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1
La place du corps dans la relation : Introduction du cours.
Ce cours invite chacun à se pencher sur la relation, à y entrer et à rencontrer
l’autre qui nous rencontre.
Il y a donc rencontre, c’est une forme de contact que chacun éprouve dans la
relation.
C’est du contact, du corps à corps dans une rencontre qui nous lie, qui nous
attache, l’un à l’autre.
Relation : re-lation, re-lié, lié une nouvelle fois. Si il y a « re », c’est qu’il y a eu
une première fois, des autres fois avant ; un processus de construction de liens
qui nous constituent.
Nous venons du « jeux » : le futur « je » est d’abord fusionné et confusionné
avec « eux » et se constitue par « eux » en même temps qu’il se constitue lui-
même. Il devient « j », « je » en devenir.
Ce processus s’il est vécu comme suffisamment bon suffisamment longtemps
constitue le sujet.
Le travail de la relation, pour l’éducateur spécialisé, se situe, par la relation
vécue avec le bénéficiaire, l’autre, au cœur de ce processus de constitution du
sujet afin que celui-ci puisse désirer pour lui, s’autonomiser de ce « jeux » d’où
il pro-vient et produire sa propre parole.
Du corps à la parole.
L’éducateur spécialisé va donc, en prenant du recul par rapport à sa propre
histoire, accompagner l’autre pour qu’il advienne à lui-même au contact des
autres.
C’est ce travail d’accompagnement qui est représenté par « ‘ », l’apostrophe.
L’éducateur va apostropher le futur sujet pour l’accompagner à se construire à
partir et dans le lien.
Pour l’accompagner, il doit d’abord se rencontrer dans sa propre histoire pour
ensuite rejoindre l’autre où il se trouve pour le re-trouver à l’endroit où il se
2
Notes de cours d’ACSC. DEZWAENE Jean-Luc. IPEPS.
« Quand la relation prend corps ou la prise en compte de la place
du corps dans la relation éducative ».
A partir des livres et documents suivant :
- « Le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents », Willy Barral, Petite Bibliothèque Payot 2011.
- « Le complexe d’œdipe », Roger Perron, Michèle Perron-Borelli, Que sais-je, puf, 1994.
- www.psychasoc.com/Textes/La-place-du-corps-dans-la-relation-éducative.- Sébastien Motard.
- « Corps et psychomotricité », Bernard Robinson, L’Harmattan, 2014.
- http://pagespro-orange.fr/jerome.grondin/enaction.htm, « L’énaction : un concept des neurosciences cognitives ».
Informations concernant le « chemin » du cours : Ce cours d’ACSC se veut une exploration de la place
du corps dans la relation éducative. Relation qui est
l’outil principal de l’éducateur spécialisé.
Spécialisé donc en relation. Accompagnant et
accompagné par et dans la relation.
Qu’est-ce qui se passe quand ça se passe dans la
relation ?
Re-lation, re-jeu du premier lien, lié à l’autre, à
son environnement dans lequel il se trouve, se
construisant par et à partir de cette appartenance.
Nous commencerons, dans l’introduction, par tourner
autour de la pensée de Françoise Dolto et aborderons
les concepts suivants : le corps pense, le trauma
originel, l’image inconsciente du corps, les troubles
3
psychosomatiques, la répétition, le
transgénérationnel.
Ensuite, et avec l’accord de celui-ci, nous nous
inspirerons du texte de Sébastien Motard en nous
référant d’abord à Winnicott et au concept
« d’environnement maternant suffisamment bon », puis
à Anzieu et son concept de « Moi-Peau », et pour
conclure, de nouveau avec Dolto qui sera une boucle
de rappel et amènera notre conclusion.
J’essayerai également d’aborder, en cours de route,
certains chapitres du livre de Bernard Robinson pour
nous sensibiliser au travail plus spécifique du
psychomotricien et de la place de cette approche du
corps dans le travail de l’éducateur spécialisé.
J’aborderai également la relation d’objet et ses
origines, le schéma freudien de la satisfaction
hallucinatoire du désir et de sa déception, les
objets transitionnels et aire transitionnelle, le
modèle « absorption-expulsion » et pour terminer, le
concept d’énaction de Francesco Varela.
Les textes en italique, police Apple Chancery 14,
sont des commentaires personnels.
Educateur spécialisé depuis 1973, mon expérience
professionnelle s’est constituée dans différents
secteurs tels que : IMP, foyer de jeunes placés par
le juge, enseignement secondaire spécialisé, centre
créatif, maison de jeunes, AMO avec convention de
collaboration SAJ et TJ, centre thérapeutique pour
adolescents ( santé mentale) ainsi qu’une expérience
de rééducateur en psychomotricité auprès de personnes
ayant un handicap lourd ainsi qu’avec des enfants
placés vivant une souffrance de par leur vécu
d’abandon.
Dans le registre de la formation, je suis intervenu
en tant coopérant expert auprès des accompagnateurs
sociaux à la réinsertion des détenus dans les prisons
du Maroc ainsi qu’au Niger en tant qu’évaluateur
européen d’un projet de coopération belgo-nigérien
axé sur la prise en charge, par des organisations
civiles, d’enfants en difficultés.
4
Au travers de ce parcours de formations et
d’expériences dans différents domaines de l’éducation
spécialisée, j’ai interrogé le rapport entre le corps
et la psyché, entre le corps et la parole, entre
l’enfermement du corps et la sortie par la
parole.L’accès à la parole, au « je » autonome en
lien avec les autres(le social), travail
d’accompagnement vers l’autonomie qui va « du corps à
la parole ».
Les notions abordées dans ce cours se veulent
directement en lien avec le travail de la relation
qui est la spécificité de l’éducateur spécialisé car
il est en permanence dans des relations au sein
desquelles les bénéficiaires, de par leurs
comportements qu’ils donnent à voir, communiquent
leur mal-être en même temps que leurs désirs de
mieux-être.
Comment travailler la relation dans laquelle se
trouvent l’éducateur et l’éduqué, pour que ce dernier
puisse se sentir suffisamment sécurisé et tenter
d’explorer le social sans trop d’angoisses ?
J’ai bien vite constaté que la communication par le
corps était centrale dans la relation entre
l’usager et l’éducateur, que ses formes d’expressions
étaient multiples et observables à la fois chez des
personnes adultes déficientes mentales, des enfants
autistes ou psychotiques ou encore des enfants ou
adolescents à problématiques sociales.
Nous apprenions aux éducateurs spécialisés à
travailler la relation, mais surtout à observer les
« comportements », les « comportements
symptômatiques » qui sont « communication ».
Le symptôme est communication, il donne à voir, par
le corps en mouvement, c’est ce que nous appelons
« comportement ». Il est : « ex-pression », faire
sortir la pression non encore ou difficilement
verbalisable.
5
I. INTRODUCTION.
1) Le corps pense.
Chaque génération conduit sa vie en filtrant le trauma originel et en le transmettant à moindre frais pour la génération suivante. Trauma originel :un accroissement, au-delà du tolérable, de la tension résultant
d’un afflux d’excitations internes qui exigent d’être liquidées. C’est là ce qui
rend compte finalement, selon Freud, du « traumatisme de la naissance »
De tout temps,les parents sont confrontés à des maladies ou troubles
énigmatiques de leurs enfants qu’on appelle troubles psychosomatiques de la
petite enfance.
Parfois, ces troubles viennent perturber tout l’équilibre familial,tant ils sont
insistants et semblent résister à toute approche médicamenteuse.
C’est un « dire du corps » de l’enfant qui n’a pas la parole pour s’exprimer : le
symptôme résiste à l’interprétation.
Les troubles psychosomatiques de la petite enfance : de quoi s’agit-il ?
A partir de faits concernant l’histoire d’un symptôme, il s’agit de remonter aux
émotions correspondantes, à partir des histoires passées, pour reprendre le fil
d’un discours plus ou moins conscient qui restait presque toujours confus ou
oublié. Car il est question, le plus souvent, d’un symptôme familial qui ne
demande qu’à être retrouvé pour en dégager le sens perdu.
Nous allons aborder ce que l’on nomme aujourd’hui : le transgénérationnel, à
partir de la découverte freudienne appelée la compulsion de répétition.
La compulsion à la réparation de génération en génération selon Françoise
Dolto.
Pour tenter de définir ces troubles psychosomatiques de la petite enfance, nous
pouvons les considérer comme « tentative d’expression psychoaffective d’une
relation parents-enfants sur plusieurs générations ».
6
Françoise Dolto déclarait : « L’enfant n’est pas la simple répétition du passé de
ses parents, mais un être disponible au jour le jour pour perpétuer le contact et
les échanges d’une manière aussi créatrice que possible, avec les autres. En
prendre compte, c’est de la prévention ».
Le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents1 ou plus
précisément, le langage des environnements qui ont entourés les personnes des
générations avant lui et dans lesquels ils se sont constitués.
Pour les éducateurs spécialisés, le travail avec l’enfant consiste en autre à
comprendre la place qu’il occupe dans la famille car nous avons toujours affaire,
nous les humains, à cette éducation par un humain père d’un fils,par une mère
d’un fils, ou par un père d’une fille, par une mère d’une fille.
Nous avons affaire à des états, à des richesses pulsionnelles différentes suivant
l’individuation corporelle de nos engendrés. Il s’agit alors de décoder les
cicatrices inscrites dans le « curriculum historique » depuis les arrières-grands-
parents en passant par les grands-parents et les parents de l’enfant.
Toujours selon Françoise Dolto, l’autisme est un terme que notre discours
psychiatrique a inventé pour parler de ces enfants avec lesquels nous sommes
en impossibilité de savoir comment communiquer avec eux.
On ne peut rien comprendre à l’autisme infantile si l’on ne travaille pas sur
trois générations, c’est le transgénérationnel2.
Mais revenons à la question du corps de l’enfant comme langage de l’histoire de
ses parents.
Freud inventa un nouveau regard en disant que : « c’est autour de la question
du nouage du corps que va se construire la clinique du sujet ».
Nous pouvons interroger la pensée comme : « le rapport adaptatif que les
organismes entretiennent avec leur milieu ».
Ce sont donc les corps qui pensent. De quelle manière ?
1. Françoise Dolto, in Ecole et/ou prévention, Colloque pluridisciplinaire, Strasbourg, 7-8 février 1986, Toulouse, Erès, 1987. 2. Anne Ancelin Schützenberger, Aïe, mes aïeux ! , Paris, Desclée de Brouwer, 1993 et Psychogénéalogie. Guérir les blessures familiales et se retrouver soi, Paris, Payot, 2007.
7
Le corps pense à travers l’esprit qui l’informe et l’inspire.
Ainsi, le corps pense,parle et désire.
Françoise Dolto parle du sujet du désir autonome dès sa conception, chez
l’homme, désir qu’elle appelle un « désir de communiquer avec un autre dès sa
conception » et qui est tout axé sur le langage. Il intègre l’esprit avant même le
corps. L’esprit s’incarne dans un corps.
Quelle est la nature de ce que nous nommons « esprit » ?
L’esprit est vibration énergétique.
L’esprit préexiste à la formation du soma : voilà le sens de notre incarnation.
« C’est le sujet du désir, en tant non seulement que témoin, mais aussi qu’acteur
de son histoire, par l’intermédiaire du corps-qui prend chair dans ce corps au
jour de la conception de chacun, et qui reconduit son contrat de vivant,
d’inspiration en inspiration, après que, d’expiration en expiration, il ait risqué,
en confiance, ce contrat de vivant…On peut dire que c’est cela vivre, pour un
être humain3. »
2) Le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents.
Le « dire du corps » qui est « langage-corps » chez les enfants et qui s’adresse à
ses parents, à l’environnement, au monde qui l’entoure et dans lequel il se
trouve et avec qui il communique.
Mais comment un corps peut-il être langage ? Comment peut-il « parler » ?
Françoise Dolto déclare : « Le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de
ses parents ».Ce qui se communique des générations avant
lui.
Dans toutes les traditions, la vie nous est donnée comme un chemin allant du
corps vers la parole, ou de façon symbolique, comme un chemin partant du
maternel pour atteindre le paternel !
L’on entend encore trop souvent parler de la dyade mère-enfant comme si, seule,
la mère était concernée par ce dialogue avec son enfant. Mais il y a toujours du
père dans la mère, c’est un espace « mamaïsé » comme aimait le formuler
Françoise Dolto.
3. Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984, p. 370.
8
Je dirais : « environnementalisé », nous le verrons
par la suite avec « l’environnement maternant
suffisamment bon » de Winnicott.
Pour Dolto, contrairement à ce que la biologie nous enseignait jusque-là, nous
ne sommes pas des êtres qui partiraient de leur corps pour construire leur
esprit. C’est l’esprit qui est premier et informe le corps.
En rejoignant Freud, elle confirme que : l’inconscient préexiste au conscient.
C’est ce dynamisme de l’esprit sur le corps qu’elle conceptualise par ce qu’elle a
appelé « l’image inconsciente du corps ».
Chacun de nous a ainsi un rapport narcissisé aux éléments sensoriels en
résonnance aux mots du vocabulaire.
Comment se fait le lien entre le psychisme et le corps ?
Probablement grâce au fait que l’être humain est d’abord sensations et
affectivité.
Mais si le corps est le langage de l’histoire de ses parents, par où passe
l’information ?
C’est à partir de cette question que s’élabore le concept d’image inconsciente du
corps.
C’est la découverte que le bébé « duplique » in utero les activités émotionnelles
et psychiques de ses deux parents et donc de ses deux lignées.
Donc, pendant la vie fœtale nous dupliquons, au sens informatique du terme, le
programme de nos deux lignées. Nous nous incarnons ainsi dans une histoire :
celle de nos géniteurs.
Tous les souvenirs de nos parents, de nos ancêtres sont inclus en nous. Nous
sommes, en notre être, représentants d’une histoire, même si nous ne le savons
pas, et à partir de laquelle nous allons nous développer.
Ex : De très jeunes enfants, dès qu’ils étaient en âge de pouvoir dessiner ou
façonner avec de la pâte à modeler, racontaient des évènements qui se
rattachaient à des vécus personnels in utero, voire des histoires traumatiques
survenues à leurs parents, parfois à leurs grands-parents, dont ils ne pouvaient
évidemment avoir aucune représentation mentale eux-même.
C’est ce qu’on nomme : « l’inconscient transgénérationnel ».
9
Selon Jean-Marie Delassus4, il s’agit de « mémoire cellulaire », il dit : « La
première mémoire prénatale est une mémoire par imprégnation, elle est première
mémoire qui ne sait rien, ne peut rien dire, elle ne garde aucun souvenir, elle est
le souvenir même inscrite dans le corps lui-même, ce corps qui va venir au
monde ne peut être infidèle à sa mémoire, la chair est notre seconde mémoire.
Quant à Kar Fung Wu, qui enseigne la médecine chinoise énergétique, elle nous
enseigne que la mémoire embryonnaire et la mémoire fœtale se complètent dans
un continuum qui sert de fondation à l’être humain.
Elle nous dit : « Une mémoire originelle et universelle s’est inscrite dans le
corps embryonnaire qui se forme pendant les 40 premiers jours de la vie
prénatale.
A ce stade, l’embryon n’est pas encore fixé, il est suspendu entre le ciel et la
terre, dans un état de plénitude sans souffrance, sans imprégnation psychique.
Au 41ème
jour, l’embryon, corps vibratoire, devient corps de matière, et le fœtus
commence sa vie aquatique en assise dans le liquide amniotique5. »
Jean-marie Delassus insiste sur le fait que la grossesse est une expérience
personnelle pour la mère « qui ne fait pas l’enfant mais l’accueille » : « Son
image inconsciente du corps est réactivée par la présence du fœtus en elle qui
s’adresse à son corps, le re-suscite de l’intérieur.
La grossesse est d’abord un état de vécu originel avant d’être un vécu maternel,
vécu originel qui la mobilise à un niveau où elle-même fut jadis, quand elle était
fœtus. Ce retour aux sources s’achève avec la naissance de l’enfant et tout ce qui
était revenu à la femme se reporte sur le bébé qui vient d’elle. La maternité a
lieu par transfert sur l’enfant de cette origine perdue, par transfert du plus
originel de soi sur le nouveau-né6. »
On peut mieux comprendre le désir narcissique de certaines mères que cet enfant
reste une partie d’elle-même, ce qui peut aller jusqu’au désir que l’enfant n’ait
pas été engendré. Ce « délire parthénogénique » d’auto-engendrement guette
toutes les mères, même les « sufisamment bonnes », concept que nous
aborderonspar la suite avec Winnicott, c’est ce que l’on pourrait appeler le
syndrome de la Vierge Marie, qui est la source de la toute-puissance
inconsciente de la mère…
3. De la compulsion à la répétition à la compulsion à la réparation
4. Jean-Marie Delassus, Le Génie du fœtus, op. cit. , p. 40. 5. Kar Fung Wu est également formée à la pensée de Jean-Michel Eyssalet. 6. Jean-Marie Delassus, Le Génie du fœtus, op. cit. , p. 40.
10
Sommes-nous condamnés à répéter les traumatismes originels de génération en
génération : rien ne pourrait donc changer ?
Bien sur que non.
Bien que Freud a effectivement découvert « une compulsion inconsciente à la
répétition », Françoise Dolto a découvert une non moins efficace « compulsion
de réparation ».
Questionnons d’abord l’éventuelle responsabilité parentale.
Que faisons nous des symptômes des enfants qui, dans certains cas, expriment la
souffrance intolérable d’être laissé dans l’ignorance d’un événement traumatique
qui les concerne et dont les parents refusent de leur parler (la mort d’un proche
auquel l’enfant était très attaché, par exemple), donnant ainsi sans le savoir à
leur enfant qu’ils veulent protéger un statut d’animal domestique, invivable pour
lui du fait de ce désordre langagier : cela non plus, ce n’est pas humain.
Dolto intitule l’un des chapitres de La Cause des enfants : « Vacciner l’enfant
contre la maladie de la mère ou du père.7
Que de maux l’on pourrait éviter aux enfants si nous leur parlions vrai, dans les
domaines bien sûr qui peuventles concerner, et seulement dans ceux-là !
L’entrée de l’enfant dans ces bizarreries, qu’on appelle « maladies
psychosomatiques », date d’un jour où, précisément, ce souvenir, par certaines
circonstances, est remonté en mémoire ou en rêve chez l’adulte qui l’a aussitôt
rejeté au fond des oubliettes de ses pensées, mais non sans que l’enfant très
jeune, toujours sensible jusqu’à la télépathie à ceux qui l’entourent, ait ressenti
le malaise fugitif de l’adulte ; certainement aidé en cela par le lien subtil de
vases communicants que le tout jeune enfant établit avec ses familiers.
Dans nos souvenirs d’enfant, nous pouvons tous nous
souvenir combien nous attendions un parler-vrai de
nos propres parents.
Le corps, est , dans ses désordres ou son ordre, bien avant la parole verbale.
Le corps est « dire de vérité », puisque notre corps ne ment jamais.
Dire de vérité dans ses fonctionnements de santé ou de maladie.
Dans notre métier d’éducateur spécialisé, nous allons
rencontrer des « bénéficiaires » fragilisés par leur
histoire et par l’histoire des générations avant eux.
De par leurs « comportements symtômatiques », ils
7. Françoise Dolto, La Cause des enfants, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 446.
11
questionneront les « non-dits » des parents ou des
grands-parents. Ils questionneront « ce qui s’est
passé » et qui n’a pas été verbalisé. Par leur corps,
ils interrogeront « en acte » les zones d’ombre de
leur histoire.
Ces inscriptions corporelles demandent à être
verbalisées, et c’est un des rôles de l’éducateur
spécialisé, de proposer « sa parole » à l’autre pour
lui faire accéder à la sienne et sortir du langage
hérité. ( symboliser=faire du sens).
Ce peut être également des difficultés à passer d’un lieu ( corps) à un autre
(parole) ou des manifestations de violence et d’agressivité.
Que se soit une forme de somatisation, des agissements d’auto-agressivité, des
souillures ou des difficultés de mobilité dans un temps et un espace particulier,
ces attitudes rendent la prise en charge difficile tant elles paraissent éloignées du
mode classique de communication qu’est la parole.
L’accompagnement s’organise alors, selon moi, sur deux versants spécifiques :
L’un qui vise plus particulièrement le lieu du corps. Administrer un
médicament, panser une plaie, accompagner un déplacement, contenir/porter le
corps dans une situation difficile ou angoissante pour l’usager, protéger la
personne contre des agissements d’automutilation ou d’agressivité envers les
autres, paraît être une première réponse.
L’autre qui s’attacherait plus singulièrement à la mise en mot et la verbalisation
de ce vécu corporel. Il me paraît, en effet essentiel que cet agir corporel puisse
prendre sens dans une dimension symbolique ( symboliser = faire du
sens ). L’éducateur spécialisé vient alors proposer
sa parole et ses mots à celui qui n’a pas accès à
cette fonction ou qui ne peut pas s’en servir dans
l’instant.
« Parler à l’autre suppose de s’intéresser à ses capacités langagières et à ses
handicaps éventuels dans la réception de l’expression, mais encore à son désir
de communiquer » 8 nous dit Lemay et Capul.
L’éducateur propose à la personne un sens symbolique(
faire du sens, signification en mots) qui puisse
8. Capul/Lemay, De l’éducation spécialisée, Action sociale, Eres, 1996, p. 209.
12
structurer ses ressentis. Il apporte ses mots dans la
relation et les propose à l’autre.
Il s’agit donc de favoriser le plus largement possible l’émergence de la parole
chez l’autre par le biais de la demande (susciter la demande), pour que s’engage
une inscription dans un espace relationnel humanisant et orienté vers la
dimension du désir et de l’autonomie.
« En parlant, c’est à dire en signifiant ses besoins autrement que dans le corps à
corps du mouvement, l’homme établit un relais qui vient s’interposer entre son
corps et le corps de l’autre »9 précise Denis Vasse.
II. LA PLACE DU CORPS DANS LA RELATION EDUCATIVE
Aussi, plutôt que de considérer le corps et l’esprit, le corps et la parole en
des termes antinomiques, ne peut-on pas imaginer ces deux entités comme
complémentaires, dynamiques et déterminantes de l’évolution de l’enfant
puis de l’adulte ?
Le corps et la parole ne constituent-ils pas les lieux d’actualisation de la
relation éducative ?
Le corps chez ces personnes, souvent dépourvues du langage verbal,
constitue la dimension expressive de la souffrance psychique10
.
1. Claire
Je réintègre un samedi à 15 heures ma structure de travail habituelle, après une
longue absence. L’accueil de l’ensemble des résidents est très chaleureux.
Claire, quant à elle, est restée dans sa chambre. Mes collègues qui travaillaient
ce jour là depuis le début de la journée m’annoncent qu’elle est alitée, se
plaignant de douleurs abdominales. Deux médicaments ont déjà été administrés
sans que cela ne change quoi que ce soit.
Claire fait partie du groupe d’adultes sur lequel je travaille, je suis de plus l’un
de ses référents. Je me rends dans sa chambre. Elle est effectivement
emmitouflée dans ses couvertures, les volets sont fermés. Elle me réserve tout
de même un maigre sourire, me dit qu’elle a mal au ventre et qu’il faut
9. Denis Vasse, Le temps du désir, Essai sur le corps et la parole, Ed. Points, p. 150. 10. Philippe Chaveroche, Travailler en MAS, L’éducatif et le thérapeutique au quotidien, Ed. Eres, 2002, p. 107.
13
absolument appeler un médecin. Je lui réponds que l’on va peut être attendre un
peu avant de l’appeler, puis je m’installe à côté du lit et commence à entamer
une discussion d'ordre général, je lui demande de me raconter ce qui s’est passé
pendant mon absence. Progressivement elle devient de plus en plus loquace, me
tient au courant des dernières nouvelles, me parle de son changement d’atelier,
de ses derniers achats vestimentaires. Dans le même temps elle sort de sa
position couchée pour s’asseoir sur son lit. Je vois son visage changer et se
détendre.
Après une vingtaine de minutes, la sentant plus en forme, je lui propose de venir
avec moi pour une sortie en ville. Le symptôme, alors, réapparaît, elle se
renfonce dans son lit et refuse ma proposition. Je m’apprête à quitter la chambre
tout en lui précisant que je pars dans un quart d’heure, qu’il lui est toujours
possible de nous rejoindre si jamais elle change d’avis.
Cinq minutes plus tard, elle me rejoint dans la salle de groupe, habillée pour
sortir. Prétextant qu’elle doit retirer de l’argent, elle m’annonce qu’elle vient
avec moi.
Elle adoptera tout au long de la journée une toute autre attitude. Elle se montre
agréable et détendue. Elle ne nous reparlera pas de ses douleurs abdominales,
n’évoquera aucune autre plainte. Le symptôme semblait avoir momentanément
disparu.
Je souhaitais entamer ce développement théorique par cette situation, dans la
mesure où, même si elle peut paraître anodine, elle est significative, je pense, de
la place que peut prendre le corps dans la relation. Bien souvent c’est par
l’apparition d’un symptôme de forme plus ou moins bénigne, que le corps
manifeste un mal être que le psychisme semble avoir du mal à surmonter. Mais
qu’est ce qu’un symptôme ?
