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SYNTHÈSE FORUM [1 ER JUIN 2012] LA PLACE DES ONG DANS LE CHANGEMENT SOCIAL © Benoit Guénot

La place des ONG dans le changement social

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synthèse du forum du 1ER JUIN 2012 Ici, en France, Médecins du Monde est devenue un acteur à part entière de la santé des plus démunis. Mais cette implication devient à son tour source d’interrogations : comment envisager la relation à l’État ? Comment allier des stratégies de démonstration pouvant aller jusqu’à la désobéissance civile ? Comment rester militant dans un monde des ONG de plus en plus professionnalisées et technicistes ?

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synthèse forum[1er JuIn 2012]

La pLace des ONGdans le changement social

© Benoit guénot

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Ici, en France, Médecins du Monde est devenue un acteur à

part entière de la santé des plus démunis. Mais cette impli-

cation devient à son tour source d’interrogations  : comment

envisager la relation à l’État ? Comment allier des stratégies de

démonstration pouvant aller jusqu’à la désobéissance civile ?

Comment rester militant dans un monde des ONG de plus en

plus professionnalisées et technicistes ?

Or de nouvelles formes de mobilisation citoyenne ont émergé.

Plus spontanés, ces nouveaux mouvements sociaux offrent aux

corps intermédiaires – et notamment aux associations – une

chance à saisir.

Là-bas, dans les pays en crise, en guerre ou secoués par des

catastrophes naturelles, Médecins du Monde travaille comme

acteur de solidarité internationale avec des associations locales.

Engagées dans une démarche citoyenne, elles nous disent les

enjeux de leur militance et construisent leur légitimité à partir de

pratiques ancrées dans la réalité de leurs sociétés.

« Faire avec » plutôt que « faire pour », tel est l’enjeu. Comment

dans ces mouvements inventifs et multiples, Médecins du

Monde peut capter ces aspirations et assumer un rôle d’acteur

dans le changement social ? 

Dr Olivier Bernard

La pLace des ONGdans le changement social

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Flash les points essentiels

1/ L’histOire du mOuvemeNt assOciatif appeLLe à uNe miLitaNce reNOuveLéeLa naissance du mouvement associatif est tardive : la loi fondatrice de la liberté d’association n’a été votée qu’en 1901. Dans un champ médico-social de plus en plus contrôlé, la question de la place de l’État et des corps intermédiaires est plus que jamais d’actualité, revisitée par de nouvelles tensions. Tout cela n’appelle t-il pas à redonner une dimension militante au mouve-ment associatif ? Page 4

2/ HémopHilie : le double prisme iNterNatiONaL-réGiONaL

Comment mettre en situation la population de parti-ciper à l’élaboration de ses besoins de santé ? Dans le domaine d’une maladie rare, l’hémophilie, une voix unique est entendue à l’international. C’est la voix regroupée des patients et des professionnels qui convainc les gouvernements. En Ile-de-France, l’expérience de la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA) montre la pertinence du niveau régional pour élaborer une démocratie sanitaire au plus près des besoins de santé. Page 6

3/ QueLLe pLace pOur Les assOciatiONs daNs Les mouvements Humains citoyens ?

On assiste à la naissance d’une jet-société civile, for-mée de pirates du système, seuls capables d’en com-prendre les rouages et de bénéficier des aides interna-tionales. Cela pose la question de l’identification des partenaires locaux. Dans le contexte des révoltes du printemps arabe, comment contribuer à l’émergence d’acteurs civils, de partenaires autonomes et égaux sans tomber dans l’ingérence ? Page 8

4/ cOmmeNt faire Naître des partenariats ?

Il n’y a pas d’association internationale sans associa-tions nationales, régionales et locales, sans lesquelles une ONG n’est qu’une coquille vide. En Uruguay, comme ailleurs, il y a une nécessaire réflexion sur le consensus politique. Avec quelles organisations

sociales veut-on travailler ? Avec qui va t-on monter des programmes ? En permanence, il faut faire circuler les idées et s’interroger sur les relations de pouvoirs entre acteurs du sud et du nord. Page 10

5/ Haïti : quand l’urgence écrase tOut et répONd à sa prOpre LOGiQue

Après le tremblement de terre en Haïti, le rouleau compresseur de l’aide internationale a tout écrasé sur son passage. Y compris les volontés locales, car-rément ignorées ou cantonnées dans la position de bénéficiaires de la charité internationale. L’humanitaire répond à sa propre logique. L’urgence écrase tout et en premier lieu l’expérience et le durable. Cela pose les questions du manque de mémoire institutionnelle, de la répétition des mêmes erreurs, du changement politique et civique dans les pays donateurs. Page 11

6/ La dictature du cadre LOGiQue assèche tOute vOLONté de chaNGemeNt

L’approche du partenariat développé par beaucoup d’ONG depuis 30 ans ne marche pas et génère des abus : position de terrain conquis, professionnalisation, bureaucratisation… On ne sait pas faire du partenariat bilatéral. Dès qu’il y a un cofinancement public, c’est la dictature du cadre logique, qui assèche toute volonté de changement. Il faut trouver d’autres façons de tra-vailler. Le changement cela se mène à plusieurs et cela oblige à nouer des partenariats pluri-acteurs. Page 13

7/ arrêter Le NéOcOLONiaLisme et cONstruire Le pONt NOrd-sud

Les ONG continuent à entretenir le double standard et à appliquer des règles différentes aux pays où elles interviennent. Elles sont passées à l’humanitaire professionnel, technique, au charity-business, teinté de néocolonialisme. Il faut réinventer les relations par-tenariales en s’inspirant des modèles de ponts nord-sud fonctionnant sans ce double standard, qui traitent d’égal à égal et permettent l’émergence de partenaires ayant la volonté d’être des acteurs des changements de la société civile. Page 15

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Il y a aussi le rôle des congrégations religieuses, indis-sociables de l’histoire du social et du médico-social et de l’histoire de l’hôpital. Autre champ idéologique, celui de la philanthropie, héritée du siècle des lumières. C’est l’idée de la charité laïcisée, la philanthropie est contre l’intervention de l’État et contre l’intervention collective.

Enfin, on verra aussi apparaître à la fin du XIXe siècle, le solidarisme, dont le pivot est la solidarité. C’est la République sociale, le principe d’interdépendance entre les hommes et de dettes des uns envers les autres. La naissance de la solidarité de droit sera le principe moteur de la construction de la protection sociale et en particulier de la sécurité sociale après la seconde guerre mondiale.

