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Tracés. Revue de Sciences humaines #13 (2013) Hors-série 2013. Philosophie et sciences scociales ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Danny Trom La politique de la sociologie : coopération et implication dans le texte sociologique ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Danny Trom, « La politique de la sociologie : coopération et implication dans le texte sociologique », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #13 | 2013, mis en ligne le 21 octobre 2015, consulté le 14 novembre 2013. URL : http://traces.revues.org/5725 ; DOI : 10.4000/traces.5725 Éditeur : ENS Éditions http://traces.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/5725 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info). Distribution électronique Cairn pour ENS Éditions et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © ENS Éditions

La politique de la sociologie : coopération et implication dans le texte sociologique

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Tracés. Revue de Scienceshumaines#13  (2013)Hors-série 2013. Philosophie et sciences scociales

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Danny Trom

La politique de la sociologie :coopération et implication dans letexte sociologique................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueDanny Trom, « La politique de la sociologie : coopération et implication dans le texte sociologique », Tracés. Revuede Sciences humaines [En ligne], #13 | 2013, mis en ligne le 21 octobre 2015, consulté le 14 novembre 2013. URL :http://traces.revues.org/5725 ; DOI : 10.4000/traces.5725

Éditeur : ENS Éditionshttp://traces.revues.orghttp://www.revues.org

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Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).

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TRACÉS 2013 / HORS-SÉRIE PAGES 121-140

la politique de la sociologie : coopération et implication dans le texte sociologique

DANNy TrOm

À la question de savoir ce qu’est la sociologie, plusieurs réponses peuvent être apportées : elle est un régime moderne du savoir qui a trouvé ses pre-mières élaborations dans les œuvres des pères fondateurs, Émile Durkheim ou Max Weber ; elle est la production textuelle cumulée de la communauté des sociologues depuis que s’est constituée une discipline appelée sociolo-gie ; elle est une discipline académique, une pratique transmise dans les uni-versités, lieu de reproduction de la communauté des sociologues. Lorsque la question du genre de savoir qu’est la sociologie est posée1, c’est tout natu-rellement les grandes œuvres de la sociologie qui sont convoquées. Si la sociologie a émergé comme un savoir réflexif propre aux sociétés modernes, capables de se poser en objets de recherche, d’enquêter sur elles-mêmes, la question de l’intrication du savoir sociologique et de la modernité requiert alors que l’on déplace quelque peu l’interrogation pour se demander ce qu’est un texte sociologique réussi, un texte qui aiguise notre intelligence du monde social, qui reçoit l’agrément de la communauté des sociolo-gues, au point d’être parfois intégré dans le corpus des textes réputés clas-siques, à vocation exemplaire, que l’on lit et fait lire à l’université, un texte décloisonné du domaine de spécialité dans lequel il s’inscrit et cité dans des contextes divers. Cette exploration ne suppose pas de se donner un point d’appui idéal, extérieur à la sociologie, mais de centrer l’attention sur les contraintes immanentes qui pèsent sur la production du savoir sociolo-gique. On envisagera alors le texte sociologique sous l’angle du pacte de

1 Une première élaboration de cet article a été présentée et discutée à la journée d’étude « Prag-matiques de l’action et de l’expérience », organisée par Cédric Terzi à l’Université Lille 3 en juin 2008, puis, sous une forme remaniée et écourtée, au séminaire « Sociologie/philosophie : les enjeux d’une conjonction », École des hautes études en sciences sociales, 2011-2012, coordonné par Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Jean-Louis Fabiani et Francesco Callegaro.

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coopération qui lie son producteur et ses récepteurs, dans la lecture même du texte. Se noue, à l’occasion de ce pacte tacite, ce que l’on appellera une politique de la sociologie, tapie en son sein. On montrera que cette poli-tique est déterminée par une structure d’implication qui opère à la jointure de l’organisation de l’expérience de lecture préparée dans le texte et des attentes qui disposent les lecteurs dans l’activité de lecture. L’exhumer n’a d’autre objectif que de pousser plus avant l’exigence de réflexivité constitu-tive de la sociologie comme genre de savoir.

Pacte et coopération

Esquisser une réponse à cette question de grande ampleur passe nécessai-rement par une étude de cas. Un cas est certes toujours lesté de ses parti-cularités, mais on peut espérer aussi en tirer, par-delà ce qui lui est propre, des propositions à caractère plus général. On choisira ici le cas, particuliè-rement frappant, de l’ouvrage de l’historien américain Christopher Brow-ning intitulé Ordinary Men (Browning, 1994 [1992], dorénavant DHO), parce qu’il a connu cette trajectoire telle que d’un apport circonscrit au domaine de spécialité des historiens de l’Allemagne nazie, il en est venu à figurer comme un classique de la sociologie en France. Cet ouvrage, désor-mais célèbre, décrit la manière dont un bataillon de police de réserve éra-dique les populations de bourgades juives en Pologne, derrière le front de l’Est, en 1942-1944. Le 101e bataillon de police de réserve, un parmi d’autres, parcourt l’arrière du front de l’Est et exécute systématiquement par balle la population juive, affichant dès les premières semaines le bilan de quatre-vingt mille tués. L’historien, en se fondant sur les archives du procès intenté après-guerre aux membres du bataillon, matériau composé de longs inter-rogatoires, affine la composition du groupe de tueurs et reconstitue, scène après scène, le déroulement des opérations. L’ouvrage ambitionne de rendre raison de l’agir social des tueurs, de cette activité coordonnée consistant à éliminer systématiquement une population civile désarmée, impuissante, et prise au dépourvu. De la bonne description de cette activité dans son déroulement factuel dépend la bonne explication de la conduite des tueurs, laisse entendre DHO dans son introduction. En somme, DHO veut rendre compte d’une conduite qui déroute à la fois le chercheur et ses lecteurs.

L’ouvrage, en France, a connu un succès considérable et s’y est hissé au statut de texte de référence des sciences sociales : publié rapidement en format poche, plusieurs fois réédité, il est lu, enseigné dans les cursus uni-versitaires de sociologie et de science politique ; il figure en bonne place

