, mobilisation de tous les sens, déclic … la photographie veut révéler du nouveau à voir dans les sujets/ objets quʼelle vise,  veut provoquer lʼobservation même sur, même dans le déjà vu. Il y a une transfiguration plus ou moins réifiante, plus ou moins subtile qui sʼopère sur la surface photographique … les visages y deviennent figures dʼun espace-temps, les expressions se figent en traits, les personnes dans la gêne de la pose, se font masques ou personnages. Nadar lui-même ne nomma-t-il pas spectres les corps en tant quʼils sont photographiés[6] ; Barthes dans son ouvrage devenu référentiel La chambre claire[7] reprendra dʼailleurs cette idée de la hantise spectrale au cœur de lʼimage photographique. Quoiquʼil en soit ces métamorphoses liées à lʼacte photographique en font un support de dramatisation des peurs, des désirs de la perception de soi, de lʼautre. La photographie, cette grâce du moment, cette menace du moment, cette intrusion densifie le temps présent, y glisse de la durée, de la mémoire. Dans toutes les micro-fonctionnalités et micro-ritualités du quotidien, elle est peut nʼêtre quʼune ritualité de plus, mais elle est aussi irruption de lʼévénement, trace de ce qui jamais ne se reproduira. On se demandera alors en quoi cette intensification poétique, esthétique - qui là encore peut avoir des registres très simples ou très élaborés – en quoi cette intensification, cette percussion, cet émoi de la perception, de la représentation peut bien concerner la sociologie.

Nous allons reprendre un à un ces axes de croisement entre photographie et sociologie, en précisant au gré de ce cadrage quelles furent les grandes rencontres historiques entre sociologie et photographie ; rencontres qui parfois partent des sciences sociales pour aller vers les photographies, mais qui peuvent aussi partir des photographes pour aller vers les sciences sociales.

Page 5: La Photographie, une sociologie off ?

1° AXE

Visée savante et ambiguïté de la preuve photographique

- a) Un imaginaire de la preuve parfaite

La photographie en sa valeur dʼépoque, à savoir le tout premier demi-siècle de son histoire a vraiment fasciné lʼimaginaire savant. Elle sembla pouvoir sʼallier parfaitement aux méthodes positivistes, à cette utopie dʼun savoir absolu, éperdu dʼobjectivité qui régnait alors dans lʼévidence. En effet, inflexion historique de la manière de voir, du voir lui-même extériorisé dans lʼoutil, la photographie, non pas en sociologie qui est plus tardive, mais en dʼautres sciences, fit rêver dʼune sorte de preuve par excellence, de la preuve parfaite. On va parler de la photographie comme the pencil of nature, comme inscription -description simultanée, comme script du réel à authentifier, à circonscrire, à capter sans élaboration, ni médiation autre que cet enregistreur optique. La photographie a porté (porte encore ?) ce fantasme dʼune écriture sans sujet ni interprétation.

Et cʼest dans la science médicale que ce message sans code de la photographie va être pris au plus sérieux, avec le plus de retentissement et de force, au XIX °, comme paradigme de la vraie rétine du savant.[8] Je fais bien sûr là allusion à cette fantastique fabrique dʼimages de lʼhystérie, des hystériques au féminin exclusivement- ce qui nʼest pas sans augmenter le questionnement autour dʼune telle entreprise dʼemprise par lʼimage - que met au point Charcot à lʼhôpital de la Salpétrière. Lʼhystérie, énigme pour la médecine va être abandonnée à cette nouvelle rage du voir. Si de lʼhystérie on ne connaît justement que la trop grande visibilité, que les symptômes, photographions cette surface méthodiquement dans toutes les formes et tous les temps de ses manifestations pour avancer dans la connaissance sans a priori du corps malade, semble avoir été le principe dʼune telle recherche. Cʼest donc dʼabord et de façon très dérangeante, dans lʼhistoire de la clinique que la photographie est postulée à valeur et statuts probatoires. Il y a certes là des documents prodigieux, on peut se demander toutefois de quoi sont-ils le document ? Pas des documents « objectifs » sur lʼhystérie à coup sûr … Si ce guet des symptômes, armé par la photographie a bien réussi par comparaison, tri, constitution de corpus scientifiquement archivés à progresser dans la nosographie, il nʼest pas parvenu à dépasser ce corps symptomatique. Charcot souhaitait déchiffrer lʼénigme, cherchait des localisations cérébrales à travers cette sorte dʼautopsie anticipée, pour reprendre la formule de Georges Didi-Huberman[9], de lʼacharnement photographique. Rien de cela nʼest advenu, sur ces planches photographiques, le corps ne renvoie quʼau corps, le corps souffrant y est seulement comme redoublé par le spectacle des douleurs. Reste un formidable document entre histoire des sciences, histoire de lʼart, histoire du sacré dans lʼart même et histoire de la photographie alors toute de noir et de blanc, contrainte à la lenteur de la lumière, exigeant la longue patience, le long tourment de la pose.

Page 6: La Photographie, une sociologie off ?

Si jʼinsiste à propos de lʼaxe science/ photographie sur ce corpus iconographique qui est hors sciences sociales, quoiquʼil ne soit pas hors anthropologie toutefois (cf. Georges Devereux), cʼest dʼabord quʼil a fait référence, quʼil fait date, quʼon ne lʼaborde quʼavec un certain tremblement, quʼil témoigne de cet troublant agir imaginaire de la photographie entraînant, ici, et le médecin et la malade vers on ne sait quelle attente démesurée …et que de plus,  il va se constituer selon un des schèmes probatoires le plus souvent convoqué dans plusieurs usages sociologiques de la photographie et dans plusieurs usages photographiques de la sociologie. Mais si je ne suis pas partie de la sociologie, ce nʼest pas seulement parce quʼelle ne dispose pas de corpus historique aussi éloquent, aussi percutant mais également parce que la sociologie ne fut jamais saisie par ce ravissement de la preuve photographique, bien au contraire.

- b) Ruptures dans la sensibilité contemporaine

Page 7: La Photographie, une sociologie off ?

1.-  Celles exprimées par les praticiens de lʼimage

Certes la problématique de la photographie et du réel ne se situe plus dans cette bonne foi première. Jʼai envie de dire que le film Blow up (1967) dʼAntonioni plus concis quʼun tout discours théorique éclaire très bien cette ambiguïté du constat photographique telle quʼelle est vécue dans la sensibilité contemporaine. Blow up qui fait date aussi, cʼest beaucoup de choses mais cʼest aussi pour ce qui concerne notre propos, une démonstration par lʼimage de lʼéchec tragique de preuve photographique, une très belle parabole de cette aporie. Blow up, en terme photographique : agrandissement, tout simplement.

Londres de la fin de années 60, un jeune photographe branché réalise des photos de mode et vit de son art de façon insouciante : voilà pour le côté léger de la photographie dévolue au monde des apparences les plus chatoyantes et les plus éphémères. Et survient le côté grave quand ses photographies et non pas son œil vont, à son insu, capter sur la pellicule les traces dʼun crime. Il photographie à distance un couple dans un parc, tout est calme et beauté, luxe, calme et volupté…. Et pourtant cʼest la scène de meurtre silencieux. Ce quʼil nʼa pas vu : le personnage caché dans la haie dʼarbustes, son arme à la main, lʼhomme du couple abattu - il ne voit après la rencontre des deux amants que la femme sʼéloignant seule, il croit nʼavoir photographié que cette rencontre, que cet éloignement.  Ce quʼil nʼa pas vu lui sera révélé dʼindices en indices, de cadrages en cadrages de plus en plus rapprochés par les développements photographiques. Il est entré dans le tourment de la recherche de vérité, la photographie est entrée dans la logique de la preuve, de lʼenquête ici,  de type judiciaire. Après les découvertes de cette présomption de crime, de ce meurtre flou, il retourne sur les lieux, constater de visu : le cadavre de lʼhomme est bien étendu dans lʼombre du bosquet. Le temps quʼil tergiverse à faire un signalement, le cadavre disparaît et cʼest en vain quʼil raconte son histoire à un journaliste ami. Il nʼa pas été témoin oculaire direct, rien nʼa eu lieu, il faut tout oublier et revenir à la légèreté de la photo de mode. Charcot déclarait dans lʼeuphorie de sa méthode : quand on nʼa pas photographié peut-on dire que lʼon a vu. Dans cette réflexion filmique on suggérerait plutôt tout le contraire : que le photographié nʼatteste pas de la vue. La photographie a échoué dans lʼauthentification de la réalité du crime, la photographie dont on a pourtant déclaré, vanté la valeur indicielle, ne peut donc pas rendre compte dʼune réalité exogène. Lʼimage est renvoyée à lʼimage et le spectateur au doute par rapport à ce quʼil a cru voir…

