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La poétique romaine comme hybridation féconde. Les leçons de la greffe (Virgile, Géorgiques, 2, 9-82) Séverine Clément-Tarantino Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 Introduction* L’exposé que Virgile consacre à la greffe au début du chant 2 des Géorgiques a frappé des générations de commentateurs par son manque d’orthodoxie : prenant le contre- pied de la tradition agronomique qui avait traité le sujet, le poète se laisse aller à ce que Servius identifie comme une ingens phantasia , en faisant fi de la loi qui, à Rome, * Je remercie les membres du GDR de m’avoir permis de présenter cet exposé, Jacqueline Dangel et Alain Deremetz de m’avoir encouragée à approfondir l’analyse d’un texte pour lequel mon intérêt n’a cessé de croître depuis la première analyse que j’en fis dans le cadre de ma maîtrise. Je remercie également Catherine Fréchet pour les relectures attentives et attentionnées qu’elle a fai- tes de ce texte. . Encore faut-il préciser que cette remarque incisive de Servius (Seruii Grammatici qui ferun- tur in Vergilii carmina commentarii, rec. G. ilo et H. Hagen, vol. III, fasc. , Leipzig, Teubner, 887) ne concerne que la personnification sur laquelle le passage se clôt (l’arbre stupéfait par la méta- morphose de ses feuilles et de ses fruits, vers 80-82). Certains commentateurs me semblent forcer la position de Servius en s’autorisant de cette phrase dans leur lecture « pessimiste ». À l’exception d’un Interférences, Ars Scribendi, numéro 4, 2006 http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/

La poétique romaine comme hybridation féconde. Les …ars-scribendi.ens-lyon.fr/IMG/pdf/Clement_Tarantino.pdf · .Encore faut-il préciser que cette remarque incisive de Servius

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  • La potique romaine comme hybridation fconde.Les leons de la greffe (Virgile, Gorgiques, 2, 9-82)

    Sverine Clment-Tarantino

    Universit Charles-de-Gaulle-Lille 3

    Introduction*

    Lexpos que Virgile consacre la greffe au dbut du chant 2 des Gorgiques a frapp des gnrations de commentateurs par son manque dorthodoxie : prenant le contre-pied de la tradition agronomique qui avait trait le sujet, le pote se laisse aller ce que Servius identifie comme une ingens phantasia, en faisant fi de la loi qui, Rome,

    * Je remercie les membres du GDR de mavoir permis de prsenter cet expos, Jacqueline Dangel et Alain Deremetz de mavoir encourage approfondir lanalyse dun texte pour lequel mon intrt na cess de crotre depuis la premire analyse que jen fis dans le cadre de ma matrise. Je remercie galement Catherine Frchet pour les relectures attentives et attentionnes quelle a fai-tes de ce texte.

    . Encore faut-il prciser que cette remarque incisive de Servius (Seruii Grammatici qui ferun-tur in Vergilii carmina commentarii, rec. G. Thilo et H. Hagen, vol. III, fasc. , Leipzig, Teubner, 887) ne concerne que la personnification sur laquelle le passage se clt (larbre stupfait par la mta-morphose de ses feuilles et de ses fruits, vers 80-82). Certains commentateurs me semblent forcer la position de Servius en sautorisant de cette phrase dans leur lecture pessimiste . lexception dun

    Interfrences, Ars Scribendi, numro 4, 2006http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/

  • Sverine Clment-Tarantino2

    avait t r-nonce par Varron2 et qui veut que les seuls croisements possibles sus-ceptibles dtre durablement fconds se fassent entre arbres appartenant un mme genre ou, au moins, une mme famille botanique3. Des sept exemples de greffes que

    seul, qui continue de poser un problme de texte (castaneae fagos, au vers 7, que Servius construit dabord avec le verbe gessere du vers prcdent : cf. infra, n. vi), le grammairien ne conteste aucun des exemples de greffes donns par Virgile. Cf. le dbut de son commentaire au vers 70 : dicit quid in quam arborem debeamus inserere : in arbuto nucem, in platano malum, in fago castaneam, in orno pirum ( Il dit ce que nous devons greffer et sur quel arbre : sur larbousier le noyer, sur le platane le pommier, sur le htre le chtaignier, sur lorne le poirier ).

    2. Varron, De r. r., , 40, 6 (texte tabli, traduit et comment par J. Heurgon, Paris, CUF, 978) : in quamcumque arborem inseras, si eiusdem generis est dumtaxat, ut si utraque malus, ita inserere oportet referentem ad fructum, meliore genere ut sit surculus quam est quo ueniat arbor ( Quel que soit larbre sur lequel on greffe, pourvu seulement quil soit de la mme espce, par exem-ple si ce sont deux pommiers, il faut, quand on considre le rapport, procder de manire que le gref-fon soit dune meilleure espce que larbre auquel on lapplique ). Il ne fait pas de doutes que Virgile connaissait ce texte ; dans les Bucoliques (Buc., 8, vers 52-53) il avait inclus deux greffes impossi-bles dans une liste dadynata : [] aurea durae/mala ferant quercus, narcisso floreat alnus ( [] que les chnes durs produisent des pommes dores, que le narcisse fleurisse sur laune ). Le greffage de vgtaux appartenant des genres diffrents contredit une des lois fondamentales de la biologie et, ainsi que me la assur un ami docteur en biologie, Mirko Siragusa, chercheur lUniversit de Palerme, la thorie moderne confirme qu long terme, on ne peut viter le rejet. Il apparat nan-moins que des rsultats surprenants furent et sont encore obtenus dans la pratique par les botanistes ou les jardiniers passionns. Lexpression saepe uidemus du vers 32 nimplique pas ncessairement, mon sens, que Virgile a rellement t le tmoin, avec dautres, de pareils rsultats. Je la lis avant tout comme un procd littraire visant asseoir lautorit dun discours dont le point dancrage est chercher autant dans la littrature que dans la ralit. En admettant quelle conserve une valeur rfrentielle, on pourrait supposer que Virgile fait rfrence des tentatives faites par les jardiniers ou arboriculteurs de son temps (Pline lAncien affirme en effet qu son poque, on ne saurait plus progresser dans le domaine de la greffe, les hommes ayant dj tout tent : expertis cuncta hominibus, N. H., 5, 7, vers 57) ou que sa description rsulte de la vision darbres enchevtrs au point de donner limpression quil sagit dun arbre greff (ce cas de production naturelle est dsign comme similaire celui du greffage par Thophraste, C. P. 5, 5, vers 4).

    3. Sur la technique de la greffe dans lAntiquit, voir en particulier les articles de A. S. Pease, Notes on Ancient Grafting , TAPhA, 64, 933, p. 66-76 et de J. Pigeaud, La greffe du mons-tre , REL, 66, 988, p. 97-28. Le problme des greffes virgiliennes a t diversement considr par D. O. Ross, Non sua poma. Varro, Virgil and grafting , ICS, 5, 980, p. 63-7 (du mme auteur, voir aussi Virgils elements. Physics and Poetry in the Georgics, Princeton, Princeton University Press, 987, p. 04-09) et, plus rcemment, par M. Bovey, La greffe de lolivier sur le figuier. Columelle, Virgile et la greffe des arbres , REL, 77, 999, p. 84-204 (le but de cet article est de montrer que, si Columelle, dune manire qui contredit ses habitudes, se laisse aller promouvoir lide dune greffe universelle cf. De r. r., V, , 2 et De arb., 27, , cest dans une volont de justifier et dac-crditer les exprimentations virgiliennes en la matire ; ces exprimentations sont, du reste, perues

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    Virgile place sous nos yeux, deux seulement remplissent cette dernire condition4 : le premier de la premire srie, greffe du pommier sur le poirier (vers 32-34)5 et le troisime de la seconde srie (vers 69-72), greffe du chtaignier sur le htre6.

    Et saepe alterius ramos impune uidemusuertere in alterius mutatamque insita malaferre pirum et prunis lapidosa rubescere corna. (Virgile, Gorg. 2, 32-34)

    Et nous voyons souvent les branches de lun se muer sans dommage en bran-ches de lautre, le poirier mtamorphos donner sur greffe des pommes et des cornouilles pierreuses rougir sur des pruniers. (Virgile, Gorg. 2, 32-34)

    par lauteur comme positives, lintention de Virgile tant, selon M. Bovey, d exprimer , travers la greffe, les merveilles que recle la nature , p. 20).

    4. Cf. R. F. Thomas (Virgil. Georgics, vol. , Cambridge, 988), p. 6 (commentaire aux vers 32-34). R. F. Thomas ne parle que de six greffes, ignorant (comme Servius, cf. n. i) lunion du chne et de lorme que Virgile suggre, non sans humour (voir la note ad loc. de R. A. B. Mynors, Virgil. Georgics, Oxford, Clarendon Press, 990, p. 0), dans le dernier vers de la seconde srie dexemples (vers 72 : [] glandemque sues fregere sub ulmis). M. Bovey (art. cit [n. iii], p. 20 et n. 78) affirme que, comme celle du pommier sur le poirier, la greffe du cornouiller sur le prunier tait atteste comme possible par la tradition agronomique, mais nen fournit aucune illustration.

    5. Lattestation de cette greffe par Varron (De r. r., I, 40, 5 : non enim pirum recipit quercus ; neque enim si malus pirum) est rendue incertaine par un problme de texte : J. Heurgon note dans son commentaire (n. 2 p. 67) que la seconde phrase est inacheve et traduit car le chne naccueille pas le poirier ; ce nest pas une raison parce que le pommier accueille le poirier ; D. O. Ross (art. cit [n. iii] p. 64) propose, lui, de corriger enim par etiamsi et comprend, au contraire, et mme si cest un pommier, il naccueille pas la greffe dun poirier . Cette greffe est, en tout cas, atteste par lauteur du De Plantis qui, aprs avoir rappel qu il vaut mieux greffer le semblable sur le sembla-ble , admet que le rapport danalogie unissant certaines plantes dissemblables (comme les poiriers et les pommiers) rend leur greffe possible et rentable : cf. Aristotle, Minor works, Loeb Classical Library, 820 b 35, cit et comment par J. Pigeaud, art. cit [n. iii], p. 22.