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dans les bibliographies des ouvrages qui importent ; il est cité à l’appui de démonstrations dans des travaux touchant des domaines de spécialité aussi divers que la sociologie des mobilisations ou la sociologie du travail. Il est devenu, en somme, un classique de sociologie française. Cette carrière, en première approximation, doit être rapportée à un double cahier des charges qui caractérise l’état de la sociologie française contemporaine. Première-ment, il se place sous les auspices d’une sociologie de l’action située et non pas d’une sociologie historique. Un détour par l’œuvre de Weber permet de clarifier cette dualité, car ces deux grandes tendances y cohabitent. D’une part, Weber reconstitue de grandes fresques historiques qui sont autant de lectures de l’évolution sur un très long terme des sociétés modernes. D’autre part, Weber jette les bases d’une sociologie de l’action dont on trouve la formulation la plus systématique dans ses concepts fondamentaux de la sociologie2. C’est là qu’apparaît la définition de la sociologie comme science compréhensive-descriptive. L’agir social est un agir doté de sens. Orienté vers autrui, cet agir, qui se distingue d’un agir mécanique ou d’un réflexe, ne s’éclaire qu’à la lumière d’un réseau dense d’institutions à l’inté-rieur duquel l’action puise son sens. Le sens de l’action, action signifiée par l’agent et comprise par autrui, est à la fois subjectif et objectif, il n’appar-tient ni à celui qui agit ni à celui qui le saisit, mais à l’impersonnalité d’un milieu social dans lequel il s’actualise. Avec DHO, pour la première fois, un travail consacré aux massacres de masse s’inscrit non pas dans une sociolo-gie historique qui retrace de longues chaînes abstraites de causalités, mais dans une sociologie de l’action située, attachée à décrire l’action dans son contexte de déroulement, appréhendée comme coproduction d’une situa-tion sociale. Deuxièmement, DHO se présente d’emblée, étant donné le sujet qu’il traite, comme une contribution à une sociologie des normes. Si la sociologie a pour objet l’agir social, l’ouvrage se propose d’expliquer les res-sorts d’un agir-limite (le meurtre en série apparaissant comme une déviance extrême) à l’intérieur même d’une théorie de l’action située. DHO investit, de manière particulièrement resserrée, ce qui depuis Durkheim constitue le cœur de la sociologie, à savoir la texture normative du monde social.

Ceci étant précisé, il convient de noter, même si cela semble relever de l’ordre de l’évidence, que le texte sociologique est aussi et peut-être avant tout ce support qui transcrit, expose et autorise la circulation de l’activité du sociologue. Cette mise en forme textuelle de l’activité du sociologue a été parfois envisagée sous l’angle de sa composition, souvent dans une visée

2 Sur cette disjonction et la difficulté de raccorder les deux perspectives wébériennes, voir Kah-lberg (2002).

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didactique, plus rarement sous l’angle de sa réception. Le plan de la récep-tion ouvre un espace de questionnement sur le degré de satisfaction éprou-vée à la lecture du texte, le degré de crédibilité ou d’assentiment qu’il sus-cite, l’agrément qu’emporte l’interprétation ou l’explication qui s’y trouvent proposées à une communauté de lecteurs. Plus la discipline s’affermit dans son autonomie, plus ses standards internes sont réputés établis, plus aussi les deux angles, production et réception, tendent à converger pour se super-poser puisque producteur et récepteurs se calent sur un ensemble de règles communément reconnues. Un classique de la sociologie est typiquement un texte qui rencontre régulièrement l’agrément d’un très grand nombre de lecteurs réputés compétents. Le devenir classique d’un texte est un mou-vement progressif de distinction d’un texte de la masse des textes en cir-culation. La multiplication de rencontres réussies, dans la lecture, entre le producteur et les récepteurs du texte, est ce processus au travers duquel il acquiert le statut de classique.

La communauté de producteur-récepteurs est donc l’instance qui régule le statut d’un texte sociologique. Producteur et récepteurs sont insérés dans un même cadre. Comme l’enseigne l’analyse des récits littéraires, il convient de concevoir le texte lui-même comme « un produit dont le sort interpré-tatif fait partie de son propre mécanisme génératif » (Eco, 1985, p. 65). Dit autrement : il existe une connexion interne entre production et réception du texte : la réception est interne à la fabrication du texte en tant qu’elle est anticipée dans le moment de son élaboration, tandis qu’en retour, le texte appelle une « coopération interprétative » (ibid., p. 84 et suiv.) de la part de ses lecteurs potentiels. Ainsi le texte se tient-il toujours dans un milieu, dans une zone intermédiaire entre producteur et récepteurs. Ces deux pôles sont reliés par un jeu complexe d’attentes réciproques. Anticipée dans le procès de production du texte, puis actualisée dans sa lecture, toute récep-tion doit alors s’entendre comme une coproduction du texte. À l’instar de la séquence conversationnelle, telle qu’elle est théorisée par Paul Grice (1979), la production-réception du texte sociologique dessine un jeu coopé-ratif gouverné par des règles qui demeurent généralement tacites. Mais alors qu’une conversation est un dispositif dans lequel les deux pôles sont alter-nativement émetteurs et récepteurs (la séquence des tours de parole), tout texte instaure d’emblée une asymétrie entre eux : il est un produit fini dont le lecteur s’empare et les ajustements éventuels entre les deux pôles sont étalés dans le temps, car leur relation est différée. Une controverse a préci-sément pour objet l’explicitation de l’échec du jeu coopératif, ou les accrocs qui nuisent à sa fluidité : en sériant les malentendus, en clarifiant les points de désaccord, elle dégage progressivement un jugement commun ou du

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moins un espace de désaccord plus ou moins stabilisé en distribuant l’en-dossement de la responsabilité des discontinuités ou de la rupture dans la coopération, au producteur qui échoue à susciter la coopération adéquate, au destinataire qui échoue à actualiser correctement le contenu du texte.

Cependant, si la conversation se conçoit comme un format d’échange d’informations, le texte littéraire, quant à lui, remplit un ensemble de fonc-tions complexes, parmi lesquels la fonction esthétique est primordiale, tan-dis que le texte sociologique, qui jamais ne se réclame de la fiction3, assume prioritairement une fonction informative. Dans le récit littéraire, le mode de référenciation au monde extérieur au roman, y compris dans le cas du roman réaliste, suppose une convention selon laquelle il convient de faire « comme si c’était le monde » (Pavel, 1986), tandis que dans le texte socio-logique prévaut une présomption d’identité entre le monde du texte et le monde hors du texte. Par vocation, le texte sociologique réfère directement à une réalité extérieure conventionnellement posée comme indépendante de sa saisie, de sorte qu’il se soumet à la contrainte de la preuve pour l’attes-ter, épreuve dont le texte littéraire se dispense. C’est pourquoi aussi, c’est sur la base de cette présomption d’identité avec un monde pensé comme réalité indépendante de ses investissements descriptifs et interprétatifs qu’il sera évalué. Néanmoins, comme on le verra, le texte sociologique assume volontiers une fonction didactique, à la manière des contes pour enfants ou des récits d’expériences personnelles que l’on se raconte dans la vie quoti-dienne. Cette fonction se présente sous la forme d’une morale de l’histoire, d’une chute qui est indissociablement clôture du récit sociologique et leçon délivrée à ses lecteurs.