Après 1945, combler les lacunes de l’État, en être son aiguillonAprès guerre, quand vont se développer les mouve-ments de jeunesse et d’éducation sanitaire, le sanitaire et le social vont être noyés dans l’humanitaire, le cari-tatif, l’assistance… Les associations vont longtemps pallier les carences de l’État, emmenées par des personnes concernées par ces problèmes. Le champ du handicap a été construit par des parents d’enfants handicapés, créant leur propre service puisque leurs revendications n’aboutissaient pas. Pendant la période des 30 Glorieuses, les associations vont accompagner

l’histoire du mouvement associatiF appelle à une militance renouvelée

1Présentation de Chantal Cornier, directrice générale de l’Institut de formation de travailleurs sociaux (IFTS) à Grenoble

Une naissance tardive du droit associatifEn France, la naissance du droit d’association est tardive. Sous la révolution en 1791, la loi le Chape-lier interdit les corporations, le compagnonnage, les associations, car tous ces corps intermédiaires sont censés représenter des intérêts particuliers. Seul l’inté-rêt général compte. Le citoyen se trouve face à l’État responsable théoriquement du social. Le XIXe siècle a retenu de la Révolution, le libéralisme. Le droit de s’associer, de se regrouper a été réprimé. Malgré tout, le champ social voit naître des regroupements comme les sociétés de secours mutuel, ancêtres de la mutua-lité d’aujourd’hui, avec pour références idéologiques, la prévoyance et « un homme, une voix ».

L’enjeu de l’indépendance au XIXe siècleNapoléon III instaure par décret des sociétés approu-vées et des sociétés autorisées. Le débat agite le monde ouvrier  : faut-il accepter d’être subventionné au risque de perdre sa liberté ? Pour être approuvée et avoir un peu d’argent, une société doit avoir le maire comme président ou le curé au conseil d’administra-tion. En cas de refus, elle est simplement autorisée, elle ne reçoit pas d’argent et elle est placée sous surveillance. Entre le mouvement syndical et ce qui deviendra la mutualité, une scission s’opère entre ceux qui ont accepté le diktat des pouvoirs publics et ceux qui ont refusé de s’y plier.

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La foison des interlocuteurs : Les différentes réformes de l’État, la décentralisation, la Révision générale des politiques publiques (RGPP), la création des agences régionales de santé (ARS) font que dans le champ social, on ne sait plus très bien qui décide quoi. Les associations ont en face d’elle, un jeu complexe de répartition des compétences. Si vous n’avez pas les moyens de les décrypter, vous ne savez pas à qui vous adresser, vous ne savez pas quels chemins prendre pour mener vos combats.

L’accroissement du rôle dans la sphère écono-mique : Il y a une tension claire entre secteur marchand et non marchand. On demande aux associations de déve-lopper des services à la limite du secteur marchand et parallèlement, le secteur marchand est aujourd’hui très intéressé par quelques activités menées par le monde associatif qui pourraient être lucratives : aide à domicile, handicap, gérontologie. L’Europe impose aussi ses vues en terme de concurrence, de surveillance des aides publiques. Tout cela entraîne la rationalisation du champ associatif sur le modèle de l’entreprise.

Les trois grands modèles d’association• Les associations fonctionnant sur fonds privés, par exemple ATD Quart-Monde, Emmaüs, Médecins du Monde. • Les associations militantes et indépendantes, qui ont un poids, une parole politique comme Droit au Logement. • Les associations gestionnaires sur des fonds publics, auxquelles on impose le modèle du New public management qui est le modèle de l’entreprise, de la rentabilité. Elles sont mises en concurrence entre elles.

Pour des associations militantesL’association doit être un lieu dynamique de participa-tion citoyenne. Les associations sociales ont beaucoup perdu leur capacité à porter une parole politique sur les problèmes qu’elles rencontrent. Enferrées dans la gestion, elles travaillent sur le lien social, parlent du « vivre ensemble ». La France étant un pays très consensuel, c’est une manière de ne pas parler des inégalités sociales et des rapports de dominations. La dimension militante au sens de l’engagement militant et politique est un chemin à suivre. Sinon, on n’a pas besoin du monde associatif.

la construction de l’État providence, en seront l’ai-guillon, l’éclaireur, pour amener les questions sociales au cœur du débat public.

Après 1975, contrôle et procéduresPeu à peu va se mettre en place un encadrement. L’État central se structurant, il va vouloir protéger le monde associatif, l’aider à se développer et en même temps le contraindre. À partir de la loi de 1975, relative aux institutions sociales et médico-sociales, le champ social et sanitaire tenu de manière très hétérogène par le système associatif va être sévèrement contraint par la création des DDASS et des DRASS, bras armés du ministère. L’apogée est la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale. Elle impose le régime de l’autorisation administrative, la logique procédurale, la logique budgétaire. Mais en même temps, l’État vient chercher le monde associatif pour répondre à ses propres carences en situation de crise, de pauvreté, car les associations sont souples et savent mobiliser.

La loi de 1901Le droit d’association aura été obtenu par le mili-tantisme, en référence à la déclaration des Droits de l’Homme, mais seulement en 1901 avec la loi de Waldeck-Rousseau sur la liberté d’association. Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville disait « dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère, les progrès de toutes les autres dépendent des progrès de celle-ci ». Les débats de la loi de juillet 1901 ont porté sur la laïcité : les congrégations religieuses peuvent-elles se constituer en associations ? Ils ont duré des mois. La loi de 1901 leur a interdit, puis le problème a été réglé par la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. D’emblée, l’idéologie libérale de l’époque a retiré la notion de rentabilité. Le secteur associatif est à but non-lucratif.

Les éléments de tensions sont divers : La professionnalisation : Le monde associatif s’est tellement professionnalisé que cela pose problème, les militants gestionnaires, sont devenus employeurs. En France en 2011, il y a 1,2 million d’associations qui emploient 1,8 million de salariés. Les militants doivent tout faire  : gérer leurs instances associatives, leur personnel, l’activité. La bonne volonté ne suffit plus, même les bénévoles se forment, se professionnalisent.

l’histoire du mouvement associatiF appelle à une militance renouvelée

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Comment mettre la population en situation de participer à l’élaboration de ses besoins de santé ?En matière de santé, le monde des souffrances quoti-diennes est inconnu de nos gouvernants. La maladie n’intéresse personne. Les malades ne sortent pas des hôpitaux pour manifester, la douleur reste une souffrance de chambre. Maladie rare, l’hémophilie concerne 400  000 personnes à travers le monde, seules 25% ont accès aux traitements. La lutte contre l’hémophilie rassemble une toute petite communauté, mais qui a posé comme principe collectif que «  rien de ce qui nous concerne ne peut se faire sans nous ».