    6. Ldition utilise est celle de E. de Saint-Denis (Virgile, Gorgiques, Paris, Les Belles Lettres, 995, re d. 957), sauf pour le vers 82, o je retiens miratastque au lieu du prsent miraturque. La ponctuation des vers 70-7 dans le texte tabli par E. de Saint-Denis diffre de celle que retiennent R. A. B. Mynors et R. F. Thomas, qui mettent une virgule aprs ualentis et un point-virgule aprs fagus. R. A. B. Mynors conserve en outre, dans son texte, castaneae fagos [gessere], dont le sens faisait dj problme pour Servius ; dans son commentaire au vers 7 (p. 09-0), il passe nanmoins en revue toutes les solutions qui ont pu tre proposes ; propos de celle qui a fini par simposer (avec la ponctuation retenue par E. de Saint-Denis, et fagos, nominatif singulier ou fagus, nominatif singulier ou pluriel : le htre a blanchi/des htres ont blanchi de la fleur du chtaignier ), il met toutefois un doute quant la confusion que Virgile aurait ainsi faite entre la blancheur des fleurs du poirier et celle des fleurs du chtaignier.

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  • Sverine Clment-Tarantino4

    Inseritur uero et fetu nucis arbutus horridaet steriles platani malos gessere ualen-tis ; castaneae fagus, ornusque incanuit alboflore piri, glandemque sues fregere sub ulmis. (Virgile, Gorg. 2, 69-72)

    Mais on greffe le rejeton du noyer sur larbousier pineux, les platanes stri-les ont port de robustes pommiers ; le htre a blanchi de la fleur argente du chtaignier, lorne, de celle du poirier et, sous les ormes, les porcs ont croqu des glands. (Virgile, Gorg. 2, 69-72)

    Rendues douteuses par le fait quelles impliquent des arbres compltement dissem-blables, les cinq autres greffes frlent, certes, lextravagance : substituer des cor-nouilles pierreuses des prunes ne prsente pas dintrt et lide de faire porter des fruits des arbres infertiles (platanes, htres, ornes, ormes) suppose, au contraire, un dsir excessif de rentabilit. En tenant compte du rle de premier plan que ce cultus joue dans la sorte de plaidoyer en faveur du labor que constitue le double dvelop-pement form par les vers 9-34 et 47-72, on a pu dduire que ce plaidoyer ne devait pas tre pris la lettre du fait que les greffes donnes en exemple par Virgile sont des mensonges 7. En cela, ces greffes seraient emblmatiques dune uvre au dis-cours ambigu, qui ne valoriserait le labor quen apparence ou partiellement. Elles favoriseraient mme la mise au jour des dviances auxquelles ce labeur acharn (Gorg., , 45-6) est susceptible de conduire : non content de seconder ou dam-liorer la nature, lhomme qui recourrait une telle technique agirait en effet contre la volont de la nature8 pour ne crer que des monstres9. Pareille monstruosit se trouverait, enfin, implicitement dnonce dans limage qui clt le passage (vers 80-82), o miratur exprimerait ltonnement rempli deffroi de larbre que la greffe a rendu comme tranger lui-mme quelle a dnatur0 :

    7. Le mo t mensonge est employ par D. O. Ross (op. cit. [n. iii], p. 09 et suiv.), pro-pos de la greffe et des trois loges du chant 2.

    8. Lorsquil voque le premier cas de greffe mentionn par Virgile (pommier sur poirier), Properce (l., 4, 2, vers 8), Properce emploie ladjectif inuitus pour qualifier le porte-greffe : insi-tor hic soluit pomosa uota corona/cum pirus inuito stipite mala tulit ( qui pratique des greffes dpose ici une couronne de fruits pour acquitter ses vux quand le poirier porte des pommes malgr son tronc .

    9. Sur la monstruosit implique par toute greffe, voir J. Pigeaud, art. cit [n. iii], p. 20 et suiv.

    0. Sur ce vers, voir notamment D. O. Ross (art. cit [n. iii], p. 68), qui soutient que mira-tast et nouas connotent lhorreur plutt quun merveillement joyeux . R. F. Thomas ( Prose into poetry : tradition and meaning in Virgils Georgics , HSCP, 9, 987, p. 229-260) relve, quant lui (p. 258), le parallle peu encourageant que ce vers trouve aux vers 8-82 de la Ciris, o est dcrite la raction de Scylla la mtamorphose quelle vient de subir. Sans nier que ces vers (Gorg., 2, vers 80-82) font ressortir le caractre monstrueux, parce quhybride (non sua), de larbre greff, ni

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    [] nec longum tempus, et ingensexiit ad caelum ramis felicibus arbos miratast-que nouas frondes et non sua poma. (Virgile, Gorg., 2, 80-82)

    [] en peu de temps, dj, larbre, grandi, a perc vers le ciel de ses branches fertiles et sest tonn de porter un feuillage nouveau et des fruits qui ne sont pas les siens. (Virgile, Gorg., 2, 80-82)

    Pour qui ne souscrit pas compltement linterprtation pessimiste que je viens dvoquer, le problme pos par la greffe reste entier moins, peut-tre, dtre envisag un autre niveau, comme cela a t rcemment tent. Cette tentative est celle de J. Pucci, qui a consacr la greffe dans les Gorgiques une section dun cha-pitre de son ouvrage The full-knowing reader, allusion and the power of the reader in the western literary tradition2. Pour aller au-del des contradictions auxquelles on se heurte en sattachant la signification littrale du passage et, en particulier, des vers consacrs la greffe , J. Pucci considre la possibilit que ceux-ci aient une signification dite allgorique . Lallgorie en cause tiendrait ce que, en dcrivant la greffe, Virgile dcrirait un procd potique correspondant ce que nous appe-lons aujourdhui l allusion littraire . Lide que J. Pucci dfend dans ce chapi-tre est, en somme, que si lallusio ne constitue pas, dans lAntiquit, une catgorie rhtorique , les uvres des Anciens, des potes en particulier, ne fournissent pas moins des descriptions mtaphoriques du procd que nous, modernes , identi-fions par ce nom3.

    oublier la mfiance bien connue des Romains vers tout ce qui est (trop) nouveau (nouas), je voudrais cependant souligner que : ) ce monstrum qui ne savoue pas tel est dpourvu de toute conno-tation religieuse (Virgile passe sous silence les interdits et les prodiges relatifs au greffage quvoque Pline, N. H., 5, 57, reprenant Varron De r. r. , 40, 5) ; 2) interprter miror dans un sens ngatif relve dun parti pris. Le parallle tabli par F. Plessis et P. Lejay (uvres de Virgile, Paris, Hachette, 93, p. 35, note 3) avec lemploi de miror en Gorg., , 03 ([] et ipsa suas mirantur Gargara messis) ne me semble pas, de fait, moins convaincant que celui propos par R. F. Thomas : comme le Gargare quun hiver poussireux rend tonnamment fertile, larbre de Gorg., 2, vers 80-82 peut concevoir une surprise fire (Plessis-Lejay) devant la croissance et la fertilit (felicibus) que la greffe lui a rapidement assures.

    . Le terme est sans doute rducteur, mais il reste une faon commode de dsigner les cri-tiques qui, dans la ligne de l cole de Harvard , se sont appliqus dgager les ambiguts ou les ambivalences de la posie virgilienne, souvent pour en tirer des conclusions ngatives sur le plan ido-logique. Voir cependant la rcente mise au point de R. F. Thomas, Virgil and the Augustan Reception, Cambridge, Cambridge University Press, 200.

    2. New Haven-London, 998, p. 99-08.3. Les deux autres cas tudis par J. Pucci sont les vers 45 et suiv. des Acharniens dAristo-

    phane, o la rutilisation de vers dEuripide par Aristophane dans la scne concerne, mais aussi par Euripide lui-mme dans lensemble de ses tragdies est assimile la rutilisation de vtements en

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    Globalement convaincante, la rflexion mene par cet auteur est dautant plus intressante, me semble-t-il, que nous, modernes, avons aussi lhabitude de recou-rir limage de la greffe pour parler de la faon dont un texte sinsre dans un autre texte et de ses effets. Parmi ceux-ci, figure notamment la mtamorphose que le texte greff subit pour sintgrer au nouveau texte4 et/ou, inversement, la mtamorphose subie par le texte qui porte la greffe le texte qui fait allusion. Cest sur ce second type de mtamorphose que Virgile pourrait, de fait, attirer notre attention. Lus dans loptique que je viens de prsenter, les derniers vers du passage rendent en effet assez bien compte du sentiment daltrit produit par linsertion dans un texte du plant dun autre texte et du supplment de sens ventuellement apport par cet autre texte, lorsquil est repr et interprt par le lecteur qui, dans les termes de J. Pucci, a le pouvoir de le faire5.

    La manire dont il a orient lensemble de son enqute fait que J. Pucci se concen-tre, juste titre, dans lanalyse quil fait de ce passage des Gorgiques, sur le rle du

    lambeaux, et les Prologues des comdies de Trence Andrienne, Hautontimoroumenos et Eunuque en particulier , o lemploi rcurrent du verbe transferre, en rapport avec les vols qui sont reprochs lauteur, annoncerait, selon J. Pucci, lusage virgilien de la greffe comme mtaphore de lallusion. Les liens que J. Pucci tablit entre ces trois textes ne me paraissent, en gnral, pas trs probants. Tout en faisant de la contaminatio le cur de sa rflexion sur les Prologues de Trence, il tend ignorer que le reproche majeur qui est fait lauteur concerne la faon que ce dernier a eu de mlanger des modles grecs entre eux (cf. Haut., vers 8-9 ou des modles grecs des modles romains une fraude que Trence nie avoir commise (cf. Eun., vers 30-34, avec les remarques de A. Deremetz, Le Miroir des Muses, Villeneuve dAscq, Presses Universitaires du Septentrion, 995, p. 23). Or cest ce dernier genre de mlange qui me semble tre en cause dans le passage des Gorgiques et qui fait ainsi le lien entre les textes des deux auteurs. Si on voulait tablir un lien avec le texte dAristophane, cest du ct du registre mtaphorique employ par ce dernier i. e. le registre vestimentaire quil pourrait, mon avis, tre trouv : des pices vestimentaires ou des verbes dnotant une action qui sapplique dabord aux vtements sont de fait voques ou employs dans le passage de Virgile (cf. notamment coturnis, vers 8 et, peut-tre, tunicas, vers 75 ; abscindens, vers 23 voir Th.L.L., , s. u. abscindo, , , uestire, vers 38, exuerint, vers 5) ; dans leur contexte, le premier et les deux derniers de ces ter-mes en particulier pourraient renvoyer la transformation que subit un hypotexte lorsquil est r-crit dshabill puis revtu.

    4. Cest en mettant laccent sur cet effet quA. Pasco justifie le recours quil fait la mtaphore de la greffe dans le titre de son ouvrage consacr lallusion : Allusion. A Literary Graft (Charlottesville, Rookwood Press, 2002, voir en particulier p. 2).