Il ressort de ces remarques préliminaires qu’un texte sociologique est produit à l’horizon de sa lecture et que cette dernière est en quelque sorte l’épreuve à l’issue de laquelle il est reçu d’une certaine manière. La lecture d’un texte, quel qu’il soit, a toujours la densité d’une expérience pour celui qui le lit (Stavo-Debauge, 2003). Or, une expérience se détache sur le fond d’un ensemble d’attentes qui, lui-même, est constitué d’une matière sédi-mentée faite de connaissances de sens commun, et acquise à travers un enseignement spécialisé, et d’expériences de lecture antérieures de toutes sortes. Faire une expérience de lecture suppose donc des compétences de base, qu’elles soient linguistiques (maîtriser une langue) ou endo-narratives (la capacité de suivre une histoire), une connaissance d’ordre général du monde social ou un savoir spécialisé (la maîtrise d’un champ particulier du

3 Sur le procès historique de différenciation entre le texte littéraire réaliste et le texte sociologique, voir Lepenies (1990).

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savoir) comme c’est le cas du lecteur sociologue compétent. L’expérience dans la lecture procède alors d’une fusion des horizons, d’une superposi-tion des attentes et de l’évaluation de leur remplissage dans le cours même de l’activité de lecture. La félicité ou l’infélicité dans la lecture s’y donnent d’abord comme des intuitions avant de se prolonger éventuellement dans une investigation sur un mode réflexif.

L’hypothèse qu’on voudrait soumettre ici est que cette intuition est de part en part politique. Le programme qui se dégage alors est celui-ci : il existe une politique de la sociologie que la sociologie, entendue comme activité de production-réception de textes, ignore. Par politique de la socio-logie, on entend les conditions politiques tacites qui gouvernent le rapport entre producteur et récepteur du texte sociologique. Cette politique de la sociologie semble demeurer globalement hors de portée, car nous ne dispo-sons pas à ce jour des rudiments d’une poétique du genre sociologique4. Établir une telle poétique, si elle devait porter sur la sociologie historique, sur ces grands récits qui se sont succédé pour rendre compte de l’avènement de notre modernité, est une tâche dont on entrevoit la méthode puisqu’elle pourra s’édifier sur une théorie formelle du récit. Or, le diagnostic posé sur le monde social par une sociologie de l’action n’a pas les propriétés narra-tives de la sociologie historique. Dans les textes essentiellement narratifs, l’auteur conclut son récit et cette conclusion est sans réplique possible pour le lecteur à qui il ne reste qu’à parcourir le récit à rebours pour constater combien le chemin qui y mène était balisé d’avance (Lotman, 1973, p. 307). Dans le cas d’une sociologie de l’action située, un diagnostic est réputé sociologique s’il s’appuie avant tout sur des méthodes validées et des rai-sonnements avalisés par la communauté des sociologues. Une sociologie de l’action n’est jamais impressionniste, elle resserre son objet autour de situa-tions ou de scènes : elle décrit minutieusement les interactions et dégage progressivement la logique des situations ; la situation telle qu’elle s’orga-nise et le mode d’implication des agents dans la situation y sont envisagés dans une dynamique. Identifier les conditions politiques tacites qui orga-nisent la formulation d’un diagnostic jugé majoritairement « intéressant » ou « réussi » suppose alors de s’insinuer à l’intérieur même de cette opéra-tion de description et d’interprétation proposée dans le texte. L’étude du dossier DHO a pour objectif d’esquisser un tel programme.

4 À la manière dont Hayden White (1973) s’est essayé à une « métahistoire ».

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Énigme et surprise

DHO s’ouvre sur le premier massacre du bataillon et se termine au moment où sa mission prend fin. Par commodité, schématisons la manière dont le texte procède. DHO se présente comme un enchaînement de descriptions de situations. Chaque scène apparaît comme un « événement-sous-description » (Quéré, 1994). Or, la production d’un événement-sous-description requiert de la part du producteur d’effectuer une série d’opérations constitutives. L’in-dividuation d’un événement suppose en effet toujours de le découper préa-lablement dans le flux du temps et de le faire émerger comme une totalité intelligible. Ce travail de cadrage répond à la question : « Que se passe-t-il ? », « À quoi a-t-on affaire ? »5 Il appelle, de manière concomitante, un ensemble d’opérations connexes, analytiquement distinctes mais reliées dynamique-ment dans la composition des scènes : sélection et qualification des partici-pants à la scène ; attribution de propriétés distinctives à chacun des actants ; fixation de leurs relations. Ce n’est qu’après avoir procédé à ces qualifications et catégorisations de base que l’on pourra déterminer le genre d’événement auquel on a affaire. DHO s’attache avant tout à catégoriser ceux dont l’agir est constitué en énigme, à savoir les membres du 101e bataillon, en procédant à une sociographie du groupe. Après avoir reconstitué leur profil (âge, profes-sion, milieu social de provenance), il prend acte de l’hétérogénéité du groupe et en conclut que le membre du bataillon est un homme allemand moyen. Il établit ensuite que ne figurent pas dans ce bataillon de psychopathes avérés et que les membres du bataillon n’ont bénéficié ni d’une formation idéolo-gique spéciale qui en ferait des nazis convaincus, ni d’une formation tech-nique particulière qui les aurait préparés à leur nouvelle mission. Du profilage des agents il ressort qu’avant même leur engagement dans la situation rien ne prédispose les membres du bataillon à perpétrer des crimes en masse. DHO va alors explorer la possibilité que les membres du bataillon soient soumis, dans la situation, à une pression, en sorte qu’ils sont, d’une manière ou d’une autre, contraints d’agir. La matière du procès (les dépositions des membres incriminés devant le tribunal) permet d’explorer cette hypothèse efficacement puisque les membres du bataillon, dès avant leur première mission, puis entre deux missions, sont invités par leur commandant à s’y soustraire, sans subir de sanction quelconque. DHO voit alors dans les scènes de massacre une espèce de variation naturelle du dispositif expérimental que Stanley Milgram (1979)

5 À la manière dont toute situation se donne d’abord à travers la question « what’s going on ? » comme le souligne Goffman (1991).