Cette communauté a décidé d’agir, car cette souf-france est due à une insuffisance de connaissance de la maladie par les patients, au manque de médi-caments, au manque de formation des professionnels de santé, au manque d’organisation du système de santé ou parce que cette maladie n’est pas une priorité de santé publique. La Fédération mondiale de l’hémophilie (FMH) dont le siège se situe à Montréal a su par une gouvernance très originale concevoir impératifs politiques et actions de terrain. Son Comité exécutif est composé de 14 personnes, moitié pro-fessionnels de santé et moitié patients ou parents d’hémophiles. Toutes les actions sont conduites par des bénévoles, soutenus par une équipe de 35 sala-riés au Canada.

Agir ensemble pour convaincreCette volonté collaborative sur le plan international entre professionnels et patients aboutit à la mise en place d’accords avec les gouvernements pour l’amé-lioration de la prise en charge de la maladie : moyen de diagnostic, achat de médicaments, formation de professionnels de santé et associatif. Ce sont les pro-grammes GAP (Global Alliance Progress) : 20 contrats ont été signés depuis 8 ans. C’est le choix d’une stratégie d’alliance où patients et professionnels de santé agissent de concert. Il s’agit de l’expression de besoins réels de santé, fondée sur une démarche scientifique pour convaincre des gouvernements à agir. En 2011, le gouvernement de Mexico City a ainsi décidé de financer la prophylaxie, traitement préventif, pour tous les enfants à partir de 10 ans. En 2012, le gouvernement ouzbek a décidé d’acheter des médi-caments anti-hémophiliques en quantité suffisante pour l’ensemble des patients.

Les 4 enjeux d’amélioration de prise en charge et d’accompagnement• Savoir cartographier et observer les besoins de santé d’une population, • Savoir mettre en place des lieux d’expression de la population de ces besoins en interaction avec ceux qui les représentent, ceux qui l’organisent, ceux qui la font et ceux qui la financent• Savoir recueillir la parole des citoyens, par des débats,

HémopHilie : le double prisme international-régional

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Présentation de Thomas Sannié, membre du Bureau exécutif de la Fédération mondiale de l’hémophilie, président de la Conférence Régionale de la Santé et de l’Autonomie (CRSA) d’Ile-de-France

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HémopHilie : le double prisme international-régional

Une démocratie sanitaire en construction au niveau régionalEn Ile de France, la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA) qui se veut, sans en avoir le titre, le Parlement régional de santé, essaie de construire une démocratie sanitaire. Elle peut se définir par la participation d’« usagers acteurs, dont l’opinion est déterminante dans la relation de soins, qui peuvent intervenir avec succès dans la définition des politiques nationales et locales de santé ». Créée depuis 2 ans, cette instance est le lieu privi-légié dans une Région pour débattre avec l’Agence régionale de santé, de l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques régionales de santé. Ici sont réunis l’ensemble des acteurs de santé  : usagers, élus, professionnels de santé, de ville et de l’hôpital, observatoire en santé, acteurs de la prévention et du handicap. C’est un lieu qui force au consensus. Pour pouvoir peser vis-à-vis de l’ARS, ces acteurs régionaux doivent trouver un discours commun. Et cela fonc-tionne, Médecins du Monde a fait inscrire à l’ordre du jour de la CRSA l’accès aux soins de Rroms. C’est le lieu idéal également pour que soit lancé une réelle santé territoriale au plus proche des lieux de vie et des besoins de santé de la population. Mais, là presque tout est encore à inventer en France.

avec une méthodologie claire et connue de tous, abou-tissant à des recommandations, • Susciter inlassablement le désir pour ne pas parler à la place.

Entrer dans le jeu de la construction des alliancesAccepter de se lancer dans un travail collaboratif et présider un lieu comme une Conférence régionale de la santé et de l’autonomie suppose plusieurs conditions :

• cette instance doit porter la voix des sans-voix : au niveau régional, un groupe de travail sur la santé des migrants donnera lieu à un débat public en décembre prochain et un autre groupe de travail sur les inégalités sociales de santé doit présenter en juillet une métho-dologie innovante de suivi de ces questions au niveau régional, en collaboration avec l’ARS,

• la manière d’animer ces instances doit être innovante, en faisant travailler et débattre par petits groupes pour aboutir à du consensus, à des recommandations acceptées de tous,

• les associations doivent continuent à former des représentants des usagers du système de santé pour porter la voix des sans-voix dans les hôpitaux, dans les associations, auprès des pouvoirs publics... pour défendre les droits individuels et collectifs des usagers,

• les associations d’usagers du système de santé doivent s’unir, comme c’est le cas en France avec le CISS, collectif inter-associatif sur la santé, pour porter auprès de l’ensemble des acteurs constats et reven-dications, notamment sur les questions d’accès aux soins, de solidarité en matière d’assurance maladie.

Small is beautiful, la santé peut être pensée par une petite populationDans le domaine de l’hémophilie, ce sont de petites communautés qui transforment la réalité, qui s’associent avec des

acteurs de soins. Small is beautiful, l’enjeu est là, être capable de construire de la démocratie locale, sanitaire, santé au niveau d’une population. Les québécois tentent de le faire depuis des années avec une population de 100.000 habitants.

C’est enjeu majeur, la France en est très loin de cette idée que la santé puisse être pensée par une petite population. Mais j’y crois profondément. J’ai cette espérance en tant qu’acteur associatif qu’il faut changer le monde, le faire chanter ».

thomas sannié, Fédération mondiale de l’hémophilie, président de la crsa d’ile-de-France

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L’important est la mise en mouvement de ces sociétésLes révolutions arabes ont révélé des dynamiques. Toutefois le devenir de toute révolution est de ne pas aboutir, celui des révolutionnaires est d’être des perdants. C’est le travail fait sur les individus par eux même qui est la plus grande richesse. On parle de printemps, puis d’hiver… Quelque soient les reculs, les hésitations, les choses ne seront plus jamais les mêmes, car les sociétés ont développé des méca-nismes nouveaux et importants.

Face à cela, notre vision du mouvement associatif est très institutionnelle, très balisée. Le processus de Bar-celone liait le développement des rives nord et sud de la méditerranée. Il avait beaucoup insisté sur le développe-ment d’une société civile de bonne foi. Cette condition-nalité démocratique dans les relations a été vite oubliée. En fait, s’y sont substitués la conditionnalité terroriste et migratoire. Ces pays qui s’étonnent, ont eux mêmes fait des abandons, institué des dictateurs. Une certaine société civile institutionnelle au Nord a cette façon de parrainer, de paterner les sociétés du Sud.