2. Le symptôme
Le symptôme, tout d’abord, est un terme qui peut être défini de deux manières
selon que l’on s’intéresse à son sens commun défini par le Larousse comme un «
phénomène subjectif qui révèle un trouble fonctionnel ou une lésion11
» ou que
l’on s’oriente vers le sens donné par Freud et la psychanalyse en général. On
parle alors d’ « un phénomène subjectif qui, pour la psychanalyse, constitue non
le signe d’une maladie mais l’expression d’un conflit inconscient. En effet pour
Freud, le mot symptôme prend un sens radicalement nouveau à partir du
moment où il peut poser que le symptôme de conversion hystérique,
11. Dictionnaire Le petit Larousse, 1995.
14
généralement tenu pour simulation, est en fait pantomime du désir inconscient,
expression du refoulé12
» .
Ces deux définitions mettent en lumière deux façons d’approcher le symptôme,
soit du côté du médical, qui viendrait répondre à une lésion, soit du côté
psychologique, psychanalytique, qui s’intéresserait non à une « maladie mais à
l’expression d’un conflit inconscient13
» . Aussi, est-il possible d’entrevoir
deux manières d’aborder le symptôme, l’une du côté du soin corporel,
l’autre du côté de la parole .
Est-ce l’un ou l’autre, ou l’un et l’autre.
J’essayerai de vous sensibiliser à une autre façon
d’approcher le symptôme qui est celle qui montrera le
symptôme comme une expression qui se donne à voir par
le corps, qui est une communication non verbalisable
encore et qui se déploie dans la relation éducative
dans le corps à corps de la relation.
Il s’agit bien de ces deux types de prises en charges
auxquels je suis parfois confronté dans le quotidien
de ma pratique. Même si les plaintes à répétitions
laissent parfois penser à une forme de simulation, le
symptôme et la douleur sont pourtant bien présents.
Une réponse d’ordre médical ou para-médical s’impose
sans pour autant mettre de côté l’appel à la relation
qu’implique cette demande de soin. Nous verrons un
peu plus loin que les théories de Winnicott, par
exemple, avec le holding et le handling ont associé
très tôt ces deux approches et ont montré à quel
point elles étaient importantes pour le développement
de l’enfant.
Ce symptôme qui semble traduire « un conflit psychique en affection somatique
(la somatique étant ce qui concerne le corps)14
» , s’inscrit directement dans des
processus de somatisation (lien avec le cours de gestion de conflits).
Claire, dont je parlais un peu plus haut, est une adulte handicapée mentale âgée
de 33 ans. Elle ne sait ni lire, ni écrire mais montre par contre un très bon niveau
d’autonomie dans les gestes de la vie quotidienne. Elle a connu tout au long de
12. Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 1998. 13. ibid. 14. Le petit Larousse, op. cit.
15
son existence de nombreux placements en familles d’accueils depuis l’age de 2
ans où elle a été retirée de sa famille biologique.
Tous ces placements se sont révélés comme des échecs. Elle présente le profil
type de la personne dite « carencée affective ». La succession de ces placements
a renforcé, de plus, son passé abandonnique fort considérable.
Ses demandes affectives sont très importantes, elle semble rejouer en
permanence des situations provoquant à la fois l’acceptation, la reconnaissance
puis le rejet.
Une résidente, Marie-Christine, qui était jusque là sur un groupe voisin arrive
sur celui de Claire. Avant ce changement, Claire et Marie Christine étaient très
proches, passaient déjà beaucoup de temps ensemble. On peut repérer d’ailleurs,
une certaine similitude dans leurs comportements ayant toutes les deux souffert
de carences affectives. Même si elles s’appréciaient, ce changement n’était pas
anodin pour Claire. Elle était la personne leader de ce groupe et se retrouvait en
quelque sorte en concurrence avec l’une de ses meilleures amies. Claire n’était
pas en mesure d’exprimer ce ressenti avec des mots, elle le fit involontairement
avec des maux.
Pendant une période d’environ 2 à 3 semaines, Claire va se plaindre
régulièrement auprès de l’infirmière et auprès de l’éducateur de maux de gorge.
Elle ne sort plus sans un foulard, parle d’une voix cassée et se réfugie
régulièrement au chaud dans son lit. Dans un premier temps, seul, le symptôme
existait, et il était nécessaire de le prendre en compte. On peut penser que la
souffrance était réelle même si la cause était ailleurs.
Il était certainement difficile pour elle de dire sa jalousie, sa difficulté à partager.
Dans ce cas nous étions conscients des angoisses que pouvait provoquer chez
Claire une telle arrivée.
Nous avons essayé d’être rassurants de par nos attitudes en lui permettant
d’exprimer plus largement son ressenti lors de rencontres régulières. C’est par
l’intermédiaire de ces discussions, par ce qu’elle disait et ce que nous lui
renvoyons, qu’il lui a été possible d’apaiser certaines craintes, comme celle, qui
peut paraître insignifiante, de perdre la responsabilité du café dans la salle de
groupe.
Plus largement il était possible de ressentir au cours de ces entretiens sescraintes
de perdre la relation qui existait avec les membres de l’équipe. De revivre peut
être une forme d’abandon. C’est en essayant d’exprimer par des mots ce
moment douloureux, de l’éprouver également, en se rendant compte que Marie
16
Christine et elle pouvaient exister au sein du groupe, sans se sentir menacée,
qu’elle a pu se passer du symptôme.
Pierre Marty15
dit des maladies psychosomatiques qu’ « elles découlent, dans la
règle, des inadéquations de l’individu aux conditions de vie qu’il rencontre. Ceci
est déjà vrai dans les premiers temps du développement. Comme les conditions
de vie ne se présentent jamais de manière adéquate, l’individu doit s’adapter au
mieux à celles-ci avec les moyens dont il dispose, dans les limites qu’il tolère
selon les âges, selon les lieux, selon les temps. »
Il rejoint sur ce point S. Freud qui disait du symptôme qu’il était « un effet dont
il fallait trouver la cause16
».Je dirais : « les éléments de
communication en interaction dans l’environnement
envahissent le psychisme et produisent une tension
difficilement gérable et verbalisable qui s’actualise
au travers du symptôme pour rééquilibrer l’ensemble
psychosomatique ».
Le symptôme a donc son importance, il ne s’agit pas de vouloir le faire
disparaître puisqu’il vient répondre à une angoisse, une anxiété. En effet, on
peut penser qu’il est plus facile de supporter un symptôme plutôt que
l’angoisse et l’anxiété générée par une situation qui submerge l’individu.
On peut penser que pour Claire, l’arrivée de Marie Christine. constituait une
véritable source d’angoisse, et qu’elle ne disposait pas des moyens psychiques à
l’instant, au moment ou cela s’est produit comme pouvait le dire P. Marty. Le
symptôme devient donc la seule issue pour contrecarrer cette angoisse. Il a donc
toute son utilité, et le bousculer, risquerait de perturber un peu plus l’équilibre
qui s’était constitué.
Dans ma pratique, j’ai pu constater que la somatisation était particulièrement
présente chez les personnalités dites carencées affectives. L .Kreisler, qui
travailla lui aussi sur la psychosomatique disait que : « La qualité des
résistances physiques d’un sujet vis à vis des agressions dépend largement de la
solidité de sa constitution mentale ; la désorganisation des défenses psychiques
entraîne avec elle celles des défenses biologiques. […] Les enfants les plus
touchés révèlent des défauts graves de leur organisation mentale. Ces états
d’inorganisation rejoignent la conjoncture des carences affectives17
»
Par ce constat il est possible de comprendre un peu mieux cette tendance à la
plainte. Elle renvoie, en effet, à une demande de soin, à une demande d’attention
15. La psychosomatique de l’adulte – Que sais-je ? – N° 1850 – p.48. 16. Françoise Labridy, Le groupe familial, N° 141. 17. L. Kreisler, L’enfant du désordre psychosomatique, rencontres cliniques, Ed. Privat, p.9.
17
et peut être plus largement à une demande d’amour. Elle renvoie à la relation
originaire entre le bébé et sa mère, ou plus largement l’entourage maternel, à l’Environnement Maternant Suffisamment Bon.
3. Les prémisses de la relation
3.1. L’importance des premiers soins – L’approche de Winnicott
On peut rapprocher ces plaintes à un stade premier du développement de
l’enfant lorsque la mère subvenait à tous les besoins physiques de l’enfant.
Il s’agit ici de ce que Winnicott a pu appeler la Préoccupation Maternelle
Primaire. En s’appuyant sur le moi de sa mère ou de la personne qui veille
sur lui en permanence, l’enfant va pouvoir commencer la structuration de
son moi . Cette étape fondamentale pour le développement, n'a pas toujours été
expérimentée chez des personnes, abandonnées dès le plus jeune âge ou élevées
dans un environnement maternel rejetant ou déstabilisé. Winnicott a également
mis en avant l’importance du portage et des soins prodigués à l’enfant, en le
déclinant sous la théorie du handling et du holding.
Pour ce dernier le holding « joue essentiellement une fonction de protection
contre toutes les expériences souvent angoissantes qui sont ressenties dés la
naissance, qu ‘elles soient de nature physiologique, sensorielle ou qu’elles
concernent le physique du corps (angoisse de morcellement, absence
d’orientation, etc…) […] Si le holding est assuré de manière suffisante et
régulière, le sentiment continu d’exister est préservé et la maturation du nourrisson est alors possible
18 ».
Pierre est un enfant accueilli en hôpital de jour, lieu de mon stage de découverte
qui laisse apparaître une clinique d’autiste. Il recherche très fréquemment les
portages que pourrait faire l’adulte. Il attend parfois de ces portages des
sensations fortes, données par des balancements, des sauts…etc. A d’autres
moments il va plutôt essayer de trouver dans les bras de l’adulte une position
confortable où il va pouvoir se sentir protégé et rassuré. Il peut alors se lover
dans les bras du soignant, comme un fœtus. Il parvient alors à s’endormir. Les
fonctions de protection du holding, de par la qualité du portage qui lui est offert,
semblent ici essentielles. On peut penser que la sécurité trouvée dans les bras de
l’adulte, comme dans les premiers temps de sa vie de bébé, permet à Pierre
d’apaiser certaines angoisses.
Avec la théorie du handling, on se rapproche encore un peu plus d’un « Moi
corporel ». Le handling spécifie la manière dont l’enfant va être traité, la
18. B. Golse, Le développement affectif et intellectuel de l’enfant, Ed. Masson, 1999, p. 81.
18
manière dont l’environnement va prendre soin de son corps. C’est par
l’ensemble des soins prodigués par la mère qu’il pourra prendre conscience de
son corps, par le biais des sensations ressenties. C’est par l’ensemble de ces
soins maternels que va pouvoir s’établir une première esquisse de son schéma
corporel.
Pour exemple, j’évoquerai ici le cas d’Océane, jeune enfant accueillie elle aussi
en hôpital de jour. Comme Pierre elle peut être décrite comme une enfant
autiste, entretenant peu de relation avec le monde qui l’entoure, et se repliant sur
elle-même dans des attitudes stéréotypées. Des amorces de communication, de
relation, peuvent parfois être ressenties et ceci à des moments particuliers
comme celui de la toilette. De par le soin qu’il est possible de lui apporter à ce
moment là, Océane semble pouvoir prendre conscience de son propre corps par
les sensations qu’elle peut éprouver au niveau de sa peau. De par le toucher qui
est exercé, on peut penser que Océane ressent plus facilement les limites de son
propre corps et parvient peut être à le différencier de celui de la personne qui
prend soin d’elle. Percevoir ses propres limites corporelles est sans doute l’une
des étapes les plus importantes pour l’enfant. En distinguant son corps différent
de l’autre, il pourra prendre conscience de sa propre existence corporelle et
psychique. Il lui sera également possible de se sentir plus largement protégé des
agressions extérieures. Aussi, pour Océane., le soin (le handling comme a pu le
nommer Winnicott), de par le toucher et le contact, peut avoir une incidence sur
l’évolution de ses relations avec le monde extérieur.
Par cette approche très riche de Winnicott, on comprend toute l’importance des
premiers temps de la vie de l’enfant. Le corps est la source des premières
sensations sur lesquelles le Moi va s’appuyer pour se développer.
On peut également envisager chez l’adulte présentant de fortes carences
affectives, une défaillance dans le domaine du handling et du holding.
En effet, les plaintes diverses comme celles exprimées par Claire font appel à
une attention particulière, centrée autour du corps. Elle entretient d’ailleurs une
relation privilégiée avec l’infirmière, qui peut délivrer un médicament mais
surtout qui peut prendre soin. ( dans le sens de thérapeutique )
C’est spécifiquement par la qualité du soin qu’elle peut recevoir, que Claire peut
parfois trouver les ressources pour faire face aux difficultés et angoisses qui se
présentent.
19
B. Golse disait : « La personnalisation est le processus psychosomatique par
lequel le Moi se fonde sur un Moi corporel19
. »
3. 2. Le lien entre le corps et de la psychée – L’approche de D. Anzieux
D. Anzieux et le concept du Moi Peau, dans l’ouvrage du même nom, propose
une approche qui va nous permettre de comprendre un peu mieux la relation qui
peut exister entre le corps et le psychisme, et par la suite donner du sens à la
clinique que j’aborderai. Nous verrons que cet abord théorique se rapproche de
celui de Winnicott et le complète.
Il convient de présenter ce concept de Moi Peau. Toute la psychanalyse s’est
basée sur la sexualité, par les recherches de Freud. Anzieux rappelle à juste titre
que l’image du corps est véritablement le point d’origine du développement de
l’individu. Il s’appuie pour démontrer cette idée sur les travaux de différents
chercheurs.
Ceux de Lorentz tout d’abord, qui montreront que des oisons adoptent ce
chercheur comme leur mère dans la mesure où il a été le premier objet mouvant
à leur éclosion.
Ceux de Spitz également, qui mettent en avant la difficulté que représente
l’absence de la mère dans les premiers temps de la vie de l’enfant, lorsque celui
ci est hospitalisé. Privés de l’entourage bien veillant de leur mère, ces enfants
présentent de graves problèmes de développement.
Dans cette même lignée Bowlby avance l’hypothèse que la pulsion
d’attachement serait plus primitive que celle de l’oralité.
Harlow, enfin, fera un parallèle avec le bébé singe qui attache plus d’importance
à la chaleur d’une fourrure qu’à l’allaitement ou le bercement. L’absence de
fourrure chez l’homme favorise le contact entre la mère et son bébé.
Plus qu’il ne s’agrippe, le bébé se cramponne à sa mère. Bion a d’ailleurs pu
parler de cette angoisse de décramponnement chez le bébé comme d’ «
une terreur sans nom ».
Ces recherches ont orienté les travaux d’Anzieux, qui a pu considérer les
nécessités du contact comme un besoin psychologique incontournable. C’est par
les premiers rapports que l’enfant va entretenir avec sa mère qu’un Moi Peau va
pouvoir se constituer. C’est par ce toucher, ce contact entretenu avec sa mère,
que l’enfant ressent l’existence de sa propre peau. Ce sentiment d’existence de
base lui donne conscience des limites de son corps, et une confiance
19. B. Golse, op.cit. , P 85.
20
suffisamment importante en son intégrité corporelle. ( se sentir un,
entier )
La communication interactive qui va s’engager entre eux va donner naissance à
une enveloppe avec une face externe orientée vers les objets et une face interne,
sensible aux données du Moi. Cette enveloppe est dans un premier temps
commune à la mère et l’enfant, pour s’individualiser par la suite vers la
constitution d’un Moi Peau autonome .
Au contact d’enfants autistes, il est possible d’observer ce besoin de faire corps
à corps, mais également de se cramponner, de s’agripper à l’autre. Cette attitude
est particulièrement présente chez Pierre, enfant accueilli en hôpital de jour. A
des moments difficiles pour lui, certainement source d’angoisse, il va rechercher
le portage, parfois se blottir. Cette attitude peut laisser penser à une tentative de
reprendre corps avec l’objet maternel, retrouver une forme d’enveloppe
commune protectrice. Par le toucher que cela implique, et les sensations que cela
procure une sorte de mieux être est possible. On peut penser également qu’un
Moi Peau autonome pour Pierre n’est pas encore véritablement constitué et qu’il
est encore nécessaire, pour lui, d’établir une enveloppe de contact, formé de sa
peau et de celle de sa mère, ou de l’environnement maternel..
Dans la suite de sa théorisation, Anzieu a pu distinguer trois fonctions du Moi
Peau, pour par la suite en dégager huit. Il est nécessaire de les présenter tant
elles apportent des indications essentielles. Il évoqua en premier lieu la :
- Fonction de sac : « qui retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement
et les soins, le bain de paroles y ont accumulés »
- Fonction de limite , laquelle en même temps protège des agressions
potentielles du monde extérieur et différencie le dehors et le dedans.
- Fonction d’interface qui permet et organise les échanges avec autrui
Huit autres fonctions ont été par la suite proposées par Anzieu :
- Fonction de maintenance du psychisme : tout comme la peau soutient le
squelette, cette fonction soutient le psychisme. L’origine de cette fonction est le
holding de Winnicott.
- Fonction contenante : Cette fonction est particulièrement importante. C’est
elle qui permet d’envelopper le noyau des pulsions. Le handling de Winnicott en
est son point originaire. Lorsque cette enveloppe n’existe pas, le sujet va tenter
21
de s’en fabriquer pour contenir « l’angoisse d’une excitation pulsionnelle
diffuse20
», en s’enveloppant de symptôme, de douleurs.
- Fonction pare excitation : qui protège contre les agressions extérieures
- Fonction d’individuation de soi : Sentiment d’être différenciés des autres. On
peut observer dans la schizophrénie une perte du sentiment d’unité de soi.
- Fonction d’intersensorialité : qui donne le sentiment de l’unité acquise dans
les interconnections sensorielles.
- Fonction de soutien de l’excitation sexuelle : qui évoque les plaisirs de peau,
et la répartition à sa surface des zones érogènes. Cette fonction permet une
sexualité adulte.
- Fonction de recharge libidinale : qui permet le maintien de la tension
énergétique interne.
- Fonction d’inscription des traces sensorielles : qui collecte les informations
sur le monde extérieur (chaud, froid, contact…) et qui inscrit le sujet dans une
dimension sociale.
Ces fonctions sont tout à fait opérantes pour la mise en sens de certains
dysfonctionnements corporels. La somatisation peut être entendue comme un
moyen de se fabriquer une enveloppe protectrice contre des pulsions. Ceci
pourrait être un début d’explication de la tendance à la somatisation des sujets
carencés affectifs, que j’ai abordé avec le cas de Claire, ayant souffert d’un
manque de soin maternel à son plus jeune âge. Lorsqu’un sentiment d’abandon
est réactivé par une situation particulière, la nécessité de produire un symptôme
en guise de protection est l’une des solutions. Ceci confirme également l’idée
que cette enveloppe fabriquée par le sujet, le symptôme, est avant tout
protectrice et qu’il faut veiller à ne pas trop la bousculer.
Le cas de Jacques évoque lui aussi une défaillance au niveau de l’enveloppe
psychique :
Jacques, adulte handicapé vivant en foyer hébergement CAT, se déplaçait
difficilement à l’aide d’une canne. Il était cependant très habile et chutait très
rarement. Subitement de gros problèmes conflictuels sont apparus dans le milieu
familial, notamment avec sa mère. Les week-ends en famille étaient très
difficiles pour l’un et l’autre. Jacques en était très affecté. Avec l’apparition de
ces conflits ouverts avec sa mère, ses déplacements sont devenus très difficiles
sans l’aide d’un tiers et les chutes, parfois dangereuses, sont devenues de plus en
20. D. Anzieux, Le Moi-Peau, Ed. Dunod, 1995, p. 125.
22
plus fréquentes. Le Moi Peau ne semblait plus remplir sa fonction de
maintenance.
La relation entre Jacques et sa mère était particulièrement forte dans la mesure
où, avant qu’il marche, elle avait du le porter sur son dos les 6 premières années
de sa vie. Entrer en conflit avec sa mère, signifiait peut être pour Jacques une
forme de perte de l’aide auxiliaire qui lui était nécessaire pour ses déplacements.
Le cas de Chantal laisse également penser à une défaillance de la fonction de
maintenance du Moi Peau.
Chantal est une adulte handicapée, qui présente, elle aussi, d’importants
problèmes moteurs. Ces problèmes sont cependant fluctuants en fonction des
temps de la journée. Elle est généralement très lente et renfermée le matin, et
semble s’épanouir en soirée.
Ses déplacements semblent plus ou moins facilités en fonction de son état
psychique. A un état d’angoisse et de stress s’associe un manque de confiance
total dans ses déplacements. Il peut alors lui arriver de rester bloquée plus d’une
heure au même endroit et mettre un temps infini pour rejoindre sa chambre.
Dans ces moments là, Chantal transpire beaucoup, se montre incapable de
répondre à nos interrogations. L’aide auxiliaire que l’on va pouvoir lui apporter
en posant simplement le pouce sur son épaule suffit à lui donner la confiance
nécessaire pour continuer son déplacement.
Enfin, je reviendrai sur le cas d’Océane, dont j’ai pu parler précédemment, qui
est débordée d’angoisse lorsqu’elle doit sortir de la structure de l’hôpital de jour
pour aller vers l’extérieur. Elle ne peut plus alors continuer à marcher, se
recroqueville sur elle-même, crie, pleure et peut tenter de s’automutiler.
Elle cherche alors au creux du ventre de l’adulte une protection et une
réassurance éventuelle. Ce sont les limites du corps de l’autre qui peuvent
apaiser et permettre à nouveau à Océane de se déplacer seule. La peur panique
que provoque une telle balade dans un espace inconnu, vaste et difficilement
délimitable s’estompe par la contenance que l’on peut proposer. Cette peur peut
réapparaître à tout moment, lors d’un changement de direction ou d’interruption
de la marche. Océane parvient parfois à s’apaiser d’elle-même en se rapprochant
physiquement d’une haie ou d’un mur. Elle semble ainsi se constituer sa propre
limite et trouver une source d’apaisement.
3. 3. L’image inconsciente du corps – L’apport de F. Dolto
Il est nécessaire d’aborder également la théorie de l’image inconsciente du corps
proposée par Françoise Dolto. Cette théorie nous permettra de mieux
23
comprendre l’importance que revêt le corps et sa capacité à capter les stimuli,
dans les processus de personnalisation. Le concept d’image inconsciente du
corps n’est pas toujours facile à saisir, il est pourtant à la base de la construction
de notre identité. Il faut tout d’abord décomposer ce concept, pour mieux le
comprendre.
Il est tout d’abord nécessaire de préciser que l’image utilisée par Dolto est
différente de l’image spéculaire (celle que l’on voit dans le miroir), elle renvoie
plutôt à la dimension d’identité. En cela elle se distingue de la théorie du stade
du miroir de Lacan qui y voyait seulement une image spéculaire. Dolto y voit,
elle, le reflet de l’image inconsciente du corps, qui laisse la place à toute forme
sensible, de l’ordre du vécu. Elle dira notamment que les enfants aveugles, qui
n’ont pu expérimenter le stade du miroir, fournissent des dessins où « reste
intact une riche image inconsciente du corps21
» . Cette image de leur être est
simplement modelée par le toucher qui leur sert d’yeux. Dans l’obscurité,
l’image scopique laisse la place à une image inconsciente du corps.
Il est important également de bien comprendre la différence qu’il peut y avoir
entre le schéma corporel, et l’image inconsciente du corps :
« Il ne faut pas confondre image du corps et schéma corporel (…). Le schéma
corporel spécifie l’individu en tant que représentant de l’espèce (…), il est en
principe le même pour tous les individus. L’image du corps, par contre est
propre à chacun : Elle est liée au sujet et à son histoire. Support du narcissisme,
elle est éminemment inconsciente. C’est l’incarnation symbolique du sujet désirant
22. »
Le concept d’image inconsciente du corps renvoie à la dimension d’identité.
« Oui, c’est l’aspect identité, identification. Une image se lit dans une partie
douloureuse du corps ; c’est là que je suis. L’endroit douloureux de quelqu’un,
voilà où se situe le sujet qui défend l’articulation à son moi. La douleur fait
partie de l’image du corps, comme lieu sensible où le sujet peut tenir son moi,
ou même, son corps. Car pour nous le corps, c’est à la fois une partie
inconsciente du moi et le lieu d’où le sujet peut dire : « moi ». On dit toujours :
« moi, j’ai mal », mais on ne dira jamais – c’est curieux – « ça souffre dans mon
corps ». Lorsqu’il s’agit, d’un sentiment agressif qui nous échappe, on dit : «
21. L’enfant du miroir, Nasio / Dolto, Petite bibliothèque Payot, 1992, P.64. 22. Françoise Dolto, C’est la parole qui fait vivre. Une théorie corporelle du langage, Sous la direction de W. Barral. Extrait de l’image inconsciente du corps de F. Dolto, ed Gallimard 1999, P17 et P22. 23. Françoise Dolto – J.D Nasio, L’enfant du miroir, op. cit., p18, 19.