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avait conçu en laboratoire afin de mesurer la soumission de personnes ordi-naires à des injonctions, émanant d’un donneur d’ordre autorisé car jouissant du prestige hiérarchiquement reconnu, d’agir en contravention avec les règles normatives partagées. Cette thèse se résume ainsi : l’agir qui contrevient à la norme n’est pas contraint mais s’explique par la soumission à une auto-rité dont les manifestations sont situationnelles ; il ne doit pas être corrélé aux propriétés de l’agent soumis à expérimentation mais dépend des varia-tions dans le repérage par l’agent d’indices situationnels (laboratoire, blouse blanche, dispositif technique, rhétorique scientifique) qui forment le cadre dans lequel s’exerce une autorité jugée dès lors légitime. Ce sont des variations dans ce repérage par celui à qui il est enjoint d’agir que le degré de soumis-sion va dépendre. Cette fameuse thèse est envisagée puis écartée par DHO puisque les scènes invalident ce rapport d’autorité verticale et font ressortir une forme de pression qui s’exerce de l’intérieur du groupe des pairs, un pres-sion horizontale qui procède de la solidarité dans un collectif d’action affronté à une tâche difficile. C’est moins le conformisme6 qui se trouve ici révélé dans DHO que la manifestation d’une solidarité active que les membres du groupe se manifestent mutuellement en tant que chacun appartient au collectif. Voici donc les cinq explications possibles de l’agir des tueurs explorées dans DHO, rejetées au profit de la sixième : (1) un agir pathologique, déclenché par une pulsion ou une grave altération du jugement ; (2) un agir commandé par endoctrinement ou par adhésion à une doctrine ; (3) une conduite contrainte par la menace directe ; (4) une conduite contrainte par soumission volontaire à une autorité verticale ; (5) une conduite par conformisme qui manifeste une inclusion dans le groupe ; (6) une conduite solidaire qui découle des obliga-tions nourries à l’égard d’alter, donc une adhésion active au groupe.

Notons que cette conclusion (6) à laquelle parvient DHO repose sur le cadrage très particulier des situations étudiées. Les scènes décrites y sont composées a minima de quatre groupes statutaires de participants : (a) les officiers (le commandement) ; (b) les exécutants (les tueurs) ; (c) les popu-lations juives (les tués) ; (d) marginalement des spectateurs (la population locale qui assiste aux rafles, rarement aux exécutions). Si l’on indexe les six explications possibles de la conduite des tueurs sur la composition des scènes, on remarquera les connexions suivantes : les explications (1) et (2), d’emblée exclues, sont dispositionnelles (non situationnelles) ; les explica-tions situationnelles (3) et (4) reposent sur l’interaction (a)-(b) ; les expli-

6 Le conformisme renvoie à l’idée que l’individu, passivement, se conforme aux attentes du groupe, qu’il aligne, de manière peu réflexive, sa conduite sur celle d’alter. Tel était le méca-nisme documenté par Solomon Asch, le mentor de Milgram, qui mena ses expérimentations psychosociologiques pionnières sur la pression des pairs (peer pressure) dans les années 1950.

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cations situationnelles (5) et (6) dépendent de l’interaction (b)-(b). Alors que l’explication (5) envisage la conduite de (b) comme une conformation à celle des autres (b), l’explication (6) l’envisage comme l’expression d’une obligation morale ressentie par (b) à l’égard des autres (b) avec lesquels il doit se coordonner afin d’exécuter la tâche. Ce qui frappe alors immédiate-ment est l’absence de (c) en tant que partenaire de l’interaction alors qu’une analyse situationnelle devrait être de part en part relationnelle. C’est pour-quoi la description des scènes semble se caler sur un cadrage selon la pers-pective des tueurs. Elle consiste à interpréter l’activité en cours comme un travail ingrat, qui suppose que chacun contribue selon la part qui lui revient dans l’accomplissement collectif d’une tâche répugnante, malgré la tenta-tion de se délester sur les autres. Pourtant il a bien fallu que (c) soit saisi par (b) d’une certaine manière afin de disparaître comme support potentiel d’un catégorisation normative et devenir l’objet d’un traitement criminel, mais l’interprétation des scènes de massacres dans DHO demeure silen-cieuse sur ce réquisit, dont la prise en compte n’invaliderait peut-être pas l’explication (6) mais l’intégrerait dans un cadre interprétatif plus ample.

DHO décrit donc l’action de tuer à la chaîne comme un travail, un « sale boulot », dont (c) est l’objet. Remarquons que le travail est réputé difficile non pas tant parce qu’il génère des tensions normatives liées à un trouble dans la catégorisation de (c), mais en tant qu’il suscite le dégoût, répugne à celui qui le fait. DHO est alors très attentif à l’apprentissage et l’habitua-tion de (b) à tuer, aux expérimentations par tâtonnement effectuées collec-tivement, susceptibles de rendre le travail plus fluide malgré les multiples cafouillages. Les réactions de dégoût et les petites tactiques des membres du bataillon pour se soustraire ponctuellement à la tâche sont autant d’indices de la pénibilité d’une tâche à laquelle il convient que (b) participe par obli-gation envers les pairs. C’est précisément parce que (c) est l’objet d’un tra-vail pénible, répugnant, que le sentiment de solidarité dans le collectif (b) de travail s’en trouve majoré. La formule d’un tueur « ne pas laisser les autres faire le sale boulot » résume dans DHO ce sentiment d’obligation ; elle est l’expression d’une adhésion de chaque (b) au groupe de tueurs.

Plongé dans des scènes terrifiantes, le lecteur, d’abord désemparé, est conduit à envisager, en progressant dans la lecture, qu’il pourrait être l’un d’eux. Si le lecteur l’envisage, puis se trouve assigné à cette place dans la phase conclusive de DHO (« Alors si les hommes du 101e bataillon de gen-darmerie ont pu devenir des tueurs, quel groupe humain ne le pourrait pas », question toute rhétorique que DHO, p. 248, pose à ses lecteurs), c’est que la surprise que suscite DHO auprès de ses lecteurs procède d’une ten-sion entre l’énormité du crime et l’extrême banalité du ressort de l’ activité

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criminelle. On peut ici généraliser : tout texte sociologique réussi pose une énigme jugée intéressante et en propose une résolution satisfaisante. Il orga-nise un effet de surprise auprès du lecteur. Prenons un exemple des plus classiques : Les héritiers de Pierre Bourdieu propose une énigme qui pro-cède de la description d’une inégalité de fait dans une société qui pour-tant adhère formellement et consensuellement au principe d’égalité. Cette énigmatique inégalité enclenche une enquête qui débouche sur la décou-verte des mécanismes de reproduction, découverte qui élucide l’énigme de départ. La surprise surgit d’un dévoilement : ce qui est caché, invisible, est soudainement porté au jour, rendu public ; le mouvement du texte ache-mine le lecteur vers la résolution de l’énigme. L’effet suscité par le texte sociologique auprès de ses récepteurs tient donc essentiellement à la capa-cité de révélation. Il est attendu que quelque chose d’invisible ou de peu visible s’y trouve mis au jour et aiguise dès lors notre intelligence du monde social. Ce dévoilement porte donc sur la vie sociale, entendue comme une réalité objective qui se tient devant le lecteur sociologue. Cependant, ce qui s’y trouve dévoilé est toujours aussi relatif à la manière dont le lecteur sociologue se saisit lui-même comme membre de la société puisque la réalité sociale ainsi dévoilée est aussi celle dans laquelle il est immergé.