    5. J. Pucci, op. cit., p. 03 : The point would seem to be that when a reader entertains the presence of an allusion, he must be willing to participate in what is, from the standpoint of normal reading, an unnatural act, dividing his attention between two texts and attempting to make sense of the textual graft before him. When that graft is given the attention it deserves, it, like the graft of these verses, bears fruit.

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    lecteur et sur le type de lecteur que rclame et construit cette greffe quest lallusion. Sa dmonstration me parat cependant tre affaiblie par le fait que : ) il se soucie relativement peu des allusions effectivement produites par ce texte ; 2) il considre la greffe indpendamment de son contexte, alors que lensemble de la leon agricole et potique dans laquelle la greffe prend place prsente mon sens un intrt.

    Le but de mon tude est dapporter quelques remdes ces deux manques ; pour ce faire, jorganiserai mon propos selon les trois directions suivantes. ) En re-parcou-rant brivement lensemble du passage, je re-considrerai la place et le rle qui sont dvolus la greffe dans le cadre de la dmonstration qui y est mene, mais aussi, et surtout, dans le cadre de la rlaboration et mme, de la mtamorphose laquelle Virgile soumet celui qui a t identifi comme le principal modle de cette section des Gorgiques, Thophraste, au dbut du livre 2 de lHistoire des Plantes6. 2) Aprs avoir examin la, voire les greffes potiques que Virgile a opres sur ce modle, je mintresserai celle(s) quil parat oprer sur son propre texte dans les vers quil a insrs 7 au milieu de celui-ci : la double adresse aux cultivateurs et Mcne, qui contribue non seulement lgitimer la lecture allgorique du passage pr-ne par J. Pucci, mais aussi mettre au jour la ou les formes dhybridation dont les Gorgiques sont le fruit . 3) En replaant la greffe dans son contexte, je minter-

    6. Dans son commentaire du pome, M. Erren (P. Vergilius Maro Georgica, Band 2 : Kommentar, Heidelberg, C. Winter, Wissentschaftliche Kommentare zu griechischen und lateinis-chen Schriftstellern, 2003, p. 283 et suiv.) valorise plutt linfluence de Varron. Sil est vrai que les quatre genres de semences que ce dernier distingue (. naturelles 2. culturelles : a. e terra in ter-ram b. ex arboribus in humum c. ex arboribus in arbores, cf. De r. r., , 39, 3) se retrouvent dans le texte de Virgile, la structure de ce dernier est plus fidle l original fourni par Thophraste. Cf. R. F. Thomas, op. cit., p. 57, note 4. G. Maggiulli (Incipiant siluae cum primum surgere. Mondo veg-etale et nomenclatura della flora di Virgilio, Roma, Gruppo editoriale Internazionale, Biblioteca Atena, 995, p. 36-39, note 5). affirme mme que Virgile est ici indpendant de Varron, tout en restant rserve quant au fait que le pote avait une connaissance directe du texte de Thophraste.

    7. Jemploie dessein le verbe insrer : les deux verbes latins inserere (de sero . : plan-ter et sero 2. : tresser ) sont assez proches pour que le second soit employ dans le sens de gref-fer (cf. DELL, s.u. sero). Servius se sent en tout cas en devoir de prciser (ad vers 32) : [] et loquitur de insitione. Sane insitas arbores dicimus, insertas uero causas et fabulas ( [] et il parle bien de greffage. Insitas semploie en effet pour les arbres greffs, tandis qu insertas sem-ploie propos de lenchanement des causes et de la composition des rcits ). Macrobe (Saturnalia, vol. I, J. Willis [d.], Leipzig, Teubner, 998, re d., 963) emploie plusieurs fois insero 2 pro-pos de linsertion par Virgile de mots anciens qui paraissent nouveaux (Sat., 6, 4, ), de mots grecs (6, 4, 7), de lieux homriques (5, 3, 33) ou dautres emprunts lantiquit grecque (6, , ). Une traduction par greffer parat cependant possible du fait que, pour dire greffage , Macrobe emploie insertio au lieu dinsitio (Sat., , 7, 25)..

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    rogerai enfin sur la possibilit que lensemble du passage abrite une rflexion sur le labor potique ou sur cette potique du labor que constituent la potique virgi-lienne, en particulier dans les Gorgiques, et la potique romaine que cette dernire a vocation illustrer8.

    Mtamorphose dun modle (Thophraste, H. P. 2, ). Greffage et contaminatio

    La premire leon du livre 2 des Gorgiques se compose de deux dveloppements de 26 vers (9-34 et 47-72), rpartis de chaque ct de ladresse aux agricolae et Mcne. De contenu similaire, leur structure interne repose sur une distinction entre pousse naturelle des arbres et pousse stimule par la culture que Virgile trou-vait clairement nonce dans les premires lignes du livre 2 de lHistoire des Plantes de Thophraste. La priorit de ce modle , en particulier sur le chapitre corres-pondant de Varron, est assure par linsistance avec laquelle Virgile use de ladite dis-tinction et, ponctuellement, par le fait que les trois premiers modes de reproduction naturelle quil voque (sponte sua, de semine, ab radice, vers , 4, 7) correspon-dent aux premiers termes de lnumration effectue par le savant grec9 :

    - . , , .

    8. La supriorit dune potique du labor sur ce qui pourrait tre dfini comme une po-tique de lingenium est notamment illustre par les destins croiss dAriste, figure de pote labo-rieux mais triomphant, et dOrphe, qui lamour fait perdre la mmoire (immemor heu !, Gorg., 4, vers 49) des prceptes reus (voir en particulier J. Dangel, Orphe sous le regard de Virgile, Ovide et Snque : trois arts potiques , REL, 77, 999, p. 87-7). Pour A. Deremetz ( La terre inspire et le pote-paysan , Noesis, 4, 2000, p. 55-79, sur ce point p. 68 et suiv.), le labor ainsi valoris est prsent comme une spcificit de la potique romaine compare, sinon oppose, celle(s) de la Grce, o lingenium prvaut.

    9. Ldition et la traduction de Thophraste utilises sont ici celles de S. Amigues, Thophraste : recherches sur les plantes, Paris, Les Belles Lettres, vol. , livres I et II, 988. La priorit du modle thophrasten sur le modle varronien est dfendue par R. F. Thomas (op. cit., note 6), qui relve en outre que le cas des pousses du bois clat en menus morceaux est galement repris par Virgile au vers 30, dans la premire section consacre lusus.

  • La potique romaine comme hybridation fconde 9

    Les arbres et les plantes en gnral se reproduisent soit par gnration spon-tane, soit partir dune graine, dune racine, dun rejet, dune branche, dun rameau, du tronc mme ou encore du bois clat en menus morceaux : cer-taines espces vont jusqu se multiplier ainsi. La gnration spontane peut passer pour un de ces procds, le plus primaire, la reproduction par graine et par racine pour le plus naturel, car elle est, elle aussi, en un sens, spontane, ce qui permet aux plantes sauvages den disposer ; les autres sont affaire de tech-nique ou bien mme de choix.

    Laspect le plus visible de la rlaboration laquelle Virgile a soumis le texte de Thophraste rside dans lamplification dun matriau qui est en outre rorganis selon une disposition recherche : les exemples vous illustrer chaque mode de reproduc-tion rapparaissent en effet dans le second dveloppement (vers 47-72) dans lordre inverse de celui o ils apparaissaient dans le premier (vers 9-34), en sorte de former, chaque fois ou presque, un chiasme avec lui20. Ce chiasme contribue indiquer que, dun dveloppement lautre, malgr lapparente rptition dun mme contenu, le propos sest en fait prcis, au point, parfois, dtre renvers.

    Le changement le plus notable rside probablement dans la radicalisation dun discours qui nest plus descriptif mais prescriptif et qui vise maintenant dmontrer, sinon imposer, la ncessit dune soumission systmatique des arbres aux techni-ques (cf. vers 6-62) et la supriorit de leurs productions. Cette radicalisation est rendue sensible par certaines gnralisations, telles celle des vers 49-52 qui tend, il est vrai, rendre quivoque 2 la mission de lhomme acteur du labor, en en fai-sant une uvre dacculturation plus encore que dducation22 :

    Tamen haec quoque, si quis inserat aut scrobibus mandet mutata subactis, exue-rint siluestrem animum cultuque frequenti in quascumque uoles artis haud tarda sequentur. (Virgile, Gorg. 2, 49-52)

    Pourtant, ces arbres aussi, si on les greffe, ou si, transplants, on les confie des fosses bien ameublies, auront tt fait de dpouiller leur me sauvage et grce

    20. Du ct des pousses naturelles, pousses de semine posito ( tombe terre , vers 4-6), et ab radice ( de la racine , vers 7-9) rapparaissent respectivement aux vers 57-59 et 53-56 de la seconde section. Du ct des techniques, pousses issues de boutures (vers 23-24), de souches quon a enfouies (vers 24-25), de marcottes (26-27), dune partie du tronc (exemple de la bche dolivier, 30-3) se retrouvent, en ordre invers, aux vers 65-68, 63-64. Cette structure est clairement dgage par R. F. Thomas, art. cit [n. x] p. 254-256.

    2. Voir M. Bovey, art. cit, p. 202, note 3 ; voir aussi R. Billiard, Lagriculture dans lAntiquit daprs les Gorgiques de Virgile, Paris, De Boccard, 928, p. 58.

    22. Pour cette application de la mtaphore ducative lagriculture, voir J. Pigeaud, Nature, culture et posie dans les Gorgiques , Helmantica, 28, 977, p. 43-473, sur ce point, p. 47.