Présentation de Ali Bensaad, enseignant-chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM)

la place des acteurs associatiFs dans les mouvements citoyens aux aspirations sociétales

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La naissance d’une jet-société civile Les aides sont parfois une grande aubaine pour des gens qui n’ont rien à voir avec le mouvement associatif. Il y a des rouages compliqués, car pour répondre à des appels d’offres de l’Union euro-péenne, il faut avoir un véritable engineering. Nous assistons à la naissance d’une « jet société civile » avec des techniciens et aussi des pirates du sys-tème. Des associations en Algérie et ailleurs vivent avec indécence sur le malheur. Dans les pays du tiers monde, de petites bases sociales associatives se développent, copieusement arrosées et servent de paravent démocratique vis à vis des autres pays. Il y a une ambivalence vis à vis de ces pays. On se méfie beaucoup de ces associations, on brandit le spectre de l’ingérence. Mais il faut parfois se poser la question de sa propre ingérence qui est une arme très culpabilisante. Car on cherche aussi parfois à capter ce type d’association pour combler les défi-cits. Les choses sont donc compliquées.

C’est une évidence, la société civile est un acteur de changementJ’ai toujours fait partie de cette société civile qui fait bouger les choses, pour les droits de l’homme, la lutte contre les inégalités sociales. Quand le mouvement du 20 février a éclaté, ipso facto, tous ceux de la société civile militante, dissidente, étaient dedans pou demander un État où on serait des citoyens et non des sujets. Ce mouvement reprend tranquillement, même si le pouvoir tente de le contourner, de répondre à côté de la plaque à certaines des revendications. J’ai choisi d’aider, de témoigner, d’apporter de la dignité, de l’apprentissage pour une population totalement délaissée, les usagers de drogue ».

une volontaire médecins du monde au maroc

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Révolutions arabes : comment contribuer à l’émergence d’acteurs civils ? La brèche ouverte par les contestations spontanées a trouvé des pierres d’attente pour porter ce mouve-ment. Un mouvement associatif alternatif préexistait. Dans le cas du Maroc et du Mouvement du 20 février, les acteurs ne sont pas tombés du ciel. Une bonne partie se sont construits autour de la question migra-toire, importante au Maroc, moins en Algérie. Cette question migratoire a réintroduit la notion de démocra-tie et des Droits de l’Homme dont on semblait croire quelle était devenue obsolète dans le monde arabe. Dans ces pays qui reproduisent à l’égard de leurs immigrés ce que subissent leurs propres migrants, on ne peut éviter de la regarder.

Une marginalité salvatriceAu Maroc, il y a eu un véritable mouvement associatif, d’autant moins récupérable qu’il était sur des sujets non consensuel. Combattre les travers de son propre État, de sa société, vous place toujours dans une marginalité salvatrice. Il y a donc un axe qui s’est créé entre asso-ciations de migrants et militants marocains des Droits de l’Homme, reconverties dans ce nouveau combat.

Cet exemple dit à quel point il est important de réflé-chir quel type de lien entre le Nord doit avoir avec ce type de pays. N’est il pas plus efficace d’agir à l’émergence de partenaires autonomes et égaux  ? C’est là qu’on devient acteur du changement social ; mot dont il ne faut pas voir peur, tout en se gardant de l’ingérence.

Que peuvent faire les acteurs comme Médecins du Monde ? Le plus important ne serait il pas d’aboutir à créer des sections justement dans les pays du Maghreb ? Pourquoi des sections maghrébines de Médecins du Monde ne deviendraient pas des partenaires égaux, des acteurs légitimes et incontestables du changement ? Dans ce mouvement de printemps arabe, au Maghreb, frappé par le morcellement, la division, un mouvement associatif peut dépasser les lacunes et les limites. L’action humanitaire devrait passer à ce stade  : aider à l’émergence d’acteurs sociaux autonomes sur place. Ce n’est certainement pas un long fleuve tranquille et cela comporte des risques de récupération par des États, par des courants politiques. L’Algérie a essayé soi disant de s’adapter au Prin-temps arabe, à faire des ouvertures démocratiques factices. Elle vient de faire voter une loi spécifique aux associations leur imposant des conditions draconiennes pour avoir des liens avec l’étranger et être aidées. Le pays est prêt à ce que des asso-ciations internationales viennent, mais pas à ce que des associations nationales aient des liens avec l’étranger.

La mobilisation sociale est le moteur du changementNous les pays au Sud du Rio Grande, nous savons que le moteur du changement social, c’est quand le peuple est dans la rue. Il n’y a rien de plus révolutionnaire qu’un peuple qui s’approprie ses droits. Et dans ce sens, nous Médecins du Monde Argentine, nous avons décidé de nous positionner comme intermédiaires entre les organisations de la société civile et l’État. Nous travaillons avec les associations tout en renforçant les processus et les mouvements sociaux partout. Nous croyons que la mobilisation sociale des organisations sociales est le moteur du changement. Quand nous avons voulu mobiliser la population, nous avons remarqué qu’il y avait une interprétation quasi colonialiste : la rémunération de la participation sociale génère une mercantilisation, une déshumanisation, une déculturation. On nous a toujours dit qu’il était impossible de mobiliser un peuple quand il n’y avait pas une rétribution en échange. Ce n’est pas vrai, on peut obtenir la mobilisation, l’engagement de la communauté et la lutte pour les droits en rendant la voix à ceux qui l’ont perdue. On peut arriver à leur redonner espoir et les voir redevenir acteurs du changement de leur propre réalité.

Jorge, médecins du monde argentine

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Travailler à changer le monde, avec les autresAvec 3,5 millions d’habitants, l’Uruguay est un petit pays situé entre deux grands, l’Argentine et le Brésil. On a l’obligation de communiquer avec le monde, car d’une certaine manière, nous sommes invisibles. La question se pose rapidement  : avec quelles organi-sations sociales je travaille ou bien je veux travailler ? Certaines organisations veulent le statu quo, d’autres comme la mienne travaillent à changer le monde. C’est la grande différence. Le principal défi des organisations sociales est de bien connaître la situation des autres dans le monde. Connaître les associations internatio-nales, nationales et locales, celles qui travaillent avec des thématiques différentes, pour articuler, signer des contrats entre acteurs et organisations.

Partager les mêmes préoccupations, les mêmes buts politiquesEntre associations du Sud et associations du Nord, la relation est aussi d’argent, mais pas seulement. Par exemple, dans notre association, nous avons un par-tenariat avec les agences des Nations Unies. C’est très diplomatique. Jamais ils ne vont prendre partie dans une situation conflictuelle interne au pays. Une relation avec Médecins du Monde est fondamentalement dif-férente. On partage un but politique de transformation, on partage la même préoccupation de savoir comment et pourquoi et avec qui on va monter des programmes.

Dans nos actions, nous devons être attentifs, car il y a une tendance des gouvernements de droite comme de gauche, à voir les ONG comme le bras social des idées politiques. Nous devons toujours faire attention de ne pas nous substituer à la responsabilité de l’État. Dans ce contexte, il n’est pas évident de donner un sens politique. En Amérique latine, il y a beaucoup de personnes dont les droits sont violés, mais en même temps, il y a beaucoup d’associations, de jeunes, des femmes, des Noirs, des paysans. Le plus important est que nous commencions à parler les uns avec les autres.

