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CC/CSP/CP/01 LA PROMOTION SOCIOCULTURELLE EN AMERIQUE LATINE ETUDES DE CAS REALISEES AU COSTA RICA, EN EQUATEUR, AU MEXIQUE ET EN ARGENTINE par Ezequiel ANDER EGG (1986) (CC-89/WS/12) La présente étude a été réalisée pour l'Unesco par M. Ezequiel Ander Egg. Les opinions qui s'y trouvent exprimées sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de l'Organisation.

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CC/CSP/CP/01

LA PROMOTION SOCIOCULTURELLE EN AMERIQUE LATINE

ETUDES DE CAS REALISEES AU COSTA RICA, EN EQUATEUR, AU MEXIQUE ET EN ARGENTINE

par

Ezequiel ANDER EGG

(1986)

(CC-89/WS/12) La présente étude a été réalisée pour l'Unesco par M. Ezequiel Ander Egg. Les opinions qui s'y trouvent exprimées sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de l'Organisation.

(i)

TABLE DES MATIERES

Page

INTRODUCTION 1

1. Quelques points de repère permettant de situer les cas étudiés dans leur contexte 2

2. Les conceptions sous-jacentes aux programmes étudiés et leurs formulations explicites 3

. Quelques précisions concernant les notions d'indigène, d'indien et d'action indigéniste 4

. L'action indigéniste comme forme d'acculturation planifiée . . 4

. Les visions "culturaliste" et "économiste" du développement des communautés indigènes 6

. Critique du modèle integrationniste : la thèse de 1'ethnodéveloppement 6

. Evolution de la conception et de la pratique de la promotion communautaire 8

3. Les méthodes et formes d'action socioculturelle utilisées qui pourraient s'appliquer dans d'autres contextes socio-économiques et culturels 9

. Le recours aux auxiliaires visuels comme outils didactiques de la promotion socioculturelle 10

. La recherche-action comme instrument des programmes de promo­tion socioculturelle 11

. Formes de participation populaire au travail de diagnostic, de programmation, d'exécution et d'évaluation des programmes de promotion socioculturelle 14

. Le problème de l'identité culturelle et l'affirmation de la culture nationale comme préoccupation de la promotion socio­culturelle 17

Brève description de la méthode utilisée 19

PREMIERE PARTIE - COMMUNAUTES INDIGENES 22

1. Brève évocation de la situation actuelle des indigènes en Amérique latine 23

2. Les indigènes : survivants d'un ethnocide et, dans certains cas, d'un génocide 24

(ü)

e

COSTA RICA, communauté de Chirripo, appartenant au groupe des Cabecares 26

1. Les groupes indigènes au Costa Rica 26

Répartition géographique et principales caractéristiques des groupes indigènes 26

2. Description de la communauté de Chirripo 30

3. La Commission nationale des affaires indigènes (CONAI), organisme responsable du programme de promotion socioculturelle de la commu­nauté de Chirripo 31

Organisation de la CONAI 31

4. Activités préliminaires de la CONAI dans la communauté de Chirripo 32

(a) Reconnaissance par l'Etat de l'existence des réserves indigènes 32

(b) Choix du type d'organisation à adopter pour la cession des terres aux indigènes 34

(c) Diffusion et promotion de l'idée de "réserve" 34

(d) Lotissement des terres 35

Evaluation de la phase préliminaire 35

5. Le programme de promotion socioculturelle 36

Les aspects culturels de la promotion de la communauté de Chirripo 36

. La terre 36

. La langue 36

L'aspect éducatif de la promotion de la communauté de Chirripo ; projet éducatif bilingue cabécar 37

. Méthode employée 38

. Recensement et localisation des analphabètes 38

. Portée du projet 39

. Difficultés et limitations 40

. Auteurs autochtones 40

Les aspects sociaux de la promotion de la comimmauté de Chirripo . 41

. Infrastructure et logement 41

. Santé et nutrition 42

. Postes sanitaires ; visites périodiques de médecins 43

. Travail et production 44

. Assistance juridique 44

. Accords de coopération 45

. Organisation sociale et développement de la communauté 45

. Obtention de la carte d'identité 46

. Magasin communal 46

Résumé et conclusions 46

(iü)

EQUATEUR - Province de l'Azuay

1. Les nationalités indigènes de l'Equateur et leur répartition géographique

2. Activités de la population indigène

3. L'action indigéniste en Equateur

4. Les organisations indigènes en Equateur

5. L'UNASAY, organisme responsable du lancement et de la mise en oeuvre du programme de promotion socioculturelle des communautés indigènes de l'Azuay

6. Naissance et développement de l'UNASAY

7. Le programme d'action de l'UNASAY

8. Description de quelques projets spécifiques

. Publication de matériels pour la formation des indigènes . . . .

. Travaux de production communautaire financés par un prêt de l'UNASAY

. Le front des femmes

. Programme d'alphabétisation et de promotion culturelle

Résumé et conclusions

PARTIE II - COMMUNAUTES URBAINES

MEXIQUE, quartier Santa Cecilia, à Guadalajara

1. Brève présentation de Guadalajara et du quartier Santa Cecilia . .

2. L'Instituto Mexicano para el Desarrollo Communitario (IMDEC), organisme parrainant le projet

3. Le projet et la méthodologie utilisée

(a) Résumé méthodologique général

(b) Brève description et analyse critique des étapes méthodologiques successives par lesquelles est passé le projet

1. Enquête préliminaire 2. Repérage physique des lieux 3. Enquête par entretien 4. Début de l'étape de promotion socioculturelle 5. Consolidation des groupes : recherche d'une unité

d'action et apparition du "fonctionnéilisme". Parallélisme entre les zones

6. Création de l'Assemblée des représentants 7. Remise en question et évaluation 8. Une nouvelle stratégie méthodologique : le travail par

objectif et la réalisation de projets précis

(iv)

Page

4. Utilisation des moyens de communication comme instruments de promo­tion socioculturelle 81

5. Communication et éducation. Le niveau interpersonnel. La communica­tion comme "auxiliaire". La communication : une éducation en soi . . 83

6. Communication et organisation. Organisation et lutte politique. Communication de masse 85

7. Communication et lutte idéologique 87

8. Communication et culture populaire 89

Observations finales tenant lieu de synthèse 91

ARGENTINE, quartier San Martin, à Mendoza 93

1. Origine et gestation d'un processus 93

2. Une coopérative comme point de départ concret de l'oeuvre de promotion 94

3. Le programme d'entraide pour la construction de logements 98

Première évaluation du programme :

. du point de vue social 99

. du point de vue économique 99

. du processus d'éducation et de mobilisation 99

. du contrôle de l'urbanisation spontanée 100

4. Aspects méthodologiques du programme d'entraide 100

(a) Délimitation de la zone et organisation de l'espace 100

(b) Diffusion du programme : motivation des groupes et des familles 101

(c) Etude socio-économique des familles intéressées et analyse de leur situation 101

(d) Programmation 101

(e) Exécution des travaux et processus de promotion socio­culturelle des individus, des groupes et des familles 102

5. Le programme d'éducation des adultes 104

6. L'école de rattrapage 104

Objectif de l'école de rattrapage 105

Organisation et gestion de l'école 107

Quelques-uns des résultats obtenus 108

Résumé 108

- 1 -

INTRODUCTION

A titre d'introduction, nous examinerons ci-après trois questions fondamentales :

1. Quelques points de repère permettant de situer les cas étudiés dans leur contexte.

2. Les conceptions sous-jacentes aux programmes étudiés et leurs formula­tions explicites.

3. Les méthodes et formes d'action socioculturelle utilisées qui pourraient s'appliquer dans d'autres contextes socio-économiques et culturels.

- 2 -

1. Quelques points de repère permettant de situer les cas étudiés dans leur contexte

Au cours des 20 et quelques années écoulées, on a assisté en Amérique latine à l'apparition d'une série de programmes de promotion socioculturelle, mis en oeuvre dans leur immense majorité, à l'initiative d'organisations non gouverne­mentales. L'action de ces dernières se fait jour en même temps que commencent à se développer des processus de participation, d'organisation et de mobilisation populaires.

Les quatre expériences qui font l'objet de la présente étude ont débuté dans les années 60 et 70. Le fait vaut d'être signalé, dans la mesure où les expé­riences de promotion socioculturelle (développement communautaire, éducation popu­laire, etc.) réalisées durant ces deux décennies sont suffisamment significatives pour marquer une nouvelle étape dans l'évolution des conceptions et des pratiques dans ce domaine en Amérique latine.

Il est intéressant de noter, d'autre part, que toutes les expériences étu­diées démarrent en un temps caractérisé par un climat d'espérance qui déclenche différents processus de mobilisation dans la quasi-totalité des pays. C'est préci­sément dans cette atmosphère nouvelle d'espoir que naissent et se développent - sans toujours être couronnés de succès - toutes sortes de programmes d'action sociale.

Nous ne nous lancerons pas ici, malgré l'intérêt que cela présenterait, dans une étude approfondie du contexte et de ses incidences sur le développement des pratiques sociales, car cela nous éloignerait du thème principal de notre travail. Les indications qui précèdent suffisent pour notre propos.

Pour en revenir aux cas étudiés ici, il convient de signaler que, même si les programmes considérés ont été réalisés dans des contextes socio-économiques diffé­rents, deux d'entre eux visent à trouver une solution à des problèmes anciens (la situation des groupes indigènes), les deux autres constituant un essai de réponse à des problèmes nouveaux (ceux que posent le développement urbain et l'apparition de quartiers périphériques pauvres dans la quasi-totalité des villes d'Amérique latine).

Ces quatre expériences recourent toutes plus ou moins à des méthodes de tra­vail conçues pour sensibiliser et conscientiser les gens et déclencher ainsi des processus de participation populaire.

Cependant, cet ensemble de techniques et de procédés ou, pour utiliser un terme plus large, la "méthodologie" utilisée dans ce type de programme, a reçu des noms différents selon les pays et selon les institutions responsables : développe­ment communautaire, action communautaire, promotion sociale ou promotion socio­culturelle, éducation populaire, promotion populaire et autres.

L'un des problèmes auxquels se trouve confronté celui qui veut analyser ce type d'expérience tient donc au fait que des dénominations différentes recouvrent parfois des programmes et des activités semblables, alors que la même dénomination peut, dans certaines circonstances, recouvrir des programmes reposant sur des principes et des pratiques nettement différents.

Nous parlerons quant à nous de promotion socioculturelle, ce qui ne veut pas dire que cette appellation soit la plus répandue, ni la plus appropriée. Peut-être est-ce la plus générale et celle qui comporte le moins de connotations négatives susceptibles de conduire à une mécompréhension de ce qui se fait effectivement. Elle a en outre l'avantage d'englober tous les projets à caractère social (fré­quemment appelés de développement communautaire) et culturel (étroitement liés à l'éducation populaire).

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Il nous paraît également nécessaire à la compréhension de l'analyse des quatre cas présentés ici de préciser que toutes ces expériences ont été menées dans un contexte politique qui conférait leur totalité aux programmes d'action sociale. Si pendant les années 60 c'est la problématique du développement qui occupait le devant de la scène, il ne fait pas de doute que le problème de la libération a acquis une indiscutable prédominance à partir de 1968-1970 pour rester à l'ordre du jour jusqu'au milieu de cette dernière décennie ; il est ensuite rentré quelque peu dans l'ombre du fait des luttes populaires en Amérique latine.

Il convient de signaler en outre que, si l'on excepte le programme de la GONAI (Costa Rica), qui est réalisé par une institution gouvernementale et dont l'objectif ultime est fixé par le gouvernement en place, les programmes et expé­riences étudiés ici s'insèrent dans le cadre d'un engagement politique nettement affirmé en faveur des opprimés. Ces programmes comportent donc, au niveau des principes aussi bien que de la pratique, une dimension idéologico-politique, qu'il est bon de souligner. Cela est si vrai que toute action de promotion sociale en vient à être considérée comme rentrant ou s'insérant dans le projet de libération de l'Amérique latine. C'est ainsi que ces programmes ont pour ultime objectif d'encourager la formation et la consolidation d'organisations de base ainsi que la mobilisation du peuple pour favoriser ainsi l'avènement d'une société nouvelle. En d'autres termes, il s'agit de susciter et de promouvoir des processus de partici­pation populaire à la recherche de modèles de rechange capables de tirer la popu­lation de sa situation de sous-développement et de dépendance.

2. Les conceptions sous-iacentes aux programmes étudiés et leurs formulations explicites

Toute action sociale - promotion socioculturelle comprise - ne prend sa véri­table signification que considérée sous l'angle des principes sous-jacents ou explicites qui en constituent en quelque sorte le cadre de référence, apportant les axes scientifiques et idéologiques suivant lesquels s'oriente la réalisation des programmes.

Bien que les organisations qui mettent en oeuvre ces programmes n'aient pas toujours explicité ces présupposés, ceux-ci existent et jouent un rôle déterminant dans ce que l'on fait (les projets et activités spécifiques réalisés) et la manière dont on le fait (les méthodes utilisées).

Faute de pouvoir apprécier la véritable dimension et les implications des conceptions sous-jacentes et explicites qui gouvernent les programmes d'action sociale, on a du mal à comprendre ces derniers et à en percevoir la signification. C'est ici ce que nous cherchons à éviter.

Pour faciliter la compréhension des études de cas ici présentées, nous nous proposons d'analyser les cadres de référence qui servent de base aux actions entreprises auprès des communautés indigènes ainsi qu'à celles qui sont menées dans les quartiers périphériques pauvres.

Il nous paraît nécessaire également, s'agissant du travail effectué auprès des communautés indigènes, de préciser quelque peu les notions d'indien et d'indi­gène. Cela nous aidera à définir la portée et le sens de l'action indigéniste, depuis sa conception initiale comme contribution à la promotion des communautés indigènes jusqu'à ses formulations actuelles en tant qu'expression de la résis­tance et des luttes des indigènes et que manifestation de leurs valeurs face au règne croissant de l'économique et du point de vue des droits de l'homme.

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Quelques précisions concernant les notions d'indigène, d'indien et d'action indigéniste

Indien et indigène sont deux termes, généralement confondus dans l'usage, dont la portée dépend dans chaque cas des critères adoptés (critère de race, critères biologiques, linguistiques ou culturels).

Actuellement, la plupart des spécialistes de sciences sociales d'Amérique latine écartent la définition raciale, utilisant en revanche plus fréquemment le critère linguistique. Sont en conséquence considérés comme indigènes ceux qui ont pour langue maternelle une langue indigène. Il s'agit d'un critère qui souffre de graves limitations si on l'applique, par exemple, au cas du Paraguay, où la majorité des habitants parlent le guarani (comme langue maternelle pour nombre d'entre eux), mais où la population ne peut pas pour autant être considérée comme indigène. D'autres auteurs, parmi ceux qui utilisent essentiellement le critère linguistique, distinguent entre individus monolingues et bilingues et font appel en outre à d'autres critères socioculturels.

Il n'est donc pas facile de définir ce que c'est que d'être indigène ou indien, d'autant plus qu'au XVTIIe siècle, pendant la période d'expansion commerciale et capitaliste de l'Europe, les colonisateurs se sont servis de ces notions pour réduire toute la variété des cultures, des langues et des sociétés existantes à une masse indifférenciée caractérisée par le dénominateur commun "indien" ou "indigène". Ajoutons que ce terme est entré dans l'usage par suite d'une erreur géographique, puisque l'on croyait avoir atteint les Indes orientales.

Pour les besoins de la présente étude, nous considérons comme indigènes les descendants des populations et nations précolombiennes qui ont une conscience identique de leur statut social, qui conservent leurs traditions et leurs coutumes, parfois leurs langues, et ont préservé leurs modes de vie et de travail.

En ce qui concerne l'action indigéniste ou 1'indigénisme, il convient de signaler avant tout qu'il s'agit là d'expressions forgées par les anthropologues mexicains pour désigner le souci de tout ce qui est indien, personnes ou cultures. Il s'agit à l'origine d'un mouvement intellectuel, culturel, politique et social en faveur de la revalorisation des cultures américaines précolombiennes.

En tant que courant de pensée, 1'indigénisme soutient qu'il est nécessaire de protéger les communautés indigènes pour les mettre à égalité avec les autres communautés qui forment l'ensemble de la population d'un pays.

En tant que pratique ou politique, il vise à améliorer le niveau de vie des indigènes et à les intégrer à la vie économique, sociale et politique du pays dans lequel ils résident, tout en respectant la physionomie ethnique originale de chaque groupe.

L'indigénisme, comme courant de pensée et comme pratique, donne lieu à ce que l'on a appelé l'action indigéniste. Il s'agit d'une politique visant à intégrer les indigènes à la vie du pays, autrement dit à les insérer pleinement dans la société nationale et dans le système économique en vigueur.

L'action indigéniste comme forme d'acculturation planifiée

Il ressort clairement de ce qui précède que 1'indigénisme dans ses applica­tions pratiques - en d'autres termes l'action indigéniste - a été conçu et prati­qué comme une forme d'acculturation planifiée par les gouvernements ou par les institutions non gouvernementales qui considéraient comme positive l'intégration-assimilation des indigènes à la culture nationale.

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A partir de cette formulation ont été élaborés une série de principes d'action ou de mise en oeuvre du processus de changement socioculturel qui ont pour objectif l'insertion des indigènes dans la société nationale, leur intégra­tion et leur assimilation.

Les principes de l'action indigéniste, depuis 1940 jusqu'à la fin des années 70, peuvent se résumer, pour l'essentiel, comme suit :

- toute action doit avoir pour but le bien des communautés indigènes elles-mêmes, et non servir les intérêts des promoteurs de l'acculturation ; en ce qui concerne les méthodes, il faut faire en sorte que les changements introduits n'engendrent pas de traumatismes chez les populations indigènes ;

- il faut apporter aux communautés indigènes des éléments culturels consi­dérés comme positifs pour les substituer à ceux qui sont considérés comme négatifs ;

- l'action indigéniste s'adresse aux individus considérés non pas comme tels, mais comme membres d'une communauté ;

- toute action indigéniste menée dans un milieu précis doit tenir compte de l'apport de la communauté elle-même ; ces actions doivent s'appuyer sur le principe du relativisme culturel, ce qui exclut tout recours à de quel­conques procédés coercitifs pour amener les communautés indigènes à accepter de nouveaux modèles culturels ;

- les communautés indigènes doivent non seulement accepter l'action ou les activités qu'on leur propose, mais encore y collaborer et y participer activement ;

- il faut encourager les valeurs existant dans les communautés indigènes, par exemple, le régime de la propriété communale ;

- en ce qui concerne l'action de promotion socioculturelle proprement dite, celle-ci doit présenter trois caractéristiques principales :

. elle doit avoir un caractère régional, ce qui veut dire que l'on ne travaillera ni ne tentera de travailler au développement de communautés isolées ;

. elle doit en outre avoir un caractère global, c'est-à-dire tenir compte de l'étroite interrelation existant entre tous les éléments ou aspects d'une culture ;

. dans tous les cas, il faudra étudier la situation des communautés indi­gènes et, en particulier, leurs aspirations et leur aptitude à accepter des propositions qui se traduiront obligatoirement par des modifications dans leur mode de vie.

Pendant une quarantaine d'années, l'action indigéniste s'est, d'une manière générale, déterminée en fonction de ces principes, selon une perspective privilé­giant tantôt la conservation, tantôt la préservation.

La conservation vise, comme l'indique son nom à "conserver" les caractéris­tiques propres aux différentes communautés ethniques, minoritaires ou non. S'il est sûr que cette prétendue conservation des communautés indigènes a pour effet de protéger celles-ci de certains aspects déshumanisants de la civilisation dite "occidentale", il est vrai également qu'elle aboutit à les "enfermer" à l'inté­rieur de systèmes figés qui les empêchent de se développer et de se rattacher activement à l'évolution du monde contemporain. Cette forme d'action expose au risque de fossiliser les cultures des peuples indigènes en les maintenant en fait dans l'état de faible développement économique et social où ils se trouvent.

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D'autres, en revanche, ont privilégié une politique de préservation, consi­dérant l'action indigéniste comme une forme de défense de l'identité culturelle des peuples indigènes, mais en lui attribuant un contenu plus large et plus dyna­mique que ne le faisaient les tenants de la conservation, c'est-à-dire en cher­chant non pas à "maintenir les choses en l'état", mais à défendre les valeurs les plus significatives de ces peuples et à favoriser chez ceux-ci un développement ininterrompu.

Parmi les défenseurs de cette dernière thèse - la plus en faveur chez les indigénistes - se sont affirmés deux principaux courants de pensée, l'un privi­légiant l'aspect culturel, l'autre l'aspect économique.

Les visions "culturaliste" et "économiste" du développement des communautés indigènes

S'agissant de la manière de favoriser le développement et la promotion sociale des indigènes, deux principaux points de vue ont prévalu en Amérique latine, l'un privilégiant le culturel, l'autre l'économique.

Du point de vue culturaliste, le problème indigène est, comme l'indique le nom même de ce courant, un problème fondamentalement culturel : les sociétés indi­gènes souffrent d'un "retard culturel", dont il s'agit de les faire sortir grâce à un processus d'acculturation leur permettant de s'intégrer à la société moderne en acquérant les principaux traits de cette dernière. L'action indigéniste doit tendre au "changement culturel". Dans cette perspective, bien que cela ne soit pas expressément dit, la culture indigène apparaît toujours comme une culture subalterne.

Selon le point de vue dit économistef il existe dans notre société deux sys­tèmes : l'un capitaliste et l'autre (auquel appartiennent les indigènes) pré­capitaliste. L'action de promotion consiste ici à intégrer les indigènes à la société capitaliste. Il s'agit de produire un "changement social" aboutissant à faire des indigènes des paysans et des prolétaires, et à rendre ainsi possible leur intégration dans les classes sociales correspondantes existant dans la société capitaliste.

Bien que la politique des pouvoirs centraux et l'action des organisations non gouvernementales varient d'un pays à l'autre, l'action indigéniste menée dans les pays latino-américains a dans l'ensemble été conforme à ces conceptions.

Ces critères et lignes d'action ont commencé à se dessiner à partir des années 1940, après le premier congrès indigéniste interaméricain organisé au Mexique en 1940. Cependant, ce modèle d'action, qualifié par certains d'assimila­tionniste ou d'integrationniste? a été remis en question par différents groupes indigènes, par des spécialistes de sciences sociales à l'esprit plus critique, par des responsables de programmes indigènes, des chrétiens progressistes travaillant avec les indigènes et certains partis politiques.

Critique du modèle integrationniste : la thèse de l'ethnodéveloppement

Les critiques qui commencent à se faire entendre dans les années 70 atteignent leur paroxysme au congrès indigéniste interaméricain tenu au Mexique en 1980. On s'en prit à cette occasion à la politique d'"intégration aveugle de la population indigène" suivie par 1'indigénisme traditionnel, jugé servir les intérêts des groupes au pouvoir.

C'est ainsi que l'on voit se dessiner une tentative de solution aux problèmes indigènes qui est essentiellement fondée sur les revendications des indigènes eux-mêmes. Apparaît alors la notion d'ethnodéveloppement considéré comme un droit inaliénable des groupes indigènes. Lors de la réunion tenue au Costa Rica du 7 au 11 décembre 1981 - réunion organisée par la FLACSO sous les auspices de l'Unesco -

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celui-ci sera défini comme étant "l'extension et la consolidation des éléments de la culture, grâce au renforcement de sa capacité de décision autonome, par une société culturellement différenciée, qui veut orienter son propre développement et exercer l'autodétermination à tous les niveaux, ce qui implique une organisation équitable et appropriée du pouvoir. Autrement dit, le groupe ethnique est une unité politico-administrative ayant une autorité sur son propre territoire et dis­posant d'un pouvoir de décision en matière de développement, dans le cadre d'un processus d'extension de l'autonomie et de 1'autogrestion."

La solution proposée en l'occurrence est une solution à caractère multi-culturel et implications de type sociopolitique. Les défenseurs ou partisans de 1'ethnodéveloppement revendiquent :

- l'autodétermination politique, laquelle entraîne l'autonomie des diffé­rentes ethnies au sein de l'Etat national ;

- la reconnaissance du pluralisme culturel, qui suppose essentiellement la reconnaissance officielle des langues autochtones et un enseignement bilingue et biculturel ;

- la possession des terres considérées comme facteur essentiel pour la survie des groupes ethniques ;

- la redécouverte par les ethnies de leur propre histoire et la prise de conscience de leur identité ;

- la participation active à tout ce qui concerne la politique et l'action indigéniste ;

- la nécessité de s'organiser au niveau régional, national et international ;

- la redécouverte et le développement des connaissances populaires indi­gènes : médecine et santé, techniques agricoles, connaissances astrono­miques, physiques et autres.

Une conception de 1'ethnodéveloppement totalement centrée sur les valeurs ethniques déboucherait sur une action axée sur la "conservation" du type évoqué plus haut. C'est pour cette raison que la plupart des partisans de cette thèse prônent un ethnodéveloppement ouvert aux autres groupes de la société (qu'ils soient ou non indigènes) en vue d'un développement intégré et global dans le cadre d'un Etat multiculturel et plurinational. Il va de soi que cet ethnodéveloppement aura une portée et un sens différents selon que l'on aura affaire à un pays où la population indigène est majoritaire ou minoritaire.

Les deux expériences qui font l'objet de la présente étude sont à considérer par rapport à ce cadre de référence théorique et pratique, puisqu'elles ont puisé à l'origine leur inspiration dans l'indigé-nisme et qu'à présent elles se nour­rissent en outre de l'idée d'ethno­développement .

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Evolution de la conception et de la pratique de la promotion communautaire

La promotion communautaire a évolué, au niveau de la théorie comme de la pra­tique, tout au long des années 60 et jusque dans les premières années de la décen­nie suivante.

Elle a fait son apparition en tant que "développement communautaire", dans des versions diverses et variées. Inspirée à l'origine du social work nord-améri­cain, dans lequel toute action sociale était considérée comme devant conduire à l'adaptation de l'individu au groupe et du groupe à l'ensemble de la société, elle n'a pas tardé à recevoir l'apport de penseurs latino-américains qui ont reformulé la conception de ces programmes.

Plus tard, est venue l'influence de la CEPAL, sous l'emprise de laquelle ces programmes se sont imprégnés de développementalisme, avec le souci que celui-ci implique des problèmes liés à la croissance économique et à ses incidences sociales, en l'occurrence le passage d'une société traditionnelle, rurale et arti­sanale à une société moderne, urbaine et industrialisée. On en vint alors à consi­dérer le développement communautaire, la promotion sociale ou promotion populaire comme les instruments propres à promouvoir et à accélérer l'intégration de vastes secteurs de la population au processus de développement. De ce point de vue, toute action de promotion apparaissait comme devant contribuer au développement écono­mique du pays en suscitant des attitudes favorables au changement et en corrigeant certains dysfonctionnements résultant dudit changement.

Un troisième facteur est venu influer sur la théorie et la pratique de la promotion sociale, à savoir l'émergence de la problématique de la marginalité, considérée comme l'un des principaux aspects du sous-développement. Il s'agissait principalement d'intégrer les individus marginalisés à l'ensemble de la société en les amenant à participer activement à un ensemble de micro-projets concernant essentiellement les aspects dits sociaux du développement.

Alors que la promotion sociale inspirée du modèle du social work se pro­posait comme objectif 1'"insertion" et 1'"adaptation", on en vient, sous l'influence du développementalisme et de la théorie de la dépendance, à parler d'"intégration" : il s'agit d'intégrer les groupes marginalisés à l'ensemble de la société, au marché du travail et à la vie urbaine, ainsi qu'au processus de déve­loppement du pays.

Alors que l'on en était encore à formuler et à élaborer une conception de la promotion socioculturelle considérée comme partie intégrante des programmes de développement, une formulation nouvelle se fit jour, tout du moins dans les milieux les plus ouverts aux idées novatrices. La dynamique de l'évolution de l'Amérique latine suscita alors une vision et une pratique nouvelles de la pro­motion socioculturelle, sous l'influence de la pédagogie de Paulo Freiré et celle, directe ou indirecte, de la théorie de la dépendance qui, vers la fin des années 60, acquit une grande importance dans la pensée latino-américaine.

Dans ce contexte caractérisé par des préoccupations pratiques et des formu­lations théoriques nouvelles, la promotion socioculturelle se définit en termes de conscientisation et de révolution.

Suivant cette nouvelle conception de l'action sociale, il s'agit de colla­borer avec un homme-sujet, un homme-acteur du processus historique. En consé­quence, l'ultime objectif de cette action ne sera ni l'"insertion" ni Inadap­tation", mais la conscientisation, l'organisation et la mobilisation du peuple et de chaque individu.

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On pourrait dire, en bref, qu'en l'espace de 20 ans on a assisté à une évolu­tion de la théorie et de la pratique de la promotion socioculturelle qui pourrait se résumer ainsi :

- conception traditionnelle ... maintenir les choses en l'état - conception développementaliste ... moderniser ce qui existe - conception révolutionnaire ... transformer radicalement l'état de choses existant.

Les deux expériences que nous analysons ici ont vécu cette évolution à partir du stade développementaliste pour intégrer progressivement la théorie de la margi­nalité, la pédagogie de Paulo Freiré et la théorie de la dépendance et parvenir enfin à une méthodologie et à une pratique de la promotion socioculturelle conçue comme faisant partie du processus de libération nationale et sociale des pays d'Amérique latine.

3. Les méthodes et formes d'action socioculturelle utilisées qui pourraient s'appliquer dans d'autres contextes socio-économiques et culturels

Dans le cadre des efforts déployés pour trouver de nouvelles méthodes per­mettant de mettre en oeuvre cette conception, on a commencé par rejeter comme peu efficaces les formes traditionnelles de promotion caractérisées par la trans­mission verticale de connaissances, de propositions, de projets, etc. - l'agent de promotion, c'est-à-dire "celui qui sait" ce qu'il faut faire, indiquant aux desti­nataires de son action, "ceux qui ne savent pas", ce qu'ils doivent faire.

Cela ressort clairement des quatre expériences que nous avons analysées. Tou­tefois, il ne suffisait pas de vouloir dépasser une "conception bancaire" de la promotion, encore fallait-il trouver les moyens d'effectuer un travail social de promotion qui fût une praxis libératrice.

Un certain nombre de questions se posaient à cet égard : comment amorcer ces processus de participation populaire ? Quels moyens utiliser pour faciliter la participation active et constante des apprenants ? Comment créer ou retrouver des formes de contact et de communication efficaces avec les couches populaires ? Comment encourager chez elles des formes de créativité individuelle et collective de nature à faciliter la solution de leurs propres problèmes ? Bref, il s'agissait au fond de mettre au point des méthodes de promotion socioculturelle cadrant avec les objectifs recherchés.

En réponse à ces questions se sont progressivement ébauchées, au sein de la grande variété des programmes mis en chantier - dont les quatre choisis pour la présente étude sont une illustration -, des méthodes et des formes d'action sociale qui sont applicables dans différents contextes. Nous disons de ces mé­thodes et formes d'action qu'elles se sont progressivement "ébauchées", dans la mesure où elles n'ont pas fait l'objet d'une élaboration systématique, bien que l'on trouve des tentatives de systématisation dans un certain nombre de rapports et autres documents consacrés à ce type d'expérience.

Nous souhaitons attirer l'attention sur quatre formes d'action sociale uti­lisées dans ces expériences (et dans d'autres) qui sont à notre avis applicables à d'autres projets et programmes :

- le recours aux auxiliaires visuels comme outils didactiques de la promotion socioculturelle ;

- l'utilisation des méthodes de recherche-action comme instrument au service des programmes de promotion socioculturelle ;

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- le recours aux différentes formes de participation pour la définition, l'exécution et l'évaluation des programmes ;

- la prise en considération de l'identité culturelle et de la culture natio­nale dans la promotion socioculturelle.