  • Sverine Clment-Tarantino0

    des soins assidus, ils se plieront sans tarder tous les procds que tu voudras. (Virgile, Gorg. 2, 49-52)

    Ce durcissement trouve toutefois un corollaire et un lment de justification dans le portrait qui est fait de la nature dans ce second dveloppement. Le vers 48 donne tout de suite le ton : il semblerait en effet qu en chemin , cette nature qui tait dabord prsente comme un mode de reproduction vari (vers 9), sr et autonome ait tout de mme compromis ses talents de cration. Il ne sagit pas seule-ment de constater, en effet, que les arbres qui poussent deux-mmes sont des arbres infconds :

    Sponte sua quae se tollunt in luminis oras infecunda quidem, sed laeta et fortia surgunt. (Virgile, Gorg., 2, 47-48)

    Les arbres qui slvent deux-mmes jusquaux rives de la lumire sont, cer-tes, infconds, mais ils poussent prospres et vigoureux. (Virgile, Gorg., 2, 47-48)

    Les vers 55-60, prsentant des spectacles antithtiques de ceux auxquels les vers 4-9 nous avaient fait assister, aggravent ce constat en ajoutant lide que, livre elle-mme, la nature risque de devenir lenvers delle-mme en se faisant, de source de vie, source de dgnration et de mort. Larbre qui, aux vers 7-9, rpandu en dense frondaison partir de la racine avait lheur de pouvoir se blottir tout petit lombre immense de sa mre , se voit ici, maintenant (nunc, vers 55), touff par cette mme mre, qui, prolifrant, lempche de crotre et de donner ses fruits :

    nunc altae frondes et rami matris opacant crescentique adimunt fetus uruntque feretem. (Virgile, Gorg., 2, 55-56)

    maintenant, les hautes frondaisons et les rameaux de sa mre ltouffent de leur ombre, le privent de fruits quand il crot, quand il essaie de les produire, le desschent. (Virgile, Gorg., 2, 55-56)

    Et celui qui avait pouss de graines au vent jetes (vers 57), oublieux de son pre-mier et vigoureux jaillissement (surgunt, vers 4), tarde dsormais crotre, mettant en pril sa descendance et privant ses fruits de got :

    tarda uenit seris factura nepotibus umbram pomaque degenerant sucos oblita prio-res. (Virgile, Gorg., 2, 58-59)

    il vient lentement donner de lombre de lointains neveux et ses fruits dg-nrent, oubliant leur saveur premire. (Virgile, Gorg, 2, 58-59)

    De telles remarques rendent plus lgitime lextension du domaine du labor revendi-qu dans cette seconde section : en duquant la nature, lhomme na donc pas que pour but de la rendre plus productive quelle seule ne saurait ltre ; il a sur elle une

  • La potique romaine comme hybridation fconde

    action salutaire du moment que, abandonne elle-mme, celle-ci risque de voir sa vigueur et sa prosprit premires se dgrader en une sauvagerie et une luxuriance potentiellement funestes.

    Quelle place la greffe occupe-t-elle au sein dune telle leon ? ou plutt, est-elle aussi dplace quon a bien voulu le penser ? Ce qui est sr est que Virgile prte cette technique une attention extraordinaire : tandis que la description du rsul-tat de sept oprations de greffage couronne lun et lautre dveloppements (vers 32-34, vers 69-72), des mentions plus techniques du procd encadrent en particulier le second : elle est la premire technique tre rappele lorsque la description de dpart se mue en dmonstration (vers 50) et est encore assez importante pour quun appendice lui soit consacr (vers 73-82), au-del des vingt-six vers de cette section. La distinction entre la greffe en fente et en cusson culmine elle-mme (cf. vers 80-82, cits en introduction) sur lvocation du rsultat merveilleux de lopration et de sa russite ! Nettement soulign, ce caractre merveilleux bnficie pourtant de lautorit du pote (cf. saepe uidemus, vers 32), de sorte que ce summum mirum parat, en fait, conu pour renforcer la conviction de ses destinataires. Dune manire qui fait sans doute davantage appel aux sens qu la raison de ces derniers, la greffe parat bien, ds lors, servir indiquer que le labor nest pas seulement utile, voire ncessaire, mais quil peut aussi tre la source de spectacles la beaut prodigieuse. Je voudrais en outre souligner que la faon dont les unions donnes en exemples aux vers 32-34 et vers 69-72 sont suggres, plus encore que dcrites, laccent mis sur les couleurs, lattention porte au choix et la place des mots, le refus de toute notation trop technique23 incitent, en effet, (re-) prendre au srieux la possibilit quen donnant ces exemples douteux , Virgile ait privilgi des critres esthtiques, en tant lui-

    23. La faon dont la premire srie dexemples est introduite (et saepe alterius [], vers 32) donne limpression dune mtamorphose naturelle, en plus quusuelle ; les nombreuses lisions remar-quables aux vers 32-34 et 69, 7, les enjambements des vers 34 et 72 ou, encore, la frquence des allitrations (cf., e. g., ferre pirum et prunis [] au vers 34) et des assonances (en u aux vers 7-72) suggrent elles-mmes lide dune communion entre tous les arbres, au-del de la simple union de deux. La productivit des arbres greffs nest pas, enfin, mise constamment au premier plan : de lhy-bridation du chtaignier et du htre et du poirier et de lorne, il ne nous est donn voir que les fleurs (flore, vers 72 ; la nouveaut et laltrit du produit de la greffe sont en outre, dans ce cas, att-nus par le fait que ces fleurs sont supposes tre de la mme couleur) ; laboutissement de la greffe du noyer sur larbousier et du pommier sur le platane nest pas voqu un silence que je ninterprte pas comme lexpression dune rserve ou du pressentiment dun chec annonc, mais plutt comme la preuve que la rentabilit de lopration nest pas au cur des proccupations du pote.

  • Sverine Clment-Tarantino2

    mme guid par des raisons potiques , comme la rcemment crit M. Bovey24. Ces raisons potiques exigent toutefois dtre explicites.

    Pour ce faire, et pour en rester avec la place que la greffe occupe dans les deux dveloppements, je mettrai dabord profit une observation que R. F. Thomas fait son sujet : lemploi que Virgile fait de la greffe pour couronner et conclure cha-que section de son expos rappelle celui quil rserve maints endroits de luvre aux exempla, comparaisons ou excursus mythologiques25. Anodine en apparence, cette observation lest moins, une fois mise en relation avec une des caractristi-ques dominantes du passage et de la rcriture dont il est le produit : en plus dtre dveloppe, duplique et enrichie par le chiasme quon a vu, la distinction-cadre (natura/usus) fournie par Thophraste est aussi traduite et interprte dans des ter-mes vocateurs des deux ges mythiques voqus par le pome, ceux de Jupiter et de Saturne26. Particulirement sensible dans les formules de transition des vers 0- et 22, cette mythologisation du matriau technique affleure aussi dans la seconde srie dexemples de greffes : avec le premier et le dernier dentre eux, les fruits typi-ques de la vie sous Saturne sont inluctablement soumis lvolution ouverte par linvention des artes, en tant, pour le premier (larbouse), remplac par un autre (la noix), tandis que le second (les glands) change de destinataire ce ne sont plus les hommes, mais les porcs qui les croquent dsormais sous des ormes ! La greffe rend ainsi sensible un aspect important de la transformation du texte en prose de Thophraste en texte potique : elle contribue rendre prsent le mythe dans les termes et les images duquel le matriau technique fourni par ce modle a t r-crit ; par la place quelle occupe ainsi que, prciserais-je, par son caractre impossi-ble, fictif sinon mensonger , elle tient le lieu dun exemplum mythologique que Virgile aurait ajout ce matriau pour lillustrer et lembellir.

    Le terme ajout est dautant plus juste que la technique de la greffe nest pas dcrite dans le texte de Thophraste sur lequel le pote a choisi de sappuyer : remis plus tard la fin du chapitre du livre 2 de lHistoire des Plantes, cest au chapi-tre 6 du livre du trait sur les Causes des Plantes que figure cet expos27. partir de

    24. Art. cite, p. 202, note 3.25. Voir R. F. Thomas, art. cit [n. x] n. 48 p. 258.26. Voir R. F. Thomas, ibid., p. 256-258.27. Encore ce dernier est-il restreint : lauteur ne juge en effet pas utile de sattarder sur le

    greffage, du fait que le procd est similaire celui du bouturage (seul le support change : au lieu de transplanter dans la terre, on transplante dans un arbre). Dans le mme paragraphe (C. P., , 6, 2 : ldition consulte du De causis plantarum est celle de la Loeb Classical Library, London-Cambridge, 3 vol., 976-990), Thophraste rappelle quil vaut mieux greffer entre eux des arbres qui ont la mme

  • La potique romaine comme hybridation fconde 3

    l, on pourrait se contenter de dire que Virgile a contamin deux passages dun mme modle28. Les vers 32-34, o sont produits les premiers exemples de greffes et les vers suivants les premiers vers de ladresse aux agricolae rvlent toutefois la prsence dune autre forme de contaminatio ; il apparat en effet que la mtamor-phose du texte de Thophraste est aussi lie la greffe que Virgile y a pratique de plants qui lui taient trangers.

    La greffe littraire la plus considrable est celle que Virgile effectue aux vers 35-36, dans le cadre de lexhortation quil adresse aux cultivateurs. Au travers du pre-mier exemple de greffe, pommier sur poirier, les vers 33-34 sont moins le lieu dune greffe i.e. dune allusion faite un texte que dune mise en dbat allusive de plusieurs textes29. Prpare par lemploi de ladverbe generatim au vers 3530, lallu-sion que le vers 36 (agricolae, fructusque feros mollite colendo) produit au texte de Lucrce a t rgulirement releve :

    corce, car le changement est moindre entre arbres dun mme genre et ce qui se produit nest, pour ainsi dire, quun changement de position . Je soulignerai en outre que le paragraphe 5, 4 du livre 5 du mme trait contient la suggestion dune greffe universelle : aprs avoir voqu la faon que certaines plantes ont de sunir spontanment, Thophraste compare larbre qui en vient ainsi porter toutes sortes de fruits larbre greff de bourgeons prlevs sur plusieurs arbres diffrents.

    28. Je noublie pas que la greffe est le quatrime genre de semences tudi par Varron : le dialogue de Virgile avec Varron est pris en compte dans le compte rendu du dbat abrit par les vers 33-34 que je prsente dans la note suivante.

    29. Les lments de ce dbat sont prsents par D. O. Ross (art. cit, note 3) : en dcri-vant comme possible la greffe du pommier sur le poirier, Virgile prend peut-tre le contre-pied de Varron, si on admet la correction apporte par lauteur la phrase difficile non enim pirum reci-pit quercus ; neque enim si malus pirum (cf. supra, note 5). Le dbat avec Varron avait, en tout cas, commenc dans la Bucolique 8 (vers 52-53), o il est question dune greffe alors prsente comme impossible (cf. supra, note 2) du pommier sur le chne (aurea durae/mala ferant quercus). Mais le choix de cet adynaton botanique constitue alors aussi une rponse de Virgile Thocrite qui avait notamment parl de pins portant des poires (cf. Thyrsis, Idylles, , vers 32-36, , vers 34). Le dialogue entre les deux chants bucoliques se trouve ainsi rsum et absorb par les vers 33-34 de la deuxime Gorgique, au travers de lunion du pommier et du poirier. Ainsi que Jacqueline Dangel me la fait remarquer, la rflexion sur le croisement des genres littraires mene dans ce passage pourrait tre enrichie par une enqute sur les arbres que Virgile a fait le choix dunir et sur les genres auxquels ces arbres sont de prfrence associs. Louvrage de G. Maggiulli (op. cit., note 6) offre quelques pistes ce sujet.

