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La physique quantique, 100 ans de questions Thierry Masson Chargé de Recherche au CNRS 10 mars 2004 1. Qu’est-ce que la physique quantique ? La physique quantique est née en 1900 lorsque le physicien allemand Max Planck publie les résultats de ses recherches sur le rayonnement du corps noir. Dans cet article, il introduit une nouvelle constante fondamentale de la physique qu’il désigne par h, qu’on nomme aujourd’hui la constante de Planck. L’irruption d’une nouvelle constante fondamentale en physique est toujours le signe d’un grand changement, et dans ce cas, on peut parler de révolution. Toute la repré- sentation que les physiciens (et plus tard les chimistes) avaient alors de la nature allait se trouver complètement changée : nouveaux re- gards sur les phénomènes physiques, nouveaux outils mathématiques, et bien plus encore, nou- velle compréhension de la nature. 100 ans après ces premiers travaux, la physique quantique n’a pas encore livré tous ses secrets. L’un d’eux, ce- lui qui a le plus diffusé dans le grand public, concerne son interprétation. L’objet de cet ar- ticle est de rappeler ce qu’est aujourd’hui la phy- sique quantique, de montrer ce qu’elle a de sur- prenant, et d’essayer de faire un état des lieux des récents travaux sur son interprétation (dans une seconde partie). 1.1. Les limites de la physique clas- sique La physique classique a régné en maître de- puis que le physicien anglais Isaac Newton en a énoncé ses fondements. Trois siècles de dévelop- pements mathématiques en ont fait une théorie et un cadre quasi universel à la fin du XIX ème siècle. À l’origine développée pour modéliser la gravitation (aussi bien sur Terre que dans le système solaire), elle s’est enrichie au XIX ème siècle de l’apport de l’électromagnétisme. Cette physique (aujourd’hui encore valable !) est ca- pable d’expliquer le mouvement des planètes du système solaire, le mouvement d’objets chargés dans un champ électrique et/ou magnétique, le comportement des fluides les plus courants (eau, air, . . .). Les équations de Maxwell de l’électro- magnétisme (1855) ont unifiés le magnétisme et l’électricité. À la fin du XIX ème siècle, les ondes électromagnétiques (dont la lumière fait par- tie) s’apprêtent à entrer de plein pied dans l’ère technologique, avec les bouleversements qu’on connaît aujourd’hui. La lumière est alors consi- dérée comme une onde. C’est le point de vue na- turel issu de la théorie de Maxwell. Grâce aux travaux de Maxwell et Boltzman sur la méca- nique statistique (étude du comportement col- lectif de nombreux objets identiques), qui utilise elle-même la mécanique classique, la thermody- namique (la science de l’industrie du XIX ème siècle, qui a accompagné entre autres la nais- sance des machines à vapeur) repose désormais sur des fondations solides. La structure intime de la matière commence à être explorée, avec la découverte en 1897 par Thomson de l’électron. Une théorie complète de l’interaction de l’élec- tron et des ondes électromagnétiques est alors proposée par Lorentz. Par la suite, grâce à des expériences convaincantes (mouvement Brow- nien par exemple 1 ), l’existence des atomes et des molécules est admise comme une réalité. Rutherford parvient même à explorer l’intérieur d’un atome en 1911, et en donne une image mo- derne. Alors, pourquoi la physique quantique ? La ré- ponse est simple : il restait à la fin du XIX ème siècle quelques expériences inexplicables dans le cadre de la physique classique. Il faut noter qu’un de ces problèmes conduira à une autre révolution de la physique du début du XX ème siècle, la relativité restreinte, puis à son exten- sion, la relativité générale, qui est une théorie 1 Le mouvement Brownien est le mouvement erratique que décrit par exemple un grain de pollen dans l’eau à la suite des chocs qu’il subit de la part des molécules d’eau. 1

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La physique quantique, 100 ans de questions

Thierry MassonChargé de Recherche au CNRS

10 mars 2004

1.Qu’est-ce que la physiquequantique ?

La physique quantique est née en 1900 lorsquele physicien allemand Max Planck publie lesrésultats de ses recherches sur le rayonnementdu corps noir. Dans cet article, il introduit unenouvelle constante fondamentale de la physiquequ’il désigne par h, qu’on nomme aujourd’hui laconstante de Planck. L’irruption d’une nouvelleconstante fondamentale en physique est toujoursle signe d’un grand changement, et dans ce cas,on peut parler de révolution. Toute la repré-sentation que les physiciens (et plus tard leschimistes) avaient alors de la nature allait setrouver complètement changée : nouveaux re-gards sur les phénomènes physiques, nouveauxoutils mathématiques, et bien plus encore, nou-velle compréhension de la nature. 100 ans aprèsces premiers travaux, la physique quantique n’apas encore livré tous ses secrets. L’un d’eux, ce-lui qui a le plus diffusé dans le grand public,concerne son interprétation. L’objet de cet ar-ticle est de rappeler ce qu’est aujourd’hui la phy-sique quantique, de montrer ce qu’elle a de sur-prenant, et d’essayer de faire un état des lieuxdes récents travaux sur son interprétation (dansune seconde partie).

1.1.Les limites de la physique clas-sique

La physique classique a régné en maître de-puis que le physicien anglais Isaac Newton en aénoncé ses fondements. Trois siècles de dévelop-pements mathématiques en ont fait une théorieet un cadre quasi universel à la fin du XIXème

siècle. À l’origine développée pour modéliser lagravitation (aussi bien sur Terre que dans lesystème solaire), elle s’est enrichie au XIXème

siècle de l’apport de l’électromagnétisme. Cettephysique (aujourd’hui encore valable !) est ca-pable d’expliquer le mouvement des planètes du

système solaire, le mouvement d’objets chargésdans un champ électrique et/ou magnétique, lecomportement des fluides les plus courants (eau,air, . . .). Les équations de Maxwell de l’électro-magnétisme (1855) ont unifiés le magnétisme etl’électricité. À la fin du XIXème siècle, les ondesélectromagnétiques (dont la lumière fait par-tie) s’apprêtent à entrer de plein pied dans l’èretechnologique, avec les bouleversements qu’onconnaît aujourd’hui. La lumière est alors consi-dérée comme une onde. C’est le point de vue na-turel issu de la théorie de Maxwell. Grâce auxtravaux de Maxwell et Boltzman sur la méca-nique statistique (étude du comportement col-lectif de nombreux objets identiques), qui utiliseelle-même la mécanique classique, la thermody-namique (la science de l’industrie du XIXème

siècle, qui a accompagné entre autres la nais-sance des machines à vapeur) repose désormaissur des fondations solides. La structure intimede la matière commence à être explorée, avec ladécouverte en 1897 par Thomson de l’électron.Une théorie complète de l’interaction de l’élec-tron et des ondes électromagnétiques est alorsproposée par Lorentz. Par la suite, grâce à desexpériences convaincantes (mouvement Brow-nien par exemple1), l’existence des atomes etdes molécules est admise comme une réalité.Rutherford parvient même à explorer l’intérieurd’un atome en 1911, et en donne une image mo-derne.

Alors, pourquoi la physique quantique ? La ré-ponse est simple : il restait à la fin du XIXème

siècle quelques expériences inexplicables dansle cadre de la physique classique. Il faut noterqu’un de ces problèmes conduira à une autrerévolution de la physique du début du XXème

siècle, la relativité restreinte, puis à son exten-sion, la relativité générale, qui est une théorie

1Le mouvement Brownien est le mouvement erratiqueque décrit par exemple un grain de pollen dans l’eau à lasuite des chocs qu’il subit de la part des molécules d’eau.

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de la gravitation compatible avec la relativitérestreinte : c’est là une autre histoire ! On peutrésumer les échecs (qui nous intéressent présen-tement) de la physique classique à la fin duXIXème siècle à trois problèmes :

1. Le « rayonnement du corps noir. » Sousce nom obscur se cache un problème issutout droit de la thermodynamique. Il estbien connu qu’un objet dont on élève latempérature change de couleur (un mor-ceau de métal vire du noir au rouge, puisau blanc si on le chauffe). Le problème durayonnement du « corps noir » est la modé-lisation idéalisée de cette expérience. Elleconsiste à essayer de comprendre les carac-téristiques du rayonnement électromagné-tique qu’émet un tel corps « idéal » à unetempérature donnée. Concrètement, un telcorps noir est bien approximé par ce quise passe dans un four fermé. Expérimen-talement, il a été possible de mesurer larépartition de l’énergie électromagnétiquedans un tel four en fonction de la longueurd’onde électromagnétique. Cette courbe ex-périmentale n’a jamais pu être reproduitepar un modèle reposant sur la mécaniquestatistique de Maxwell-Boltzman.

2. L’effet « photoélectrique. » On peut éjec-ter des électrons d’une plaque de métal enle « bombardant » d’ondes électromagné-tiques (lumière ultra-violette). Le modèleclassique prévoyait que la quantité d’élec-trons (et leur vitesse en sortant du mé-tal) soit uniquement reliée à l’intensité del’onde électromagnétique. En effet, dans lathéorie classique, l’énergie d’une onde élec-tromagnétique ne dépend que de cette in-tensité. Or, expérimentalement, on observel’éjection d’électrons seulement si le rayon-nement électromagnétique a une longueurd’onde plus petite qu’une certaine valeur deseuil. De plus, si la longueur d’onde est pluspetite que cette valeur de seuil, on peut ob-server l’éjection d’électrons quelle que soitl’intensité de ce rayonnement !

3. Le « spectre atomique. » Les atomes (iso-lés) émettent ou absorbent la lumière (etles ondes électromagnétiques en général)seulement pour certaines longueurs d’ondestrès particulières. Cet ensemble de valeurs,qu’on appelle le spectre de l’atome (ou« raies spectrales »), ne peut pas être ex-pliqué par la physique classique.