La surprise surgit donc de l’écart entre l’horizon d’expérience du lecteur et sa première lecture d’un texte (Jauss, 2007, p. 53). Des textes ultérieurs, qui répliquent la même tension narrative (et ne ménagent plus alors de sur-prise), qui confirment la révélation initiale, l’affermissent ou la nuancent, sont éventuellement des textes réussis mais pas des candidats au statut de classique. À l’inverse, un texte qui échoue à organiser une surprise essuie un échec : les mouvements coopératifs du lecteur y sont empêchés, de sorte que la coopération interprétative s’en trouve fragilisée, voire rompue, par à-coups, ou soudainement. La surprise n’est plus alors révélation, félicité dans la lecture, mais déception, échec ou perplexité (échec relatif ) dans la lecture. La surprise que ménage DHO tient donc à ceci : ce que chacun de ses lecteurs pense ne jamais pouvoir faire, en aucune circonstance (abattre des hommes, femmes et enfants à la chaîne), il le ferait, pour peu qu’il soit placé dans une dynamique situationnelle équivalente à celle dans laquelle se trouvent immergés les policiers de réserve du 101e bataillon. On s’approche ici de ce lieu que j’ai appelé politique de la sociologie. Puisque la lecture d’un texte requiert une coopération active du lecteur, participation requise et guidée par l’organisation interne du texte lui-même, l’agrément ou le désagrément éprouvé dans la lecture doit être corrélé à la manière dont le producteur et le destinataire du texte contrôlent conjointement ce procès de convergence. Une perplexité ou une réticence à accepter la proposition

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d’implication qu’appelle l’engagement dans la lecture a pour conséquence de fragiliser le mouvement coopératif exigé du lecteur et de bloquer par conséquence l’effet de révélation que ménage le texte. À l’inverse, un texte est promu au rang de classique lorsque la proposition d’implication est régulièrement acceptée et par conséquent l’effet de révélation réitéré. DHO implique7 le lecteur d’une certaine manière. Cette structure d’implication organisée par le texte et agréée (ou rejetée) par le récepteur renferme la poli-tique de la sociologie déployée dans le texte.

Implication et expérience

Afin de circonscrire ce que renferme exactement cette proposition d’impli-cation, il n’est d’autre solution que de procéder de manière comparative, afin de disposer d’un levier susceptible de faire varier une gamme de coopérations requises, allant de son acceptation pleine et entière à la réticence de s’y laisser enrôler. À cette fin aussi, le dossier DHO nous offre une matière particuliè-rement riche. Premièrement, il convient de remarquer que Browning lui-même, dans une étude ultérieure portant sur d’autres bataillons affectés à des tâches similaires, a sensiblement corrigé la conclusion à laquelle il était par-venu dans DHO en réévaluant la présence d’un « noyau assez conséquent de tueurs zélés et enthousiastes » dans ce genre d’unités criminelles8. Pour l’histo-rien spécialiste de la solution finale, cette correction, reportée dans la postface à la seconde édition anglaise de DHO (Browning, 1998, « Afterword », p. 191 et suiv.), est une rectification dans un domaine de spécialité où l’enjeu n’est pas d’abord la formulation d’une théorie générale de l’action mais la compréhen-sion d’un événement historique spécifique. Cette rectification des résultats de la recherche qui atténue nettement la surprise ménagée dans DHO aurait dû logiquement se répercuter sur la carrière de l’ouvrage dans l’espace de la sociologie en France. Pourtant, son statut n’en a pas été affecté. On peut en inférer qu’il n’y a pas de relation nécessaire et univoque entre la validité du texte sociologique et son mode de réception. Dans cet écart s’insinue cette politique de la sociologie implicite puisque l’agrément à un texte en dépit des déficiences manifestes de sa conclusion centrale, relevées par l’auteur lui-même, appelle une élucidation.

Deuxièmement, la conclusion centrale de DHO a été frontalement

7 L’implication est ici entendue dans le sens que lui donne l’herméneutique littéraire. Voir l’intro-duction d’Iser (1972).

8 On se reportera aux conclusions du chapitre VI (« Bourreaux allemands : comportements et mobiles à la lumière de nouveaux documents ») dans Browning (2002, p. 202 et suiv.).

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contestée par Daniel Goldhagen (1997), qui a proposé dans Les bourreaux volontaires de Hitler (dorénavant LBVH) une interprétation alternative des mêmes scènes décrites et interprétées dans DHO, en puisant souvent aux mêmes sources. On dispose ici d’un point d’appui comparatif très utile et d’un espace polémique à l’intérieur duquel les lecteurs sont invités à juger de la crédibilité de deux comptes rendus contradictoires d’un même matériau. Remarquons que la disjonction entre ces événements-sous-des-cription n’est pas ici à rapporter à la matière de l’événement (ce que l’on appelle couramment « les faits » ou les « données » puisés aux « sources ») mais au cadrage qui fait apparaître un événement comme étant un certain genre d’événement. Ce sont bien les mêmes scènes de meurtre, dont nul ne conteste la véracité, ni l’identité des protagonistes, ni même le détail dans le déroulement factuel des cours d’action, qui sont différemment interprétées. La disjonction ici n’est pas de l’ordre de l’enquête dans son acception pre-mière, historique, journalistique ou policière, mais de l’ordre de l’enquête herméneutique (interprétative) qui s’édifie sur elle. LBVH, à sa parution, provoqua une affaire9 et fut globalement discrédité dans le milieu acadé-mique transnational des historiens de l’Allemagne nationale-socialiste : les mêmes tueurs étudiés par DHO, tout ordinaires qu’ils soient, LBVH les qualifie de tueurs enthousiastes, de nazis engagés qui tuent volontairement les Juifs parce qu’ils croient que c’est une bonne chose à faire (« they were willing to kill »). Il s’ensuit que l’Allemand moyen, l’homme ordinaire alle-mand de l’époque, est un antisémite disposé à tuer, par conviction, les Juifs. Cette affirmation abrupte a suscité l’indignation du milieu des spécialistes de l’Allemagne nazie puisqu’elle revenait à faire de chaque Allemand un criminel potentiel alors que des études abondantes montrent combien la question de l’adhésion au nazisme mérite des réponses nuancées, selon des paramètres multiples.

Le scandale est l’inverse de la révélation : l’ouvrage fut jugé raté et ses conclusions aberrantes. Mais peu d’attention a été accordée à la théorie de l’action sous-jacente à la description de l’événement, que l’on contras-tera avec profit avec celle qui sous-tend DHO. On a vu que DHO traite le groupe (c) comme un objet dans l’action et non comme un partenaire de l’interaction. Bien qu’assise sur une théorie de l’action souvent confuse, LBVH met au jour cette absence de thématisation de l’interaction (b)-(c) dans DHO. Il suffira ici de formaliser la conclusion de LBVH au regard de l’énigme posée dans DHO et résolue par l’explication (6) : les tueurs tuent

9 Sur les aspects médiatiques de l’affaire Godlhagen en Allemagne, voir Schneider (1997). Sur le retour de cette affaire dans le traitement de l’espace public allemand, voir Eley éd. (2000).