    30. Generatim est employ onze fois par Lucrce (De r. n., , 20, 227, 229, 563, 584, 597 ; 2, 347, 666, 089 ; 4, 646 ; 6, 3).

  • Sverine Clment-Tarantino4

    Quare agite o proprios generatim discite cultus, agricolae, fructusque feros mol-lite colendo. (Virgile, Gorg. 2, 35-36)

    Aussi, cultivateurs, apprenez chaque technique selon chaque espce et adoucis-sez, par vos soins, les fruits sauvages. (Virgile, Gorg. 2, 35-36)

    Inde aliam atque aliam culturam dulcis agelli temptabant, fructusque feros mansues-cere terra cernebant indulgendo blandeque colendo. (Lucrce 5, 367-369)

    Et puis ils tentrent une culture aprs lautre sur leur cher lopin de terre, et lon vit des fruits sauvages sadoucir par les soins dun tendre jardinage.3 (Lucrce 5, 367-369)

    Ce qui, curieusement, a moins t not est quil est aussi question de greffe dans la section du De rerum natura V o ces deux vers prennent place : linsitio est prsen-te comme un des premiers progrs que les hommes, suivant lexemple de la nature, firent dans la culture du sol32.

    Ce rappel me conduit dabord constater que la greffe que Virgile opre sur le texte de Thophraste en voquant une technique qui ny tait pas analyse (sc. la greffe) se double de cette autre forme de greffe quest lallusion au passage de Lucrce o il est question dinsitio. Ce recours la posie lucrtienne me semble en outre avoir pour premier effet de parachever et de sanctionner la conversion (cf. uer-tere, vers 32) du texte de Thophraste en texte potique et en latin33. Cela minci-

    3. Texte et traduction de J. Kany-Turpin (Lucrce. De la nature, Paris, Flammarion, 997).32. De r. n., 5, vers 36-362 et 365-366 : at specimen sationis et insitionis origo /

    ipsa fuit rerum primum natura creatrix [] / unde etiam libitumst stirpis committere ramis, / et noua defodere in terram uirgulta per agros ( le modle des semailles, lorigine de la greffe ce fut la nature elle-mme, cratrice des choses [] / cest delle aussi quils apprirent enter de jeu-nes tiges / marcotter de nouvelles pousses dans les champs )..

    33. Vertere au vers 32 voque la problmatique de la traduction ou, plutt, de la version dun texte grec en latin (par la transformation quelle implique, lide de version ou de conver-sion parat en effet plus conforme la pratique des Romains : cf. les remarques de F. Dupont, dans Faons de parler grec Rome, Paris, Belin, Lantiquit au prsent , 2005, p. 83 et suiv.). Ce que lopration suppose de transpositions ou de crations avait notamment t affirm par Lucrce (cf. De r. n., , vers 36-39). Ce passage des Gorgiques en atteste lui-mme, au travers des nombreux ter-mes ou emplois figurs de termes dont il fournit la premire attestation (cf., e. g., canentia, vers 3, castaneae, vers 4, pullulat, vers 7, quadrifidas, vers 25, plantaria, vers 26, rubescere, vers 34 ; deri-pio appliqu un vtement, abscindo et trudo appliqus une plante semblent galement participer dun enrichissement de la langue par Virgile ; outre les notices du DELL, de lOLD et du ThLL, voir, pour tous ces termes, le commentaire dtaill de M. Erren (op. cit., note 6). Les premiers vers de ce chant sont dj le lieu dun transfert (cf. huc [] ueni, vers 7) et dune conversion (celle dun dieu grec, Dionysos, en dieu romain, Bacchus ou Liber) qui mritent quon y prte attention : si Virgile

  • La potique romaine comme hybridation fconde 5

    terait mme admettre que les mots que Virgile emprunte Lucrce puissent tre dtachs de leur contexte dorigine ; dans une exhortation o le pote et lagricola ne feraient quun, Virgile pourrait sen servir pour mettre au jour la ressemblance entre le projet de son prdcesseur et le sien : l o Lucrce stait employe attnuer, par le miel de sa posie, lamertume dun breuvage philosophique, Virgile se pro-poserait dadoucir la nature sauvage dun fruit grec par trop technique34.

    Rservant cette hypothse35, je voudrais souligner cependant un autre aspect de la greffe que je viens de considrer : bien que, tout au long du passage, lattention du pote se concentre davantage sur la mtamorphose subie par larbre porte-greffe ou par celui qui est transplant, les deux mthodes tant lies aux vers 49-52 , il apporte nanmoins la prcision, propos de la greffe en cusson, que llment greff (en loccurrence, le bouton , germen) est lui-mme transform par une opration quil assimile encore une ducation :

    transcrit et conserve un des noms grecs de Bacchus (Lenaios, vers 4, 7, quil est apparemment le pre-mier auteur latin employer), il lui adjoint cependant le nom pater, usuellement employ ct de Liber. Mais surtout, il parat substituer la signification premire de ladjectif grec une significa-tion tymologique ( o, cf. Servius ad Georg., 2, vers 4) plus conforme la ralit romaine quil sapprte dcrire : le dieu du thtre (prsidant aux Lnennes, ) na rien faire dans ce contexte (cf. dereptis coturnis, vers 8) et le conducteur des Bacchantes (cf. ) cde la place un dieu vigneron, soumis la loi du labor (vers 7-8). Cette conversion suppose, en somme, lexclu-sion dune partie seulement de la grcit de Bacchus, dont une autre partie est conserve au tra-vers de son nom, pater o Lenaee.

    34. Ainsi que je lai suggr dans la note prcdente, cette ressemblance est aussi sensible sur le plan du travail denrichissement de la langue fourni par les deux auteurs dans leur uvre de conversion .

    35. On aura sans doute du mal concevoir que Virgile qualifie luvre de Thophraste de sauvage . Une telle caractrisation pourrait cependant trouver sa place au sein de la reprsentation quon trouve illustre un peu plus loin dans le mme chant (au dbut des laudes Italiae) et en vertu de laquelle les productions de lOrient (et notamment de la Grce) sont caractrises par une sauva-gerie inquitante, qui contraste avec la fcondit rgule, plus mesure et rassurante de lOccident (i. e. de lItalie et de Rome). Sur cette reprsentation, voir A. Deremetz, art. cit, p. 74, note 8. Dans le vers suivant cette exhortation (vers 37), la Grce est voque au travers dun lieu, Ismaros, illustr par Homre (Od., 9, vers 96-99) mais qui, situ en Thrace, au pays des Cicones, connote aussi lide de sauvagerie. Cf. la remarque de Servius au vers 37 : et docet posse industriam etiam loca asperrima ad fertilitatem perducere et il indique quun travail assidu permet de rendre fertiles mme les lieux les plus pres . En Gorg., 4, vers 520 et suiv., ce sont les mres de ce pays qui, transformes en Bacchantes, dchiqutent Orphe.

  • Sverine Clment-Tarantino6

    [] angustus in ipso fit nodo sinus : huc aliena ex arbore germen includunt udo-que docent inolescere libro. (Virgile, Gorg., 2, 76-77)

    [] on fait en plein nud une entaille troite : cest l quon introduit le bou-ton dun arbre diffrent et on lui enseigne se dvelopper dans le liber humide. (Virgile, Gorg., 2, 76-77)

    Le greffon doit, autrement dit, apprendre se dvelopper selon les rgles de larbre qui la accueilli et qui, dsormais, le nourrit.

    Or une telle observation pourrait tout fait sappliquer au texte greff de Lucrce, qui nest pas non plus laiss intact par lopration subie : tandis que, en pra-tiquant leurs greffes, les hommes du De rerum natura ne faisaient que se conformer lexemple donn par la nature, cratrice des choses , et que les soins quils lui pro-diguaient taient tendres (cf. indulgendo blandeque colendo)36, cest, en gnral, une culture nettement moins tendre que sont censs sadonner les cultivateurs de Virgile, qui sont en outre incits, dans le cas prcis de la greffe, forcer la nature et violer ses lois. Employ tout de suite aprs le premier exemple de greffe intergnri-que aberrante les cornouillers unis des pruniers , ladverbe generatim se charge dune ironie37 qui pourrait surtout traduire la distance prise lgard dun modle lucrtien chez qui une telle confusion des genres et t inconcevable38.

    Cent bouches pour un refus : les Gorgiques au/comme croisement de deux styles et/ou de deux traditions

    Lironie qui se manifeste au dbut de la double adresse insre aux vers 35-49 se retrouve, jy viendrai sous peu, la fin de cette dernire, lorsque le pote en vient corroborer dun ultime refus ce qui, ds lAntiquit, a t identifi comme une recu-

    36. A. Novara (Les ides romaines sur le progrs daprs les crivains de la Rpublique, I, Paris, 982, p. 358-360) commente lvolution de la reprsentation lucrtienne de lagriculture, art rude au dpart, puis caractris par la tendresse des soins que les hommes prodiguent la terre et par lin-ventivit de ces derniers.

    37. Voir le commentaire au vers 35 de R. F. Thomas (op. cit., p. 62) : with pointed irony, in that the previous line contains a (deliberate) error concerning genus the grafting of cornel onto plum .

    38. On songe la rfutation de lexistence des monstres hybrides aux vers 878-924 du chant 5 du De rerum natura, propos desquels J. Pigeaud (art. cit, p. 20, note 3) souligne que la principale raison que Lucrce donne de l impossible iunctura que reprsentent, en loccurrence, les Centaures (cf. vers 883-890), est, prcisment, celle du jardinier .