2.-  Celles exprimées par des théoriciens de lʼimage

Dʼabord prise comme constat de fait, puis comme indice de réalité, et désormais même comme invention de réalité : le doute sur la valeur probatoire de la photographie semble être passé du doute méthodique au doute hyperbolique. Du nouveau et de lʼancien agissent dans cette critique où se réfractent et lʼeffet dʼabsorption de la photographie dans

Page 8: La Photographie, une sociologie off ?

la pratique artistique, mais aussi le maintien dʼune très ancienne attitude iconoclaste de lʼépistémé savante.

Dans cette révision à la baisse de lʼautorité photographique[10], que résume bien la phrase célèbre dʼun cinéaste fameux Jean- Luc Godard - « Ce nʼest pas une image juste, cʼest juste une image » - comment se situent sociologie et sciences sociales ?

Dʼabord dire que si lʼon tend actuellement à réfuter la photographie comme preuve, cʼest peut-être quʼon nʼen a sûrement trop attendu, oubliant dʼune part que derrière la machine, il y a le machiniste et dʼautre part quʼil nʼexiste pas de preuve absolue, que toute preuve sʼélabore dans une inter-humanité des regards, des discours, dans lʼimperfection plus ou moins grandes des institutions, dans un minimum de croyances partagées et non pas dans le monde objectif des choses. Le premier théoricien proche des sciences sociales à sʼarrêter sur la photographie[11], le premier dont le livre ait fait référence, cʼest Roland Barthes. Proche des sciences sociales certes, mais il est sémiologue, philosophe et va, en dehors de toute étiquetage disciplinaire, sʼintéresser aux Mythologies du monde contemporain, cʼest alors la Star, lʼautomobile, le vélo, le tour de France, Greta Garbo… autant de courts essais qui, sʼils nʼétaient pas officiellement mis dans les bibliographies des sociologues, les ont pourtant beaucoup inspiré, pour les moins crispés dʼentre eux sʼentend ! Et fait symptomatique déjà du caractère off de cette sociologie de lʼimage, lʼun des premiers théoriciens à parler, nʼest pas un sociologue institutionnellement établi mais un quasi-anthropologue à la marge.

Page 9: La Photographie, une sociologie off ?

William Klein : Premier Mai à Moscou, 1959

Or Roland Barthes cinéphile, amateur dʼAntonioni entres autres, affirme lui nettement  lʼautorité indicielle de la photographie. Sans sʼillusionner sur les vertus objectivantes de la photographie, il souligne que lʼimage photographique nʼest pas à considérer comme un langage de type discursif, quʼelle nʼest pas signe comme le signe linguistique sʼappuyant sur la structure signifiant/signifié et ne renvoyant pas nécessairement à une réalité extérieure, mais quʼelle est à considérer comme un être déictique. Autrement dit, la photo est impérativement liée à un référent exogène. Ne considérant que la photo non truquée bien sûr, Barthes souligne que lʼimage photographique capte bien ce qui fut présent dans lʼespace et le temps face à lʼappareil photographique. Il y a de la réalité extérieure dans la photographie, cʼest ce moment fugitif du vivant. La réalité, ici saisie, tout autant voire même plus que lʼespace, cʼest le temps et donc pour le vivant, sa finitude et sa mort. Au final même si cette réflexion place la photographie du côté de lʼaffect, du trouble, du sujet elle ne lui ôte pas bien au contraire toute valeur documentaire historique en particulier puisque la photographie nʼimprime jamais que du toujours déjà passé. Sʼil y a bien un photographiant se tournant selon un certain angle, avec telle ou telle intention spontanée, élaborée vers un morceau, une séquence du réel, cʼest aussi que ce dernier vous impressionne, sʼimpose à votre perception selon  une certaine face[12]. Entre regard porté et regard convié, pour reprendre la formule inaugurée par Merleau-Ponty, la photo peut être une aide utile à la description des mœurs, elle a valeur entre autres, ethnologique déclare Roland Barthes. Elle nʼest pas preuve au sens strict mais source dʼinterrogation, de réflexion  à partir de détails[13] (costume, coupe de cheveux, visage et marquages sociaux en lui etc … souvent des détails culturels liés à la mise en scène des corps). Elle permet dʼaccéder à ce que Barthes nomme un infra –savoir c'est-à-dire un savoir éclaté, souterrain mais également irremplaçable.

Cette problématique de lʼindice ou plus précisément de la trace qui reste une sorte de conviction minimale requise pour travailler avec la photographie en sciences sociales, est toutefois elle-même remise en danger par des pensées à la limite qui, ôtant toute possibilité dʼirruption du réel dans lʼimage photographique, vont ipso facto, volontairement ou involontairement, placer la photo hors champ de la connaissance possible des faits, dans la sphère autonomisée de lʼart. Il en va ainsi avec Clément Rosset qui met, lui, la photographie sous la catégorie non plus de la trace mais du double, du double de proximité, comme lʼombre ou lʼécho. La photographie sʼapparente au reflet, comme la reproduction sonore sʼapparente à lʼécho et la peinture à lʼombre[14].

La photographie est dans lʼimpossibilité dʼauthentifier une réalité ; ce double conteste, évacue le réel plus quʼil ne peut en témoigner. Pourquoi cet échec radical de la preuve photographique ? En raison des trucages, des occultations à fins politiques, en raison des usages fantasmagoriques de la photographie qui fut en plein scientisme, appelée à attester dʼobjets irréels : fantômes, émotions, aura (et cela au sens propre dans lʼéquipe

Page 10: La Photographie, une sociologie off ?

de Charcot), en raison plus radicale que rien, si ce nʼest ma croyance en un vraisemblable, ne peut me permettre de savoir si la photo du voyage sur la lune des astronautes américains nʼa pas été faite dans les souterrains du pentagone, que les cailloux prétendument prélevés sur la planète Mars ne proviennent pas du Colorado, la photo ne peut que me donner un sentiment du réel quasi illusoire. Si je précise cela cʼest que des sociologues vont sʼenfermer - sans nécessairement avoir lu Rosset, philosophe - dans ce doute hyperbolique, finalement très cartésien, pour refuser tout réalisme à la photographie et donc toute possibilité dʼun usage fécond de son aspect documentaire. Et là nous rejoignons une question épistémologique forte dʼabord quʼest-ce que le réel ? Rosset répond à juste titre ce qui déborde le concept, ce qui résiste quand tous les simulacres ont disparu… Lʼimage nʼest quʼun simulacre … Et lʼimage, cʼest aussi un être de perception, qui donc aborde le réel sous un mode mineur pour toute notre tradition philosophique si méfiante,  à juste et injuste titre, à lʼégard des sens et du sens commun. Je trouve cette critique très aigue de Rosset, finalement beaucoup moins ouverte que la réflexion de Barthes, moins généreuse et peut-être au bout du compte plus encombrée par le penchant iconoclaste des savants, du logos inauguré par Platon et poursuivie par tout le rationalisme triomphant.

c) Filtres sociologiques

La sociologie si lʼon prend pour référence, sa naissance institutionnelle, est finalement contemporaine des débuts de la photographie (Emile Durkheim, Le suicide, 1897). Pourtant, elle ne prend pas cas de ce nouvel outil pour aborder la réalité sociale, trop occupée quʼelle est à vouloir sʼimposer par le seul pouvoir de la preuve statistique. Compter, ne pas photographier sans doute les deux faces dʼune même démarche et dʼun même ancrage dans un univers mental, philosophique où la figure du nombre est depuis lʼAntiquité grecque, lʼune des figures fortes de lʼintelligible et lʼimage, le symbole du monde des apparences où se situe le peuple, où se situe la vision commune. Et ce, même si la sociologie cherche sa légitimité du côté des sciences expérimentales et que ces mêmes sciences expérimentales vont, elles, être ô combien moins réticentes dans une approche des faits par la méthode photographique, comme nous lʼavons vu précédemment.