24
C’est plus fort que moi d’avoir mal » ; au contraire on dit habituellement « j’ai
mal là ». Ce « je »qui a mal à son moi », à cet endroit de son corps. Ceci est très
en rapport avec les images archaïques du corps, situées, comme je le dis, à la base du narcissisme
23» .
Il existe un lien très fort entre le corps et le moi, entre le corps et l’être
psychique. C’est sans doute ce lien qui permet la structuration du sujet. On peut
d’ailleurs se demander si l’inexistence de ce lien ne pourrait pas expliquer la
psychose. F. Dolto parle de la psychose comme d’ « un ensemble de processus
de défense pour essayer de ne pas souffrir du péril grave que signifierait la
perte du lien entre l’I.MA.GE (ici-moi-je) et mon corps24
» ou encore la
dissociation entre l’image et le schéma corporel.
Ce qui m’apparaît essentiel dans la théorie de l’image inconsciente du corps,
proposée par F. Dolto, c’est la possibilité de pouvoir repérer le passage d’une
expression du désir par un langage corporel pour évoluer vers un langage parlé.
Cet extrait tiré d’un ouvrage collectif sur l’œuvre de Dolto va éclairer mon
propos :
« Ce langage graphique par lequel les petits enfants expriment, avant la période
oedipienne, leurs relations à leur corps et à autrui, mute progressivement en
langage verbal lorsque l’enfant le maîtrise à son tour. L’œdipe refoule alors
l’image du corps, qui devient inconsciente, et comme l’expliquait F. Dolto, les
dessins d’enfants ne peuvent plus alors être considérés comme un substrat
relationnel du langage. Ce sont les mots qui prennent relais du dessin pour
relier entre eux les divers lieux d’une pulsion25
. »
On peut comprendre toute l’importance de l’apparition des mots et du langage
parlé. C’est lui qui va permettre à l’enfant de structurer son image corporelle,
devenue inconsciente. Et c’est au stade œdipien avec l’apparition du père dans la
vie de l’enfant, qui va faire tiers dans la relation duelle avec sa mère, qu’il va
pouvoir s’engager dans la voie de la parole. L’avènement de la parole à la
période œdipienne est avant tout le moyen pour l’enfant de s’engager dans le
processus de séparation d’avec ses parents.
24. F. Dolto – J.D. Nasio, L’enfant du miroir, op. cit., p 22 25. Françoise Dolto, c’est la parole qui fait vivre, une théorie corporelle du langage. Op. cit., p141
25
« Lorsque l’on parle d’inconscient, on oublie toujours de le référer à la
construction du conscient comme si la conscience existait de toute éternité et
que l’inconscient était le produit de ce qu’elle n’avait pu digérer alors que c’est
exactement l’inverse. L’inconscient préexiste à la conscience. La conscience
n’entreprend de se construire que vers deux ans, avec l’entrée dans la parole, et
elle le fait dans un but précis, celui de pouvoir quitter les parents, d’être
capable de vivre sans eux. Ce qui fait que l’enfant ne commence à vraiment se
séparer mentalement de ses parents qu’à l’adolescence26
».
Cette parole n’est pas encore advenue chez le petit enfant. Chez les autistes elle
se décline par le biais de cris ou de bruits. Chez les adultes handicapés, ou
déficients mentaux elle est parfois absente, parfois troublée. Les mots ne sont
pas venus mettre du sens sur les différentes relations entretenues dés le début de
la vie. Sans les mots, reste, comme pouvait encore le dire F. Dolto : « une souffrance qui est une souffrance relationnelle
27 ».
Dans le foyer résidence dans lequel je travaille et qui accueille des adultes
handicapés mentaux Nathalie, s’exprime essentiellement sur un mode
écholalique répétant fidèlement la phrase que nous lui adressons.
Margot interpelle plus largement son entourage, mais s’inscrit, elle aussi, très
peu dans le discours. Elle se sert de mots, de bribes de phrases, d’expressions
rituelles. Romain dispose de très peu de vocabulaire. Aussi pour ces trois
personnes, le corps est bien souvent au centre de la relation.
Ne pouvant communiquer par des mots leurs difficultés, Nathalie va
s’immobiliser à côté d’un arbre pendant une demi-heure au cours d’une ballade,
Margot va se souiller à plusieurs reprises au cours de la journée, Romain va se
montrer agressif… sans qu’il soit toujours possible de comprendre les raisons
qui ont pu provoquer de telles attitudes. Sans le langage et les mots, qui viennent
mettre du sens et de la distance sur des situations parfois douloureuses, c’est le
corps qui se positionne au centre de la relation.
Si l’on suit l’idée citée plus haut par Daniel Dumas et d’une manière générale le
concept d’image inconsciente du corps, on peut penser que sans l’avènement de
la parole, ces trois personnes n’ont pas pu véritablement se séparer de
l’environnement maternel, et accéder à une identification propre.
L’éducateur ressent souvent des difficultés devant ce
mode de relation qui s’établit presque uniquement
autour du corps. Même si l’usager ne peut mettre des
26. Didier Dumas, ibid, p.271. 27. Ibid. p.185
26
mots sur ce qu’il ressent, ne peut-on pas penser que
c’est à l’éducateur de lui en proposer et de le
guider sur les voies de la symbolisation ?
III. DU CORPSA LA PAROLE.
Car il ne suffit pas au petit d’homme d’être sorti du ventre de sa mère pour
naître, il faut advenir dans un seconde naissance, au monde de la parole et
du langage.28
A ce stade de ma recherche, il paraît nécessaire de s’intéresser plus
spécifiquement à la parole comme l’élément nécessaire à la mise en sens et la
mise à distance du vécu corporel. ( ou à l’accord entre le corps et la parole)
Nous l’avons vu, la relation d’aide s’établit ; au contact d’une population
lourdement handicapée ou déficitaire, sur un mode presque exclusivement
corporel. Pour autant l’acte éducatif ne se situe-t-il pas au carrefour du corps et
de la parole.
D. Roquefort disait notamment : « Tout ce qui favorise l’entrée dans le langage
et par conséquence l’émergence du désir peut être dit éducatif. En revanche tout
ce qui maintient le sujet dans les rets des émotions pulsionnelles incestueuses lui
tournent le dos29
» .
Cette observation ouvre ma réflexion à une plus large problématique, en
spécifiant la parole, les mots et les signifiants comme les éléments permettant à
l’enfant ou à l’adulte de s’extraire d’un vécu corporel, marqué de la fusion
originelle, et aliénant.
1. Les voies de la symbolisation
Si l’on repense aux différents exemples que j’ai proposé pour illustrer la place
du corps dans la relation éducative, on se rend bien compte que ces attitudes
28. Joseph Rouzel, L’acte éducatif, clinique de l’éducation spécialisée, ed. Eres, 1998, p 47. 29. D. Roquefort, Le rôle de l’éducateur. Education et psychanalyse, Ed. L’harmattan, 1995, p. 81
27
renvoient à un vécu très archaïque, en lien avec les premières expériences du
nourrisson avec son environnement maternel.
L’évolution de l’enfant va en passer par l’accès à la parole, qui va lui permettre
de structurer ses ressentis. Nous avons pu l’aborder grâce à l’apport théorique de
F.Dolto. Dans le cadre de l’éducation spécialisée et plus particulièrement au
contact d’enfants autistes ou psychotiques ou d’adultes carencés affectifs,
trisomiques ou psychotiques déficitaires, la parole est bien souvent troublée ou
encore absente, d’où une difficulté à faire part de ses propres désirs si ce n’est
par le biais du corps, sur le mode de la toute puissance, ou encore de la
jouissance.
Avant toute chose il convient de préciser ce terme de jouissance emprunté à la
psychanalyse. Il est entendu là, par Roquefort et avant lui Lacan comme :
« l’instant de dérèglement mortifère sous lequel sombre le sujet. En effet, la
jouissance loin d’être connotée de plaisir, fait irruption, traumatisme. Tel est
l’état de l’enfant livré, impuissant, à ses réprimandes, comme à ses baisers
dévorants, manipulé selon son bon vouloir. Ici nul rêve de fusion bienheureuse
Au contraire la loi n’étant pas encore venue mettre en ordre ce monde incohérent, le désir de la mère règne en son plus parfait arbitraire
30 ».
La difficulté à faire face à ce monde incohérent peut être ressentie chez Daniel et
Paul, adultes accueillis en section d’accompagnement qui semblent réagir à des
situations sources d’angoisses, par de l’agressivité envers les autres ou eux
mêmes.
A défaut de mots pour mettre à distance ces angoisses, les modalités
d’adaptation ne peuvent en passer que par un agir souvent destructeur.
Aussi, accéder à la parole paraît indispensable. Le passage qui va mener du
corps à la parole pourrait être entendu comme celui qui mène de la jouissance au
désir. En s’intéressant à ce mouvement nous touchons de près, il me semble, aux
fondements même de l’acte éducatif.
30. D. Roquefort, op.cit., p59. 31. D. Roquefort, op. cit., p 81.
28
« l’éducateur doit représenter le mouvement de conversion qui s’y joue, c’est à
dire le passage de la mère qui vise à la jouissance, au nom du Père qui ouvre au désir
31 » nous dit encore Roquefort.
Si l’on tient compte de cette affirmation, on voit bien que l’éducateur se
positionne en lieu et place du père symbolique, celui qui représente la loi et qui
va amener ou tout du moins accompagner l’usager sur le chemin de la parole.
Cet accès aux mots, aux représentations, à la symbolisation paraît indispensable
afin d’entrevoir un prémisse d’individualisation puis d’autonomisation.
Essayons de parcourir ce long chemin qui mène de la jouissance au désir.
2. Le jeu de la bobine et du chapeau
Pour illustration, il me semble que l’exemple qu’a pu donner Freud avec le
FOR-DA va nous permettre d’approcher d’assez près le processus qui mène
l’enfant sur la voie de la symbolisation. Principe de symbolisation qui signe le
passage du corps à la parole.
Freud raconte dans « au delà du principe de plaisir », comment l’enfant par un
jeu symbolique est amené à gérer l’absence de sa mère. Cet enfant s’amusait à
lancer une bobine de fil sous un lit. Lorsqu’elle disparaissait, il exprimait un
« FOR » , « parti » en allemand, d’un air désolé puis la faisait réapparaître en s’exprimant joyeusement « DA », « la voil{ ». Par ce petit jeu, l’enfant pouvait se représenter l’absence ou la présence de sa mère { l’aide d’une bobine qui remplaçait l’objet réel et de deux signifiants. Il entrait ainsi dans un processus de symbolisation.
F. Dolto raconte elle aussi un jeu de chapeau qu’elle a engagé avec un enfant
dans son livre « Au jeu du désir ». Cette expérience rappelle le récit de Freud
tout en amenant un point supplémentaire en montrant que l’enfant peut entrer
dans le monde du langage, sans pour autant être capable de prononcer des mots.
Cet enfant avait 9 mois. Il se trouvait dans sa poussette, en train de se promener
avec sa mère dans un jardin public. F. Dolto qui s’arrêta pour discuter avec cette
maman, entama simultanément un jeu avec l’enfant en utilisant son chapeau.
Elle lui confia, l’enfant s’y intéressa puis à plusieurs reprises il le fit tomber par
terre. Un échange moteur et verbal se créa entre elle et l’enfant par le biais de ce
chapeau. Au lieu de lui confier comme elle l’avait fait jusqu’à maintenant, elle
le dissimula derrière son dos en prononçant : « pas de chapeau », puis le faisait
réapparaître en disant « chapeau ». Ce petit jeu semblait plaire à l’enfant, qui par
sa mimique, son agitation motrice semblait prendre un réel plaisir et exprimait
son désir de revoir l’apparition « chapeau » et la disparition « pas de chapeau ».
F. Dolto voulu faire évoluer ce jeu et faire disparaître le chapeau en disant «
chapeau » et inversement. La réaction de l’enfant fut encore plus forte. Il éclata
29
de rire. Il était en mesure de percevoir la discordance entre les mots utilisés et le
geste accompli. Les mots pour lui venaient prendre tout leur sens et même s’il
n’était pas capable d’échanger sur le mode classique du discours, exprimait par
des gestes et des attitudes sa capacité de petit hommes à échanger avec un autre
humain.
Cette petite histoire nous rappelle également qu’avant de parler, l’enfant est
parlé, un « parlêtre » dira Lacan. C’est par le fait que l’entourage de l’enfant
parle qu’il pourra lui-même devenir un être de parole.
Océane, paul, Pierre, Nathalie et d’autres n’ont pas accès à la parole et leurs
moyens de communication sont réduits. C’est alors à l’éducateur, il me semble
de leur proposer des mots, un bain de parole qui peut avoir des effets rassurants
et structurants. Leur proposer des mots qui viendront peut être apaiser leurs
souffrances et leurs angoisses, leur parler également de leurs désirs et de leurs
déplaisirs, de trouver les mots qui pourraient symboliser leurs actes et en
définitive leur permettre, par la parole d’exister. C’est aussi offrir la possibilité à
ces personnes de s’emparer de mots qui peuvent parfois structurer leurs pensées.
Les agissements qui mettent en avant le corps peuvent être ressentis comme un
appel à la symbolisation.
C’est en effet en prenant le temps de discuter, d’entamer la conversation avec
Claire, et en lui proposant des mots et des signifiants sur la douleur qu’elle
exprime, qu’il est possible pour elle de structurer son ressenti.
La parole de l’éducateur vient alors faire tiers, en proposant à l’usager un espace
de représentation différent. Plus qu’une expression corporelle d’un éprouvé
angoissant, l’usager peut s’emparer des mots qui lui sont proposés par
l’éducateur pour mettre à distance ces émotions qui le submerge, et les
structurer. Le signifiant vient ici proposer un espace de compréhension et
d’apaisement des tensions.
« On voit bien qu’en bout de course le signifiant est l’espace de représentation
de la coupure d’avec la mère. Le signifiant est donc l’opérateur de ce que la
psychanalyse désigne comme castration, processus qu’un éducateur a à mettre
en œuvre de façon permanente et qui recouvre exactement ce que l’on appelle l’
« autonomie »[…] L’opération du langage détache le petit homme de ses
attaches du monde maternel et le propulse dans l’espace social. La parole est ce
qui permet de faire du lien social et de produire une autonomisation du sujet, dans son assujettissement au langage.
32 » avance Rouzel.
32. J. Rouzel, Le travail de l’éducateur spécialisé, Ed. Dunod, 1997,p.88
30
Que recouvrent ces notions de langage, signes, signifiants, signifiés et discours ?
Avant de poursuivre mon développement, il me paraît important de faire un petit
détour par les théories psychanalytiques pour dégager plus clairement les
mécanismes du langage et l’importance de l’apparition de la parole dans la vie
de l’enfant.
3. Les apports de la psychanalyse
3.1. Le langage
Le dictionnaire de la psychologie Larousse le définit comme « une fonction
d’expression et de communication de la pensée par l’utilisation
de signes ayant une valeur identique pour tous les individus d’une même
espèce et dans les limites d’une aire déterminée ».
Rouzel dans « le travail de l’éducateur spécialisé » précise : « Le langage est
une chaîne de sons articulés, mais aussi un réseau de marques écrites
(l’écriture) ou bien un jeu de gestes. Le langage est la seule façon d’être la
pensée, sa mise en forme et son accomplissement. Il permet de produire la
pensée et de la communiquer et, ce faisant, il donne une place à celui qui s’y
soumet.33
» .
De part ces quelques éléments on peut d’ores et déjà remarquer que le langage
constitue le moyen pour chacun d’entre nous d’exister. C’est un moyen de
communication privilégié avec autrui.
3.2. La parole
Elle désigne « l’utilisation du langage articulé dans la communication. Plus
qu’un instrument permettant de transmettre des idées, la parole est l’acte par lequel la personne s’affirme et s’engage dans la relation inter humaine…
Tout trouble de la parole désigne l’altération de la personnalité tout
entière.34
» . De Saussure 35
la définit comme un acte individuel de volonté et
d’intelligence qui utilise le code de la langue.
33. J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., p.82. 34. Dictionnaire de la psychologie, Larousse, Norbert Sillamy. 35. Ferdinand De Saussure était un linguiste qui a inspiré par la suite les travaux de J. Lacan.
31
3.3. La langue
Elle se différencie du langage. F De Saussure dira notamment : « ce n’est pas le
langage parlé qui est naturel à l’homme mais la faculté de constituer une
langue, c’est à dire un système de signes distincts correspondant à des idées
distinctes. »36
.
Il écrit également ceci : « si nous pouvions embrasser la somme des images
verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social
qui constitue la langue. C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans
les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical
existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans le cerveau
d’un ensemble d’individus, car la langue n’est complète dans aucun, elle
n’existe que parfaitement dans la masse… la langue est pour nous le langage
moins la parole . Elle est l’ensemble des habitudes linguistiques qui permettent
à un sujet de comprendre et de se faire comprendre. »
De par ces définitions, il est possible de différencier clairement ces trois termes.
La parole se différencie du langage et de la langue par le fait qu’elle représente
l’engagement de la personne dans le discours, la volonté d’entrer en relation
avec autrui. Elle met en quelque sorte en jeu la personnalité singulière de chacun
d’entre nous, l’inscrit dans l’humanité.
Comment peut-on comprendre, alors, la formule de De Saussure qui voudrait
que la langue soit égale au langage moins la parole.
On a vu que le langage constituait une fonction qui permettait à l’homme de se
représenter le réel par le son. 36. Extrait du vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l’enfant, Robert Lafon
36. Extrait du vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l’enfant, Robert Lafon 37. Oreste Saint-Drôme, Dictionnaire inespéré de 55 termes visités par Jacques Lacan, Ed. Point virgule, 1994.
32
Par la parole, chacun exploite cette fonction du langage avec sa propre
conception de la réalité, avec ses propres images. Le langage dépourvu de ces
représentations subjectives fait apparaître la langue. Il serait alors possible, avec
la langue, que chaque mot puisse correspondre dans l’esprit de chacun à la
même chose, ou pour reprendre De Saussure qu’un signifiant aurait un même
signifié.
Il paraît important de s’intéresser à ces deux termes de signifiant et signifié mis
en avant par De Saussure et repris par Lacan.
« Le signe est une unité linguistique à deux faces : il unit non une chose et un
nom, mais un concept et une image acoustique, à savoir : la perception
psychique du mot phonétique en dehors de toute réalisation par la parole. Il est une unité mentale double dont les deux termes sont didactiquement liés. »
Le signifiant est la partie sonore du langage ou encore graphique ou gestuelle
(pour la langue des signes par exemple).
Le signifié est plus largement l’imagination que l’on se fait de la chose et non la
chose elle-même. Il doit en passer par le signifiant, en passer par la parole pour
être échangé avec d’autres.
Lacan qui s’est basé sur les travaux de De Saussure, propose une nouvelle
compréhension du signifiant, en lui donnant la primauté sur le signifié. Les deux
définitions extraites d’un petit dictionnaire D’Oreste Saint Drôme, permettent de
manière humoristique de préciser la pensée de Lacan.
« Le signifiant Lacanien renvoie à une observation indubitable. Là où l’on croit
qu’il parle pour dire quelque chose, l’être humain émet un matériel sonore
d’une richesse inconsciente qui l’auto-saisirait d’étonnement ou d’effroi s’il
consentait à s’écouter un tantinet. Non seulement un même mot peut signifier
toute autre chose (le sein de la mer et/ou le sein de la mère discerné par le
psychologue balbutiant ou encore le saint de l’âme erre et le seing de l’amère
perçus par le psychanalysant en fin de rodage). Mais encore, l’arbitraire de la découpe sonore débouche parfois sur des surprises.
Quant au signifié : « Les lecteurs du cours de linguistique générale et les
abonnés du journal de Mickey savent tous de quoi il retourne dans le signifié. Ils
ont présent à l’esprit la célèbre boîte à Saussure séparée en deux dans le sens
de la largeur. Dans la partie supérieure est dessiné un arbre, dans la partie inférieure est écrit Arbor (qui, justement, veut dire arbre en latin).
L’ensemble représente, nous dit Ferdinand, un signe linguistique, en haut c’est le signifié, en bas c’est le signifiant. Le tout fait signe.
33
Lacan ajoute son grain de sel en précisant que dans la nature, on ne rencontre
pas d’arbor, pas même d’arbre, mais des arbousiers, des amandiers, des
caroubiers, des cocotiers, des cognassiers, etc. Arrêtons l’énumération, le
signifié arbor, toujours lui, renvoie donc à une classification significative qui
permet de distinguer l’arbre du légume vert (par exemple)37
.
3.4. Le discours
Au sein du discours vont se mêler langage, parole, langue, signifiant et signifié.
Aussi au-delà de la langue qui permettra d’énoncer un message commun, le
sujet est amené à s’expliquer personnellement dans le discours en se livrant à
l’exercice de la parole. C’est dans le discours que nous pouvons prendre
place au sein du monde par notre propre singularité .
3.5. Le rôle du Père
Si l’on repense à l’expérience de la bobine de Freud , on peut comprendre que le
mot vient représenter l’absence de la mère à l’aide d’un objet. Le signifiant se
positionne là comme l’élément qui amorce la rupture avec l’omniprésence de la
mère. Aussi on peut penser et émettre l’hypothèse que cette coupure n’a pas pu
se faire ou n’a pas eu lieu dans les temps chez certains usagers, compromettant
un peu plus le processus d’autonomisation.
Mais quel élément introduit l’enfant dans un monde de langage et lui donne
accès à la parole. Quel est celui qui interdit à l’enfant de rester coller à son
premier objet d’amour : la mère.
Cet élément : c’est le Père.
C’est lui, en effet, qui va repousser les désirs de l’enfant de faire corps avec sa
mère, de rester dans une forme de fusion avec elle.
A ce stade l’enfant souhaite avant toute chose représenter le désir de sa mère.
Mais il se rend compte assez rapidement qu’il n’est pas son seul objet de désir,
qu’un autre la mobilise. Cet autre, c’est le Père. Ce dernier, en prononçant
l’interdit de l’inceste, fait entrer l’enfant dans un monde de langage et l’inscrit
dans un processus de différenciation et d’autonomisation. En effet, par la
37. Ibid.
34
coupure de la relation fusionnelle qu’impliquent la parole et le langage, le sujet
perd définitivement son seul objet d’amour qu’est la mère.
Plus il va parler, plus il va s’éloigner de cet amour fusionnel et laisser apparaître
un manque de plus en plus important. Ce manque qui s’inscrit définitivement
dans son être, va être l’élément déclenchant de son désir. C’est par ce désir que
le sujet va tenter en vain, de combler ce manque. Et c’est en désirant qu’il
pourra réellement trouver sa place au sein du monde et de l’humanité.
Aussi on voit bien que la jouissance vient s’opposer au langage, par le biais de
la parole qui vient filtrer, qui vient mettre à distance cette jouissance.
J’évoque ici, très succinctement, ce que Lacan a pu nommer la métaphore du
nom du Père. Métaphore, puisque à la place du Père, elle vient nommer plus
largement le désir de la mère.
J. Rouzel, explique très simplement ce principe métaphorique. Cet extrait va
démontrer avec d’autres termes ce que j’ai tenté d’expliquer un peu plus haut :
« - Dans un premier temps, l’enfant se vit comme l’objet qui manque à la mère pour être comblée. Il se vit comme le phallus de la mère.
- En un second temps, la métaphore paternelle commençant à agir, il se rend
bien compte que la mère désire ailleurs. Il se déplace donc vers cet ailleurs, le
père, pour lui ravir ce qu’il imagine qu’il possède, en plus, toujours pour
combler le désir de la mère. Il essaie d’avoir le phallus, après avoir essayé de
l’être.
- Mais évidemment avec le père, il tombe sur un os, celui ci ne le laisse pas
faire. Il lui interdit non seulement d’être le phallus de la mère, mais même de l’avoir. Parce que lui aussi en est castré.
Finalement au bout de l’histoire, le phallus personne ne l’est et personne ne l’a.
Et pourtant il existe, c’est ce qui à partir de la métaphore paternelle, permet d’exprimer le désir, de lui donner une forme, mais jamais de le combler.
38 »
38. J. Rouzel, L’acte éducatif. Clinique de l’éducation spécialisée, Ed. Eres, p192.
35
A partir de cette métaphore paternelle, le sujet se structure de trois façons
différentes. Chacun s’inscrit dans l’une de ces trois structures :
- La Névrose où le sujet nie cette rupture.
- La perversion où le sujet accepte puis refuse.
- La psychose où cette opération n’a pas eu lieu dans les temps.
Pour les sujets psychotiques, Lacan dira qu’elle est « forclose » (terme juridique
qui signifie qu’il n’est plus valable). L’enfant reste assujetti à sa mère et estime
être le seul objet de son désir, celui qui viendrait combler totalement ce qui lui
manque, à savoir le phallus. L’enfant n’a pu s’inscrire dans un monde de
filiation, celui du nom du père.