On remarquera que ces trois situations fontapparaitre à la fois la matière (le four, la plaquede métal, l’atome) et la lumière (ou plus gé-néralement les ondes électromagnétiques). C’estdans le cadre de cette interaction que la phy-sique quantique s’est révélée expérimentalementen premier. Un autre problème de grande am-pleur n’est pas évoqué ici, la radioactivité, dé-couverte en 1896. Cette énigme ne sera pas unguide pour la construction de la physique quan-tique. Elle ne sera pleinement expliquée que bienplus tard, en utilisant à la fois la physique quan-tique, la relativité restreinte et la théorie desparticules élémentaires.

1.2.La genèse de la physique quan-tique

Le problème du corps noir est le premier àêtre en partie expliqué en 1900 par Max Planck,dans l’article évoqué plus haut. Pour cela, ilest contraint d’introduire une nouvelle constantephysique, h, très petite dans les unités « cou-rantes » des physiciens. Cette petitesse expliqueen partie pourquoi cette constante n’avait pasété remarquée plus tôt. En utilisant h, Planckparvient à reproduire la courbe expérimentalede la distribution d’énergie électromagnétiquedu corps noir en fonction de la longueur d’onde.À l’origine, h est un paramètre ajusté à lamain pour reproduire exactement cette courbe(dont la forme mathématique est donnée paravance par Planck, en utilisant des travaux anté-rieurs et des hypothèses nouvelles). Il faudra at-tendre quelques années encore pour comprendrela vraie signification de cette constante.

Cette explication repose sur une hypothèsed’Albert Einstein émise en 1905, qui lui permetd’expliquer l’effet photoélectrique : la lumière(et toute onde électromagnétique) est consti-tuée de « grains » d’énergie. L’énergie d’un grainest inversement proportionnelle à la longueurd’onde électromagnétique, et proportionnelle àla constante h. Ce « quantum » d’énergie serabaptisé plus tard photon. Le mot « quantique »lui-même vient de cette hypothèse. Il faut biencomprendre ici l’apport d’Einstein par rapport àcelui de Planck. Dans son explication du rayon-nement du corps noir, Planck suppose que lesinteractions du rayonnement et de la matière sefont par quanta d’énergie. Einstein va plus loin :la lumière est constituée de quanta d’énergie !Cette hypothèse d’Einstein sera vérifiée expéri-mentalement autrement en 1924 dans l’« effet

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Compton, » dans lequel le photon interagit di-rectement avec un seul électron. L’explicationde l’effet photoélectrique est alors simple comptetenu de cette hypothèse. Un électron n’est éjectédu métal que s’il reçoit assez d’énergie de l’ondeélectromagnétique. Or cette énergie n’est don-née que « grain » par « grain » (les photons), etdépend de la longueur d’onde. Donc il existe unseuil au delà duquel le photon est suffisammenténergétique. Quant à l’intensité (au sens clas-sique) de l’onde, elle est reliée à la quantité dephotons. Même avec un seul photon (intensitétrès faible), il est possible d’éjecter un électron.

À partir de 1913, Niels Bohr utilise ce principede quantification de la lumière pour construireun modèle de l’atome, qui permet d’expliquer lesprincipales propriétés des raies spectrales. Sonmodèle de l’atome, qui a inspiré ce qu’on appelleaujourd’hui l’« ancienne théorie des quanta, »s’est révélé fructueux sur le plan des idées etdes concepts nouveaux. Le point essentiel deson travail repose sur l’hypothèse que le mou-vement des électrons autour du noyau est quan-tifié. Cette quantification implique que les élec-trons soient placés sur des orbites bien déter-minées, un peu comme les planètes autour duSoleil. Un électron ne peut passer d’une orbiteà une autre que s’il y a émission ou absortiond’un photon. Ce photon emporte ou apportela différence d’énergie exacte entre les deux or-bites. C’est pourquoi ces photons ne peuventpas avoir n’importe quelle longueur d’onde, d’oùles « raies. » Un bon accord avec l’expérience,malgré quelques limitations, a permis aux phy-siciens de poursuivre dans cette direction, et lesa conduit à la physique quantique telle qu’on laconnaît aujourd’hui.

Après cette série de travaux, selon les situa-tions expérimentales, la lumière pouvait êtreconsidérée comme une onde, régie par les équa-tions de Maxwell, ou comme un jet de pho-tons, dont le comportement est proche de ce-lui de corpuscules ponctuels. En 1923, Louisde Broglie a l’idée d’étendre cette dualité onde-corpuscule aux particules matérielles (électrons,protons,. . .), et jette les prémices d’une « théo-rie ondulatoire de la matière. » Puis en 1926,Erwin Schrödinger donne une équation d’évolu-tion à cette onde de matière. Contrairement auxondes habituellement rencontrées en physiquejusqu’alors, l’amplitude de l’onde quantique estun nombre complexe (au sens mathématique).Ce n’est donc pas une onde habituelle, commepar exemple une onde à la surface de l’eau, pour

laquelle l’amplitude est une hauteur, donc unegrandeur réelle, mesurable. Il fallut un certaintemps pour donner un sens à cette onde. Aus-sitôt cette équation écrite, le spectre de l’atomed’hydrogène (le plus simple des atomes, puisqu’iln’a qu’un seul électron) est reproduit.

Par la suite, peu de progrès conceptuels vontêtre faits en physique quantique. Le formalismemathématique sera compris, exploré, et la méca-nique quantique2 se présentera sous son aspectmoderne. Cependant, un pas très important estfranchi par Dirac en 1928 lorsqu’il propose uneversion relativiste de l’équation de Schrödinger(au sens de la relativité restreinte). Cette équa-tion prédit avec succès l’existence des « anti-particules. » Elle est le point de départ d’unenouvelle ère en physique théorique : la « théoriequantique des champs, » qui aboutira dans lesannées 1970 au « modèle standard » de la phy-sique des particules (exploré expérimentalementdans les grands accélérateurs).

1.3.La formulation moderne de lamécanique quantique

Il ne fallut que quelques années à Heisenberg,Jordan, Dirac, Pauli, Born, von Neumann, . . .pour obtenir un cadre mathématique bien éta-bli de la physique quantique. Ce cadre mathé-matique est en rupture totale par rapport auxmathématiques de la physique classique. C’estce qui fait que cette nouvelle théorie est si diffi-cile à expliquer avec les mots de la langue cou-rante, qui eux-même sont issus de notre culture« classique » : position, vitesse, énergie, . . .

Dans la formulation moderne de la mécaniquequantique, les objets décrits sont complètementcaractérisés par un être mathématique abstrait,sur lequel on se donne des règles qui permettentd’en extraire des informations en relation avecl’expérience. Cet être mathématique est appeléun état, pour préciser qu’il renferme toute l’in-formation dont on dispose sur l’objet décrit.Cet état est solution de l’équation de Schrö-dinger, qui est une équation d’évolution dans letemps. Cette équation est déterministe, au sensoù la donnée de l’état à un instant initial déter-mine complètement l’état à tous les instants ul-térieurs. Dans certaines situations, cet état peut

2Nous essayerons par la suite de distinguer la « phy-sique quantique, » qui est l’ensemble des phénomènesphysiques de nature quantique (par opposition à des phé-nomènes physiques de nature classique), et la « méca-nique quantique, » qui est la modélisation (non relati-viste) aujourd’hui utilisée de ces phénomènes.

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être représenté par une fonction de l’espace et dutemps : c’est la fonction d’onde (l’onde de ma-tière de de Broglie). Ainsi, un électron est décritquantiquement par cette fonction d’onde, alorsque classiquement, il l’était par la donnée de saposition dans l’espace et de sa vitesse. On nepeut donc plus le considérer comme ponctuel,et la fonction d’onde reflète sa « répartition »sur tout l’espace par la règle suivante, énoncéepar Born : la probabilité de trouver l’électron àun endroit donné de l’espace dépend, mathéma-tiquement, du carré du module de l’amplitudecomplexe de la fonction d’onde à cet endroit.

L’équation de Schrödinger a une propriétémathématique simple, mais aux conséquencesphysiques très importantes : si deux états sontsolutions de cette équation, leur somme l’estaussi (on dit que l’équation est linéaire). Celacorrespond au principe de superposition de lamécanique quantique. Donc si les états A1 etA2 sont des états possibles d’un object quan-tique, alors A1+A2 est aussi un état possible. Enphysique classique, on n’imagine pas de décrirel’état d’une planète comme la superposition dedeux états possibles de cette même planète, parexemple un état où elle est d’un côté du Soleil,et l’autre où elle se trouve de l’autre côté ! C’estpourtant ce qu’on peut faire en mécanique quan-tique ! Ce principe de superposition est l’unedes caractéristiques les plus essentielles de laphysique quantique, qui la différencie nettementde la physique classique : c’est la source dela majorité des problèmes de compréhension etd’interprétation issus de la physique quantique.Afin d’illustrer ce principe, imaginons qu’uneonde lumineuse monochromatique,3 issue d’unesource ponctuelle, soit envoyée sur un obstacleopaque percé de deux fentes proches (voir fi-gure 1). Sur un écran placé derrière cet obs-tacle, on observe une figure constituée de bandessombres et claires. C’est l’expérience des « fentesd’Young, » connue depuis le XIXème siècle, etqui a démontré la nature ondulatoire de la lu-mière. Elle s’explique parfaitement à l’aide deséquations de Maxwell, en disant qu’une partiede la lumière passe par une fente, et l’autre par-tie par l’autre fente. Sur l’écran, on observe lesfigures d’interférences, communes à toute situa-tion semblable où des ondes interviennent (parexemple, avec des ondes à la surface de l’eau, ilest possible de réaliser cette même expérience).