La photographie, une sociologie off ? Oui, assurément dans la mesure où ce qui passe en sociologie, entendue au sens strict, de bribes de méthode photographique, nʼarrive que latéralement, par les voies de lʼapproche ethnographique, par les voies de lʼanthropologie anglo-saxonne notamment, par lʼapproche de type documentaire ou de type journalistique ou de type artistique. La photographie, une sociologie off ? Il faut être plus nuancé si lʼon entend par sociologie, un ensemble de connaissances en sciences sociales convergeant tant bien que mal (en ce moment plutôt mal que bien) vers une meilleure compréhension de cette élaboration collective de lʼhumanisation, base de tous les discours en raison sur la société quelle que soit leur étiquette.

Page 11: La Photographie, une sociologie off ?

Prenant maintenant quelques exemples qui ont marqué lʼhistoire des sciences sociales et dont il faut dire quʼils ne sont pas légion, ce qui est assez significatif, je nʼen tiendrai toutefois aux seuls dʼentre eux ayant pris une patine quasi canonique. Je signalais précédemment que lʼon retrouvait dans lʼutilisation sociographique, ethnographique de lʼimage photographique  pour ces décrypteurs de la société ayant fait confiance à la preuve figurative faillible de la photographie, des schèmes logiques voisins de ceux employés dans le pronostique et le diagnostic cliniques : il sʼagit du schème de la généralisation possible du cas en type et du schème de la puissance observatrice décuplée par lʼoutil.

Puissance observatrice décuplées par lʼoutil : il sʼest réellement développé toute une anthropologie visuelle et cela depuis le milieu du XX°siècle, une anthropologie sʼappuyant sur toutes les dimensions de la méthode graphique : dessin, images photographiques, images filmiques, films au ralenti, extrême décomposition des mouvements étudiés, recompositions par le trait ou lʻimage des séquences temporelles dʼun mouvement, dʼune interaction.

Et à mon sens, cette anthropologie sʼavère la plus féconde dans ses recherches lorsquʼelle sʼattache à lʼétude de la réalité gestuelle des sociétés humaines[15]. Gestes du rite, rites du geste, gestes de travail, gestes de la convivialité, de lʼalimentation, gestes de soin, gestes de la douleur, cʼest toute ces paramètres signifiants, ces chaînes opératoires, cette trame commune des langages silencieux que ces analystes (anthropologues, sociologues, ethnologues) de la communication non verbale – comme ils se sont parfois désignés eux-mêmes- ont cherché à fixer, classer, typifier.

Ici extraits de la mise en scène de la communication gestuelle dans un marché parisien, 1983.

Page 12: La Photographie, une sociologie off ?

Recherche de cosmos culturel singulier par Bateson et Magaret Mead[16], élève de Franz Boas à lʼuniversité de Columbia, à travers les gestes éducatifs à Bali, recherche de gestes transculturels, de comparaisons interculturelles pour Edward Hall, pour Desmond Morris[17], recherche dʼune grammaire des ritualités, des civilités élémentaires  - offrir une cigarette, passer un briquet dans un échange Homme/ Femme - pour Birdwhistle[18], professeur dʼErving Goffman. Il y a là tout un corpus allant de lʼanalyse de la danse grecque antique dʼaprès les monuments figurés[19] à celle de la stratégie des gestes dans le débat politique télévisé[20]. Il est à noter que cʼest comme dans lʼexemple de lʼobservation clinique, cʼest bien la gestualité humaine, en lʼoccurrence davantage rattachée à son biotope, à son environnement, mais la gestualité humaine, interhumaine à la fois toujours très manifeste et très imperceptible en ses mille nuances, toujours dans la matérialité du signifiant et dans lʼopacité du symbolique, toujours pensé sous la catégorie du symptôme qui se retrouve au centre de la préoccupation de connaissance par lʼimage. Lorsque lʼon lit les propos de E.J. Marey du service photographique de la Salpétrière « Quand le corps en mouvement est inaccessible, comme un astre dont on veut suivre le déplacement ; quand il exécute des mouvements en sens divers, ou dʼune étendue si grande quʼils ne puissent être inscrits directement sur une feuille de papier, la photographie supplée aux procédés mécaniques avec une très grande facilité : elle réduit lʼamplitude du mouvement, ou bien elle lʼamplifie à lʼéchelle la plus convenable[21] », on sʼaperçoit quʼils collent tout à fait à la pratique  de ces anthropologies du comportement qui se sont toujours donné lʼhorizon ambitieux de constituer une sorte de discipline autonome, que Birdwhistle appelait une kinésique sociale, dʼautres une ethnogestique mais toujours pensée comme sœur cadette de la socio ou de lʼethnolinguistique…   Le geste nʼétant jamais bien loin de la parole.

Avec ces films nombreux, ces références conséquentes qui font confiance à lʼimage comme source et preuve de la connaissance, on pourrait donc dire que la photographie nʼest pas une sociologie off. Toutefois peu de choses sont passées de ces recherches dans lʼuniversité française, au niveau de la transmission pédagogique, jʼentends.

Autre schème commun, le passage du cas au type : Cʼest un des traits de la clinique que de procéder par étude de cas, de le généraliser en un tableau et le subsumer sous un genre. La photographie va accentuer cette procédure à la fois expérimentale et muséale. De la même façon en sociologie, photos de sociologues ou photos de photographes à dimension documentaire vont fonctionner dans cette  logique, voire dans cette immanence de la typification.

1°) Exemple Eugène Atget (1856-1927), un photographe qui réalise le premier essai de socio-graphie des décors intérieurs

Page 13: La Photographie, une sociologie off ?

Atget, intérieurs parisiens, début du xx°siècle

La simple légende apposée à lʼimage « intérieur dʼouvrier de rue de Romainville » suffit à transformer ce cas singulier en un tableau social.

2°exemple, extrait des célèbres photos de lʼenquête sociale de la Farm security administration lancée par Roosevelt, pour lutter contre la grande dépression des années trente. Les mains de cette fermière ont presque valeur dʼicône.

Page 14: La Photographie, une sociologie off ?

Russell Lee, Les mains d’une fermière de l’Iowa, 1936

3° Exemple, le photographe August Sander (1876- 1964), chaque portrait pris en son masque social se présente, au-delà même du type circonscrit, celui de lʼingénieur, du notaire, de lʼavocat, du paysan, de lʼindustriel, du propriétaire foncier, de lʼinstituteur… comme le témoignage dʼun pays et dʼune période de son histoire avec ce quʼils condensent dʼordre et de hiérarchie sociale implacable.

Page 15: La Photographie, une sociologie off ?