Cette difficulté à s’inscrire de manière individualisée dans un espace social est
particulièrement présente chez les enfants ou les adultes dont j’ai évoqué
certaines situations dans la première partie de mon travail.
La plupart n’ont pas accès à la parole, c’est le cas de Pierre, celui D’Océane,
mais je pourrais parler de celui de Daniel, Pierre, Marie France. Alors, il
apparaît qu’un mode de relation centrée sur le corps prédomine chez ces
personnes.
Pour d’autres, cette parole est troublée. Pour Guillaume, les paroles qu’il
exprime ne prennent pas sens dans le langage commun. Pour Jean-Pierre,
Joanny, Jacques, adultes handicapés mentaux, leurs défauts d’articulations les
empêchent de bien se faire comprendre. Georges, détient les attributs techniques
du langage, mais ne s’en sert pas pour communiquer. Pour Margot et Nathalie,
la difficulté du rapport avec l’autre ne leur permet pas de s’inscrire de manière
satisfaisante dans le discours. Pour Claire et Marie-Christine, qui sont en mesure
de parler et de communiquer, les difficultés semblent ressurgir à l’occasion de
situations particulières qui réactivent leurs sentiments d’abandon. Là aussi, les
dysfonctionnements et manifestations corporelles sont nombreuses et laissent
apparaître un déficit de symbolisation.
Rouzel mentionne à juste titre que si l’on constate une défaillance de la fonction
symbolique du Père chez certains sujets, elle ne signifie pas pour autant une
absence physique de celui-ci.
« Il s’agit à partir du discours analytique, de repérer comment opère la fonction
paternelle qui est au principe de la fonction symbolique. C’est le symbolique,
c’est à dire la parole et langage, dans tous ses développements, qui fait barrage
à la jouissance. Le langage ça ne sert pas à communiquer, ça sert avant tout à
36
un sujet à donner une forme à son désir, et à l’adresser à un autre, dans la
relation »39
.
4. De l’importance des mots
Aussi compte tenu de l’ensemble de ces précisions théoriques, il apparaît que
le langage par le biais de la parole est l’élément nécessaire à la rupture du
corps à corps qui s’est établi entre l’enfant et sa mère . En d’autres termes, il
s’agit pour l’enfant de se départir d’une demande par le corps (ouvrir la bouche
par exemple) que la mère interprète (comme : « il a faim ») ; pour aller vers une
demande parlée. Sur ce point, il me semble que cet extrait du livre de Denis
Vasse va éclairer mon propos.
« En rendant à son tour signifiante la vibration de l’air entre l’autre et lui,
l’enfant se sépare de l’autre. Plus que la naissance peut être, c’est la parole qui
sépare l’homme de son semblable. Elle instaure dans la rupture du lien des
corps la continuité respective des êtres en même temps que leurs altérité. C’est
pourquoi l’homme ne devient homme qu’en renaissant. A la séparation
matérielle de la naissance succède la séparation par la parole qui lui donne
sens. En accédant au sens des mots, l’enfant découvre qu’il n’est plus le
nécessaire prolongement du corps de l’autre. Il lui faut prendre la parole que
l’autre disait pour lui. Mais en saisissant la parole, il est dessaisi de lui-même.
C’est alors que, dans l’espace commun de la langue, surgit le déferlement des
questions sur les êtres et sur les choses. Dés lors l’enfant « ne colle plus à ses
parents », il les questionne. »40
en ajoutant un peu plus loin : « Par la parole qui
symbolise et sépare, l’homme échappe à l’alternative de n’être qu’une bouche
qui consomme ou qu’un rêve sans prise sur le réel, c’est à dire, suivant une expression courante « une parole en l’air » »
41 .
Toute l’importance de la parole est résumée ici. Elle l’est certainement encore
plus lorsque l’on a pu voir le film « Miracle en alabama », que Denis Vasse
rappelle à notre souvenir. On peut y voir dans ce film, une jeune fille sourde,
muette et aveugle incapable d’établir un rapport avec les autres qu’au travers
d’un corps à corps exclusivement violent et agressif. Sans l’acharnement de sa
39. J. Rouzel, L’acte éducatif. Clinique de l’éducation spécialisée, Ed. Eres, p194. 40.Denis Vasse, Le temps du désir – Essai sur le corps et la parole, Ed. Points, p150. 41. Ibid. p154.
37
préceptrice à faire advenir chez cette jeune fille des symboles, par le seul biais
de la sensation tactile pour nommer les choses, elle en serait restée à un état de
non différenciation entre son corps et les éléments qui les entourent.
Dans l’impossibilité d’établir une distance entre son moi et son non moi. C’est
seulement avec la possibilité qui lui est donnée de nommer, qu’elle peut séparer
son corps de tous les autres objets, se séparer du corps de sa mère.
Ce film est tout à fait évocateur du rôle crucial de la parole dans le
développement de l’être humain en général.
Aussi on peut penser que l’absence ou le trouble de cette fonction contribue à la
prégnance d’une relation à l’autre centrée sur le corporel.
IV. LA SPECIFICITE DE L’ACTION EDUCATIVE.
Le jeune enfant accède à l’autonomie autant par ses progrès perceptifs et
moteurs que par le renoncement à des modes d’être qui lui apportaient bien
être et jouissance. Nourriture passive et protection de la vie fœtale, corps à
corps de l’allaitement maternel, soin corporel doivent tour à tour être
abandonnés pour que l’enfant se promeuve par des comportements
autonomes et socialisés. 42
Ces deux premiers chapitres m’ont permis de repérer la prégnance du corps et de
la parole dans le domaine de l’éducation spécialisée. Dans un souci de clarté,
j’ai préféré les traiter dans deux parties distinctes. Pour autant, comme je
pouvais le dire dans mon introduction ces deux éléments ne sont pas
antinomiques, et entrent de manière permanente en inter-relation dans la
pratique éducative. C’est sur chemin, que l’on peut visualiser sur une ligne
tortueuse et qui prend son origine dans le corps pour aller vers la parole, que
l’enfant ou l’adulte va s’inscrire, et où l’éducateur va être amené à intervenir.
Dans un premier temps je m’appuierai sur une situation rencontrée lors de mon
stage en hôpital de jour pour montrer l’engagement du corps et de la parole dans
la relation éducative.
42. F. Dolto. Le journal des psychologues, juin 90, n°78. Conquête de l’autonomie, la position de Françoise Dolto .
38
Je mettrai ensuite à profit les deux chapitres précédents, pour mettre en lumière
des aspects à mon sens essentiels de l’acte éducatif qui s’appuient sur la
dimension du corps et de la parole :
- le soin dans la démarche éducative,
- l’importance des temps de la quotidienneté et de la médiation
- et enfin le positionnement de l’éducateur.
1. L’inter-relation du corps et de la parole dans la relation éducative
Guillaume est âgé de 6 ans et se rend sur l’hôpital de jour le Lundi et le Mardi. Il
se trouve accueilli au sein d’un groupe de 7 enfants souffrant d’autisme, de
psychose infantile, pour d’autres d’un handicap auditif ou encore présentant un
profil abandonnique. Guillaume est pris en charge depuis Octobre 99.
Le diagnostique fait par le médecin psychiatre, révèle une psychose infantile
autistique.
Guillaume semble investir son entourage proche de différentes manières. Il se
montre indifférent et repoussant avec certains, et plutôt proche et affectueux
envers d’autres. Il entretient, notamment, une relation privilégiée avec
l’infirmier, seul homme de la structure, qui est son référent et avec lequel il
participe à un atelier en groupe d’équitation et de musicothérapie, et de manière
individuelle à une activité terre.
Dés que cette personne est absente, ce qui se produit en l’occurrence tous les
mardi après-midi, Guillaume se rapproche généralement de l’éducatrice. En
dehors de ces deux personnes, il investit peu les autres encadrants.
Dès le début de mon stage une relation particulière s’est créée entre Guillaume
et moi. Elle est née, pour une grande part d’un jeu de ballon, qui monopolise une
grande partie de ses journées à l’hôpital de jour. De manière ritualisée et
stéréotypée, il s’accapare un ballon qu’il fait rebondir violemment au sol ou
qu’il lance de manière répétitive dans l’escalier. Il observe alors la lente
descente immuable du ballon jusqu’en bas de cet escalier où il se positionne
pour le réceptionner. A de rares moments, il ne peut intercepter ce ballon qui
vient terminer sa course jusque dans la salle commune où se trouvent les
soignants et les enfants.
Il s’emploie alors à le récupérer le plus vite possible, ou accepte
exceptionnellement qu’on l’attrape à condition qu’on lui redonne presque
immédiatement. A plusieurs reprises, j’ai pu intercepter cette balle, puis elle
39
m’est parvenue de plus en plus fréquemment pour qu’il puisse, finalement, me
la transmettre directement et qu’un véritable échange se mette en place.
L’espace de jeu s’est alors étendu à l’extérieur du bâtiment, a pris des formes
plus variées, parfois un peu plus élaborées. Ce jeu qui représentait avant tout un
rituel, semblait devenir par instant plus socialisé.
Parallèlement à ces échanges qui s’instauraient par le biais de la balle ou du
ballon, Guillaume se montrait de plus en plus proche de moi, recherchait par
instant un moment de câlin, par d’autres une consolation après une altercation
avec un autre enfant où il lui arrivait d’exprimer des pleurs.
Attablé avec les petits, il me rejoignait sur la table des plus grands où je
mangeais, pour terminer son repas. Un mois et demi après le début de mon
stage, il s’essaya à articuler mon prénom. Il s’investissait de plus en plus dans
cette relation, et ceci encore plus significativement le mardi après-midi lorsque
l’infirmier était absent.
A des moments particuliers Guillaume recherchait le contact physique, montait
sur mon dos, chutait puis remontait et commençait à explorer mon visage et plus
précisément tout ce qui pouvait constituer un orifice : l’œil, la bouche, le nez, les
oreilles ou une excroissance : l’os du nez ou la pomme d’Adam. Guillaume
organisait cette exploration par une sorte de jeu (ou tout du moins que je
percevais de la sorte).
Il ponctuait d’un son le geste qu’il effectuait sur mon visage, au moment de
replier mon oreille, par exemple. En miroir, je reproduisais le même son et le
même geste, sans réellement savoir pourquoi je le faisais.
Je pensais simplement que ce jeu anodin pouvait avoir de l’importance pour
Guillaume dans les processus de représentation de son image corporelle.
Ces jeux qui mettaient en avant le corps n’étaient pas totalement dénués de
parole. Guillaume utilisait un langage parlé, mais qui avait une valeur de
défense. Les termes employés par le psychiatre dans le dossier font état d’ « une
soliloquie avec jargonaphasie impressionnante ». En effet il utilise une multitude
d’onomatopées, de sons et d’expressions qui ne prennent pas sens dans le
langage courant. Il semble inventer une façon de parler qui prend une valeur de
protection, de mise à distance.
Pourtant il est possible par le ton utilisé, la juxtaposition des syllabes de
percevoir une forme de communication, tout du moins saisir une expression de
sentiments. Ainsi lorsqu’il chute, nous pouvons entendre : « attention », il lui
arrive également de dire « non », d’articuler un prénom. Rarement Guillaume va
s’adresser directement à la personne, certains mots vont être lâchés au milieu
40
d’autres incompréhensibles. Il paraît difficile pour lui de montrer une
intentionnalité dans le discours. Alors qu’il avait articulé plusieurs fois « Séba »
lors d’une relation duelle, il se refusait de répéter mon prénom lorsque je lui
demandais. Il finit par me le dire timidement à l’oreille, puis le premier pas fait,
pouvait le répéter distinctement et clairement.
Au travers de cette illustration on peut repérer comment le corps et la fonction
symbolique s’entrecroisent dans la relation éducative. L’intervention de
l’éducateur se traduit alors selon trois schémas : une relation centrée autour du
corps, une autre médiatisée par un objet, et une dernière soutenue par la parole.
1.1. La relation par le biais du corps
Les jeux, les attitudes corporelles de Guillaume peuvent prendre un sens
symbolique, même s’il est nécessaire pour le soignant ou l’éducateur, de
s’éloigner pour un temps de ses propres conceptions de la réalité.
De sortir d’un mode de communication utilisant la parole et les mots, pour
entrer plus largement dans une relation qui met en jeu les sens, les émotions
et le corps dans son ensemble.
« Pour tout aidant, cette entrée dans un monde que je préfère intituler «
dyssymbolique » plutôt que présymbolique est une aventure fascinante car
l’espace, notre personne, les objets habituels prennent un sens tout différent de
celui qui est généralement le nôtre. De la parole aux mathématiques en passant
par la musique, le jeu, les vêtements, les meubles de la pièce, le soi indistinct et
parcellaire de l’enfant psychotique s’infiltre dans le non soi, c’est à dire nous-
mêmes, pour s’intégrer, contrôler et se représenter »43
nous dit Michel Lemay
43. M. Lemay, les psychoses infantiles, T2, Ed. Fleurus, Pédagogie psychosociale, p 258. 44. Ibid., P256. 45. Michel Lemay, les psychoses infantiles– P 256.
41
C’est en cela qu ‘il me paraît intéressant que Guillaume puisse explorer mon
visage et percevoir en retour les contours de son propre corps, qu’il puisse
grimper sur mon dos, se faire glisser, se rattraper pour qu’une esquisse de
différenciation puisse être ressentie entre son corps et le mien. La limite est
mince en ce qui pourrait être pour Guillaume une recherche d’un ressenti de son
propre corps, et le désir de fusionner avec le corps de l’autre afin de recréer cet
espace symbiotique avec l’objet maternel.
1.2. La relation par le biais de l’objet
Cette relation qui pend forme par le biais du corps, est parfois médiatisée par
l’utilisation d’un objet, comme ici le ballon. Cet objet nous dit encore Michel
Lemay, l’enfant psychotique ne parvient pas toujours à le différencier de sa
propre personne.
Il évoque notamment le cas de John qui : « empile de gros coussins les uns sur
les autres, tente de les agripper tous ensemble, les renverse et les réunit puis
touche alternativement sa bouche, son nombril et ses pieds, se recroqueville afin
que les segments soient en contact mutuel, il exprime peut être un sentiment de
manque et, dans un essai primitif de représentation, commence à utiliser un objet comme substitut d’un ressenti. »
44 .
Il est tout à fait possible de ressentir ce type de comportement lorsque
Guillaume lance sa balle dans l’escalier. Il laisse l’impression de suivre le
mouvement de la balle.
En effet, il saute de très haut puis se roule généralement par terre au risque de se
faire mal. Ces expériences laissent penser qu’elles permettent à Guillaume de
ressentir son corps dans son entier, de tester peut-être sa solidité, et ceci au prix
parfois de lourdes chutes qui lui ont déjà valu des hématomes ou des coupures.
Il lui arrive également d’empiler des objets de dînette qu’il lance violemment à
terre et qui s’éparpillent dans la pièce si jamais l’adulte, avec qui il a organisé ce
jeu, ne les réceptionne pas assez tôt.
Ces activités sont « chargées de significations multiples, bien que le symbole ne
puisse pas encore autoriser l’éloignement vis à vis de l’objet qu’il représente.
42
Toutes les activités dites symboliques n’ont plus le sens que nous lui prêtons
habituellement »45
.
1.3. La relation par le biais du symbolique
Mais on se rend bien compte au travers de cette situation que si le mode
privilégié pour entrer en relation avec Guillaume reste le corps, il n’est pas
dénué de la dimension symbolique. Mes mots venaient agrémenter les jeux de
ballons que j’engageais avec Guillaume. « Attention, tu es prêt, je te l’envoie »,
« lance le moi avec les mains, avec les pieds, avec la tête », « Attention, derrière
toi il y a Aurore »….. « Mince, le ballon est chez la voisine… »…. Autant
d’expressions qui viennent mettre en sens le jeu qui est en train de se dérouler,
qui ne le maintiennent pas uniquement dans un ensemble de gestes corporels,
mais qu’il inscrit dans une dimension symbolique. Cela était aussi le cas lorsque
Guillaume explorait mon visage. Je lui précisais que là il touchait mon nez, là
mon oreille, ou que là …il me faisait mal. Là aussi la fonction symbolique
reprend toute sa place. Elle vient nommer des gestes, et signifier la
différenciation du corps de Guillaume et le mien.
Les sons, les onomatopées, les expressions et parfois les mots que Guillaume
exprimait, étaient parfois captés par les membres de l’équipe.
En les reprenant, les décodant ou les interprétant, ils venaient prendre sens dans
la réalité, et ne manquaient pas d’interpeller Guillaume. Pouvoir s’adresser à
l’autre en le nommant a constitué un signe supplémentaire de son évolution.
Cette situation m’a permis de mettre en évidence la prégnance dans la relation
éducative d’une relation établie autour d’un vecteur corporel ou médiatisée à
l’aide d’un objet ou de la fonction symbolique. Ce qui est vrai ici avec un enfant
psychotique, j’ai pu l’observer également dans d’autres situations.
Margot, Romain, Nathalie, adultes accueillis en Service d’accompagnement de
jour et d’hébergement, ont tous les trois un faible accès à la parole.
Il s’expriment sur un mode écholalique et ritualisé. Aussi leurs communications
avec leur entourage s’établit pour une grande part sur le versant corporel.
J’ai pu également remarquer que la violence et l’agir de certains adolescents à
problématiques sociales accueillis en Maison d’Enfants à Caractère Social (lieu
de mon stage de découverte lors de ma formation de Moniteur Educateur),
laissaientt apparaître une difficulté à mettre en sens, en mot; une souffrance.
43
Plus qu’elle est exprimée cette violence est souvent agie. Je me souviens
notamment d’un jeune accueilli dans cette structure qui face à une forte
frustration ne pouvait réagir que par l’agressivité et la provocation. Il venait
alors régulièrement se confronter physiquement à l’adulte. L’éducateur n’avait
pas d’autres alternatives que de centrer dans un premier temps son intervention
sur le lieu du corps. Il était nécessaire de protéger le groupe en l’isolant, puis de
le sécuriser, parfois de le contenir. Ce n’est que dans un deuxième temps, qu’il
est possible de sortir de ce corps à corps pour tenter d’introduire des mots et du
symbolique.
Ce qui transparaît, il me semble, dans l’approche que j’ai proposée, c’est la
nécessité pour l’éducateur d’établir une relation qui prend en compte le
corps pour l’ouvrir à un espace symbolique . C’est dans ce mouvement que la
fonction éducative est amenée, selon moi, à intervenir.
Aussi, il me semble que l’accompagnement qui en découle donne une place
importante à la dimension du soin.
2. Le soin et l’éducatif
Il m’apparaît nécessaire d’apporter quelques éléments de réflexions quant à ces
aspects de l’accompagnement, tant ils peuvent être proches et complémentaires
de la démarche thérapeutique.
La dimension du soin dans le cadre d’un établissement accueillant des adultes
déficients mentaux, des enfants autistes ou psychotiques, s’établit comme un
aspect important de l’acte éducatif.
Philippe Chavaroche propose une distinction entre « « le thérapeutique » qui
signifie « service », dans le sens de se mettre à disposition d’une personne ; et « éduquer » qui signifie « conduire au dehors » et implique une progression. ».
Mais il précise dans le même temps que ces deux approches « restent hautement complémentaires, l’une ne pouvant se concevoir en l’absence de l’autre. »
46
En effet, s’il l’on repense au concept du « moi-peau » que j’évoquais dans la
première partie de mon travail, on voit bien que D. Anzieux avait pu mettre en
évidence l’importance de cette surface de la peau qui représentait le Moi, dans la
mesure où elle faisait à la fois contact avec le monde interne mais aussi avec le 46..Philippe Chavaroche, Travailler en MAS, L’éducatif et le thérapeutique au quotidien, ed.Eres, 2002, p 18,19.
44
monde externe, celui qui l’entoure. C’est sous cette forme d’interface que le moi
s’établit, en une confrontation constante entre des éprouvés internes et des
expériences externes.
Dans « l’élaboration du « moi », le « dedans » s’alimente du « dehors », par les
relations et les stimulations qu’il reçoit, et le dehors dépend de l’organisation et de la structuration du « dedans »
47 avance encore philippe Chavaroche.
Ceci met en évidence une approche double et complémentaire, l’une
orientée vers les données internes de la personne, l’autre centrée sur sa
réalité extérieure.
La démarche éducative doit pouvoir prendre en considération ces deux axes de
travail. Si elle propose une meilleure adaptation de l’usager avec le monde qui
l’entoure, elle doit aussi, à mon sens, être sensible aux difficultés propres de
l’adulte ou de l’enfant.
Le soin et le thérapeutique s’associent alors à l’acte d’éduquer .
« Toutefois, le souci thérapeutique doit primer car la souffrance constitue un
puissant obstacle aux démarches éducatives visant à l’acquisition d’une plus grande autonomie »
48 précise encore Philippe Chavaroche.
Proposer un apprentissage cognitif, favoriser une inscription dans une dimension
sociale, permettre une plus grande autonomie sont des actions afférentes à
l’éducatif mais qui doivent bien souvent en passer préalablement par une prise
en considération de la réalité interne de l’enfant ou de l’adulte, de ses
souffrances psychiques ou psychologiques.
Pour exemple je prendrais celui de Jean-Pierre qui connaissait de plus en plus de
difficultés pour se déplacer. De par les observations, relevées au quotidien,
l’équipe éducative a pu signaler ses souffrances physiques qui lui faisaient
perdre une autonomie de déplacement. L’achat d’un déambulateur a été effectué,
changeant réellement son confort de vie. Il peut maintenant aller d’un groupe à
un autre, il accepte également de descendre en ville pour faire ses courses
(choses qu’il ne faisait plus). De plus, une prise en charge par un
kinésithérapeute a été mise en place.
47.bid. p 21. 48. Philippe Chavaroche, op. cit., p 21. 49. Philippe Chavaroche, op. cit, p79.
45
On voit bien ici que le thérapeutique vient au service de l’éducatif. C’est par un
mieux être retrouvé d’un point de vue physique, un plus grand confort de vie,
qu’il est possible d’envisager avec Jean-Pierre un travail sur l’autonomie (faire
ses courses sans l’aide d’un tiers par exemple).
Dans d’autres situations, c’est par une prise en charge en psychothérapie qu’un
accompagnement éducatif pourra évoluer.
Ce peut être encore des séances d’orthophonie qui permettent à l’enfant de
gagner une plus grande confiance en lui et de s’affirmer plus facilement au sein
du groupe.
La richesse d’une équipe pluridisciplinaire s’établit, selon moi, dans la
complémentarité des approches de soins, thérapeutiques et éducatives. Dans le
travail de collaboration qui va pouvoir s’organiser entre les différents
professionnels, il sera possible d’élaborer une prise en charge cohérente qui
réponde au mieux aux besoins de l’enfant ou de l’adulte, dans le domaine du
corps et de la psyché.
« L’intervention thérapeutique dans la quotidienneté doit donc toujours
conjuguer cette unité somato-psychique et non jouer sur une dualité du corps et
de l’esprit, parfois percutée par des professionnels clivés en spécialistes du corps et spécialistes du psychisme. »
49 précise Philippe Chavaroche
Mais on ne peut totalement sous-estimer les effets thérapeutiques de l’action
éducative elle-même.
Une éducatrice pouvait faire ce constat : « L’éducateur n’est pas un thérapeute
et cependant ses interventions peuvent avoir des effets thérapeutiques. Effets
thérapeutiques qui , à un certain moment vont soulager les tensions et la
souffrance éprouvées par la personne handicapée, de ce fait l’aider à prendre
conscience d’elle-même en tant qu’unité vivante et peut-être l’amener à modifier quelque chose dans son fonctionnement intérieur. »
50 .
Cette réflexion rejoint tout à fait mon point de vue. Préalablement au langage
verbal, il est bien souvent nécessaire de prendre en compte la souffrance
psychique et/ou psychologique qui s’exprime dans le corps. L’écouter,
l’accompagner mais aussi lui permettre de s’exprimer différemment par le biais
49. Philippe Chavaroche, op. cit, p79. 50. Christiane d’Amiens, Etre éducateur auprès d’adultes autistes et psychotiques, Lien social n°91, sept. 90.
46
de médiateurs comme l’eau, le dessin, la terre, la musique ou encore les activités
motrices. Ces ateliers que l’éducateur est amené à proposer dans un cadre
institutionnel sont des moyens privilégiés pour établir une relation. Ils sont
également des préliminaires à la parole tout en lui étant complémentaires .
On a bien vu qu’avant de pouvoir proposer une activité extérieure, en
l’occurrence des courses, à Marie Christine, une attention particulière devait se
porter sur les plaintes et les symptômes qu’elle exprimait.
C’est en proposant un accompagnement rapproché fait à la fois de sécurisation
et de contenance physique que Pierre, enfant autiste, parvient à se confronter au
monde extérieur, à la foule lors d’une sortie au marché de la ville.