Ce ne sont pas là les seules parmi les formes d'action utilisées dans ces expériences qui soient applicables dans des contextes différents, mais les autres procédés employés sont en général assez bien connus et régulièrement utilisés.

Ce bilan des méthodes et des formes d'action - pour lequel nous ne nous sommes pas contentés des expériences étudiées ici - fait clairement apparaître la variété des procédés, des techniques et des instalments qui sont utilisés, éla­borés et mis à l'essai, parfois intuitivement et sans que, presque jamais, s'effectue le travail de systématisation nécessaire à leur transmission. Si l'on tient compte des différents endroits d'Amérique latine où se poursuivent ce genre de travaux, on constate malheureusement que, très souvent, chacun refait de son côté le chemin déjà parcouru par d'autres, pour en arriver finalement au même point en fait d'expérience méthodologique.

Nous tenterons de donner ici un premier aperçu de quatre questions de métho­dologie qui occupent une grande place dans l'expérience latino-américaine. Chacune d'elles pourrait faire l'objet d'une analyse plus poussée, mais cela sortirait du cadre de la présente étude.

Le recours aux auxiliaires visuels comme outils didactiques de la promotion socioculturelle

Après de longues années d'immersion dans un milieu façonné par les médias, les agents de promotion socioculturelle ont eu l'idée de mettre ceux-ci à profit.

L'idée de départ était qu'il fallait "traduire tout langage difficile en lan­gage facile" accompagné de dessins et de photographies. Par la suite on en vint à considérer que cela ne suffisait pas : la facilité ou simplicité du langage (visuel ou sonore) s'impose "lorsqu'il y a identification des couches populaires avec ces représentations visuelles, auditives ou langagières, ou intériorisation de ces représentations". C'est ainsi qu'un certain nombre d'agent de promotion décidèrent d'utiliser des méthodes audiovisuelles à titre complémentaire et comme auxiliaires dans leurs travaux.

On a vu de la sorte se créer peu à peu différents "outils didactiques". De nature et de caractéristiques très variées, ceux-ci vont de l'emploi du panneau de tissu, du tableau noir, des affiches et de la musique jusqu'à l'élaboration de matériels audiovisuels et à l'utilisation de formes d'expression dramatique (théâtre, image, sociodrame, pantomime, etc.) ainsi que de la presse populaire, de contes, etc. Cela fait une quinzaine d'années que des groupes et individus qui s'occupent de promotion travaillent à mettre au point des moyens et instruments de ce type.

Leurs utilisateurs - pratiquant ce que d'auctms appellent la "dynamique de conscientisation" -, y voient des moyens propres à susciter des processus de par­ticipation populaire, dans la mesure où ils facilitent la communication et per­mettent de penser et de systématiser la pratique des populations visées.

On a ensuite pensé qu'il ne suffisait pas de disposer de matériel didactique adapté au travail de promotion socioculturelle, mais qu'il fallait encore que les intéressés eux-mêmes acquièrent les compétences nécessaires pour produire et échanger leurs propres messages. S'est alors posée la question de savoir quoi enseigner et comment l'enseigner.

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La pédagogie issue de ces conceptions s'appuie sur un processus de participation individuelle qui s'enrichit et se renforce en se convertissant en formes collectives de formation et d'action. Plus encore : dans le cadre de cer­tains projets, on tente d'amener les intéressés eux-mêmes à imaginer et à créer des matériels qui leur permettent d'assurer leur propre formation tout en favori­sant un travail de réflexion à partir d'informations propres à les aider à se situer et à prendre position dans la société dans laquelle ils doivent vivre et, surtout, à sortir de la "culture du silence", pour reprendre l'expression de Freiré.

Ainsi naquit un style, une méthodologie pour l'élaboration des matériels des­tinés à la promotion socioculturelle. Cette "façon de faire" pourrait se résumer comme suit :

- Lorsqu'on crée un matériel, quel qu'il soit, il faut prendre pour point de référence ses destinataires ; voilà bien, dira-t-on, une lapalissade ; pourtant, nombreux sont les matériels élaborés en fonction bien plus des goûts (sensibilité, thématique, etc.) des producteurs que des préoccupa­tions et de la sensibilité des récepteurs.

- Compte tenu de ce qui précède, on s'est efforcé d'obtenir la participation à l'élaboration des matériels de ceux auxquels ceux-ci sont destinés. Les problèmes pratiques qui se posent à cet égard consistent à créer les moyens, mécanismes et espaces permettant cette participation ou, tout du moins, de s'informer des préoccupations des intéressés.

- L'élaboration des auxiliaires visuels - quels qu'ils soient - doit s'opérer dans le cadre d'une méthodologie participative englobant l'ensemble des procédés à utiliser ; en d'autres termes, les instruments didactiques - qui n'ont pas de signification en eux-mêmes - doivent faire partie intégrante d'une méthodologie globale.

Une fois élaboré un minimum de matériel, les auxiliaires visuels se sont transformés en un moyen permettant d'atteindre un double objectif :

- Dispenser un savoir fonctionnel : mettre les intéressés en mesure de pro­duire un journal, une brochure, un message audiovisuel, etc.

- Développer leur sens critique en leur apprenant à démonter les mécanismes de domination au niveau des médias.

La recherche-action comme instrument des programmes de promotion socioculturelle

La recherche-action - notion initialement formulée dans le domaine des sciences sociales par Kurt Lewin - a acquis en Amérique latine une signification et une portée tout à fait différentes de celles de la action research lewinienne. Elle incarne la volonté de lier production et application de connaissances systé­matisées, en vue d'entreprendre des actions spécifiques dans tel ou tel domaine de l'action sociale. Elle vise en outre à supprimer la dichotomie existant entre savoir et faire.

La recherche-action prétend aider les gens - destinataires du programme et participants tout à la fois - à identifier et à analyser de manière critique leurs problèmes et leurs besoins et à déterminer les problèmes qu'ils souhaitent résoudre.

Tout ce qui est objet d'étude est en même temps rattaché à l'action, de sorte que l'intérêt de la recherche tient à l'utilisation qui en est faite ainsi qu'à sa pertinence par rapport aux questions réelles et pratiques qui se posent.

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Il existe plusieurs types de recherche-action en Amérique latine. Nous avons choisi de présenter ici l'un des plus directement inspirés de la pédagogie de Paulo Freiré. En voici l'organisation générale et les moments principaux.

Phase préparatoire : elle consiste à former l'équipe, de préférence interdisci­plinaire, qui mènera la recherche-action, laquelle comporte trois stades :

- recherche - thématisation - programmation-action.

Stade I. Recherche. Il s'agit ici de choisir et de délimiter le domaine sur lequel portera la recherche-action. Pour cela, il faut :

1. Elaborer le cadre théorique qui détermine l'orientation de la recherche.

2. Choisir le secteur et les différentes unités stratégiques dans lesquels seront menées les recherches.

Un secteur stratégique est un secteur relativement homogène qui, en raison de la place qu'il occupe dans l'appareil productif, joue un rôle particulièrement important dans les processus de changement.

3. Entrer en contact avec la/les communauté(s) visée(s) par le biais de la participation à l'activité productive et socioculturelle de la/les unité(s) visée(s), dans le dessein de sélectionner des groupes straté­giques pour les besoins de la recherche-action.

Un groupe stratégique est un groupe qui, de par la place qu'il occupe dans le processus de production, joue un rôle fondamental dans les pro­cessus de changement et qui est en mesure de servir, auprès d'autres groupes, de courroie de transmission de l'action de transformation entreprise.

4. Etudier la problématique de la/des unité(s) visée(s). Dans cette phase du travail, il s'agit de parvenir, conjointement avec les groupes stra­tégiques, à une première approximation de cette problématique et de la manière dont elle est perçue.

Stade II. La thématisation a un triple objectif :

- confronter les éléments d'information réunis avec le cadre de référence théorique afin de faire mieux coïncider la théorie avec la réalité,

- comparer la théorisation avec la perception des groupes,

- formuler des thèmes-sources pour l'élaboration d'unités pédagogiques.

Pour atteindre ces objectifs, on procède à trois opérations :

1. La réduction théoriquer qui consiste à :

- identifier les éléments empiriques,

- dégager des relations et opérer des généralisations par application de concepts et catégories théoriques,

- déterminer l'articulation des modes de production au sein d'une struc­ture socio-économique donnée.

Ce travail débouche sur l'établissement d'un rapport diagnostique.

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2. La réduction thématiquef par laquelle on cherche à définir le niveau et le degré de perception du groupe concernant la réalité qui l'entoure, pour les comparer aux modèles théoriques élaborés.

A cette fin, on travaille à :

- établir les éléments présents dans cette perception,

- déterminer les groupes d'éléments qui forment des thèmes importants (thèmes-sources),

- définir le degré de relation existant entre les éléments et/ou les thèmes que perçoivent les membres du groupe,

- découvrir le type d'explication que donnent les membres du groupe,

- comparer les niveaux et degrés de perception aux modèles théoriques élaborés,

- repérer les lacunes et les distorsions de la perception par rapport aux modèles théoriques.

3. L'élaboration du programme pédagogique propre à élever autant que pos­sible le niveau de conscience du groupe ; l'élaboration de ce programme exige quatre opérations :

- élaboration d'unités pédagogiques à partir de thèmes-sources,

- définition de thèmes-sources,

- mise au point de matériels didactiques,

- entraînement des coordinateurs des cercles d'étude.

Les opérations que nous venons d'énumérer sont celles qu'exige la préparation d'un programme essentiellement pédagogique. S'agissant d'un travail de promotion, les opérations en question varient en fonction des objectifs particuliers recherchés.

Stade III. La programmation-action vise à motiver les participants en les amenant à appréhender de manière critique la réalité dans laquelle ils vivent, le pro­cessus commençant par les groupes stratégiques pour se diffuser parmi la popu­lation des unités stratégiques et de là dans l'ensemble de la communauté. C'est à ce moment que l'on commence, avec la participation active des intéressés, à éla­borer des projets, puis à les exécuter et à les évaluer.

Concrètement, les activités qui sont menées sont les suivantes :

1. Constitution des cercles d'étude destinés à élever le niveau de cons­cience des groupes stratégiques, laquelle comporte :

- l'organisation ou la sélection de groupes pour former les cercles d'étude ;

- l'analyse critique des contenus du programme pédagogique (décodage) ;

- la sélection, à titre provisoire d'un certain nombre de projets d'action.

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2. Diffusion de l'action éducative et information concernant les projets d'action retenus à titre provisoire :

- présentation et discussion des problèmes et des projets ;

- sélection de projets précis ;

- établissement d'un rapport diagnostique final contenant des recomman­dations précises.

3. Définition des projets et des moyens éducatifs qu'ils supposent.

4. Exécution et évaluation des projets d'action :

- mise en chantier des projets d'action et des programmes de formation qui leur sont associés ;

- évaluation permanente des uns et des autres.

Voilà donc les principaux éléments de la méthodologie employée dans la recherche-action, sous l'une des formes où elle est pratiquée en Amérique latine. Il en existe, nous l'avons déjà vu, d'autres versions qui, toutefois, ont avec celle que nous venons de décrire un certain nombre d'objectifs communs :

- élever le niveau de conscience (objectif de conscientisation) ;

- apporter des connaissances grâce à une formation de caractère participatif, et non pas simplement à un travail d'information dans lequel le destina­taire reste passif ;

- renforcer les organisations de base ;

- promouvoir la participation des intéressés de manière à ce que ceux-ci soient sujets et protagonistes de leur propre développement ;

- réaliser des projets qui répondent aux besoins et aux problèmes des couches populaires.

Formes de participation populaire au travail de diagnosticf de programmation, d'exécution et d'évaluation des programmes de promotion socioculturelle

Il s'agit d'une méthodologie beaucoup moins fine et élaborée que la recherche-action. En raison de sa nature même, sa formalisation se heurte à de plus grandes difficultés, vu que l'essentiel en l'occurrence est que les intéres­sés participent au processus de promotion socioculturelle.

Participer, pour eux, ne veut pas dire se transformer en chercheurs ou en programmateurs, ou apprendre à mettre au point des projets de recherche. Il s'agit de quelque chose de plus simple, mais aussi de plus profond et de plus décisif. Participer, c'est pour la population édifier un savoir relatif à la situation pro­blématique qui est la science et établir un programme d'activités qu'elle juge importantes et prioritaires eu égard à ses besoins et à ses problèmes. Cette par­ticipation porte également sur la réalisation des projets et l'évaluation de leurs résultats. Tout ce travail, la population le mène dans le cadre de ses organisa­tions en exploitant le savoir et l'expérience de chacun des participants et en s'assurant les conseils et l'assistance technique qui lui paraissent nécessaires.

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Cette méthodologie repose sur cette idée fondamentale que c'est au peuple de prendre lui-même les décisions qui le concernent. Cela exige un travail de fond visant à mettre celui-ci en mesure de systématiser la connaissance qu'il a de la réalité, afin de programmer et de mener à bien une action efficace conforme à ses intérêts et à ses objectifs.

Pour que cela soit possible, il faut que le peuple s'approprie certains outils méthodologiques, de manière à parvenir à connaître la réalité dans laquelle il vit et à agir sur elle pour la modifier en fonction des objectifs qu'il se propose.

Lorsque l'on opte pour ce "style de promotion", il faut que l'organisation de base soit présente dès l'instant où le projet ou le processus démarre et qu'elle assume le rôle et les tâches qu'exige la réalisation d'un changement social opéré à la lumière des intérêts et des problèmes propres aux groupes concernés.

Peut-être comprendra-t-on mieux cette approche méthodologique (qui vise à faire participer au maximum la population tout au long du processus), si l'on confronte ou compare la recherche à caractère participatif avec la recherche classique. On pourrait en faire autant pour les étapes suivantes (programmation, exécution et évaluation), mais la comparaison qui suit suffira pour illustrer et expliquer cette approche non traditionnelle.

Recherche classique Recherche à caractère participatif

a. Relation entre le chercheur et 1a réalité étudiée

Le chercheur étudie la réalité populaire "du dehors" avec la pré­tention d'être un observateur objectif ; la recherche se veut neutre.

- Il n'existe pas de dichotomie ou sépa­ration entre les chercheurs et le peuple ; la connaissance s'acquiert "du dedans", la recherche se veut donc engagée.

b. Type de connaissance ; finalité de la connaissance

La recherche commence lorsque le chercheur ou 1'équipe de recherche le juge opportun.

- La recherche est entreprise en fonc­tion des intérêts et de la situation de la communauté et peut commencer à tout moment, dès lors que la popula­tion en a besoin pour prendre une décision.

L'essentiel est d'étudier la réa­lité, il s'agit d'une connaissance considérée comme reconnaissance, si possible quantifiée, du donné.

L'essentiel est la pratique et toute recherche est axée sur elle et doit servir à cette fin.

Une grande importance est attachée à l'utilisation de techniques et procédures sophistiquées.

Les méthodes et techniques ont un caractère fonctionnel, elles sont subordonnées à la connaissance que l'on acquiert de la réalité par insertion-immersion.

Les destinataires de l'information sont ceux qui ont commandé la recherche.

On s'efforce de diffuser le plus lar­gement possible l'information recueil­lie au sein de la société, le desti­nataire des résultats de la recherche est la communauté tout entière.

Il s'agit de parvenir, à partir de certaines hypothèses, à une connais­sance systématique de la réalité.

Il s'agit d'un effort systématique pour connaître et comprendre avec le peuple et pour le peuple.

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c. Relation entre connaissance et action

On étudie la réalité comme si l'on n'était nullement tenu de résoudre les problèmes sociaux que révèlent les recherches.

On étudie la réalité pour agir sur elle et la transformer.

On travaille pour ceux qui financent la recherche.

Lorsque l'on applique les connais­sances acquises, c'est pour servir les buts de ceux qui financent ou commandent la recherche, pour réa­liser des programmes ou projets qui sont le fruit d'une décision technocratique et, dans le meilleur des cas, paternaliste, qui se prétend en faveur du peuple.

C'est l'organisation populaire concer­née qui utilise l'information.

La connaissance acquise sert à aider la population à mieux comprendre sa situa­tion ; elle est critique, désaliénante et génératrice d'un niveau plus élevé de conscience ; elle constitue en outre une motivation pour l'action.

Bien qu'ils aident à aller au fond des choses, les schémas restent, comme chacun sait, une simplification de la réalité. Celui que nous venons d'esquisser nous permet toutefois de saisir l'essentiel, même s'il faut, pour qu'elle puisse se transmettre au peuple sous forme de "savoir fonctionnel", que la méthodologie à caractère participatif qui s'ébauche dans le cadre d'un certain nombre d'expé­riences latino-américaines fasse l'objet d'une étude et d'une systématisation plus poussées.

Les grandes lignes de ce diagnostic, qu'il s'agisse de l'approche ou de la mise en pratique, peuvent se résumer comme suit :

- le travail de recherche-diagnostic est mené entièrement du point de vue de la population, celle-ci utilisant les instruments que lui offrent les agents de promotion sociale, dont le rôle consiste à la conseiller, à col­laborer avec elle ou à lui apporter une assistance technique ;

- il faut que le plus grand nombre possible de membres de la communauté concernée participent à l'analyse, à l'étude et à l'interprétation des données, de manière non seulement à mieux connaître leur propre situation, mais encore à porter sur celle-ci un regard plus critique qui les incite à agir pour la modifier ;

- l'analyse ne saurait se limiter à élargir et à améliorer les connaissances, elle doit encore conduire à envisager de manière plus critique les diffé­rents aspects de la réalité environnante et à en comprendre les causes.

Cette participation de la population et des agents de promotion sociale qui travaillent avec elle (et qui ne doivent pas être considérés comme distincts d'elle) implique un travail de dévoilement de la réalité qui conduit à une clari­fication mutuelle et à une conscientisation conjointe.

Pour faire connaître l'étude et le diagnostic opéré tout en procédant aux réajustements voulus, il convient d'en discuter avec la population. Pour cela, il faut recourir aux affiches murales, tables rondes, causeries, réunions publiques, séminaires, projections audiovisuelles et aussi, dans certains cas, au théâtre, aux représentations de guignol, au sociodrame, etc. Il faut que les intéressés réfléchissent à "ce que leur dit la réalité qui les entoure". Ce travail commun d'analyse des résultats et d'interprétation a un caractère éducatif et mobili­sateur, quels que soient par ailleurs les défauts et les insuffisances de la recherche et du diagnostic. L'expérience a montré que la pédagogie participative

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tirée de cette méthodologie a un fort pouvoir mobilisateur et constitue un cata­lyseur qui porte à l'action. Il va sans dire que tous ne se mobilisent pas ; il y aura toujours dans une communauté des individus apathiques, indifférents, peu sou­cieux de remédier aux problèmes communautaires, ni même, parfois, aux problèmes personnels.

Il s'agit en définitive d'une méthodologie qui, nous l'avons vu plus haut, est encore peu systématisée. Il ne saurait guère en être autrement, vu qu'elle se constitue d'une manière relativement libre à partir de l'expérience même des gens ou, plutôt, de ce qu'ils vivent. Les intéressés eux-mêmes, sans qu'il soit ques­tion pour eux de méthodologie de la promotion socioculturelle, cherchent à parti­ciper aux différentes phases ou aux différents moments que comporte une méthodo­logie de la recherche-action : étude-enquête, programmation, exécution et évalua­tion. Les quatre expériences analysées ici se caractérisent toutes par une telle participation de la population à la mise en oeuvre de ses propres programmes de promotion, encore que la portée et la signification de cette participation soient différentes dans chaque cas.

Comme il s'agit d'opérations et de programmes réalisés par la population elle-même, avec le concours plus ou moins important d'organisations entièrement tournées vers l'action, ces expériences n'ont pour ainsi dire pas été théorisées. Nul doute que ce soit là une lacune à combler en priorité, dans l'intérêt des pro­grammes de promotion socioculturelle comportant une active participation popu­laire. Il ne suffit pas de dire ou de proposer que la population participe, encore faut-il apporter à celle-ci un savoir instrumental qui lui permette de le faire.

Le problème de l'identité culturelle et l'affirmation de la culture nationale comme préoccupation de la promotion socioculturelle

La recherche de l'identité culturelle et l'affirmation de la culture natio­nale ne relèvent pas à proprement parler de la méthodologie de la promotion. Mais, comme nous le verrons plus loin, elles constituent une préoccupation qui influe de manière décisive sur quantité d'aspects de cette méthodologie.

Bien que la question soit loin d'être nouvelle, ce n'est que depuis quelques années que cette problématique apparaît comme fondamentale dans la promotion socioculturelle. L'identité culturelle, qui n'est pas dissociable de la culture nationale, suscite un intérêt nouveau du point de vue de la pratique de l'action culturelle et sociale. Que faire pour affirmer son identité culturelle de manière à défendre et à garantir l'indépendance de sa propre culture nationale ? Voilà la question, telle qu'elle se pose en Amérique latine. Au cours de ces dernières années, avec la maturation des mouvements populaires et la décolonisation mentale de certains intellectuels, la thématique de l'identité culturelle et de la culture nationale a pris place parmi les objectifs de la promotion socioculturelle. C'est ainsi que l'identité culturelle du peuple et ses caractéristiques commencent à compter dans certains programmes de promotion socioculturelle. En d'autres termes, la problématique culturelle et la problématique idéologique sont en train de s'affirmer comme objets de la promotion.

La promotion socioculturelle acquiert ainsi une fonction supplémentaire de démontage des mécanismes de pénétration culturelle et des différentes formes de domination idéologique. Et cette recherche de l'identité culturelle transforme la culture populaire en une forme de résistance face à la colonisation - ouverte ou occulte - des groupes dominants.

Notre culture latino-américaine ou, plus exactement, la culture de chacun des pays d'Amérique latine, est une culture hybride, caractérisée par l'imitation, 1'inauthenticité, la confusion des valeurs, l'aliénation ; bref, c'est une culture invertébrée, façonnée de l'extérieur. Cependant, il existe également des éléments

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de la culture populaire auxquels cette description ne s'applique pas ; il s'agit d'éléments qui traduisent des styles de vie, des modes de pensée et des manières d'agir élaborés par le peuple et qui constituent une création collective, authen­tique, véritable et originale ... Mais cette culture est occultée par celle des classes dominantes qui, en fait, imposent toujours leurs normes culturelles.

Ces trois questions que nous dissocions, mais qui en pratique sont indis­sociables - identité culturelle, culture nationale et culture populaire - com­mencent à entrer dans les préoccupations de la promotion socioculturelle ... Dans cette perspective, tout travail de promotion doit contribuer à développer la mémoire historique nécessaire pour que chaque peuple; prenne conscience de lui-même en tant qu'entité collective différenciée, cessant d'être une nation "en soi" pour devenir une nation "pour soi".

Les conséquences méthodologiques les plus immédiates et les plus importantes de cette conception - que l'on verra plus loin dans les études de cas - peuvent se résumer comme suit :

- enseignement bilingue considéré comme moyen de préserver la richesse cultu­relle de la langue maternelle et comme affirmation de sa propre identité culturelle,

- affirmation des nationalités indigènes et action tendant à faire recon­naître l'existence de pays multinationaux et pluriculturels,

- défense des valeurs de la culture populaire comme expression de la façon d'être, de penser et d'agir d'un peuple.

Ce sont ces idées, exprimées parfois par les communautés elles-mêmes sous une forme très simple, mais correspondant à des expériences très profondément vécues, qui ont conduit - dans le cas du travail avec les communautés indigènes - à aban­donner peu à peu les conceptions et les méthodes issues de la politique indigé-niste pratiquée plus de 40 ans durant en Amérique latine.

Nul doute que 1'indigénisme s'est traduit (avec plus ou moins de succès, et parfois des échecs) par une politique d'amélioration des conditions de vie des populations indigènes, par une certaine manière de les intégrer à la vie nationale et de les faire participer au processus de développement économique ... Il a cons­titué un progrès par rapport aux idées et aux pratiques en vigueur auparavant à l'égard des indigènes, qui étaient traités comme des citoyens de seconde zone et comme porteurs d'une culture subalterne.

Mais les circonstances nouvelles qui régnent aujourd'hui exigent que l'on dépasse ces idées et ces pratiques. C'est cette recherche de l'identité culturelle et de l'affirmation de la nationalité qui a déterminé, de manière non pas exclu­sive mais néanmoins décisive, le passage d'une théorie et d'une pratique de 1'indigénisme à une théorie et une pratique de 1'ethnodéveloppement.

Et lorsque nous parlons de circonstances nouvelles, nous faisons référence à deux facteurs :

- les aspirations, les prises de position et la pratique des communautés indigènes elles-mêmes,

- les démarches et les perspectives nouvelles adoptées par les sciences sociales en Amérique latine, où se profile (sous des formes diverses, mais une même appellation) une théorie sociale critique.

La conscience s'impose de plus en plus clairement de ce que l'absence de respect ou le mépris à l'égard des manifestations de la culture populaire jouent au détriment de l'identité propre. Ce souci de remettre à l'honneur la culture

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populaire et d'affirmer l'identité culturelle dans les communautés urbaines s'ex­prime, à l'intérieur des programmes de promotion socioculturelle, par le sauvetage des traditions et, en particulier, des fêtes populaires et autres formes de retour aux sources.

Après cette brève synthèse des principales questions soulevées par l'étude de cas, il nous paraît nécessaire de nous demander - en guise de synthèse de synthèse, en quelque sorte - quel serait le fait essentiel à mettre en relief à l'issue de cette recherche. Pour nous, il ne fait pas de doute que c'est ce qui a trait à la méthodologie de la promotion socioculturelle. Nous revien­drons sur ce point dans notre conclusion.

Brève description de la méthode utilisée

Pour effectuer ce travail, nous nous sommes servis des techniques de recherche suivantes :

- recours à la documentation : examen des archives des organisations, de documents publiés, d'actes de réunions et d'assemblées, de correspondance, de coupures de presse, de statistiques officielles, etc. ;

- entrevues avec des informants clés ; nous avons interviewé cinq types d'informants :

. responsables gouvernementaux du programme (dans le cas de la CONAI) ;

. responsables des organisations de promotion ;

. techniciens et professionnels participant à ces programmes ;

. chefs des communautés (caciques, responsables d'associations de quartier et de coopératives)

. membres de ces communautés choisis aussi bien parmi ceux qui n'ont pas participé très activement au programme que parmi ceux qui y ont pris une part plus importante ;

- observation directe par le biais de la participation à certaines activités à l'intérieur des communautés concernées, sauf dans le cas de Guadalajara (Mexique), où l'expérience a été considérée comme achevée en 1979 ; il est à noter toutefois que deux des chercheurs qui ont collaboré à la réali­sation de la présente étude avaient travaillé comme agents de promotion dans le cadre de ce dernier programme.

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ETUDE DE CAS

COMMUNAUTES INDIGENES

Chirripó' (Costa Rica) Azuay (Equateur)

COMMUNAUTES URBAINES

Guadalajara (Mexique) Mendoza (Argentine)

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Conformément au mandat qui nous a été imparti, la présente étude analyse des expériences réalisées dans des contextes socio-économiques différents :

- deux dans des communautés indigènes - deux dans des communautés urbaines de pays d'un niveau de développement relativement élevé.

Il nous a donc fallu scinder notre travail en deux grandes sections corres­pondant à ces deux types d'expériences et comportant chacune une introduction et des conclusions.

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PREMIERE PARTIE

COMMUNAUTES INDIGENES

COSTA RICA

Communauté de Chirripo, appartenant au groupe des Cabecares

Organisme responsable du programme :

CONAI (Commission nationale des affaires indigènes)

EQUATEUR

Province de l'Azuay

Organisme responsable du programme : UNASAY

Union Campesina del Azuay (Union paysanne de l'Azuay)

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1. Brève évocation de la situation actuelle des indigènes en Amérique latine

On estime que la population indigène d'Amérique latine (1985) avoisine 30 millions d'individus regroupés, grosso modo, en un peu plus de 400 ethnies dis­tinctes. La dynamique démographique de cette population est très variable :

- certaines communautés indigènes ne sont désormais plus en mesure d'assurer leur reproduction biologique et sont par conséquent en voie de disparition ;

- d'autres communautés disparaissent peu à peu, leurs membres étant progres­sivement incorporés dans l'ensemble de la société ;

- il existe des groupes indigènes relativement stables ;

- quelques groupes, notamment les plus nombreux à ce jour, voient leur popu­lation recommencer à s'accroître en termes absolus ;

En ce qui concerne l'implantation des indigènes, ce sont, pendant des siècles, les hauts plateaux andins et ceux de l'Amérique centrale qui, pour des raisons à la fois historiques et écologiques, ont abrité les plus fortes densités, le reste de la population indigène étant disséminé dans les régions non monta­gneuses et en particulier dans la forêt. A l'heure actuelle, du fait de la surpo­pulation et de l'érosion de certaines régions, on assiste à un mouvement de popu­lations qui s'effectue dans trois directions différentes, à savoir vers les basses terres, les régions de forêts et les centres urbains.

Du fait de ces mouvements migratoires, les schémas traditionnels d'implanta­tion des populations indigènes et non indigènes, se sont modifiées.

Dans leur immense majorité, les indigènes sont des paysans dont la vie et le travail sont liés à la terre. Leur organisation sociale se fonde sur l'existence de communautés relativement fermées encore que, pour des raisons économiques, nom­breux sont ceux de leurs membres qui migrent de façon saisonnière vers d'autres régions ou vers les centres urbains.

L'identité culturelle ne procède pas de l'assimilation de l'individu à "l'indien" ou à "l'indigène" mais plutôt à un groupe linguistique donné et à une communauté locale. Les concepts d'indien et d'indigène, fort utiles pour une société dominante, ont été inventés par les Européens.

Au sein de ces communautés locales, l'organisation socialef et les valeurs qui lui sont associées présentent un certain nombre de traits communs, avec des divergences d'autant plus grandes que le niveau d'acculturation est plus élevé. Parmi ces traits communs, citons l'existence :

- d'un territoire commun et, fréquemment, d'un régime foncier communal ;

- de formes d'aide mutuelle et de coopération ("mingas", "convite", "capaya", "faena", "ronda", "junta" ou "manorestada", etc.) ;

- de règles bien précises concernant la parenté, le mariage et l'héritage ;

- d'une autorité locale ;

- de fermes convictions religieuses, se traduisant par des pratiques solide­ment maintenues (qui procèdent parfois du syncrétisme de religions pré­hispaniques et du catholicisme populaire de la colonie) ;

- d'une même cosmologie et d'un ensemble commun de symboles culturels (langue, art, musique, traditions orales).

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La question de l'identité culturelle mérite que l'on s'y arrête plus particu­lièrement. Comme on l'a dit, l'identité culturelle est étroitement liée à la langue et à la communauté locale, mais elle est en permanence assaillie de l'exté­rieur. C'est ce qui explique que, pour certains auteurs, la préservation de l'identité ethnique indigène soit un "mécanisme comparatif de défense" indis­pensable à la survie.

Il convient par ailleurs de souligner qu'à l'exception de certaines tribus des forêts ou de la savane, les communautés indigènes sont - économiquement, et, dans une moindre mesure politiquement - intégrées dans la société nationale. Les relations économiques et interethniques estompent les traits destructifs que pour­rait conférer aux communautés indigènes leur culture autochtone.

D'où la notion de dualisme structurel, selon laquelle la structure de la société latino-américaine serait caractérisée par la coexistence de deux sociétés distinctes, juxtaposées mais non contemporaines, l'une moderne et progressiste et l'autre, traditionnelle et archaïque.

Il s'agit, par conséquent, de la juxtaposition de deux mondes qui entre­tiennent des contacts entre eux et dont un seul, en l'occurrence la société moderne, influence l'autre, la société traditionnelle qu'elle pénètre.