3idéalement constituée d’une seule longueur d’onde,c’est à dire d’une seule couleur

Or, il est possible de reproduire cette expériencede deux façons différentes aujourd’hui. La pre-mière consiste à envoyer la lumière photon parphoton. À chaque envoi, l’écran s’illumine en unpoint seulement, là où le photon émis parvientà l’écran (à moins bien sûr que l’obstacle entrela source et l’écran ait intercepté ce photon, ence cas, l’écran ne s’illumine pas). Si on envoieles uns après les autres de nombreux photons,et qu’on accumule sur l’écran les points éclairés(par exemple par un capteur électronique qui en-registre les événements), alors la figure d’inter-férence apparaît, petit à petit ! Par où passe cha-cun de ces photons ? Par les deux fentes ! Croireque le photon passe par une seule des fentes se-rait une erreur, comme nous le verrons par lasuite. L’état du photon entre le moment où ilpart et le moment où il atteint l’écran est unesuperposition des états « passage par la fente1 » et « passage par la fente 2. » Seul cet étatest capable d’expliquer les figures d’interférence.L’autre expérience consiste à remplacer la lu-mière par des électrons. Là encore, il est possiblede les envoyer un par un. On observe aussi des fi-gures d’interférences sur un écran placé derrièreles fentes. Cette expérience (plus compliquée enréalité) a été réalisée en 1927, et a permis de va-lider l’hypothèse ondulatoire de de Broglie. Iciaussi, la mécanique quantique prédit que chaqueélectron « passe » par les deux fentes en mêmetemps.

Les règles de la mécanique quantique qui per-mettent de relier l’état d’un objet et les résultatsexpérimentaux donnent une interprétation pro-babiliste de certaines quantités. En effet, les ré-sultats numériques possibles que peut produireune expérience sont parfaitement prédits par cesrègles, mais seule la probabilité d’apparition dechacune de ces valeurs est donnée. On peut résu-mer la situation en disant que le résultat numé-rique d’une expérience apparaît comme tiré auhasard parmi les résultats possibles, avec uneprobabilité (« poids ») prédite par la théorie.Ainsi, une expérience doit nécessairement don-ner un résultat numérique dans un ensemble derésultats possibles prédits, et il faut répéter l’ex-périence un grand nombre de fois pour constaterl’accord entre les probabilités théoriques et lesfréquences d’apparition d’une valeur numériqueparticulière. Par exemple, on prédit avec unegrande précision le spectre atomique de l’atomed’hydrogène, mais on peut seulement donnerune probabilité sur la présence de l’unique élec-tron de l’atome d’hydrogène dans une région

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écran

obstaclepercédedeuxfentes

sourcelumineuse

rayonslumineux

Fig. 1 – L’expérience des fentes d’Young

donnée de l’espace ! Nous reviendrons sur lesproblèmes soulevés par ces probabilités dans laseconde partie.

Peu après la formulation moderne de la méca-nique quantique, Heisenberg a trouvé des inéga-lités qui ont causé un grand émoi, les inégalitésde Heisenberg, appelées aussi abusivement « re-lations d’incertitude, » et parfois même « prin-cipe » d’incertitude (terme qui est faux, puisqueces inégalités sont une conséquence du forma-lisme et non un principe ajouté). Ces inégalitéssignifient que certaines grandeurs physiques nepeuvent pas être mesurées simultanément avecune précision aussi fine que l’on veut sur cha-cune de ces grandeurs. Par exemple, une me-sure simultanée de la position et de la vitessed’un électron est impossible avec une précisionaussi grande qu’on veut sur les deux quantités.Le produit de l’imprécision sur la position etde l’imprécision sur la vitesse est supérieur àune constante proportionnelle à h. Cette inéga-lité est fondamentale, et ne peut pas être remiseen question par quelque expérience que ce soit.Elle a été obtenue à l’origine en raisonnant surdes expériences de pensée mettant en jeu desmesures, mais en réalité c’est une conséquenceintrinsèque de la description mathématique desétats, et non d’une relation de l’état à la me-sure (ce que suggère trop la terminologie « re-lations d’incertitude »). Tout état renferme enlui ces inégalités, elles expriment le fait que les

quantités « position » et « vitesse » ne sont pasdes grandeurs décrivant l’état d’un objet quan-tique, contrairement à la mécanique classique.C’est pourquoi on les qualifie aussi de relationsd’indétermination. À l’échelle macroscopique (lavie courante), compte tenu de la petitesse de h,ces inégalités ne se manifestent pas, car les im-précisions sur les mesures (les erreurs commisesen lisant l’appareil de mesure par exemple) sontlargement supérieures à ces imprécisions intrin-sèques. Nous reviendrons sur ces inégalités lorsde la discussion de l’interprétation de la méca-nique quantique.

La mécanique quantique décrit une assembléed’objets quantiques O1, O2, O3, . . . par un seulétat qui prend en compte les degrés de liberté detous ces objets à la fois, c’est-à-dire l’ensembledes grandeurs qui permettent de les caractéri-ser complètement. Comme on peut s’en douter,cet état est très compliqué. Heureusement, il ar-rive parfois qu’on puisse dans cet état global« factoriser » un objet par rapport aux autres,par exemple O1. Il est alors possible de considé-rer l’état de O1 indépendamment des autres, etdonc d’étudier O1 comme s’il était seul, avec unétat mathématique beaucoup plus simple à ma-nipuler. C’est ce qu’on fait concrètement lors-qu’on s’intéresse à une expérience particulière,sinon il faudrait considérer l’état qui contientles degrés de liberté de l’expérience elle-même,mais aussi de tout ce qui est dans la pièce, du

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bâtiment, etc. . . et donc en fin de compte de toutl’Univers ! Il arrive cependant que cette factori-sation soit impossible. Par exemple, si des objetsinteragissent entre eux (ou ont interagi par lepassé), cette procédure est parfois impossible àréaliser. Dans ces cas, le seul état sur lequel il estpossible de « travailler » est celui qui représentetous les objets en même temps. Cette situationcorrespond à la propriété de non-séparabilité dela physique quantique. Cette propriété a desconséquences expérimentales et philosophiquesconsidérables. En effet, la notion d’objet isoléest fortement ébranlée par ce principe : quels ob-jets de la vie courante n’ont pas interagi dans lepassé ? L’expérimentateur lui-même est un objetquantique dont il faudrait tenir compte ! Néan-moins, la pratique montre qu’il est souvent pos-sible de s’affranchir des degrés de libertés « ex-ternes » au système étudié (le laboratoire, l’ex-périmentateur, . . .). Entre différentes parties dusystème étudié, cette inséparabilité peut cepen-dant se manifester.

En physique quantique, on sépare les objetsen deux catégories : les « bosons » et les « fer-mions. » 4 Des bosons identiques ont tendanceà se regrouper dans le même état, alors qu’aucontraire, deux fermions identiques refusent dese retrouver dans le même état (principe d’ex-clusion de Pauli). Cela a des conséquences im-portantes. La « solidité » de la matière est ex-pliquée par le fait que les électrons (qui sontdes fermions) présents dans les atomes se « re-poussent, » et donc les atomes ne s’interpé-nètrent pas. Un faisceau laser n’est autre qu’uneassemblée de photons (qui sont des bosons) tousdans le même état, ce qui procure à ce faisceauune très grande homogénéité, et des propriétésremarquables par rapport à un faisceau lumi-neux ordinaire. La mécanique statistique quan-tique (qui généralise la mécanique statistique deMaxwell-Boltzman), en est profondément modi-fiée. C’est elle qui permet d’expliquer les pro-priétés du rayonnement du corps noir.

Une des conséquences fort nouvelles de la phy-sique quantique fut la découverte du spin. Afind’expliquer que deux électrons puissent occuperle même état dans un atome, ce qui est stric-tement interdit par le principe d’exclusion dePauli, il a fallut introduire un nouveau degréde liberté interne aux électrons, le spin. Deuxélectrons peuvent alors apparemment occuper le

4Les mots « boson » et « fermion » viennent respec-tivement des noms des physiciens Bose et Fermi.

même état dans un atome, car l’un a un « spinhaut, » et l’autre un « spin bas, » ce qui faitqu’en réalité, les états sont bien différents. Lespin n’a pas d’équivalent classique, ce qui lerend difficile à expliquer sans formalisme ma-thématique. On peut cependant se le représen-ter comme une sorte de degré de liberté internede « rotation » de l’électron sur lui-même (d’oùle nom « spin, » qui signifie « tourner » en an-glais). Dans cette analogie, un « spin haut » si-gnifie qu’il tourne sur lui-même dans un sens,alors qu’un « spin bas » signifie qu’il tourne dansl’autre sens. On s’est vite rendu compte que tousles objets quantiques pouvaient avoir un spin, ycompris des « gros » objets comme les atomes.D’un point de vue mathématique, la théorie duspin fut rapidement comprise, et étendait, enun certain sens, les degrés de liberté de rotationd’un solide sur lui même (comme la Terre surelle-même par exemple, d’où l’analogie). Néan-moins, les états possibles de spin ne se réduisentpas à deux valeurs possibles (haut, bas) commec’est le cas du spin de l’électron : il existe desobjets quantiques qui ont 1, 2, 3, 4, . . . étatspossibles de spin. Cette hypothèse du spin futrapidement transformée en certitude par l’expé-rience de Stern et Gerlach (voir figure 2). Celle-ci repose sur le fait que la trajectoire d’un cor-puscule ayant un spin peut être modifiée parl’action d’un champ magnétique bien particu-lier. Stern et Gerlach imaginent et réalisent undispositif dans lequel un électron entre dans untel champ magnétique. À sa sortie, si son spinest « haut, » l’électron a une trajectoire qui« monte, » alors que si son spin est « bas, » elledescend. Un écran placé un peu plus loin in-tercepte alors cet électron et il est possible deconnaître son état de spin (selon qu’on le re-trouve en haut ou en bas de l’écran !). Par lasuite, après la découverte de nombreuses parti-cules, une relation profonde a été constatée entrela statistique d’une particule (boson ou fermion)et les états de spin possibles. Cette propriété n’apu être comprise qu’en prenant en compte la re-lativité restreinte.