  • La potique romaine comme hybridation fconde 7

    satio. Au travers dimages reprables, hrites de la potique alexandrine, ce refus de lpope est cependant compliqu par un certain nombre dlments. De fait, dans un premier mouvement, le pote parat se laisser emporter par son enthousiasme, au point dappliquer au pome en cours une image celle de la haute mer (pelago, vers 4) qui pourrait certes signifier quil est au cur de sa navigation potique39, mais qui voque aussi la grande uvre pique40. Cette seconde signification est conforte a posteriori par les vers 44-45 o, aprs rejet de cet appel du grand large, il semploie faire admettre Mcne son choix de poursuivre sa navigation ctire, autrement dit, la composition dun pome humble , dascendance callimachenne. La nettet de cette rsolution est cependant, son tour, quelque peu perturbe par la forme que prend, entre ces deux mouvements, la recusatio :

    Non ego cuncta meis amplecti uersibus opto ; non, mihi si linguae centum sint ora-que centum, ferrea uox. (Virgile, Gorg. 2, 42-44)

    Je ne veux pas dans mes vers embrasser toutes choses ; non, euss-je cent voix, cent bouches, une voix de fer. (Virgile, Gorg. 2, 42-44)

    Les quelques modifications formelles que Virgile y a apportes ne gnent pas la recon-naissance du topos pique, dorigine homrique, des centum ora ou, plutt, des bouches innombrables . Relevant la premire de ces modifications, la substitution de lide dun non vouloir (non opto) lide dincapacit quon attendait (sur le modle du non possim dn., 6, vers 627, cf. Il., 2, vers 488), R. F. Thomas souligne son importance en commentant : Virgile a converti un lieu commun homrique en morceau de potique callimachenne. Il est de fait vrai que, par cette insertion dun seul mot lourd de sens, Virgile na pas seulement apport une nime cor-rection 4 la forme de lhypotexte homrique lorigine du topos ; il a dtourn, mtamorphos, dnatur le code de ce topos au point de lui faire expri-

    39. R. F. Thomas rappelle que la mtaphore de la navigation est nouveau employe au vers 7 de la Gorgique 4, o le pote dit avoir hte de tourner [s]a proue vers la terre (uela tra-ham et terris festinem aduertere proram).

    40. Pour Servius, cette uvre est celle de Mcne, que Virgile encourage voler, donner des voiles , tout en lui demandant de favoriser luvre mineure de qui, comme lui, na pas (encore) la veine pique ; le sens des vers 4 et 44-45 tient pour Servius en ces cinq mots : ingentia scribe ; faue minora scribenti ( cris dimmenses choses, mais sois favorable qui en crit de moindres .

    4. Sur les corrections successives dont le topos a t lobjet, dHomre Perse, voir les pages 34-46 de louvrage de S. Hinds, Allusion and Intertext. Dynamics of Appropriation in Roman Poetry, Cambridge, Cambridge University Press, 998. La version que Virgile en donne dans lnide a t rcemment reconsidre par E. Gowers : Virgils Sibyl and the many mouths clich , CQ 55 (), 2005, p. 70-82.

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    mer le contraire de ce quil avait vocation exprimer : au lieu du choix, le refus de lpope42.

    Sans renoncer cette interprtation, je suis toutefois tente de considrer la pos-sibilit que la dynamique de cette rcriture soit double sens : par un simple dplacement de point de vue, on peut en effet considrer que Virgile a greff un topos pique sur un lieu commun aux uvres mineures bties sur un refus de lpique, et se demander dans quelle mesure ce lieu ne sen trouve pas modifi (et ce refus attnu). En loccurrence, on peut surtout se demander si le principal effet de cette greffe dun topos de lpope hroque sur le texte gorgique nest pas : ) de dvoiler la grandeur cache dune uvre qui, aussi humble quelle se veuille, ne se situe pas au moins au croisement de deux esthtiques, sinon de deux styles ; 2) de rcon-cilier les deux styles en question (le style de la grande uvre pique/le style des uvres soi-disant mineures) en montrant, prcisment, quils ne sont pas aussi tran-gers lun lautre quon43 le prtend quils ne le sont pas, en tout cas, au point de rendre leur hybridation infconde. Les Gorgiques en sont la preuve.

    Je conclurai sur ce point par une prcision : si la russite de lhybridation dont je viens de parler parat assure par le fait que les Gorgiques, en tant que chant dAscra romain (cf. Gorg., 2, vers 76), ne sont pas vritablement bties sur un rejet de lpique , limportance de la greffe du topos des innombrables bouches nen est pas pour autant diminue. En linsrant dans son humble pope didac-tique, Virgile pourrait confirmer que cette dernire nest pas ferme la tradition de la grande pope hroque que les cent bouches sont mmes de dsigner. Le chant 4 tmoigne notamment dune telle ouverture. Il est en outre probable que ce soit le souvenir dHomre que ces dernires voquent en premier et en particu-

    42. La mtamorphose de ce topos me semble trouver un prolongement aux vers 03-08 du mme chant. Constatant que les espces ou les appellations (en loccurrence, des vins) sont innom-brables , le pote renonce une tche quil juge ntre pas utile (vers 03-04) : Sed neque quam multae species, nec nomina quae sint, est numerus ; neque enim numero comprendere refert . Mais quil sagisse des espces ou de leurs noms, elles sont sans nombre ; et, de fait, il nimporte pas de les dnombrer. Cette uvre naspire rsolument pas lexhaustivit typique de lpope. Lide d ind-nombrabilit qui tait au cur du topos est ensuite illustre par deux comparaisons (avec les grains de sable, vers 05-06, et avec les vagues de la mer dchane, vers 07-08) dont les modles prin-cipaux sont respectivement Catulle 7, vers 3-6 et Thocrite, Id., 6, vers 60-6 (voir aussi Apollonios de Rhodes, Arg., 4, vers 24-25).

    43. Par on , jentends dabord les potes romains (lgiaques en particulier) qui ont creus lcart entre les genres (pope/lgie) et les deux styles en question (grande/tenuis), mais ce on peut galement sappliquer nous-mmes, lorsque nous donnons trop de poids leurs fictions .

  • La potique romaine comme hybridation fconde 9

    lier44 ; sil pouvait cependant tre dmontr que Lucrce avait lui-mme donn sa version du topos quelque endroit de son pope45, et que cest avec cette version que Virgile dialogue ici en particulier (quitte la contester, cf. la note de Servius au vers 42 : Lucretii uersus ; sed ille aerea uox ait, non ferrea), son insertion cet endroit des Gorgiques contribuerait conforter limportance dun modle lucrtien appel devenir le modle dominant de ce chant et du suivant , mais, surtout, runir les deux versants de la tradition pique, et/ou faire dHomre le point de dpart de la tradition didactique de lpope46.

    44. S. Hinds (op. cit., p. 34, note 6 et p. 42) a raison de souligner que lorsquun pote utilise un topos, il fait moins allusion tel ou tel des auteurs layant utilis avant lui quil ne convoque lensemble de la tradition gnrique que ce topos vhicule. Il nen reste pas moins qu chaque nou-velle version du topos des innombrables bouches quon rencontre, cest, me semble-t-il, son traite-ment originel par Homre quon pense en premier et en particulier.

    45. Cette hypothse est lie celle de lexistence dune lacune entre les vers 839 et 840 du chant 6 du De rerum natura. Les ditions modernes nen tiennent plus compte et le tmoignage de Servius est tenu pour contestable. S. Hinds (ibid., p. 36-37) mentionne toutefois cette possible tape lucrtienne en dcrivant lvolution du topos. Stphane Itic me rappelle quen plus de la confusion de copiste usuellement invoque (labrviation Luc.i. tant employe aussi bien pour Lucretii que pour Lucilii), lappropriation satirique du topos par Perse (Sat., 5, vers -4) forme un argument en faveur de la r-attribution du passage Lucilius. Deux remarques de Jacqueline Dangel mamnent envi-sager que les vers de Virgile puissent tre le lieu dun dbat, voire dune polmique littraire relative la dfinition du pote ou de la nature de son chant, en fonction de la tradition gnrique quil a choisi dillustrer : cuncta, dans non ego cuncta meis [], dsigne une totalit diffrente de celle, de lordre du totum, qui dfinit lpope ; cest pourtant totus que Quintilien (I. O., 0, , 9) emploie en prsentant la satire comme un genre potique proprement et entirement romain. Ces remarques donnent en tout cas penser que le dbat sur cette tape de lhistoire du topos des bouches innom-brables est lui-mme loin dtre clos et quil mriterait, au contraire, dtre prolong.

    46. Sur cet aspect de la rcriture de la tradition pique dans les Gorgiques, voir J. Farrell, Vergils Georgics and the Traditions of Ancient Epic, New York-Oxford, Oxford University Press, 99, chapitre 6 Homer . Si J. Farrell nintgre pas le topos sa dmonstration, prfrant commenter le caractre son avis humoristique de lemploi dtourn que Virgile en fait ici, il souligne nanmoins lenrichissement apport par la tradition ainsi recompose (Homre, Ennius et, peut-tre, Lucrce) un pome qui se prsente comme le produit dune autre tradition, cest--dire comme une imitation dHsiode la manire alexandrine et notrique (p. 234). Sur le De rerum natura de Virgile que rvle lexamen du programme allusif des Gorgiques 2 et 3 (centr sur les chants 5 et 6 du pome de Lucrce), voir chapitre 5, p. 87 et suiv. Indpendamment du topos, la prsence de Lucrce est encore remarquable au dbut du second dveloppement (vers 47-49) : lemploi avec le verbe tollere de in lumi-nis oras parat excder la simple rminiscence langagire dune tournure rpute lucrtienne et consti-tuer une authentique allusion aux vers 78-782 du chant 5du De rerum natura (o il est question des premires cratures portes la lumire par les terres molles du monde en sa jeunesse).

  • Sverine Clment-Tarantino20

    Un long exorde et ses leons : une acculturation en qute de lgitimit

    La posie virgilienne se donne comme rsolument intertextuelle et dialogi-que. Mais il ne suffit pas, comme lont fait les tudes de sources, dorigines et dinfluences, de reprer et de nommer les textes qui sy lisent en filigrane : il sagit plutt dy observer une acculturation active et consciente qui cher-che sa lgitimit. (A. Deremetz, Le Miroir des Muses, p. 30)

    Lanalyse que jai mene jusquici avait pour but dapprofondir le contenu de la leon potique dont les tranges greffes virgiliennes sont susceptibles dtre porteu-ses. Encore ces greffes me paraissent-elles surtout constituer un exemple, peut-tre limite, de la leon , plus large, qui sous-tend lensemble du passage. La possibi-lit de lire ce dernier comme tant le lieu dune rflexion potique implicite nous est notamment donne, me semble-t-il, par les derniers vers de ladresse que je viens de considrer :

    [...] non hic te carmine ficto atque per ambages et longa exorsa tenebo. (Virgile, Gorg. 2, 45-46)

    [...] je ne te captiverai pas ici avec un pome imagin, en te faisant passer par des dtours, de longs exordes. (Virgile, Gorg. 2, 45-46)

    Ce qui est ainsi nonc, ce sont, premire vue, trois caractristiques de cet pique lappel duquel le pote vient de renoncer. Mais cette re-formulation aboutit aussi donner une dfinition par la ngative du type de posie que ce pome est cens reprsenter et que le pote a dcid de continuer cultiver : une posie de la terre et de la ralit 47 qui exclut les fictions et/ou les inventions , les dtours, les longs exordes48.