2. Les indigènes ; survivants d'un ethnocide etf dans certains cas, d'un génocide

Toute action de promotion socioculturelle s'adressant à des communautés indi­gènes doit tenir compte du fait que ces communautés sont les survivantes d'un ethnocide et d'un génocide. Le Pape Paul III a certes déclaré en 1537, dans sa Bulle Sublimis Deus, que les Amérindiens étaient des "êtres humains dotés d'une âme et de raison", mais l'homme blanc n'en a pas cessé pour autant d'exploiter les indigènes dans les mines, les fermes, les plantations et les exploitations ru­rales ; il ne s'est préoccupé de leur sort que pour les convertir au catholicisme, garantie d'une morale fondée sur la domestication et la domination.

Bientôt, l'on commémorera le cinq centième anniversaire du début de cet eth­nocide. Les indigènes insoumis furent "pacifiés" par les armes ; dans certains cas, on entreprit contre eux de sauvages guerres d'extermination, puis ce fut le système des encomiendas, les concessions octroyées aux conquistadors, l'endoctri­nement, le travail forcé, les établissements d'indiens convertis ou "reducciones", autant d'institutions créées dans le but d'exploiter la main-d'oeuvre indigène. Ceux qui ne furent pas assignés à une exploitation agricole ou minière purent vivre dans des villages d'Indiens jouissant d'une relative autonomie mais à l'écart des Espagnols, exclus, déplacés, oubliés.

L'agression subie par les indigènes change selon l'époque : durant la période coloniale, elle prend la forme de l'exploitation de la main-d'oeuvre indigène. Plus tard, lors de la formation de l'Etat qui devait jeter les bases du capita­lisme, cette agression prend un autre caractère : les colons occupent les terres des indigènes qui ne peuvent donc plus pratiquer leurs cultures, chasser ou pêcher. Dans certains cas, ils sont astreints aux travaux forcés dans les hacien­das ou affectés à la construction de routes et de chemins. Aujourd'hui, parallè­lement aux propriétaires terriens et aux colons blancs, ce sont les Sociétés pétrolières et les entreprises transnationales qui dépouillent les Indiens de leurs terres et qui détruisent l'environnement ... Après cinq siècles d'ethnocide voire, dans certains cas, de génocide, les Indiens sont aujourd'hui chassés comme des animaux sauvages dans la forêt amazonienne, parfois tout simplement pour le plaisir. Au Guatemala, ce sont 30 indigènes que l'on tue chaque jour.

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Quiconque prétend entreprendre une action de promotion socioculturelle dans des communautés indigènes doit tenir compte de cette situation. Nombreuses sont les populations indigènes qui conservent une mémoire historique des usurpations, de la violence, de l'oppression et de l'humiliation dont elle ont été l'objet. Cinq siècles de résistance à l'invasion des Blancs : c'est là une donnée capitale qu'aucun programme de développement des communautés indigènes ne peut négliger. L'"occultation" de l'Amérique indigène pendant cinq siècles est un fait que l'on ne saurait escamoter.

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COSTA RICA

Communauté de Chirripo, appartenant au groupe des Cabecares

Organisation responsable du programme : CONAI (Commission nationale des affaires indigènes)

Cette expérience de promotion socioculturelle d'une communauté indigène a pour cadre un pays où les indigènes constituent une minorité et où, par consé­quent, les problèmes les concernant n'occupent qu'une place marginale dans la politique générale du gouvernement. Néanmoins, entre 1945, date de la création du Comité de protection des races aborigènes de la nation, et l'apparition de la CONAI, des efforts ont été faits pour préserver et conserver la culture indigène et, grâce à des programmes d'alphabétisation, promouvoir le développement écono­mique et culturel de ces communautés.

Nous n'analyserons pas ces expériences, qui n'ont jamais procédé d'une poli­tique indigéniste bien définie, et qui n'appellent aucune comparaison avec l'action actuelle de la CONAI. Il nous a semblé plus important, pour situer l'étude de cas qui nous intéresse, de rappeler brièvement quels sont les groupes indigènes du Costa Rica.

1. Les groupes indigènes au Costa Rica

Le Costa Rica compte quelque 22.000 indigènes, représentant 0,9 % de la popu­lation totale (2.600.000 habitants en 1984). Ces indigènes se divisent en huit groupes ethniques en fonction de leur langue, de leurs coutumes et de leur locali­sation géographique ; Bribris, Cabecares, Guaymís, Terrabas ou Terribes, Borucas ou Brunkas, Guatusos ou Malekus, Chorotegas et Huetares ou Pacacuas. Ils sont concentrés principalement dans le sud. Les deux groupes les plus importants numé­riquement sont les Bribris et les Cabecares, qui forment deux tribus distinctes, bien que connus également sous la dénomination commune de Talamancas. Ces huit groupes sont répartis entre 19 communautés, comme indiqué sur la carte qui suit.

Répartition géographique et principales caractéristiques des groupes indigènes

Bribris. Ils forment l'un des groupes les plus nombreux du Costa Rica. On les trouve dans les réserves indigènes de Salitre et Cabagra, dans le canton de Buenos Aires (dans le sud de la province de Puntarenas) et à l'est de la réserve de Talamanca, dans le canton du même nom (province de Liman).

Ils conservent leur langue, le bribri, sous sa forme orale et écrite. Ils observent rigoureusement les règles claniques concernant le mariage. Le clan est propriétaire des terres cultivables, dont chaque famille utilise un lopin, en général selon un système de rotation annuelle. Les caciques ou chefs séculiers ont toujours joué au sein de ces communautés un rôle important, lié autrefois à la guerre, aujourd'hui à la solution des situations de crise.

Leurs artisanats sont la vannerie et la facture d'instruments de musique, réalisés à partir d'éléments naturels soigneusement préparés.

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1. MATAMBU (Chorotegas) 2. GUATUSO (Malekus) 3. ZAPATÓN (Huetars) 4. QUITIRRISI (Huetars) 5. CABAGRA (Bribris) 6. SALITRE (Bribris) 7. UIARRAS (Cabecares) 8. CHIRRIPO (Cabecares) 9. TELIRE (Cabecares) 10. TAYNI (Cabecares) 1Q 11. TALAMANCA (Cabecares) 12. TALAMANCA (Bribris) 13. TERRABA (Terrabas) 14. BORUCA/REY CURRE (Brunkas) 15. GUAYMI COTO BRUS (Guaymis) 16. ABROJOS MONTEZUMA (Guaymis)

17 et 18. CONTEBURICA (Guaymis)

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Cabecares. Ils se trouvent dans les régions de Chirripo, Pacuare, Telire, Toyni et Talamanca, dans la zone atlantique des provinces de Limón et Cartago.

Les Cabecares vivent dans des réserves, ce qui leur assure une grande cohé­sion. C'est l'un des groupes qui ont le mieux préservé leur identité culturelle, ceux qui sont établis à Chirripo, notamment, constituent la branche la plus conservatrice de la tribu, et ont maintenu vivantes nombre de ses coutumes et tra­ditions. Leur organisation sociale et familiale est analogue à celle des Bribris : il s'agit de clans matrilinéaires et totémiques.

Les Cabecares conservent leur langue, mais la plupart parlent également l'espagnol. Leur principal centre culturel est San José Cabécar, où se réunissent tous les ans les notables des différentes réserves.

Guavmis. Il s'agit d'un groupe relativement nombreux, qui a émigré du Panama il y a un peu plus de 50 ans et que la création de la réserve a stabilisé en territoire costaricien. Les principales communautés sont celles de Guaymi de Brojo et de Moctezuma, dans le canton de Corredores ; de Canteburica, dans le canton de Golfito, et de Coto Brus dans le canton du même nom ; toutes ces communautés se trouvent dans la province de Puntarenas.

Les Guaymis, en particulier les femmes, ont conservé leurs caractéristiques et leurs traits culturels : coutumes, vêtements et traditions. Leur langue est le guaymi, mais beaucoup parlent aussi l'espagnol. Leur artisanat le plus remarquable est la fabrication d'objets en fibres végétales et en feuilles, dont les couleurs vives sont obtenues au moyen de colorants végétaux. Ils confectionnent avec l'écorce de certains arbres des nattes, des sacs et des chapeaux aux coloris écla­tants. Leur musique, qu'ils exécutent à la flûte et à l'ocarina, est la plus éla­borée de toutes celles des indigènes du Costa Rica.

Borucas. Le groupe des Borucas, appelés également Brunkas, est un amalgame de diverses tribus autochtones. La réserve indigène de Boruca abrite deux commu­nautés, celle de Boruca et celle de Rey Curre. Ce groupe a conservé peu de traits culturels originaux. Sa langue a disparu ; les anciens eux-mêmes ne la pratiquent plus et parlent uniquement l'espagnol.

La principale activité artisanale des Borucas est le travail du coton, qu'ils sèment eux-mêmes et teignent avec des colorants végétaux ainsi qu'un pigment violet tiré d'un mollusque. Ils travaillent également les calebasses dans un style particulier, proposant sur le marché une grande variété de produits au dessin très pur. Leur "danse des petits diables" est l'une des manifestations musicales indi­gènes les plus importantes et les plus suivies.

Terrabas. Il s'agit d'un groupe qui, ayant essaimé à partir de la région qu'il occupait initialement, se trouve aujourd'hui relativement dispersé au milieu de populations non indigènes et présente par conséquent les caractéristiques cultu­relles propres aux métis. Transférés vers le XVIIIe siècle sur le territoire des Borucas par le gouvernement colonial, avec l'intervention de l'ordre de Saint-Vincent de Paul, les Terrabas vivent aujourd'hui en petit nombre dans la réserve Boruca-Terraba, habitée en majorité par des paysans non indigènes, ce qui fait qu'ils ont assimilé le mode de vie rural non autochtone. Ce groupe qui, depuis longtemps, ne parle plus sa langue et dont l'identité culturelle s'est considéra­blement affaiblie, est celui dont le mode de vie se rapproche le plus de celui des métis.

Guatusos ou Malekus. Ce groupe est l'un des plus petits, tant par le nombre des individus qui le composent que par la superficie qu'ils occupent. Il vit dans les plaines du nord, dans le canton de San Rafael de Guatuso (province d'Alajuela). Les Guatusos, concentrés dans trois établissements : Palenque Margarita, Tonjibe et El Sol, ont conservé leurs principaux traits culturels et parlent le maleku et l'espagnol.

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C'est la seule population du Costa Rica où l'on trouve encore des vestiges de polyandrie. Ils fabriquent des figurines indigènes en céramique, des objets en balsa et des arcs et des flèches en bois.

Chorotegas. Seul subsiste un petit groupe dans la réserve indigène de Matambu, près de Micoya, dans la province de Guanacaste, dont les membres, fortement métis­sés sur le plan culturel, ne parlent pas leur langue mais l'espagnol, et qui se caractérise par une organisation communautaire très solide.

Huetares ou Pacuacas. Le groupe, très réduit, a réussi à survivre dans la réserve indigène de Quitirrisi, située sur la route qui relie le canton de Mora et celui de Puriscal. Il existe un autre établissement huetar dans la province de San José, ainsi que des familles dispersées dans la région de Cerrito de Quepos et dans les agglomérations voisines.

Les Huetares ont perdu une bonne partie de leurs coutumes ; quelques tradi­tions subsistent néanmoins, comme la fête du maïs et l'emploi de plantes médici­nales. Ils réalisent également des objets artisanaux en céramique. Ils ne parlent plus aujourd'hui que l'espagnol.

Activités des indigènes

Nous traiterons en dernier, comme commune à tous les groupes, la question des activités des indigènes, lesquels pratiquent essentiellement une agriculture rudi-mentaire. Ils cultivent en particulier, pour leur consommation, des tubercules comme le manioc, le tiquisque, l'igname et le nampi, les haricots et une espèce de palmier appelée pejibaye. Ils cultivent également le cacao et les bananes, ainsi que quelques courges, oignons, etc. Le maïs, que tous produisent, est vendu, sur le versant ouest, de même que le riz, à des communautés non indigènes. Les Cabecares cultivent très bien le café et les Borucas les haricots et la canne à sucre, pour la vente. Ces productions sont complétées par l'élevage de porcs et de volaille, la pêche et la chasse. Les indigènes ont conservé la coutume consistant à brûler les champs pour les nettoyer. Pour la pêche, outre l'arc et la flèche, ils emploient la dynamite et, dans certains cas, empoisonnent les rivières ; les deux procédés ont des conséquences écologiques graves.

Classification de la population indigène du Costa Rica en fonction du niveau de préservation de leur identité culturelle

Si l'on prend pour critère le niveau de préservation de l'identité cultu­relle, on peut répartir l'ensemble de la population indigène du Costa Rica en trois catégories principales :

(a) les indigènes qui ont préservé leur identité culturelle, leur langue, leur mode de vie et leur organisation traditionnelle, et dont l'habitat n'a pas été modifié ;

(b) les indigènes qui ont préservé leur langue, leurs coutumes et leurs manifestations culturelles mais dont l'habitat est en partie modifié et qui sont fortement influencés par la culture non indigène ;

(c) les indigènes dont l'identité, la langue et les coutumes ont fait place à un métissage accentué ; certains ont émigré vers la ville, d'autres vivent parmi des paysans non indigènes.

Cette rapide description des huit groupes indigènes existant actuellement au Costa Rica nous permettra de situer comparativement les caractéristiques du groupe cabécar en général, et en particulier de celui de la communauté de Chirripo, qui a servi de cadre à l'expérience analysée dans la présente étude de cas.

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2. Description de la communauté de Chirripo

La communauté de Chirripo, qui fait l'objet de la présente étude, vit dans la région la plus montagneuse du pays (jusqu'à 3.800 mètres au-dessus du niveau de la mer). Il existe dans cette région deux grandes vallées, celles du Chirripo et du Pacuare et de leurs affluents, mais le fond, constitué d'une plaine alluviale, en est inhabitable en raison des crues.

Le climat est extrêmement pluvieux (4 mètres environ par an) ; il n'y a pas de saison sèche, même s'il pleut moins en février, mars et avril. De ce fait, la région est toujours verte, son état naturel étant celui d'une forêt d'altitude offrant une grande variété d'essences, parmi lesquelles les chênes à feuilles per­sistantes prédominent à partir de 2.000 mètres. Elle est propice aux établisse­ments humains, l'eau y étant abondante et de qualité. L'habitat est cependant très dispersé. Il n'existe pas de villages au sens traditionnel du terme, mais des ulutca quicha (lieux de cérémonie et de réunion).

La réserve de Chirripo couvre 85.000 hectares ; les indigènes en sont collec­tivement propriétaires par l'intermédiaire de l'Association intégrale de dévelop­pement, organisation indigène de caractère communautaire qui détient le titre de propriété.

Cette forme d'organisation communautaire (association de développement) a été choisie car elle est la plus simple et, dans le cas des communautés indigènes, a pouvoir de gouvernement local.

La réserve compte 2.700 habitants environ soit 500 familles. Le nombre moyen d'enfants par famille est de huit ; c'est dire que la natalité est élevée. La population, décimée il y a une vingtaine d'années par diverses épidémies, s'accroît aujourd'hui rapidement sous l'effet conjugué de la forte natalité et d'une diminution importante de la mortalité infantile.

Comme nous l'avons dit, il n'y a pas de villages : les familles vivent dis­persées et les maisons peuvent être séparées entre elles par quinze minutes de marche. La plupart des familles possèdent deux maisons, chacune sur une parcelle de terre (une pour les cultures, l'autre pour l'élevage), qui peuvent se trouver à trois heures l'une de l'autre. De ce fait, la mobilité familiale est très grande.

L'organisation de cette communauté est de type clanique héréditaire matrili­néaire. Il y a en tout 50 clans, dont deux composés des familles royales parmi lesquelles sont choisis les caciques, le nouveau cacique étant habituellement le fils de la soeur de celui qui vient de mourir.

Bien que le clan soit considéré comme le propriétaire des terres cultivables, chaque famille a tendance à occuper le même terrain année après année. Chacune possède en général deux parcelles de 30 hectares. Il arrive même que les vergers et potagers familiaux soient clos.

Les familles vivent dans des huttes rondes dont le haut toit pointu est fait de feuilles d'une graminée, la suita, de palmier nain ou de palmiers sylvestres, cultivés à cet effet. Ce type de toit doit être réparé tous les cinq ans, et complètement refait tous les quinze ans. En réalité, la famille s'est généralement déplacée avant, étant donné qu'elle déménage chaque fois qu'un de ses membres meurt. Depuis peu, on a vu apparaître aussi des maisons rectangulaires à toiture de zinc, par suite de l'augmentation de la population, du manque de feuilles et du fait que ce matériau est facilement disponible.

La communauté s'organise autour de la famille immédiate, qui vit dans une hutte, et de la famille élargie, installée dans la vallée. C'est par l'inter­médiaire de la famille que se transmettent les coutumes, les valeurs, les mythes, la langue et tout ce dont le groupe a besoin pour fonctionner. La clef de voûte de cette organisation est le chef de la famille immédiate.

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La communauté se dote en outre de kueblis, caciques ou notables qui s'occupent de toutes les affaires importantes - intérieures ou extérieures - de la communauté. Le jawa, ou guérisseur, détient presque autant d'autorité ; son domaine d'action principal est la médecine, mais il joue également le rôle de conseiller, de prêtre et de prophète.

Viennent ensuite, dans la hiérarchie socioreligieuse, les fossoyeurs, les chanteurs, l'organisateur des fêtes et les ja (ceux qui préparent les choses rela­tives à l'esprit). Tous ces "professionnels" ont un point commun : leur activité est liée à un événement extrêmement important chez les Cabecares : la mort.

Les caractéristiques de l'activité et de l'économie familiale sont celles que nous avons mentionnées dans la première partie à propos des groupes indigènes du Costa Rica. Les Cabecares de Chirripo cultivent essentiellement le café, le cacao et les bananes ; ils complètent ces ressources par la chair de toutes sortes d'animaux, qu'ils chassent généralement au fusil. Ils pratiquent relativement peu la pêche, toujours à l'arc et parfois en empoisonnant les cours d'eau, avec les conséquences que l'on imagine pour la faune aquatique et pour l'exploitation de ces cours d'eau par les populations situées en aval. Ils ont dépassé le stade de l'économie de subsistance ; ils font en effet un usage presque généralisé d'objets acquis à l'extérieur de la communauté, les plus répandus étant les bottes en caoutchouc, les postes radio et les fusils.

3. La Commission nationale des affaires indigènes (CONAI)? organisme responsable du programme de promotion socioculturelle de la communauté de Chirripo

La CONAI a été créée en 1973, aux fins de "sauvegarder la culture indigène et de veiller aux intérêts de l'Indien, dans un souci de valorisation humaine, cultu­relle et économique". Bien que constituée en tant qu'organisme officiel, dotée de la personnalité morale et de la structure administrative nécessaires pour mener à bien les actions nationales dans le domaine indigène, elle n'a réalisé entre 1973 et 1975 aucune tâche de promotion, ses efforts durant cette période ayant été consacrés à sa propre mise en route.

Organisation de la CONAI

Aux termes de l'article 2 de la loi n° 5251 réglementant son fonctionnement, la CONAI comprend les organes suivants :

- l'assemblée générale des représentants, organe suprême composé :

(a) de représentants des organes de l'Etat,

(b) de représentants des municipalités,

(c) de représentants des associations de développement des communautés indigènes,

(d) de représentants des associations pro-indigènes dûment homologués ;

- le comité directeur, composé de sept membres mandatés pour deux ans, organe directeur et exécutif qui définit la politique et les grandes lignes d'action, en fonction des demandes prioritaires des communautés indigènes et des ressources institutionnelles dont dispose la Commission ; ils exercent leurs fonctions ad honores ;

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- la direction centrale, responsable de la mise en oeuvre des programmes ; elle comprend une direction des opérations, une direction executive et une direction administrative, ainsi qu'une équipe d'inspecteurs régionaux qui visite régulièrement les zones placées sous sa responsabilités pour super­viser le personnel de promotion indigène.

L'organigramme ci-après permet de visualiser la structure de la CONAI, ainsi que la place de la communauté de Chirripó' au sein de cette structure et dans l'en­semble des associations de développement des communautés indigènes.

4. Activités préliminai res de la CONAI dans la communauté de Chirripo

Avant de lancer le programme de promotion, la CONAI a décidé de réaliser une phase de travail exploratoire, qui a débuté en 1976, et qui avait pour but de per­mettre à son personnel de prendre connaissance sur le terrain des domaines d'acti­vités et d'étudier les modalités d'une action permettant de préserver les cultures indigènes avec la participation des indigènes eux-mêmes.

Ces activités préliminaires visaient quatre objectifs principaux :

(a) Reconnaissance par l'Etat de l'existence des réserves indigènes

La CONAI s'est efforcée en premier lieu pendant 18 mois, en 1975-1976, de faire accepter par le gouvernement du Costa Rica l'idée de créer des réserves indigènes et de procéder aux études nécessaires en vue de leur délimitation.

Pourquoi la CONAI a-t-elle choisi, au départ, d'axer son action sur la créa­tion de réserves indigènes, choix qui implique bien évidemment une stratégie déterminée quant à l'action communautaire envisagée ? Les raisons invoquées pour justifier ce choix peuvent se résumer ainsi : dans les années 40, l'expansion de la colonisation agricole au Costa Rica atteignit les zones où vivaient des indi­gènes. Ces derniers furent dépouillés de leur terre, certains les abandonnèrent, d'autres se replièrent dans des régions plus éloignées. L'accaparement des terres par les non-indigènes fut facilité par l'absence de protection légale, et par le fait que les communautés indigènes n'étaient pas préparées à affronter cette situation.

Juridiquement, les terres traditionnellement occupées par les indigènes étaient considérées comme des friches ; ils n'avaient donc aucun moyen légal de défendre leurs droits.

Les communautés indigènes ont souffert de ce déplacement de population, la terre possédant pour les indigènes une signification qui va bien au-delà de l'éco­nomique : un indigène sans terres - sans son pachamama - est un être déraciné.

Pour toutes ces raisons, la solution la plus viable et la plus réaliste sem­blait être la création de "réserves de propriété communautaire", qui permettrait, pensait-on, d'assurer aux indigènes un territoire de façon permanente et défini­tive ; encore fallait-il que ce territoire fût légalement protégé, pour éviter que ne se renouvelle l'échec de l'expérience tentée entre 1945 et 1956, époque où quelques réserves avaient été créées sans cadre légal ni délimitation des terres.

Les adversaires de l'installation de réserves indigènes faisaient toutefois valoir que celles-ci peuvent très facilement se transformer en une sorte de musée folklorique pour touristes, et en parcs à l'intérieur desquels les indigènes se trouvent isolés de toute influence extérieure. En fin de compte, on choisit, pour les motifs précédemment mentionnés, de créer des réserves en s'efforçant de sur­monter cet obstacle.

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Tel fut donc le point de départ de la stratégie de travail adoptée : l'orga­nisation, en tant que mesure protectionniste, de réserves sous la forme de terri­toires attribués en propriété inaliénable à diverses communautés indigènes déli­mités sur des cartes enregistrées au cadastre au nom de la communauté. Au sein de la réserve, chaque famille a sa terre, occupée de longue date ou acquise plus récemment, grâce à une aide officielle. Les terres ne peuvent être vendues qu'entre indigènes, cette disposition étant destinée à éviter qu'elles n'échappent à la communauté ou ne donnent lieu à spéculation.

En novembre 1977, l'existence des réserves a été reconnue par le pouvoir législatif et les tâches suivantes ont été entreprises :

- délimation des réserves,

- étude du régime d'occupation et règlement des litiges,

- établissement de cartes des réserves et de plans d'occupation,

- établissement du plan de collecte et de gestion des fonds,

- lotissement et attribution des parcelles,

- acquisition de terrains situés dans la réserve pour affectation à des ouvrages communaux.

Certaines de ces tâches demeurent partiellement inachevées en 1985.

(b) Choix du type d'organisation à adopter pour la cession des terres aux indigènes

Après étude des différentes possibilités, on opta pour la formule jugée la plus simple et la plus efficace, consistant à conférer la propriété exclusive et inaliénable des terres aux indigènes en les cédant à une "association intégrale de développement" constituée par eux.

Ces associations élisent leurs représentants et nomment des délégués auprès des organismes publics et privés du pays avec lesquels elles sont appelées à avoir affaire.

(c) Diffusion et promotion de l'idée de "réserve"

Avoir opté pour la création de réserves comme point de départ et base de l'action future ne suffisait pas ; encore fallait-il que l'idée fût acceptée par les communautés indigènes elles-mêmes. On s'employa a les convaincre un à un.

L'aboutissement de ces activités préliminaires fut la signature solennelle, à Chirripo', du décret portant création de la réserve, en présence du Président de la République et de toute la communauté.

L'Association intégrale de développement fut constituée en décembre 1976 et le premier acte officiel signé au milieu de l'année suivante.

Ensuite commencèrent les travaux préliminaires de cartographie, consistant essentiellement à localiser la population indigène et à délimiter le territoire de la réserve.

Puis vint la phase de récupération des terres ; commencée en 1976, celle-ci n'est pas encore terminée. L'objectif de cette première action d'envergure était double :

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- empêcher l'envahissement de la réserve par des occupants illégaux ;

- indemniser les occupants en place avant la délimitation de la réserve. Le problème du financement de l'indemnisation s'est alors posé.

La communauté de Chirripo a participé activement à ces actions en aidant à localiser les occupants illégaux et à éviter de nouvelles intrusions.

Au moment de la rédaction de la présente étude (décembre 1984), les terres récupérées représentent 92 % du territoire total de La réserve.

Depuis 1979, la CONAI oeuvre conjointement avec l'IDA (Institut de dévelop­pement agricole), avec lequel elle a signé un accord.

(d) Lotissement des terres

Une fois récupérées, les terres ont été redistribuées, la priorité étant donnée à ceux qui n'en possédaient pas ou qui en avaient été dépouillés.

Le règlement de lotissement a été fixé par décret. Auparavant ont eu lieu une série de rencontres auxquelles ont participé les intéressés, afin d'arriver à un accord sur la question. Les étapes ont été les suivantes :

- dialogue CONAI-IDA avec les membres du conseil de l'Association de dévelop­pement et les particuliers, pour obtenir le consentement des parties ;

- lotissement effectué en public, et signature d'un accord entre la CONAI-IDA, la communauté et le conseil de l'Association intégrale de développement ;

- adjudication publique des lots que les intéressés reçoivent en prêt pour une durée d'une année, au terme de laquelle leur mise en valeur fait l'objet d'une évaluation réalisée par les notables de la communauté, les voisins et la CONAI. Si la mise en valeur est jugée satisfaisante, le lot est attribué formellement (en vertu d'un titre, non pas de propriété, lequel est détenu, au nom de la communauté, par l'AID, mais de possession). Ce titre de possession est révoqué si le travail accompli sur la parcelle est jugé insuffisant et, dans les cas limites, généralement prorogé pour une nouvelle période probatoire d'un an, donnant à l'indigène une chance supplémentaire d'accéder à la possession.

Evaluation de la phase préliminaire

Nous nous sommes efforcés de dresser un bilan de cette première phase, et avons abouti aux conclusions suivantes :

- La CONAI s'est d'emblée attachée à tenir compte de l'opinion des popu­lations intéressées et à solliciter leur participation. Un certain nombre de questions demeurent quant à la façon dont ce principe d'action a été mis en oeuvre : a-t-on créé les voies et les moyens appropriés pour que les intéressés puissent exposer leur point de vue ? Les communautés indigènes n'étaient-elles pas, compte tenu de leur situation en tant qu'occupantes des terres sans titre légal, dans l'incapacité de faire d'autres propositions ?

- Le parti pris adopté - faire de l'implantation réussie (sur le plan juri­dique et pratique) de réserves indigènes la condition préalable de toute

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action ultérieure - peut se discuter ; mais dans le contexte actuel, et compte tenu de la situation vulnérable qui était celle des indigènes et des abus dont ils étaient victimes, il semble que c'était la seule possibilité réaliste.

- La communauté apprécie diversement l'action menée par l'organisme de promo­tion en vue du lotissement et de l'attribution des terres : 80 % des indi­gènes ne se rendent pas compte de la conquête légale que cela représente, mais sont satisfaits des résultats concrets de l'opération. Les chefs de la communauté, quant à eux, apprécient également et le lotissement et la léga­lisation de l'occupation des terres. A signaler que l'attribution des par­celles donne lieu à une cérémonie communautaire ; cela laisse supposer que les indigènes, pour qui la terre possède une signification si importante, ressentent ce processus comme quelque chose qui les concerne de près.

5. Le programme de promotion socioculturelle

Une fois achevée l'étape préliminaire, consistant à résoudre les problèmes de fonds et à poser les bases de tout le travail futur, débute l'activité de pro­motion proprement dite, qui porte simultanément sur trois plans fondamentaux :

- culturel, le but étant de préserver les valeurs culturelles de la commu­nauté et de contribuer par tous les moyens à l'affirmation de son identité culturelle ;

- éducatif, les tâches de promotion étant axées sur l'alphabétisation bi­lingue des indigènes ;

- social, grâce à des projets devant permettre de résoudre des problèmes déterminés se posant dans les domaines du travail, de la production, de la santé, de la nutrition, du logement et de l'organisation sociale et communautaire.

Les aspects culturels de la promotion de la communauté de Chirripo

La conception et les méthodes classiques de promotion culturelle ne peuvent s'appliquer à une communauté indigène en Amérique latine.

Pour les indigènes, "le culturel" est indissolublement lié à deux éléments fondamentaux : la terre et la langue. Il comporte certes d'autres aspects ou dimensions, mais ces deux-là sont décisifs. Si on les ignore, il ne saurait y avoir promotion culturelle ; il peut y avoir - et il y a fréquemment - invasion culturelle.

La terre est pour les indigènes un élément synthétisant : leur culture, leur appartenance ethnique, leur histoire, leur religion, leur économie, leur poli­tique, leur indianité s'y rattachent. Un groupe d'indigènes l'a exprimé en ces termes : "Pour nous, la terre est non seulement un instrument de travail, la source des aliments que nous consommons, mais le centre de toute notre vie, le fondement de celle-ci, la base de notre organisation sociale, l'origine de nos traditions et de nos coutumes". Et le Parlement indien du cône sud (1974) de déclarer, dans ses conclusions : "l'Indien est la terre elle-même".

Point n'est besoin de nous étendre davantage sur ce lien indissociable entre la culture et la terre, qui est un aspect fondamental de la cosmogonie indienne.

La seconde dimension culturelle fondamentale pour les indigènes est leur langue maternelle. Toute action culturelle - ou prétendue telle - qui ignore son rôle comme véhicule de la culture indigène est une forme subtile de déculturation.

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Tout projet culturel et éducatif doit affirmer la valeur de la langue indigène ; priver les indigènes de celle-ci revient à leur arracher une partie essentielle de leur culture. En cherchant à "éduquer" les indigènes dans une langue "supérieure", on semble oublier que leur langue est le ciment qui donne à leur culture sa cohésion. Les en priver ou la considérer comme inférieure est une façon de dévaloriser leur culture elle-même.

Tous ces éléments forment l'identité ethnique, laquelle correspond généralement à l'identité nationale. Depuis une vingtaine d'années, on observe chez certaines communautés indigènes d'Amérique latine un regain de conscience ethnique, qui s'est traduit par la naissance de divers mouvements nationaux, régionaux et internationaux.

Sur le plan plus spécifiquement culturel a été créée récemment (en 1984) 1'"école des coutumes" qui vise, grâce à une série d'activités (chants, danses, utilisation des plantes médicinales, manifestations culturelles, etc.) à éviter que ne continue à diminuer le nombre de personnes qui pratiquent ces activités traditionnelle ou du moins les connaissent.