 A.Sander, Acteur ambulant, 1928 A .Sander, Instituteur de village, 1920

 

 A.Sander, Juive persécutée, 1938 / A. Sander, Morte, 1927

August Sander veut capter la société allemande dont il est observateur et acteur. Se détournant du pictorialisme, son esthétique sʼancre dans une utopie de lʼobjectivité : «  je

Page 16: La Photographie, une sociologie off ?

ne hais rien tant que les photographies édulcorées, remplies de minauderies, de poses et dʼafféteries » écrit-il pour argumenter ses choix de photographe qui se veulent aussi choix de lucidité. Comme Atget, Sander proposent des images entre art et document. Des images dont on dira quʼelles ont saisi lʼAllemagne avant lʼavènement du troisième Reich[22]et qui se présentent donc comme une ethnographie, une sociographie en acte dont le commentaire doit se réduire au seul étiquetage de la légende. On fait apparaître un cas, on le nomme, il devient type. Cet ensemble de real-type couvrant la République de Weimar, lʼère national-socialiste et les premières années de la République fédérale, vise à  profiler le tableau exhaustif par générations, par catégories et clivages socio- professionnels, par ancrages territoriaux de toute la civilisation allemande. Lʼambition de Sander est dʼoffrir par le moyen de la photographie une image absolument fidèle de notre époque, de donner le panorama de lʼétat social existant. Le cas, le type, le tableau : on retrouve lʼambition de Charcot, faisant du script de la photographie le lieu dʼune autopsie anticipée[23] du visible.

Cet ensemble photographique délivré dans Hommes du XX°siècle, œuvre rare dans lʼhistoire de la photographie qui rencontre volontairement la démarche des sciences sociales, sʼalimente beaucoup plus inconsciemment sans doute à lʼune de ses matrices scientistes. Emile Durkheim ambitionne, pour la sociologie disciplinaire, de saisir les faits sociaux comme des choses sociales à travers le filtre des séries statistiques essentiellement. August Sander fait surgir à lʼimage et dans lʼimaginaire, cette réification du social. Il fournit la preuve sensible dʼêtres, de personnes transformées en choses sociales. La mort y saisit le vif à chaque cliché. Au final, la vérité profonde de cette fresque socio-photographique de Sander ne réside t- elle pas dans ce dernier portrait intitulé sans autre identification : Tote, 1927(figure présentée ci-dessus) ? Au-delà de la lucidité revendiquée, lʼinconscient mortifère mène le bal.

4° exemple, plus récent, une photographie tirée de Noblesse intime[24], livre produit par deux sociologues et une photographe à propos de lʼaristocratie belge. A la présence des portraits sont joints des extraits dʼentretiens. Ci-dessous, une des protagonistes de lʼenquête, architecte dʼintérieur, qui comme tous les autres a choisi le cadre où elle désirait être photographiée. Cette image dʼune personne parle immédiatement dʼune lignée, dʼune classe. Il nʼy avait dans cet ouvrage nulle intention dʼannulation de la marque singulière de chaque vie, comme dans la visée entomologiste dʼAugust Sander.

Page 17: La Photographie, une sociologie off ?

Manuela deTervarent, Noblesse intime, préface de Claude Javeau

Et pourtant, comme le souligne en préface Claude Javeau « la galerie des portraits que jʼai le plaisir de présenter témoigne pour cette mise en scène dʼune nature, en fait dʼune naturalisation, qui renvoie à une inscription sociale spécifique. Celle-ci comprend un mode de prise de possession de lʼespace qui est le propre des maîtres dʼespaces autrefois géopolitiques et aussi des familiers du temps de longue durée, porteurs à la fois de traditions et de projets. Lʼart du photographe a été de ne pas forcer ses modèles à faire abstraction de ces déterminations spatiales et temporelles».

Révélateur de lʼimage contrôlée de notre paraître,  captation instantanée de lʼintimement social du sujet, le portrait réussi, serait, à ce titre, le meilleur ami du sociologue recherchant la confirmation incarnée de ces typologies. Reste que la photographie saisit aussi les écarts au déjà pensé, quʼelle ne peut jamais être la totale illustration de

Page 18: La Photographie, une sociologie off ?

lʼintelligible, quʼelle fixe aussi la part non interprétée du réel. Le portrait réussi, cʼest aussi cet entre-deux de lʼêtre et du paraître, la sociologie peut alors trouver dans ces contrastes indisciplinés du vivant que propose toujours lʼimage, une force plus heuristique que simplement vérificatrice. Il semble dʼailleurs que ce soit dans ce va et vient entre type et écart que ce livre au titre paradoxal Noblesse intime, parvienne à nous présenter, hors cadre strict du logos, une sociographie très pertinente de lʼaristocratie belge. Duplicité, jeu, trouble de la photographie qui confirme et conteste à la fois, lʼesprit de classement de la sociologie disciplinaire.

2° AXE

Lʼimage, comme ressource sensible de pensée

Il est des photographes, parfois simples artisans de leur art durant toute leur vie, désormais promus artistes dans lʼhistoire de la photographie et plus latéralement dans celle des sciences sociales. On déclare alors que leur œuvre a valeur patrimoniale, on les nomme désormais « des anthropologues involontaires »,  ce qui tend me semble t- il, à souligner que si lʼimage photographique est sans doute une preuve lacunaire, elle aussi bien autre chose quʼune preuve[25] et que là réside également lʼune de ses forces, a côté du registre probatoire justement.

Norbert Ghisoland (1878- 1939) est un de ces photographes inconnu jusque dans les années 70, moment où son petit fils découvre les quelques 40000 plaques négatives conservées, oubliées dans le grenier de la maison de Frameries, petit village du borinage où il exerça son métier de photographe auprès  des familles de mineurs qui habitent, travaillent et vivent dans ce pays des charbonnages. Il ne crut pas faire une œuvre ; on le loue : « les photos de Norbert Ghisoland sont autant de fiches ethnographiques qui racontent les vérités et les mensonges de destins austères, avec une téméraire sincérité confrontée à lʼimplacable miroir de la photographie ». Il ne crut pas faire une œuvre, on lui reconnaît une signature visuelle.

Page 19: La Photographie, une sociologie off ?

$ $ $ 

Photo prise dans le décor du studio Photo d’identité sans décorum 

Lorsque lʼon sʼattarde sur ces photos, on remarque surtout des regards, des visages intenses faisant toujours pleinement, sérieusement face à lʼobjectif, faisant face seuls, enfants, adultes, dans des liens de couple, ou de famille. On y lit donc au moins lʼimportance accordée à cet événement de la photographie de leur vie ; curieusement la fonctionnalité des photos dʼidentité prises sans les arrière-plans de convention optimise encore cette caractéristique essentielle de grave solennité. On est ému, on nʼest pas là devant une pratique de loisir ou de divertissement. Et si ces clichés nous mettent en contact avec un destin collectif, ce par quoi ils sont salués par les commentateurs, ils frappent surtout par leur capacité à suggérer toute lʼénigme de la personne. Cʼest en effet vers le roman de chacun que ces photos transportent notre imagination. Si de nombreuses informations sur le milieu et lʼépoque y sont bien présentes, elles y sont comme par inévitable surcroît, car ces photos mènent au seuil de la personne et de ses opacités et non pas vers la transparence dʼune quelconque typification. Les vêtements des figurants sont de cérémonie, le décorum du studio fait de mobiliers, de drapés un peu désuets, de paysages à lʼantique. Tout cela correspond aux codes en vigueur dans cette pratique datée du portrait, mais cela sert aussi à introduire un écart à lʼordinaire, à introduire une étrangeté dans le quotidien captant le sujet photographié dans un état de léger déséquilibre où sa propre singularité a plus de chance dʼêtre surprise. Finalement ce qui trouble le plus dans ces clichés, cʼest cette impression de recevoir une part du moi profond des photographiés malgré le cadre très contraint des clichés. A lʼinverse de Noblesse intime laissant peu de place à lʼintimité, ces fragments de vie ordinaires sont étonnamment plus éloquents sur lʼintériorité de leurs modèles.

Page 20: La Photographie, une sociologie off ?