En 1947, Richard Feynman a introduit uneformulation différente (mais équivalente) de lamécanique quantique. Son idée est de s’intéres-ser à la probabilité qu’a un corpuscule d’arriverà un point donné de l’espace en partant d’unautre point donné. Pour calculer ce nombre,il faut considérer tous les chemins joignant lepoint de départ et le point d’arrivée, y com-pris ceux qui s’éloignent le plus de la trajectoire

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trajectoireinitialedel’électron

trajectoirespinhaut

trajectoirespinbas

aimant,pôleNord

aimant,pôleSud

Fig. 2 – L’expérience de Stern et Gerlach

que suivrait ce corpuscule s’il était classique. Àchacun de ces chemins, on associe un « poids »différent, qui dépend d’une quantité physiqueintroduite en physique classique, l’action (dontl’unité de mesure est la même que h, qui est leproduit d’une énergie par un temps). La proba-bilité cherchée dépend alors de la moyenne surtous ces chemins pondérés par ces poids. Celapermet facilement de reproduire le comporte-ment classique lorsque h est considéré commetrès petit : on montre que le chemin qui contri-bue le plus à cette probabilité est celui qui mi-nimise l’action. On retrouve ainsi le principe demoindre action classique ! Dans cette version dela mécanique quantique, on voit que les objetsne sont plus localisés, et qu’il faut au contraireprendre en compte toutes les positions possiblesde l’objet lorsqu’il se « déplace. » Dans l’expé-rience des fentes d’Young, il existe deux cheminsde poids à peu près équivalents dont les contri-butions sont les plus déterminantes : ces che-mins sont ceux qui passent en ligne droite de lasource à l’une des fentes puis de cette fente à unpoint donné de l’écran. Ces deux chemins suf-fisent à expliquer (en première approximation)les franges d’interférence. Dans ce cas, il n’y apas de chemin unique dont la contribution seraitnettement supérieure aux autres, et donc il n’ya pas de chemin classique ! Cette formulationde la physique quantique est surtout utilisée enthéorie quantique des champs.

1.4.Les succès de la mécanique quan-tique

La mécanique quantique s’applique à l’échellemicroscopique (celle des atomes, des molécules,et des objets encore plus petits) avec de grandssuccès. Elle a apporté des explications à des phé-

nomènes jusqu’alors inexplicables et a permisde nombreuses prédictions. Elle seule expliquecomplètement les spectres et la structure élec-tronique des atomes, les liaisons mises en jeuentre atomes au sein des molécules (les liaisonschimiques), le magnétisme de la matière, le com-portement de la matière vis-à-vis des échangesde chaleur (la chaleur spécifique), les lasers, lecomportement des électrons dans la matière,y compris la conduction électrique, etc. . . De-puis plus de 50 ans, toute la physique des par-ticules élémentaires (la physique explorée dansles grands accélérateurs du CERN, où des par-ticules se rencontrent à grande vitesse), à desdizaines d’échelles de grandeur plus petites quecelle des atomes où elle a été conçue, repose surla mécanique quantique (compliquée par la né-cessité de prendre en compte la relativité res-treinte).

Contrairement à une opinion répandue, laphysique quantique se révèle aussi à l’échelle ma-croscopique. À température très basse, un desisotopes de l’hélium, l’hélium 4, devient liquideet acquiert un comportement étrange : si on leplace dans un récipient, il remonte le long desparois ! Ce liquide n’a plus de viscosité. C’estla superfluidité, un phénomène purement quan-tique. Dans certains matériaux, à températurebasse, la conduction de l’électricité se fait sansrésistance. C’est la supraconductivité, dont l’ori-gine ne peut être expliquée que quantiquement.La cohérence du faisceau lumineux issu d’un la-ser5 peut se maintenir sur plusieurs kilomètres !Dans ces cas, la physique quantique se manifestecar les objets quantiques conservent une « cohé-

5Une lumière est dite cohérente lorsqu’elle est consti-tuée d’ondes de même fréquence (même couleur) et par-faitement en phase les unes par rapport aux autres.

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rence » (quantique) à grande échelle. Ceci estpossible soit parce que la température est extrê-mement petite, soit parce que le milieu est telqu’il ne détruit pas cette cohérence (le vide, unefibre optique, . . .).

Aujourd’hui, la mécanique quantique est unoutil indispensable de l’ingénieur, et de nom-breux progrès technologiques reposent sur elle :les semi-conducteurs, utilisés dans toute l’élec-tronique moderne, et les lasers en sont lesexemples les plus importants. Mais les avancéestechnologiques ne s’arrêteront certainement paslà. En effet, depuis une trentaine d’années, lechamp des expériences quantiques possibles aété largement étendu. Des manipulations d’ob-jets quantiques totalement inenvisageables il y aquelques années sont aujourd’hui courantes : iso-ler un seul atome, et l’étudier pendant quelquetemps, est désormais chose usuelle dans les la-boratoires. De ce fait, des réponses expérimen-tales peuvent être apportées à des questions jus-qu’alors considérées comme purement « acadé-miques, » et bon nombre d’« expériences de pen-sée » proposées par les découvreurs de la phy-sique quantique sont devenues réalisables ! L’undes succès expérimentaux de ces dernières an-nées est la création de « condensats de Bose-Einstein » d’atomes. Nous avons vu que desbosons identiques ont tendance à se regrouperdans le même état. Or il se trouve que certainsatomes sont des bosons. La tentation était doncgrande d’essayer de placer une assemblée de telsatomes dans un même état quantique : c’est cequ’on appelle un condensat de Bose-Einstein.Pour réaliser ce condensat, il faut confiner cesatomes dans une sorte de petite « boîte, » àtrès basse température. C’est ce que sont par-venus à faire les physiciens ces dernières an-nées. Aujourd’hui, de tels condensats sont cou-rants, et font l’objet d’études approfondies. Detels progrès expérimentaux suggèrent aujour-d’hui des idées nouvelles d’applications techno-logiques. Ainsi, les physiciens (aidés d’informati-ciens) envisagent des « ordinateurs quantiques, »dont le principe de fonctionnement est très diffé-rent des ordinateurs usuels, et dont la puissancede calcul serait très largement supérieure à cequi est concevable aujourd’hui par les méthodestraditionnelles. Mentionnons aussi la cryptogra-phie quantique, dont les premières expériencesont déjà montré la faisabilité (au moins dansdes laboratoires !).

Les succès de la mécanique quantique sont telsaujourd’hui qu’il est impensable de la remettre

en question complètement. Ce qui ne signifie pasque l’on ne puisse pas un jour faire mieux ! Para-doxalement, son interprétation est toujours su-jette à débat. C’est l’objet de la seconde partie.

2.L’interprétation de la méca-nique quantique : d’hier àaujourd’hui

80 ans après sa formulation, la mécaniquequantique est encore source d’incompréhensionet plus grave encore, de confusions.6 Comptetenu de la complexité des mathématiques uti-lisées, de la remise en cause radicale de cer-tains concepts classiques, de la profondeur desproblèmes soulevés, des expériences récentes quisuscitent des interrogations nouvelles, il est cer-tain que les débats sur l’interprétation de la mé-canique quantique sont loin d’être clos. Nous al-lons essayer d’éclairer ces débats en faisant étatdes développement récents dans ce domaine.

2.1.Le problème de la mesureL’un des problèmes majeurs de l’interpréta-

tion de la mécanique quantique repose sur la no-tion de mesure. En physique classique, mesurerune grandeur n’a jamais posé de problème par-ticulier, en dehors d’éventuelles difficultés tech-niques. Ainsi, si on mesure la vitesse d’une voi-ture à l’aide d’un radar de gendarmerie, l’étatde la voiture n’en sera que peu modifié. En phy-sique classique, on suppose toujours que les me-sures sont menées de telle façon que le systèmen’en ressort pas perturbé. Il en va tout autre-ment en physique quantique : l’acte de mesuremodifie l’état du système. Aucune expérience demesure ne peut contourner ce fait.

Le dispositif de Stern et Gerlach peut êtreutilisé comme appareil de mesure du spin d’unélectron, puisque, selon le spin, l’électron sortde l’appareil avec une trajectoire vers le hautou vers le bas. Il suffit donc de détecter cettetrajectoire pour connaître le spin. Lorsqu’on ef-fectue une telle expérience, voici ce qui se passe.Si l’électron entre dans l’état « spin haut, »noté (S+) pour la suite, alors la valeur mesu-rée du spin est toujours « haut » (ce qu’on dé-signera par +). Dans ce cas, on a une proba-bilité 1 de trouver +. Si l’électron entre dansl’état (S−) (« spin bas »), alors la mesure est

6sans parler de sa récupération par les pseudo-sciences !