Il s'agit de faire en sorte que tous ceux qui ont une quelconque connaissance touchant l'une ou l'autre de ces activités traditionnelles (musique, danses, rites, etc.) s'efforcent de communiquer leur savoir de façon que celui-ci ne soit pas perdu, mais soit perçu de façon croissante par l'ensemble de la population comme un substrat culturel commun et soit transmis de père en fils.

La façon de procéder, adoptée pour mener à bien cette entreprise (la plus récente du programme puisque lancée en 1984) a été dictée par la difficulté qu'il y a à "pénétrer" dans le monde culturel des indigènes et à faire en sorte qu'ils assurent eux-mêmes la transmission de leurs propres connaissances. Les promoteurs-moniteurs détectent, au sein de l'école, les "personnes-ressources" (ceux qui possèdent un savoir), après quoi l'inspecteur de la zone s'entretient avec eux et s'efforce de les inciter à communiquer ce savoir. Chacun de ces anciens convoque de son côté, individuellement ou par familles, ceux dont il considère qu'ils peuvent être leurs "élèves" (c'est-à-dire auxquels il juge pouvoir confier ce qu'il sait), et les initie pour qu'ils prennent sa relève dans l'accomplissement des activités traditionnelles (rites, etc.). Tout ce qui a trait aux chansons et aux danses non religieuses fait l'objet d'un apprentissage non pas individuel mais collectif, en groupes.

La moitié environ de ceux qui détiennent un "savoir" quelconque collabore à cette entreprise, soit quelque 10 personnes, dont trois travaillent de façon permanente. Il faut, en tout état de cause, s'adapter au système local, et donner à chacun personnellement un "coup de pouce" pour l'encourager à participer à cette tâche de préservation de sa propre culture.

Cette action n'est pas encore suffisamment systématisée pour que l'on puisse procéder à une évaluation, même sommaire. On peut: dire néanmoins qu'en ce qui concerne l'utilisation des plantes médicinales, 1'"école des coutumes" fonctionne de façon satisfaisante, de même que pour les rites (essentiellement funéraires) ; il n'en va pas de même pour ce qui est des chants et des danses, ce qui est d'ailleurs logique, étant donné que ces activités exigent une plus large participation de la communauté, ce qui rend plus difficile la tâche des "maîtres".

L'aspect éducatif de la promotion de la communauté de Chirripo

Sur le plan éducatif, l'action est entièrement axée sur le "projet éducatif bilingue cabécar", mis en oeuvre dans quatre périmètres principaux des réserves indigènes cabecares et visant à alphabétiser 500 personnes - adultes et enfants -en privilégiant la participation des femmes.

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Mis en route en 1980, le projet s'est heurté aussitôt à trois types de difficultés :

- manque de matériel bilingue : l'absence de textes indigènes (qui ne soient pas seulement traduits) compliquait le travail des agents de promotion ;

- manque de personnel spécifiquement formé pour mener à bien cette double tâche d'alphabétisation et de promotion ;

- retard dans les paiements : bien qu'il s'agisse d'un aspect essentiellement administratif, il a beaucoup nui à la mise en route du projet en démora­lisant les agents promoteurs, en portant atteinte à l'autorité des inspec­teurs, etc.

Afin de surmonter ces obstacles, comme nous l'expliquerons plus loin, il a été décidé que l'élaboration de matériel bilingue et la formation des moniteurs feraient partie intégrante du projet.

Méthode employée

La région cabécare, couvrant plus de 120.000 hectares et comptant environ 4.000 habitants au début de l'expérience, a été divisée en quatre grandes zones correspondant aux vallées du Pacuare, du Chirripó' (amont et aval) et d'Estrella. Dans chaque zone a été nommé un moniteur, investi d'une double mission : former les agents de promotion et superviser leur travail.

Les quatre moniteurs, une fois nommés, reçurent une formation dans le cadre de deux ateliers.

Le travail d'alphabétisation proprement dit a été organisé famille par famille et secteur par secteur, l'unité de base de l'action éducative étant la famille et chaque agent de promotion allant d'un foyer à l'autre. Cette méthode s'est avérée, après quelques années d'expérience, adaptée à la réalité géo­graphique, culturelle et économique de la communauté cabécare. Compte tenu de la dispersion des familles, il était impossible, du moins au début, de procéder autrement.

Dans chaque secteur avaient été nommés un agent de promotion et un auxiliaire, lesquels avaient reçu une préparation minimale au travail d'alphabétisation.

Il convient de souligner que le projet d'alphabétisation a bénéficié à tous les stades de la coopération des kuebli (chefs traditionnels), qui faisaient déjà partie du Comité directeur de l'Association intégrale de développement et qui ont notamment nommé les agents de promotion, les auxiliaires et les moniteurs, contribuant de façon décisive à l'acceptation et au lancement du projet d'alphabétisation.

Recensement et localisation des analphabètes

En l'absence d'"écoles" ou d'endroits consacrés à l'éducation, on a eu recours, comme dit précédemment, à une méthode que l'on pourrait appeler celle de 1'"école itinérante" (l'école étant, en l'occurrence, l'agent de promotion). Pour ce faire, on commença par recenser les analphabètes, afin de connaître leur nombre et leur localisation, ce qui permit, en outre, de programmer les déplacements des agents de promotion.

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Portee du projet

Une fois réalisé le recensement, le projet a été mis en route pour un total de 114 foyers et 510 personnes, dont 40 % de femmes. Sur ces 510 personnes, on comptait 20 % d'enfants, 70 % d'adultes et 10 % de personnes âgées. Peut-être l'une des principales réussites du projet réside-t-elle dans ces pourcentages, car il existait dans ces communautés une résistance à l'éducation des adultes en général et des femmes en particulier. Certains s'estimaient même incapables d'apprendre et jugeaient que l'éducation et l'école étaient faites pour les seuls enfants. Grâce à la méthode employée, enfants et adultes étudient maintenant ensemble, et la communauté comprend que tous ont besoin de l'éducation. Cette action démontre qu'il est important d'associer l'éducation à la promotion culturelle, et que les chefs de la communauté ont un rôle à jouer dans cette tâche de promotion.

Evaluation des résultats obtenus après une année d'action

Si l'on examine les résultats obtenus au bout d'un an de fonctionnement du projet, on peut constater que le niveau d'alphabétisation atteint varie selon les zones. Ces écarts sont dus moins aux caractéristiques individuelles des personnes ou à leur plus ou moins grande motivation, qu'au fait que le travail d'alphabétisation n'a pas débuté à la même date dans toutes les zones.

On peut dire, d'une façon générale, que la majorité des apprenants ont atteint un niveau équivalent à la première année de l'enseignement primaire : il savent écrire en cabécar et en espagnol, signer leur nom, déchiffrer des mots simples et faire des calculs élémentaires. Certains ont appris à lire et à faire des opérations arithmétiques à trois ou quatre chiffres.

Autre réussite importante à porter au crédit du projet : l'identité culturelle de la communauté s'en trouve renforcée. Le fait que l'enseignement - bilingue - soit en partie dispensé dans leur propre langue a été vécu par les indigènes comme une façon de valoriser leur culture.

Très souvent, les programmes d'alphabétisation n'aboutissent pas aux résultats escomptés parce que les personnes auxquelles ils s'adressent ne sont pas motivées. A Chirripô', où pourtant les adultes dans leur très grande majorité s'estimaient incapables d'apprendre, le programme a réussi au-delà de toute attente, parce que la communauté était motivée.

En guise de conclusion plus générale quant à la méthode employée, nous dirons que cette réussite tient principalement, à notre avis, aux raisons suivantes :

- la participation au projet des chefs de la communauté ;

- le fait que les intéressés n'aient pas eu à se rendre dans un lieu "sacré", réservé à l'éducation : non seulement la dispersion des habitants rendait cette organisation impossible, mais il est psychologiquement difficile pour un adulte d'aller à l'école, avouant ainsi aux autres, d'une certaine façon, son ignorance ; dans ce projet, ces difficultés ont été résolues car c'est l'école qui va à eux ;

- le fait que les promoteurs et les moniteurs (superviseurs) soient indigènes, ce qui a contribué à créer un climat favorable ;

- l'enseignement bilingue.

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Un fait qui pourra sembler anecdotique révèle l'effet multiplicateur d'un tel programme : des paysans non indigènes qui vivaient près des Cabecares, voyant les progrès de ces derniers et le travail des agents de promotion itinérants, ont décidé de monter un projet éducatif analogue, en payant eux-mêmes l'agent de promotion.

Difficultés et limitations

Aux difficultés déjà mentionnées - manque de textes bilingues, formation insuffisante des agents de promotion et obstacles bureaucratiques (l'organisme patronnant le projet ne recevait pas en temps voulu l'argent destiné à rémunérer ces agents - s'en est ajoutée une autre, de nature très différente : les adultes d'un certain âge qui n'avaient jamais manié que la hache et le couteau avaient des difficultés à tenir un crayon. En outre, parmi les plus âgés, beaucoup avaient des problèmes de vue.

Auteurs autochtones

Disposer de textes écrits en cabécar, qui reflètent la mentalité, les valeurs et la vision du monde de cette culture, était une nécessité : on forme donc deux indigènes que l'on encouragea à rédiger et illustrer des textes en cabécar.

Rappelons que la culture cabécare, pour l'essentiel, n'est pas écrite ; il existe une tradition orale, mais on ne connaît pas de textes écrits dans cette langue.

Grâce à ce projet, une série de récits et deux textes de caractère général, écrits en cabécar et en espagnol et illustrés par des Indiens cabecares ont été mis au point.

Il était prévu également, dans le cadre du projet, de publier un périodique où s'exprimeraient les préoccupations et les intérêts locaux, ce qui inciterait les uns à écrire et les autres (la majorité) à lire. Cette idée n'a toutefois pas encore été mise à exécution.

Le projet s'est développé selon les grandes lignes fixées en 1980 : il a été étendu à de nouveaux secteurs et il est prévu d'alphabétiser environ 150 personnes de plus.

Ce programme a été un succès au niveau familial ; néanmoins, l'absence d'une reconnaissance claire, officielle et généralisée du système bilingue constitue pour l'instant une limitation importante. Autrement dit, le système d'éducation appliquée dans la communauté de Chirripo peut être considéré comme "expérimental".

Pour ce qui est des ressources humaines, le personnel du programme comprend neuf moniteurs et un directeur. Les moniteurs de la CONAI et de l'IDA possèdent en général le baccalauréat ou une formation élémentaire, complétée dans tous les cas par une préparation supplémentaire au travail d'alphabétisation, assurée par les deux organismes, dans la mesure de leurs possibilités. Le programme est financé de la façon suivante : la communauté supporte les frais de déplacement des moniteurs, l'AID organisant des activités destinées à recueillir des fonds à cet effet ; la CONAI et l'IDA financent tout le reste.

L'impact du projet sur la communauté, dans les secteurs où il a pu être mené à bien, a été considérable. D'une part, il a suscité un grand enthousiasme (le simple fait de pouvoir signer permet aux indigènes d'obtenir la carte d'identité) ; d'autre part, il a fait prendre conscience aux membres de cette communauté de la valeur de leur langue, alors qu'auparavant beaucoup avaient honte de la parler. Actuellement, 80 % parlent l'espagnol, bien qu'imparfaitement ;

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cette connaissance leur a facilité les contacts avec l'extérieur en vue de résoudre des problèmes juridiques, administratifs, etc. Enfin, l'enseignement reçu, en particulier en arithmétique, leur donne plus d'aisance lorsqu'ils font des achats, et il est moins facile de les abuser. En outre, ils maîtrisent mieux la comptabilité de leur magasin communal.

Au fur et à mesure de l'exécution du projet, certaines modifications ont été introduites : ainsi, on a tendance maintenant à concentrer les activités dans un certain nombre de lieux privilégiés : petite école (presque finie), centres communautaires (rendus possibles grâce à la récupération de terrains construits) ; il s'agit d'un "réajustement" du système initial dans lequel le moniteur faisait fonction d'école itinérante, système qui, dans la mesure où il exige une rotation permanente, s'est avéré très onéreux, et dans lequel, en outre, la fréquence des visites dépend en grande partie de facteurs climatiques.

Par ailleurs, le projet a échoué sur certains points : aucun statut officiel ne lui a été reconnu ; il n'a pu, faute de ressources, être étendu à d'autres vallées et réserves (les cassettes utilisées, par exemple, sont très vieilles et n'ont pas été renouvelées), les textes de référence et les matériels didactiques font défaut.

Compte tenu de ce qui vient d'être dit, on peut penser que, pour consolider ce projet, il faudrait :

- former les agents de promotion et les moniteurs ;

- élaborer et publier des textes bilingues ;

- publier un périodique ;

- réaliser un abécédaire expérimental ;

- débuter, à titre expérimental également, l'éducation par voie radiophonique.

Une utilisation combinée de 1'"école itinérante" et de l'école radiophonique serait peut-être la meilleure solution pour faire progresser l'éducation de la communauté cabécare de Chirripé. Elle pourrait être complétée par des programmes de formation agricole et artisanale, de façon à établir un lien plus étroit entre ce qui est appris et les activités quotidiennes.

Rappelons, pour conclure, que si la CONAI et l'IDA ont axé essentiellement leur travail sur la terre jusqu'en 1976, c'est depuis lors sur le front éducatif et culturel que ces deux organismes mènent le combat.

Les aspects sociaux de la promotion de la communauté de Chirripo'

La promotion des aspects plus spécifiquement sociaux recouvre une grande variété de tâches, concernant l'infrastructure et le logement, la santé et la nutrition, le travail et la production, l'assistance légale, les accords de coopé­ration, l'organisation sociale et le développement de la communauté, l'obtention de la carte d'identité et les magasins communaux.

Infrastructure et logement

Une série de travaux de génie civil ont été réalisés, essentiellement des points suspendus, des voies intérieures, des centres communautaires, des salles d'études et des postes sanitaires.

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Les modalités de construction de ces différents ouvrages varient selon leur difficulté. Les ponts suspendus, par exemple, sont construits au rythme de un par an ; il y en a actuellement cinq. Il s'agit de constructions définitives, en béton, avec un tablier de cent mètres, des câbles, etc., pouvant être empruntées par les automobiles. Cela dit, le travail au-dessus des fleuves est extrêmement difficile et dangereux ; un moniteur y a trouvé la mort. En cas d'urgence, les crues rendent toute assistance médicale impossible. Ces ponts suspendus consti­tuent, avec les voies intérieures, un appui logistique important à l'implantation d'établissements humains dans la réserve.

La procédure suivie est normalement la suivante :

- réalisation du plan par l'ingénieur et calculs d'exécution ;

- recherche de ressources (MOP, CONAI, AID, IDA, etc.) ;

- recherche de main-d'oeuvre, généralement fournie par la communauté, par le truchement des "juntas" (structure d'entraide des Cabecares).

Ces travaux de génie civil constituent une activité communautaire promue par l'AID. L'organisation est la suivante : la matinée est consacrée au travail, l'après-midi, généralement, à des fêtes. Les hommes travaillent et les femmes pré­parent la nourriture et la chicha. Pendant la réalisation de l'ouvrage, les indi­gènes dorment dans la maison la plus proche de celui-ci, ou dans la maison de celui qui a convoqué la "junta" (s'il s'agit d'un ouvrage privé). Les "juntas" jouent ainsi un rôle dans la formation des mariages, en offrant la possibilité de nouveaux contacts.

En général, pour la construction de salles d'études (pour les familles qui le souhaitent) et de centres communautaires, les "juntas" se forment en système fermé sans l'aide d'un technicien venant de l'extérieur, la technique de construction étant purement indigène. Ces "juntas" sont celles qui fonctionnent le mieux.

Pour la construction de ponts et de postes sanitaires, en revanche, il est nécessaire d'engager un technicien extérieur - qui est généralement un Blanc. Lorsqu'il s'agit d'édifices indigènes, les travaux sont entièrement réalisés par les Cabecares ; dans le cas contraire, il est fait appel à une main-d'oeuvre extérieure.

On cherche, de façon générale, à faire en sorte que les indigènes acquièrent la maîtrise de certaines techniques. Plusieurs d'entre eux sont par exemple capables d'utiliser et de réparer la scie motorisée dont dispose la communauté de Chirripó', la CONAI se chargeant uniquement de l'essence, des réparations impor­tantes, etc.

Les quelques problèmes d'approvisionnement en eau potable ont pu être résolus grâce à l'aide matérielle et technique de l'Institut costaricien des aqueducs et des égouts.

Aucun projet d'amélioration ou de construction de logements n'a été lancé. Les raisons tiennent aux caractéristiques culturelles relatives à l'usage des logements que nous avons précédemment décrites. La construction par l'habitant est généralisée, mais ne bénéficie d'aucune assistance technique ni financière.

Santé et nutrition

L'action de la CONAI sur ce front est menée conjointement avec le Ministère de la santé. Elle a permis à ce jour :

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- de créer des postes sanitaires ;

- de former des responsables chargés de ces postes ;

- de détecter les cas de maladies exigeant le transfert à un centre hospitalier.

L'éducation nutritionnelle, dispensée en même temps que des cours sur les premiers soins, a été réalisée avec la collaboration des volontaires du corps de la paix travaillant avec les indigènes du Costa Rica.

Pour ce qui est des soins de santé, le projet fait appel essentiellement à deux systèmes parallèles et complémentaires : les services assurés par les postes sanitaires et les visites périodiques de médecins.

Postes sanitaires : ce sont de petits bâtiments - réalisés avec la participation du Ministère de la santé - dans lesquels sont fournis une série de médicaments de base prioritaires (contre la diarrhée, les parasites, les morsures et piqûres, etc.) ainsi que du lait en poudre. Le poste est tenu par un indigène formé par le Ministère de la santé comme "auxiliaire de santé rural" diplômé. Son rôle consiste à assurer une permanence certains jours et à certaines heures et à remettre les médicaments nécessaires. Il reçoit un salaire du Ministère. Un poste de ce type fonctionne à Chirripo et il est prévu d'en construire un second dans la vallée du Pacuare.

En dépit de ce qui a été réalisé, les postes sanitaires sont en nombre insuffisant. En outre, l'existence d'une lourde bureaucratie au Ministère de la santé entrave la réalisation normale des tâches : trop grande fréquence des visites qu'il faut effectuer à San José (avec la perte de temps qui s'ensuit), horaires trop rigides, supervision séparée du Ministère sans liaison avec la CONAI, etc. Il existe également un problème de planification ; l'auxiliaire de santé étant affecté à plusieurs communautés dont certaines ne sont pas indigènes, son travail ne peut être organisé de la même façon dans toutes.

L'emplacement des postes et les auxiliaires sont choisis par le Ministère de la santé et la CONAI.

Visites périodiques de médecins : ces visites sont effectuées habituellement une ou deux fois par an par des groupes de médecins qui se rendent dans les postes sanitaires ou les centres communautaires (on s'efforce de diversifier les emplace­ments pour en faciliter l'accès).

Les visites qui, initialement, avaient un caractère quelque peu aléatoire, sont maintenant organisées de façon plus systématique. Il existe un groupe de médecins permanent (semi-public puisque dépendant du Ministère de la santé) com­posé d'un généraliste, d'un gynécologue, d'un pédiatre, d'un infirmier et d'un stomatologiste.

La procédure est la suivante : la CONAI obtient des médicaments (dons, échan­tillons du Ministère de la santé, contributions des médecins eux-mêmes), les cen­tralise et les trie. Ensuite a lieu la visite de la communauté. Le transport se fait essentiellement dans des hélicoptères en mission civile de l'armée des Etats-Unis basée au Panama. La communauté est avertie à l'avance par l'intermédiaire de l'agent de promotion et du moniteur et les visites sont confirmées par radio. Elles sont généralement accueillies avec beaucoup d'enthousiasme ; 200 à 250 per­sonnes sont vues à chaque fois. A Chirripo, on procède essentiellement à des vaccinations et à la détection des maladies exigeant un traitement en hôpital.

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Chaque famille (la population est pratiquement couverte à 100 %) reçoit en outre une pharmacie de base (traitement contre la diarrhée, les morsures et piqûres, etc.) fournie grâce aux ressources de la CONAI et d'autres organismes. Les indigènes la renouvellent eux-mêmes lorsqu'ils vont faire des achats.

Les résultats les plus marquants du programme de soins de santé, qui a débuté en 1977, sont les suivants :

- diminution de la mortalité infantile ;

- détection des problèmes de santé graves (avec transfert sur les hôpitaux) ;

- absence d'épidémies telles que celles qui, auparavant, décimaient la popu­lation de nouveau-nés (rougeole, coqueluche, etc.) ;

Les progrès enregistrés sont dus également au programme d'éducation : les indigènes peuvent lire les notices des médicaments et les utiliser ainsi à bon escient, ce qui contribue à réduire le taux de morbidité.

Travail et production

Une fois les indigènes en possession de leurs parcelles, on entreprit de les aider à organiser le travail et la production. Il s'est agi essentiellement d'une assistance technique, consistant à leur montrer comment préparer les parcelles pour l'essai des semences et à leur apprendre à utiliser des techniques permettant de tirer un meilleur parti de la terre. De nouvelles cultures ont été introduites et des conseils donnés pour l'élevage des porcs, l'aviculture, l'apiculture, ainsi que l'élevage d'autre bétail. Il s'agit de faire en sorte que les indigènes passent d'une agriculture de subsistance à une agriculture de production et de diversifier leurs activités grâce à l'introduction du bétail (porcins).

Compte tenu des fonds limités dont on disposait, ce projet a été mis en oeuvre sur une petite échelle. Il est loin de concerner toute la communauté de Chirripó'. La CONAI octroie des prêts pour l'acquisition de bétail et, à l'occa­sion, assure une certaine formation aux soins vétérinaires. L'un des obstacles majeurs à la réalisation de ce projet est le mauvais état des chemins, qui rend difficile le transport et augmente le coût des produits.

En dehors de l'agriculture, les efforts ont porté sur la promotion de la pro­duction artisanale. Dans le domaine de la poterie, on a appris aux indigènes à se servir d'un four, dans l'espoir que leur production se vendrait mieux. Cela étant, la communauté indigène de Chirripd' continue à ne fabriquer ces objets que pour son seul usage.

Assistance juridique

L'absence de protection légale des indigènes et les abus et infractions dont ils étaient victimes ont poussé la CONAI a créer un service d'assistance juridique afin de les conseiller dans leurs litiges avec les non-indigènes.

Cette assistance porte fondamentalement sur des questions liées à la terre : conflits relatifs à la possession, usurpations, passation d'actes, achats de terres, etc., c'est-à-dire, en bref, des litiges entre Blancs et Indiens.

Son fonctionnement est le suivant : l'Indien communique l'affaire au moniteur et au Conseil de l'Association de développement intégral. La majorité des conflits entre Indiens sont réglés grâce à l'intervention de cette dernière, sans recours à la voie contentieuse. Par contre, s'il y a infraction à la législation en vigueur, deux avocats de la CONAI (pour tout le territoire) entrent en action, se rendant sur les lieux mêmes si nécessaire.

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Entre 1976 - date du début de ce programme - et 1984, plusieurs centaines d'affaires ont été jugées (on ne possède pas le chiffre exact) ; à ce jour, la CONAI n'en a perdu que quatre.

Ce type d'action se heurte malgré tout à plusieurs problèmes :

- les jugements rendus manquent de cohérence (ce n'est pas toujours celui qui est dans son bon droit qui l'emporte) ;

- la loi est imprécise sur toute cette catégorie d'infractions et sur les sanctions correspondantes ;

- lorsqu'il y a litige, la victoire va généralement au plus débrouillard ;

- les procédures judiciaires sont très lentes (même si ce défaut est parfois utilisé contre le système lui-même) ;

- bien que la CONAI gagne plus de procès qu'elle n'en perd, un grand nombre des jugements rendus ne sont pas suivis d'effet : si, lorsque le procès est perdu, les Indiens doivent abandonner les lieux, lorsqu'il est gagné, les Blancs ne s'en vont pas toujours ; l'invasion est certes stoppée, mais ceux qui sont en place y restent. En fait, la justice n'utilise pas la force pour faire appliquer ses décisions.

Pour finir, il convient de signaler que ces conflits juridiques prennent de plus en plus d'importance, d'où la nécessité pour la CONAI de disposer d'un per­sonnel de plus en plus nombreux formé dans ce domaine.

Accords de coopération

La CONAI conclut avec les associations des communautés indigènes et divers organismes de coopération des accords en vertu desquels elle fournit une aide éco­nomique et des conseils pour des projets précis.

Organisation sociale et développement de la communauté

L'action menée conjointement dans ce domaine par la CONAI et les associations de développement intégral a essentiellement consisté à aider la communauté à s'or­ganiser, à prendre conscience de ses problèmes et de ses besoins et à y répondre. Des comités de travail ont été créés à cet effet.

Comme il est habituel dans certains programmes de développement de commu­nautés rurales, les projets spécifiques qui ont été entrepris ont été axés sur des travaux d'infrastructure.

Cette entreprise de formation communautaire peut être assimilée à une véri­table "école" de formation de dirigeants doublement importante, puisque les res­ponsables des associations indigènes font également fonction d'autorités locales.

Nous regroupons sous le terme général de "formation communautaire" toutes les activités visant à mobiliser la communauté à l'appui du travail entrepris en sa faveur, activités qui ont été mises en route lorsqu'on s'est aperçu que ce soutien de la population locale était indispensable. Il fallait, autrement dit, susciter une conscience sociale et créer, au sein de la communauté, un groupe de personnes agissantes.

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On a commencé par expliquer progressivement à ces personnes comment fonc­tionne la société (conditions requises pour obtenir quelque chose, démarches admi­nistratives, paperasserie, etc.)> généralement dans le cadre de réunions avec le conseil de l'Association, d'assemblées et de rencontres. Ces indigènes ont à leur tour transmis ces explications - oralement, en cabécar - aux autres membres de la communauté.

Dans un second temps, on leur a expliqué, en ayant systématiquement recours aux démonstrations pratiques, en quoi consistaient les fonctions de gardien de la réserve. Ces activités ont été menées à bien par les personnes suivantes : un inspecteur de la réserve, le géographe de la CONAI, et un groupe d'indigènes constitué d'un agent de promotion et de dix gardes formés au travail de promotion, de neuf moniteurs d'éducation bilingue et d'un directeur du programme d'éducation bilingue, autodidacte.

Les agents de promotion sont choisis par la communauté par l'intermédiaire du Conseil de l'Association agissant pour le compte de la CONAI, en fonction de leur prestige et de leurs capacités personnelles. Ils sont connus de toute la commu­nauté et cette méthode de sélection "sur le terrain" constitue en fait une sorte d'élection qui reflète le contrôle social qu'elle exerce sur le travail de promotion.

Chaque agent de promotion CONAI-IDA a la charge d'une ou deux communautés (il vit dans l'une des deux) et possède une parcelle qu'il cultive, ce en quoi il se différencie de ses homologues d'autres institutions, qui ne se rendent dans les communautés qu'une ou deux fois par an. L'inspecteur de la CONAI coordonne l'action de tous les agents de promotion qui travaillent dans la zone (qu'ils dépendent de la CONAI ou d'autres institutions) ; l'insertion de la CONAI dans la communauté de Chirripó', que nous avons précédemment mentionnée, lui vaut en effet de jouir au sein de cette dernière d'une grande estime.

Obtention de la carte d'identité

Bien qu'il y ait moins d'indigènes dépourvus de papiers d'identité dans la communauté de Chirripé que dans d'autres réserves, la CONAI s'est fixée pour but que chaque indigène possède ses papiers, ce qui lui permet de travailler à l'exté­rieur de sa communauté et de bénéficier des prestations sociales correspondantes.

Magasin communal

Ce centre d'approvisionnement a été créé pour que la communauté (par l'inter­médiaire de l'Association) achète la récolte aux indigènes, la stocke et la vende lorsque le prix est favorable. L'aide fournie par la CONAI l'est en général sous forme de prêts pour les semis et les récoltes.

Ce magasin vend aussi d'autres produits de base : savon, bottes de caout­chouc, bougies, piles, beurre, cigarettes, etc. Il est géré par l'Association et tenu par un bénévole (selon un roulement hebdomadaire). Le système précédent, consistant à rémunérer une personne pour la tenir en permanence, a été abandonné car aucun indigène ne voulait être employé à plein temps à une tâche non agricole.

Depuis sa création, il y a cinq ans, le magasin est vivement apprécié par la communauté.

Résumé et conclusions

Il s'agit d'une expérience promue au niveau gouvernemental, à laquelle on a cherché à faire participer la population elle-même. Sans nous référer, sauf pour

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quelques observations de caractère général, à l'ensemble de l'action menée par la CONAI, nous avons centré notre étude sur le travail effectué dans la communauté de Chirripó', qui nous semblait le plus significatif et le plus instructif quand aux méthodes employées.

Le programme qui y est mis en oeuvre n'est pas encore achevé, mais son orien­tation générale apparaît d'ores et déjà assez clairement.

Il procède fondamentalement d'une démarche proche de celle qui inspire l'action indigéniste, comme presque tous les programmes de promotion sociocultu­relle de communautés indigènes, encouragés et patronnés par les gouvernements.

Au Costa Rica, la terre et l'éducation ont été les deux pôles de l'action menée. Il ne fait aucun doute que l'enseignement bilingue a joué un grand rôle culturel, en valorisant la langue maternelle, donc la culture indigène elle-même.

Dans un pays où les indigènes représentent à peine 0,9 % de la population, on ne peut poser le problème des nationalités indigènes de la même façon qu'au Mexique, au Guatemala, au Pérou ou en Equateur ; mais les actions visant à préserver leurs cultures n'en sont pas moins importantes.

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EQUATEUR

Province de l'Azuay

Organisme responsable du programme : Union Campesina del Azuay (Union paysanne de l'Azuay)

L'expérience de promotion socioculturelle que nous nous apprêtons à étudier se situe dans un pays qui compte plus de deux millions d'indigènes et dans lequel la législation les concernant est très ancienne. Y prolifèrent par ailleurs les organismes qui, d'une manière ou d'une autre, s'occupent de la cause indigène. En fait, l'Equateur est un pays où des programmes très divers en faveur des indigènes ont été et continuent d'être exécutés, avec la participation d'organisations gou­vernementales et non gouvernementales, de missions religieuses et d'organismes internationaux tels que la Mission andine à partir de 1956.

C'est donc dans un pays dont la population est en majorité indigène, et où foisonnent les organisations, les programmes et les projets, que se déroule le programme faisant l'objet de la présente étude de cas, mené à bien par une organi­sation non gouvernementale, l'Union Campesina del Azuay (Union paysanne de l'Azuay ou UNASAY) dans la province de l'Azuay.

1. Les nationalités indigènes de l'Equateur et leur répartition géographique

La pratique courante, s'agissant de la population indigène de l'Equateur, a longtemps consisté à établir une distinction entre la population quechua, d'une part, et la population aborigène non quechua, d'autre part. Les Quechua repré­sentent 92 % de l'ensemble de la population indigène, tandis que les non-Quechua sont répartis en de nombreux groupes : Cayapa, Colorados ou Tsatcheles, Coaiquer, Yumbos, Aucas ou Aushiri, Cogan, Cushman, Siona, Secoya, Tetetes, Shuar ou jívaro et Quijo.

Aujourd'hui cependant, les organisations indigènes de l'Equateur parlent de "nationalités". Nous suivrons quant à nous cet usage et ferons référence aux 10 nationalités entre lesquelles les indigènes eux-mêmes se répartissent : Quechua, Shuar, Chachi, Huaorani, Cofán, Secoya, Tétete, Tsachila, Awa et Siona.

La différence numérique entre ces diverses nationalités est énorme puisque les Quechua sont plus de deux millions, alors que la nationalité siona regroupe à peine 250 individus.

Des 18 provinces qui composent le pays, cinq seulement n'ont pas de popula­tion indigène (Carchi, El Oro, Guayas, Los Rios et Manabi).