Mais si je parle de cette façon très impressionniste sur cet album de photographies redécouvertes de Norbert Ghisoland[26], cʼest pour souligner plusieurs choses :

Dans notre expérience commune, nous savons bien que la photographie fascine, repousse, passionne, que sa puissance propre consiste à se dérober à tout discours que lʼon peut tenir sur elle. Il sʼagit donc pour qui travaille en sociologue ou autre analyste, avec les photographies de se laisser dʼabord appeler par elles, de sʼabandonner à ce quʼelles déclenchent de nos affects actifs, pour reprendre lʼexpression de Spinoza. La photographie est un être de mélange : une attestation probable de ce qui a été et dont elle nous fournit la trace détaillée, une visée, une construction matérielle et psychique, celle du photographiant, une vision interprétée par qui la reçoit. Il faut donc dʼabord accepter cette équivocité et sʼinstaller dans ce tissé de représentations en chaîne qui constitue la réalité propre à lʼacte photographique et à son produit. Le raidissement méthodologique qui consiste à vouloir seulement critiquer lʼeffet illusoire de réel quʼelle fait ressentir- ce à quoi se réduisent bien des travaux de sociologues sur la photographie – ne permet pas dʼavancer. Travailler avec les images photographiques, cʼest dʼabord être choqué ou charmé, comme tout le monde et puis non pas jouer les déconstructeurs[27], mais à lʼinverse se laisser prendre à ce jeu complexe du réalisme figuratif[28] quʼelles offrent à penser. « Cʼest manquer de formation que de ne pas distinguer ce dont il faut et ce dont il ne faut pas chercher démonstration », écrit Aristote[29].

Si les photos de Ghisoland retiennent tellement lʼattention, par cet accès ténu à lʼhistoire individualisée quʼelles autorisent, cʼest que lʼon ressent cette lumière dʼempathie du photographe sur ces « modèles ». Les effets de nimbe, de souligné des contrastes nʼy sont pas simples actes techniques usuels mais aussi gestes de tendresse et cʼest ce tact qui vous frôle quand votre regard va à leur encontre. La photo dit, évoque, suggère malgré elle peut-être, le rapport dʼimplication du photographe. En ce sens, elle est exemplaire de ce que pourrait être une recherche en sciences sociales qui sʼautoriserait de façon aussi directe, aussi ineffaçable à inclure une véritable approche du rapport sujet/objet qui inspire et ses genèses et ses résultats. En ce sens, la photographie est révélatrice dʼun insu, dʼun inavoué, dʼun interdit de lʼenquête sociologique. Nous attendions une preuve, en voilà une dimension, celle, non pas de la chose même, mais celle des interfaces jamais maîtrisables. Nous attendions une preuve, voilà une brèche pour lʼesprit, suggérant silencieusement, aux sciences sociales de cesser dʼêtre ces sciences froides[30].

Page 21: La Photographie, une sociologie off ?

La photographie pourrait donc être ce réservoir dʼintuitions premières dʼune recherche, cette source fraîche dʼintuitions sensibles auxquelles il faudra toujours revenir pour alimenter les étapes et développements même les plus analytiques de lʼenquête. Toute enquête est aussi une quête et tout support iconographique pris au-delà de la simple anecdote de lʼillustration, en manifeste le symptôme. Si je mʼen réfère à mon expérience de recherche sur les décors et désormais sur les visages et les gestes de la voix chantée, je dirai que les images photographiques y ont toujours fonctionné comme des stimulants de création, comme un musée imaginaire de la recherche mais également comme cet obstacle nécessaire dʼune représentation matérielle, susceptible de trouer la théorie comme le disait avec ironie Leroi-Gourhan, à propos du film ethnographique ; comme cette butée de la trace, de lʼindice qui peuvent sʼavérer blasphématoires par rapport au système conceptuel, comme le formule autrement Albert Piette. La photographie, cʼest le surgissement du détail inconnu, cʼest un double de la réalité qui navigue entre la singularité de lʼévénement et la stylisation de lʼallégorie. Avec lʼimage photographique pour témoin, on ne peut jamais dire que tout le réel est rationnel ; la photographie nous sert à penser que la réalité excède le concept, ce quʼil faut toujours rappeler au sein dʼune sociologie disciplinaire si profondément marquée par la paresse hypothético-déductive. Les idées aveugles cherchent insatiablement leur confirmation dans lʼexistant, les images sont toujours à revoir, comme cet autre existant inépuisable. Car si lʼimage est bien polysémique, et si ce flottement, cette relative indécision lui donne toute sa vigueur métaphorique, contrairement à ce quʼen disent savants iconoclastes ou savants distraits, elle ne se laisse pourtant jamais interpréter de nʼimporte quelle façon ; bien au contraire elle inscrit le chercheur dans une dynamique dʼinvention sʼélaborant entre élan de lʼimagination sociologique et résistance des paramètres du signifiant.

Page 22: La Photographie, une sociologie off ?

Nous évoquions en début de conférence, la notion de pensée figurale opposée par Yves Bonnefoy à celle de pensée verbale. Lʼimage dans cette problématique, cʼest lʼépiphanie de lʼexpérience. Brusquement, avant le filtre du discours, avant les raisons du logos, lʼimage poétique, lʼimage picturale peuvent donner par fulgurance, la perception de lʼessentiel. Lʼimage pourrait être et serait parfois, cette limite, ce silence dʼune perception exacerbée, cette soif du regard. Ce serait alors une obsession du réel, bien plus proche du monde extérieur, de son altérité, bien plus proche de sa pesanteur sur les corps, les visages et les vies, bien plus proche alors des linéaments de notre être - au - monde que tout autre commentaire en raison, sʼefforçant de les appréhender. Pour que les images soient ces condensés de perceptions immédiates, fugitives de lʼindicible que chaque culture tend à canaliser, il faut quʼelles soient plus que des visées ; il faut quʼelles soient des œuvres de claire - obscure voyance. Ce qui est rare. « Ces projections de la conscience aux aguets dans des figures qui la soutiennent, elles ont un dessein, elles font paraître un vouloir, ceux-ci de mieux comprendre et mieux vivre notre condition dʼêtres jetés dans le monde de lʼimmédiat mais séparées de lui par les médiations du langage, et donc oublieux de la finitude et en risque dʼêtre privés des vrais besoins, des vraies tâches.

Cette expression figurale, cʼest pour aller à la vérité, et lʼaffronter, dans son lieu qui est au-delà des formulations et reconstructions qui fleurissent dans les discours». Cet espace mental de lʼiconographie décrit ici par Yves Bonnefoy, cʼest celui des grands éblouissements réflexifs ayant pu se produire dans lʼhistoire de la peinture, de la sculpture, du dessin … Comme la musique, lʼimage est un avènement non verbal de lʼintelligence du monde, une percée de lʼirreprésentable des pulsions. Todorov a bien montré quʼavant de naître dans le texte, lʼhumanisme et ses appropriations plus individuées du monde furent dʼabord donnés à penser, à regarder dans lʼart des enluminures pratiqué à la fin du quatorzième siècle, puis au quinzième dans les libertés prises par la peinture hollandaise et italienne à lʼégard dʼun univers théocentré que par ailleurs, elles se devaient de célébrer. Lʼimage peut anticiper le verbe, elle est du côté du rêveur éveillé de Bachelard. Parfois, elle vient de la nuit, de notre part nocturne, elle en devine les trames, les désastres et les embrasements, ce que montre Yves Bonnefoy à propos de Goya et de ses peintures noires racontant, dans ce siècle des lumières, la cruauté et lʼeffroi dans lʼhumain, toujours attaché à ce cauchemar inaugural du prédateur et de la proie…

La Mélancolie, grand thème de la civilisation occidentale dont la récente exposition[31] de Jean Clair a démontré avec brio, lʼinactuelle et lʼactuelle résonance va aussi dans ce sens dʼune pensée figurale. Lʼantique, la sombre, la dolente, lʼhumorale, la géniale, la mystique mélancolie se pense en ses figures gravées[32], peintes, sculptées tout autant quʼen ses textes. On ne dit pas lʼintuition de sa mort, on peut la montrer.

Page 23: La Photographie, une sociologie off ?