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parce qu’ils pensent (croient) qu’éliminer les Juifs est une chose bonne, utile et nécessaire (explication 7). L’énigme ici se résout de la manière la plus triviale, en sorte qu’elle ne mérite plus ce nom. L’explication (7) pro-posée par LBVH contraste absolument avec l’explication (6) de DHO : les tueurs accomplissent dans l’action ce qu’ils visent dans l’action, accom-plissement guidé par leur vision normative partagée du monde social. La scène de crime est alors décrite comme une actualisation du nazisme parce que les tueurs de LBVH perçoivent le monde selon les catégories nazies. Si (c) n’est pas décrit comme un partenaire de l’interaction dans DHO, c’est précisément parce que (b) agit selon les catégories de la pensée nazie. On entrevoit ici aussi la faiblesse de cette description proposée dans LBVH : alors que DHO est attentif aux tensions qui surgissent dans l’action, sans toutefois les rapporter à (c) si ce n’est comme objet à traiter, LBVH orga-nise une inattention descriptive aux tensions normatives comme si elles ne se posaient jamais, alors même que DHO les relève mais sans y prêter une grande attention, par exemple lorsque se manifeste une proximité d’origine (ils sont par exemple natifs de la même ville) entre (b) et (c) ou lorsque (c) est un nourrisson ou en enfant en bas âge.

En valorisant dans la description les segments l’interaction entre (a), (b) et (c), l’explication (7) se dégage logiquement : les directives de (a) sont immédiatement comprises et exécutées par (b) parce que la tâche, élimi-ner (c), est une tâche nécessaire et souhaitable. Pour qu’une telle descrip-tion soit possible, LBVH réintroduit l’élément dispositionnel (2) que DHO avait exclu de la description des scènes (mais que DHO mentionne toute-fois en conclusion et que les travaux ultérieurs de Browning réintroduisent explicitement au cœur de l’explication), mais il le fait de manière si massive que cela valut à son auteur une accusation de culturalisme rudimentaire10 : si les membres du bataillon n’ont pas été formés idéologiquement, c’est qu’ils n’en ont pas eu besoin, car en situation d’agir, ils agissent selon les catégories nazies, par adhésion à un « antisémitisme éliminationniste » qui imprègne de part en part la société allemande de l’époque. Alors que DHO décrit l’activité des tueurs comme un travail dont l’élimination de (c) est l’objet, LBVH fait de (c) le partenaire d’une relation d’hostilité radicale en sorte que l’intention criminelle s’y trouve logée dans l’action de tuer.

Avec DHO et LBVH, nous sommes donc en présence d’un même évé-nement sous deux descriptions contradictoires. À la question « qu’est-ce qui se passe ? » DHO répond que des hommes ordinaires se livrent à une activité extraordinaire, tandis que LBVH répond que des hommes extraordinaires

10 Par exemple la sévère critique de Raoul Hilberg (1997).

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(ordinairement nazis) se livrent à une activité pour eux ordinaire. La réponse de DHO repose sur une qualification des liens positifs qui unissent les tueurs dans le cours de leur activité, celle de LBVH repose sur les liens négatifs qui séparent, dans le cours de l’action, les tueurs de ceux qui sont l’objet de leur traitement. Du point de vue de la théorie de l’action, LBVH n’est pas exempt d’un certain idéalisme puisque la croyance y explique l’action, de manière causale, presque mécanique. Mais en effaçant toute croyance de ses descrip-tions, DHO se cale étroitement sur les témoignages des tueurs incriminés qui répondent de leurs actes devant un tribunal, contexte dans lequel l’aveu d’une croyance dans la justesse de la cause nazie emporte aussi la peine la plus sévère. Si LBVH obère le caractère situé de l’action afin de majorer l’intention dans l’action, DHO vide l’intention relativement à ce qui est visé dans l’action afin de maximiser les effets de la logique situationnelle.

Intimisme et exotisme

En quoi consistent alors les deux opérations sous-jacentes à la production-réception des deux textes ? Quels mouvements coopératifs chacune de ces des-criptions requiert-elle du lecteur ? Dans son Historik, Johann Gustav Droysen lie la compréhension d’un texte à la familiarité que le texte instaure avec le lecteur : « La possibilité de comprendre (verstehen) consiste en ce que les mani-festations qui s’offrent à nous comme matériaux historiques ont des affinités avec nous » (Droysen, 2002, p. 44)11. Le monde dans le texte est ainsi orga-nisé que le lecteur y trouve des repères, des éléments d’affinité avec son propre monde. La convocation d’événements échus dans notre présent suppose tou-jours cette opération préalable d’établissement de la nature et du degré de ces affinités qui détermine les modalités de leur accueil dans notre actualité.

Schématiquement, les sciences sociales oscillent entre deux opérations opposées. Les événements passés peuvent être éloignés de notre présent (opération exotique) ou en être rapprochés (opération intimiste). L’opéra-tion intimiste consiste à rapprocher ce qui est éloigné, geste par lequel nous sommes amenés à partager un même monde, à saisir un monde lointain en tant qu’il est encore et toujours le nôtre. L’opération exotique consiste, à l’inverse, à creuser la distance par laquelle ce qui est éloigné nous paraît à la fois accessible et irrémédiablement lointain et étrange, voire étranger. La coopération requise par DHO repose entièrement sur une opération intimiste. En ouvrant sa description sur des massacres effroyables, DHO

11 Il le formule comme une condition de base de l’écriture de l’histoire dès le milieu du xixe siècle.

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convoque d’abord un monde absolument étranger au nôtre, pour ensuite maximiser nos affinités avec lui. Le monde ainsi décrit ne nous est pas étranger parce que ses membres partagent avec nous des règles normatives communes, auxquelles pourtant ils contreviennent. La surprise sociolo-gique que dégage la lecture du texte tient dans la résorption abrupte de cette tension. La maximisation des affinités est rendue possible par la neu-tralisation des propriétés dispositionnelles des tueurs participant à la situa-tion, qui ne sont dès lors ni des hommes d’ailleurs ni des hommes du passé, mais des hommes aussi ordinaires qu’actuels12. Corrélativement, la logique des dynamiques situationnelles, détachée des propriétés des agents qui y sont immergés, va porter toute la charge explicative. C’est à cette condition qu’une proposition d’implication du lecteur dans le monde du texte se for-mule : le lecteur y est invité à s’identifier avec les tueurs puisque ce sont des mécanismes triviaux, en particulier ce banal sentiment d’obligation, pièce de base de toute socialité, qui explique l’engagement dans le massacre de masse. Le monde du texte et le monde du lecteur sont superposés à travers ces mécanismes génériques qui gouvernent les conduites les plus normales. Triviaux, ces mécanismes sont en affinité maximale avec le monde du lec-teur invité à y reconnaître ce qui gouverne ses propres conduites. L’opé-ration intimiste, portée à sa plus grande intensité, déploie alors aussi une vision très particulière de ce que fut le monde d’action du nazisme. Sous le nazisme gît simplement la société, à savoir un genre de sujet ordinaire, peu réflexif, et un genre de lien social tout aussi ordinaire, exigeant pour les proches mais tristement limité. Ainsi le lecteur est-il conduit à comprendre les événements échus par empathie avec les tueurs ; non pas qu’il soit invité à les approuver, mais à les comprendre en tant que, s’il était immergé dans une situation identique, il soit amené à présumer qu’il agirait comme eux.