Les diverses nationalités indigènes sont réparties géographiquement comme suit :

Quechua : environ deux millions. Ils vivent dans les régions montagneuses des pro­vinces de Pichincha, d'Imbabura, de Cotopaxi, de Tungurahua, de Bolivar, de Chim-borazo, de Canar, d'Azuay, de Loja ainsi que dans les provinces orientales de Napo, de Pastaza et de Zamora.

Shuar : c'est, numériquement, la deuxième nationalité du pays, soit environ 4.000 personnes implantées à l'est du pays, dans les provinces de Morona et de Santiago ainsi que dans une partie des provinces de Zamora et de Pastaza.

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REPARTITION TERRITORIALE ACTUELLE DES DIFFERENTES NATIONALITES INDIGENES

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Chachi : environ 2.500 personnes qui vivent dans la province d'Esmeralda, sur la côte équatorienne.

Huaorani : environ 3.000 personnes implantées dans l'est du pays, dans les pro­vinces de Napo et de Pastaza.

Cofan : un petit groupe d'environ 600 personnes vivant dans la province de Napo.

Secoya : à peine 600 personnes vivant dans le nord-est de la province de Napo ; un groupe d'importance analogue vit au Pérou.

Tétete : à peine 1.000 personnes vivant dans la province de Napo.

Tsachila : environ 2.000 personnes vivant dans la province de Pichincha, dans le sud-ouest du pays.

Awa : environ 2.000 personnes vivant dans la partie nord du pays, au nord-ouest de la province de Charchi.

Siona : de toutes les nationalités indigènes de l'Equateur, c'est le groupe numé­riquement le moins important puisqu'il compte à peine 250 personnes.

2. Activités de la population indigène

On peut répartir les indigènes de la région interandine en deux catégories, selon la nature de leurs activités : la première catégorie est celle des "indi­gènes libres" regroupés en petites unités sociales (communautés, quartiers ou hameaux). La seconde est constituée par ceux qui travaillent dans les haciendas ou les latifundios : "huasipungueros" (ouvriers agricoles qui, en plus de leur salaire, se voient attribuer un petit lopin de terre), "yanaperos" (métayers) ou "peones", salariés sans terre vivant dans le plus grand dénuement.

Dans leur immense majorité, les indigènes vivent chichement de la terre qu'ils cultivent selon des techniques primitives, et/ou de l'élevage, qui a commencé à se développer ces 20 dernières années. Certains groupes minoritaires se consacrent à l'artisanat, au tissage ou à la vannerie, etc., surtout dans la région d'Otavalo où ils fabriquent des cachemires, des echarpes, des cache-col, des ponchos, des capes, des couvertures, des ceintures ainsi que des chapeaux et des espadrilles. Confectionnés avec beaucoup de goût, leurs tissus trouvent des débouchés non seulement sur le marché national mais aussi sur le marché inter­national. Des indigènes d'Otavalo experts en la matière ont même été recrutés pour répandre cette industrie dans les milieux ruraux de Colombie et du Venezuela. En 1951, un atelier laboratoire expérimental du textile a été créé à Otavalo sous les auspices de la FA0 dans le but d'améliorer la qualité des tissus fabriqués par les indigènes du canton.

Dans la région de Guano, on fabrique des tapis et des tissus en fibre d'agave. Cotopaxi est spécialisé dans la céramique.

Les indigènes de la région orientale de l'Equateur, qui vivent dans la forêt et sont semi-nomades, vivent de la chasse et de la pêche et, depuis peu, d'une production agricole rudimentaire exclusivement destinée à 1'autoconsommation (bananes, manioc, patates douces, etc.). Ils récoltent le caoutchouc et utilisent des métiers extrêmement rudimentaires pour tisser leurs propres vêtements. Ceux d'entre eux qui sont davantage en contact avec les centres urbains travaillent comme salariés dans les haciendas, les exploitations minières ou les ateliers des missions.

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3. L'action indigéniste en Equateur

C'est dans la première moitié du siècle que l'on a commencé à se préoccuper des questions indigènes en Equateur avec la création, en 1935, de l'Ecole normale rurale de Yucumbicho (Pichincha) puis, en 1937, avec la promulgation de la Loi sur l'organisation et le régime des communautés et des groupements indigènes et, tou­jours en 1937, du Statut juridique des communautés indigènes qui, après avoir été annulé en 1939, est rentré en vigueur en 1944.

En 1943 fut créé l'Institut équatorien des études indigènes, et en 1947 le "Bureau des questions indigènes et paysannes", supprimé en 1950. Quant au Dépar­tement des affaires indigènes du Ministère de la prévision sociale et du travail, créé en 1951 pour "veiller à l'application des lois, prévenir les abus et l'exploitation, simplifier les formalités et régler les litiges relatifs aux terres et à la distribution de l'eau, etc.", il n'a pratiquement jamais fonctionné.

Il faut signaler aussi la création, en 1950, du Service rural itinérant d'action culturelle. Mais l'initiative la plus importante fut la mise en place de la Mission andine qui, à partir de 1956, s'employa essentiellement :

(a) à remédier au manque d'harmonie dans les relations entre les indigènes et les autres groupes de la population équatorienne ;

(b) à promouvoir le développement, au sens large du terme, des communautés indigènes.

Le programme de la Mission, fort complet, couvrait les domaines suivants : développement communautaire, éducation, services médico-sanitaires, vulgarisation agricole, formation à l'artisanat, industries rurales, génie civil (locaux sco­laires, ouvrages d'irrigation, routes et ponts, recherche et captation d'eaux sou­terraines), service social et formation personnelle.

Outre le gouvernement équatorien, divers organismes des Nations Unies prê­taient leur concours à la Mission. Il convient de signaler à cet égard que, dès 1948, avait été créée, dans le cadre du Projet majeur de l'Unesco pour l'Amérique latine, l'Ecole normale rurale de San Pablo del Lago, dans la province d'Imbabura, dont la fonction était de former des institutrices rurales.

Nous n'avons mentionné ici que les jalons qui nous ont paru les plus mar­quants. A faire le bilan de tous ces projets, de toutes ces activités, de tous ces décrets et lois dont certains sont restés lettre morte, il apparaît qu'ils pro­cèdent tous d'un même modèle assimilationniste-intégrationniste et adoptent une même démarche que résume, selon nous, l'idée fondamentale et directrice du Centre des missions de recherche scientifique créé en 1960, dont les statuts stipulent que l'objectif fondamental des recherches est "de mieux connaître les indigènes pour valoriser leur culture à la lumière de la civilisation des groupes qui, tôt ou tard, les absorberont. De l'analyse de ces deux phénomènes sociaux - groupes intégrants et groupes integrables - découlera la meilleure marche à suivre pour réaliser l'intégration proprement dite".

4. Les organisations indigènes en Equateur

En Equateur, l'action indigéniste a été conçue au départ en tant que poli­tique d'intégration nationale rendue nécessaire par le niveau de développement atteint, dont elle était en même temps la condition. Pour construire un Etat moderne, pensait-on, il fallait élever le niveau des "races attardées" qui font partie intégrante de la réalité du pays, l'unité nationale étant par ailleurs exclusivement conçue en termes de culture nationale unique.

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Dans cette perspective, la politique indigéniste partait de l'idée que la culture traditionnelle des indigènes et leur résistance supposée au changement étaient les causes principales du sous-développement.

En conséquence, cette politique était conçue et élaborée au sommet et imposée à la base, sans que les indigènes fussent consultés et sans que l'on se souciât de savoir ce qu'ils pensaient des problèmes les concernant - à quoi bon ? De plus, parmi les organisations existantes, aucune n'était véritablement la leur et n'aurait pu se poser en interlocuteur valable, utilisées qu'elles étaient comme "courroies de transmission" par d'autres groupes d'intérêt.

Bien que la Fédération équatorienne des Indiens ait été créée en 1926, jus­qu'en 1960 toutes les organisations d'indigènes existantes étaient contrôlées, non par les indigènes eux-mêmes, mais par le gouvernement, les propriétaires terriens ou l'Eglise. Aujourd'hui la situation a changé et il existe des organisations indigènes dirigées par des indigènes, qui ont leur propre façon de penser, leur propre stratégie et qui suivent le chemin qu'ils se sont tracé, non sans subir aussi - cela ne fait aucun doute - l'influence parfois féconde mais parfois défor­matrice des perspectives et des approches propres aux partis politiques de gauche.

Actuellement, la liste des organisations indigènes s'établit comme suit :

Dans la Sierra :

Ecuarunari et ses fédérations provinciales

. Union Campesina del Azuay (UNASAY) (Union paysanne de l'Azuay)

. Union de Organizaciones Campesinas de Esmeralda (UOCE) (Union des organi­sations paysannes d'Esmeralda)

. Federación Indígena Campesina de Imbabura (FICI) (Fédération indigène pay­sanne d'Imbabura)

. Pichincha Riccharimui

. Movimiento indígena de Tungurahua (MIT) (Mouvement indigène de Tungarahua)

. Chimborazo Riccharimui

. Bolivar Runacunapac Riccharimui (FECAB-BRUNARI)

. Unión provincial de Cooperativas y Comunas del Cañar (UPCC) (Union provinciale des coopératives et des communes du Canar)

Organisations indigènes provinciales :

. Federación Interprovincial de indígenas Saraguros (FUS) (Fédération interprovinciale des indigènes Saraguros)

. Movimiento indígena de Cotopaxi (MIC) (Mouvement indigène de Cotopaxi)

. Federación Chachi (Fédération Chachi)

. Cabildos Tsachilas (Assemblées des Tsachilas)

Organisations indigènes de l'Amazonie équatorienne :

. Federación de Centro Shuar (Fédération du Shuar central)

. Federación de Organizaciones Indígenas de Ñapo (FOIN) (Fédération des organisations indigènes de Napo)

. Organización de Pueblos Indígenas de Pastaza (OPIP) (Organisation des populations indigènes de Pastaza)

. Federación Jatun. Comuna Aguarico (Fédération Jatun. Commune d'Aguarico)

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Ces quatre organisations constituent désormais la Confederación de Nacionali­dades Indígenas de la Amazonia Ecuatoriana (Confédération des nationalités indigènes de l'Amazonie équatorienne) connue sous le nom de CONFENIAE.

Consejo Nacional de Coordinación de las Nacionalidades Indígenas del Ecuador (Con­seil national de coordination des nationalités indigènes de l'Equateur) (CONACNIE).

Il existe par ailleurs d'autres organisations auxquelles participent les indigènes. C'est le cas par exemple de la FENOC (Federación Nacional de Organiza­ciones Campesinas - Fédération nationale des organisations paysannes).

Nous analyserons succinctement une de ces organisations, ECUARUNARI, étant donné que l'Union paysanne de l'Azuay en fait partie. Il convient par ailleurs, pour bien comprendre notre étude de cas, de faire référence au Conseil national de coordination des nationalités indigènes de l'Equateur (Consejo Nacional de coordi­nación de las Nacionalidades Indígenas del Ecuador).

ECUARUNARI est le sigle de l'Association "Ecuador Runacunapac Riccharimui" qui signifie "Eveil de l'Indien équatorien". Ce mouvement a été créé en 1974 avec l'appui de chrétiens de gauche expressément ou implicitement adeptes du courant de pensée connu sous le nom de Théologie de la libération.

La création de ce mouvement procède de la volonté de doter les indigènes d'une organisation qui leur soit propre, qui parle en leur nom et soit dirigée par eux. Ses membres, qui se recrutent essentiellement dans la sierra et sur la côte, sont en majorité indigènes mais, à l'instar d'autres organisations, ECUARUNARI regroupe aussi des paysans non indigènes.

Pour l'essentiel, les objectifs de l'organisation sont triples : défense de la terre, revalorisation de la culture indigène et libération du peuple indigène.

ECUARUNARI lutte contre l'application de lois que le gouvernement a promul­guées et qu'il estime ne favoriser en rien les indigènes. Ses critiques sont diri­gées contre la loi de développement rural qui remplace la loi de la réforme agraire et qui interdit aux indigènes de revendiquer des terres qui appartiennent aux riches, la loi sur la sécurité nationale qui nie le droit à la libre organisation, le code agraire qui interdit aux indigènes de réclamer la restitution des terres qui ont été les leurs, la loi sur les communes qui leur interdit toute possibilité de s'organiser dans la mesure où elle soumet cette possibilité à des conditions - prouver par exemple qu'ils sont propriétaires des terres - qu'ils ne peuvent espérer remplir.

Autre fait qu'il est intéressant de souligner en liaison avec cette étude de cas et qui touche directement les programmes de promotion culturelle : le rejet croissant dont font l'objet, de la part des indigènes, les recherches menées sur leur culture et leur mode de vie par d'"autres" qu'eux, que ces "autres" soient Equatoriens ou étrangers. A travers leurs organisations, les communautés indigènes veulent savoir comment les données recueillies vont être utilisées et à qui seront communiqués les résultats. Ils soutiennent par ailleurs que toutes les recherches effectuées doivent leur être communiquées et servir à résoudre leurs problèmes et répondre à leurs besoins de la façon dont ils 1'entendent.

Il ressort de tout cela que 1'ethnodéveloppement, en tant qu'approche remplaçant 1'indigénisme, répond aux souhaits et aux aspirations de certaines communautés indigènes d'Amérique latine, et que, de toute évidence, il faut repenser les modalités d'exécution, voire la conception, des programmes de pro­motion socioculturelle s'adressant aux indigènes.

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Pour faciliter la compréhension de ce qui précède, il nous faut dire quelques mots du Conseil national de coordination des nationalités indigènes de l'Equateur (Consejo Nacional de Coordinación de las Nacionalidades Indígenas del Ecuador) (CONACNIE).

Au cours d'une réunion qui s'est tenue du 20 au 25 octobre 1980 à Sucua, dans la province de Morona Santiago, diverses organisations indigènes de l'Equateur ont décidé de créer le CONACNIE, en lui assignant cinq objectifs principaux :

1. Dégager et définir les options politiques et idéologiques de l'Organi­sation indigène de l'Equateur sur la base des principes fondamentaux des nationalités indigènes.

2. Promouvoir et renforcer les organisations communales et les autres formes d'organisation des communautés indigènes au niveau cantonal, provincial, régional et national.

3. Former des dirigeants indigènes d'organisations de premier et de second niveau.

4. Assurer la coordination avec les organisations de paysans et d'ouvriers ainsi qu'avec les autres organisations populaires qui défendent des intérêts communs et qui appuient les organisations indigènes.

5. Maintenir d'étroites relations avec les organisations indigènes inter­nationales, à la condition qu'il soit préalablement avéré que ces der­nières ne font l'objet d'aucune manipulation dogmatique, partisane ou impérialiste.

Tout cela, selon les termes mêmes utilisés par les intéressés, afin d'assurer la libération totale du peuple indigène opprimé, marginalisé et exploité, en étroite unité avec toutes les organisations populaires.

5. L'UNASAY. organisme responsable du lancement et de la mise en oeuvre du pro­gramme de promotion socioculturelle des communautés indigènes de l'Azuav

Les analyses qui précèdent peuvent nous aider à apprécier à sa juste valeur l'expérience de l'UNASAY, avec ses points forts et ses limites.

Conformément à la législation équatorienne, l'UNASAY est une société de droit privé régie par les dispositions du Code civil ; en langage sociologique, on dirait que c'est une organisation de base.

Aux termes de ses Statuts et règlements, les objectifs de l'UNASAY sont les suivants :

. mener à bien des activités tendant à l'amélioration sociale, économique, culturelle et morale de ses membres ;

. promouvoir l'acquisition par ses membres, dans l'accomplissement de leurs tâches, de compétences techniques accrues ;

. obtenir des crédits d'organismes de financement aussi bien nationaux qu'étrangers ;

. créer de petits magasins proposant des articles de première nécessité, des outils agricoles et des produits utiles pour les membres ;

. mettre en oeuvre des programmes d'enseignement tendant à entretenir des liens de solidarité entre les membres.

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Peut être membre de l'UNASAY tout paysan, âgé de plus de 18 ans, résidant dans la province de l'Azuay, jouissant de ses droits civiques et n'ayant été exclu d'aucune organisation ayant pour objectif la défense des intérêts d'un groupe social.

ORGANIGRAMME

UNAS A Y

ASSEMBLEE GENERALE

DIRECTION

RESPONSABLE FEMMES

U

RESPONSABLE EDUCATION

COLLECTIF PAYSAN

D'EDUCATION

RESPONSABLE SANTE

CENTRE COMMUNAU­TAIRE DE SANTE

RESPONSABLE FINANCES

RESPONSABLE JEUNESSE

DEPARTEMENT DES FINANCES

ET DU DEVELOPPEMENT

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L'UNASAY est une organisation de base qui regroupe les bénéficiaires du programme eux-mêmes ; on pourrait en quelque sorte l'apparenter à un programme de promotion autogestionnaire.

L'organisation et l'administration de l'UNASAY sont assurées par l'Assemblée générale et la Direction. L'Assemblée générale est l'autorité suprême ; elle est composée de tous les membres actifs jouissant de leurs droits, et ses décisions ont force obligatoire. Les sessions ordinaires de l'Assemblée générale ont lieu le dernier dimanche de chaque mois et les sessions extraordinaires sont convoquées par le Président de la Direction ou à la demande d'une majorité de ses membres ou d'un tiers des membres de l'Union paysanne. La Direction est composée de sept membres désignés par l'Assemblée générale.

Cinq commissions de travail relevant de la Direction sont chargées chacune d'un secteur d'activité : l'éducation, la santé, la jeunesse, les femmes et les finances. L'UNASAY compte aussi des collaborateurs nommés par la Direction pour donner leur avis sur des programmes ou activités spécifiques des commissions. Ce sont des personnes extérieures à l'organisation, généralement des professionnels ou des techniciens qui passent un engagement avec l'UNASAY, et auxquelles sont confiées des tâches bien précises. Ils agissent toujours pour le compte de l'UNASAY, et sous l'autorité de la Direction et du responsable concerné.

6. Naissance et développement de l'UNASAY

L'organisation de l'UNASAY, que nous venons de décrire, est l'aboutissement d'un long processus dont il est intéressant de connaître les grandes lignes et les étapes fondamentales car cette organisation est issue de la base et prétend oeuvrer pour le bien de ses membres et de tous les indigènes dans son domaine d'action.

Ce cas particulier est à cet égard très important car il permet de voir com­ment, à partir de problèmes concrets qui se posent à eux, un groupe d'indigènes, ceux-ci commencent par y apporter des réponses partielles et ponctuelles ; puis arrive le moment où ils ressentent la nécessité de s'organiser pour progresser dans la réalisation de leurs objectifs généraux, à savoir la promotion des indi­gènes, et surtout à traduire ces objectifs en activités spécifiques.

En 1973, un groupe de catéchistes (prêtres et religieuses) commença à tra­vailler dans les communautés indigènes de l'Azuay. Leur action, initialement pas­torale, eut toute une série de conséquences sociales, culturelles et politiques. Les indigènes commencèrent à se réunir pour étudier la Bible ensemble ; au cours de ce travail de réflexion, l'idée de l'oppression et de la libération revenait constamment. C'était un langage nouveau qui n'avait rien à voir avec ce qu'ils avaient coutume d'entendre dans les sermons. Par ailleurs, ils apprirent à travailler en groupes et à réaliser qu'ils étaient exploités ; ils se rendirent dans d'autres communautés, ce qui leur permit de découvrir que d'autres avaient des problèmes et des préoccupations analogues.

Entre 1975 et 1976, ils constituèrent trois groupements ruraux (Checa, Tarqui et Nerancay) réunissant 1.500 indigènes. Dans le cadre de ces groupements, ils analysaient leurs conditions de vie et parvenaient toujours à la même conclusion : "nous devons sortir de cette situation, nous devons nous libérer". Mais ils ne savaient que faire, comment procéder et dans quelle voie s'engager. Ils ne dépas­saient pas le stade des réunions, cours, visites et regroupements.

Un jour, confrontés à un problème qui leur était commun, les indigènes "découvrirent" qu'ils pouvaient faire quelque chose de concret. Les magasins où ils faisaient leurs achats étaient très éloignés de chez eux, ils y étaient mal traités et tout y était très cher. Ils eurent donc l'idée de créer des magasins communautaires. mettant ainsi en route, sans en être eux-mêmes conscients, un processus d'organisation qui allait aboutir à l'UNASAY et à ce que serait son programme de promotion socioculturelle.

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Des magasins communautaires s'ouvrirent à Acchayacu, Tutupuli, Escolares et Moarascallar. Puis à Turi, Checa, Corraloma, Chiquintad, Corpanche, Narancay, Sidcay, San José de Sidcay et San José de Raranga.

Les magasins communautaires étant mis sur pied, les indigènes étaient satisfaits de ce qu'ils avaient réussi à faire, mais peu à peu ils commencèrent à se rendre compte que chaque magasin fonctionnait de son côté. Par ailleurs, l'approvisionnement se faisait en ville, à des prix très élevés. Ils ressentirent donc la nécessité de s'organiser et c'est ainsi que naquit la première ébauche d'action commune : ils achetaient et vendaient des produits à des paysans d'autres provinces, sans intermédiaire, et donc à moindre prix. Cependant, il leur fallait autre chose que des pommes de terre et des oignons ... D'où l'idée de créer une centrale d'approvisionnement où stocker les produits destinés à l'ensemble des magasins communautaires. En mai 1975, la centrale d'approvisionnement devenait opérationnelle.

Or, elle allait jouer un rôle beaucoup plus important que celui qui est normalement dévolu à un simple organisme de ce genre. Grâce à elle, les responsables des magasins communautaires commencèrent à nouer des liens entre eux ; les gens parlaient de leurs problèmes, et ainsi germa l'idée de construire une centrale plus grande. Pour la mettre sur pied, tous les magasins communautaires s'unirent, donnant ainsi naissance à l'Union des villages de l'Azuay (UPA). A ce stade du processus, les protagonistes décrivaient en ces termes leur expérience : "la centrale était pleine de denrées. C'était une joie pour tous . . . Nos réunions de réflexion sur la Bible se poursuivaient mais il y avait une communication plus directe entre toutes les communautés de l'Azuay car chaque semaine nous faisions nos achats à la centrale, nous nous retrouvions et nous parlions de nous et des problèmes qui se posaient dans chaque magasin et dans chaque communauté. Nous fîmes ainsi plus ample connaissance et, assis sur les quintaux de riz et de vermicelle, nous nous soumettions mutuellement nos problèmes qui se ressemblaient fort.

"Ainsi, dans tous les magasins, une des difficultés était que le travail retombait sur un ou deux camarades, les autres se contentant d'acheter et d'observer. Nous commencions donc à comprendre qu'il nous fallait mieux nous organiser ... C'était un de nos sujets de conversation quand nous faisions nos achats, mais, en même temps, nous réalisions qu'il ne suffisait pas de nous réunir dans le magasin communautaire ou dans la centrale ; en tant que paysans, nous devions travailler la terre, mais collectivement."

Ces conversations permirent de franchir un nouveau pas : ils créèrent des jardins, élevèrent quelques animaux (lapins et volailles) commencèrent à fabriquer des vêtements, des chaussures et à vendre du bois et du fromage, mais toujours collectivement.

Un événement apparemment secondaire mais significatif sur le plan méthodologique donna une nouvelle impulsion au processus : la participation à un congrès rural dans la province de Tungurahua. Cette expérience eut valeur d'exemple : ils purent "voir" et comprendre ce qu'était une organisation rurale.

Là encore, un nouveau pas fut franchi : ils voulurent instaurer des relations de caractère plus organique entre les magasins communautaires et étendre le champ d'action de la centrale d'approvisionnement. C'est alors que survient un événement auquel les Indiens ne s'attendaient pas : l'équipe de catéchistes qui avait joué le rôle d'un catalyseur en déclenchant, en encourageant et en guidant le processus de maturation et de prise de conscience du groupe d'indigènes estime désormais que ces derniers vont trop loin. Elle décide de faire elle-même ce que les indigènes estiments être une tâche qui les concerne et qu'ils se sentent aptes à entreprendre. Les imitateurs du processus ne peuvent surmonter leur paternalisme ; il s'instaure entre eux et les indigènes une distanciation qui va se transformer en conflit. L'équipe qui avait dans un premier temps montré la voie aux indigènes les freine désormais dans leur action.

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Les indigènes avaient mûri ; ils disaient "oui mon père", mais ils frayaient leur propre chemin. Puis survient la rupture définitive. Les indigènes s'entendent dire que "les paysans ne peuvent rien faire sans les curés". Certains prêtres ne prêtent plus leurs locaux pour les magasins communautaires et six de leurs maga­sins se séparent de l'UPA. L'équipe de catéchistes voulait bien aider les indi­gènes à condition qu'ils ne s'organisent pas de façon autonome. Vient le moment où les indigènes se retrouvent seuls, sans aucun appui ; c'est dans ce contexte que naquit l'UNASAY, le 25 septembre 1976, dans un local du couvent de San Francisco. Dix-neuf délégués de sept groupes d'indigènes décidèrent de poursuivre l'action, même sans aucun appui extérieur. L'UNASAY fut alors constituée "pour assurer l'approvisionnement des magasins communautaires et promouvoir d'autres activités collectives". Ce fut son premier objectif tel qu'il est défini dans son acte cons­titutif. Les indigènes qui participèrent à la fondation de l'UNASAY disent eux-mêmes qu'ils se demandaient : "que sommes-nous en train de faire ?". C'étaient les paysans eux-mêmes qui franchissaient ce nouveau pas, de leur propre chef.

Ainsi engagés à leurs risques et périls, ils se heurtèrent à l'opposition des prêtres qui commencèrent à les accuser de "communisme", ce qui rendit certains indigènes méfiants à l'égard de l'UNASAY. On les accusa aussi d'augmenter les prix et d'exploiter leurs camarades.

La centrale d'approvisionnement n'était pas seulement un lieu où l'on effec­tuait les achats pour les magasins ; c'était aussi l'endroit où l'on faisait connaissance, où l'on se liait d'amitié et où l'on s'informait du fonctionnement des magasins. C'était le lieu où les indigènes parlaient de leurs problèmes ; eux-mêmes disaient que c'était une sorte d'"assemblée permanente".

Confrontés à de nouveaux obstacles et difficiiltés suscités par l'opposition de l'Eglise, ils parvinrent à un accord avec l'Association des coopératives de l'Austro qui était conseillée par un organisme public, le Centre de reconversion économique de l'Austro.

A ce stade du processus survient un phénomène qu'il convient de souligner : on était parvenu à mobiliser 2.000 paysans et à faire avec eux un travail de prise de conscience, mais sans aucune organisation. Quand les prêtres "laissèrent tomber l'entreprise", tout le mouvement paysan prit fin. L'UNASAY poursuivit néanmoins son chemin. Les indigènes avaient leur propre organisation qu'ils dirigeaient eux-mêmes.

L'organisation fonctionnait depuis presque un an quand des militants d'un parti de gauche - professionnels et étudiants - proposèrent leur collaboration et devinrent membres de l'UNASAY en tant que conseillers.

Cette organisation rurale, qui avait réussi à se libérer de la tutelle du clergé, commença donc à être "conseillée" par des intellectuels. C'est alors que se produit un nouveau tournant : la thèse principale soutenue par les intel­lectuels-conseillers était que les organisations populaires avaient besoin d'une direction politique. Cette direction, déclarèrent-ils, c'est à eux - membres d'un parti de gauche - qu'il incombait de l'assumer.

Dans ce contexte, sur la recommandation des conseillers, il est décidé d'organiser le premier congrès de l'UNASAY en août 1977 ; 21 paysans indigènes et 10 conseillers y participent. On y élit une nouvelle direction et dès lors, ce ne sont pas les indigènes qui ont la parole et prennent effectivement les décisions, mais les conseillers, lesquels finissent par se rendre maîtres de l'organisation.

Cet état de choses dure sept ans, jusqu'au 30 avril 1983. Pendant tout ce temps, l'UNASAY est contrôlée de fait par le MRIC (Mouvement révolutionnaire de la gauche chrétienne).

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Tout au long de ces années, l'UNASAY est extrêmement présente dans toutes les circonstances de la vie politique du pays et de la région : grandes affiches, publicité, aide extérieure importante d'organisations européennes d'aide au tiers monde, participation de paysans indigènes à des manifestations au cours desquelles sont lancés les slogans du parti. Au cours des réunions, les conseillers sont presque les seuls à prendre la parole pour indiquer la ligne à suivre et pour mettre en garde contre "toute forme de déviationnisme". L'administration finan­cière de l'organisation demeure entre leurs mains.

On n'organise plus de cours de formation pour les indigènes - puisqu'ils sont dirigés par une "avant-garde éclairée" ; on ne connaît ni le nombre de groupes faisant partie de l'organisation, ni le nombre de leurs membres.

En 1978 et 1980 se tiennent les Ile et lile congrès de l'UNASAY, annoncés à grand renfort de publicité dans la presse, de communiqués et d'affiches, avec la participation de nombreuses organisations de défense d'intérêts divers. Mêmes orateurs, mêmes discours et mêmes résultats dans les deux cas. Les indigènes de l'UNASAY gardent le silence.

Avant que les "conseillers" ne s'emparent de l'organisation, les indigènes avaient présenté des demandes d'aide pour des activités d'éducation et de dévelop­pement communautaire. Cette aide fut attribuée pour des projets de développement agricole, d'éducation, de formation, d'alphabétisation et pour la création de fermes collectives. Une aide fut également fournie pour l'acquisition d'une maison dénommée "Casa Ruminahui".

Pour mener à bien ces projets l'UNASAY fit appel aux services consultatifs d'une institution de développement. Or, il se trouve que cette institution appar­tenait au même parti que les conseillers.

Un centre juridique et un cabinet médical furent installés dans la maison acquise par l'UNASAY. Un centre de formation rurale fut créé et devint le Secré­tariat à l'éducation de l'UNASAY. Dans ce centre, on estima que "l'organisation devait disposer d'une presse populaire" et l'on décida donc de publier une revue intitulée Lucha Campesina. Des articles y étaient rédigés pour les paysans par des intellectuels dans une langue qui leur était incompréhensible. Le premier numéro n'atteignit même pas la base...

Bref, ce qui avait été une organisation indigène, issue d'un groupe de réfle­xion chrétienne qui s'était affranchi de la tutelle du clergé, devint la "courroie de transmission" d'un parti politique.

Cependant, en 1981, quelques indigènes commencent à réagir ; ils se sentent manipulés, trompés et pris dans un engrenage qui les dépasse. En avril 1981, ils décident de convoquer une "minga"* pour réfléchir. Ils voulaient que les indigènes se mettent au travail, comme dans les villages quand on les réunit pour construire un chemin ou un bâtiment public. Cependant la majorité des indigènes ne se sen­taient pas concernés par la "minga", et ce non sans raisons : on les avait laissés à l'écart pendant de nombreuses années et, maintenant, on faisait appel à eux pour remettre en état ce que les autres avaient jeté à bas. Leur désarroi était double : sur le plan de l'organisation, ils ne savaient pas combien ils étaient (on avait fait figurer sur les listes des groupes qui n'existaient plus) et sur le plan financier, une partie de l'argent avait disparu et une autre partie avait servi à financer des dépenses inopportunes. Quand tout cela se sut, le scandale éclata et l'organisation (les indigènes) entra en conflit avec les conseillers

* Note du traducteur En Equateur, convoquer une "minga" consiste à réunir les habitants d'un village en vue de leur faire entreprendre un travail d'intérêt général (cons­truction d'une route, d'une école, etc.) ; au cours de la "minga", un repas traditionnel à base de maïs et autres produits locaux leur est servi.

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(le parti). Les affrontements commencèrent ; le centre juridique quitta le premier la Casa Ruminahui, suivi du cabinet médical. Puis les membres du parti qui se fai­saient passer pour des dirigeants de l'UNASAY furent exclus et la Casa RumlÏÏahui redevint la maison des indigènes.