    Aux yeux de certains commentateurs, le non hic qui ouvre cette dclaration com-porterait cependant une part dironie, du fait que ce que le pote refuse de faire ici se trouve bien l , i.e. ailleurs dans le pome et en particulier dans ce chant 2, rput pour ces dtours et ces fictions que tendent constituer les trois lo-

    47. Voir A. Deremetz, art. cit, p. 75, note 8. Sur cet aspect, voir galement les remarques de P. Heuz, In tenui labor. Remarques sur la potique de lamplification dans les Gorgiques , REL, 73, 995, p. 5-23, et particulirement p. 8.

    48. Pour Servius (ad vers 45), carmen fictum et ambages sont caractristiques de lnide : non hic [] : id est simpliciter uniuersa describam nec, ut in Aeneide, aliquibus figmentis aut ullis utar ambagibus ( non hic [] : cest--dire, je dcrirai sans faons le monde, sans employer, comme dans lnide, aucune fiction ni dtour )..

  • La potique romaine comme hybridation fconde 2

    ges de lItalie, du printemps et de la vie rustique49. Pour dautres lecteurs, auxquels je massocie, ce non hic serait partiellement50 prendre comme une antiphrase, dans la mesure o les notions de carmen fictum, dambages et de longa exorsa pourraient aussi sappliquer au passage dans lequel les vers 39-45 viennent sintercaler : tra-vers la greffe, celui-ci fait, en effet, une large place la fiction et il nest pas dnu dobscurits, voire dambiguts5. Mais ce quon retiendra surtout est la possibilit que le retardement de ladresse Mcne et son dplacement au milieu de lexpos52 constituent ce dernier en un long exorde 53, o il soit autant question dagriculture que de posie. Les vers 9-34 et 47-82 ne diffreraient, en ce cas, de linvocation liminaire ( Bacchus, vers -8) que par le type de labor auquel la fabri-cation du pome se trouverait, chaque fois, assimile : foulage du raisin dun ct54, culture des arbres de lautre.

    Cette seconde assimilation nest pas, de fait, une inconnue dans luvre de Virgile : le tressage en corbeilles de brins de mauve (Buc., 0, vers 7) ou de brins dosier et de jonc (Buc., 2, vers 7-72) est une des reprsentations importantes que le chant bucolique donne de sa propre confection. Comme celle qui met en jeu le tissage, cette reprsentation contribue valoriser la transformation technique matrise laquelle le ptre-chanteur et le pote-artisan soumettent le matriau dont ils dis-posent, en assemblant, pour lun, des vgtaux, pour lautre, les ides, les thmes,

    49. Sur cet aspect, voir le commentaire de R. F. Thomas (aux vers 45-46, p. 64-65), qui rap-pelle en outre (cf. note 53 infra) quun long exorde caractrise le chant 3 (vers -48). Voir notam-ment J. Pucci, op. cit., p. 02 et p. 05.

    50. Cette ngation reste pertinente dans le cadre de la recusatio.5. Voir notamment J. Pucci, op. cit., p. 02 et p. 05.52. Ce retardement et ce dplacement sont rendus sensibles par comparaison avec les

    chants et 4 o Mcne est apostroph ds le deuxime vers. Quoique galement retarde par la pr-sence dune invocation aux divinits tutlaires (Pals et Apollon) et, surtout, dun long exorde , lapos-trophe Mcne se situe bien, au chant 3, en amont du premier dveloppement (vers 40et suiv.).

    53. Le commentaire de R. F. Thomas (aux vers 45-46) tient compte de cette possibilit : there is only one other book in Virgils corpus (Georgics 3), which is still involved in its prelude [exorsa] as late as line 46 .

    54. Le pome et le pressoir, manifestement, ne font quun, librant un mme suc sous les pieds du pote-foulon et du dieu qui linspire et lassiste, actif ses cts. Toute distance est ainsi abo-lie entre ce dont le pome parle, la manire dont il en parle [] et la reprsentation quil donne de sa propre production : A. Deremetz, art. cit, p. 73, note 8. Il nest pas sans intrt de rappeler que Macrobe (Sat., 5, 7, 4) assimile la cration potique de Virgile, fonde sur limitation de nom-breux modles, une vendange faite sur plusieurs grappes de raisin.

  • Sverine Clment-Tarantino22

    et les mots dont il a hrit55. En dehors de luvre de Virgile, je me permettrai de rappeler que le rapprochement mtaphorique de la matire linguistique ou littraire avec les arbres ou les vgtaux est frquemment tabli par les auteurs latins, quils soient linguistes, rhtoriciens ou potes56. Des recours au domaine de lagriculture voire, plus spcifiquement, de larboriculture sont en outre faits par Cicron57 et Horace58, lorsquils assignent, pour le premier, lapprenti orateur, pour le second,

    55. Les termes cits sont dA. Deremetz, op. cit., p. 30, note 3 (la mtaphore du tressage est analyse aux p. 3 et suiv.). Lalliage de bois divers par le pote devenu alors charpentier apparat comme une des mtaphores du texte et/ou de sa fabrication dans lnide : cet aspect a t en partie tudi par R. Hexter propos du cheval de Troie ( What was the Trojan horse made of ? Interpreting Virgils Aeneid , YJC, 3 (2), 990, p. 03-3) ; lautre exemple significatif est constitu par lhis-toire des vaisseaux troyens qui, comme le cheval lu par ne (n., 2, v. 6, v. 258), mlent le sapin et le pin (abies, n., 7, v. 9 ; pinea, 9, v. 85, pinus, 0, v. 230) et en relation avec lesquels sont encore employs les termes robur (n., 5, 68, cf. n., 2, v. 86, 230, 260), acernis (lrable : trabi-bus [] acernis, n., 9, v. 87, cf. trabibus [] acernis propos du cheval rcrit par Sinon, n., 2, v. 2) et picea (le mlze : n., 9, v. 87). Lhistoire des vaisseaux a en commun avec la greffe de culminer sur une mtamorphose qui, dans leur cas, toutefois, nentrane pas une totale alination par rapport leur identit premire : pins et vaisseaux font, certes, la place des Nymphes, mais des Nymphes qui proclament que Cyble leur a ainsi rendu leur ancien aspect (faciem refecit, n., 0, v. 234, cf. reddunt se, n., 9, v. 22, avec le commentaire de E. Fantham, Nymphas e nauibus esse , Classical Philology, 85, 990, p. 08, note 9). Si cette histoire est connue pour tre une des inventions les plus notables de Virgile dans lnide, la reprsentation du pome quelle produit met ainsi moins laccent sur la diffrence ou la nouveaut de celui-ci que sur lide quil fait renatre la tradition dont il a hrit.

    56. La recherche des racines des mots amne en particulier Varron comparer ces derniers des arbres : cf., e. g., De l. l., 5, 3, 3-6, mentionn par J. Pucci, op. cit., p. 0, et De l. l., 7, , 4). K. Coleman, Statius, Siluae IV, text, translation and commentary, Oxford University Press, 988, p. xxii-xxiii, prsente une synthse des emplois mtaphoriques de silua dans le sens de materies.

    57. Cicron, De or., 2, 96 (trad. E. Courbaud) : Hanc igitur similitudinem qui imitatione assequi uolet, cum exercitationibus crebris atque magnis, tum scribendo maxime persequatur : quod si noster Sulpicius faceret, multo eius oratio esset pressior ; in qua nunc interdum, ut in herbis rus-tici solent dicere in summa ubertate, inest luxuries quaedam, quae stylo depascenda est. ( Cette ressemblance avec le modle, fruit de limitation, il faut de frquents et laborieux exercices pour lat-teindre ; il faut surtout beaucoup crire. Si notre ami Sulpicius suivait pareille mthode, il en aurait un style plus serr. Actuellement, comme dans les terres o lherbe pousse trop drue, on aperoit chez lui, selon le mot des paysans, une luxuriance quil faut livrer en pture au stylet. )

    58. Horace, Ep., 2, 2, v. 22-23 (trad. F. Villeneuve) : luxuriantia compescet, nimis aspera sano/leuabit cultu, uirtute carentia tollet ( il arrtera toute vgtation trop luxuriante, polira avec un soin sagement mesur toute asprit excessive, relvera ce qui manque de force). Les tches quHo-race assigne ainsi lauteur du pome lgitime (qui legitimum cupiet fecisse poema, vers 09) recou-pent certaines caractristiques du passage des Gorgiques, dont la productivit cratrice de lusus

  • La potique romaine comme hybridation fconde 23

    au bon pote, la tche dviter ou darrter toute luxuriance dans leur travail d imitatio ou dans leur travail sur les mots.

    La runion de ces divers lments, auxquels je joindrai les observations faites au sujet de la greffe, renforce la possibilit que le labor auquel le pote-agricola pres-crit de soumettre les arbres au dbut de la deuxime Gorgique est un reflet du labor que lui-mme accomplit et quil prescrit peut-tre dautres daccomplir59 , en tant que pote, sur la matire mots, modles dont il dispose. Il est vrai que ce labor na pas seulement pour but damliorer les produits que la nature avait ant-rieurement donns, en les rendant meilleurs, en les dpouillant de tout ce quils pou-vaient avoir de sauvage ou de sylvestre ou en rgulant leur reproduction. Npargnant aucune varit (vers 6) ni aucune terre (vers 37), il vise aussi faire porter la nature des arbres inous quon la croyait incapable de porter. Ce dou-ble but recoupe bien, cependant, celui des Gorgiques qui, en se prsentant comme le fruit de la transplantation et de la conversion , en terre et en langue latines (Romana per oppida), dun produit de la terre grecque (Ascraeum carmen), se pr-sentent aussi comme un fruit que cette mme terre latine, aussi riche soit-elle, navait encore jamais donn (cf., dans ces mmes vers, Gorg., 2, vers 75-76, laudace du pote rouvrant les sources sacres)60.

    (adsciscet noua [uocabula : sur les crations lexicales de Virgile dans le texte, voir note 33, supra], quae genitor produxerit usus, vers 9).

    59. Pour J. Dangel, il sagirait moins dune prescription que dune sorte de mise en garde envers une ars qui, force de raffinement, pourrait re-basculer du ct de lingenium, soulevant ainsi le pro-blme de sa rgulation et de la possibilit de sa transmission. La rflexion sur lhybridation littraire contenue dans ce passage me semble, en tout cas, plus positive que celle qui traverse, dans lnide, le passage qui est au centre de mes recherches, le portrait de Fama. Ce monstre, qui ralise, sur le plan littraire, le rve de la poly-greffe, est immdiatement dfini comme un mal (Fama malum, n., 4, vers 74), qui est, certes, merveilleux dire (mirabile dictu, vers 82), mais aussi horrible voir (horrendum, vers 8), qui est enfin fcond en juger par la faon que les auteurs postrieurs auront de consacrer en topos cette clbre invention de Virgile, tout en restant, pour partie, strile, si on considre quaucun de ces auteurs na os ou russi dcrire Fama comme il lavait fait.