C’est aussi dans les temps de toilette, « les techniques du corps » comme les
appelle Philippe Chavaroche, que l’on peut repérer ces deux aspects
complémentaires dans l’accompagnement éducatif. L’un qui vise à l’adaptation
de la personne à son environnement (le dehors comme a pu l’identifier Philippe
Chavaroche), plus particulièrement repéré sur un versant éducatif. Un autre qui
s’attache à son bien être interne, sur le versant du soin et du thérapeutique.
Lorsque j’assiste au temps de bain de Margot, je lui rappelle les gestes
nécessaires à une bonne hygiène corporelle : utiliser le shampooing pour se laver
les cheveux et non le visage, changer de gants après la toilette intime, rincer le
savon qui a été appliqué.
Mais mon action prend aussi effet dans le domaine des représentations internes
de son image corporelle, lorsque je lui demande par exemple de laver une partie
précise de son corps : son menton, ses orteils, etc… Il m’arrive également
d’accompagner mes mots, de mimes pour qu’en miroir elle puisse reproduire
plus facilement le même geste.
Aussi, « Il est bien difficile de dire à quel moment j’éduque et à quel moment je
soigne, tant les actes de soins et d’éducation sont intimement liés . »51
, peut
reconnaître Serge Kurts, Educateur spécialisé en hôpital de jour.
On peut comprendre que cette réflexion se pose avec d’autant plus d’insistance
au sein d’un hôpital de jour, dans la mesure où l’éducateur est amené à
intervenir dans une équipe pluridisciplinaire constituée de thérapeutes :
infirmiers, psychologues, médecin psychiatre, psychomotriciens,
51. Serge Kurts. Article « Soigner et éduquer – Empan N°26 – Juin 97.
47
orthophonistes…et que ces diverses fonctions sont amenées à accomplir une
action qui se complète, et parfois se chevauche.
J’ai pu notamment remarquer que les éducateurs et les infirmiers, qui travaillent
ensemble dans la prise en charge quotidienne des enfants accueillis en hôpital de
jour, s’interrogeaient bien souvent sur leurs rôles et fonctions. Lorsque j’ai eu
l’occasion d’aborder ce questionnement avec les membres de l’équipe, il se
trouve que l’infirmier tenait à mettre particulièrement en avant la dimension du
soin dans son travail, alors que l’éducateur se refusait d’utiliser ce terme pour
privilégier celui de la relation.
Pourtant, je suis tenté de penser que le soin est relationnel, et que la relation
est soignante . Dans le cadre de l’hôpital de jour, il s’agit selon moi d’envisager
le soin dans un sens global. L’intérêt de la présence d’éducateur et d’infirmier
réside sans aucun doute dans la manière dont ces deux professions vont aborder
le soin : avec leur formation spécifique mais aussi leur sensibilité et leur
personnalité.
Dans le cadre d’un foyer hébergement pour adultes handicapés mentaux, le
problème du soin se pose différemment. L’équipe qui intervient dans le
quotidien se constitue là de professionnels Aides Médico Psychologique,
Moniteurs éducateurs et Educateurs Spécialisés.
Dans l’établissement dans lequel je travaille, il est étonnant de constater que la
répartition des professionnels semble s’opérer en fonction du degré d’autonomie
de l’usager. En effet, le personnel le moins bien qualifié est souvent rattaché au
groupe d’adulte ayant le plus lourd handicap, physique et mental. Les plus
qualifiés ayant en charge les plus autonomes.
Cette organisation répond peut être à une demande de soins plus importante des
usagers les moins autonomes que sont à même de dispenser les AMP.
Mais au-delà du risque de clivage que cela implique de par une répartition des
tâches qui peut paraître parfois inégale, il me semble important que les
moniteurs éducateurs et les éducateurs spécialisés interviennent, eux aussi, dans
ces temps qui mettent en scène la dimension corporelle.
C’est dans ces temps de vécu partagés que sont les temps de toilette, de
repas, de lever, de coucher que peut s’entreprendre un travail autour des
notions de corps et de parole.
Michel Lemay considère d’ailleurs que « la profession d’éducateur se
caractérise essentiellement par la possibilité de partager des périodes de vie
avec un enfant, un adolescent , un adulte – ou un groupe d’enfants,
48
d’adolescents, d’adultes – pour leur permettre de mieux se situer vis à vis d’eux
même et de leur environnement »52
.
Gilles Gendreau disait, lui, de l’éducateur qu’il était « un thérapeute dans et par
l’événement quotidien »53
.
Ce vécu partagé est en quelque sorte l’outil de travail de l’éducateur qui
s’agrémente et s’enrichit des temps de médiation. Au sein de ces deux temps
institutionnels, nous allons pouvoir retrouver l’articulation du corps et de la
parole.
3. Le corps et la parole dans les espaces de la quotidienneté
3.1. Un lieu contenant
Le quotidien a la particularité d’offrir une permanence relationnelle qui permet
une continuité dans la prise en charge. Il offre également un espace de sécurité,
de proximité affective et des lieux contenants.
Un ensemble d’éléments qui permet de proposer un équilibre somatique et
psychique et susceptible de favoriser la relation éducative.
Le quotidien s’inscrit de manière plus forte dans le domaine de l’internat.
L’usager vit à plein temps dans l’institution d’où un vécu partagé avec les
éducateurs très important. Pour beaucoup l’aspect répétitif de la vie quotidienne
semble être un facteur de réassurance. Les notions de temps et d’espace chez les
adultes déficients mentaux sont souvent précaires. Une majorité recherche une
stabilité de la vie quotidienne.
Sur la section d’Accompagnement de Jour et d’hébergement, le goûter à 16
heures est un moment très important par exemple. Yannick participe à une
activité extérieure en début de journée que si nous pouvons lui donner
l’assurance que nous serons de retour pour ce moment là.
Françoise attache elle aussi une grande importance aux temps de repas qui
semblent venir mettre un sens au déroulement de sa journée. Elle accepte
52. Lemay et capul, op. cit, p 115. 53. Ibid.
49
difficilement également d’entreprendre une activité tant qu’elle n’a pas vu la
météo de la mi-journée.
Ces notions de temps sont d’autant plus précaires lorsqu’il s’agit d’adultes
présentant des troubles psychotiques. C’est notamment le cas de Georges qui
ressent le besoin d’installer au sein de sa vie quotidienne des espaces-temps
ritualisés et immuables. Il est important qu’il puisse acheter un éclair au café le
Mercredi, le Samedi et le Dimanche. Ce n’est pas tant le plaisir de manger ce
gâteau (qu’il oublie régulièrement dans le réfrigérateur), que la nécessité de
reproduire le même geste au même moment. De la même façon, il se rend sur
l’atelier le Mardi et le Jeudi après-midi. Le moindre changement qui peut
intervenir est source d’angoisse pour lui.
La répétition dans l’espace de vie du quotidien de l’institution « est un facteur
thérapeutique essentiel de par sa continuité. L’absence de rupture dans le soin
(au sens large) compte pour beaucoup dans l’aptitude des plus fragiles à se structurer dans un temps à peu prés stable »
54 précise Philippe Chavaroche
Aussi, le cadre répétitif, contenant et sécurisant est sans aucun doute une
source d’apaisement des souffrances corporelles et psychiques. Il permet une
proximité relationnelle souvent apaisante.
3.2. Un lieu où se déploie la demande
On peut se rendre compte également que l’accompagnement au quotidien va
s’appuyer pour beaucoup sur une dimension corporelle .
Dans le déroulement d’une journée en internat, les temps principaux sont ceux
du lever, de la toilette, des repas et du coucher.
Ils vont répondre à des niveaux différents à des besoins physiologiques, de
réveil physique, d’hygiène, de nourriture, et de repos.
S’il l’acte éducatif s’entreprend par un accompagnement dans le domaine du
corps, il s’agit également pour l’éducateur de s’appuyer sur ces temps pour
favoriser un échange verbal et la relation, mais aussi permettre à l’usager
d’exprimer ses besoins par le biais d’une demande que Roquefort a pu identifier
comme la voie d’accès au désir.
54. Philippe Chavaroche, op. cit, p 58.
50
« Nous pouvons définir la pratique éducative comme la mise en place de tout ce
qui permet à l’enfant d’accéder et de progresser dans les défilés de la
demande »55
. « Le désir n’étant rien d’autre que la demande une fois qu’on y a répondu » , ajoute-t-il un peu plus loin.
56
Le repas pour Margot, adulte handicapée, est un moment important, source de
plaisir. Mais il semble aussi être une source d’angoisse. Elle manipule sa
serviette tout au long du repas, ne cesse de répartir les aliments dans son assiette
et met de fait beaucoup de temps à manger. Une présence corporelle à ses côtés
est nécessaire pour lui permettre de s’alimenter convenablement. Il s’agit
également par la parole de l’inciter à manger, ou à se resservir.
Parallèlement, ce temps est aussi pour elle l’occasion de s’adresser directement à
un interlocuteur pour exprimer ses besoins. Ce temps concret de vie quotidienne
lui permet de sortir d’un discours le plus souvent très stéréotypé pour signifier
clairement un besoin personnel. Elle peut ainsi se montrer capable d’interpeller
le serveur pour lui réclamer du pain, elle peut demander à une personne qui
mange à sa table de lui faire passer un plat. Elle a pu dernièrement formuler
clairement à mon égard une invitation à sa table. Aussi anodin que cela puisse
paraître, Margot se montre capable, dans ce moment, de sortir d’un discours très
ritualisé pour signifier clairement un besoin personnel. Pour cette résidente qui
répète beaucoup le discours de l’autre, qui semble avoir des difficultés à se
différencier de l’autre, formuler une demande est en soi un progrès significatif.
Aussi, s’il est important que le besoin trouve sa satisfaction, il est tout aussi
important que ce besoin trouve à s’exprimer dans une demande.
« Il en résulte que la position de l’éducateur consiste moins à être un vis à vis de
l’enfant, un guide, que celui qui l’accompagne, le soutient, l’encourage dans sa
demande.57
»
55. Roquefort, op.cit., p94. 56.Daniel Roquefort donne d’ailleurs { ce sujet un petit exemple qui permet de mieux comprendre cette idée. Il raconte un jeu de carte qui se déroule entre un Père et son fils. Ce dernier lui demande de lui donner la carte du dessus. Le père s’exécute, puis le fils lui redemande la carte du dessus. « La troisième fois il a compris et tend { l’enfant le reste du paquet. L’enfant lui rétorque alors : « tu vois tu ne me donnes jamais ce que je te demande ». Que demande le fils ? Sans aucun doute ce que le Père ne peut donner : l’acte même du don comme preuve de son amour. Ainsi, la demande comporte-telle en son cœur cette part qui échappe { toute réponse possible. Tel est le désir de n’être rien d’autre que ce qui reste de la demande une fois qu’il y a été répondu », op. cit., p 9 57. Daniel Roquefort, op. Cit, p 97 .
51
Au sein d’un hôpital de jour les temps d’accompagnement hors prise en charge
thérapeutique, sont eux aussi établis sur les temps de goûter et de repas. Ils
représentent aux yeux des enfants un temps essentiel ou peut s’établir une
relation proche avec le soignant.
Certains enfants ont des difficultés à ressentir la notion de faim, mais aussi celle
de satiété, ce qui est consommable de ce qui ne l’est pas. Les plus jeunes
sélectionnent les aliments qu’ils consomment. Pierre mange beaucoup de
produits laitiers, Guillaume ne boit que de l’eau et éprouve des difficultés à
goûter des plats qu’il ne connaît pas.
Il s’agit en sorte de faire découvrir à l’enfant ses propres goûts. Par le plaisir que
peuvent prendre les soignants à manger, les enfants, en miroir, peuvent trouver
le même plaisir à rester à table et à diversifier leur alimentation.
Là aussi le repas vient répondre à un besoin physiologique. Mais il est aussi
l’occasion d’une démarche pédagogique : apprendre à goûter, partager, respecter
l’autre, le cadre.
Par la présence du soignant à ses côtés et de ses interrogations : Est-ce que tu as
faim ?, est-ce que tu en veux d’autre ?, est-ce que tu aimes ?, il faudrait que tu
goûtes….etc ; L’enfant peut aussi se nourrir de paroles qui viennent mettrent du
sens sur leurs ressentis à ce moment là..
Le quotidien est un temps privilégié dans la pratique éducative.
Ce temps permet une proximité relationnelle. Il met également en avant les deux
dimensions du corps et de la parole.
En faisant naître une multitude de besoins, le quotidien facilite la
satisfaction de celui-ci mais aussi sa formulation dans une demande
adressée à l’autre.
Ce temps de la quotidienneté qui s’inscrit dans la répétition peut être la base
pour la création. Elle se produit nous dit Joseph Rouzel « à partir de la routine. Il
faut bien un minimum d’organisation sociale et de stabilité quotidienne pour que
la vie soit possible : il faut respecter des rythmes de vie, des horaires, des
contraintes de sociabilité pour vivre avec les autres, et aussi s’installer dans des
lieux qui ne changent pas tous les jours, s’organiser selon des règles qui ont un
minimum de permanence, mais la vie ne se résume pas à cette routine
quotidienne, ce qui est important se sont les effets de surprise qu’elle autorise,
cette routine. »58
.
58. . Joseph Rouzel, Entre routines et surgissements, les sentiers de la création, article paru sur le site : www.psychasoc.com.
52
Cette nécessaire création, il me semble qu’elle va pouvoir s’inscrire dans les
espaces de médiations. Ces derniers prennent forme au sein de la vie
quotidienne, mais aussi et surtout dans les temps que l’on désigne
habituellement par « l’activité ». Celle-ci va proposer à l’enfant ou l’adulte, de
s’engager dans une relation différente soutenue par un médiateur et en dehors de
l’espace connu et protecteur du quotidien.
4. LES ESPACES DE CREATION
D’une manière générale on peut avancer que l’activité va venir proposer un
matériel permettant la mise en jeux des représentations qui ont bien
souvent du mal à se traduire en parole . Ce sont par ces formes de jeux qu’il
est possible, avec certains d’engager un premier contact qui peut mener parfois à
un échange verbal.
Si l’on repense à la situation de Guillaume, on peut percevoir que c’est par
l’intermédiaire du jeu qui s’est établi par le biais du ballon que la relation a pu se
nouer.
« C’est en jouant et seulement en jouant que l’individu, enfant ou adulte, est
capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité toute entière. C’est seulement
en étant créatif que l’individu découvre le soi » 59
disait Winnicott. Le jeu, disait
encore capul et Lemay, est « la voie royale de l’expression, de la création et de la communication chez l’enfant. »
60
Dans cet espace de jeux entre la spécificité de l’éducateur, qui au travers d’un
médiat permet à l’enfant ou l’adulte de modifier les représentations de son corps
et de progresser dans la dimension du langage et de la parole.
Mais c’est avant tout de par leur inscription dans cette activité, que les adultes
peuvent « construire leurs réalités à chaque instant. Elle est donc facteur de
structuration du sujet et de son rapport aux autres et au monde. »61
, précise
Joseph Rouzel.
59. Winnicott D.W., jeu et réalité, extrait de L’enfant, ses parents et le psychanalyste, Lore schacht, ed Bayard, 2000, p 505. 60. Capul et Lemay, op. cit, p181. 61. Joseph Rouzel, Le travail d’Educateur Spécialisé, p 70. 62. Philippe Chavaroche, Travailler en Mas, le thérapeutique et l’éducatif au quotidien, ed. Eres, p 31.
53
En s’intéressant au dispositif mis en place dans les hôpitaux de jour, on pourra
percevoir cette dimension structurante de l’activité.
Différents ateliers sont proposés tout au long de la journée en fonction des
besoins repérés pour chaque enfant. La plupart d’entre eux se pratique en
groupe, l’attitude de chacun au sein de ce groupe étant l’élément principal de
l’observation.
Il s’agit également de proposer des repères de temps et d’espace, de permettre
l’expression de ressentis par le biais de la parole ou d’autres médiateurs, de
mettre du sens sur ce qui est fait et exprimé.
Ces prises en charges thérapeutiques viennent s’insérer dans le quotidien, et se
positionnent en élément tiers. On peut penser qu’elles viennent reproduirent
symboliquement la séparation.
Ce nouvel extrait de l’ouvrage de Philippe Chavaroche va éclairer mon propos :
« En termes d’espace, l’activité se déroule majoritairement hors des espaces
habituellement réservés à la vie quotidienne. Par rapport à ce « dedans » que
représente le groupe, l’activité est un dehors qui implique de sortir et de
revenir. Le « dedans » entre en relation complémentaire, non confondue et non
clivé avec le « dehors ». Cela peut représenter l’ébauche d’une première
organisation des espaces internes et externes. Le corollaire peut en être une
sécurité moindre. Le résident perd momentanément le « connu » de la vie
quotidienne pour affronter le « moins connu », notamment dans les
déplacements, le transport dans les couloirs… Autant de zones de risques, mais potentiellement riches de « transitionnalité » winnicotienne.
62 »
J’ai pu personnellement m’impliquer dans un atelier musicothérapie et un atelier
conte lors de mon stage en hôpital de jour. Aussi, il est surprenant de remarquer
l’effet révélateur de ce type d’activité, qui s’organise dans un espace et un cadre
différent.
Pour l’enfant, il s’agit de s’inscrire dans un collectif et de pouvoir exister de
manière singulière au sein de ce groupe. Cela est parfois douloureux et permet
d’identifier les difficultés de chacun.
Brice, par exemple se montrait incapable de participer collectivement au groupe
musique. Au début de cet atelier, était systématiquement mis en place un jeu qui
permettait de repérer chaque membre, enfants et éducateurs. « J’appelle Marie
»,… « Marie appelle Alexis »… « Alexis appelle christian », « Christian appelle
54
Brice »…etc. Ce jeu des identifications se poursuivait alors par : « J’appelle la
fille au pull rouge »… « La fille au pull rouge appelle l’homme aux chaussettes
noires »…. Brice se montrait incapable de participer à ce jeu d’introduction. Il
paraissait vouloir bloquer la circulation des nominations.
Il était certainement difficile pour lui d’être nommé ou encore de se nommer. Il
lui paraissait difficile également de s’inscrire dans le collectif.
L’atelier permet également d’évaluer l’évolution de l’enfant dans le temps. Sur
une douzaine de séances, j’ai pu remarquer celle de Jean-Yann. Il montrait au
début beaucoup d’instabilité au moment de l’écoute de l’histoire, et semblait
avoir des difficultés à mettre de la distance vis à vis du récit qu’il entendait. Il se
cachait sous sa couverture, faisait beaucoup de bruit, ne parvenait pas à gérer ses
émotions lorsque le loup faisait son apparition. Dans le temps de mise en scène
de ce conte, il se refusait d’incarner le loup, qui mangeait la petite canne et la
petite oie mais qui se faisait manger à la fin par le petit cochon gris, le héros de
ce récit. Les dessins qu’il pouvait produire en fin de séance n’étaient pas
toujours très structurés, les personnages n’étaient jamais représentés.
Pour cet enfant, qui présentait un important repli autistique, il a été possible
d’observer par le biais de l’activité conte, une nette évolution et ouverture vers
les autres. Il lui est possible maintenant de supporter l’apparition du loup dans
l’histoire. Peut-être parvient-il à mettre davantage de distance entre le récit et ses
ressentis. Dans la mise en situation du conte, il accepte plus facilement de se
faire manger par le petit cochon, il est plus dans « le faire-semblant » et accède
sans doute plus largement à des possibilités de symbolisation. Toute cette
évolution est également perceptible dans ses dessins où l’on peut voir apparaître
des personnages, signe d’une prise de conscience d’un autre différent de lui.
L’activité provoque des réactions chez l’enfant qui ne sont pas toujours
observables dans d’autres conditions. De par le cadre qu’il impose (horaire,
règle du jeu, respect de l’autre…) et la rupture qu’il provoque avec la prise en
charge quotidienne, l’enfant laisse à voir, par le corps et à entendre, par les mots,
des choses différentes. L’évolution des attitudes corporelles, des capacités
d’élaboration symbolique dans le temps vont servir à percevoir les progrès de
l’enfant.
Pour Brice, l’observation de son comportement sur plusieurs séances a permis
de repérer l’élément groupe comme menaçant pour lui. La prise en charge s’est
alors réorganisée vers une visée plus individualisée et régressive autour d’un
médiateur terre. « En termes d’espace, l’activité se déroule majoritairement
hors des espaces habituellement réservés à la vie quotidienne. Par rapport à ce « dedans » que représente le groupe, l’activité est un « dehors ».
55
Pour Jean-Yann, une importante évolution a été constatée permettant
d’envisager un arrêt des prises en charges en hôpital de jour.
On peut tenter d’envisager l’accompagnement au quotidien sur un versant
maternel et dans une prise en charge rapprochée.
Dans le cadre des activités, l’enfant ou l’adulte peut s’éloigner plus facilement
d’une relation duelle pour investir sa propre personne dans cette production
commune.
Dans l’alternance des temps de la quotidienneté et de l’activité est rejouée en
quelque sorte, la phase oedipienne. Les médiations introduisent un tiers. De par
le cadre, les limites et les interdits proposés, l’usager est amené à expérimenter
différemment son rapport aux autres.
Daniel roquefort disait d’ailleurs de l’éducation spéciale qu’elle avait « pour
fonction de reprendre ce qui s’est joué pendant cette période infantile voire
d’aménager ce qui ne s’y est pas joué du tout (dans le cas notamment de la
psychose) » 63
Au sein d’une structure accueillant des adultes déficients, les activités sont, elles
aussi, variées. Elles peuvent s’appuyer sur le quotidien ou s’organiser comme
dans le cas des hôpitaux de jour dans un cadre différencié.
Elles ont des objectifs de socialisation (animation au sein du groupe, sorties
extérieures), de création (terre, dessin, peinture), de symbolisation (théâtre,
conte), ou encore corporelle (activités sportives adaptées). Elles permettent
parallèlement de mettre en jeu la séparation et faciliter ainsi l’investissement
personnel de l’usager.
Pour exemple, je prendrai l’activité Brocante que j’encadre avec l’une de mes
collègues. Cette activité a pour but de collecter dans un premier temps tous les
objets, les vieilleries pourrait-on dire, dont les personnes de l’établissement ou
de l’extérieur veulent se débarrasser. Tout un travail de nettoyage, d’étiquetage,
de stockage s’effectue dans un deuxième temps. Dans un troisième temps, les
personnes inscrites dans cette activité participent à différents vide-greniers
locaux. Dans ce lieu, chaque membre de ce petit groupe est amené à gérer seul
la vente de ces marchandises. Nous sommes présents pour l’accompagnement,
63. Daniel Roquefort, op ; cit, p 81.
56
lors de la journée mais nous essayons de laisser un maximum de place pour les
prises d’initiatives individuelles.
Emile, accueilli sur le groupe de la section d’accompagnement, parvient ainsi à
engager la conversation avec les visiteurs, à renseigner sur les prix, à participer à
la négociation.
Pour cet adulte qui nécessite un accompagnement rapproché dans le quotidien,
cette activité est l’occasion pour lui d’expérimenter des rapports sociaux
différents, de développer ses capacités relationnelles, de prendre confiance en
lui, et d’évoluer dans un cadre où il est plus largement autonome.
Cependant, comment peut-on concevoir les activités pour les personnes qui
demeurent dans une importante dépendance à l’autre et qui montrent peu de
facultés dans le domaine du langage ?
L’activité journal que je propose sur mon lieu de travail va me permettre de
montrer ce qu’il est envisageable dans le domaine de l’écriture et de la parole
avec Georges, adulte psychotique.
Cette activité vise à la création d’une revue institutionnelle bi-annuelle. Elle est
programmée une fois par semaine, sur un temps d’une heure et demi. De par
l’écriture, le dessin, la verbalisation, chacun peut trouver un moyen, pour
s’inscrire personnellement dans une dimension sociale. Ce caractère revêt
d’autant plus d’importance lorsque l’on sait que je m’adresse au sein de cette
activité à des adultes qui connaissent des problèmes d’élocution, de
verbalisation et souvent de symbolisation. Mettre des mots sur un ressenti,
structurer une pensée, se remémorer des souvenirs, clarifier une idée sont autant
d’éléments qui entrent en jeu dans cette activité et qui permettent d’une manière
générale d’en passer par la parole et les signifiants.
Georges participe à cette activité. Il sait lire et écrire et utilise cette capacité pour
faire des dictées ou retranscrire la parole d’un groupe. Par contre il se montre
incapable de créer avec ses mots une histoire, relater un récit qui le concerne. Il
s’appuit en permanence sur les discours de l’autre. Il détient les attributs
techniques de la communication écrite et parlée mais ne semble pas en mesure
de se les approprier, et de les partager.
Aussi, dans quelle mesure cette activité présente-t-elle un intérêt pour lui. Peut-
elle lui permettre de progresser dans le domaine de l’élaboration symbolique ?
Oui, si l'on met l’accent sur le signifiant et non sur le signe comme le dit Rouzel
lorsqu’il évoque l’utilisation de pictogramme pour communiquer avec les
autistes ou psychotiques.