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toujours − (« bas ») : on a une probabilité 1 detrouver −. Si l’électron entre dans l’état super-posé (S+) + (S−), on une probabilité 1/2 d’ob-tenir + et 1/2 d’obtenir − comme résultat dela mesure. Dans tous les cas, l’état de l’électronaprès la mesure est soit (S+), soit (S−), selonque l’on trouve + ou − comme mesure. Pour lemontrer, il suffit de placer un second appareilde Stern et Gerlach derrière le premier : le ré-sultat donné par ce second appareil est toujoursle même que celui donné par le premier. Doncl’état de l’électron a été modifié par l’appareilde mesure, selon la règle suivante :

– (S+) à l’entrée donne après la mesure (S+)avec une probabilité 1 ;

– (S−) à l’entrée donne après la mesure (S−)avec une probabilité 1 ;

– (S+) + (S−) à l’entrée donne après la me-sure soit (S+) avec une probabilité 1/2, soit(S−) avec une probabilité 1/2.

Dans les deux premières situations, l’état n’estpas modifié par la mesure. Dans la dernière,l’état est modifié et le choix de l’état (S+) ou(S−) est dû au hasard le plus absolu : rien nepermet aujourd’hui de l’expliquer.

Cette propriété est plus générale que ce quecette expérience particulière suggère. En effet,en physique quantique, l’état de l’objet quan-tique après une mesure peut être très différentde l’état avant la mesure, et dépend du résul-tat de la mesure. L’expérience montre que l’étataprès la mesure donnerait toujours le résultatqui vient d’être trouvé avec une probabilité 1.On appelle ce phénomène la projection de l’étatsur le résultat de la mesure, ou encore la réduc-tion de la fonction d’onde. Cette propriété a étévérifiée jusqu’à aujourd’hui dans toutes les expé-riences effectuées (qui sont nombreuses !). C’esttrès simple à faire, puisqu’il suffit pour chaquemesure effectuée de la répéter juste après :les deux résultats de mesure sont toujours lesmêmes. Pour le physicien, ce phénomène est dé-concertant, car l’évolution de l’état entre l’ins-tant juste avant la mesure et l’instant juste aprèsn’obéit pas à l’équation d’évolution de Schrödin-ger ! Ce qui se passe pendant la mesure n’est pasun processus d’évolution quantique, au sens dela mécanique quantique. C’est comme si l’ap-pareil de mesure agissait sur l’état de l’électronautrement que par un processus quantique, telqu’on sait les décrire dans le formalisme expliquéplus haut ! Pourtant, si la mécanique quantiqueest une théorie universelle, l’appareil de mesuredoit lui-même être considéré comme un objet

quantique (puisque constitué d’atomes, qui sontin fine quantiques). Aussi, la mécanique quan-tique devrait pouvoir décrire le système consti-tué de l’électron et de l’appareil de mesure. Danscette façon de procéder, l’état total de ce sys-tème obéit à l’équation de Schrödinger. Or ilest impossible que cette évolution reproduisela projection de l’état de l’électron. C’est uneimpossibilité mathématique, elle ne dépend pasde la façon éventuelle de décrire l’appareil demesure. Nous sommes là au cœur du problèmede l’interprétation de la mécanique quantique.Comment expliquer ce qui se passe lors d’unemesure ? Comment expliquer que l’état obtenuà la sortie n’ait pas évolué quantiquement (ausens de l’équation de Schrödinger) pendant lamesure ? Comment interpréter une théorie quine parvient pas à décrire ce processus de me-sure ? Enfin, autre question de taille : pourquoile résultat d’une mesure semble-t-il choisi au ha-sard parmi les résultats possibles ?

Revenons un instant à l’expérience des fentesd’Young, où des photons sont envoyés un par un.On peut la modifier en plaçant un détecteur dephoton au niveau des fentes (qui bien sûr n’in-tercepte pas le photon), qui nous dit par quellefente passe le photon. Si on réalise cette nou-velle expérience, les figures d’interférences dis-paraissent ! En effet, ce détecteur effectue unemesure sur la position du photon, et donc l’étatdu système après cette mesure est modifié. Cettemodification implique que l’expérience avec ledétecteur est complètement différente de l’ex-périence sans le détecteur, au point que les fi-gures d’interférences ne peuvent plus apparaitredans la première. Il suffit pour s’en convaincre decomparer les états juste après le passage par lesfentes : compte tenu de la réduction de la fonc-tion d’onde, dans l’expérience avec le détecteur,l’état est par exemple « passage par la fente 1 »(si le photon est détecté sur la fente 1) alors quedans l’expérience sans le détecteur, il est encoresuperposition des deux états : « passage par lafente 1 » + « passage par la fente 2. »

De nombreuses propositions ont été faites de-puis 80 ans pour s’attaquer au problème de lamesure. Historiquement, dès les années 1920,le débat fut posé avec les bonnes questions.La célèbre controverse entre Einstein et Bohrà propos des fondements et de l’interprétationde la mécanique quantique est encore aujour-d’hui d’actualité, et de nombreuses réflexions ul-térieures y font référence.

La réponse d’Einstein est plutôt simple à ré-

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sumer. De son point de vue, la mécanique quan-tique n’est pas complète. Puisqu’elle n’expliquepas correctement ce qui se passe lors d’une me-sure, puisqu’elle suppose un hasard absolu (lorsde la mesure), il lui manque quelque chose. Sacélèbre citation, « Dieu ne joue pas aux dés, »résumait très bien son point de vue sur l’irrup-tion des probabilités en mécanique quantique.

Au contraire, la réponse de Bohr est plus com-pliquée, car il s’est efforcé de construire une nou-velle philosophie de la connaissance à partir decette nouvelle physique. Pour lui, la physiqueclassique ne doit pas être abandonnée complè-tement. Lors de ses travaux sur l’ancienne théo-rie des quanta, il a introduit le principe de cor-respondance pour essayer de déterminer la vali-dité des concepts classiques. Ce principe essayaitde formaliser les liens entre les « grandeurs »quantiques et leurs équivalents classiques, et ser-vit de guide pour construire l’ancienne théo-rie des quanta. Plus tard, lorsque la mécaniquequantique fut exprimée dans sa forme définitive,ce principe de correspondance fut le point dedépart de son interprétation. Pour lui, l’inter-prétation des données expérimentales en phy-sique quantique doit nécessairement reposer surl’emploi des concepts classiques. Pour résoudreconcrètement le problème de l’acte de mesure, ilfaut considérer l’appareil de mesure comme unappareil classique. Pratiquement, c’est de toutefaçon ce qui se passe au laboratoire. De parleur taille et leur masse, les appareils de me-sure sont traités classiquement. Les modéliserquantiquement, bien que conceptuellement fai-sable, est impossible, compte tenu du nombreimportant de degrés de liberté mis en jeu. Eneffet, un tel appareil peut être constitué de mil-liards de milliards d’atomes, qui ont chacun aumoins trois degrés de liberté (définir leur po-sition dans l’espace nécessite trois grandeurs) :cela fait des milliards de milliards de degrés deliberté ! Or, concrètement, ce qui nous intéressedans un tel appareil de mesure peut être décritpar quelques degrés de libertés seulement, parexemple la position d’une aiguille sur un écran(dans ce cas, une seule grandeur, un angle), oubien, pour les appareils plus récents, l’affichagedigital sur un écran. Pour Bohr, la notion mêmed’« expérience » est intrinsèquement classique :afin de décrire une expérience à d’autres physi-ciens, il est nécessaire de faire usage de conceptsclassiques ! Cette proposition de Bohr n’a pasété acceptée par tous. En effet, elle suppose quela nature soit décrite par deux théories : les ob-

jets microscopiques sont quantiques, les objetsmacroscopiques sont classiques. C’est inaccep-table pour la majorité des physiciens : si la phy-sique quantique est destinée à devenir la théoriequi va au-delà de la physique classique, alors elledoit s’appliquer à toutes les situations.

Pour Bohr, la réduction de la fonction d’ondedoit faire partie des postulats de la méca-nique quantique.7 Cette dynamique « extra-quantique » est une règle supplémentaire, quipermet de caractériser complètement l’étataprès la mesure.

L’interprétation que propose Bohr s’appelleaujourd’hui l’interprétation de Copenhague. Ellea en effet été conçue lors de discussions entreBohr, Heisenberg et Pauli lors de rencontres aulaboratoire de Bohr à Copenhague. Dans cetteinterprétation, on voit que la mesure est un actetrès particulier, qui fait référence à la physiqueclassique, et qui fait intervenir un hasard in-trinsèque. Il faut remarquer que ce hasard n’estpas celui de la vie courante, qui repose, lui, surune connaissance insuffisante des conditions ini-tiales, tout en émergeant de lois déterministes(comme par exemple le hasard qui se manifestelors du tirage du Loto). Cette interprétation duhasard quantique a suscité de nombreuses ob-jections. Par ailleurs, comme nous l’avons déjàremarqué, le physicien n’a aucune raison de trai-ter à part la mesure : l’appareil de mesure peutêtre considéré comme quantique, et devrait doncà ce titre pouvoir être décrit avec le systèmeétudié par les équations de la mécanique quan-tique. Malgré ces problèmes, l’interprétation deCopenhague est celle qui est utilisée aujourd’huiquotidiennement par les physiciens dans les la-boratoires. Faute de mieux et de plus convain-cant, il faut faire preuve de pragmatisme !

Von Neumann a beaucoup influencé laconception moderne que l’on a de la mécaniquequantique. Mathématicien de formation (élèvede Hilbert), c’est lui qui le premier a proposé lecadre mathématique utilisé aujourd’hui. Grâceà ce formalisme, il est le premier à proposer unmodèle de la mesure. Dans ce modèle, tout estquantique : le système étudié et l’appareil demesure forment un système quantique global.Bien que pertinent sur certains points, ce mo-dèle ne parvient pas à expliquer le choix aléa-toire qui se produit pendant la mesure, c’est àdire l’acte de réduction de la fonction d’onde.