La tension des relations de pouvoir entre acteurs du Sud et du NordDonner de l’argent c’est bien, mais le plus important est d’avoir un consensus avec des contrats politiques de travail communs. Les relations internationales, nationales et locales peuvent changer le monde. Il y a beaucoup de synergies possibles. Au Sud, on espère de la solidarité de la part des ONG internationales. Mais pas de n’importe quel type, celle basée sur la forte conscience de l’interdépendance réciproque. Des deux côtés, il faut être capable de réviser, discuter, analyser nos relations de pouvoir. Car c’est différent d’être du Nord ou du Sud, d’être pauvre, d’être riche, d’être Blanc ou d’être Noir, d’être femme ou d’être homme, vieux ou jeune. Il y a beaucoup de problèmes de transparence : on ne peut pas être sincère et dire ce que l’on pense vraiment si le financement en dépend. Il faut discuter tout le temps de cette relation de pouvoir et surtout ne pas faire comme si cela n’existait pas.

Présentation de Lilian Abracinskas, Directrice Générale de l’association féministe Mujer y Salud en Uruguay (MYSU)

Faire naître des partenariats

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La nécessité des 4 niveaux Il n’y a pas d’association internationale sans asso-ciations nationales, régionales et locales. Sans cela une ONG reste une coquille vide, assise sur aucune réalité. Dans l’internationalisme, le plus important est de faire circuler les idées, les synergies. Il faut tra-vailler avec les victimes, sans les cristalliser comme victimes et toujours les considérer comme des citoyens aptes à participer à la construction de leur propre destin et celui de la communauté nationale, locale et internationale.

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Face à un gouvernement dépourvu, CNN déploie ses tentes et sa cafétéria…Je suis parfois des deux côtés de la barrière, dans les combats en France et chez moi en Haïti. Après le tremblement de terre, j’étais à Paris, je suis ren-tré au plus vite à Port-au-Prince. Je me suis mis au service du gouvernement, en tant qu’ancien ministre et comme beaucoup d’autres, j’ai été vite submergé par les tâches du secours d’urgence et les tâches qui venaient au hasard des rencontres du quotidien. En face de moi, un gouvernement totalement dépourvu de moyens, que la communauté internationale n’a pas cru bon de renforcer rapidement. Pendant ce temps là, sur l’aéroport de Port-au-Prince, CNN avait déjà installé ses tentes, ses sanitaires, sa cafétéria, ses antennes satellitaires. À côté, le gouvernement haïtien n’avait même pas un téléphone en ordre de marche.

Les compétences locales épuisées par les tâches de petits brasAu bout de 3 mois, cette situation calamiteuse nous avait épuisés dans des tâches de petits bras. Nous avons été frustrés de n’avoir pu mettre nos réelles com-pétences à un autre niveau, frustrés de voir l’incapacité du gouvernement local, frustrés de voir se mettre en place en face de ça, le rouleau compresseur de l’aide étrangère. Deux secteurs du pays se sont trouvés en position de leadership  : le politique et le secteur industriel et commercial. Le reste de la population a été cantonné dans la position de bénéficiaire de la charité internationale ou carrément ignoré, comme ce fut le cas pour la classe moyenne et la société civile orga-nisée. Le pouvoir clientéliste a distribué les rôles. La classe économique dominante a préservé ses intérêts. Sous prétexte de l’emploi, une aide immédiate de 250 millions de dollars a été débloquée. Sous présentation de vagues listes de hangars à reconstruire, de factures d’électricité à payer, d’achat de génératrices, un cer-tain nombre d’industriels ont eu accès rapidement et sans grandes modalités à ces fonds.

Des milliers d’experts ont mis de côté nos médecins, nos ingénieurs, nos commer-çants…De cette expérience des premiers jours, passée à

essayer de trouver des tentes, des aliments, des médi-caments, exploiter ici et là nos contacts pour obtenir de l’aide, rapidement nous avons réalisé que nous ne servions pas à grand chose. Pendant ce temps, des milliers d’experts débarquaient du monde entier, par-fois sans l’expérience nécessaire, pour pratiquement mettre de côté nos médecins, nos ingénieurs, nos commerçants, nos petits marchands, nos chefs de camps, nos récoltes. Tous les acteurs relais de la société étaient paralysés, comme si Haïti, avait perdu toutes ses ressources humaines du fait du tremblement de terre. Cette impuissance, douloureusement ressentie partout, a développé chez certains de la colère, un sentiment d’inutilité, voire des dépressions, un sentiment de culpabilité.

Quand l’urgence écrase tout, y compris l’expérience et le durablePremier constat, l’aide étrangère arrive en terrain conquis, fragilisé, traumatisé donc affaibli. Pire, elle achève d’éteindre les dynamiques, les solidarités locales, l’enga-gement spontané d’une bonne partie de la population en ne tenant pas compte ou très peu, des ressources locales organisées ou non organisées, en ignorant consciemment ou inconsciemment les traditions et modes de fonction-nement locaux. La plupart des grandes ONG connaissent ces règles, mais malheureusement, l’urgence écrase tout et en premier lieu l’expérience et le durable.

L’intervention urgente doit être la plus courte possibleDeuxième point, les erreurs les plus graves se font dès les premières heures, les premiers jours de la catas-trophe. La réaction naturelle est de dire que l’urgence passe avant tout, mais en même temps cela crée des dégâts à long terme qui vont perdurer et fausser le processus. La clé est de réussir aussi bien l’engage-ment immédiat et le durable et non l’un au détriment de l’autre. La séparation en Haïti de l’agenda humanitaire et de l’agenda de la reconstruction a été une grande erreur. L’intervention urgente doit être la plus courte possible. Elle a duré plus d’un an à Haïti et pour cer-tains opérateurs, elle dure encore. Le préjugé dominant à tous les échelons de la société haïtienne est que l’aide est devenue un business et privilégie ses objec-

Présentation de Raoul Peck, cinéaste, président de la FEMIS, ancien ministre de la Culture de Haïti

Haïti : quand l’urgence écrase tout

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tifs de fonctionnement et de survie organisationnelle propres, au détriment des intérêts à long terme du pays.

Les invariants de l’aide internationaleTroisième point, selon analyse d’un sociologue, il y a ce qu’on appelle les invariants. En matière de traitement des catastrophes naturelles en pays pauvre, il existe des réflexes, des élans, des logiques qui, quelque soit le contexte, en viennent à se répéter avec plus ou mois d’intensité pour le meilleur et pour le pire.