Edvard Munch, L’attraction 1,1896, lithographie

Lʼimage peut frôler des vérités dangereuses, ce quʼillustre avec une vigueur peut-être sans égal, le célèbre tableau dʼEdvard Munch, intitulé Le cri. Certes la photographie nʼest pas lʼimage picturale mais si je pense à Munch[33], à ses intuitions, à ses visions  tourmentées du siècle tourbillonnant sur ses toiles, cʼest précisément en raison de la couleur noire, de cette dramaturgie plastique du noir qui anime sa peinture. Or cʼest aussi dans cette confrontation directe entre le noir et le blanc que la photographie travaille en ses débuts par nécessité, et puis durablement, par choix esthétique ce que confirment la pratique ordinaire et plus encore la pratique artistique des instantanés. Dʼailleurs, dans tous les exemples cités et montrés dans cette conférence, cette pensée de lʼœil révèle le monde en noir et blanc, ce qui nʼest pas sans raison ni sans effet. Le tranché de cette écriture noire et blanche des personnes, de leur environnement, de leurs actes donne au document photographique, dʼabord une forme plus abstraite, plus ascétique qui le rapproche du mode idéel de la pensée. Mais lʼaffrontement incisif, lʼénergie du noir et blanc ne jouent seulement sur les valeurs intellectuelles du dépouillement, ils se donnent également à lire, à ressentir dans la gamme de leurs ténébreux, de leurs éblouissants échos. Il y a comme une immanence lyrique du noir et blanc. Il magnifie en toute conscience et empathie, les portraits de société dʼun Walker Evans, qui fut dʼailleurs, un

Page 24: La Photographie, une sociologie off ?

temps adepte du pictorialisme. Parfois, il magnifie même à contre cœur, le réalisme souhaité dʼun August Sander.

 

Période pictorialiste sur le thème de la villedans le métroWalker Evans, New-york, 1928

Série de portraits pris subrepticementWalker Evans, New-york, 1938

Page 25: La Photographie, une sociologie off ?

1946, Evans poursuit sa quête des portraits, dans la ville industrielle de Détroit, il centre lʼintérêt de lʼimage sur les sujets mêmes, des ouvriers, des passants absorbés dans leurs pensées.

« Qui lʼignorerait a pu lʼapprendre des meilleurs films russes, que chez les  photographes, milieu et paysage ne se révèlent quʼà celui qui sait les saisir dans leur anonyme manifestation sur un visage » écrit Walter Benjamin[34]. Evans en réponse à ces remarques déclare quʼils sʼintéressent aux portraits des gens en tant quʼils sont anonymes[35]. Indépendamment du fait que de tels termes (ceux dʼEvans) soulignent encore cette obsession de lʼenquête policière chez le chasseur, le montreur dʼimages, nous pourrions ajouter que la pensée figurale enclose entre autres dans la photographie, propose à la sociologie des chantiers :

sʼapprocher des visages pour y découvrir et le sujet (oublié, voire expulsé du scientifique) et le milieu (si idéologiquement supposé) et le paysage (aux strates anthropologiques si rarement recherchées)

sʼalimenter à cette source métaphorique de lʼimage pour révéler quelque part implicite, refoulée du réel (comme dans ce surgissement de gravité des portraits, par ailleurs « si peu portraits ») de Walker Evans.

Oser le lyrisme de la vie à fleur de ces figurations contrastées des lumières noires et blanches, sans gommer toutes les nuances des gris, des ombres, des moires qui les bordent ou les traversent.

En bref, sʼaider de lʼinterface sujet/objet inscrit dans la photographie pou  faire surgir un réel plus inconscient, moins raisonnable, qui fait sauter les automatismes de défense de la pensée.

Dans ma recherche actuelle sur les visages de la voix dans la chanson[36], je me suis approchée de ces photos, de ces icônes, de ces miroirs de Piaf, entre autres. Ces images - clichés, toiles ou archives filmiques, presque toujours en noir et blanc, annoncent un

Page 26: La Photographie, une sociologie off ?

tragique ; elles en renforcent  lʼemblème. Et je vais, jʼessaie dʼaller, via la collection des portraits, à la rencontre dʼun art singulier, dʼun milieu, dʼun paysage…

3°AXE

La vie extra-ordinaire

Le quotidien est une notion bien difficile à définir de même que celui de culture ordinaire, cette inconnue échappant aux langues artificielles des savoirs. Toutefois cette sociologie du commun qui eut ses pionniers - je pense à Michel de Certeau, à Ludwig Wittgenstein de la dernière période – suit désormais, malgré les réserves des plus académiques, des voies plurielles dans les sciences sociales[37] : celles de Michel Maffesoli, de Claude Javeau, de Pierre Sansot, pour ne citer que les noms les plus connus. Je me contenterai ici de dire que le quotidien, cʼest lʼexpérience fragmentaire et son récit éclaté, qui en capte la mémoire, qui en murmure le palimpseste.

De Robert Musil[38] à Freud[39], on pourrait dʼailleurs dire que le vingtième siècle baigne dans lʼimaginaire pessimiste du commun, le plus souvent appréhendé comme forme du nivellement contraint, comme topos dʼune humanité où chacun est désormais personne. Cette logique dʼérosion et de dérision de la singularité ou de lʼextraordinaire comme la nomme Michel de Certeau[40], est sans doute plus proche de lʼidéologie que dʼune analyse concrète des pratiques. Dans lʼenquête empirique et surtout dans la réalité vivante, le commun ne se réduit jamais au concept de masse aliéné. Sur cette base Michel de Certeau peut écrire : « Le quotidien est parsemé de merveilles, écume aussi éblouissante que celle des écrivains ou des artistes. Sans nom propre, toutes sortes de langages donnent lieu à ces fêtes éphémères qui surgissent, disparaissent et reprennent[41] ».

Les photographes vont eux aussi être pris dans cet esprit de recherche dʼune science, dʼune éthique, voire dʼune politique des cultures ordinaires. Le paradigme du banal, autrement dit des activités signifiantes communes, dans ce siècle de prolifération des experts sans pensée de la totalité, est paradoxalement devenu omniprésent. Que lʼon se réfère à la modernité ou postmodernité des temps : Lʼevery day of life, son flou, sa légèreté, son absurdité, sa ténacité, son insistance, son âpreté cʼest dʼun côté, ce que lʼon traque, cʼest, de lʼautre, ce que lʼon magnifie. Sous ces deux modalités (déconstruction ou

Page 27: La Photographie, une sociologie off ?

sublimation), la figure du banal, du trivial, du quotidien, du commun vont hanter la photographie dʼun vingtième siècle où sʼaccélèrent en tous domaines, les phénomènes de standardisation de la consommation, de la production et les risques induits. Cʼest sous la forme de leur apparente obsession documentaire quant à la sténographie de lʼhistoire collective que lʼart, les productions photographiques dʼun Evans, dʼun Russell Lee, dʼune Dorothea Lange vont marginalement intéresser les sociologues. Cʼest a contrario, par leur capacité respective (Evans en particulier) à jouer, du sein de leurs choix esthétiques du réel, ces rôles de composition de reporters du monde quʼils vont créer sur la vie commune, les images les plus lyriques de leur époque ; vie commune en lʼoccurrence, curieusement traquée et magnifiée à la fois.

Restaurer ou désymboliser la compétence collective, restaurer ou désymboliser le sens individuellement habité de tout acte, de toute chose ? Le clivage est désormais de portée sociétale ; la coupure sʼest radicalisée en tout domaine. Arts de lʼimage ou sciences humaines se heurtèrent, se heurtent à cette même alternative. Je ne prendrai que trois exemples parmi les photographes et les plasticiens ayant participé à cette problématisation du monde …et dont images et réflexions furent de ce fait, appelées à croiser les discours toujours mixtes des sciences sociales, un peu sciences peut-être, un peu humaines aussi, malgré leur crispation à paraître sous un autre jour.