7C’est ce que font d’ailleurs la plupart des ouvragesacadémiques sur la physique quantique.

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Même s’il ajoute un second appareil de mesure(puis un troisième, . . .) pour « mesurer » le pré-cédent, la réduction de la fonction d’onde nepeut pas avoir lieu.8 Pour contourner le pro-blème, il émet l’hypothèse la plus curieuse quisoit : cette projection ne peut avoir lieu que siau bout de la chaîne d’appareils de mesure onintroduit un être conscient ! Son idée semble re-poser sur la constatation que la conscience estunique, et donc le choix d’un des états est né-cessairement fait lorsque l’être conscient prendconnaissance des résultats de la mesure ! Il estsurprenant qu’une telle idée ait pu être émise, ilest encore plus surprenant qu’elle ait été repriseplus tard par quelques autres physiciens. Il esten effet difficile de croire que l’affichage du ré-sultat d’une mesure sur un écran d’ordinateur,ou son impression par une imprimante, ne s’ef-fectue que lorsqu’un être conscient est là pourles regarder ! C’est pourtant le serpent de merde l’interprétation de la mécanique quantique,que seule peut-être les sciences cognitives et laneurobiologie permettront un jour de jeter défi-nitivement aux oubliettes. . . Roland Omnès ré-sume très bien ce que tout physicien censé pensede cette hypothèse : « on doit certainement laclasser comme la pire des déviations auxquellesl’interprétation de la mécanique quantique a puconduire. » [1]

Afin de répondre à cette absurdité, Schrödin-ger imagine en 1935 une expérience de penséequi popularisera le problème de la mesure. Ilimagine le dispositif expérimental suivant. Dansune grande boîte fermée, on place un appareilqui surveille la désintégration d’un noyau radio-actif. Si le noyau se désintègre, l’appareil libèreun gaz mortel dans la boîte. On place un chatdans cette boîte, on la ferme, et on attend. . . Se-lon von Neumann, connaissant les lois de la dés-intégration radioactive (qui sont quantiques), aubout d’un certain temps l’état quantique du sys-tème enfermé dans la boîte consiste en la su-perposition d’un état où le chat est vivant, etd’un état où le chat est mort. Toujours selonvon Neumann, c’est seulement lorsque l’obser-vateur ouvre la boîte que la superposition cesse,et qu’un des deux états est sélectionné (chat vi-vant ou chat mort) ! Il faut rappeler ce que Bohrpensait de cette expérience : pour lui, l’appareilet le chat sont classiques, et donc la réductionde la fonction d’onde a lieu dès que l’appareil

8En termes mathématiques, cette impossibilité estdue à l’évolution unitaire de l’état quantique.

détecte la désintégration. Heisenberg partageaiten partie ce point de vue : pour lui il est ab-surde de modéliser aussi simplement ce pauvrechat, qui contient un nombre gigantesque de de-grés de liberté (son « état » ne se résume doncpas à « mort » ou « vivant »). L’interprétationde Copenhague montre pourtant là qu’elle estloin d’être satisfaisante. Elle révèle un problèmede cohérence logique fondamental de la théo-rie : pour expliquer la mécanique quantique, ilfaut faire appel à la physique classique. De plus,une question naturelle se pose alors : où se si-tue la frontière entre quantique et classique dansune telle expérience ? Le noyau radioactif est-ilquantique ou classique ? Et l’appareil de détec-tion ? Et le chat ? . . .

D’autres interprétations ont par la suiteété proposées, principalement pour chercher àcontourner ce problème de la réduction de lafonction d’onde. L’une des plus surprenantes estcelle des multiunivers d’Everett. Elle consisteà supprimer la réduction de la fonction d’ondedu formalisme (et donc aussi le hasard qui luiest lié), et à émettre l’hypothèse audacieuse quechaque mesure conduit à « plusieurs branches »nouvelles de l’Univers : une branche pour chaquerésultat possible de la mesure. Ainsi, chacunede ces branches est supposée être une réductionpossible de la fonction d’onde. Dans cette in-terprétation, la réalité physique n’est donc plusunique, et les « branches » ne sont plus en com-munication entre elles. Ceci assure la logique decette interprétation. Cette théorie est pour l’ins-tant non réfutable !

Certains chercheurs (de Broglie et plus tardBohm) ont essayé de refonder la mécaniquequantique sur des bases plus « classiques, » enconservant les notions de position et de vi-tesse. Pour concilier ces concepts classiques avecla nouvelle théorie, ils interprètent la fonctiond’onde comme une « onde pilote » qui accom-pagne la particule, et dont l’évolution est donnéepar une équation semblable à celle de Schrödin-ger. La dynamique classique de la particule estmodifiée par cette fonction d’onde. Dans cetteapproche, l’interprétation pose moins de pro-blèmes puisque le caractère classique de la théo-rie y est conservé, par exemple les particulessont toujours localisées. Le hasard perçu lorsd’une mesure n’y est pas intrinsèque, il émergede notre ignorance de l’état initial complet dusystème. Cependant, cette théorie se heurte àdes problèmes techniques jusqu’à présent inso-lubles.

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2.2.Le paradoxe EPR

En 1935, Einstein, Podolski, et Rosen pro-posent une expérience de pensée essayant demettre en évidence l’incomplétude de la méca-nique quantique. Pour cela, ils donnent au préa-lable une définition précise et opérationnelle dece qu’est un élément de réalité : « si, sans pertur-ber aucunement le système, nous pouvons pré-dire avec certitude (c’est-à-dire avec une pro-babilité égale à un) la valeur d’une quantitéphysique, alors il existe un élément de réalitéphysique correspondant à cette quantité phy-sique. » Les trois auteurs proposent alors uneexpérience qui conduit à ce qu’on appelle le pa-radoxe EPR. On considère un objet quantiqueM qui est constitué de 2 parties identiques A1 etA2. On suppose que M est au repos, et qu’il peutse désintégrer spontanément en ses deux consti-tuants A1 et A2. Par conservation de quantitésusuelles en physique (encore valable en physiquequantique !), A1 et A2 vont partir avec des vi-tesses opposées et s’éloigner de l’endroit où setrouvait M . Au bout d’un temps suffisammentlong, Einstein, Podolski, et Rosen supposent queles objets quantiques A1 et A2 sont assez éloi-gnés pour ne plus entretenir de relations. Ils lesconsidèrent donc comme deux systèmes indépen-dants. Il est alors possible d’effectuer une mesureaussi précise que l’on souhaite de la vitesse surA1, et d’après l’hypothèse d’éloignement, le sys-tème A2 n’est pas perturbé. Comme la vitessede A2 est l’opposée de celle de A1, on a réa-lisé une mesure de la vitesse de A2 « sans per-turber aucunement le système ! » Donc il doitexister un élément de réalité pour la vitesse. Deplus, on peut mesurer avec une grande précisionla position de A2 à un instant donné. Donc lesinégalités de Heisenberg sur les incertitudes enposition et vitesse peuvent être violées !

La réponse de Bohr ne se fit pas attendre :pour lui, le point faible de l’argumentationétait l’hypothèse de séparabilité des deux sous-systèmes A1 et A2. En effet, ces systèmes ayantinteragi dans le passé, ils sont inséparables ausens quantique. Ce qui entraîne que si on croiteffectuer une mesure sur A1, en réalité on effec-tue une mesure sur le système A1 + A2 ! C’estle système global qui est perturbé, et non passeulement A1 : la mesure sur A1 réduit doncla fonction d’onde de A1 + A2 (ce qui perturbedu coup le sous-système A2). Rappelons que A1

et A2 peuvent à ce moment là être distants deplusieurs mètres, voire kilomètres ! Donc il n’y

a pas d’élément de réalité attaché à la vitesse,et les inégalités de Heisenberg ne sont pas misesen défaut.

D’autres réponses furent (et sont encore) pro-posées. Certaines supposent par exemple l’exis-tence de variables supplémentaires qui « carac-tériseraient » mieux l’objet quantique que ne lefait l’état mathématique usuel. Comme ces va-riables ne sont pas « visibles » (actuellement ?)dans les expériences, ces théories sont appeléesà variables cachées. Ces variables permettraientde redonner aux probabilités quantiques un sta-tut plus « statistique, » puisque ces probabili-tés émergeraient de notre non connaissance deces variables. Chaque mesure serait alors commeun tirage du Loto, où le résultat serait com-plètement déterminé par ces variables, dont onne connait pas les valeurs précises : en moyen-nant les valeurs possibles de ces variables, onretrouverait une interprétation probabiliste durésultat de la mesure, tout en revenant à unecausalité parfaite. Dans l’expérience EPR, cesvariables permettraient de corréler les résultatsde mesure sur les deux sous-systèmes A1 et A2.Les premières théories à variables cachées sup-posaient que ces variables accompagnent le cor-puscule dans son mouvement. On parle alors dethéories à variables cachées locales.