L’attitude « à la hache » des ONG vis à vis du pouvoir politiqueUn quatrième point est la bonne distance. Il concerne le comportement des ONG vis à vis du pouvoir politique. Dès qu’il s’agit d’Haïti ou d’autre pays dits pauvres, toute subtilité politique disparaît. Peu de différence est faite entre paysage politique de droite ou de gauche, entre une lecture politique rétrograde ou progressiste, les mêmes critères ne sont pas du tout appliqués pour la France ou Haïti. La seule vraie différence réside entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas, la bourgeoisie d’un côté, les pauvres de l’autre, la solidarité supposées des classes défavorisées et la haine soupçonnée des bourgeois. On voir alors des catégorisations à la hache, sans aucune subtilité d’analyse. Alors que fondamentalement la vie en Haïti est tout aussi complexe qu’un congrès de l’UMP après les législatives. Cette absence de complexité a des conséquences graves, car elle entretient les malentendus sur le rôle des ONG localement, qui peuvent d’ailleurs paraître plus proches du pouvoir que de la société civile active, alors que souvent ce n’est pas le cas.

Un terrible manque de mémoire institutionnelleOn construit peu sur l’enseignement du passé ni sur les expériences gagnées ailleurs. La tentation de se laisser dépasser par l’urgence, même si elle est nécessaire, reste grande. Notre tâche est de faire en sorte que la réflexion sur le long terme reste la priorité, ceci sans exclure les décisions radicales possibles. Les associa-tions comme Médecins du Monde doivent jouer leur rôle comme acteurs du changement social, non seu-lement dans les pays dans lesquels ils sont engagés, surtout chez les bailleurs eux mêmes. Mais bailleurs qu’il faut éduquer, essayer de contrôler, contre lesquels il faut apprendre à résister et échapper à leur vision, leur logique et leurs objectifs à court terme.

Plus radicalement, il faut que les ONG cessent de deve-nir les bras armés des bailleurs. Il faut « éduquer » le grand public aussi bien que les donateurs, les aider à se sortir de cette posture de charité médiatique, comme dit Karl Marx, « l’ignorance n’a jamais aidé personne ». Il faut investir dans le changement politique et civique dans les pays donateurs. Notre avenir commun est à ce prix, seul vrai moyen à terme de faire pression sur le politique. Les sociétés civiles sont épuisées par ces longues batailles politiques. Il faudrait leur permettre de souffler un peu et ne pas ajouter à leur charge un combat fratricide (et suicidaire!) contre l’humanitaire.

Aux associations internationales : vous ne pouvez plus jouer la carte de l’innocenceEt encore moins celle de l’innocence politique. Il faut faire de la politique, dans le sens engagé du terme. Pour le vieux militant que je suis, j’ai vu disparaître depuis 40 ans, un à un, l’ensemble des relais politiques qui existaient entre le Sud et le Nord. Les sociétés civiles des pays pauvres ont perdu beaucoup de terrain, même si elles en ont gagné en autonomie. Les partis de gauche internationalistes, PS, PC, Radicaux, socio-démocrates qui jouaient ce rôle politique se sont peu à peu recro-quevillés sur leur survie locale. Les Droits de l’Homme, l’humanitaire et parfois l’écologie avec l’émergence des partis verts un peu partout en Occident ont pris toute la place et sont devenus le seul prisme de considération. Les ONG semblent avoir récupéré les thèmes politiques et économiques ainsi que leurs leviers. Pour en faire quoi, là est la question, là est le défi.

L’éloignement humain des ONG face à la population est indéniableCeux qu’on appelle les expats se fréquentent entre eux, fréquentent la bourgeoisie et le pouvoir éco-nomique et beaucoup plus rarement en privé, les milieux organisés de la société civile ou ceux de l’opposition. Je ressens parfois une certaine résis-tance sur le terrain, certains évitent de se confronter à des regards locaux critiques. Peut-être sommes-nous des révélateurs trop avisés ou perçus comme des empêcheurs de tourner en rond. Ces comportements ne sont pas faciles à gérer, liés à des raisons autant structurelles qu’individuelles, mais symptomatiques, sans généraliser. L’éloigne-ment humain face à la population est indéniable, accentué par l’augmentation exponentielle des ressources des ONG. Elles ont soudain accès à énormément d’argent et le montrent objectivement à travers de nombreux signes extérieurs de richesse, voitures, sécurité, villas.

L’humanitaire répond à sa propre logiqueen 5 phases (d’après le sociologue Bernard Duterme) • Dans la première phase, l’alarme médiatique est indispensable, mais souvent sensationnaliste, superficielle et boursouflée, faite de surenchères descriptives jusqu’à saturation. • En phase deux, l’emballement est compassionnel, ingénu, sélectif et irrationnel. • En phase trois, la déferlante humanitaire est obligeante, suffisante et arbitraire. Quand on vient sauver des vies, on a tous les droits. • En phase quatre, la retombée médiatique est compassionnelle, humanitaire, c’est la retraite, l’abandon. • Enfin, en phase cinq, c’est la dépolitisation du pro-blème, la decontextualisation du désastre, sa natu-ralisation et sa fatalisation. La conclusion est terrible : au total des invariants, l’humanitaire répond plus à sa propre logique qu’à celle des pays où il se fait fort d’intervenir. C’est bien en cela qu’il tend à s’invalider.

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Coordonner urgence, développement local, partage des réflexions…Les ONG ont longtemps fait profession « de foi » de poser des pansements sur les blessures du monde, de le faire bien, de mieux en mieux, mais de ne faire que cela. Elles revendiquent ainsi de laisser aux asso-ciations de développement le soin de relever les pays, aux associations de proximité d’être auprès des plus démunis et aux pouvoirs publics d’assumer toutes les obligations qu’ils déléguaient aux associations. Coordination sud, c’est un peu cela, des associations d’urgence, des associations de développement, des associations locales, et un partage des réflexions.

Comment contribuer au changement de société ? « Faire avec, plutôt que par » est une évidence. Dans ma culture d’organisation de développement, c’est le partenariat. Or l’approche du partenariat que beau-coup d’ONG ont développé depuis 30 ans avec cette doctrine ne marche pas. Quand on parle de terrain conquis, de professionnalisation, de marché, de la bureaucratisation de nos organisations sur le terrain, on voit bien le problème. On ne sait pas faire du par-tenariat bilatéral.

la dictature du cadre logique, la meilleure Façon d’assécher toute volonté de changement

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Présentation de Jean-Louis Vielajus, président de Coordination Sud

Assumer un rôle d’acteur dans le changement socialC’est une évidence. Le choix, nous aurions dû le faire en 2000 lors des Objectifs du millénaire pour le Développement et refuser d’inscrire comme objectif n°1, la lutte contre la pauvreté. Nous aurions dû influer fortement pour le transformer en Lutte contre les inégalités, cela aurait donné une dimension poli-tique à l’ensemble du dispositif. En reprenant ce qui a été fait dans le champ de la santé, nous aurions pu essayer de faire avancer la question des droits. on se retrouve en 2012 avec un discours dominant caritatif qui sert bien la logique générale de crois-sance, avec la mise en place d’un filet social contre la pauvreté. La question du changement social c’est la question des droits, c’est la question des inégali-tés. Elle nécessite une position politique.