Doisneau va magnifier la vie quotidienne. Henri Cartier- Bresson de même et ce quelque soit la différence de leurs styles et de leurs engagements dans cette organisation du visible[42] quʼils souhaitent délivrer.

 

Page 28: La Photographie, une sociologie off ?

Doisneau, 1949 : le prolétariat de la ceinture. Rouge est le plus fier du monde. Après le casse-croûte. Renault à Billancourt.

Page 29: La Photographie, une sociologie off ?

 Henri Cartier- Bresson, Rome, 1959

Exemplaire en cela de bien des plasticiens de lʼart contemporain, Christian Boltanski va lui, au contraire, explorer le côté sombre de la photographie, ce en quoi elle nʼest quʼune parodie du réel, ni vérité, ni mensonge : illusion peu susceptible de révéler quelque cosmologie de forme, de rythme ou dʼidentité même éphémère. Cet autre art sans art, fait de coupures de journaux, de vieilles photographies, de vêtements usagés … dépouille le quotidien évidemment de toute embellie, pas vraiment de tout sens comme cela sera le cas plus nihiliste de performances dʼartistes contemporains autour de photos de tous les jours, de photos de familles ratées. Il reste malgré tout chez Boltanski un questionnement sur lʼextraordinaire étrangeté du monde finalement.

Page 30: La Photographie, une sociologie off ?

Images d’une année de faits divers, 1973. Vue d’installation, Sonnabend Gallery, New York

Ce sont en partie les définitions sociales de la normalité et le caractère souvent trompeur des apparences qui ont inspiré une œuvre réalisée entre 1972 et 1973. Pour ce travail Boltanski avait simplement découpé quatre cent huit clichés de criminels et de leurs victimes dans « Détective», un hebdomadaire spécialisé dans les faits divers sanglants. Ces quatre cent huit clichés, marouflés sur du papier gris et simplement punaisés au mur, les uns au dessus des autres, créaient par leur nombre un ensemble imposant, et leur accumulation faisait oublier la pauvreté des moyens mis en œuvre. Comme la plupart des journaux à sensation, « Détective» illustre ses articles de photos de famille qui sont souvent les seules traces photographiques dʼindividus souvent jetés en pâture au public, soit quʼils ont commis un meurtre, soit quʼils sont les victimes[43]. Privée de légende, la photographie ne fait plus advenir une organisation du visible, elle déploie un chaos. Ici lʼimpossible distinction entre le criminel et la victime, projetant à sa manière la part mortifère, maintes fois relevée de la photographie. Ce quʼil ne cessera pas de souligner, avec plus de force encore dans cette installation de 1989

Page 31: La Photographie, une sociologie off ?

Le quotidien, cʼest aussi ce que jʼavais voulu saisir à travers le prisme des décors intérieurs des familles populaires[44]… Tous ces objets muets devenant dans lʼécriture de lʼimage, symptôme dʼun véritable sociotope[45] dʼune esthétique ordinaire de la vie.

Page 32: La Photographie, une sociologie off ?

 

 

 

Je signalais en début de conférence cette notion de photographie comme un amplificateur dʼexistence, notion qui peut sʼappliquer à ses usages amateurs, spontanés comme à ses usages artistiques. En effet si le thème du quotidien sʼinscrit fortement chez certains  photographes contemporains qui vont par ce biais susciter quelque intérêt chez les sociologues, la pratique de plus en plus courante de la photographie, va elle aussi sʼemparer à sa manière, du quotidien.

Elle va intervenir comme évènement, comme marqueur dʼintensité dans le temps des micro-ritualités qui tissent lʼordinaire des jours. Elle est un rite dans le rite comme en témoignent et les albums de famille et les décors dont nous nous entourons. La photographie sous régime banal des images privées qui nous accompagnent, capte des sens existentiels, des sens biographiques très forts. La plus simple photographie aura parfois la force dʼune relique, la force dʼune icône, elle gardera une part sacrée de notre mémoire et de nos deuils intimes.

Entre crainte, réaffirmation identitaire, entre nécessité du souvenir et nécessité de lʼoubli, Marguerite Duras évoque cette cristallisation extra-ordinaire de la tragédie de la vie condensée dans lʼinstantané photographique, miroir des siens, miroir de soi.

Extrait P.100 in Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour

Page 33: La Photographie, une sociologie off ?

Il nʼy a pas de photographies de votre arrière grand-mère. Vous pouvez chercher dans le monde entier, il nʼy en a pas. Dès que l̓ on pense l̓ absence de photographie devient un manque essentiel et même un problème. Comment ont-ils vécu sans photos ? Il n'y a rien qui reste après la mort, du visage et du corps. Aucun document sur le sourire.

Et si on avait dit aux gens que la photo viendrait, ils auraient été bouleversés, épouvantés. Je crois qu'au contraire de ce qu'auraient cru les gens et de ce qu'on croit encore, la photo aide a l'oubli. Elle a plutôt cette fonction dans le monde moderne. Le visage fixe et plat, à portée de la main, d'un mort ou d'un petit enfant, ce n'est toujours qu'une image pour un million d'images dont on dispose dans la tête. Et le film du million d'images sera toujours le même film. Ça confirme la mort.

Je ne sais pas à quoi a servi la photographie dans ses premiers âges, pendant la première moitié du vingtième siècle, quel était son sens pour 1'individu, au coeur de sa solitude, si c'est pour revoir des morts ou si c'est pour se voir lui. Se voir lui je suis sûre. On est toujours soit confondu, soit émerveillé, toujours étonné, devant sa propre photo. On a toujours plus d'irréalité que l'autre. C'est soi qu'on voit le moins, dans la vie, y compris dans cette fausse perspective du miroir, au regard de 1'image composée de soi qu'on veut retenir, la meilleure, celle du visage armé que lʼon tente de retrouver quand on pose pour la photo.

Marguerite Duras, Les photographies, in Duras La vie matérielle, P.O.L. 1987

Cette place extra-ordinaire de lʼimage photographique dans la reconquête de soi va alors faire lʼobjet de nouvelles études sociologiques entraînant la coopération directe, indirecte de photographes et de chercheurs en sciences sociales. Nouvelle manière dʼêtre photographe. Nouvelle manière dʼêtre sociologue. Et nouvelle rencontre de connaissance et dʼengagement. Je ne prendrai quʼun exemple celui du travail réalisé par Marc Legros (photographe) et Yves Prunier (sociologue) auprès de la population dʼune cité angevine[46]. Cet ensemble dʼhabitat collectif aux marges de la ville vit comme beaucoup dʼautres aux rythmes de la stigmatisation permanente, celle des médias, celle des normalisateurs de toute obédience ; parmi tous les problèmes à affronter quotidiennement, celui de cette image de soi brouillée, détruite par les discours et les regards des autres, celui des classes parlantes[47] incluant éventuellement entre misérabilisme et mépris, (mais nʼest-ce pas la même chose ?) discours et regards du « sociologue des banlieues »[48]. La démarche a consisté à donner à chaque famille volontaire la possibilité de prendre une série de 24 photographies illustrant leur vie quotidienne et sur un choix de cinq photos de susciter un commentaire. Au final, après deux années dʼélaboration,  100 prises de vue  ont vu le jour. Cent prises de vues où le sociologue assure le travail des légendes issues de lʼentretien avec chaque photographiant, où le photographe professionnel assure la mise en scène des clichés et des textes dans une exposition dʼune semaine renvoyant aux habitants, cette reprise dʼimages sur eux-mêmes. Reconquête dʼidentité bien fragile que celle fixée dans un livre de photographies, mais tentative de se réapproprier dans

Page 34: La Photographie, une sociologie off ?

lʼévénement extra-ordinaire, son territoire, mais surprise heureuse de se montrer au meilleur de soi. Contre tout moralisme idéologique, bien loin des discours canoniques tenus sur eux, cʼest le quotidien comme embellie, comme fierté, cʼest cette image que les habitants de la cité ont souhaité souligner.