A partir de ce moment, tandis que les indigènes reprennent en main leur orga­nisation, une énergie considérable est gaspillée en accusations réciproques. La nouvelle direction de l'UNASAY abroge l'accord signé avec l'institution de déve­loppement et envoie ses délégués là où auparavant les indigènes étaient repré­sentés par des professionnels.

La majeure partie des indigènes demeurait étrangère à toutes ces luttes et controverses. Cependant, l'organisation commençait à retrouver son autonomie. Comme certains indigènes le dirent par la suite : "l'UNASAY redevenait une organi­sation paysanne et cessait d'être l'appendice d'un parti politique". Le 30 avril 1982 s'achève "une longue histoire faite de manipulations, de discours vides de sens, de mensonges et de non-collaboration avec la base". La nouvelle direction entreprend de se rendre dans les communautés, de répondre aux demandes et aux besoins de la base, d'organiser des assemblées et des ateliers et de démo­cratiser l'organisation. L'UNASAY redevient une organisation rurale indigène, dirigée par des paysans indigènes. Le 14 avril 1984 s'ouvre une ère nouvelle pour l'UNASAY.

7. Le programme d'action de l'UNASAY

A l'issue du long processus que nous avons décrit et pour normaliser le fonc­tionnement de l'UNASAY, on a élaboré les Statuts et règlements de l'organisation, et mis au point un plan de promotion sociale, culturelle et économique couvrant cinq domaines d'action.

Dans le domaine social, les objectifs suivants ont été fixés :

- encourager la solidarité entre les membres de l'UNASAY et les organisations apparentées et, à cette fin, favoriser la connaissance mutuelle et l'entraide ;

- préserver les valeurs communautaires qui s'expriment dans les traditions et les fêtes de chaque communauté, en faisant de chaque activité culturelle, sociale et sportive un moyen de sauvegarde, de défense et de création de la culture populaire indigène paysanne ;

- mettre en oeuvre des programmes visant à sensibiliser l'opinion au droit à la santé, à l'assistance et à la formation sanitaires ;

- mener à bien des programmes d'aide à l'enfance dans le domaine des loisirs et de la culture afin de préparer les jeunes à leurs responsabilités sociales.

Dans le domaine économique. l'UNASAY se propose :

- d'appuyer les projets de mise en valeur de toutes les ressources existantes en encourageant, dans la mesure du possible, des formes nouvelles et plus larges de travail communautaire pour contribuer à l'accroissement de la production ;

- de porter une attention et un soin constants à la terre afin d'améliorer la production ainsi que l'économie familiale et communautaire ;

- de défendre le droit au travail et à la terre et d'encourager le dévelop­pement de la production communautaire et des coopératives ;

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- d'appuyer les projets d'infrastructure et de développement proposés par les communautés elles-mêmes.

Dans le domaine éducatif et culturel, les grandes orientations sont les suivantes :

- assurer aux membres une formation de préférence dans les domaines social, organisational, culturel et technique ;

- mettre au point des projets d'éducation populaire pour apprendre aux membres de la communauté rurale à analyser les réalités, à communiquer et à échanger des expériences, et pour les faire participer plus activement à la solution des problèmes nationaux ;

- mener en permanence une activité de formation pour tous les membres afin qu'ils découvrent et exploitent leurs propres valeurs au profit du dévelop­pement social de la communauté rurale et de l'organisation ; une attention particulière sera portée à la formation de dirigeants ;

- mener à bien des activités axées sur la connaissance de la réalité dans laquelle vit la communauté rurale afin de prévoir les transformations nécessaires en fonction de ses intérêts et de ses besoins ;

- mettre en oeuvre un programme de formation politique indépendante de tout parti, qui définisse en fonction des besoins la politique à suivre par les paysans unis à toutes les couches défavorisées des campagnes et des villes ;

- former aussi les membres de l'organisation pour qu'ils soient capables de comprendre et d'analyser la politique officielle et les lois qui ont une incidence sur la vie des paysans, et pour qu'ils comprennent et analysent l'idéologie des partis politiques.

- faire mieux connaître les problèmes et les conditions de vie dans d'autres villages, et travailler dans un esprit de solidarité.

Dans le domaine de l'organisation, l'UNASAY s'est fixé les objectifs suivants :

- oeuvrer pour le renforcement, le développement et l'unité de l'organisation paysanne en association avec les organisations apparentées de la province ;

- encourager par tous les moyens la compréhension, la connaissance mutuelle et l'amitié entre les membres de l'organisation ;

- favoriser l'épanouissement de la femme et de la jeunesse paysanne ;

- rechercher et encourager toute forme d'organisation de la communauté indi­gène en tenant compte de ses intérêts et de ses besoins concrets ;

- faire partager à tous les préoccupations et les projets communautaires des membres, des groupes ou des communautés en appuyant leurs revendications ainsi que celles des paysans.

Enfin, dans le domaine politique, les objectifs sont les suivants :

- oeuvrer avec le mouvement paysan en faveur d'une réforme agraire démocra­tique, de la justice et du développement économique, en encourageant la solidarité et l'unité du mouvement ;

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- faire preuve en permanence de vigilance à l'égard de toute activité qui diviserait l'organisation paysanne ou affecterait la vie culturelle, sociale et économique des paysans ;

- sensibiliser à la question des droits de l'homme ;

- renforcer la formation politique des membres pour que les indigènes prennent une part active, en exerçant des fonctions publiques, à la défense des intérêts des paysans pauvres.

8. Description de quelques pro.iets spécifiques

Dans ces cinq domaines d'action, nous avons choisi quelques projets spéci­fiques dont nous décrirons brièvement les aspects et modalités.

Publication de matériels pour la formation des indigènes

Par matériels de formation, nous n'entendons pas exclusivement les matériels de soutien aux programmes éducatifs et culturels, mais aussi ceux qui sont desti­nés à la formation au sens large.

Certains de ces matériels fournissent des données fondamentales pour la connaissance de la réalité ou des informations techniques ; d'autres ont pour ambition de contribuer à créer une mémoire historique en rappelant certaines luttes indigènes parmi les plus récentes. Un dictionnaire des mots le plus fré­quemment utilisés dans les réunions techniques a aussi été élaboré.

Pour ce qui est de la presse populaire, 17 brochures ont été publiées sur les thèmes suivants :

- Dictionnaire - L'organisation de quartier - Soignons nos animaux - La comptabilité - Comment fonctionne la société - Mardoqueo Leén - Sur la voie de la libération - La photographie - Rencontre avec des catéchistes - La problématique de la santé - Analyse des structures - Le régime des communes - La loi sur les terres en friche - José Pushi - Presse et propagande - L'éducation populaire - Rafael Perugachi.

On a aussi réalisé des manuels d'alphabétisation et quelques brochures sur la couture.

Tous ces matériels sont élaborés avec la colliiboration des conseillers et la participation, dans une certaine mesure, des indigènes eux-mêmes.

Travaux de production communautaire financés par un prêt de l'UNASAY

Ce projet a un double objectif : d'une part, encourager le travail collectif de caractère communautaire (faisant ainsi revivre une vieille tradition indigène) et d'autre part contribuer au développement économique des groupes de production communautaires.

Si l'UNASAY propose des orientations générales, chaque expérience concrète revêt des caractéristiques ou des aspects qui lui sont propres. Pour illustrer ce type de projet, nous avons choisi l'expérience de l'Association des travailleurs agricoles de Pillachiquir.

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Cette association a été créée avec 36 membres, presque tous des paysans de Pillachiquir et quelques-uns de hameaux voisins comme Rodeo y Jabaspamba. Deux raisons principales les ont conduits à créer cette association :

- ils souhaitaient bénéficier de la loi sur la réforme agraire et récupérer les terres de l'exploitation sur laquelle leurs ancêtres et eux-mêmes avaient travaillé ;

- ils avaient besoin de moyens pour travailler la terre sans avoir à faire appel à un patron.

Une fois les terres récupérées, s'est posé un problème dont l'Etat n'a pas voulu s'occuper : un certain nombre de paysans pauvres n'avaient ni les moyens de cultiver ces terres ni la possibilité d'obtenir des prêts. L'UNASAY, qui avait reçu d'organisations non gouvernementales d'aide au tiers monde des fonds destinés à financer le travail communautaire, a ouvert un crédit à l'Association.

Pour bénéficier d'un prêt, il faut présenter à la Direction de l'UNASAY une demande écrite qui doit être signée par tous les membres de l'organisation qui vont utiliser le prêt collectivement et par tous ceux qui demandent leur affilia­tion. De plus, l'association qui présente la demande doit fournir le dossier suivant :

- description détaillée de l'affectation du prêt demandé, des travaux à effectuer et durée du crédit ;

- liste des membres de la direction du groupe communautaire et des respon­sables de la gestion des fonds, ainsi que des revenus escomptés de la vente des produits ainsi obtenus ;

- engagement des signataires d'utiliser collectivement le prêt et d'assumer conjointement la responsabilité de son remboursement ;

- liste des nouveaux membres qui demandent leur affiliation.

Si la Direction de l'UNASAY et la Commission des finances estiment que le projet répond incontestablement à des préoccupations sociales et communautaires et qu'il peut être rentable, le prêt est octroyé.

Une fois la demande approuvée, l'UNASAY et le groupe communautaire intéressé

- élaborent le règlement relatif au travail et à l'organisation (dans l'hypo­thèse où il n'en existe pas)

- mettent au point le règlement relatif à la répartition des revenus tirés de la vente des produits obtenus grâce au prêt ;

- dressent un inventaire détaillé des investissements qui seront effectués ;

- précisent les modalités du prêt et de l'accord qui sera signé.

Dans la mesure du possible, l'UNASAY fournit des avis d'ordre technique, administratif et comptable en vue d'une bonne utilisation du prêt.

Tout prêt doit produire 9 % d'intérêts par an qui sont versés à l'administra­tion du Fonds pour les services consultatifs et les dépenses d'exploitation.

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Pour en revenir à l'expérience de Pillachiquir, il convient de signaler qu'une fois accomplies les démarches mentionnées ci-dessus, le prêt a permis de financer les activités suivantes :

- semis de pommes de terre, maïs et petits pois et création d'un jardin communautaire ;

- réalisation par les femmes de travaux communautaires tels que l'élevage de lapins, volailles et porcs ;

- organisation d'un atelier d'artisanat ;

- construction de deux réservoirs d'eau et acquisition d'un système d'irri­gation ;

- amorce d'une activité d'élevage.

Si l'on fait le bilan de cette expérience, un des résultats positifs, d'après les participants eux-mêmes, est le sentiment d'unité créé entre eux. De même, l'expérience a permis de faire prendre conscience de la nécessité de recevoir une formation administrative pour être à même de mieux mener à bien ce type d'acti­vités. Le travail collectif a permis d'améliorer la capacité d'organisation et d'associer plus activement au travail de l'Association les femmes, qui ont commencé à prendre des décisions en son sein.

Sur le plan économique, les bénéfices n'ont pas été considérables mais ils ont permis de rembourser les prêts, de percevoir un revenu et d'effectuer un travail d'intérêt général, comme la construction de la Maison communautaire entre­prise l'année où la présente étude a été rédigée.

L'expérience de l'Association a servi d'exemple à d'autres communautés voi­sines car elle a ouvert des perspectives sur les possibilités de travail collectif et elle a incité à entreprendre des tâches communes et à convoquer des "mingas" pour la construction de routes, de ponts, d'écoles et même pour mener à bien des activités de caractère social.

Cependant, le projet n'a pas eu une portée suffisante pour empêcher les jeunes de partir travailler comme journaliers sur la côte ou comme maçons dans des villes voisines.

Pour résumer, on peut dire que les conséquences de cette expérience ont été plus sociales qu'économiques : les bénéfices répartis l'ont été sous la forme de produits, ce qui n'a pas eu beaucoup d'incidences sur l'économie familiale. Toute­fois, les participants ont appris à mieux s'organiser et cette forme de travail a permis de relancer une tradition d'entraide très authentique chez les indigènes mais qui s'était un peu perdue en raison des circonstances.

Le Front des femmes

Dans les sociétés indigènes comme dans toutes les sociétés, la femme est marginalisée. C'est pourquoi l'UNASAY a créé le Front des femmes, qui mène essen­tiellement des activités dans deux domaines :

- la formation socioculturelle, - la formation artisanale.

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La formation socioculturelle a été assurée dans le cadre de quatre manifestations organisées entre 1982 et 1984 :

- La première rencontre de femmes rurales à laquelle ont participé des délé­gués de la base. Cette rencontre a eu lieu du 9 au 11 juillet 1982 ; un de ses thèmes principaux a été la situation de l'UNASAY et la nécessité de renforcer l'organisation en y intégrant mieux les femmes.

- Une journée d'étude de la communauté et de la condition de la femme, au cours de laquelle ont été analysés les différents problèmes qui se posent aux femmes dans la société contemporaine, et la façon de les résoudre.

- Une rencontre provinciale de femmes : à l'occasion de la Journée interna­tionale de la femme, le 8 mars 1984, des femmes de différentes communautés et organisations se sont réunies à la Casa Ruminahui pour une journée de formation et de réflexion. Il ne fait pas de doute qu'une manifestation de cette nature a suscité une prise de conscience féministe parmi les femmes indigènes de la province de l'Azuay et que la promotion socioculturelle de la femme figure au nombre des tâches prioritaires de l'UNASAY.

- Le premier cours d'éducation de base pour les femmes et les enfants dont l'objet était d'améliorer l'instruction des femmes et de les préparer à faire face aux problèmes qui se posent dans la famille ; ce cours a été organisé du 28 au 30 avril 1984. Compte tenu des résultats obtenus et des perspectives nouvelles qui se sont offertes aux participantes, ces der­nières ont demandé de poursuivre l'expérience.

En ce qui concerne la formation artisanale, des cours ont été organisés à différents niveaux :

- premier niveau d'apprentissage de la couture : des hommes aussi bien que des femmes participent à ces cours. Dans certains cas, des notions élémen­taires de santé et d'hygiène sont enseignées en complément ;

- deuxième niveau d'apprentissage de la couture : ceux qui sont inscrits à ce niveau sont en mesure d'enseigner, ce qui produit un "effet multipli­cateur" ;

- cours de teinture de la laine : outre l'apprentissage de cette technique, ce cours a pour objet de perpétuer la tradition qui consiste à utiliser les plantes locales comme colorants ;

- cours de tissage : ces cours qui répondent aux besoins des communautés et s'efforcent de faire revivre la culture locale, se déroulent sur trois semaines ;

- cours de tricot et de crochet auxquels participent des hommes et des femmes ; ces cours ont eu des répercussion« sur l'économie familiale car les participants y ont appris à fabriquer eux-mêmes une partie de leurs vêtements.

Ces cours de formation artisanale qui auraient pu se limiter à l'appren­tissage technique d'un savoir-faire ont été mis à profit pour sensibiliser les participants et leur apprendre à s'organiser de façon autonome, chacun d'entre eux assumant, dans le cadre de commissions chargées de diverses questions (hygiène, horaires, etc.) une part de responsabilité dans le fonctionnement du cours.

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Par ailleurs, les indigènes eux-mêmes disent qu'il était très enrichissant pour eux d'échanger des idées, des connaissances, leurs problèmes et leurs inquié­tudes et même de partager chaque jour les "tonguitas" (repas traditionnels) ou le maïs qui leur était servi au cours des "mingas".

Il faut souligner aussi que ces cours ont été organisés et assurés par les indigènes eux-mêmes, sans aucune assistance extérieure. Ces quelques réflexions écrites par les participantes elles-mêmes résument, mieux que nous ne saurions le faire, les effets bénéfiques de ces cours :

"Nous tissons, nous teignons, nous coupons et nous cousons, Nous connaissons notre situation, Et nous savons qu'elle est due à l'injustice du système dans lequel nous vivons. L'expérience prouve que quand nous voulons, nous pouvons. Si nous sommes capables d'organiser un cours, nous serons capables de nous organiser pour édifier une société où il n'y aura ni pauvres, ni riches, ni exploiteurs ni exploités et où la femme occupera la place qui lui revient. Nous sommes doublement exploitées ? Eh bien, soyons doublement révolu­tionnaires I"

Programme d'alphabétisation et de promotion culturelle

L'UNASAY a mis au point le programme d'alphabétisation et de promotion cultu­relle en partant du principe que l'alphabétisation consiste à apprendre aux gens non seulement à lire et à écrire mais aussi à appréhender et à exprimer la réalité qui est la leur.

Du point de vue méthodologique, ce programme comporte cinq grands types d'activités (dénommés "mécanismes"), consistant à :

(a) inviter à des réunions et séminaires des organisations apparentées afin d'étudier les problèmes et besoins essentiels de la population indigène rurale ;

(b) organiser des ateliers de formation méthodologique et idéologique pour les agents de promotion alphabétiseurs ;

(c) susciter des rencontres avec les alphabétiseurs de l'Azuay afin de pré­ciser l'orientation des travaux et d'harmoniser les activités ;

(d) préparer des matériels didactiques : manuels à l'intention des élèves et des alphabétiseurs, manuels de mathématiques, de sciences naturelles et de sciences sociales ;

(e) créer des ateliers de sauvegarde de la culture (théâtre, musique, poésie).

Compte tenu du fait que le programme d'alphabétisation doit permettre aux individus d'apprendre à lire, à comprendre, à interpréter, à transcrire et à exprimer la réalité qui les entoure, une série de thèmes a été prévue à cette fin. Les alphabétiseurs doivent avoir une bonne connaissance de ces thèmes car avant de faire leur cours, ils doivent les développer puis poser certaines questions (qui figurent dans un des manuels qui leur sont destinés) afin de vérifier que le thème a bien été compris.

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Ces thèmes sont les suivants :

- histoire des soulèvements d'indigènes et de paysans ; - le travail ; - le pouvoir populaire ; - les ressources naturelles ; - la démocratie ; - la souveraineté ; - les organisations de masse ; - l'éducation ; - la santé.

Les agents de promotion jouent dans ce programme un rôle fondamental. L'UNASAY a formulé quelques recommandations relatives au travail d'alphabétisation et de promotion qui reflètent la méthodologie et la stratégie de l'organisation. Ces recommandations sont résumées ci-après :

- le travail doit prendre la forme d'une animation dynamique et créatrice ; ne pas perdre de vue qu'en enseignant la lecture et l'écriture, on contribue à la prise de conscience des individus ;

- entretenir des relations de camaraderie, d'égalité et de respect mutuel avec le groupe ; éviter de faire preuve de paternalisme ;

- s'intéresser à tout moment aux problèmes des élèves, qu'il s'agisse de leur travail ou de leur vie personnelle ;

- pendant les cours, éviter toutes les formes d'expression autoritaires ; au contraire, encourager les élèves et les; stimuler avec des paroles gratifiantes ;

- tenir compte des différences individuelles par rapport à l'apprentissage ; se pencher sur chaque cas, selon les difficultés qui se présenteront, qu'il s'agisse de la lecture ou de l'écriture ;

- ne commencer une nouvelle leçon qu'après s'être assuré que les apprenants ont assimilé les leçons précédentes ;

- se rendre au domicile des apprenants pour mieux connaître leurs problèmes ;

- encourager toute manifestation populaire : musique, peinture, poésie, sport, etc.

Ce sont là quelques-uns des principes méthodologiques dont les agents de promotion doivent tenir compte dans leur travail. Il est certain qu'il s'agit d'une pédagogie "non directive" dans laquelle on recherche la plus grande partici­pation possible des intéressés, l'affirmation de leur identité culturelle et leur prise de conscience politique.

Relevons, ce qui est pour nous une lacune, que l'intérêt pour l'enseignement bilingue n'est pas une caractéristique significative du programme de l'UNASAY. Ce qu'il convient de souligner tout particulièrement, cependant, c'est qu'après un long apprentissage marqué par des réussites et des échecs et une certaine margina­lisation de la part des "conseillers", les indigènes ont le sentiment qu'ils déve­loppent au maximum leurs capacités d'organisation.. Pour l'UNASAY, il est clair qu'il ne suffit pas de dire : "les indigènes doivent être les artisans de leur propre destin" ; encore faut-il leur donner la formation voulue pour ce faire. C'est pourquoi les dirigeants indigènes partent de l'idée que l'alphabétisation n'est pas seulement l'apprentissage de la lecture et; de l'écriture, mais aussi une forme d'organisation, de mobilisation et de conscientisation.

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Il existe d'autres projets et activités mis en oeuvre par l'UNASAY ; nous avons choisi ceux qui nous ont semblé être les plus représentatifs afin de montrer comment une organisation de base comme l'UNASAY les conçoit et les mène à bien.

Résumé et conclusions

Dans le cas que nous venons d'étudier, le chemin suivi peut se résumer comme suit : une série de réunions de réflexion sur la Bible avec un groupe de prêtres et de religieuses progressistes suscite une prise de conscience chez un groupe d'indigènes. Parvenus à un certain niveau de sensibilisation, ils comprennent qu'ils doivent passer à l'action, ce qu'ils font sous une forme très concrète et ponctuelle qui répond à une partie de leurs besoins les plus immédiats : ils ouvrent des magasins communautaires dans chaque village indigène de la région. Une fois ces magasins mis en place et à mesure qu'ils prennent de l'ampleur, les indi­gènes réalisent qu'ils ne peuvent poursuivre leur action sans s'organiser. Ils décident d'assurer une coordination entre tous les magasins en créant une centrale d'approvisionnement, ce qui les conduit à une première confrontation : ceux-là mêmes qui les avaient encouragés n'acceptent pas qu'ils s'organisent de façon autonome. La rupture se produit et les indigènes créent seuls une organisation : l'UNASAY. Ils commencent à se lancer à leurs risques et périls. Un fait nouveau va changer leur situation : des professionnels et des étudiants, tous dirigeants d'un parti politique de gauche, décident de conseiller l'UNASAY. Peu à peu, sans que les indigènes s'en aperçoivent, ces conseillers finissent par contrôler l'organi­sation. Cette situation dure pendant sept ans jusqu'en avril 1984, date à laquelle l'UNASAY redevient une organisation indigène autonome.

Les ressources financières que l'UNASAY recevait d'organisations d'aide au tiers monde étaient constamment convoitées pour le financement indirect d'acti­vités d'une autre nature. Ce qui est arrivé à l'UNASAY s'est reproduit ces 20 der­nières années tantôt avec des organisations religieuses, tantôt avec des "avant-gardes éclairées", mais ce qui est certain, c'est que les organisations de base n'ont pas toujours pu fonctionner de façon autonome.

Il est très difficile de comprendre l'évolution des communautés indigènes d'Amérique latine ces dernières années si l'on ne tient pas compte de tout ce qui touche à l'affirmation de leurs nationalités et de leur identité culturelle. Res­ponsables religieux, dirigeants politiques, professionnels et techniciens - tous "Blancs civilisés" - ne parviennent pas toujours à le comprendre, d'où les malen­tendus du type de ceux qui se sont produits dans cette organisation.

En Equateur, les indigènes se dénomment eux-mêmes paysans (n'oublions pas que le mot "indien" est une invention européenne). C'est pourquoi tout au long de la présente étude, nous avons utilisé les deux mots presque indifféremment, bien que tous les paysans équatoriens ne soient évidemment pas des indigènes.

Comment ont-ils évalué leur situation, programmé leurs activités et suivi leur évolution ?... Tout cela, ils l'ont fait et continuent de le faire, mais ils ne sont pas en mesure de systématiser leurs expériences pour pouvoir les trans­mettre à autrui.

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PARTIE II

COMMUNAUTES URBAINES

MEXIQUE

Quartier Santa Cecilia, à Guadalajara

Organisme responsable du programme : IMDEC (Instituto Mexicano para el Desarrollo de la Communidad)

ARGENTINE

Quartier San Martin, à Mendoza

Programme lancé par la communauté concernée et pris en charge par une coopérative

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Un tiers de la population des pays en développement vit, on le sait (les documents de l'Organisation des Nations Unies, de l'Unesco et d'autres institu­tions internationales l'ont mis en évidence), dans des banlieues ou quartiers périphériques marginalisés, appelés, suivant les pays, villas miseria, favelas, callampas, coloniasf cantegriles. rancheríos et autres.

Ces quartiers offrent une illustration spectaculaire, et souvent dramatique, des problèmes posés par le sous-développement, la marginalisation et l'exploi­tation de millions d'êtres humains qui vivent dans des conditions précaires, qu'il s'agisse aussi bien de travail que de santé, d'éducation, d'alimentation ou de logement. Le fait, concret et objectif, douloureux aussi, est qu'il existe en Amérique latine plus de 100 millions de personnes qui n'ont pas accès aux biens et services indispensables pour subsister dans des conditions compatibles avec la dignité humaine.

Depuis les années 60, des millions de paysans de cette région ont afflué vers les villes dans l'espoir d'y trouver de meilleures conditions de vie. Peut-être ne sont-ils parvenus, comme l'a dit George Fradier, qu'à "quitter une sorte de misère pour en trouver une autre plus sordide, mais moins désespérante". Ce qui est sûr, c'est que, quelles qu'en aient été les raisons, cet exode a provoqué une explosion urbaine, avec tous les problèmes qui accompagnent ce genre de phénomène.

L'Amérique latine s'est urbanisée à un rythme rapide ; cela fait des années qu'elle a cessé d'être un continent essentiellement rural. Sa population, dont le taux de croissance est le plus élevé du monde, a triplé entre 1930 et 1970 (ce qui représente un taux de croissance de l'ordre de 2,5 à 3 % par an). Les villes ont connu un essor bien plus rapide encore, avec un taux de 5 à 7 % par an, voire pour quelques-unes de 10 à 14 %.

Les centres urbains qui en 1950 abritaient 40 % de la population en regrou­paient 56 % en 1975 et, si cette tendance perdure, en 1990, les deux tiers de la population latino-américaine vivront dans des villes. Or, ces dernières n'étaient pas prêtes à faire face à un tel afflux de population et l'économie n'était pas davantage en état d'absorber pareil surcroît de main-d'oeuvre : au contraire de ce qui s'est passé en Europe, où la croissance urbaine a coïncidé avec la révolution industrielle, le développement des villes en Amérique latine précède le début de 1'industrialisation.

Face aux problèmes de plus en plus graves posés par les quartiers pauvres, les remèdes administrés par les pouvoirs publics - quand ceux-ci ont réagi - se sont révélés inefficaces, même en tant que simples palliatifs, surtout lorsqu'il ne s'agissait que de recettes proposées par des technocrates peu soucieux de faire participer la population concernée à la solution des problèmes en question.

Dans les années 60, l'épineuse question des problèmes urbains liés à cette prolifération de quartiers misérables acquiert une grande résonance sociale, en même temps que sa dimension politique s'affirme dans la conscience publique.

Que faire ? Les villes s'étendent inexorablement. Aux migrations massives en provenance des zones rurales les plus durement frappées par la pauvreté, s'ajoute la croissance naturelle des agglomérations. Les effets de cette expansion sans précédent ne tarderont pas à se faire sentir : des problèmes du déracinement à l'absence de logements, du stress et de l'angoisse aux maladies mentales, de la drogue à la délinquance ... Que faire donc ? Tel fut l'un des grands défis aux­quels furent confrontés les années 60.

Tous ces éléments accumulés ont donné naissance à ce que l'on a appelé la "crise urbaine", crise où les bidonvilles offrent l'image défigurée de la ville.

Face à cette situation ainsi qu'à l'inertie des pouvoirs publics - due, soit à l'incompétence, soit à l'absence de moyens matériels - deux démarches diffé­rentes ont été tentées à l'échelle non gouvernementale :

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- d'une part, l'intervention d'organisations ou institutions disposant pour beaucoup d'appuis financiers extérieurs, qui lancent des programmes de pro­motion socioculturelle destinés à améliorer les conditions de vie des couches populaires ;

- de l'autre, l'action de la population elle-même, qui s'organise de manière à résoudre ses propres problèmes, mouvement qui commence d'ordinaire par des revendications ponctuelles pour aboutir à la formation d'associations de base qui travaillent à apporter des solutions aux problèmes et à répondre aux besoins de la population.

Notons qu'en général les deux démarches coexistent et que certaines autorités (à l'échelon national, provincial et local) ont également pris - soit de leur propre chef, soit sous la pression des revendications populaires - des mesures pour tenter de résoudre ces problèmes, dont l'ampleur bien souvent les dépassait.

Les deux cas que nous allons étudier appartiennent à la catégorie des pro­grammes (ou démarches) visant à résoudre les problèmes en s'appuyant sur les ini­tiatives de la population elle-même. Dans l'un - à Guadalajara - nous avons affaire à un organisme de promotion qui lance un projet, lequel se fond ensuite dans l'ensemble du travail en cours dans le quartier. Dans l'autre - à Mendoza -il s'agit d'une expérience vécue par un groupe d'habitants d'un bidonville, qui se transforme ensuite en un véritable projet. Les voies suivies sont donc diffé­rentes, mais l'objectif poursuivi est le même : sortir d'une situation de margi­nalité. En outre, dans les deux cas, la méthodologie adoptée est analogue : appel à la participation de la population et renforcement des organisations populaires.

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MEXIQUE

Quartier Santa Cecilia, à Guadalajara

Organisme responsable du programme : IMDEC (Instituto Mexicano para el Desarrollo de la Comunidad)

Réalisée dans un quartier périphérique non intégré de la ville de Guadalajara, cette expérience a pour théâtre un pays qui est l'un des foyers de l'explosion démographique mondiale et où la croissance de la population urbaine atteint des niveaux record.

Pendant près de 20 ans, Guadalajara a été l'un des pôles d'attraction les plus puissants, l'un des points vers lesquels s'est opéré ce "déplacement des pro­blèmes de la misère des campagnes vers les villes" dont parlent les économistes. D'où, notamment, la formation d'une ceinture de quartiers pauvres où les problèmes sociaux, familiaux et personnels rencontrés par les habitants dans leur exode et leur déracinement constituent un véritable défi aux politiques de protection sociale.

Comment intégrer ces masses déracinées à la vie nationale ? Comment les tirer de cet état de marginalisation ? Comment faire pour que ces gens sortent de leur apathie et de leur indifférence et mobilisent leurs forces pour surmonter cette situation ?

Organisation non gouvernementale s'occupant des problèmes des couches popu­laires, 1'IMDEC a réalisé entre 1971 et 1979 un programme de promotion sociocultu­relle dans le quartier de Santa Cecilia. Simple projet au départ, celui-ci s'est ensuite fondu dans un processus de mobilisation populaire croissante qui a conduit à une phase d'activité communautaire maximale, pour finalement perdre de sa vigueur, même si les activités sectorielles se poursuivent indépendamment les unes des autres... Nous tenterons ci-après de rendre compte de cette expérience.

1. Brève présentation de Guadalajara et du quartier Santa Cecilia

Le Mexique est l'un des pays où la croissance démographique est la plus rapide du monde. Ses villes en particulier connaissent un développement spectacu­laire. Comme l'ont montré des études démographiques récentes, Mexico sera dès avant 1990 la ville la plus peuplée de la planète.

Avec ses trois millions d'habitants, Guadalajara est la deuxième ville du pays pour la population. L'un des principaux centres vers lesquels s'est fait l'exode rural au Mexique, le phénomène de migration des campagnes vers les villes y a pris des proportions énormes, provoquant un accroissement annuel de 7 % de la population pendant tout le temps qu'a duré l'expérience étudiée ici.

A Guadalajara, Santa Cecilia est typique des quartiers dits "non intégrés". Il s'agit d'une colonia popular (quartier populaire) - pour reprendre l'expression mexicaine - située à la périphérie de la ville.

Le quartier voit le jour en 1968-1969 ; ce n'est au départ qu'un des innom­brables "lotissements populaires" qu'offraient à l'époque les grandes entreprises de travaux publics qui spéculaient sur les terrains.