Non à la logique de contrôle, oui au questionnement sur les relations de pouvoirEn France et en Europe, on passe d’une logique de la gestion de la misère à une logique de contrôle. On est de plus en plus intégrés à des politiques sociales qui visent en réalité au contrôle des populations. Et il y a impossibilité de critiquer ces politiques sociales, ni même de s’organiser. Il y a une tyrannie de plus en plus forte dans le travail social. Nos organisations sont au cœur de débats, parfois de disputes sur les grandes tensions de l’humanitaire et du travail social à l’étranger. Il n’est pas facile de les résoudre. Alors oui au questionnement sur les relations de pouvoir. C’est un questionnement fort, mais quotidien pour ceux qui font partie des ONG et mouvements du travail social. On a parfois du mal à trouver l’équilibre et la manière de le faire au quotidien. Sachant qu’on est aussi pris dans une exigence de professionnalisation qui nous empêche de politiser notre action.

Karine, médecins du monde uruguay

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La dictature du cadre logiqueDans le partenariat, dès qu’il y a un cofinancement public, on entre dans la dictature du cadre logique. C’est la meilleure façon d’assécher toute volonté de change-ment. Cadre logique et changement sont deux termes antinomiques. Il faut se battre avec les bailleurs de fonds pour leur dire que leurs cadres logiques sont des cadres asséchants et trouver d’autres façons de travailler.Beaucoup d’ONG se sont mises au partenariat, y compris pour aller vers le changement. L’an dernier, plusieurs d’entre elles m’ont dit à la fin du printemps : nos partenaires en Tunisie n’ont rien vu du changement qui allait arriver. Les ONG françaises porteuses de changement ont tout autant que leurs partenaires, raté le changement en Tunisie. Voilà de quoi se poser des questions sur les acteurs du changement et comment on travaille avec eux.

Est-ce qu’il faut reconstruire, désobéir ? Je n’ai pas de réponse précise. Les contextes font la posture. Il n’y a pas de position à établir entre coconstruire, concertation, négociation, opposition. Mais il faut déterminer quelle est la posture dans laquelle nos organisations externes peuvent se mettre en fonction du contexte.

Alphabétiser nos bailleurs de fondsPour assumer un rôle d’acteur du changement social, l’une des réponses est d’alphabétiser nos bailleurs de fonds. On le fait, on n’y arrive pas. On va encore le faire, mais encore faut-il que nos organi-sations participent au changement social chez nous d’abord. C’est une force de Médecins du Monde, mais toutes les ONG ne s’appliquent pas à cette question là.

Mieux vaut partir à plusieurs… Le partenariat très classique bilatéral finit parfois comme un vieux couple qui ne marche pas et se tient par la barbichette  : «  j’aurais du financement parce que tu es mon partenaire ». Et il peut s’écouler 10, 15 ou 30 ans à ne pas faire grand chose parfois, à s’installer chacun dans sa posture de partenaire. C’est extrêmement dangereux. Le changement cela se mène à plusieurs, cela oblige à nouer des parte-nariats pluri-acteurs. L’expérience du fonctionnement de la Conférence régionale de santé montre que ça marche. Tous ceux qui doivent être autour de la table pour faire le changement sont là  : patients, experts politiques, observateurs. Nous, on ne sait pas le faire… En Uruguay, le travail d’observateur de l’association avec ces mouvements citoyens est intéressant. Pour trouver avec quels acteurs faire le changement, nous avons besoin d’outils, d’expérience, besoin que nos collègues en Uruguay ou en France qui ont cette pra-tique là, nous rejoignent et soient des acteurs de ces coopérations.

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Le double standard, une attitude persis-tante…Les ONG participent-elles vraiment au changement ? Je vais vous raconter ce qui s’est passé avec MSF en 1976 lors du siège de Tel Al Zaatar au Liban où j’étais présent et où d’ailleurs j’ai été blessé. MSF et Bernard Kouchner sont restés 1 mois et ils sont par-tis 2 mois avant la fin. Plus tard, j’ai découvert qu’ils avaient écrit un livre sur leur héroïsme. Il y a une ligne sur moi, Kamel le palestinien. Ils racontent : « Kamel était compréhensif, et Bernard lui demande de partir avec eux, Kamel hausse les épaules, ferme les yeux, sourit et dit  : moi je reste ». Eux partaient et moi je restais, c’est un exemple de double standard. C’est vrai nos pays sont sous-développés, mais nous, en tant qu’individus, on connaît les droits humains et on voit ce double standard. Je suis pédiatre, professeur d’université de Lyon en France.

arrêter le néocolonialisme et construire le pont nord-sud

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Présentation du Dr Kamel Mohanna, président de l’association AMEL (Liban), partenaire actuel de Médecins du Monde au Liban.

Est que ça peut continuer comme ça ? Avec le prin-temps arabe et la Palestine, et nous comme société civile, que pouvons nous faire  ? L’humanitaire a traversé 3 stades pendant le dernier siècle. Le pre-mier juste après la seconde guerre mondiale, c’était l’humanitaire missionnaire avec la charité. Deuxième stade, les années 60 à 80, il y a eu le Vietnam, la Chine, la Palestine, le sort panarabe, l’Amérique latine, c’était l’humanitaire solidaire. Nos amis de l’Occident venaient, ils connaissaient notre vie, ils étaient gênés de nous aider et savaient que l’on pouvait mourir à tout instant, c’était la vraie solidarité. Avec la chute de l’économie, du mur de Berlin et de l’Union soviétique, on est arrivé à l’économie de marché. On est passé à l’humanitaire professionnel, technique, de type cha-rity-business, ce que j’appelle le NONGO non govern-ment organisation et le BONGO Business-oriented non government organisation, les gestionnaires.

Alors le défi de la société civile est : comment travailler dans le domaine social, comment renforcer la capacité des gens, que peut on faire avec l’intégrisme dans les deux régions ? Peut on continuer ? Non. Je ne suis pas d’accord quand j’entends dire que les ONG sont des victimes des politiques d’État. Non, elles deviennent simplement des agents des gouvernements.