L’opération inverse, celle sous-jacente à LBVH, consiste à minorer sys-tématiquement ces affinités et invite le lecteur à occuper une tout autre position. L’auteur de LBVH explicite ce parti pris : « L’étude des Allemands et de leur antisémitisme avant et pendant le nazisme est comme celle d’un anthropologue confronté à une peuplade primitive. » Cette opération est rendue possible par la neutralisation des effets propres aux logiques situationnelles et à la maximisation corrélative des effets générés par les propriétés dispositionnelles distinctives des tueurs. Il s’ensuit que le monde

12 L’option intimiste semble suivre cette intuition systématisée par Wilhelm Dilthey selon laquelle ce que nous comprenons des événements échus procède exclusivement d’une empathie, de la transposition de vécus nécessairement identiques, de sorte que toute différence qualitative doit être niée, car elle empêche logiquement le transport du passé dans le présent. Ce point a été particulièrement mis en évidence par Kurt Flasch (2008, p. 82 et suiv.).

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des tueurs est tenu à distance du nôtre et le procès d’indentification avec les tueurs rendu impossible. Goffman fut peut-être le premier à avoir voulu décrire des groupes situés à l’intérieur de nos propres sociétés et déviant manifestement de la norme commune, à partir de leur propre cadre de référence, sur le modèle de l’ethnologue qui nous rapproche d’une culture étrangère afin de l’acclimater aux cadres normatifs du monde de l’observa-teur et de ses lecteurs13. LBVH s’essaye à cet exercice et en montre les limites dès lors qu’un tueur nazi ne semble jamais pouvoir être décrit comme un sauvage dont la conduite finira par susciter auprès du lecteur une bienveil-lance toute relativiste. Tandis que l’opération intimiste replie le monde nazi sur le nôtre, l’opération exotique nous le rend irrémédiablement étranger. La première opération rend donc actuel ce qui semblait échu mais constitue pourtant notre actualité de lecteur lisant, tandis que la seconde restitue dans son actualité un passé duquel nous sommes coupés et dont l’accès est limité par son inactualité. Ce que met au jour le geste de l’éloignement, c’est que le nazisme fut une croyance et une proposition d’engagement qui a reçu des adhésions et suscité un enthousiasme que nous ne pouvons partager, car l’opération exotique creuse un fossé infranchissable entre le monde du texte et celui du lecteur du texte. Le monde duquel se soutenait l’enthousiasme nazi nous est désormais étranger, nous ne le reconnaissons plus comme le nôtre. Si donc l’opération intimiste nous rend le monde des tueurs fami-lier, presque transparent, l’opération exotique nous le rend opaque, presque inaccessible lorsqu’il fait irruption dans notre actualité.

Se pose alors la question de savoir comment arbitrer entre ces opéra-tions qui sont toutes deux, en tant que telles, légitimes, puisqu’elles sont inhérentes au geste même des sciences sociales. Opter pour l’une ou l’autre est, en dernière instance, affaire de décision. Mais alors se profile une autre question : pourquoi préfère-t-on opter pour l’intimisme de DHO plutôt que pour l’exotisme de LBVH ? Pourquoi acquiescer à cette proposition d’implication plutôt qu’à l’autre ? Il n’y a pas de fondement absolu à ce choix puisque, comme on l’a noté, Browning lui-même, en tempérant net-tement l’opération intimiste par une relative majoration de propriétés dis-positionnelles des tueurs, s’est clairement distancié des conclusions de son propre ouvrage. Malgré ses faiblesses et ses absences de nuances, malgré l’argumentation parfois déficiente de LBVH, l’autocorrection de Browning

13 « Asiles, écrit du point de vue des internés, à partir du cadre de référence qui lui est propre, comme tout livre d’ethnologie qui rend justice à la culture étrangère en refusant de la défigu-rer par des indignations ou des rationalisations de l’ethnologue, est écrit du point de vue des indigènes » (Goffman, 1979, p. 8-9). Cette stratégie est typique de ce sous-genre sociologique appelé aux États-Unis « ethnographie urbaine » (Atkinson, 2002, p. 75).

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met en lumière, a posteriori, combien l’opération exotique eût mérité l’at-tention du public des sociologues compétents14, et pourtant le statut de DHO n’a été en rien affecté dans la réception que lui a réservée dès le départ la communauté des sociologues en France.

Il convient à présent de mieux circonscrire ce que nous avons appelé une politique de la sociologie. De la présentation symétrique des deux des-criptions d’un même événement échu, il ressort clairement qu’une propo-sition d’implication est étroitement corrélée à ce que Hans-Georg Gada-mer (1996, p. 39) appelle la Selbstbesinnung historique du lecteur. Dans la structure d’implication organisée par le texte se jouent indissociablement le sens du passé et la connaissance de soi du lecteur. Le texte propose un mode d’implication dans un événement puisque la description de l’événement est toujours déjà proposition d’implication, et prescrit au lecteur, indisso-ciablement, dans un même mouvement, une modalité d’engagement dans son propre monde, le monde actuel, hors du texte. Les caractéristiques de l’affaire Goldhagen en donnent une indication. La description des LBVH agréa à un large public allemand, plutôt jeune. Ce public y lut combien les événements passés étaient désormais loin de lui15. Dans le geste d’éloigne-ment effectué par LBVH, l’épisode nazi apparaissait clôturé, au point que le lecteur actuel se voit dans l’impossibilité d’actualiser ce monde en tant qu’il serait encore le sien. La description de DHO agrée au lecteur sociologue français : il y lit combien les événements échus forment irrémédiablement son actualité. Les membres du bataillon n’ont aucune raison solide ou pro-fonde de faire ce qu’ils font, et pourtant ils le font, moins par conformisme que par solidarité à l’égard leurs pairs. L’effet de surprise que dégage DHO est alors à la mesure de la déception que la conduite des tueurs suscite auprès du lecteur. Ils déçoivent et, par identification, le lecteur éprouve la même déception relativement à l’anticipation de sa propre conduite puisqu’il est,

14 La théorie de l’action à l’œuvre dans DHO a été très peu mise en question, car elle semble en phase avec les développements de la sociologie de l’action située, tandis que celle de LBVH a été fortement exposée à la critique. Pourtant, souligne Patrick Pharo (1997, p. 267), « faire son travail » est une réponse qui contrevient à la grammaire de l’acte intentionnel, car cette dernière suppose logiquement un lien entre l’intention et l’objet de l’intention.