Anita, 41ans, habitant la cité depuis 19 ans, dʼorigine gitane, a choisi de photographier son enfant…

Entre tradition de la caravane et fixation dans le logement, La petite fille jubile dans son bain improvisé …

 

Page 35: La Photographie, une sociologie off ?

[1]Je pense à lʼiconographie de la Salpétrière, aux hystériques de Charcot, ce spectacle clinicien  (terme bien paradoxal) de la douleur qui mêle à ses débuts, la psychanalyse à lʼimage.

[2] Yves Bonnefoy, Goya, Les peintures noires,  William Blake and Co Edit. , 2006

[3] Londe A. La photographie dans les arts, les sciences et lʼindustrie, Gauthier-villars, 1888, Paris, cité in Georges Didi-Huberman, Invention de lʼhystérie, éditions Macula, Paris 1982.

[4] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, P.U.F, Paris 1966 cité in Georges Didi-Uberman, Invention de lʼhystérie, éditions Macula, Paris 1982.

[5]Gilles Mora et Claude Nori, Lʼété dernier. Manifeste photobiographique , Paris , Editions de lʼEtoile, 1983 cité in Photographie et mises en images de soi , sous la direction de Christine Delory- Momberger, Association Himeros

[6] Nadar, Quand jʼétais photographe, Flammarion, Paris, 1900

[7]Roland Barthes, La chambre claire, note sur la photographie, Cahiers du cinéma/Gallimard, Paris, 1980[8] Paroles dʼAlbert Londe, dans les années 1880,  rapportées in Invention de lʼhystérie, op.cit.

[9] Op. cit.

[10] Analysée par Clément Rosset, Fantasmagories, Editions de Minuit, 2006, Paris

[11] Roland Barthes, Le Message photographique, communication n°1, 1962

[12] Ce que reprendra Jean -Pierre Terrenoire dans un article souvent cité Images et sciences sociales : lʼobjet, lʼoutil, Revue française de sociologie, XXVI

[13] Roland Barthes dans la chambre claire écrit à partir dʼun corpus électif dʼimages de presse et de photographes, beaucoup de portraits, notamment des portraits réalisés par Nadar.

[14] Clément Rosset, op.cit.

[15] Titre de lʼarticle de Bernard Koechlin, in Histoire des mœurs publié sous la direction de Jean Poirier, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1991

[16] G. Bateson, M. Mead,  Balinese Character : A photographic Analysis, New York, 1942

[17] Le plus connu qui publiera pour ces ouvrages les plus fameux : La clef des gestes, Tribes, Manwatching, a field guide to human behaviour

Page 36: La Photographie, une sociologie off ?

[18] R. L. Birdwhistle, Kinesics and context, Pensylvania Press, 1970

[19] M.Emmanuel, La danse grecque antique dʼaprès les monuments figurée, Satkine Reprints, Genève-Paris, 1958

[20]J. Mouchon, Le Débat Giscard-Miterrand ou la stratégie du geste et de lʼimage, das «  geste et image », n° 3, CNRS, Paris, 1983

[21] E.J. Marey, La méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine. Masson, Paris, 1885 2°édition, référencé dans Lʼinvention de lʼhystérie op. cit.

[22] Le Monde, Article du 17 Novembre 1995, à la suite dʼune rétrospective consacrée à Sander

[23] Formule empruntée à Georges Didi-Uberman, Invention de lʼhystérie, éditions Macula, Paris 1982.

[24]Manuela de Tervarent, Caroline Collinet, Isabelle de Schoutheete, préface de Claude Javeau, Noblesse intime, Editions de la Longue Vue, Paris, Bruxelles, 1999.

[25]Vouloir sʼacharner comme le font certains sociologues, sur cette seule dimension  pour défendre lʼusage sociologique de la photographie me semble vain. Quand à vouloir mettre la preuve photographique en parallèle à la preuve statistique, cela revient à être encore obsédé par le modèle du chiffre.

[26] Norbert Ghisoland, Fragments de vies ordinaires, éditions Vu dʼici / La lettre volée, Bruxelles, 2002

[27] Cf Sylvain Maresca Le recyclage artistique de la photographie amateur in Les Peuples de lʼart, textes réunis sous la direction de Joëlle Deniot, Alain Pessin, lʼharmattan, Paris 2006

[28] En effet, seules les photos à teneur figurative ont de lʼintérêt pour les sciences sociales, sauf dans le cas spécifique dʼune étude exclusivement tournée sur lʼart photographique et ses mutations.

[29] Cité par Jean-Loup Charvet in Lʼéloquence des larmes, Ed. Desclée de Brouwer, 2000

[30] Expression empruntée à lʼethnologue Pascal Dibie

[31] Cf pour trace, le catalogue de lʼexposition, Mélancolie, génie et folie en Occident ? Sous la direction de Jean Clair, Réunion des musées nationaux/Gallimard, 2005

[32] Cʼest Dürer qui grave sur cuivre au début du seizième siècle et sous les t raits dʼune jeune femme concentrée et farouche, lʼimage la plus connue de la  Mélancolie, cet état particulier de lʼesprit qui a profondément affecté la pensée, lʼart, la littérature et la médecine.

Page 37: La Photographie, une sociologie off ?

[33] Qui sera aussi photographe, comme plusieurs grands peintres de la fin du XIX° siècle.

[34] Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie

[35] Cité in Gilles Mora et John T.Hill, Walker Evans, la soif du regard, éditions Seuil / Close up, 1993

[36] Non pas sur ce point spécifique, mais sur un ensemble de textes écrits et mis en ligne à propos de la chanson cf. Joëlle Deniot http://www.chansons-francaises.info ou bien http://www.chanson-realiste.com/

[37] Notre équipe de recherche du Lestamp – Association, lance dʼailleurs pour le printemps 2007,  une revue en ligne intitulé « Pour un lieu commun des sciences sociales » et consacre son premier numéro identificateur sur le thème du commun. Vous pouvez consulter lʼappel à contribution sur :

http://www.sociologie-cultures.com/ ou sur http://www.lestamp.com

[38] Robert Musil, Lʼhomme sans qualités, Gallimard, folio, Paris, 1978

[39] Sigmund Freud, Lʼavenir dʼune illusion, Puf, Paris, 1971

[40] Michel de Certeau, Lʼinvention du quotidien, tome 1, Gallimard, 1990

[41] Michel de Certeau, La culture au pluriel, Ed. Christian Bourgois, 1980

[42] Cité in  Jean-Pierre Montier, Lʼart sans lʼart dʼHenri Cartier Bresson, Flammarion, Paris,1995

[43] Lynn Gumpert, Christian Boltanski, traduit de lʼaméricain par Anne Rochette, Flammarion, Paris, 1992

[44] Joëlle Deniot, Ethnologie du décor en milieu ouvrier, le bel ordinaire, Lʼharmattan, logiques sociales, Paris, 1996. Cf également pour un aperçu visuel, Photographie et sociologie, Traces et contrastes in 

http://www.sociologie-cultures.com/traces/decors.htm

[45] Terme emprunté à la préface de Claude Javeau, op.cit

Page 38: La Photographie, une sociologie off ?

[46] Marc Legros, Yves Prunier, Verneau, 100 vues et légendes de la cité, édition du nouveau théâtre dʼAngers, 2000

[47] Concept emprunté à Jacques Bertin , Quelques  histoires intéressantes, Politis 7 Janvier 1999 cité par Jacky Réault, Entre lʼaltermondialisme et lʼanti-mondialisme, la question dʼune servitude in De bretagne et dʼailleurs, Mélanges offerts à Anne Guillou, UBO, 2004

[48] A lʼopposé de cette posture,  la recherche dʼElisabeth Lissé sur cette même cité justement. « On nʼest quoi, nous ? » Dʼune génération à lʼautre, des vies au sein de la cité Ney, thèse de sociologie, Nantes 2005.