Aussi avait-on plusieurs options possiblespour contourner le paradoxe EPR. C’est en 1965que Bell trouva un moyen fort astucieux de tran-cher expérimentalement entre ces différentespossibilités. Il démontra (avec une incroyablefacilité !) l’existence d’inégalités qui permettentde faire la différence entre la mécanique quan-tique et d’autres théories, par exemple celles àvariables cachées locales ! Ces inégalités de Bellétaient explorables expérimentalement. Lorsquela technologie fut disponible, des expériencesfurent menées. Il en ressort que la mécaniquequantique avait raison : l’inséparabilité est unepropriété des systèmes quantiques, la réponsede Bohr était correcte. Le paradoxe EPR, danssa forme originale, avait donc obtenu une ré-ponse expérimentale. Les théories à variables ca-chées locales étaient réfutées. On pouvait pen-ser que l’expérience d’Alain Aspect de 1982 [3]avait définitivement clos le débat, de par sesconclusions non équivoques. Dans cette expé-rience, les sous-systèmes A1 et A2 sont des pho-tons émis par un atome au repos. Afin de vérifierles inégalités de Bell, il faut mesurer des gran-deurs sur ces deux sous-systèmes, si possible enmême temps, et étudier leurs corrélations. Ce-

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pendant, dans ces expériences, on ne peut pasavoir une simultanéité exacte entre les deux me-sures. Donc l’une a toujours lieu avant l’autre.Comme l’imagination des physiciens est sans li-mite, d’autres théories furent alors proposées(à variables cachées non locales par exemple),concurrentes de la mécanique quantique, danslesquelles il est possible qu’une information soitéchangée entre la première particule qui a subila mesure, et la seconde (qui ne l’a pas encoresubie). Cette information servirait à corréler lesdeux mesures, de telle sorte que les mêmes résul-tats que ceux de la mécanique quantique soientobtenus in fine. Compte tenu de la distance quipeut séparer les deux sous-systèmes A1 et A2

au moment de la mesure, l’information qu’ilspourraient s’échanger devrait nécessairement al-ler plus vite que la lumière. Même si la relativitérestreinte ne l’admet pas, il n’est pas déraison-nable d’essayer de tester cette éventualité. C’estpourquoi une expérience récente a été faite enSuisse [4], qui donne raison elle aussi à la mé-canique quantique. C’est une variante de celled’Aspect, dans laquelle les détecteurs qui me-surent les grandeurs physiques sont en mouve-ment par rapport au laboratoire. Dans ce cas,en utilisant la théorie de la relativité restreinte,dans laquelle la notion de simultanéité des évé-nements est « relative, » on peut montrer qu’iln’est plus possible de savoir quelle mesure a eulieu avant l’autre ! (On parle d’expériences de« multisimultanéité. ») Il n’est donc plus permisde se demander qui a envoyé une information àl’autre, et les théories qui supposent l’échanged’informations sont réfutées ! Il en ressort au-jourd’hui que la mécanique quantique n’est pasune théorie locale (quelle que soit la distance sé-parant deux sous-systèmes, une mesure sur l’unpeut « influencer » l’autre), et qu’elle est cepen-dant compatible avec certains aspects de la rela-tivité restreinte. Ces expériences ébranlent pro-fondément notre conception actuelle de l’espace-temps et n’ont pas fini de faire couler beaucoupd’encre. . .

2.3.La connaissance en mécaniquequantique

Lors de l’élaboration de l’ancienne théorie desquanta, Bohr ne s’était pas arrêté au problèmede la mesure. Afin de prendre en compte la dua-lité onde-corpuscule qui émergeait de ces tra-vaux, il introduisit un (second) principe : leprincipe de complémentarité. Ce principe pose

que des « représentations » différentes, et par-fois incompatibles, peuvent être utilisées à pro-pos d’un même objet quantique. Ainsi, selonla situation expérimentale, l’électron peut êtredécrit comme une onde (expérience des fentesd’Young par exemple) ou comme un corpuscule(trajectoire balistique dans un champ électriquepar exemple), mais on ne peut pas utiliser lesdeux langages en même temps : c’est le contexteexpérimental qui décide ! On avait donc une vi-sion duale de la nature, qui reposait d’un côtésur la notion de « continu, » et de l’autre sur lanotion de « discontinu. » Ce principe a parfoisété utilisé pour remettre en cause notre capacitéà caractériser les objets quantiques, et du coupà décrire la réalité : s’il nous est impossible dechoisir entre une représentation ou une autre,c’est que notre connaissance est limitée. Aujour-d’hui, dans la formulation moderne de la mé-canique quantique, ce problème ne se pose plus.En effet, il reflète juste la richesse mathématiquedans laquelle est plongé l’état d’un objet quan-tique : on peut caractériser cet état sous diffé-rentes formes mathématiques, qui lui donne tan-tôt un « aspect ondulatoire, » tantôt un « aspectcorpusculaire, » et tantôt ni l’un, ni l’autre (ceque les premiers travaux n’avaient pas remar-qué) ! Par exemple, dès qu’on utilise une fonc-tion d’onde comme représentation de cet état,on en a une interprétation ondulatoire. Finale-ment, en réalité, cette dualité est un héritage denotre culture classique : après des années d’ha-bitudes et d’apprentissages, nous ne parvenonspas à concevoir un objet autrement que commeune onde ou un corpuscule se déplaçant dansl’espace ! La solution élégante que proposent J.-M. Levy-Leblond et F. Balibar [7] mériteraitd’être plus utilisée : ne parlons ni d’onde, ni decorpuscule, mais de quanton. Ce quanton dési-gnerait un objet quantique, décrit par son étatmathématique. Libre à nous ensuite de le repré-senter comme une onde, un corpuscule ou autrechose en fonction de nos besoins. . .

Les inégalités de Heisenberg ont aussi sou-levé le problème de ce qui est « connaissable »en mécanique quantique. En physique classique,connaître l’état d’un corpuscule à un instantdonné revient à se donner à cet instant sa posi-tion et sa vitesse. En physique quantique, celarevient à se donner l’être mathématique qui re-présente cet état. Or, d’après les inégalités deHeisenberg, de cet être mathématique il est im-possible de tirer à la fois ce qui est censé re-présenter la position et la vitesse. Certains phy-

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siciens et philosophes ont interprété ce résul-tat comme une limitation intrinsèque de notreconnaissance de la réalité. Cette conclusion sup-pose implicitement que la position et la vitesseexistent en dehors de la description que nousavons d’un objet quantique. Or, ces notions deposition et vitesse sont classiques. Rien ne per-met aujourd’hui d’affirmer leur pertinence audelà de ce cadre classique. Pour illustrer ce pro-pos, rappelons que la notion de température estun concept essentiel et fondamental de la ther-modynamique. Cependant, la physique statis-tique, qui est la théorie sous-jacente à la ther-modynamique, ne lui donne pas ce statut pre-mier, elle la déduit !9 Donner un statut de réa-lité à la position et à la vitesse est malheureuse-ment un raisonnement classique, qu’il faut ban-nir en physique quantique : un électron n’estpas un point matériel caractérisé par une posi-tion et une vitesse à tout instant (ni d’ailleurspar une « onde » répartie dans tout l’espace !).Dans le cadre d’une expérience particulière, ilest possible de donner un sens à la positionou à la vitesse, mais ce n’est pas une quantitéintrinsèque préexistante. On ne peut donc pasdire que les inégalités de Heisenberg réduisentnotre connaissance d’un objet quantique. Cetteconnaissance peut être obtenue expérimenta-lement avec une grande précision, sous formed’une caractérisation complète de son état ma-thématique. Un processus qui est souvent ignorédes profanes est celui de préparation d’un ob-jet quantique : il est possible de « préparer »un objet quantique dans des états parfaitementdéterminés, et de caractériser entièrement sonévolution future par l’équation de Schrödinger.Dans ce cas, où se situe notre ignorance ? Lesinégalités de Heisenberg ne sont donc pas unelimitation de notre connaissance.

Le vrai problème vient plutôt du statut exactdes probabilités en physique quantique, et de laréduction de la fonction d’onde. Nous n’avonsaucune connaissance préalable qui permette deprévoir à l’avance l’état juste après une me-sure. Néanmoins, jusqu’à présent, toutes les ex-périences réalisées ont pu être expliquées enutilisant la description mathématique évoquéeplus haut, moyennant ce problème fondamen-tal que pose l’interprétation probabiliste. Or, cequi est connaissable est par définition ce quel’expérience peut nous enseigner. À partir dece que nous savons aujourd’hui, il est possible

9Pour des systèmes en équilibre seulement !

d’émettre deux hypothèses :

1. Les probabilités en physique quantique sontintrinsèques, il est impossible de s’en pas-ser, même dans une théorie plus fondamen-tale encore. C’est par exemple le point devue de Bohr. Dans ce cas, l’état mathéma-tique qu’on manipule ordinairement décritce qui est connaissable aujourd’hui. Il seraéventuellement remanié par une expériencenouvelle, mais son statut restera toujours lemême, les probabilités seront toujours pré-sentes fondamentalement.

2. Les probabilités ne sont pas intrinsèques,elles émergent d’un manque de connais-sance de notre part. C’est par exemple lepoint de vue d’Einstein, de de Broglie, et deBohm (la mécanique quantique est incom-plète). Dans ce cas, il faut adjoindre à l’étatmathématique actuel une autre entité, quirenferme en elle ce comportement probabi-liste, et qui l’explique. Comme nous l’avonsdéjà vu, plusieurs tentatives ont été propo-sées : les ondes pilotes, les variables cachéeslocales ou non locales. . . Certaines de cesthéories sont déjà expérimentalement réfu-tées. Pour l’instant, l’entité mathématiquenouvelle à considérer n’apporte pas plusde renseignement que la mécanique quan-tique ordinaire, puisqu’à l’heure actuelletoutes les connaissances (empiriques) quenous avons d’un objet quantique sont déjàcontenues dans l’état usuel ! En d’autrestermes, ces variables seraient si bien cachéesqu’on n’a pas encore trouvé le moyen de lescaractériser expérimentalement ! Ces nou-velles théories risquent de plus de se heur-ter à des problèmes techniques incontour-nables : c’est ce qui est arrivé par exempleà la notion d’onde pilote si on veut la rendrecompatible avec les nouvelles expériencesmettant en jeu la multisimultanéité (la nou-velle théorie bâtie à cet effet ayant été réfu-tée elle aussi !). Ces théories sont plus com-pliquées, donc plus fragiles face aux nou-velles expériences. Un espoir est de voir ap-paraitre une nouvelle théorie profondémentnovatrice, qui expliquerait de façon éléganteles probabilités.