57
« Il conviendra cependant de réfléchir sur les capacités de ce type d’écriture à
conduire ces sujets débranchés de l’univers symbolique, jusqu’au rivage du
langage. Ou bien s’agit-il comme je l’ai vu mettre en œuvre trop souvent, de les
dresser aux signes pour qu’ils obéissent et se « tiennent bien » ? La méthode
relevant ni plus ni moins du conditionnement pavlovien. Autrement dit, il ne
suffit pas de réagir à des signes pour être actif dans le langage. L’accès au
symbolique réclame une capacité d’abstraction et de représentation, qui bien
souvent, est en défaut chez ces sujets. Il y a un fossé entre des signes accessibles
aux animaux et des signifiants représentants du sujet humain. C’est à mon avis
sur la voie du signifiant, y compris dans l’écriture, que celle du signe, qu’il faut accompagner le cheminement de ces sujets en souffrance »
64 .
Georges, en effet, est parvenu par un apprentissage intensif (dans son enfance à
l’aide d’une préceptrice) à apprendre les rudiments techniques du langage et de
l’écriture, sans pour autant les assimiler, les comprendre et les utiliser pour
communiquer. On peut penser que pour lui les mots sont des signes, des
pictogrammes qui ne font pas toujours lien avec une image mentale se rattachant
à l’objet.
C’est plus particulièrement en s’attachant à un vécu concret, ses vacances dans
une ferme ou chez sa sœur (évènements important et chargés d’affects pour lui),
qu’il pourra par instant faire un lien entre les mots qu’il écrit et ceux qu’il
énonce, les signifiants et les représentations de ces signifiants.
Il est possible de se rendre compte au travers de ces différents exemples à quel
point l’activité est un outil indispensable à l’éducateur.
Elle « crée un réseau d’échanges, de participation et d’actions qui autorisent le
sujet à se trouver une place au milieu d’autres partenaires ou à donner un sens
personnel à un effort solitaire » nous rappellent Lemay et Capul.
Elle se présente aussi comme un espace temps différent de la prise en charge
quotidienne favorisant, de par la prise de distance qu’elle impose, l’émergence
de la parole et de l’élaboration symbolique. Elle ouvre ainsi vers de perspectives
d’autonomisation.
5. LA POSITION DE L’EDUCATEUR
64. J. Rouzel. La pratique des écrits professionnels en éducation spécialisée. Ed Dunod. P.12.
58
Si j’ai pu mettre en avant les notions de corps et de la parole chez l’usager dans
la relation éducative, il me semble indispensable d’évoquer l’implication de
l’éducateur dans ces deux domaines. Qu’en est-il exactement ?
Nous l’avons vu, son corps fait parfois l’objet d’expérience, comme dans la
situation de Guillaume. Il permet aussi de contenir porter, protéger, sécuriser ou
encore accompagner dans les gestes de la vie quotidienne pour l’habillage, la
toilette, l’alimentation…etc. L’acte éducatif s’établit là, dans une proximité
relationnelle. Pour autant, si ses gestes et attitudes doivent venir aider la
personne, ils ne doivent pas venir tout anticiper. Une place doit être préservée à
l’autre pour l’initiative et la découverte.
Sa parole vient faciliter l’échange, elle peut aussi soutenir, expliquer ou encore
interdire et rappeler les règles. Là aussi, si sa parole vient rassurer et favoriser
l’engagement de l’autre dans une dimension symbolique, elle ne peut pas venir
répondre à toutes les questions. L’éducateur se doit de laisser paraître son
ignorance pour ainsi « s’étonner, réfléchir, questionner, bref déplacer ensemble l’obstacle qui empêchait la pensée de progresser . »
65 .
Aussi, il s’agit donc pour lui de rester attentif à la position qu’il vient occuper
dans cette relation et veiller notamment à ne pas vouloir subvenir à tous les
besoins de la personne, et occuper de fait toute la place en n’en laissant peu pour
le désir de l’autre.
Tout comme le père qui fait entrer l’enfant dans un monde de désir et rompt les
liens fusionnel entretenus avec la mère, lieu de la jouissance et des pulsions,
l’éducateur se doit de tenir cette position et faire part pour cela de sa propre
castration, de son propre manque.
Il ne s’agit pas de tomber dans de l’amour de possession, le don, les bonnes
intentions mais plutôt garantir l’inscription de l’enfant dans le langage, seule
voie possible pour désirer.
« L’amour, c’est donner ce que l’on a pas » dira Lacan.
On comprend alors que la position de l’éducateur qui viendrait tout combler ne
peut être satisfaisante. Il doit plutôt laisser paraître ses propres lacunes, son
propre manque pour que puisse naître le désir. On rejoint ici, la question relative
65. D. Roquefort, op.cit., p 101.
59
à une réponse en plein ou en creux (évoquée par Fustier) que l’éducateur doit
donner.
Cette question semble essentielle dans le domaine de l’éducation spécialisée et
tout particulièrement lorsque l’on évoque le travail auprès d’handicapés
mentaux adultes.
Bien souvent, en effet, j’ai pu constater que cette population exprimait peu de
demandes, de désir et les éducateurs qui travaillent à leurs côtés ressentent le
besoin de remplir, de combler ce qui paraît comme manquant. Par anticipation,
parfois interprétation, l’éducateur va proposer une activité, décider de
l’orientation d’un projet individuel sans que le sujet ait pu exprimer le moindre
souhait. Par peur du vide sans doute, il remplit. Pourtant, comme nous avons pu
le voir, le manque est existentiel, il est dans la nature humaine. L’homme est
manquant parce qu’il détient la parole, parole qui lui empêche d’accéder
immédiatement à la jouissance. Ce manque doit pouvoir être ressenti afin
d’accéder à son propre désir, seul accès possible vers une prise en charge
autonome.
Le cadre institutionnel doit pouvoir également soutenir cette démarche
éducative.
Au sein de l’institution dans laquelle je travaille le mode de réponse en plein est
bien souvent privilégié. Chaque journée doit être remplie, lever de 8 heures à 10
heures, activités de 10 heures à 12 heures, repas de 12 heures à 14 heures,
activités de 14 heures à 16 heures…etc.
Même si l’on comprend bien qu’il est nécessaire d’installer un cadre rassurant
au sein de chaque institution, on se rend bien compte également que ce planning
vise à limiter les espaces creux, les espaces de vide. Plus de place pour
l’imprévu, très peu de place non plus pour le désir de l’autre, le manque
n’existant plus.
Le cas de Joël auquel j’ai été confronté, va illustrer ces propos. Joël est un adulte
trisomique âgé de 45 ans, placé dans l’institution depuis presque 20 ans. Il n’a
jamais véritablement accepté ce placement.
Ses parents à l’époque lui avaient présenté cet établissement comme une colonie
de vacances. Il a toujours eu des difficultés à s’insérer dans un atelier de
production et a finalement perdu son statut de travailleur et intégré une section
d’accompagnement. Là aussi, son implication est minime. Toutes les activités
que l’on pouvait lui proposer étaient vécues comme des contraintes, et
engendraient de fortes relations conflictuelles. Il souhaitait avant tout ne rien
faire. Cette attitude de Joël interrogeait fortement l’équipe, dans laquelle je
60
travaille, qui ne savait plus vraiment quelle position tenir face à lui. Nous
décidions, finalement, de lui laisser choisir les activités qu’il souhaitait faire.
Pour celles qu’il n’avait pas choisi, nous ne souhaitions pas qu’il soit présent sur
le groupe et lui demandions de rester dans sa chambre. Cette position nous
paraissait intéressante, car nous pensions que les temps passés dans la chambre
(qui étaient assez longs) allaient devenir difficiles, et en quelque sorte que par le
manque, un désir allait pouvoir émerger. Elle semblait d’ailleurs faire ses
preuves. Joël montrait des signes de lassitudes et surtout tentait des incursions
au sein de l’activité. Il était curieux, je crois, de savoir ce qui s’y passait et
semblait réaliser qu’au-delà de l’activité proprement dite, les relations qu’il
entretenait à l’intérieur du groupe lui manquaient. Même les conflits, qu’il
utilisait souvent pour entrer en relation, n’avaient plus lieu puisque nous lui
laissions la liberté de faire ce qu’il souhaitait. Cependant cette oisiveté
dérangeait. La direction ne pouvait concevoir que nous laissions Joël, seul dans
sa chambre à ne rien faire. Même si nous avions pris le soin d’expliquer notre
démarche, la direction considérait qu’on ne remplissait pas nos obligations liées
à la qualité du service. S’en suivit une réunion forte intéressante, où bien loin de
concerner le cas de Joël., il a été possible d’aborder les problèmes de la prise en
charge des adultes lourdement handicapés sur les temps de journée. Une
multitude de questions est apparue : Quel est le sens des activités que nous
mettons en place ? Présentent-elles toujours un intérêt pédagogique ? Ne
sommes nous pas parfois dans des activités de types occupationnelles ? Pour qui
fait-on ces activités ? Laisse-t-on vraiment une place aux désirs des résidents ?
Leur laisse-t-on l’opportunité d’émettre un choix ? Ces activités ne servent-elles
pas à remplir ? Pourquoi est-il si difficile d’accepter qu’un résident ne veuille
rien faire ?……etc. Toutes ces interrogations n’ont pas eu de réponse
immédiate, mais la discussion qui s’est instaurée, la parole qui a pu circuler à
sans aucun doute clarifié la place de chacun dans la prise en charge des
résidents.
Cet exemple nous montre à quel point l’espace de réunion au sein de
l’institution peut être important. Pourtant, force est de constater que les
dispositifs institutionnels ne permettent pas toujours un questionnement des
pratiques éducatives dans le cadre de réunion clinique, et encore moins un
travail ciblé sur l’implication et les représentations personnelles de l’éducateur,
dans un travail de régulation ou de supervision.
« Sans ce travail incessant de remise en cause de la place qu’il occupe pour un
autre, un éducateur glisse facilement dans une position de toute-puissance imaginaire ».
66
66. Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, p116.
61
Cette analyse de Joseph Rouzel est certainement d’autant plus vérifiable lorsque
l’on se réfère à l’accompagnement d’adultes déficients mentaux ou d’enfants
autistes ou psychotiques qui remettent peu en cause la parole et le
positionnement de l’éducateur. Sans parfois s’en rendre compte, l’éducateur
peut adopter une attitude qui ne prend plus en compte le désir de l’usager.
Sur mon lieu de travail, il existe en tout et pour tout deux heures de réunions par
quinzaine, au sein de laquelle doivent être abordés des informations générales,
des problèmes matériels, les divers aspects du planning, et où doit être réalisée
une synthèse. Autant dire qu’il reste peu de temps à l’équipe éducative pour
parler des difficultés qu’elle peut rencontrer dans le quotidien de sa pratique.
Je me souviens notamment qu’à la suite d’une violente agression d’un adulte
psychotique sur une éducatrice, la personne concernée et l’équipe dans son
ensemble n’ont jamais été en mesure de reparler de cet événement dans le cadre
d’une réunion. Ce fait n’a pas été sanctionné par l’institution, pensant qu’elle
n’aurait pas de résonance symbolique pour un adulte psychotique, peu conscient
de la loi. Pourtant l’éducatrice victime, ressent encore un fort sentiment de peur
vis à vis de ce résident, voir de la culpabilité dans la mesure où cet acte n’a pas
été suivi d’une attention particulière. Il demeure également une importante
crainte de la violence de ce résident chez de nombreux éducateurs. Cependant,
cette crainte n’est jamais abordée en réunion. Elle est en quelque sorte tabou,
comme si les professionnels ne devaient laisser paraître leurs difficultés. La
parole, ici, ne s’échange plus.
Pourtant un travail d’équipe dans le cadre de réunions spécifiques, qu’elles
soient cliniques, de régulation ou encore de supervision, permettrait d’évoquer
les situations difficiles, de questionner des pratiques éducatives installées depuis
longtemps et d’y réintroduire du sens, permettrait également de questionner la
place que l’éducateur vient occuper dans l’accompagnement de l’usager.
L’hôpital de jour, dans lequel j’ai réalisé mon stage, proposait trois heures de
réunion par semaine consacrées à l’observation clinique. Elles permettent de
repérer au mieux l’évolution de l’enfant mais aussi d’aborder l’implication du
soignant ou de l’éducateur dans la relation. A cela s’ajoutaient des temps de
régulation d’équipe, et de supervision individuelle encadrés par une
psychologue extérieure au service.
L’ensemble de ce dispositif joue un rôle incontestable dans la qualité de
l’accompagnement.
62
« En effet, l’éducateur, s’il est au travail, ne peut rester indifférent, puisque
c’est son engagement même dans la relation que dépend la qualité de son travail »
67 nous dit encore Joseph Rouzel.
Conclusion
Au travers de ce mémoire, j’ai tenté de mettre en évidence les notions de corps
et de parole dans la relation éducative, en me référant pour l’essentiel à
l’accompagnement d’adultes parfois lourdement handicapés et d’enfants autistes
ou psychotiques.
De prime abord, il me semble que c’est en considérant ces deux notions comme
complémentaires et non clivées, qu’il est possible d’envisager un
accompagnement éducatif répondant au plus prés des besoins de l’usager.
Nous l’avons vu, le corps, chez ces personnes qui ont un accès limité au langage
et à la parole demeure un moyen privilégié d’expression de la souffrance, que
l’éducateur se doit de prendre en compte.
Nous avons pu voir que c’est par des attitudes de contenance et de protection
qu’Océane parvient lors des sorties à l’extérieur à se sentir en sécurité. C’est
simplement par une présence à ses côtés, que Chantal peut trouver une confiance
suffisante pour se déplacer. C’est aussi le portage et les soins apportés aux
moments des changes ou des toilettes qui peuvent permettrent un mieux être à
l’adulte ou l’enfant, et faciliter également la perception des limites de leur
propre corps et de leurs propre intégrité.
Pour autant, cet accompagnement qui s’organise autour du corps doit pouvoir
s’inscrire dans une dimension symbolique. Sinon comme le dit Joseph Rouzel :
« Le corps non protégé par le symbolique, non socialisé, est soumis aux ravages, au maelström des forces biologiques à l’état brut. »
68
67. Joseph Rouzel, le travail d’Educateur Spécialisé, op. cit., p115.
68. J. Rouzel, L’acte éducatif – Clinique de l’éducation spécialisée, op. cit., p 47
63
Cette deuxième naissance, celle qui permet d’atteindre la dimension du
symbolique, c’est elle que j’ai tenté de décrire dans la deuxième partie de mon
travail. Dans le domaine de l’éducation spécialisée, l’éducateur y tient un rôle
privilégié.
Ses mots viennent accompagner sa prise en charge. Ils peuvent venir proposer
une mise en sens et une mise à distance des éprouvés corporels.
L’éducateur doit pouvoir veiller également à favoriser l’émergence de la parole
chez l’usager ou tout du moins permettre une progression dans l’élaboration
symbolique par le jeu et la création.
Pour cela il a à sa disposition des espaces privilégiés : ceux du quotidien et de la
médiation.
Le quotidien, tout d’abord, qui permet une prise en charge rapprochée, parfois
maternante, dans une dimension corporelle. Cet espace créé également des
besoins et favorise l’émergence d’une demande parlée.
L’activité, quand à elle, vient s’insérer dans ce temps de la quotidienneté et
propose grâce à la médiation, un tiers permettant à l’usager de s’inscrire dans
une activité mobilisant un rapport aux autres différent.
Aussi l’alternance de ces temps d’activités et de quotidienneté parait tout aussi
importante que celle du soin et de l’éducatif, comme j’ai pu déjà l’énoncer.
Cette alternance permet, à mon sens, une prise en compte des besoins de la
personne à un niveau interne et à un niveau externe.
En effet, elle répond à la fois au bien être psychique et physique mais aussi à son
bien être, vis à vis de son environnement et de ses relations sociales. Dans le
premier cas c’est pour une grande part le corps qui est mobilisé. Dans le
deuxième c’est plus particulièrement la parole qui est concernée en tant
qu’élément permettant de favoriser les relations humaines.
J’ai pu mettre en avant que l’intervention de l’éducateur s’inscrivait dans un
mouvement qui prenait forme dans une proximité relationnelle pour s’ouvrir le
plus largement possible vers l’émergence de la parole chez l’usager. Sur ce
chemin qui va du corps à la parole, des barrières infranchissables vont se dresser
pour certains. Pour d’autres des avancées significatives seront perceptibles.
Ce travail ne va donc pas sans une certaine désillusion. Désillusion pour
l’éducateur d’être celui qui viendrait totalement répondre aux difficultés liées au
handicap.
64
« L’éducateur est un veilleur, témoin que, quoi qu’on fasse au nom du bien, ça
ne marche pas, et jamais ça ne marchera. Sa fonction est moins de colmater les
brèches que de les convertir en une esthétique qui viennent faire lien entre les
hommes, et en particulier ceux qui se retrouvent dans la souffrance. Tel est l’éthique en son fondement inconscient ».
69
Aussi s’interroger sur les conditions d’émergence de la parole chez l’usager et
les possibilités d’expression de son désir ne posent-elles pas les bases d’une
éthique dans le travail de l’éducation spécialisée ?
V. CORPS ET PSYCHOMOTRICITE70
.
1. Introduction.
Dans la préface, Jean-Claude QUENTEL précise que Bernard ROBINSON71
développe une démarche, dans l’après-coup de la relation, de réflexion sur ce
qui s’est joué et se situe dès lors dans un registre explicatif : c’est une démarche
scientifique.
Basé sur le travail du psychomotricien, il stipule que la psychomotricité fait
partie des métiers de la relation. Tout comme l’éducateur spécialisé, il a le
devoir de théoriser. Bien que tout métier s’inscrit bien évidemment dans la
relation, les métiers du para-médical et ceux relevant de l’éducation spécialisée,
ont pour particularité de travailler non seulement dans la relation mais sur la
relation.
Ils font de la relation, sinon leur seul objet, du moins un objet essentiel.
Ils ne peuvent, autrement dit, se dispenser de s’interroger surles processus en jeu
dans la relation, alors que ce n’est pas le cas, de tous les métiers.
Insistons au passage sur le paradoxe surprenant qui consiste aujourd’hui à voir
des politiques et des administratifs prétendre venir expliquer, à partir de modèles
69. D. Roquefort, op. Cit., p 121 70. « Corps et psychomotricité », Bernard Robinson, L’Harmattan, 2014. 71. Docteur en psychologie, psychanalyste, psychodramatiste, ancien chargé de cours { l’Université catholique de Louvain ( histoire des psychothérapies), ancien chargé de cours dans l’anciennement supérieur ( psychologie clinique, psychopathologie, théories en psychomotricité).
71. Robinson, B. ( 2014 ) « Corps et psychomotricité », le corps en question, L’harmattan.
65
issus du management, à des professionnels de ce champ paramédical, mais
également des champs éducatifs et du travail social, ce qu’il doit en être de la
relation et comment l’évaluer. Comme si l’explication pouvait venir d’autres
professions que celles qui ont précisement pourobjet de travailler et théoriser la
relation !
Dans la relation, le psychomotricien et l’éducateur spécialisé se trouvent
toujours impliqués. Par conséquent, l’éducateur spécialisé se doit d’interroger en
même temps sa propre implication. Il s’agit d’un devoir au sens social du terme
( relevant donc de la déontologie), mais également au sens éthique : il se doit à
lui-même, faute de pouvoir continuer à conférer un sens à l’engagement qui est
le sien dans le métier qu’il exerce, autrement dit faute d’être en mesure de
légitimer son action.
Bernard Robinson s’attache à rendre compte théoriquent des processus dont
traite la psychomotricité. Celle-ci a-t-elle un objet et, si la réponse est positive,
quel est-il ? Elle tourne autour du corps, si l’on peut dire.
Pour ce faire, il nous faut s’attaquer à la fameuse dichotomie dont nous héritons
depuis l’époque de Descartes entre le corps et l’esprit.
Le corps « parle » ; il exprime la difficulté du névrosé à faire avec les enjeux
d’une problématique qui est psychologique.
En d’autres termes, si le corps a un soubassement physiologique, il est en même
temps le lieu de processus dont le fonctionnement échappe à la juridiction de la
biologie. Celle-ci se révèle incompétente à en rendre compte. Elle ne s’en trouve
pas pour autant invalidée dans son champ d’étude propre. Et il ne peut non plus
s’agir d’en revenir à la dichotomie du corps et de l’esprit.
Le corps est des deux côtés, si l’on peut dire, mais l’esprit aussi !
Jean Gagnepain soutiendra dès lors que la seule façon de s’en sortir est d’en
appeler à une conception « dialectique » du fonctionnement de l’humain : en
l’occurrence, le corps est nécessairement spirituel en même temps que l’esprit se
révèle corporel.
Impossible, autrement dit, d’obtenir du corps physiologique « pur », pas plus
d’ailleurs que du corps « symbolique » (marqué par des processus
spécifiquement humains) « pur ». Sauf pathologie, précisement : celle-ci défait
le processus et vient réifier, donner un contenu tangible à ce qui n’est autrement
que moments d’une incessante contradiction.
66
Concernant la « déconstruction », la théorie de la médiation va faire éclater le
corps, pour l’expliquer, en quatre registres, quatre « plans », là où la théorie
szondienne saisit quatre « vecteurs ». Dans la suite des ethnologues et des
sociologues, et notamment de Marcel Mauss, elle fait apparaître que le corps de
l’homme est d’emblée social et donc relationnel.
Cette socialisation du corps débute dès la naissance, à travers les formes de
modelage et de calibrage dont se montre par exemple garante, dans nos sociétés,
la puériculture. Ce corps social ou relationnel est en même temps un corps
subjectivé et approprié.
En témoigne par exemple cliniquement la démarche : on ne peut qu’être surpris
de voir, déjà, comment des enfants psychotiques ou autistes n’ont pas à
proprement parler de démarche ; étrangement, ils n’habitent pas leur corps.
Et si le corps est nécessairement éduqué, il est vain de s’imaginer, comme c’est
aujourd’hui le cas pour beaucoup, qu’il est purement individuel. Le
fameux « c’est mon corps ; j’en fais ce que je veux parce qu’il n’appartient qu’à
moi » peut s’entendre d’un certain point de vue, en réaction à des usages passés
trop contraignants, mais il constitue une pure illusion. Il est plein de l’autre, si
l’on peut dire. Ce corps là, travaillé par la problématique de l’altérité, est donc
particulièrement en jeu dans les psychoses.
La théorie de la médiation insiste sur le fait que le corps est façonné par
l’éthique et le registre du désir (qu’elle distingue clairement de la problématique
du social et de l’altérité). Modelé, stucturé par le désir et les lois qui en rendent
compte, ainsi que la clinique de l’hystérie l’a enseigné à Freud, il est un corps
désirant, un corps qui s’exprime, un corps fantasmé. Ce corps-là, en tant qu’il
est porté par le désir72
et travaillé par le refoulement ou ce que lacan appelle le
manque et gagnepain l’abstinence, suppose un jeu complexe et surtoyt
contradictoire d’autorisation et de restriction, d’habilitation et de limitation.
Cette contrainte, cette mesure du désir que l’homme se confère inconsciemment
à lui-même fonde paradoxalement la souffrance que la pathologie va pouvoir à
l’occasion cultiver.
Cette souffrance doit alors être différenciée de la douleur physique ; cest celle
qu’exprime précisément le névrosé à travers ses symptômes, parmi lesquels les
phénomènes de somatisation.
72. Il est marqué « d’une grande valeur affective », dira Freud dans le fameux article, écrit directement en français, intitulé « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », Résultats, idées, problèmes, 1890-1920, Paris, PUF, 1984, p. 45-59 (souligné par Freud, p. 58).
67
Satisfaction et souffrance se révèlent en définitive d’une grande proximité ; elles
participent du même processus dialectique, autrement dit du conflit psychique
qui règle chez l’homme la problématique de la satisfaction.
Le corps est également mis en forme par des moyens techniques qui
l’artificialisent.
Mauss insiste sur la technicisation du corps, c’est-à-dire sur la production dont il
est l’objet à partir de pprocessus qui sont techniques et non sociaux en leur
principe.
Certes, les chaussures, les lunettes, les habits, les bijoux, les dentiers, les boucles
d’oreilles ou le piercing répondent à des usages sociaux, mais ils supposent
d’abord un appareillage du corpsqui transforme le fonctionnement naturel de
l’homme et fonde une efficience techniquement outillée qu’on exploitera dans le
cas de handicaps physiques. Cet appareillage n’est pas affaire de physique ; il
suppose des processus humains qui permettent d’aller bien au-delà du simple
lien immédiat entre un moyen et une fin.
Le corps de l’homme ets sans cesse technicisé, depuis le simple fait de dormir
dans un lit, de s’asseoir sur une chaise ou de manger sur une table, jusqu’à
l’utilisation des moyens de transports ou d’exploration médicale les plus
sophistiqués.
Le corps est également représenté et pensé, à partir d’une image ou avec la
médiation du langage. La psychomotricité a trouvé dans les travaux de Schilder
sur « l’image du corps » un point de fixation théorique fondamental.