De 30.000 habitants en 1974, sa population est passée à 40.000 en 1977 et 80.000 aujourd'hui. La plupart des habitants sont des ruraux venus à la ville dans l'espoir d'y trouver de meilleures conditions de vie.

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Ce qui veut dire qu'ils sont désormais confrontés à une problématique nou­velle : exploitation par les entreprises de lotissement, manque de formation pour le travail urbain, chômage, anonymat, isolement, choc culturel, déracinement, etc.

Au cours des années 60, les masses paysannes sont "expulsées" des campagnes par la misère et vont grossir les populations marginalisées des villes. Dans les grandes agglomérations, les quartiers pauvres prolifèrent à la manière des cham­pignons. Santa Cecilia en est un exemple typique.

Compte tenu de l'afflux massif de paysans qui ont besoin d'un toit, les lotissements populaires et la vente "légale" de terres par les spéculateurs donnent lieu au plus florissant des commerces dans une ville de négociants, d'intermédiaires et de financiers.

Empocher des plus-values sur des terrains situés en zone urbaine est une opération plus facile, moins risquée et potentiellement plus profitable que de réaliser des gains en se livrant à des activités productives classiques.

C'est bien ainsi que les groupes dominants l'entendent, ce qui les conduit à "inventer" le lotissement populaire : terrains semi-urbanisés aux infrastructures de qualité exécrable - quand il y en a - mécanismes particulièrement astucieux d'exploitation financière reposant sur des formules juridiques qui favorisent le vol ainsi que la vente et la revente des terres ..., mais le tout légalement et avec l'évidente complicité des autorités.

Des milliers et des milliers de migrants ont souffert (et souffrent encore) de cette "habile" solution. Santa Cecilia n'est qu'un quartier de plus parmi tous ceux qui sont nés de la tromperie et de l'exploitation. Il s'agissait au départ d'une vaste friche qui en quelques mois a été convertie en un "lotissement" avec "tous les services", avec "facilités de paiement", sans "acompte initial" ni "intérêts". Ces "avantages" attirèrent les gens par milliers et en un peu plus de deux ans le quartier comptait déjà 35.000 habitants. (Ils sont aujourd'hui plus de 80.000, ce qui représente une densité de population voisine de la saturation).

Les familles étaient arrivées une à une, sans se connaître, sans relations, confrontées à des problèmes analogues, mais sans aucun lien qui les unît, sans conscience ni sens de leur identité ... venant de dizaines ou de centaines de petites communautés paysannes de tous les Etats voisins du Jalisco - ou du Jalisco même -, pour lesquels Guadalajara était un "pôle d'attraction".

Deux ans et demi environ après la naissance de ce quartier, l'IMDEC, institu­tion créée près d'une décennie auparavant pour rassembler des groupes et des indi­vidus recherchant des modes d'éducation, de communication et d'organisation popu­laire nouveaux, s'efforce de donner une réponse à ces problèmes.

2. L'Instituto Mexicano para el Desarrollo Comunitario (IMDEC), organisme parrainant le projet

L'IMDEC est une institution privée dotée d'une personnalité juridique propre, sans but lucratif, autonome et indépendante des partis et groupements religieux.

Ses objectifs sont les suivants :

- Entrer en contact avec les couches défavorisées pour les aider à sortir de la misère dans laquelle elles vivent.

- Travailler avec elles pour découvrir les causes de leur misère.

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- Collaborer avec des groupes et organisations populaires et les accompagner dans les processus de transformation sociale nécessaires pour modifier les conditions matérielles d'existence et améliorer les niveaux de vie.

- Offrir aussi bien aux agents de promotion socioculturelle qu'aux organismes populaires une formation et un enseignement afin de les aider à acquérir les connaissances, les compétences, les comportements et les méthodes voulus pour travailler en milieu populaire.

- Etudier la réalité sociale, et en particulier les phénomènes touchant les groupes de population non intégrés.

En tant qu'organisme dépourvu de toute attache politique, religieuse ou admi­nistrative, l'IMDEC a librement parcouru, tout au long d'une pratique ininter­rompue, les différentes étapes par lesquelles la pensée politique et l'action sociale sont elles-mêmes passées au cours des dernières décennies en Amérique latine.

L'IMDEC a commencé ses activités en 1963 comme organisme de développement communautaire, se vouant ensuite à une pratique de la promotion culturelle inspi­rée de la "théorie de la marginalité". Par la suite, il a enrichi sa méthodologie des apports de la pédagogie de Paulo Freiré, affirmant ainsi avec plus de clarté sa vocation originale : "être un centre de promotion, d'aide et de services en faveur d'une organisation populaire authentique, afin de collaborer dans une pers­pective de classe à la consolidation d'une force véritablement capable de trans­former l'actuelle société capitaliste injuste et caractérisée par la dépendance, en une société qui ignore l'exploitation, où la justice et l'égalité des chances soient une réalité et où les valeurs et les principes moraux soient en accord avec la dignité humaine, la solidarité et la culture populaire."

L'IMDEC n'est donc pas "neutre" ; il est bien en revanche indépendant, ce qui lui a permis de s'appuyer sur la pratique pour procéder à partir de celle-ci à un constant travail de systématisation et de théorisation qui l'a, en retour, aidé à améliorer et à transformer cette pratique initiale.

3. Le projet et la méthodologie utilisée

Nous retracerons ici, du point de vue chronologique et méthodologique, les principales étapes du "Projet" (et du "processus" qu'il a engendré), afin de mieux mettre en lumière le cadre de référence dans lequel ont été menées les activités d'éducation et de communication populaires dont nous allons rendre compte.

(a) Résumé méthodologique général

L'expérience, qui s'étend de 1971 à 1979, constitue (en son temps) une tenta­tive d'application de la notion d'"intégralité" à un microprojet de base. En un certain sens, les catégories théoriques et méthodologiques que nous avons l'habi­tude de manier aujourd'hui s'y voient formulées approximativement dans les pre­mières années, de manière un peu plus précise dans les années suivantes.

Sans entrer dans le détail, disons que le "projet" est pensé, justifié et formulé avant que ne soit lancée l'action proprement dite, laquelle commence par un travail d'enquête (étude de documents, repérage "physique" des lieux, entre­tiens) qui conduit à définir la stratégie de promotion. Cette dernière s'appuie sur un travail personnel et collectif, regroupant la population en fonction de ses intérêts les plus fondamentaux, mis en lumière par l'enquête.

Ce processus d'organisation et d'éducation prend ce que les membres de l'IMDEC ont appelé un "caractère fonctionnel". On commence par s'attaquer aux pro­blèmes sectoriels : santé, logement, économie (lancement d'une coopérative) et éducation. Tout cela déclenche les premières actions de revendication.

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Le travail dans le quartier progressant et prenant un caractère politiquement mieux défini, intervient un "bond méthodologique" : on aborde le terrain de la "communication de masse" (presse, théâtre, festivals, marionnettes, musique et autres). Commence également un travail de formation politique des chefs de la communauté visant à renforcer le processus autogestionnaire.

C'est à ce moment que démarre véritablement l'expérience des "ateliers" et qu'apparaissent des méthodes éducatives issues du travail même d'éducation et d'organisation.

Ce processus acquiert peu à peu un caractère "territorial" : on travaille par zone et par îlot : à l'intérieur de chacun de ces territoires, on procède à l'intégration des tâches correspondant aux axes "fonctionnels" engendrés par le projet. Vient un moment où, après évaluation, il est décidé de "liquider le pro­jet", afin que naisse et/ou se renforce le processus autogestionnaire. Le travail se poursuit alors en commun avec d'autres zones ou quartiers de la ville où, à partir d'"ateliers permanents de méthodologie" (auxquels participent agents de promotion, dirigeants, représentants de coopératives et responsables d'activités culturelles), se constituent de véritables instances de coordination et d'action populaire.

C'est ainsi que ce qui, au départ, était un simple "projet" se fond dans l'un des processus qui concourent à la dynamique des luttes populaires.

(b) Brève description et analyse critique des étapes méthodologiques successives par lesquelles est passé le projet

Après avoir décidé de la zone où le projet préalablement défini sur le plan théorique et méthodologique serait mis à exécution, 1'IMDEC entreprend de consti­tuer et de former l'équipe de promotion chargée de mener à bien les tâches décrites ci-après.

Il importe de signaler que la composition de l'équipe a (comme on le verra plus loin) varié avec le temps, avec toutes les conséquences que cela a pu avoir sur l'évolution du projet et la démarche suivie.

1. Enquête préliminaire

Cette enquête préliminaire a consisté en une prise de contact globale faisant appel à quatre éléments principaux :

- consultation des documents existants (très peu nombreux) ;

- dialogue avec une équipe de religieuses qui travaillaient déjà dans le quartier, et avec qui sont conclus des accords de collaboration ;

- quelques entretiens ponctuels avec des habitants du quartier ;

- établissement d'un premier panorama général de la situation du quartier par les équipes.

2. Repérage physique des lieux

Cette étape, dont les principes et les méthodes avaient été élaborés à l'avance, a consisté par l'essentiel à relever systématiquement (par pâté de maisons) les caractéristiques physiques du quartier et de ses logements à l'aide de formulaires spécialement conçus à cet effet. A partir de cette information, fut établie une carte où étaient signalés :

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- les espaces construits, - les espaces non construits, - les matériaux utilisés, - les méthodes de construction utilisées, - les commerces existants.

Pour les agents de promotion socioculturelle, le travail de repérage physique fut un excellent exercice d'apprentissage de la réalité.

Il apporta en outre des informations précises sur la manière dont le quartier s'était édifié, confirmant l'hypothèse posée à l'origine, à savoir que, dans la grande majorité des cas, les arrivants s'étaient établis en construisant eux-mêmes leur habitation, sans aucun conseil et avec des moyens très limités. Il s'agissait d'un processus extrêmement dynamique et l'aspect physique des constructions reflétait dans chaque cas la manière dont les habitants voyaient leur logis et leur habitat.

A la suite de cette enquête, il fut décidé de mettre en place le "module de service logement" qui allait, pendant les années suivantes, vendre des matériaux de construction à prix modique et conseiller les habitants concernant tous les aspects de leur installation.

C'est au même moment que fut lancé le service d'"aide sociale d'urgence" des­tiné à soulager les situations personnelles critiques (maladie, pauvreté, procès, etc.) mises en évidence.

3. Enquête par entretiens

Un processus d'enquête à caractère ouvert inspiré de la méthodologie de Paulo Freiré fut ensuite mis au point et un échantillon de population sélectionné à partir des informations livrées par l'enquête physique. L'élaboration de guides pour les entretiens permit de déterminer 1'"univers thématique" et quelques élé­ments de 1'"univers lexical" de la population.

On s'aperçut que les principales préoccupations constituant cet univers thé­matique touchaient aux domaines suivants :

- travail, - famille, - éducation, - logement, - religion, - politique.

Ces résultats permirent :

- de connaître véritablement les problèmes des habitants ainsi que la percep­tion qu'ils en avaient et l'interprétation qu'ils en donnaient ;

- de donner une excellente formation à l'équipe, ainsi que d'entrer en contact avec des personnes d'une importance déterminante pour le travail de promotion ;

- de formuler la méthodologie de l'étape suivante.

4. Début de l'étape de promotion socioculturelle

Contact fut repris avec la population du quartier, afin de mettre en route le travail de promotion conformément à la stratégie mise au point. Ce travail avait, dans un premier temps, pour principal objectif de mobiliser la population, c'est-à-dire de l'amener à discuter de ses principaux problèmes.

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Cela permit la formation progressive de groupes "fonctionnels", conçue comme premier pas pour tenter de donner des réponses! aux problèmes relevant des 10 thèmes antérieurement mis en évidence.

C'est ainsi que s'amorce un processus de socialisation, de rapprochement et de prise de conscience des problèmes parmi les habitants du quartier.

Il importe de signaler que cette conception tactique (travail fonctionnel par zones) s'est imposée à mesure que l'expérience progressait ; au départ, en effet, cette méthode avait été rejetée, de crainte de perdre de vue l'ensemble de la situation, et il avait été prévu de créer un organisme territorial communautaire qui aurait garanti le caractère intégré des activités. Mais l'expérience montra qu'il valait mieux commencer à travailler à partir de problèmes sectoriels.

Confrontée à la réalité et au caractère bien précis des besoins découverts et ne sachant comment aborder cet immense territoire et ce conglomérat énorme et inorganisé d'êtres humains vivant chacun dans l'isolement, l'équipe de l'IMDEC fut amenée à cette décision tactique, avec les conséquences que celle-ci entraînait logiquement sur les plans méthodologique et opérationnel.

5. Consolidation des groupes : recherche d'une unité d'action et apparition du "fonctionnalisme". Parallélisme entre les zones

Cette étape fut une période de transition et de conflits ; d'un côté, il existait déjà différents types de groupes : groupements coopératifs, groupes de femmes dans le domaine de la santé, groupes s'occupant d'éducation, de théâtre, de logement et, surtout, d'evangelisation, ces derniers étant essentiellement entre les mains des religieuses et des prêtres.

De l'autre, l'équipe s'aperçut, en évaluant son travail, que beaucoup d'acti­vités se poursuivaient parallèlement et de manière quasiment indépendante. Cette découverte suscita de graves tensions en son sein. Chacun développait des argu­ments théoriques pour justifier son travail, sans que cela résolût pour autant les problèmes.

Pour sortir de cette situation, on songea à différentes solutions, telles que : formation théorique et méthodologique de l'équipe, reformulation des objec­tifs, élaboration de plans de travail et, surtout, intégration des différents groupes et zones qui avaient été créés dans le quartier pour les besoins du tra­vail. On songea également à créer une structure territoriale à caractère politique capable de donner une unité au processus et de relayer les revendications sociales qui se manifestaient clairement, mais qui ne trouvaient pas de réponse appropriée, faute d'instruments ou d'organismes pour les gérer. On cherchait ainsi à retrouver le caractère de globalité du projet tel qu'il avait été conçu à l'origine.

Cette idée de gestion "politique" des problèmes, ajoutée aux difficultés internes de l'équipe, raviva un conflit apparu antérieurement avec certains groupes religieux hostiles à un tel principe, qu'ils considéraient comme incompa­tible avec un travail de promotion.

Le conflit prit un tour aigu et, comme on craignait qu'il ne s'étendît à la population, le projet marqua le pas.

Les actions en cours furent poursuivies, mais le parallélisme s'accrut ; l'équipe changea à de nombreuses reprises de composition et la situation continua de se détériorer.

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6. Création de l'Assemblée des représentants

Quelque temps plus tard, des circonstances fortuites permirent de reprendre le thème de l'organisation politique et l'on créa en hâte 1'"Assemblée des repré­sentants", formée d'un délégué de chacun des quelque 80 groupes existant dans le quartier. Cet organe était censé jouer le rôle d'instrument de décision et de direction communautaire des activités.

L'équipe, une fois cet organe en place, se tint respectueusement à distance, appuyant de l'extérieur le travail des Colonos Unidosr comme fut bientôt appelée l'Assemblée des représentants.

Mais peu à peu, cette dernière s'ouvrit à des gens qui, en tant qu'habitants du quartier, avaient un problème ou un autre et accouraient aux Colonos Unidos avec toute la dose de débrouillardise et de "chacun pour soi" que le système leur avait inculquée, pour tenter de résoudre leurs difficultés personnelles.

C'est ainsi que cet organe qui devait assurer l'intégration et la coordi­nation de l'ensemble des activités, prit peu à peu une extension considérable, ce qui alourdit passablement son fonctionnement. Ce phénomène ne tarda pas à en­traîner toute une série de conséquences :

- les représentants des zones et groupes de base cessèrent d'assister aux réunions,

- la coordination entre les différentes zones resta lettre morte et fut peu à peu perdue de vue,

- l'état d'esprit (à l'échelle individuelle et communautaire) demeura pure­ment revendicatif,

- les responsables entrèrent en conflit pour des raisons parfois purement personnelles,

- l'équipe ne sut ni soutenir, ni accompagner cette étape,

- le conflit idéologique entre équipes conduisit à de nouveaux changements dans la composition du personnel responsable du travail de promotion.

7. Remise en question et évaluation

L'échec de 1'"Assemblée" ou des "Colonos Unidos" plongea l'équipe (qui à cette date s'était déjà enrichie d'agents de promotion de base) dans le désarroi.

On avait en effet parcouru toutes les étapes de la méthodologie proposée sans parvenir, conformément à l'objectif recherché, à faire en sorte que la population prenne les activités en main.

Malgré le découragement de l'équipe responsable, certains résultats avaient été atteints :

- il existait différents groupes qui entretenaient des relations,

- un certain nombre de revendications avaient été défendues avec plus ou moins de succès (éclairage public, eau potable, etc.),

- les services mis en place dans le cadre du projet (logement, santé, etc.) fonctionnaient toujours,

- l'action culturelle de masse (festivals, presse, musique, théâtre) avait été lancée avec succès (par l'équipe),

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- les divergences idéologiques, bien que très atténuées, introduisaient de la variété dans les styles de travail et, de leur fait, certains restaient sceptiques à l'égard de l'idée de porter l'action sur le terrain politique.

Compte tenu de tout cela, deux décisions importantes sont prises :

1. Tenter, avec un groupe peu nombreux et idéologiquement sûr de gens de la base, de donner corps aux principes d'intégration et de direction politique.

2. Procéder à une évaluation plus approndie du "projet-processus".

La première action (application des principes d'intégration et de direction politique) donna des résultats, malgré la réduction en nombre du groupe. Ceux qui étaient restés commencèrent à penser et à agir différemment. Leur participation se fit beaucoup plus active, de sorte que leurs messages, tendant à faire prendre conscience à tous les habitants du quartier de la possibilité de mener une action conjointe, furent acceptés de la majorité de la population.

On organisa des "festivals territoriaux", conçus pour toucher plus largement la population. (Nous éclaircirons ce point plus loin, dans la partie consacrée à la communication).

Bref, on assiste en fait à l'apparition d'une force à caractère nettement politique, laquelle est d'ores et déjà soutenue par la base. Le processus auto­gestionnaire prend le pas sur le projet.

Une scission intervient au sein de l'équipe de promotion :

- les uns continuent d'appuyer techniquement les activités et les efforts en cours,

- les autres sont en faveur d'une "direction" politique du projet et du pro­cessus autogestionnaire.

Cette dernière prise de position est le fruit de l'une des évaluations réa­lisées, évaluation qui permet à une partie de l'équipe de vérifier nombre d'intui­tions, et dont les conclusions peuvent se résumer comme suit :

. Bien qu'il ait évolué, le cadre de référence théorique reste vague pour tout ce qui est du contenu politique.

. Le phénomène de parallélisme entre zones est beaucoup plus grave qu'il n'y paraissait.

. Sous-jacente au problème et, d'une manière générale, au projet tout entier, on trouve une "doctrine" fortement "volontariste", selon laquelle il suffit de "vouloir" pour pouvoir et pour réussir.

. Un soi-disant "respect" de la population et de sa démarche propre avait conduit à craindre ou fuir toute forme de directivité assimilée à une mani­pulation. Mais on imposait ainsi, de manière inconsciente, une "non-direc­tivité" comme style de travail. Cette attitude avait conduit également à promouvoir la création dans le quartier d'une structure "politique" compo­sée d'éléments apolitiques ou dépolitisés et n'ayant en outre aucune expé­rience politique.

. Cela était dû en partie à la manière dont certains membres de l'équipe entendaient la "coordination à caractère participatif et démocratique".

. En conclusion, l'équipe, de par le style de travail qu'elle avait adopté, avait été et demeurait un obstacle au processus autogestionnaire. L'évalua­tion fit clairement ressortir la divergence des points de vue.

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. Cela étant, elle montra également que, malgré les erreurs de méthode, et surtout de conception, les activités menées avaient eu un impact : cons-cientisation accrue de la population, sentiment d'appartenance renforcé et attitude plus active des habitants concernant leurs problèmes.

8. Une nouvelle stratégie méthodologique : le travail par objectif et la réalisation de projets précis

C'est alors qu'il est décidé de supprimer l'équipe de promotion en tant que telle ; seuls quelques-uns de ses membres demeurent à pied d'oeuvre en qualité d'assistants ou de conseillers techniques.

Il est en outre créé une "équipe de coordination" (considérée comme un mini­groupe responsable de la direction) et décidé de former politiquement le groupe directeur de base, élargi par incorporation de nouveaux éléments, ce qui, pensait-on, permettrait d'éviter l'erreur commise avec la structure politique antérieure, composée d'individus apolitiques ou dépolitisés.

Une méthodologie pédagogique est élaborée et enseignée avec succès au groupe avancé ; c'est la première fois qu'est systématiqtiement appliquée la méthode des "ateliers", empruntée au domaine de la formation continue. De multiples techniques actives sont inventées et c'est alors, en gros, que naît la méthode de formation qui constitue aujourd'hui l'un des principaux instruments de travail de l'IMDEC.

Une évaluation de l'utilité des moyens de communication sociale est effectuée et présentée au groupe directeur de base qui, à partir de ce moment, prend en main toutes les actions ou activités de communication en cours.

Il est décidé de mettre en place une organisation territoriale par zone et îlot couvrant l'ensemble du quartier, à laquelle la population est invitée à par­ticiper. Le groupe directeur décide de prendre en outre le contrôle de bon nombre des actions fonctionnelles entreprises et poursuivies dans le cadre du projet.

Il est créé un groupe coordonnateur de base et la formation se poursuit avec la mise en route d'un travail de diffusion massive des connaissances à l'échelle du quartier, au moyen de festivals, par le théâtre, la presse, etc.

L'équipe de conseillers s'emploie à seconder les efforts et fait avec le groupe un constant travail d'évaluation et de planification.

Consciemment assumées et bien organisées, les actions de revendication débouchent sur certains succès qui justifient l'existence de l'Organisation aux yeux du reste du quartier.

Le contrôle de toutes les actions passe aux mains de la base qui, grâce à son organisation par zone et par îlot (organisation territoriale) ainsi qu'à ses dif­férents mécanismes fonctionnels (coopératives, groupes de femmes, services de santé, etc.) et aux instruments de communication et de culture (presse, théâtre, festivals, musique et autres), parvient effectivement à gérer les actions les plus importantes menées dans le quartier : il s'instaure une pleine et entière auto­gestion.

Les relations que les organisations du quartier nouent avec leurs homologues d'autres quartiers à travers les différentes instances de coordination mentionnées plus haut (créées et soutenues par l'IMDEC - atelier des coopératives, atelier de direction, atelier de communication et de culture populaire) aident à situer le travail dans une perspective plus générale, du point de vue aussi bien géogra­phique que politique.

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Dans ce vaste effort, le travail éducatif et culturel en vient à jouer un rôle moyen, puisque l'expérience de formation s'étend aux différentes instances.

C'est à ce moment que le projet atteint, en fait d'activités et d'influence, son point culminant. Ce moment coïncide avec une phase d'apogée des luttes popu­laires en Amérique latine, durant laquelle les projets de promotion sociocultu­relle se transforment en projets politiques de libération.

Cependant, les défaillances humaines et les erreurs de direction dues à l'inexpérience politique du peuple mexicain provoquent certaines tensions parmi les dirigeants ainsi qu'entre les différents groupes de soutien présents dans la zone.

Les divergences idéologiques des équipes de soutien touchant le travail poli­tique s'accusent de plus en plus, rompant peu à peu l'unité de direction et provo­quant - une fois de plus - des tensions entre les responsables de base.

La conjoncture nationale (dont il est très difficile de rendre compte de manière approfondie dans une étude aussi brève que celle-ci) influe sur le proces­sus éducatif et organisationnel suburbain, engendrant les phénomènes décrits dans l'introduction.

Les tensions et les affrontements atteignant un seuil critique, la division s'instaure, balayant l'unité et le caractère intégré du projet et de sa démarche.

Désormais, les différents groupes poursuivent leur travail, mais bien que la population visée reste motivée, consciente et militante, ils ne parviennent pas à refaire l'unité, dont ils proclament la nécessité en termes franchement poli­tiques, mais sans résultats.

La démarche et le projet que nous venons de décrire se soldent donc, sur le plan pratique, par un certain nombre d'initiatives sectorielles qui se pour­suivent dans les domaines de la santé, de l'éducation, du logement, etc., et, sur le plan méthodologique, par l'élaboration de l'arsenal de techniques opérationnelles décrit dans la section qui suit.

4. Utilisation des moyens de communication comme instruments de promotion socioculturelle

La communication est un des instruments les plus précieux pour quiconque veut faire oeuvre de promotion socioculturelle en Amérique latine. Aussi des groupes et des organismes qui travaillent avec les couches populaires, comme l'IMDEC, ont-ils cherché à développer ce type d'instrument.

L'IMDEC, en fait, a accordé une place fondamentale à l'utilisation des moyens de communication dans sa méthode de promotion socioculturelle. Avec d'autres orga­nismes de même nature, il s'est efforcé d'élaborer un ensemble de pratiques nou­velles. C'est là sans doute aucun son principal apport méthodologique. Dans la présente section, nous examinerons certains aspects de sa politique de communi­cation de masse.

En 1972 s'est posée la question de savoir si les moyens de communication constituaient un nouvel outil de travail pour l'équipe de promotion ou s'il fallait les considérer comme une arme aux mains de la population, seule habilitée à décider de son utilisation.

L'IMDEC opta pour une méthode qui visait à la fois à "créer avec le peuple" et à "transférer à ce dernier la technique et les outils", en partant, par ailleurs, du principe que, pour réaliser ce double objectif, il fallait renforcer le processus d'organisation politique de la communauté.

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Dans cette optique, la position et le rôle de l'agent de promotion sont totalement différents : il s'agit de soutenir l'organisation politique de la base, laquelle sera responsable de l'utilisation et de l'orientation des différents moyens de communication.

Conformément à ce principe, le programme de communication et de culture popu­laire a été entièrement géré par la base, seuls quelques-uns des membres de l'équipe de promotion initiale jouant le rôle d'assistants ou de conseillers.

L'un des éléments principaux de ce programme fut l'organisation régulière, pendant plusieurs années, de "festivals populaires", inspirée par la nécessité de toucher les masses et le souci d'exploiter la notion de "fête populaire" si pro­fondément enracinée dans l'âme mexicaine.

Ces festivals se déroulaient tous les 15 jours à la fois dans la salle de réunion habituelle de la communauté et en plein air ; ils constituaient pour la population du quartier à la fois une tribune publique, une occasion de se dis­traire, un forum où pouvait s'exprimer la culture autochtone, voire, parfois de véritables assemblées politiques ; représentations théâtrales, spectacles musicaux et de marionnettes, présentations audiovisuelles, etc., coordonnés par l'associa­tion du quartier, constituaient le noyau de ce qui se voulait une forme "alter­native" de communication populaire.

De 2.000 à 3.000 personnes assistaient en moyenne à ces festivals, qui en étaient venus à être pleinement intégrés à la vie du quartier. La programmation était thématique et faisait appel à divers médias, mais laissait toujours place à la spontanéité, à l'impromptu.

En certaines occasions, à Noël par exemple, des festivals étaient organisés dans chacun des différents secteurs composant le quartier. La traditionnelle "posada" s'enrichissait d'éléments de réflexion fournis essentiellement par le théâtre. C'est à l'occasion de ces "moments culturels" qu'étaient développés les grands thèmes devant faire l'objet d'un travail de clarification idéologique.

Cet instrument, créé et mis au point au départ par l'équipe de promotion, fut par la suite exclusivement géré par la base.

Il importe de signaler par ailleurs que les festivals ont servi d'instrument de communication au groupe dirigeant du quartier et que, par conséquent, leur conception et leur organisation ont été contrôlées par l'organisation du quartier elle-même, conformément au principe selon lequel les moyens de communication doivent être des instruments au service et sous le contrôle d'une organisation populaire.

C'est peut-être le concept d'"intégralité" qui résume le mieux la démarche adoptée, caractérisée par le rapport établi entre l'individu, le groupe et la collectivité, la combinaison des aspects fonctionnels et géographiques et le recours à un processus de communication de masse, le tout sous la direction d'une avant-garde ayant reçu une formation politique ; c'est de ce concept que s'est inspiré l'IMDEC pour formuler ce qu'estimait être une méthodologie nouvelle.

Après avoir décrit et analysé le projet en général et présenté une vision synthétique de la traduction, sur le plan de l'organisation du travail, de la politique adoptée en matière d'éducation/communication, nous allons examiner de façon plus approfondie certains aspects théorico-méthodologiques de l'expérience menée à Santa Cecilia, qui sont directement liés à nombre des thèmes qui font aujourd'hui l'objet de débats et que l'IMDEC a abordés concrètement, dans le cadre de cette expérience.

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5. Communication et éducation. Le niveau interpersonnel. La communication comme "auxiliaire". La communication : une éducation en soi

Un grand débat continue à passionner éducateurs et communicateurs : Peut-il et doit-il y avoir des rapports entre éducation et communication ? Lesquels ? Y a-t-il primauté de l'une sur l'autre, et y a-t-il une contradiction entre la communication de personne à personne et la communication de masse ? Toutes ques­tions, parmi d'autres, qui n'ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes.

En 1971, lors de la mise en route du projet, et grâce au laborieux travail d'enquête mené selon une méthode inédite inspirée de German Zavala et Paulo Freiré (repérage des lieux et entrevues personnelles), il apparaît clairement que, comme nous l'avons laissé entrendre précédemment, les habitants de Santa Cecilia, arri­vés un à un dans le quartier, n'avaient entre eux aucune relation d'ordre person­nel ou social. Il n'existait aucune confiance, aucune communication, aucun rap­port, fût-ce de simple voisinage et, encore moins, de caractère organique ou organisational.

Chacun se défendait seul contre tout et contre tous ; les rapports familiaux subissaient profondément eux aussi le contrecoup du passage au mode de vie urbain car le choc culturel entre milieu rural et milieu tirbain est une réalité. De vives tensions se créaient au sein de la famille à mesure que les habitudes, les cou­tumes et les rôles se modifiaient.

Pour des raisons économiques et culturelles,, le père voyait son autorité s'effriter. La mère cherchait à faire fonction de médiatrice et les enfants essayaient de s'adapter à un nouveau milieu, allant jusqu'à modifier leur appa­rence physique.

Face à cette situation, la décision fut prise de déclencher un processus de "resocialisation" de la communauté et, pour ce faire, de commencer par faciliter les rencontres et le dialogue entre les membres de la communauté en formant des groupes qui traiteraient des préoccupations décelées lors de l'enquête.

Ces groupes étaient essentiellement "fonctionnels" et l'objectif visé, paral­lèlement à la mise en route d'un processus de socialisation et de prise de cons­cience, était d'encourager les gens à s'organiser pour trouver des solutions aux problèmes après les avoir analysés de façon critique.

Les grands thèmes retenus étaient ceux-là mêmes que l'enquête avait permis d'identifier : travail, famille, éducation, logement, politique et religion.

Comme on l'a expliqué par ailleurs, plus de 80 groupes furent organisés, chacun comptant 15 participants en moyenne.

La méthode de travail était inspirée de celle de Freiré, si bien que le guide élaboré à l'intention des enquêteurs partait de la propre réalité des groupes concernés, qu'il s'agissait d'examiner de façon critique par le biais du dialogue. Ces groupes n'étaient pas des groupes d'"alphabétisation", mais de réflexion. Le dialogue, à son tour, était stimulé par des "mots codes" qui, d'une manière ou d'une autre, se référaient à leur vie.

La réflexion créatrice à laquelle se livrèrent les agents de promotion déboucha sur l'élaboration de nouvelles méthodes faisant appel non seulement à l'image mais également au son (principalement radiocassettes et chansons) et à des expériences vécues (dynamique de groupe et représentations dramatiques).