Aujourd’hui, rien ne permet de favoriser une hy-pothèse plutôt qu’une autre.

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2.4.Les développements théoriquesrécents

Il existe aujourd’hui un renouveau théoriqueà propos du problème de l’interprétation de lamécanique quantique [1]. Depuis une vingtained’années, des progrès conceptuels ont pu être ob-tenus, qui donnent en particulier une vision unpeu plus fine du processus de la mesure. Tousces travaux ont pour but de comprendre la mé-canique quantique en restant strictement dansson formalisme (en utilisant en réalité un for-malisme équivalent : la théorie des histoires). Àaucun moment il n’est fait appel à la physiqueclassique, en particulier la dynamique ne reposeque sur l’équation de Schrödinger.

Les progrès obtenus portent d’abord sur ladérivation des lois de la physique classique àpartir de la mécanique quantique, et en parti-culier de l’émergence du déterminisme absoluclassique à partir du probabilisme quantique.Il est en effet possible de réconcilier ces ex-trêmes en acceptant que le déterminisme soitvalable avec une probabilité d’erreur si petitedans les conditions ordinaires des expériences,qu’il est impossible de jamais les constater. Cesprobabilités d’erreur sont en effet calculables,et d’un ordre de grandeur extrêmement faible.Le déterminisme prend donc un sens probabi-liste. . . Il est aussi possible de dire à l’avancesi un système aura un comportement classiqueou quantique. Aujourd’hui, une nouvelle phy-sique est en train de naître, le mésoscopique. Elles’intéresse à des situations physiques comprisesentre le microscopique (quantique) et le macro-scopique (classique), en ne s’occupant que d’unnombre limité de degrés de liberté (quelques di-zaines, voire centaines). Dans ces situations, ilest difficile de dire si le système décrit est quan-tique ou classique (on parle souvent de situa-tions « semi-classiques »). Les développementthéoriques récents sur la mécanique quantiquearrivent à point nommé pour encadrer les for-midables avancées expérimentales dans ce do-maine ! L’ensemble de ces travaux théoriquesdonnent aussi un cadre très formel aux deuxprincipes énoncés très vaguement par Bohr :le principe de correspondance d’une part (lepassage du quantique au classique) et le prin-cipe de complémentarité d’autre part (ces tra-vaux expliquent pourquoi certaines représenta-tions sont incompatibles dans le cadre d’un ex-périence donnée).

La seconde avancée majeure concerne la dé-

cohérence, dans ses aspects aussi bien théoriquequ’expérimental. Le processus de mesure a eneffet été décomposé en deux phases : la déco-hérence et l’objectification. La décohérence estle phénomène qui permet de faire disparaître àl’échelle macroscopique les interférences quan-tiques. Par exemple, dans la dynamique jus-qu’alors proposée pour l’expérience du chat deSchrödinger, l’état final est une superpositionde nombreux états possibles, dont certains dé-crivent le chat mort et d’autres le chat vivant.Ces états interfèrent entre eux, en un sens ma-thématique assez compliqué, alors que les étatsclassiques (chat mort ou chat vivant) sont euxbien séparés. Or, en prenant en compte la modé-lisation complète de l’expérience, en y incluantle système étudié, mais aussi l’appareil de me-sure et l’environnement, il est possible de mon-trer que l’état final est une superposition d’étatsqui n’interfèrent plus.10 On pourrait abusive-ment résumer ce processus en disant qu’on passed’un état « chat mort et vivant » à un état « chatmort ou vivant. » Cette décohérence a sa propredynamique (irréversible), donnée par les lois dela physique quantique, dont les temps carac-téristiques sont extrêment courts : en d’autrestermes, cet effet est quasi instantané. Il se trouvenéanmoins qu’il a été possible de monter uneexpérience dans laquelle ce temps assez longpour qu’on puisse observer en direct cette dé-cohérence ! [5] La théorie a ainsi pu être confir-mée. La décohérence repose sur l’idée que les de-grés de liberté « classiques » (les variables per-tinentes qui seront directement reliées aux ré-sultats de la mesure, par exemple l’angle quefait l’aiguille sur un cadran, ou bien la positiond’un électron lorsqu’il percute un écran) sontun sous-ensemble (très petit !) de tous les de-grés de liberté quantique intervenant dans unemesure : ceux du système étudié bien sûr, maisaussi ceux de l’appareil de mesure lui même(dont nous avons vu qu’ils pouvaient se comp-ter en milliards de milliards !), et même ceuxde l’environnement (air, lumière ambiante, . . .).Les degrés de liberté « en trop » sont moyen-nés d’une certaine façon dans ce modèle de ladécohérence, puisqu’ils ne sont pas « visibles »à l’échelle classique. La conséquence immédiateest que si le système interagit avec un environ-nement qui a peu de degrés de liberté, alorsla décohérence n’a pas lieu ! C’est bien ce qui

10En termes mathématiques, on dit que les états sont« orthogonaux. »

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se passe pour un système vraiment isolé. C’estaussi ce qui se passe dans l’expérience des fentesd’Young, où la décohérence n’a pas lieu au ni-veau des fentes, puisque des figures d’interfé-rences sont obtenues sur l’écran (au niveau del’écran, la décohérence a lieu, puisqu’une seuleposition est sélectionnée !). Par contre, un ap-pareil de mesure « normal » a beaucoup de de-grés de liberté internes, et c’est pourquoi la dé-cohérence a lieu lors d’une mesure. Ainsi, dansl’expérience du chat de Schrödinger, elle se ma-nifeste dès l’appareil de détection de la désinté-gration. La décohérence a lieu plus généralementlorsqu’un système quantique interagit avec unautre système quantique contenant beaucoup dedegrés de liberté internes : il n’y a donc plus lieude particulariser l’appareil de mesure et l’acte demesure. Le modèle de la décohérence conduit àl’interprétation probabiliste des résultats d’unemesure. Il démontre sur ce point l’essentiel desrègles empiriques données autour de la mesure(et que l’interprétation de Copenhague avait àl’époque érigées en postulats), tout en restantstrictement dans le cadre de la physique quan-tique. Enfin, il répond à la question de la fron-tière entre le quantique et le classique : on saitdésormais dans une expérience donnée ce quipeut être considéré comme « classique. »

L’autre étape du processus de mesure estl’objectification. Après la décohérence, l’étatquantique est encore une superposition d’états« décorrélés. » 11 Cependant, la réalité « clas-sique » est unique : un seul de ces états est pré-sent après la mesure. L’objectification est l’actequi donne un résultat unique (parmi tous les ré-sultats possibles) à la mesure, en réduisant lafonction d’onde à l’un de ces états possibles.C’est le choix au hasard d’un état plutôt qued’un autre dans la superposition d’états « dé-corrélés. » C’est la partie la plus problématiquede la réduction de la fonction d’onde. Aucunethéorie n’est pour l’instant capable d’expliquercet effet aléatoire : l’objectification reste doncaujourd’hui un postulat (c’est-à-dire un énoncénon démontré, mais vérifié par l’expérience).

3.Conclusion

Malgré ses succès, la mécanique quantiquepose donc encore de nombreux problèmes defond. Malheureusement, certaines barrières ma-

11qui n’interfèrent plus entre eux, donc « orthogo-naux. »

thématiques infranchissables (dans le cadre ma-thématique actuel) font craindre le pire : il estpossible que le processus d’objectification ne soitjamais expliqué dans ce formalisme. Certainsphysiciens s’en accommodent, en faisant remar-quer par exemple que le problème de l’unicitéde la réalité est aussi posé en physique clas-sique, et que peut-être ce ne sera jamais uneconséquence de la théorie (quelle qu’elle soit).Ce point de vue n’est pas satisfaisant pour laraison que la physique quantique, contrairementà la physique classique, crée de la « multipli-cité » dans sa dynamique. Il serait donc nor-mal qu’elle explique ensuite le retour à l’uni-cité. Plus grave encore, la physique quantiquene peut pas être la théorie ultime dont les phy-siciens rêvent. En effet, cette théorie fait l’im-passe sur l’autre grande révolution du XXème

siècle, la relativité générale. Aucune théorie jus-qu’à présent ne peut prétendre unifier ces deuxbranches de la physique (même si certains phy-siciens prétendent le faire par des théories hau-tement spéculatives !). Il se peut donc que tousces problèmes d’interprétation prennent un sensévident dans une future théorie. Ainsi, le statutdu hasard quantique pourrait peut-être être re-considéré un jour. Gardons à l’esprit les échellesde temps de la connaissance humaine : il a falluprès de 300 ans de recul pour dépasser la phy-sique classique de Newton. Aujourd’hui, la phy-sique quantique n’a que 100 ans !

Références

[1] Omnès Roland, Comprendre la mécaniquequantique, EDP Sciences, 2000.

[2] Banesh Hoffman, Michel Paty, L’étrangehistoire des quanta, Seuil, 1981.

[3] Aspect, Dalibard, Roger, Physical ReviewLetter, Vol 49, p. 1804, 1982.

[4] Zbinden, Brendel, Gisin, Tittel, Physicalreview A 63, p. 831, 2000.

[5] Brune, Hagley, Dreyer, Maître, Maali,Wunderlich, Raimond, Haroche, PhysicalReview Letter, Vol 77, p. 4887, 1996.

[6] Lurçat François, Ontologie quantique se-lon Niels Bohr, IIIe Congrès Internatio-nal d’Ontologie, Saint-Sébastien, Octobre1998.

[7] Lévy-Leblond, Balibar, Quantique, Rudi-ments, CNRS InterEditions, 1984.

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