Les premiers psychologues de l’enfant, à la fin du XIXesiècle, s’étaient
interrogés sur la réaction de l’enfant face au miroir, il semblait que l’on pouvait
saisir dans cette réaction le témoignage même du vécu de l’enfant concernant sa
propre subjestivité : s’il se reconnaissait, c’est qu’il prenant conscience de lui-
même et donc se vivait dans sa subjestivité.
Cette première forme de subjectivation était donc subordonnée à une
représentation du corps et soulevait la question d’une « forme », d’une gestalt,
d’un schéma qui devenait à un moment donné efficient pour l’enfant. « La
notion de schéma corporel devient centrale. Toutefois Schilder ne s’en tiendra
pas à la seule « image » du corps ; il rappellera que le corps s’éprouve, en
l’occurrence qu’il se meut dans l’action, qu’il se vit par rapport à un
environnement et se teinte aussi d’émotion.
68
Bernard Robinson s’en tient aux trois moments structuraux qu’il avait dégagé
dans la psychologie clinique73
le moment fusionnel, celui de l’incorporation et
celui de la subjectivation. Ces moments sont clairements explicités et travaillés
en lien avec la clinique de l’autisme et de ce qu’on appelle le handicap mental.
Le problème à résoudre est de penser à la fois le développement de l’enfant, la
structure de l’humain et les pathologies qui s’y rapportent. Dans le passé, les
pédagogues ont privilégié les modèles linéaires du développement humain et ont
mesuré les pathologies en termes de retards, à partir des bilans psychomoteurs
par exemple. La pédagogie se faisait alors rééducative.
Renonçant à sanctionner les retards par rapport à une norme, et influencés par
les psychothérapies, ils se sont centrés sur la relation ici et maintenant et ont
transformé la psychomotricité en thérapie corporelle.
Les questions qui se posaient dès lors furent : Comment penser la
psychomotricité non pas seulement en terme de développement mais aussi en
terme de structure ? Comment penser le corps, la sensation et le mouvement
dans leur étroite intrication avec la pensée et la vie de relation ?
Il serait intéressant, selon Bernard Robinson, de se questionner sur la vérité
cachée de la psychomotricité : faire voir que pour l’homme, la globalité, la
synthèse, la totalisation, la conjugaison, l’articulation, l’intégration, la solidarité,
etc., c’est un problème en soi.
C’est déjà un problème pour le corps de faire un, mais c’est aussi un problème
dans les relations (faire un avec l’autre) et dans les institutions (faire tenir
l’institution comme une). La psychomotricité serait alors comme un symptôme
de ce qui fait problème à l’homme : son unité, sa totalisation, la connection de
ses différentes parties, sa connection aux milieux, à l’environnement, aux autres.
Comment expliquer les pathologies ?
Dès le moment où il s’agit essentiellement d’intégrer les aspects sensori-
moteurs, moteurs, psychiques, émotionnels, relationnels de la personnalité,
implicitement les troubles ne peuvent se comprendre que comme un défaut
d’intégration.
Suzanne B. Robert-Ouvray74
envisage les rapports corps-psyché en termes
d’étayage et non plus en termes de transformation, de substitution, de 73. Bernard Robinson, Psychologie clinique- De l’initiation { la recherche, De Boeck, Bruxelles, 2003, 74. Robert-Ouvray, S.B. (2002) « Intégration motrice et développement psychique – Une théorie de la psychomotricité », Desclée De Brouwer.
69
subordination ou d’équivalence. Elle échappe ainsi à l’idéologie courante qui
consiste à chercher une harmonie naturelle que nous aurions perdue. Néanmoins,
elle semble s’en tenir à un défaut, une insuffisance dans la relation mère-enfant.
Elle développe une psychothérapie à médiation corporelle visant une réparation
ou restauration de l’état initial qu’on aurait jamais dû quitter.
Cette conception occulte ce que les développements de Lacan et de gagnepain
ont permis à la suite de Freud : une conception du traumatisme comme structural
et définitoire de l’humain lui-même.
Vers six mois, dit Suzanne Ouvray, le rassemblement tonique des schèmes
moteurs débouche sur une globalité fonctionnelle et tonique sur laquelle s’étaye
la première unité psychique du bébé. « L’accès à l’objet total est un travail de
cohésion et de cohérence psychomotrices à long terme, et si nous pouvons
supposer par observations que l’enfant a atteint une première forme d’unité de
soi et d’autrui, le travail perceptif du Moi, en vue de cette unité, perdure toute la
vie ». Le Moi prend le relais de l’unification visée du point de vue neurologique
et psychomoteur.
Elle pose l’hypothèse suivante : « la somatisation motrice trouve son lit dans ces
épisodes traumatiques du début de la vie, quand la différenciation entre moteur
et psychique est entravée par une rupture du courant émotionnel, et que des
amalgames tonico-affectifs restent en attente d’intégration ».
Mais cette hypothèse d’intégration harmonieuse supposée par le Moi occulte le
fait que l’apparition du langage chez le sujet parlant modifie radicalement son
rapport à sa sensori-motricité de base.
Dans ce sens , Gagnepain va dans le même sens qu’Alain Didier-Weil pour qui
la motricité de l’enfant change du tout au tout dès le moment où elle est prise
dans un rapport langagier inévitable.
Le traumatisme serait dès lors dans la structure, plutôt que dans les évènements
ou des ratages de l’histoire individuelle bien que ceux-ci n’arrangent rien.
Pour Alain Didier-Weil la psychomotricité de l’enfant cesse d’être harmonieuse
dès qu’il est pris dans le langage et le rapport à un autrui langagier et il sera
toujours à la recherche des traces de l’immédiateté soi-disant perdue.
Avec Gagnepain on peut élaborer un schéma semblable : l’incorporation
« animale », comme un temps logique supposé, est constamment,
immédiatement et partiellement contredite par une analyse abstraite que
70
gagnepain appelle « ethnique », signe de l’acculturation spécifique de notre
corps (c’est l’équivalent de ce que Alain Didier-Weil, à la suite de Lacan,
appelle « le langage » et de ce que Dolto ne cessera d’appeler « la parole de la
mère »).
La dialectique de Gagnepain se complète par un réinvestissement concret du
corps, mais cette fois soumis aux impératifs de la logique ethnique qui a
introduit de la non-communication, on pourrait dire du ratage, du traumatisme
irrémédiable.
Contrairement à la dialectique de Suzanne Ouvray, la dialectique de Gagnepain
ne débouche pas sur une intégration ni sur une harmonie, quelles que soient les
conditions heureuses ou malheureuses des avatars familaux, relationnels ou
sociaux du développement de l’enfant, mais sur une tension traumatisante que
chacun devra supporter dans son rapport à autrui et à lui-même.
Le destin humain est nécessairement pathique.
Pour Jean-Marie Gauthier75
, la question est : « Comment l’enfant vit et
symbolise son corps ? Il est évident que l’enfant agit au lieu de parler.
Chez France Tustin c’est l’autisme qui fait office de modèle de toute la
psychopathologie infantile. Il y aurait donc une phase autistique « normale »,
elle insiste sur la sensorialité et le vécu corporel de l’enfant dès le début de la
vie.
Nous retenons que ce qui caractérise principalement les états autistiques, c’est
qu’ils sont marqués par une sensorialité et une affectivité étroitement liées,
l’enfant ne se distingant pas lui-même et ne distinguant pas l’autre comme êtres
séparés du monde sensoriel.
Avec Donald Melzer, le premier mode corporel chez l’enfant, qui est en même
temps son mode psychique, est le mode sensoriel.
Il questionne la question de l’autisme comme repli sur soi et se demande s’il y a
déjà un « soi ».
2. Comment penser le corps ?
« Il y a toujours un jeu entre le fait que mon corps se donne comme un autre,
mais qu’il reste le même. Dans le moindre de mes actes, je ne fais que jouer sur
75. Gauthier, J.-M. (1999) « le corps de l’enfant psychotique – Approche psychosomatique de la psychose infantile », Dunod.
71
les différenciations, en quête d’une unité qui n’en est jamais une. Une unité qui
essaie de croire à elle-même. »76
Toute corporéité est comme une énonciation : c’est une mise en scène dans un
rapport social de l’ambiguïté du corps d’un sujet.
La présence supposée du sujet dans son corps en ex-pression évoque toujours
autre chose qui échappe à l’acteur et au spectateur. C’est le principer même de la
danse comme spectacle.
Il y a « quelque chose qui passe », qui est porté par la musique et qui vaut la
peine pour quelqu’un d’autre, parce que cela agit autrement que par le seul
langage.
On pourrait ainsi fonder le travail de l’éducateur spécialisé dans et sur la
relation, en le modélisant sur la danse, sur l’art, plutôt que sur la pédagogie, la
rééducation, le développement.
L’enfant, seul dans la salle de psychomotricité avec le thérapeute ou dans le
quotidien de la relation avec l’éducateur, ou en groupe avec d’autres enfants,
peut trouver là une voie d’accès à son corps d’avant le langage. Chaque individu
possédant « une formule de gestion corporelle sur laquelle il est seul à avoir
prise…ce n’est qu’indirectement que la forme du discours du pédagogue a une
influence ».77
Selon Michel Bernard : le travail est de l’ordre de l’invention individuelle qui ne
peut être en aucune façon une application ou une dérivation d’un savoir
préexistant.
3. Le tout et les parties.
« L’énigme tient en ceci, dit Merleau-Ponty, que mon corps est à la fois voyant
et vivible ».78
Il en revient au monde vécu en deça du monde objectif, mesuré,
objectivé. Il faut revenir à l’acte même de percevoir comme produisant à la fois
un monde et un sujet.
76. Michel Bernard, in « Esthétique et théâtralité du corps », Corps symboliques, Quels corps ?, 1988. 77. ibidem, p19. 78. « L’œil et l’esprit », Gallimard, 1964, cité dans « Les philosophes et le corps »,1992.
72
Le travail de l’éducateur spécialisé dans et sur la relation, dans un corps à corps,
se doit de prendre en compte la lente progression du sujet qui se donne un
monde et advient à lui-même dans l’acte de sentir et de se mouvoir.
« krp », le radical du mot « corps », en indo-iranien, indique « la forme » : objet
saisissable en même temps qu’unifié. S’il s’agit de choses matérielles ou
abstraites, il désigne une collection d »éléments, le rassemblement de choses
identiques, une réunion de fragments, tout être matériel qui résulte d’une
organisation et qui confère une allure. Le tout ici l’emporte sur les parties.
Le psycho et le moteur ne peuvent qu’aller ensemble, faire partie d’un ensemble.
Ce sera la fonction psychologique de l’image unifiante du corps de concilier les
parties et le tout.
Le seul amoncellement de choses multiples ne fait pas un corps. Il y manque
quelque chose qui fait une substance, qui donne une constance, qui entraîne une
solidité. Nous voyons ici les fonctions du « Moi-Peau ».
Les éducatrices d’enfants autistes chez Bettelheim ont observé ces manèges de
l’enfant avec la matière (des billes, du sable, de l’eau, des collections
d’objets…), rassemblant, séparant, jetant ou cassant, comme si le problème à
résoudre était pour eux justement de s’approprier corporellement ce qui fait
forme, masse, ce qui se divise ou s’assemble et en fonction de quoi cela
s’assemble. Il y a là les prémisses d’un se mouvoir qui passe par un sentir-penser.
Avec le corps vivant, s’ajoute une certaine autonomie, le corps vivant acqiert
une certaine capacité d’auto-production. Il produit sa propre vie. Il explore et
s’affranchit en se redressant, libérant ses mains qui luipermettent de modifier
son milieu.
4. Sentir et se mouvoir, première masse corporelle informe.
Nous pouvons questionner le sentir et le se mouvoir, c’est-à-dire notre manière
spécifique de vivant de nous donner un monde et d’y aller et venir, de produire
notre unité toujours menacée et à refaire, d’agir sur le monde par notre
autonomie motrice en nous rapprochant et en nous éloignant de ce qui nous
intéresse, de nous identifier comme semblables, c’est-à-dire de la même espèce.
73
L’espace, le temps et le mileu sont les références majeures de notre
psychomotricité d’humain.
C’est Erwin Straus79
qui a introduit cette phénoménologie du sentir. Si le bébé
humain est sans doute d’abord végétal, faisant masse avec la terre mère, qui sent
et se meut pour lui, avec lui, il devient vite animal humain, engageant totalement
sa sensorialité et sa motricité. Sentir et se mouvoir ne font qu’un, ils sont une
unité originelle, comme la danse et la musique, même si, à la suite des divisions
possibles, on pourra les appréhender séparément dans la rationalité.
De même, sentir et se mouvoir sont corrélatifs d’un monde qui se constitue et
d’un sujet qui fait partie de ce monde. Il n’y a pas d’abord un monde, un sujet et
puis une sensation et une action, comme dans les schémas cognitivo-
comportementaux, mais d’un seul mouvement se constituent un monde et un
sujet sentant et se mouvant : « il y a d’emblée une communication significative
et signifiante » dans le mouvement spontané de l’être vivant.80
« Présence au monde, dira jacques Schotte, préalable à toute séparation du
registre du propre et de l’extérieur ».81
Dans ce monde où nous baignons, quelque chose donne le ton. « Il s’agit d’une
mise en relation ou, mieux, mise en accord (au sens musical) avec les
phénomènes tels qu’ils apparaissent sur un mode pathique, registre de la
réceptivitéprimordiale qui s’oppose au gnostique ».82
Si sentir et se mouvoir ne font qu’un, « ils sont tout uniment sensation, action
(motricité), individuation et émotion » dit Brackelaire, se référant à la théorie
des médiations de Gagnepain.83
Est-ce que sentir et se mouvoir c’est déjà penser ?
Les « sciences humaines » modernes nous ont appris à voir un corps des
habitudes, celui qui a sédimenté la trace de l’humain en nous, qui a retenu de la
pensée humaine qui n’est plus vraiment de la pensée humaine.
En effet, nos habitudes corporelles ne sont jamais réfléchies, elles sont devenues
automatismes ; mais ces automatismes portent la trace de leur rationalité,
79. Straus, E. (1989) « Du sens des sens – Contribution { l’étude des fondements de la psychologie », Jérôme Million. 80. Cf. Jean-Pierre Van Meerbeeck, « La sensori-motricité et la problématique du Contact », archives Szondi sur le site du Centre d’Etudes pathoanalytiques, http://sites.google.com/site/centredetudespathoanalytiques/ 81. Cours de Schotte 1977-1978 « La nosographie psychiatrique comme patho-analyse de notre condition », sur le site du CEP. 82. Schotte, op.cit. p.106. 83. Brackelaire, J-L. (1995) « La personne et la société – principes et changements de l’identité et de la responsabilité », De Boeck.
74
emportant avec elle tout ce qu’il y a d’implicite dans toute rationalité, le
meilleur et le pire.
Quand nous conduisons une voiture, nous ne « savons » plus exactement ce que
nous faisons, c’est devenu automatique. Notre esprit est ailleurs et notre corps
agit ; dans l’action, il est subordonné au projet qui nous occupe. Inversement
dans la douleur vive, nous ne sommes plus capables d’un projet : pour le corps
existentiel les parties ne comptent plus ; l’entièreté de l’esprit est occupé par le corps souffrant.
Nous sommes donc tout à fait capables de voyager voyager dans une dynamique
du tout et des parties. Les parties du corps ne peuvent exister que si le tout le permet ; c’est ce qui les nie qui leur donne leur sens.
Le corps de l’homme a réussi à se diviser en parties très spécialisées sans mettre
en péril l’indispensable union fédérative. Il peut conjuguer les deux courants : la grande division et la fusion.
Chez l’homme, l’un ne va pas sans l’autre. Si le corps se divise
malencontreusement chez l’enfant maladroit, chez l’hystérique, chez le pervers
ou chez le psychotique c’est sans doute qu’une division est rendue nécessaire
ailleurs, au nom d’un principe plus complexe que celui du corps naturel.
Le handicapé mental n’indique-t-il pas dans son corps perturbé ce qu’il lit dans
notre regard d’identification impossible, inachevée ? Le regard de l’autre n’est-il
pas l’ailleurs du corps ?
Nous sommes déjà proches de Lacan et de Dolto : le regard de la mère est en même temps l’ailleurs et l’ici du corps de l’enfant.
Gisèla Pankow (1969) a montré à partir de sa clinique de la psychose « que
l’homme vit avec une image de son propre corps qui lui donne accès, d’une part
à une forme qu’il reconnaît comme sienne, bien délimitée dans l’espace et
composée de l’unité vivante de ses différentes parties ; d’autre part, à un sens
qui lui permet d’habiter son corps comme un univers familier et cohérent et non comme un chaos de sensations étrangères et hostiles. »
84
Le corps humain est tellement immature à la naissance qu’il s’ouvre aux
influences modélisatrices. « Au lieu de l’êtrequ’il risquait infailliblement de
84. David Le breton,1988,p9
75
devenir, c’est désormais le devenir qui prend possession de son être et le
caractérise ».85
Bien au-delà de l’anatomie et de la physiologie, l’érotisation se saisit du corps et
l’individualise, le personnalise, le fait vivre, lui fait traverser des drames et subir
des traumatismes, inscrit en luison histoire.
Observons cependant que l’érotisation, s’appuyant d’abord sur les orifices où
s’effectue la relation entre l’intérieur et l’extérieur, donc aussi autrui, fait entrer
une intériorité (le plaisir) dans l’extériorité (les orifices). Le corps érotisé
devient la jonction de l’intérieur et de l’extérieur. La dynamique du « tout et des
parties », privilégie d’abord du corps anatomique devient aussi l’enjeu du corps
érotisé, mais peut-être d’abord par morceaux, qu’il est en même temps
immédiatement culturalisé. En lui se conjuguent nature et culture.
On voit se fonder épistémologiquement les pratiques psycho-motrices de
l’image du corps avec des nouveau-nés dont le développement est gravement
perturbé. L’érotisation du corps que permet le psychomotricien vient faire
jonction d’un intérieur et d’un extérieur, pendant que les disciplines technicisées
du corps malade (médecins, chirurgiens, pneumologues, cardiologues, soins
infirliers…) tentent de limiter les dégats dans l’organisme.
5. Schéma corporel et Image du corps : le corps subjectif
Michel Bernard fait remarquer que « notre » corps ne nous apparaît comme un
objet que quand il nous gêne. 86
Quand tout va bien, nous n’y pensons pas. Que
surviennent la douleur, la maladie, l’échec, n’importe quel, problème à résoudre
(par exemple l’apprentissage de gestes nouveaux), alors le corps apparaît
comme gêneur. D’ailleurs ces apprentissages dépendent de la façon, singulière
et subjective dont nous appréhendons notre corps.
Se questionne toujours le problème de l’unité de notre corps, de la
représentation que nous en avons, de l’image que nous formons de nous même
et de notre identité, de notre structuration dans l’espace, le temps et le milieu, de
nos capacités d’utiliser adéquatement notre corps en situation, de l’incidence de
l’autre sur notre image, etc.
6. Du corps objectif au corps subjectif
On observe chez les amputés d’un membre qu’ils continuent, malgré
l’amputation, « à sentir » le membre existant, comme s’il faisait toujours partie
de leur « image du corps ». Le phénomène est suffisamment intriguant pour
85. David Le breton, « Anthropologie du corps et modernité »,p8 86. Cf. « Le corps », 1976
76
venir contester que le schéma corporel soit seulement lié directement aux
sensations cénesthésiques (sentiment que nous avons de notre corps) venant du
membre.
Puisqu’il est absent, il n’y a plus de sensations au sens strict. La première idée
est de penser que les sensations persistent dans la mémoire cérébrale. Une
observation plus fine permet d’aller plus loin ; en effet, certains amputés ne
ressentent pas le membre fantôme, sauf quand une émotion très forte, liée à
l’accident ou à l’amputation, rappelle l’événement traumatique. Il faut donc
admettre que les traces mnésiques sont elles-mêmes en lien avec les centres
émotionnels. Si on observe en plus que certaines personnes amputées ne
connaissent pas cette illusion du membre fantôme, on doit alors considérer que
des facteurs encore plus précis, ceux qui concernent la personnalité du malade,
entrent en ligne de compte. Le phénomène est alors articulé avec le souvenir, la
volonté, la croyance, là ou les déterminants psychiques s’enchevêtrent avec les
déterminants plus proprement « corporels », physiologiques et neurologiques.
Nous essayons ici de rendre compte de deux problèmes : d’une part de notre
capacité de construire un modèle postural de nous-mêmes dans nos actions ;
d’autre part du fait que le corps « mis en image mentale » se construit en même
temps comme représentation de nous-mêmes, avec notre histoire, nos émotions,
nos compétences, nos complexes, nos angoisses.
Donc, deux préoccupations fondamentales qui nous intéressent en tant
qu’éducateur spécialisé tenant compte de la place du corps dans la relation
éducative :
- d’un côté notre capacité tchnique d’analyser notre corps et de l’utiliser
comme outil, c’est-à-dire comme moyen en vue d’atteindre des objectifs
(on pourrait dire utilisation sportive ou performancielle du corps). Cette
analyse technique implique la possibilité de décomposer des segments
tout en les articulant à un tout.
- De l’autre côté le fait que le corps est la matrice même de notre identité,
non seulement comme image de nous-mêmes mais aussi dans nos rapport
à autrui. Cette « globalisation » du corps implique une individuation qui
définit des frontières, des limites, qui me distinguent d’autrui.
Nous pouvons nous poser la question suivante : « En quoi le travail de et dans
la relation à l’autre, dans ce corps à corps de la rencontre, peut-il être lié à la
construction identitaire en privilégiant le portage, le prendre soin et les
fonctions du Moi-Peau en assurant un processus d’individuation qui définit des frontières, des limites, qui me sécurisent et me distinguent d’autrui ? ».
77
Avec Schilder87
sera d’abord considéré l’importance de l’élément visuel dans la
constitution de l’image organisatrice du corps. Il pense que le système nerveux
agit comme un tout par rapport à une situation globale. Tous les sens y
concourent. Ensuite il apportera une avancée importante en affirmant que la perception n’existe pas sans action.
C’est un des acquis de la psychologie de la forme (Gestaltpsychologie) dont
Schilder s’inspire : perception et réponse motrice sont les deux pôles de l’unité du comportement.
Par lasuite, sous l’influence de la psychanalyse, il sera amené à y intégrer
l’émotion, chère à Henri Wallon : perception-action-émotion sont primitivement
liées dans le psychisme infantile. Percevoir et agir c’est la même chose ; agir et être ému c’est pareil (émouvoir veut d’ailleurs dire « être mis en mouvement »).
Nous pouvons dire qu’au début de la vie, qui est nécessairement psychique, perception, action et émotion sont une seule et même chose.
Il faut concevoir que ce fonctionnement archaïque du corps-psychique se
maintient de façon continue et permet de nouvelles epériences, de nouveaux
apprentissages, comme si le psychisme se refondait continuellement jusqu’à son
fonctionnement infantile.
Donc, perception-action-émotion forme d’abord un gestalt, une forme, une
structure, à laquelle il faudra bien sûr ajouter l’élément de situation qui
individualise le comportement en situation.
Le corps est d’abord un corps vécu.
Ce qui est important pour l’éducateur spécialisé dans son travail relationnel au
quotidien, c’est de prendre en compte le fait que motricité et perception sont
liées. En réalité notre action et notre perception sont toujours articulées à une expérience émotionnelle, imposée par une relation à autrui.
Il est important de retenir que le schéma corporel n’est pas seulement un simple
modèle postural à base physiologique mais une structure dynamique
émotionnelle qui ne cesse de changer en rapport avec le milieu physique vital et social et donc en perpétuelle auto-construction et auto-destruction interne.
Nous devons quand même questionner l’ambiguïté du concept de schéma
corporel : l’harmonisation des structures neurologiques (modèles neurologiques)
et désirs sexuels infantiles (modèle freudien) ne se décrète pas.
87. SCHILDER, P. (1968) « L’image du corps », traduction de Gantheret et Truffert, Gallimard
78
Cette juxtaposition de deux principes conduit à deux conceptions de l’image du
corps :
- une qui met l’accent sur les rapports de l’organisme avec son
environnement, le corps étant envisagé ici dans sa fonction de relation
avec le milieu vital et social. C’est la voie qu’a suivie Henri Wallon. Elle
débouchera sur des concepts dont s’est saisie la psychomotricité : fonction
tonique, tonus musculaire, dialogue tonique…C’est sur cette base que
Lacan construira son fameux « stade du miroir », où l’unité du corps
apparaît essentiellement comme une illusion, une image, articulée à la
dépendance à autrui du petit humain prématuré.
- Une qui met l’accent sur l’approche freudienne du corps sexué, corps de
désir, corps inscrit dans le désir de l’autre (dans la relation), corps de
plaisir, de douleur, de manque. La voie est ouverte aux constructions de
françoise Dolto.
Bernard Robinson essaye de montrer que le corps est tout aussi
problématique que l’identité et le rapport à autrui.