Il faut chercher un autre monde plus humain et avec une répartition des richesses plus juste. Si l’on parle d’un seul monde, il faut parler d’un seul futur des peuples. Qu’est ce que nous faisons pour ça, est ce que chacun de nous est conscient de ça ? J’ai été frappé par le nombre de mendiants dans les rues

Qui parle des 13 Syriens morts à Homs pour sauver la journaliste ? Autre exemple, regardez cette journaliste blessée à Homs en Syrie, heureusement sauvée, sortie du pays à bras d’hommes. Voyez les médias parlant de cette journaliste. Il y a 13 Syriens qui sont morts pour la sauver, personne n’a parlé de ces gens là. Il y a eu 5 000 disparus au Liban, on ne parle pas de ces gens là. Mais si on kidnappe un occidental, tous les médias, toute la presse est dessus. Nous on vit dans les pays du Sud avec ce double standard, avec parfois malheureusement un néocolonialisme, la race supérieure vient apprendre à la race inférieure comment être civilisée.

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de Paris et Rome. Chez nous, c’est encore pire. Ce monde ne peut continuer comme ça.

Que peut-on faire, quel est notre rôle ? Je propose ce que fait Médecins du Monde et AMEL. Ça fait 33 ans qu’on est ancré dans la société, qu’on travaille, on a 24 centres et 300 personnes. Nous sommes une ONG non confessionnelle, ce qui est rare au Liban. Dans le monde arabe, on n’a pas de stratégie, on travaille tout le temps au niveau de la cheville ou du nombril, occupé par le détail. On a l’esprit de division, la critique destruc-tive, l’hégémonie d’une personne, j’appelle ça « le bos-sisme », on a la mentalité du tout ou rien, on change le monde en une journée ou bien on arrête et on commence à critiquer. Alors on a choisi d’avoir la pensée positive, de mettre en pratique notre vision et de changer le monde, la société, changer nos rapports avec les autres et sur le terrain, développer les services et la culture de droit.

Il n’y a pas de démocratie sans développe-mentUn proverbe arabe dit  : «  Soit rassasié et après philosophe  ». Il n’y a pas de démocratie sans déve-loppement. On ne nous donne pas d’argent pour rester dépendants des grands capitaux. Comme le fait Médecins du Monde, il faut avoir des projets de développement. AMEL est amenée à devenir une ONG internationale. On ouvre des centres en France, on va bientôt avoir un siège européen à Genève, on s’implante aux USA. Faut-il désoccidentaliser l’huma-nitaire ? Non, car vous en Occident, vous avez le faire et le savoir, nous dans nos pays, nous consommons,

mais nous n’avons rien d’autre que l’être et l’amour. Il faut les deux, le savoir faire et le savoir être. Il faut que l’ont soit ensemble, traités d’égal à égal. Il faut arrêter le néocolonialisme, arrêter de nous prendre pour des gens qui ne savent rien faire et venir nous apprendre ce qu’il faut faire. Les pires sont les Libanais qui travaillent avec des ONG internationales, ils sont plus néocolonia-listes que ceux qui viennent de l’extérieur.

Si on parle d’un seul monde, il faut parler d’un seul futurC’est à dire la répartition juste des richesses. Avec le printemps arabe, maintenant nous n’avons plus ces complexes d’infériorité. Le mouvement des indignés a été je crois inspiré par le printemps arabe. Et dans notre région, il faut trouver une solution juste pour la Palestine, le seul pays où il y a encore une occupation. Et comme modèle, il faut prendre le partenariat que nous avons avec Médecins du Monde. On a beaucoup réfléchi pour créer ce modèle. C’est un bon exemple pour créer ce pont Nord-Sud qui fonctionne sans ce double standard, qui traite d’égal à égal AMEL et Médecins du Monde.

Le monde est gouverné par des financiers qui se fichent des problèmes sociaux Le monde actuel a deux intégrismes. Celui de nos régions, c'est l'Islam et sa solution, le paradis perdu. Ils vont échouer, je suis optimiste. En Occident, l'intégrisme, c'est la mondialisation, la vie prospère, le paradis promis. La situation du monde est effrayante : dans les pays riches comme les USA, 1% des gens possèdent 37,6% des richesses du pays et 19% possèdent 50% des richesses du pays et les 80% restant n'en possèdent que 20%. Voilà l'Occident, la démocratie. Dans le tiers monde, en Égypte, 36 millions de personnes vivent avec 60 dollars par mois, il y a 8 millions de chômeurs et 7 millions de personnes vivent sous les ponts et dans les cimetières. Enfin, dans le monde, 20% de la population pos-sède 80% des richesses et parmi eux, 5% en pos-sèdent 80%. Le monde est maintenant gouverné par les ban-quiers et les financiers qui se fichent des problèmes sociaux.

Printemps arabe, deux raisons d’espérer Je suis optimiste pour deux raisons. La première est parce qu’il y a cette génération, surtout les filles. On parle de notre société masculine, mais les filles ne sont pas égales aux garçons. Elles sont plus fortes qu’eux, elles parlent anglais, français, savent se servir des médias. Armer les garçons et les filles de valeurs de démo-cratie, des libertés et de justice sociale, c’est un processus. Vous avez mis un siècle pour que votre révolution aboutisse. Nous cela ne va pas prendre un siècle, mais juste quelques années. Et pour l’islamisme, c’est peut-être 4 ans. Regardez en Tunisie, il y avait 500 000 chômeurs avec Ben-Ali, maintenant il y en a un million, il faut que les islamistes apportent des solutions, sinon, ils vont échouer. Deuxième raison d’être optimiste  : c’est nouveau dans notre région, on a une opinion publique. Si on n’est pas content, on descend dans la rue. Regar-dez en Égypte, pendant 18 jours, des centaines, des milliers ont manifesté pacifiquement. Et la femme avec la burqa qui est ignorante ? Au Yémen, cela fait 14 mois qu’elle est dans la rue. Voyez ces préjugés racistes. Ca va évoluer forcément. Et puis au centre de nos problèmes, il y a la Palestine. Il n’y aura pas de stabilité dans notre région, sans solution au pro-blème palestinien.

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17synthèse - Forum La place des ONG dans le changement social - juin 2012 - médecins du monde

Mise en page : Aurore Voet

éditions : Médecins du Monde juillet 2012

Médecins du Monde 62 rue Marcadet, 75018 Paris - 01 44 92 15 15

PrinciPaux intervenants

• Chantal Cornier, directrice générale de l’Institut de formation de travailleurs sociaux (IFTS) à Grenoble,

• Thomas Sannié, membre du bureau exécutif de la Fédération mondiale de l’hémophilie, président de

la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA) d’Ile-de-France,

• Lilian Abracinskas, directrice générale de l’association Mujer y Salud en Uruguay (MYSU),

• Raoul Peck, cinéaste, président de la FEMIS, ancien ministre de la Culture de Haïti,

• Jean-Louis Vielajus, président de Coordination Sud,

• Ali Bensaad, enseignant-chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et

musulman (IREMAM),

• Grand témoin : Dr Kamel Mohanna, président de l’association AMEL (Liban), partenaire actuel de

Médecins du Monde au Liban.

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www.medecinsdumonde.org