    60. Ce double but est peut-tre galement affirm aux vers 37-38 du passage que jai analys, au travers des plantations que le pote dit avoir joie (iuuat) faire sur lIsmare et le Taburne : dun ct, il sagit damliorer les productions dune terre sauvage mais rpute pour son vin, en mme temps que de cultiver un lieu illustr par lpope grecque dHomre (cf. note 35 supra ; jajoute-rai que lemploi de Bacchus pour la vigne est peut-tre plus signifiant quil ny parat : les commenta-teurs anciens dHomre staient en effet tonn de ce que le prtre quUlysse avait pargn Ismaros et dont il avait reu le vin quil fit boire Polyphme ft prtre dApollon, et non de Dionysos : cf. sch. ad Od. 9, 98 Dindorf ; en rtablissant Bacchus sur lIsmare, il se pourrait donc que Virgile corrige le texte dHomre auquel il fait allusion) ; de lautre ct, il sagit dimplanter dans le Sud

  • Sverine Clment-Tarantino24

    Ces dernires remarques me conduisent, enfin, proposer que si un reflet du pome gorgique devait tre trouv dans limage qui clt le passage, cest du ct des feuilles, nouvelles , et des fruits, autres , que cet arbre greff stonne de porter quil faudrait le chercher : comme cet arbre, le chant gorgique, chant grec-romain 6 et chant tenuis-grande, procde lui-mme dune acculturation et dune hybridation dont la lgitimit pourra toujours tre questionne. Il reste que si, en dpit de la tradition, du bon sens, des apparences, le pote nous demande de ne pas voir dans le produit de la greffe un monstre invraisemblable (cf. non hic te carmine ficto), mais dy admirer (miratur) le produit dun travail lgitime (impune), accompli selon les rgles (generatim) et promis au succs, cest, peut-tre, parce que cette tech-nique recouvre un trait essentiel de la potique virgilienne et de lars romaine que cette dernire a vocation illustrer62 : cette ars, capable de matriser et de croiser efficacement des matriaux que leur provenance ou leur nature rendaient potentiel-lement incompatibles, lloge de lItalie ne tardera dailleurs pas opposer la nature orientale et une certaine potique grecque, nourricire de vrais monstres et autres carmina ficta63.

    de lItalie des arbres emblmatiques de la Grce (olea), et dont il nest pas sr que cette montagne en ait jamais port (dans son commentaire au vers 37, p. 05, R. A. B. Mynors voque la possibi-lit dune innovation de la part de Virgile) : si tel ntait pas le cas, la nouveaut des productions issues du transfert de la matire grecque en Italie pourrait se trouver ainsi souligne.

    6. Jemploie grec-romain (plutt que grco-romain ou simplement romain) en rf-rence aux remarques que F. Dupont (op. cit., p. 26, note 33) fait propos des objets dart transf-rs Rome : pas plus que ces objets, les Gorgiques ne donnent lide dun style composite ; et le fameux vers 76 du chant 2 que jai rappel (Ascraeumque cano per oppida Romana carmen) indique que cest bien dun passage dun contexte lautre quil est question (F. Dupont, ibid., note 0). La possibilit que cette uvre se prsente et soit perue comme autre (non sua) saccorde en outre avec lide que la romanit comporte toujours quelque chose dtranger (voir p. 29, la note 85 de lintroduction dE. Valette-Cagnac au volume sus-cit).

    62. On trouve peut-tre ici une illustration de la rcupration par Virgile des mons-tres qui taient au centre de lesthtique du chaos lie aux entreprises rvolutionnaires de la fin de la Rpublique : cf. G. Sauron, Lhistoire vgtalise. Ornement et politique Rome, Paris, Picard (Antiqua), 2000, chap. VI-VIII ; selon mon interprtation, les hybrides vgtaux que Virgile pr-sente sont dpourvus de tout caractre inquitant, ils sont rendus fconds et ponctuellement asso-cis un ge dor qui, comme celui des cultivateurs qui se trouve lou aux vers 458 et suiv. du mme chant, intgre le labor. Je remercie Aline Estves de mavoir rappel cette rfrence et permis de faire cette mise en relation.

    63. Voir Gorg., 2, vers 36 et suiv., avec les remarques de A. Deremetz, art. cit, p. 74, note 8 (cf. supra, notes 8 et 35). Les vers 40-42 font trs probablement allusion lpisode du combat de Jason contre les taureaux et les autochtones tel quil est trait par Apollonios de Rhodes (cf. la

  • La potique romaine comme hybridation fconde 25

    Conclusion

    Cest par un prolongement que je conclurai mon propos. En cherchant vrifier si les traitements ultrieurs du motif de la greffe des arbres comportaient une signifi-cation mtalittraire similaire celle quil a dans la deuxime Gorgique, jai t par-ticulirement intresse par la rcriture des vers 80-82 quoffrent les vers 40-4 de la deuxime Bucolique de Calpurnius Siculus. Idas qui vient de se flatter dtre matre en lart dlever un troupeau (notamment en faisant natre des agnelles dont les deux couleurs rappellent celles de chacun de leurs parents), Astacus rpond quil possde, lui, lart de transformer les arbres en les greffant :

    Non minus arte mea mutabilis induit arbos ignotas frondes et non gentilia poma. (Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 40-4)

    Mon habilet ne me permet pas moins de rendre larbre changeant en lui fai-sant revtir des feuillages inconnus et des fruits trangers.64 (Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 40-4)

    Ignotas prcisant le sens de ladjectif nouas auquel il se substitue, on peut se deman-der sil en va de mme, et quel point, pour non gentilia (dans ldition de J. Amat65) remplaant non sua dans le mme vers 82 du passage virgilien. La proximit de gens et de genus invite dabord comprendre que ladjectif rfre la dissemblance des

    note de R. F. Thomas ad loc. et D. Nelis, Vergils Aeneid and the Argonautica of Apollonius, Cambridge, Francis Cairns, ARCA, 39, 200, p. 300). Spirantes naribus ignem (vers 40) rappelle cependant de prs le vers 30 du chant 5 du De rerum natura, et le motif du fleuve roulant de lor (auro turbidus Hermus, vers 27) est aussi prsent dans la rfutation lucrtienne de lexistence des monstres (De r. n., 5, vers 9-92).

    64. Traduction personnelle. Laffirmation dIdas dans les vers prcdents est dabord cen-tre sur lide que lenseignement de Pals lui permet, en faisant saccoupler une brebis blanche un noir mari , de changer la toison de lagnelle qui va natre de cette union : la rponse dAstacus acquiert plus de relief si on fait porter non minus sur mutabilis et induit la fois ; cf. les remarques de B. Fey-Wickert, Calpurnius Siculus. Kommentar zur 2. et 3. Ekloge, Trier, Wissenschaftlicher Verlag, Bochumer Altertumswissenschaftliches Colloquium Bd. 53, 2002, ad loc., p. 89.

    65. Le texte dit par R. Verdire (T. Calpurnii Siculi De laude Pisonis et Bucolica, Bruxelles, Collection Latomus XIX, 954), D. Korzeniewski (Hirtengedichte aus Neronischer Zeit : Titus Calpurnius Siculus und die Einsiedler Gedichte, Darmstadt Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Texte zur Forschung , 97) et B. Fey-Wickert (op. cit., avec le commentaire ad loc. p. 90) porte la leon non genitalia des manuscrits NGPdfhy. Pour gentilia, voir encore les ditions de C. H. Keene (The Eclogues of Calpurnius Siculus and M. Aurelius Olympius Nemesianus, with introduction, commentary and appendix, Hildesheim, G. Olms, 969, re dition 887) et J. W. Duff-A. M. Duff (Minor Latin Poets, vol. I, Cambridge (MA)-London, The Loeb Classical Library, 982, re dition 934).

  • Sverine Clment-Tarantino26

    arbres que le pote sapprte marier (pommiers et poiriers, pruniers et pchers, vers 42-43, cf. infra), en tant quils nappartiennent pas la mme espce (cf. la tra-duction par dune espce trangre de J. Amat et le paragraphe 4 de larticle gen-tilis du dictionnaire Gaffiot). partir de l, on peut aussi considrer quil renvoie au croisement littraire et stylistique que Virgile avait accompli dans les Gorgiques66 et celui que Calpurnius lui-mme est en train deffectuer, en greffant, en quelque sorte, ces mmes Gorgiques sur ses Bucoliques et en faisant dialoguer, de manire ori-ginale, les rgnes vgtal et animal67. Mais, mon sens, non gentilia introduit sur-tout la possibilit de concevoir laltrit du fruit de la greffe comme une affaire de nationalit : ces fruits sont vritablement trangers , ils ne correspondent pas la nature de larbre qui leur a donn naissance ou de la terre natale qui les porte. La prise en compte de cette signification nous confronte ds lors deux options : soit on conoit que, interprtant le propos de Virgile, Calpurnius le dforme ou le radi-calise (luvre romaine issue de la mtamorphose dun modle grec lui devient fon-damentalement trangre luvre romaine issue de la mtamorphose dun modle grec conserve et revendique sa part irrductible d tranget 68), soit on se limite savourer lillustration que Calpurnius fournit, dune part, des mutations auxquelles il a en effet soumis, par son ars, l arbre virgilien, dautre part, de ce non gentilia mme, lorsquil choisit de donner comme second exemple de greffe la substitution subreptice des prunes, non plus de cornouilles, comme en Gorg., 2, vers 34, mais des fruits de la Perse , persica :

    Ars mea nunc malo pira temperat et modo cogit insita praecoquibus subrepere per-sica prunis. (Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 42-44)

    Mon habilet, tantt, combine la poire la pomme, tantt, contraint les pches greffes prendre subrepticement la place des prunes htives. (Calpurnius Siculus, Bucolique 2, 42-44)

    66. Lu mtapotiquement, ambiguo [] colore la fin de la tirade dIdas (vers 39) pourrait aller dans le mme sens.

    67. Voir la notice introductive de J. Amat, p. .68. Voir la remarque dE. Valette-Cagnac mentionne supra, note 6. En ce sens, non genti-

    lia constituerait une glose la fois de non sua et de ingens au vers 80 du passage de Virgile et auquel D. O. Ross (art. cit, p. 68, note 3), se fondant sur larticle de J. W. Mackail, Virgils use of the word ingens (CR, 26, 92, p. 25-255), invite donner le sens de naturel ou de natif .