15 Remarquons que cet agrément du public allemand à LBVH se renverse en désagrément dès lors que les mêmes agissements d’un tueur enthousiaste sont présentés sous une description esthétique comme dans le roman de Jonathan Littell (2006). On mesure la différence dans la structuration des espaces de réception français et allemand à la consternation de ce critique littéraire de Die Zeit face au succès du roman en France : « En fin de compte, la question est : ce livre d’un idiot cultivé qui écrit mal, secoué par des perversions sexuelles, qui s’adonne à une idéologie raciste élitiste et à une croyance antique dans le destin, pourquoi, pour l’amour du ciel, devrions-nous tout de même le lire ? Je dois bien l’admettre : pardon, chers amis français [en français dans le texte], mais à cette question je n’ai trouvé aucune réponse » (Iris Radisch, « Am Anfang steht ein Missverständnis », Die Zeit, 18 février 2002).

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comme le tueur en situation de tuer, ordinaire. Si, comme dans LBVH, les tueurs avaient de « bonnes raisons » d’agir de la sorte, si leur action était motivée par une conviction, s’ils avaient une intention-dans-l’action quelque peu consistante, le lecteur les condamnerait absolument eux et eux seuls, et avec eux, leur monde. Trop distant, le lecteur ne pourrait nullement les considérer comme des semblables et accepter la proposition d’implica-tion dans le texte préparée par l’opération de rapprochement. Pour que la révélation organisée par le texte soit effective, DHO découple le massacre de toute croyance et de tout enthousiasme et le rapporte exclusivement aux petites solidarités qui prévalaient alors et prévalent aujourd’hui. Il s’ensuit que l’épopée du bataillon de police n’est que le miroir grimaçant de notre condition la plus commune et la plus actuelle. Cette Selbstbesinnung de la sociologie française, en particulier d’une sociologie « critique » qui a perdu ses repères et a croisé DHO au moment où elle cherchait à se reconstruire au milieu des années 1990 (Trom, 2008), achemine le lecteur impliqué dans le texte vers une conclusion qui est aussi une leçon politique : comme nous, les tueurs n’exercent pas ou très exceptionnellement cette autonomie atten-due du sujet moderne. Puisqu’ils déçoivent nos attentes normatives, leur épopée nous fait aussi douter de nous. L’agir des tueurs est le reflet de nos propres défaillances. DHO ne laisse pas entendre que nous sommes capables de tuer en temps de guerre, ni même que nous sommes potentiellement des criminels de guerre, mais des criminels civils, des tueurs en série. Ainsi reçu, DHO ménage une surprise sociologique d’importance en dévoilant le criminel social qui sommeille en chacun de nous, cet ennemi intérieur que nous ne soupçonnions pas, qui est pourtant toujours potentiellement actif, activable, et activé pour peu que la situation s’y prête. De LBVH, qui fait de l’épisode nazi un isolat politique, intransportable dans le présent, il n’y a de leçon à tirer que cette habituelle vigilance contre le retour de ce qui à présent n’existe plus. La leçon de DHO, quant à elle, repose entièrement sur ce transport et sur les comparaisons que l’intimisme invite à effectuer sans limites. Ces comparaisons entre le monde du 101e bataillon et le nôtre sont illimitées, valent pour des situations de travail, de mobilisation politique, de gestion de la pauvreté, de politique migratoire, parce qu’un mécanisme générique de la socialité sert ici d’équivalent général. La portée critique de DHO est alors maximale : cet assassin n’est pas caché parmi nous, mais il existe une tendance à agir latente, à l’intérieur de chacun de nous, actualisée dès lors que la situation s’y prête. Cette leçon est aussi radicale qu’ambiguë puisque ce criminel potentiel n’est pas au milieu de nous, il est en chacun de nous et réfracte l’accusation que chacun se doit de porter, par anticipation, contre soi-même. Certes, ces leçons ou chutes, celles de DHO ou de LBVH,

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ne sont pas des éléments de l’analyse sociologique à proprement parler, mais figurent en conclusion du texte et font, à ce titre, partie du texte sociolo-gique entendu comme totalité soumise à la lecture du public en conférant au texte une portée élargie au périmètre de l’engagement pratique du lecteur.

On entend alors par la politique de la sociologie ce champ pratique associé à la surprise que ménage le texte sociologique. Ce champ pratique est le prolongement des effets du texte par-delà la pratique de lecture elle-même. C’est de l’espace de rencontre entre les attentes anticipées par le producteur du texte et les attentes du lecteur lisant, donc du pacte de coopération qui se noue (ou échoue à se nouer) entre eux, que se dégage le domaine d’inves-tigation propre d’une politique de la sociologie. Lorsque, comme c’est ici le cas, le texte se déploie sous les auspices d’une théorie de l’action, la surprise ménagée par la sociologie a trait à la révision de nos capacités, à ce que nous pouvons faire ou ce qui s’impose à nous, ce qui est en notre pouvoir ou s’y soustrait, ce que nous maîtrisons ou ce qui nous échappe, ce qui relève de notre initiative ou de celle d’institutions anonymes, ce qui nous échoie per-sonnellement ou ce qui doit être rapporté au collectif auquel nous disons appartenir. La structure d’implication est calée sur ce paramétrage que le texte sociologique réfracte et déplace. Cette enquête sur l’anthropologie capacitaire moderne est donc une exploration de la rationalité propre aux sociétés modernes, dont les coordonnées sont fixées dans l’opération de cadrage qui organise la visibilité et la lisibilité des situations. Elle constitue le lieu propre à partir duquel se déploie une politique de la sociologie. L’ex-ploration du domaine de la pratique associé à notre monde s’y donne sous la forme simplifiée d’une leçon politique tirée de la lecture du texte. Le dia-gnostic sur la société en procède, de même que le périmètre de la pratique qui lui sera logiquement associée. On en conclura qu’une sociologie poli-tique conséquente doit s’édifier réflexivement sur les conditions politiques qui organisent, en amont de toute description, interprétation et explication, l’espace des préférences à l’intérieur duquel se noue ou échoue à se nouer le pacte entre producteur et récepteur du texte sociologique. Mais alors si le texte sociologique est redevable d’une politique sous-jacente n’aboutit-on pas à une conclusion relativiste ? C’est tout le contraire : le scepticisme pro-cède de l’absence d’élucidation des choix qui gouvernent en amont l’éva-luation du texte sociologique, tandis que le processus d’auto-élucidation dégage la nécessité d’évaluer, de contrôler et de corriger la pratique sociolo-gique en tant que telle, opération réflexive destinée à être toujours relancée si la sociologie veut demeurer le lieu privilégié de l’enquête de la société sur elle-même.

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