Le corps est problématique à différents niveaux de structure, du simple au
complexe, de la sensation à le représentation de soi. Corps sensationné,
corps objectivé, corps normé, corps subjectivé : il entretient avec des
modalités identificatoires différentes (se confondre, se trouver, se perdre,
s’exprimer) des rapports tensionnels.
Ces rapports tensionnels comprennent des menaces imaginaires : être disloqué,
être handicapé, être frustré, être castré. Tout cela appelle un travail de
symbolisation, de sublimation, de culture.
Si le corps est le lieu initial du plaisir, le corps-psychique est soumis au principe
de plaisir et à son au-delà.
Un des deux principes régissant, selon Freud, le fonctionnement mental :
l’ensemble de l’activité psychique a pour but d’éviter le déplaisir et de
procurer le plaisir. En tant que le déplaisir est lié à l’augmentation des
quantités d’excitation et le plaisir à leur réduction, le principe de plaisir
est un principe économique.
Mais le corps est aussi le lieu primordial de notre existence, de notre être, de notre institution.
Si le corps semble triompher de deux difficultés (faire exister une globalité et
délimiter un intérieur et un extérieur), comment, avec lui, la globalité peut-elle
79
subsister alors qu’il se distribue en segments et en territoires spécialisés et que
cette globalité est aussi un leurre ? Et comment peut-il concilier intériorité et
extériorité qu’il ne sépare pas vraiment, ou comment disposer de l’intériorité du
dehors, sans la perdre ?
7. Systématisation szondienne du corps-psychique
Bernard Robinson amplifie la déconstruction que permet le système pulsionnel
de Szondi, à partir du schéma que propose Jean Mélon dans Dialectique des
Pulsions (p 22), en interrogeant les intrications entre le corps, le Je, le rapport
à autrui et le monde environnant.88
Avec Mélon on pose donc quatre champs anthropologiques : champ fusionnel, champ spéculaire, champ transgressif, champ subjectif.
Bernard Robinson suggère dans la foulée, quatre niveaux corporels, quatre modalités du rapport entre le corps, le monde, le Je et l’autre.
Dans la logique du schéma pulsionnel et de la théorie des circuits, ces quatres
niveaux doivent être envisagés comme quatre types de problèmes à résoudre,
successifs et jamais résolus, chaque niveau prenant le relais du précédent, le
dernier accomplissant la boucle annoncée dès le premier.
Les szondiens avaient récapitulé leurs analyses en mettant en série, selon les
vecteurs, les traumatismes (de la séparation, de la perte d’objet, de la différence
des générations, de la différence des sexes), les fantasmes originaires (retour au
sein maternel, séduction, scène primitive, toute-puissance) et les divers types
d’angoisses (perte de plaisir, ne plus être aimé, culpabilité, castration).
Selon Bernard Robinson, ces mises en série éclairent le corps dans tous ses états.
1) Au niveau fusionnel, le corps n’est pas unifié. Il n’est pas encore renfermé
sur lui-même. Le Je est réduit aux sensations du corps. Les sensations
tiennent lieu de corps et de Je. « Il y a du corps ». Le Je de l’enfant et le
corps se confondent dans chaque sensation du moment. Cette confusion
est problématique. Le rythme sera un premier point de repère. Le Je, pas
plus que le corps, ne se saisissent comme totalité. Ils sont englobés dans
l’ensemble de la situation qui est éprouvée comme sensation ou comme
humeur, pas comme affect ni comme sentiment. Je et corps sont ballottés
au rythme des sensations, elles-mêmes rythmées sur les rythmes
biologiques et ceux de l’environnement. L’environnement fait partie de la
88. Voir le tableau récapitulatif en annexe 1
80
situation, de la totalité englobante. Il n’y a donc pas d’autre au sens
habituel du terme.
C’est clair que les psychomotriciens choisissent, sans doute par nécessité
clinique, d’explorer avec leurs patients ces premières modalités du rapport
au monde, de rapports à soi et de rapports à l’autre, par l’intermédiaire des
opposés plaisir-déplaisir, tension-détente, et en recourant aux différentes
modalités sensorielles.
Pour l’enfant, dans ce champ fusionnel, le problème à résoudre est de
contenir les sensations. C’est, comme le nomme Bernard Robinson, le
corps sensationné, dans la mesure où il n’est qu’un lieu de sensations.
Emil Staiger repère dans « Les concepts fondamentaux de la poétique »
(traduction, Lebeer-Hossman, Bruxelles, 1990), que cette dimension
lyrique vise une présence ininterrompue. Ce qui est impossible. Seule la
répétition peut préserver de la dissolution, dit-il, répétition sous la forme de
la cadence. Depuis longtemps, répétition, cadence, rythme sont des
ingrédients techniques privilégiés des pratiques psychomotrices de base,
comme si les patients indiquaient aux thérapeutes que c’est par là qu’il faut
commencer et que c’est à cela qu’il faut toujours revenir.
Etre confondu avec le milieu, se fondre, être fondu dans la masse, semble
être une modalité corporelle première, et qui subsiste toute la vie comme
modalité corporelle d’être au monde et à soi.
Repli,refuge, se recroqueviller, se mettre en boule, s’enfouir, voilà une
série d’expressions qui évoque le fantasme du retour au sein maternel et
l’inévitable traumatisme de la séparation, du sevrage, du changement, de la
naissance, et l’angoisse concomitante de perdre le contact avec le plaisir,
angoisse dépressive du vide.
Pour nous éducateurs spécialisés, nous devons nous référer à notre
pratique relationnelle et visualiser ce qu’elle nous donne à voir du rejeu du
bénéficiaire en rapport avec cette modalité corporelle première.
Pas étonnant que le mouvement rythmé, le ballotement régulier du corps, la
glisse, le portage, le matelas pneumatique sur l’eau, la caresse de la peau, la
chaleur englobante, …soient souhaités, recherchés, et utilisés en
psychomotricité et dans la relation au quotidien pour les éducateurs
spécialisés.
Il faut évidemment y adjoindre, pour éclairer plus scientifiquement la
pratique, la dynamique tensionnelle et dialectique du circuit du contact :
s’accrocher, rester fidèle, chercher une autre source de plaisir, se détacher,
se désarrimer…(m+, d-, d+, m-).
Nous pouvons, ici, réfléchir au cycle de l’ambiance vu au cours en le mettant en lien avec la manière dont s’éprouve de contact dans la relation.
81
2) Au niveau spéculaire, le corps s’unifie, se ferme sur lui-même, se donne
des frontières (Fonctions du Moi-peau), et le Je s’identifie tout entier au
corps unifié. Ici, ce n’est plus « il y a du corps », mais « je suis ce corps
là ». Le Je est confondu avec le corps, il se trouve en s’identifiant au
corps unifié. Jubilation de cette trouvaille qui donne un lieu précis aux
sensations, même si la trouvaille est du ressort de l’imaginaire. L’objet et
le sujet se constituent concomitamment. Le je se réduit au corps
instrumenté, instrumental, capable de performances motrices diverses. Le
problème à résoudre ici est de maintenir cette unité et de coordonner les
segments du corps en objet unifié. Il faut maintenir l’unité, sous peine
d’êtrehandicapé. Le danger, c’est la perte de l’unité, de la totalité. Le
décalage entre l’image totalisatrice et l’évolution du schéma corporel chez
l’enfant ouvre la béance possible du handicap. A cause de cette position
d’objet du corps dans le champ spéculaire, on peut parler de corps
objectivé. Dans la mesure où la fascination érotique fait que le sujet se
trouve dans l’objet, il ne peut pas assumer d’être la source du désir : c’est
l’autre qui séduit, je n’y suis pour rien. Le pouvoir d’attraction (et de
répulsion) est chez l’autre. L’autre se constitue du même coup comme
pôle désirant-désiré. La conséquence c’est que la perte de l’objet est une
catastrophe. Le Moi s’évanouit dans la perte d’amour. Le sujet abandonné
est manifestement handicapé, une partie de lui, l’idéal projeté sur l’autre,
lui manque. Il préfère mourir. Heureusement, si tout va bien, « une de
perdue, dix de retrouvées ! ». Mais il faut faire un travail sur soi pour y
arriver.
Dans la passion désirante le corps devient triomphant, idéal, sans failles.
Je suis ce corps là. Le circuit pulsionnel indique le mouvement dialectique
possible : je suis attiré, j’ai besoin de tendresse (h+), je me laisse faire S-),
je deviens actif (S+), je peux me passer d’amour (h-). L’impasse du
circuit S, étant donné la dynamique d’éros et thanatos (pulsion de mort,
pulsion de vie), c’est de pouvoir connaître l’extase et l’abandon ou le
rejet. S’il n’y avait pas la possibilité de passer en P (tableau annexe 1),
dimension du collectif, du social et de la responsabilité, la dynamique
psychique tournerait en rond dans les extases et les affres de l’amour
d’objet, du corps comme objet. La frustration subie devient le moteur de
l’angoisse.
3) Au niveau transgressif, le corps devient l’enjeu, le lieu même d’une
normalisation. Il est marqué inévitablement par l’accession de l’enfant à
la règle, à la norme sociale. Le corps devient traversé d’interdits et donc
l’objet d’une transgression possible. Les zones du corps sont hiérarchisées
en fonction de ces interdictions : zones nobles, zones honteuses, qui
varient selon la culture. Le corps entre dans la négation possible et
inévitable. Je suis honteux de ce corps-là, donc je ne suis pas ce corps là.
A l’affirmation du champ spéculaire, « je suis ce corps là », répond la
82
négation du champ transgressif, « je ne suis pas ce corps là ». S’ensuivent
honte, gêne, pudeur, quand on le cache, et plaisir quand on l’exibe. Le
corps est devenu le médiateur obligé du Je moralisé. Le Je l’habille, le
montre, le cache, donne à ses performances, ses sensations, ses capacités,
ses odeurs, ses formes, son style, des valeurs partagées culturellement. Si
dans le champ fusionnel le Je se confond, si dans le champ spéculaire il se
trouve, dans le champ transgressif, il se perd et se désolidarise du corps
interdit et désiré par l’autre. Cette perte est tout aussi problématique que
la confusion du premier niveau et la trouvaille du second. Le problème à
résoudre est de maîtriser le plaisir du corps normalisé, de maîtriser
l’interdit, sous peine d’être frustré. Le danger c’est de perdre le plaisir
parce qu’on n’a pas la maîtrise de la loi. On peut toujours faire la loi soi-
même, transgresser l’ordre des générations, mais cela ne résout pas le
problème du rapport à autrui. Bien des psychomotriciens ont confondu ces
choses dans la foulée des thérapies corporelles. Les séances de
psychomotricité sont alors centrées sur cette problématique : « autorise-toi
du plaisir dans ton corps ». Ce n’est peut-être pas le problème du patient
mais bien celui du thérapeute.
Ce qui nous introduit, structuralement, à cette dimension de l’existence et
du corps c’est l’inévitable différence des générations. Traumatisme donc,
parce qu’insurmontable. La loi, la société, la règle me précède ! Il y a une
antériorité à Moi, et une collectivité que je ne peux pas séduire. Le
collectif normé devient une nouvelle dimension de l’être. Le corps en est
particulièrement affecté, et, quelques fois, il ne s’en remettra pas.
4) Au niveau subjectif, le Je s’est accompli dans le langage. Il est devenu le
sujet du discours, celui qui s’identifie à son discours. Le Je s’exprime. La
série « il y a du corps-je suis ce corps là-je ne suis pas ce corps là »
aboutit, au sens de Bernard robinson, à ce qui est logiquement visé dès le
départ : « j’ai un corps ». Le je a son corps. Nous savons qu’il se trompe
en partie, puisque ce corps lui échappe, comme il lui a échappé
auparavant. Reich avait compris que le corps est marqué de l’histoire du
procès de la subjectivité. Le problème à ce niveau est d’assumer cette
soumission, cette sujétion. Le danger propre est d’être castré. Si le Je
s’exprime, avec le corps, il doit accepté d’y être sousmis sous peine d’être
castré.Cette dernière position accomplit le mouvement de l’histoire
amorçé en C. Cette dimension historique semble échapper aux
psychomotriciens, parce que leur échappe la dimension dramatique de
l’existence.
Le narcissisme supporte mal la répartition des sexes : quelque chose
échappe à la toute-puissance imaginaire héritée du narcissisme primaire
du champ spéculaire. Les avatars des changements d’identité sexuelle, y
compris en modifiant le genre et le sexe, et les tentatives, mythologiques
83
(la cuisse de Jupiter) ou chirurgicale de maîtriser le corps et
l’enfantement, sont des indications de ce qui se travaille dans ce champ de
la subjectivité du corps psychique. La filiation est une des dimensions de
ce corps désormais élargi à la dimension de l’histoire et des générations.
L’embaumement, les sarcophages et autres mosolées sont les témoins des
fantasmes d’éternité de la puissance subjective.
Dans la schizophrénie le corps ne compte pour rien et peut endurer les
exigences du travail psychique ; dans la paranoïa les limites du corps sont
perméables : l’autre est partout, je suis partout, les voix traversent le
temps, l’espace et la peau. L’amplification du tableau szondien selon les
indications de Mélon permet de repérer l’impasse idéologique des
pratiques psychomotrices et d’éclairer l’objet caché de la psychomotricité.
Ce corps que la déconstruction szondienne nous fait voir c’est que le
corps est tout aussi problématique que l’identité, le rapport à autrui et le
rapport au monde.Il est quatre fois problématique (sensationné, objectivé,
normé, subjectivé) et entretient avec quatre modalités identificatoires (se
confondre, se trouver, se perdre, s’exprimer) des rapports tensionnels qui
comprennent quatre menaces imaginaires (être disloqué, être handicapé,
être frustré, être castré). On peut par ailleurs articuler ces menaces
imaginaires, ou ces traumatismes à la série des fantasmes originaires,
comme Mélon l’a fait.
En confrontant le discours courant des psychomotriciens à l’analyse
szondienne que Bernard Robinson vient d’esquisser des rapports entre le
corps, le sujet et le lien social, on peut s’apercevoir que, dans leur
discours, les psychomotriciens veulent privilégier la globalité et la
totalité. Si on lit la série comme présentée par Bernard Robinson, dans le
sens C-S-Sch, on pourrait dire qu’ils rejettent (négligent, oublient) la
droite du tableau (le corps normé et le corps subjectivé ou la menace de
frustration et la menace de castration) pour privilégier ce qu’il faut bien
considérer comme des idéaux fantasmatiques qui font partie des
problèmes structuraux de la gauche du tableau : le plaisir sensori-moteur
harmonieux et l’unité du corps en mouvement .
En conclusion, onpourrait dire que les psychomotriciens ont été appelés
par la clinique psychopathologique et psychopédagogique à travailler
avec leurs patients les soubassements de la personnalité et du
comportement. D’abord dans une visée adaptative, et puis dans une visée
d’épanouissement lorsque les idéologies des psychothérapies se sont
répandues. En prenant en compte par la suite, sous l’influence de la
psychanalyse, les problèmes de tranfert et de la parole, la psychomotricité
s’est transformée en psychothérapie à médiation corporelle.
Bernard Robinson se pose la question de « Comment repartir des
perturbations psychomotrices ? » et propose l’analyse qu’il vient de
développer à partir du système pulsionnel de szondi.
84
Pour nous, éducateurs spécialisés, ne serait-il pas intéressant de se poser
les mêmes questions par rapport au travail de la relation ?
VI. L’Enaction
L'énaction: un concept des neurosciences cognitives
Parmi les conceptions les plus novatrices de ces dernières années, l'énaction
apparait comme porteuse d'avenir. De nombreuses théories sur les
apprentissages sont apparues au cours du siècle, certaines ont eu leur heure de
gloire et ont servi de base à la construction de l'étude sur les différentes façons
dont on s'y prend pour accéder à des connaissances ou transformer nos
comportements.
Le concept apparait dans les articles et ouvrages de Francisco Varela,
neurobiologiste et chercheur en sciences cognitives, c'est un concept validé
scientifiquement à partir d'études sur l'homme et l'animal. Dans son livre
"l'inscription corporelle de l'esprit", il cite M. Merleau-Ponty qui avait entrevu
l'idée 50 ans auparavant.
"L'organisme donne forme à son environnement en même temps qu'il est
façonné par lui [..] Le comportement est la cause première de toutes les
stimulations. [..]Les propriétés des objets perçus et les intentions du sujet, non
seulement se mélangent mais constituent un tout nouveau. [..]L'organisme, selon
la nature propre de ses récepteurs, les seuils de ses centres nerveux et les
mouvements de ses organes, choisit dans le monde physique, les stimuli
auxquels il sera sensible."
Apprendre par l'énaction pour un sujet, cela veut dire tout simplement avoir
l'initiative de ses comportements et de ses mouvements dans le temps de
l'apprentissage. La perception et la motricité sont indissociables donc sous le
85
primat de l'action qui les stimule. L'activité motrice est produite pour construire
un jeu de perceptions qui vont guider l'action vers son but, constitutives de la
prise de connaissance efficace au cours d'une expérience vécue.
Une expérience chez les animaux
Deux groupes d'oisillons élevés sans leurs congénères adultes:
le 1er groupe a la possibilité de
déclencher d'un coup de bec
l'enregistrement du chant des
oiseaux de son espèce.
Ce groupe restituera 76% du chant
entendu.
le 2ème groupe est dans une cage
voisine et a juste la possibilité
d'entendre l’enregistrement
déclenchés par le 1er groupe.
Ce groupe restituera 39% du chant
enregistré.
La seule différence en faveur du 1er groupe: l'initiative dont ils disposaient au
cours de l'apprentissage.
L'énaction et la théorie de Piaget
L'énaction complète les idées de logique des actions chère à J.Piaget, présente
chez l'enfant dans les premières semaines de son développement. A cet âge,
l'enfant ne dispose que de sa propre activité sensorimotrice. Et pourtant, par le
jeu de ses expériences et de ses initiatives, l'enfant va édifier parallèlement ses
structures cognitives (son esprit) et le réel. Le constructivisme de Piaget est
souvent vu à tort comme l'addition de "couches" construites sur la base de celles
qui les précèdent alors qu'en réalité dans la théorie, à chaque étape du
développement cognitif, il y a réorganisation de tout l'ensemble en repartant de
l'expérience agie. N'oublions pas qu'une bonne partie de l'oeuvre de Piaget
repose sur des expériences concrètes à l'aide de petits dispositifs proposées à des
enfants qui doivent ainsi résoudre un problème et rendre explicite leur
raisonnement. L'intention et donc l'initiative sont à la fois le prélude à l'action et
à la représentation et donc à la connaissance.
86
Langage et énaction
Le développement du langage reflète l'énaction des connaissances. Ainsi, avant
d'avoir acquis ses premiers mots, on sait que le jeune enfant communique des
intentions à travers ses comportements, puis dans sa voix à travers son babillage.
Si ses intentions sont reconnues et comprises par ses pairs, si l'enfant peut
prendre l'initiative d'agir sur les objets de son environnement, l'enfant peut
accéder aux représentations et aux symboles donc au langage. Il est intéressant
d'ailleurs de constater que le premier langage de l'enfant exprime des actions
concrètes sur les objets et que les mots exprimant ce concret vont servir de base
par projection au langage abstrait ou métaphorique : "je mets de l'argent de
côté", "il se prend pour quelqu'un d'autre", "il n'y arrivera pas", "je dois
repartir à zéro", "les sectes manipulent les gens", "tiens bon!"!, "elle se donne
beaucoup en ce moment, je dois me sortir de cette relation qui me bouffe la vie".
Même chose avec les objets que l'enfant catégorise au départ en fonction des
propriétés qu'il a perçu à travers ses agissements sur les objets, toujours le jeu
perception-action. Premières catégorisations (formes, couleurs, tailles,
textures.etc) qui servent de base aux catégorisations ultérieures par projection
métaphorique: "le cercle des proches du président", "il y a diverses formes de
musique", "il n'utilise pas bien les outils pédagogiques", "les instruments du
pouvoir", " les fruits de son imagination".
Varela parle de cognition incarnée pour rendre compte de ce constat.
Les premiers concepts sont bien issus des premières actions et les difficultés
d'apprentissage, d'abstraction que nous constatons chez certains enfants peuvent
être éclairées sous un jour nouveau.
Quelques Conséquences
Jusqu'à maintenant, on expliquait certaines difficultés d'apprentissage en
invoquant des facteurs socioaffectifs et biologiques: carences sociales, carences
éducatives, carences affectives, fragilité émotionnelle, prématurité. Cependant
des points d'ombre demeurent quand on invoque ces facteurs, notamment le rôle
respectif de chacun dans les échecs des apprentissages. Le concept d'énaction
couplé à la notion de période sensible, c'est à dire de période génétiquement
87
préprogrammée dans le développement pour qu'un apprentissage se réalise (on
pense par exemple au langage) ouvre une porte à la compréhension de ces
échecs. On pourrait dire qu'à partir du moment où des facteurs concourent, à une
période sensible pour un type d'apprentissage, à empêcher ou gêner les actions et
initiatives d'un enfant pour s'approprier ce qu'il apprend, l'apprentissage sera
moins efficace: famille surprotectrice ou pédagogues trop interventionnistes
expliquant beaucoup sans laisser l'enfant agir, cadre éducatif "étouffant" ou
rigide, familles à problèmes multiples, dépression ou maladie mentale chez la
mère, négligences diverses s'ajoutant à une fragilité psychologique et/ou
médicale de l'enfant.
On peut aussi voir certaines difficultés de langage sous cet angle, l'initiative, les
intentions d'action existent aussi dans le domaine de la communication verbale
et non verbale et dans l'appropriation du code : par exemple: actions au niveau
relationnel, actions au niveau métalinguistique quand l'enfant prend l'initiative
d'une locution inventée par lui-même, au niveau pragmatique dans les échanges
verbaux...etc.
Chez l'enfant porteur de handicap ou présentant un trouble des acquisitions, le
concept d'énaction est particulièrement intéressant pour les enfants ayant des
déficiences sensorielles, motrices ou mentales. Ainsi, les enfants hypotoniques,
hypokinétiques ou au contraire hyperactifs-hyperkinétiques ne peuvent du fait
de leur déficience et de certaines négligences éducatives, développer certaines
capacités intellectuelles qui apparaissent de prime abord éloignées de leur
déficience, on pense ainsi au lien entre certaines dyspraxies et certains
apprentissages (lecture, langage élaboré, pensée logique, calcul, accès à
certaines abstractions), lien étudié par Piaget ou par Dugas et Gérard pour les
dyspraxies de développement ou encore par Lacert pour les affections
neuropédiatriques.
90
DICTIONNAIRES &
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12. Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 1998.
13. ibid.
14. Le petit Larousse, op. cit.
93
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16. Françoise Labridy, Le groupe familial, N° 141.
17. L. Kreisler, L’enfant du désordre psychosomatique, rencontres cliniques, Ed.
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18. B. Golse, Le développement affectif et intellectuel de l’enfant, Ed. Masson,
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21. L’enfant du miroir, Nasio / Dolto, Petite bibliothèque Payot, 1992, P.64.
22. Françoise Dolto, C’est la parole qui fait vivre. Une théorie corporelle du
langage, Sous la direction de W. Barral. Extrait de l’image inconsciente du corps
de F. Dolto, ed Gallimard 1999, P17 et P22.
23. Françoise Dolto – J.D Nasio, L’enfant du miroir, op. cit., p18, 19.
24. F. Dolto – J.D. Nasio, L’enfant du miroir, op. cit., p 22
25. Françoise Dolto, c’est la parole qui fait vivre, une théorie corporelle du
langage. Op. cit., p141
26. Didier Dumas, ibid, p.271.
27. Ibid. p.185
28. Joseph Rouzel, L’acte éducatif, clinique de l’éducation spécialisée, ed. Eres,
1998, p 47.
29. D. Roquefort, Le rôle de l’éducateur. Education et psychanalyse, Ed.
L’harmattan, 1995, p. 81
30. D. Roquefort, op.cit., p59.
31. D. Roquefort, op. cit., p 81.
32. J. Rouzel, Le travail de l’éducateur spécialisé, Ed. Dunod, 1997,p.88
33. J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., p.82.
94
34. Dictionnaire de la psychologie, Larousse, Norbert Sillamy.
35. Ferdinand De Saussure était un linguiste qui a inspiré par la suite les travaux
de J. Lacan.
36. Extrait du vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l’enfant,
Robert Lafon
37. Ibid.
38. J. Rouzel, L’acte éducatif. Clinique de l’éducation spécialisée, Ed. Eres,
p192.
39. J. Rouzel, L’acte éducatif. Clinique de l’éducation spécialisée, Ed. Eres,
p194.
40. Denis Vasse, Le temps du désir – Essai sur le corps et la parole, Ed. Points,
p150.
41. Ibid. p154.
42. F. Dolto. Le journal des psychologues, juin 90, n°78. Conquête de
l’autonomie, la position de Françoise Dolto.
43. M. Lemay, les psychoses infantiles, T2, Ed. Fleurus, Pédagogie
psychosociale, p 258.
44. Ibid., P256.
45. Michel Lemay, les psychoses infantiles– P 256.