Grâce à une étroite communication personnelle, des liens solides d'amitié et de camaraderie s'instaurèrent qui, peu à peu, donnèrent naissance à des associa­tions de base embryonnaires (coopératives, clubs de jeunes, groupements féminins, etc.) .qui furent à l'origine des premières revendications collectives.

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Dès le début, il apparut nécessaire d'enregistrer sur pellicule l'ensemble du processus et d'utiliser la documentation ainsi établie comme matériel d'appui de travail d'éducation-communication de personne à personne ; on mit au point du matériel audiovisuel, essentiellement informatif, dont les groupes de base ne firent quasiment pas usage.

L'équipe de l'IMDEC, grâce à un examen critique permanent, se rendit compte à temps des faiblesses et des limites de cette méthode.

Elle aboutit à une déformation de la méthode de Freiré, poussée à l'extrême, dans la mesure où la connaissance de la culture de la collectivité, comme point de départ du travail de promotion, se borne à la connaissance de la problématique individuelle des sujets du processus de "promotion-enquête", d'où la tendance de certains agents de promotion à s'attacher à l'étude de cas individuels au point de se livrer à une sorte de "psycho-analyse", dépourvue de toute méthodologie ou technique.

En bref, une déformation de la véritable conscientisation et politisation qui vise à permettre la saisie en profondeur et dans un esprit critique d'une réalité vécue, de façon que l'individu marginalisé soit en mesure d'appréhender la réalité immédiate qui l'entoure, et celle, plus large, que conforment les structures et de s'appréhender lui-même au sein de cette réalité, ce qui devrait l'amener, d'une part à refuser cette réalité, et, d'autre part, à agir pour la modifier, l'objec­tif à court terme étant la transformation de la réalité la plus immédiate et l'objectif à moyen terme de se situer au sein d'un processus historique de trans­formation macrosociale.

Ainsi, l'insistance à établir des liens fraternels et humains très profonds conduisit certains agents de promotion à perdre de vue en partie les objectifs d'ordre plus politique qui avaient été clairement définis ; ils furent "relégués au second rang" par l'aspect "personnel" de la problématique que l'on étudia très en détail durant cette première phase de communication-éducation de personne à personne.

Par ailleurs, la mise en oeuvre du projet avait donné naissance à diverses organisations de base qui répondaient à l'objectif initial, exprimé en ces termes : "il faut rechercher une véritable transformation culturelle, qui soit durable et contribue, par le biais de la solidarité, à l'organisation sociale ...", "conscientisation et organisation ne devant pas intervenir séparé­ment mais s'engendrer mutuellement.

Toutefois, le caractère fonctionnel des groupes constitués pour répondre aux besoins perçus entraîna une fonctionnalisation et une sectorialisation très mar­quées du travail au détriment de la globalité de l'action, qui était l'un des objectifs visés.

A l'issue d'une analyse collective de la situation, il apparut clairement "que l'établissement de groupes fonctionnels est se.ulement une tactique qui, dans le cadre de la stratégie globale, permet d'établir des contacts avec la population du quartier, d'accomplir plus en profondeur l'oeuvre de promotion, d'organiser les habitants et de mettre sur pied une infrastructure pour l'action future. Il faut se rappeler que le dessein initial était de mettre en place une organisation communautaire pour tout le quartier.

On peut donc résumer comme suit la première étape : l'objectif de la communi­cation de personne à personne fut atteint, chacun prenant conscience de sa propre réalité, mais d'une manière très individuelle ; le processus de socialisation et d'organisation du quartier fut amorcé mais un excès de fonctionnalisation nuisit au caractère global de l'action.

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Confrontée à cette évidence, et tirant les leçons de la pratique collective, l'équipe décida de renforcer l'organisation aux niveaux supérieurs, en mettant en place des instances interfonctionnelles (deuxième niveau) et en abordant l'action politique au niveau de la masse, c'est-à-dire en tentant de créer une organisation communautaire (troisième niveau).

Parallèlement, les participants au processus étudieraient en profondeur les causes des problèmes et le plan de "promotion des masses" ou, autrement dit, le programme de communication de masse, serait mis en marche.

6. Communication et organisation. Organisation et lutte politique. Communication de masse

Avant de décrire ce programme, nous reprendrons brièvement quelques points importants auxquels nous avons fait allusion dans les paragraphes qui précèdent.

Nous l'avons vu, les limites du travail de groupe, et ses déviations sur le plan opérationnel, conduisent l'équipe à une remise en question et à créer de nou­veaux niveaux d'organisation qui, à leur tour, demandent une nouvelle approcher de nouvelles méthodes et de nouveaux outils de communication populaire. En d'autres termes, le rapport entre éducation, communication et organisation est reformulé et concrétisé dans une perspective différente par l'équipe.

Au lieu que des modèles théoriques servent de point de départ, la théorie s'élabore et se précise à partir d'une réflexion collective sur l'expérience ; c'est donc la pratique qui détermine la méthodologie.

A de nouveaux niveaux de conscience correspondent de nouveaux niveaux d'orga­nisation et de nouveaux modèles de communication "alternative" : ce principe sous-tendra constamment la mise en oeuvre ultérieure du projet et l'émergence du véri­table processus populaire auquel il donnera naissance.

Sur le plan de l'organisation, cette nouvelle phase se caractérise par des contacts permanents entre les groupes du premier niveau. De nouveaux types de rap­port s'instaurent de ce fait, qui donnent naissance à des organisations ou mouve­ments d'un deuxième niveau. (Les coopératives, groupes de santé communautaire, groupes de jeunes, collectivités de base, etc., commencent à se constituer en "mouvements".) C'est peu après, en raison de graves difficultés surgies à la suite de divergences idéologiques avec les groupements religieux participant au pro­cessus, qu'apparaît 1'"Assemblée des représentants".

Cette Assemblée, nous l'avons vu, est constituée par représentation directe de chacun des groupes existants et fut de fait le premier organisme communautaire, territorial à caractère global et politique du quartier.

Les premières revendications collectives du quartier, revendications très importantes, s'exprimèrent par l'intermédiaire de cette organisation communautaire qui eut notamment pour tâche politique de diriger le combat mené par les habitants pour obtenir l'eau, l'éclairage, le téléphone et des services de voierie, ainsi que de les défendre contre toute exaction ou manipulation politique ou économique.

Pour constituer l'Assemblée, on dut faire appel à de nouveaux instruments de communication collective ; il ne s'agissait plus seulement d'une communication fondée sur le dialogue de personne à personne, mais d'une communication devant permettre d'analyser, d'étudier, et de faire connaître les mesures élaborées et appliquées par l'organisation communautaire.

A ce stade, le programme de communication de masse conçu par l'équipe était d'ores et déjà pleinement opérationnel.

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Vu l'importance de ce programme qui, comme nous l'avons déjà indiqué, a peu à peu été mis en oeuvre à tous les nouveaux niveaux d'organisation, nous en citons ci-après quelques extraits.

Sur la base du travail de réflexion auquel elle a procédé à propos du troi­sième niveau, l'équipe a décidé d'avoir recours, pour mettre en oeuvre le pro­gramme de promotion de Santa Cecilia, à une action de masse, l'objectif visé étant de parvenir à une mobilisation globale, sociale, politique et culturelle des habi­tants du quartier. Pour ce faire, une première étape consisterait à faire prendre à chacun et surtout à la collectivité une conscience critique des rapports qui existent entre la réalité concrète du quartier et la réalité qui lui est extérieure.

La deuxième étape consisterait à faire du quartier un tout organique.

Ces deux phases serviraient de fondement à la mobilisation générale précédem­ment évoquée, qui n'est autre que le passage de la gestation (prise de conscience) et de la préparation (organisation) à la réalisation (action). En d'autres termes, cette mobilisation serait la mise en action de toutes les ressources humaines du quartier dans le cadre d'une action de masse en vue de déterminer globalement son avenir. Sa finalité est donc globale et transcendante.

D'un côté, il apparaît que le nombre de personnes touchées par les agents de promotion ou en contact d'une manière ou d'une autre avec le travail de promotion, dans le cadre, par exemple, des groupes de réflexion, des activités entreprises ou en tant que bénéficiaires des services assurés est certes très important , mais ne représente pas la totalité de la population. D'un autre côté, ce serait un travail très long, compte tenu de la dimension du quartier, que de toucher la totalité de ses habitants individuellement ou par l'intermédiaire de petits groupes, comme on l'a fait jusqu'à présent. Nous avons donc pensé à utiliser plus largement les médias comme moyen essentiel d'atteindre les masses.

Dans un premier temps, l'équipe a estimé qu'il fallait conférer un plus grand rayonnement au cinéclub et aux groupes de théâtre, de façon à toucher le reste du quartier. Dans un second temps, sans renoncer à cette formule, elle a vu la possi­bilité d'adjoindre aux moyens de communication qui existent déjà dans le quartier de nouveaux moyens qui permettraient aux masses de d'exprimer véritablement et seraient gérés par elles.

Dans cette perspective, il faut, d'une part, expurger les petits organes de communication populaire pour qu'ils jouent véritablement leur rôle de moyens de communication de masse et, d'autre part, instaurer entre ces derniers une communi­cation horizontale, de façon qu'au monologue vertical se substitue un dialogue ouvert, source d'une communication réciproque. Pour ce faire, on commencera par diffuser un petit bulletin auprès de l'ensemble de la population du quartier.

Les premiers numéros seront rédigés par un agent de promotion, mais les sui­vants le seront par des habitants du quartier eux-mêmes, l'agent de promotion se bornant à jouer le rôle de conseiller ; ainsi ce bulletin transmettra-t-il réel­lement le message du quartier et sera-t-il véritablement géré par ses habitants.

On prévoit également l'organisation de festivals populaires qui réuniraient un grand nombre de participants, soit comme acteurs, soit comme spectateurs. Ces derniers, toutefois, loin d'être des récepteurs passifs, seraient au contraire des protagonistes extrêmement actifs en ce sens qu'ils contribueraient directement, par leur réaction à la formulation d'un message qui ne serait pas unilatéral, loin de là, puisque, partant de la réalité globale du quartier, il retourne au quar­tier. Un concours de chansons sera également organisé, qui permettra de mieux connaître les habitants du quartier, car la teneur de ces chansons, dont ils auront eux-mêmes composé les paroles et la musique, reflétera nécessairement des aspects communs d'une même situation à laquelle tous participent d'une manière ou d'une autre.

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D'autres activités peuvent être envisagées : récitation de poèmes, déclama­tion, ou, tout simplement, possibilité pour quiconque le désirera de se servir du microphone pour s'exprimer et, partant, communiquer. L'objectif visé est de sus­citer une authentique expression culturelle des masses, qui traduise une réalité collective et individuelle et se transforme en véritable mobilisation culturelle du quartier en même temps qu'elle pose les fondements d'une action politique.

Ces différents projets ont en fait été mis en oeuvre et ont été, comme nous l'avons dit, les instruments de la communication au sein du quartier, de la lutte idéologique qu'il a menée, du sauvetage de son patrimoine culturel et de son organisation.

A signaler que les trois niveaux d'organisation furent établis successivement mais fonctionnèrent ensuite simultanément, et que, de ce fait, la communication de personne à personne, la communication de groupe et la communication de masse, ont elles aussi coexisté, en se renforçant mutuellement.

Ainsi, en même temps que l'analyse du contenu du bulletin du quartier, "El Alipuz", complétait la réflexion au sein des divers groupes, l'opinion de ces groupes et de leurs membres façonnait et enrichissait ce contenu.

Les thèmes et/ou problèmes abordés dans les festivals, le bulletin, les représentations théâtrales ou musicales, les auxiliaires audiovisuels, les discus­sions et en général tous les instruments d'éducation-communication, étaient sou­vent les mêmes, de sorte que les niveaux de communication et d'organisation se renforçaient mutuellement grâce à cette approche "multimédia".

7. Communication et lutte idéologique

Rappelons qu'au départ, seule fonction assignée à la communication était de "soutenir" le travail d'éducation et d'organisation accompli dans le cadre du projet, en fournissant aux agents de promotion une série d'auxiliaires utiles pour sensibiliser la population. La lutte idéologique demeurait circonscrite au niveau des individus ou des groupes et les moyens de communication n'avaient aucune inci­dence déterminante, sinon qu'ils facilitaient le dialogue.

A mesure que le projet évolue, la valeur propre des moyens de communication en tant qu'instruments d'éducation et de dialogue est mieux comprise et appréciée.

Dès lors, leur rôle apparaît plus clairement comme consistant à informer et à conscientiser sur une large échelle, c'est-à-dire qu'ils interviennent plus net­tement dans la lutte idéologique qu'exige le processus d'organisation de la popu­lation destiné à faire en sorte que celle-ci se mobilise en masse pour revendiquer ses droits face au système.

Il faut donc que le peuple fasse siens les instruments créés initialement dans le cadre du projet. Méthodologiquement parlant, il s'agissait de "créer avec le peuple et pour le peuple" et de lui transférer les techniques et les outils de communication mis au point.

Le seul moyen d'atteindre cet objectif était de renforcer le processus d'organisation politique de la communauté, car ce phénomène de création et de prise en charge dépend du degré de prise de conscience atteint grâce à l'exercice de la communication et aux luttes revendicatives.

La communication, en tant qu'expression de la lutte organisée et consciente de la communauté, devient donc l'instrument d'une véritable lutte idéologique, instrument nécessaire à l'expression et au perfectionnement du niveau d'organi­sation atteint.

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Cette lutte idéologique a été menée en tant qu'élément d'une lutte politique, en réponse à l'une ou l'autre tentative de manipulation ou dans le cadre d'un effort permanent de clarification face aux manoeuvres aliénantes du système.

Comme on l'a déjà indiqué, on se servit de tous les moyens, souvent conju­gués, comme le montrent les exemples qui suivent.

L'Organisation obtint (après beaucoup d'efforts) l'installation d'un service téléphonique assez particulier, en ce sens que les postes, bien que propriété de la municipalité, et censés desservir toute la communauté, étaient installés chez des commerçants. Avec le temps, certains de ces derniers, peu scrupuleux, s'appro­prièrent ces sept téléphones et firent payer pour chaque appel un prix - exces­sif - qu'ils fixaient à leur guise.

Dans leur lutte pour que les téléphones soient rendus à l'usage de la commu­nauté et que soient respectés les tarifs initialement convenus, les habitants se heurtèrent à beaucoup de difficultés, de mensonges et de manoeuvres de la part des commerçants et des autorités municipales.

De nombreuses démarches furent entreprises, des commissions furent créées, et, pour informer et sensibiliser la collectivité, on mit au point, au moment le plus fort de la lutte, un plan qui faisait virtuellement appel à tous les moyens.

L'Organisation, par l'intermédiaire de ses dirigeants, élabora un plan de lutte auquel le bulletin consacre une large place.

Le groupe de théâtre écrivit une petite pièce qu'il présenta dans le cadre d'un "festival populaire". Elle fut discutée par les spectateurs (plusieurs mil­liers), qui étudièrent aussi la proposition de l'Organisation.

On décida sur le champ de l'adopter ; on recueillit plusieurs centaines de signatures et on constitua un comité qui, le lendemain, se rendit à la mairie pour exposer la position de la communauté.

Un autre exemple fut l'imposition par les commerçants et les médias de la "fête des parrains". Au Mexique, outre la "fête des mères", que l'on célèbre dans pratiquement tous les pays, il existe un nombre infini de "fêtes" : celle des pères, des enfants, des étudiants, des instituteurs, des postiers, etc., qui donnent lieu à d'énormes campagnes publicitaires ou idéologiques. Résultat : la population dépense à longueur d'année son argent en cadeaux et en festivités.

A une époque de l'année où le commerce est peu florissant, c'est-à-dire après Noël et le Jour de l'an, on inventa la fête des "parrains".

Pour éclairer la communauté et faire obstacle à sa manipulation, on organisa une campagne d'information : le groupe musical composa un "corrido" (chanson avec danse) et le groupe de théâtre monta une pièce qui dénonçait la manoeuvre ; le bulletin imprima le "corrido" et traita de la question ; enfin, on organisa un festival sur la "fête des parrains" qui eut lieu le jour même de l'inauguration de la nouvelle fête imposée.

Pendant la semaine, ce thème fut inscrit à l'ordre du jour des réunions d'étude et de réflexion de tous les groupes existants.

D'autres manifestations populaires comme la fête des mères, la fête des pères, la semaine sainte, la fête du travail, la commémoration de l'indépendance ou de la révolution, les fêtes religieuses de Santa Cecilia et de Noël donnaient lieu à des activités de même nature. On cherchait, en recourant à tel ou tel moyen de communication, à restituer à chacun de ces événements son authentique caractère libérateur en dénonçant les manoeuvres auxquelles il pouvait donner lieu.

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Dans certains cas, le travail idéologique prenait la forme d'une "campagne" qui pouvait s'étendre sur un mois ou plus, ponctuée de concours de poésies, de dessins, de chansons, etc., qui permettaient de mobiliser l'attention soutenue de la communauté, laquelle trouvait dans les moyens de communication à sa disposi­tion, surtout le bulletin et les festivals, un souci constant d'information, de réflexion et de divertissement.

Rappelons qu'à certaines périodes particulièrement importantes, Noël par exemple, tout le quartier était divisé en secteurs, dans chacun desquels avaient lieu des activités, théâtrales surtout.

Pendant neuf jours consécutifs des festivals se déroulaient en divers endroits du quartier ; l'action ainsi menée, à la fois intensive et extensive, était complétée par le recours à d'autres moyens de communication ou par des groupes de réflexion.

Il ressort de diverses enquêtes que ces campagnes avaient un impact énorme sur la communauté qui en discutait le message pendant des journées entières, en famille, au marché, dans la rue, bref partout.

On a constaté par exemple que 99 % des personnes interrogées connaissaient les festivals, et ce, dans un quartier qui comptait à l'époque 40.000 habitants, de sorte que l'on peut parler de plusieurs milliers de personnes touchées directe­ment ou indirectement.

Nous pourrions illustrer longuement encore l'intense travail d'ordre idéolo­gique et politique accompli au moyen des formes de communication "alternative" mises au point dans le cadre du projet. Faute d'espace, toutefois, nous nous bor­nerons à ces quelques exemples.

8. Communication et culture populaire

La question des aspects culturels est expressément mentionnée dans un grand nombre de documents de travail relatifs aux projets.

Dès le début, elle a eu une importance fondamentale ; l'approche adoptée, plus que simplement "culturaliste" ou "folkloriste", procédait d'une optique de classe. Dès les premières enquêtes, la culture a été à la base du travail d'éducation et de communication.

Recouvrer, dans un esprit critique, la réalité culturelle et la restituer systématiquement, tels furent (bien qu'ils n'aient pas été exactement exprimés sous cette forme) les mots d'ordre suivis tout au long de l'exécution du projet : lors du repérage des lieux, on analysa les "types de logement", les matériaux uti­lisés, les ornements, etc., qui sont indubitablement des formes d'"expression cul­turelle" ; lors de l'enquête par entretiens, les thèmes abordés (axes thématiques ou noyaux générateurs), leur présentation, leur teneur sémantique, exprimés dans des mots clés, reflétaient l'interprétation de la réalité.

Cette réalité ainsi recouvrée fut systématiquement restituée sous la forme de "guides de discussion" et de matériel d'appui.

C'est surtout au niveau de la communication de masse que cette double préoccupation s'est concrétisée. Les festivals, par exemple, furent organisés, et l'on insista là-dessus dès le début, à partir de l'idée de sauvegarder et de restituer le sens de la fête populaire qui est profondément enraciné dans l'âme de notre peuple mais s'est perdu dans un milieu urbain hostile. Dans le bulletin, on utilisa un langage populaire faisant une large part: à la représentation graphique qui, de nos jours, est une forme d'expression que la culture populaire a faite s i enne.

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Dans chaque numéro du bulletin apparaissait un épisode d'une histoire mettant en scène une famille de paysans qui avaient émigrés à la ville.

Les membres du groupe de théâtre, tous des jeunes, fournirent le sujet de l'histoire ; du récit de leur vie, qui fut en même temps pour eux l'occasion d'une redécouverte critique de leur histoire, ils tirèrent une oeuvre très intéressante intitulée "Là-bas on n'a pas voulu de moi ... et me voici.".

Présentée dans les festivals, cette oeuvre eut un grand impact. En fait, le travail du groupe de théâtre était entièrement fondé sur l'assimilation de l'expé­rience de ses membres, que ses créations collectives restituaient systématique­ment, en en donnant une interprétation critique.

Les thèmes, comme on l'a déjà dit, étaient liés à des manifestations cultu­relles qui revêtaient une grande importance pour la communauté : la semaine sainte, la fête des mères, les fêtes de l'indépendance ou de Santa Cecilia et, surtout, Noël. Dans le traitement de ces thèmes, le groupe essayait de "mettre le système en accusation" en révélant une réalité normalement cachée. La création collective partait bien de l'expérience individuelle et collective des partici­pants (dénotation et connotation) mais s'appuyait aussi sur des informations complémentaires et interprétait structurellement toutes ces données. Ainsi, l'oeuvre présentait au peuple la réalité vécue par lui, mais organisée, complétée et interprétée structurellement, c'est-à-dire mettant en lumière des rapports existants mais ignorés du plus grand nombre. Les aspects idéologiques, économiques et politiques étaient présentés de façon telle que, bien que le thème fût concret, il se prêtait dans le cadre du "théâtre forum" à la discussion et à l'analyse critique du public.

La forme, le langage, les costumes, etc., étaient l'expression de la vie même de la communauté.

Bref, en partant de la vie du peuple (et de sa culture en tant que manifes­tation et interprétation), on cherchait, par le biais de la récupération critique et systématique de la réalité et de sa restitution, à consolider la culture popu­laire en renforçant les valeurs propres à susciter au sein des masses une cons­cience de classe.

Pour illustrer notre propos nous prendrons la fête de Noël : chaque année, l'Organisation planifiait le travail et les thèmes que traiteraient les moyens de communication en mettant l'accent sur un aspect particulier.

Le théâtre ici jouait un rôle important. Dans le cadre du thème général, il essayait de restituer à Noël son caractère authentique ; dans le cadre du thème particulier, que nous appellerions aujourd'hui l'axe thématique, il faisait res­sortir les manoeuvres commerciales, la manipulation ou l'aliénation religieuse, la perte et le dédain de nos traditions résultant de l'invasion impérialiste, etc.

Une année, le groupe mit en scène la naissance du Christ comme s'il s'agis­sait d'un événement actuel. Marie et Joseph étaient deux paysans qui émigraient à la ville ; Marie, enceinte, qu'aucune clinique ou hôpital public ou privé n'avait accueillie, accouchait sur un chantier de construction, entre des sacs de chaux et des tas de briques.

Jésus, son fils, revivait toutes les étapes de la vie du Christ ; c'était un leader, que, avec le temps, les "forces du bien et de l'ordre" en venaient à considérer comme dangereux.

Les scribes et les prêtres avaient la même apparence, les mêmes traits de caractère, la même attitude et défendaient les mêmes intérêts que des personnages que le peuple côtoyait tous les jours dans la vie réelle.

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Jésus parlait un langage, il faut le signaler, 100 % évangélique d'où était intentionnellement absente toute terminologie politique ou "gauchiste".

Cette oeuvre, comme celle des autres années, fut représentée dans neuf zones différentes du quartier pendant neuf jours consécutifs, correspondant en fait aux neuf "posadas", qui constituent une des traditions les plus profondément ancrées dans la culture mexicaine. Il s'agit de neuf jours de fête païenne et religieuse qui préparent Noël ; dans cette "posada" nouvelle formule, où les prières, les chants, les classiques "piñatas", les friandises et les aliments typiques occu­paient leur place traditionnelle, le théâtre jouait un rôle sensibilisateur central.

Souvent des représentations audiovisuelles (diaporamas ou montages sonores) constituaient une forme de théâtre dans le théâtre.

D'autres fêtes importantes, comme la semaine sainte ou les fêtes de Santa Cecilia, donnaient lieu, elles aussi, à des activités organisées dans les diffé­rents secteurs. Elles ressuscitaient le sentiment d'appartenance à un "quartier", important élément de la culture populaire.

Comme autre exemple du travail accompli à Santa Cecilia pour sauvegarder le patrimoine culturel, citons le groupe musical "Voz del Pueblo" dont le répertoire populaire et folklorique comprend non seulement la musique du Mexique, mais celle de toute l'Amérique latine. Toujours présent lors des manifestations et des festi­vals, il parlait de la situation en Amérique latine et au Mexique, de la signi­fication des symboles, des instruments, etc. Une activité qui eut énormément de succès fut le "théâtre de masques". Le masque, héritage de la résistance cultu­relle préhispanique et coloniale, demeure présent dans les danses et les repré­sentations autochtones (les "pastourelles" par exemple), dont il constitue un élément irremplaçable.

Le groupe de théâtre présenta un spectacle mimé sur la distribution du revenu et la plus-value qu'une équipe avait mise au point en guise d'"évaluation" dans le cadre d'un cours de formation politique organisé à l'intention des dirigeants. Lé groupe en fit une fable où les personnages dénommés "tigres, chats et ocelots", selon un langage symbolique familier à la communauté, représentaient les classes sociales ; présentée dans la tradition du théâtre des masques, cette fable eut un grand succès et son message fut fort bien perçu.

Pour mettre sur pied des groupes de construction de logements faisant appel à l'initiative personnelle ou à l'entraide, on eut recours à diverses formes de financement et d'autodéfense populaire (loteries et tombolas).

Bref, ce sont là quelques-unes des formes de communication et d'éducation populaire auxquelles eurent recours l'équipe de l'IMDEC et les habitants de Santa Cecilia, usant de leur imagination et le plus souvent guidés par l'intuition, la sensibilité et la connaissance du peuple (étayées par un énoncé théorique clair et explicite), et que nous ne saurions toutes recenser ici.

Observations finales tenant lieu de synthèse

Le travail dont nous venons de rendre compte ne se déroulait pas dans l'iso­lement, il s'inscrivait, directement ou par le biais de la coopération, avec d'autres groupes et équipes, dans un mouvement urbain populaire naissant.

Il existait entre tous les quartiers participants des échanges et des rapports permanents et actifs ; les spectacles dramatiques, musicaux et autres manifestations culturelles donnés dans un quartier l'étaient ensuite dans d'autres ... bref, l'échange était constant. Des projets communs furent entrepris, tel le journal "El Fogonazo" qui publiait des reportages populaires réalisés par une équipe dont les membres se recrutaient dans plusieurs quartiers.

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Aujourd'hui encore, les coopératives de plusieurs quartiers coordonnent leurs activités et gèrent un magasin central d'approvisionnement.

Le mouvement populaire cherchait à se constituer en "front", d'où la néces­sité de l'étude et de l'analyse politique. A Santa Cecilia, les dirigeants parti­cipèrent à un atelier de formation politique où, pendant un an, semaine après semaine, ils assimilèrent leur réalité et apprirent à la voir sous un angle nouveau.

Pour la première fois, on eut recours de façon organisée à la dialectique, aux techniques participatives et de créativité (sociodrame, dynamique de groupe, présentations audiovisuelles, etc.), bien que de façon moins systématique qu'auj ourd'hui.

Les schémas d'organisation évoluèrent, les habitants mettant peu à peu au point un modèle caractérisé par le travail par zone et îlot et l'assimilation de tous les éléments du processus que l'IMDEC avait mis en route des années auparavant.

Ainsi, les coopératives, les groupes oeuvrant dans le domaine de la santé et du logement, les moyens de communication, etc., passèrent sous le contrôle de la base, l'IMDEC ne jouant plus qu'un rôle d'assistance et de consultation.

Cette méthodologie s'étendit aux autres quartiers et l'on vit naître des instances permanentes de formation et de coordination.

C'est alors que, conséquences de la réforme politique, de l'opportunisme politique et du manque d'expérience historique du "jeu politique", des divisions apparurent qui sapèrent et, pratiquement, mirent fin (en peu de temps) à l'expé­rience menée à Santa Cecilia et à tout travail réalisé de façon coordonnée.

Au moment de la rupture, chaque faction se retrouva avec le morceau de projet qu'elle coordonnait et ses instruments de travail.

Depuis lors, le bulletin continue de paraître, mais irrégulièrement et sans plus suivre la ligne qui était la sienne au départ.

Il en va de même du festival qui a perdu tout son sens et n'attire plus aujourd'hui que les amateurs de chant.

Bref, le projet en tant que tel, après s'être dénaturé, a cessé d'être, de même que le processus qu'il a généré, mais nous sommes certains que le processus historique et véritable de libération, loin de s'être affaibli, s'est considéra­blement enrichi.

Le temps et la maturité réuniront ceux que des circonstances accidentelles ont divisés, mais qui sont unis par leur conscience de classe et leur engagement dans un projet qui a précisément contribué à les unir et a montré de fait qu'édu­cation et communication, organisation et lutte idéologique, communication inter­personnelle et communication de masse, sauvegarde culturelle et définition idéolo­gique ne sont pas des termes contradictoires mais des aspects complémentaires d'un seul et même processus populaire de libération.

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ARGENTINE

Quartier San Martin, à Mendoza

Programme lancé par la communauté elle-même et pris en charge par une coopérative

1. Origine et gestation d'un processus

Le présent cas illustre la façon dont, à partir d'une situation problématique dans laquelle se trouve un groupe de personnes, on aboutit à un processus de pro­motion socioculturelle lancé par la population concernée elle-même. C'est l'his­toire d'une longue marche à la recherche d'une solution. Ceux qui l'entreprirent ignoraient que la promotion socioculturelle était cette solution ; ils le décou­vrirent en luttant. La promotion socioculturelle n'entrait même pas dans le champ de leurs préoccupations : enfoncés pour beaucoup dans la marginalité, c'est à peine s'ils s'intéressaient à ce qui pouvait les aider à survivre.

Mais commençons par le commencement. La scène est un quartier périphérique de la ville de Mendoza, en Argentine. Il est à la fois le produit de la croissance urbaine, dont nous avons parlé dans une autre section de cette étude, et le résul­tat d'un concours de circonstances. Depuis les années 30, il existait en bordure de Mendoza, à l'ouest, une immense décharge séparée de la ville par un étroit collecteur d'eaux alluviales. Quelques familles sans travail, qui ne savaient où aller et gagnaient quelque argent comme chiffonniers en fouillant toute la journée dans les ordures, s'installèrent dans la décharge. L'organisme provincial auquel appartenaient les terrains les autorisa à rester à condition qu'ils se servent uniquement de morceaux de tôle et de cartons pour se construire des abris.

En 1950, 12 familles vivaient dans la décharge. Notre histoire toutefois ne. commence pas encore là. A cette époque, les hommes et les femmes qui vivaient dans ce bidonville n'imaginaient même pas qu'ils avaient le droit de vivre dignement. Ils se logeaient dans de misérables cahutes et vivaient de ce qu'ils parvenaient à tirer de la décharge.

En 1955, sous l'influence de l'abbé Pierre, qui avait encouragé la création d'organisations du type des Chiffonniers d'Emmaüs dans divers pays d'Amérique latine, et notamment à Mendoza, un cri d'alarme fut lancé : "Mendoza est d'ores et déjà entourée d'une ceinture de misère".

Devant ce cri d'alarme destiné à mobiliser les efforts, la réaction immédiate du gouverneur, de l'évêque, des ministres et des législateurs fut de critiquer Emmaüs : Que l'abbé Pierre découvre qu'il y a des sans-abri en France et cherche à faire prendre conscience aux Français de cette tare, c'est fort bien, mais ce n'est pas une raison pour postuler l'existence du même fléau dans une ville aussi propre que Mendoza".

Mais Emmaüs prit des photos de cette réalité, les publia et fit savoir que Mendoza n'était pas non plus exempte de bidonvilles.

Révoltées, quelques personnes se joignirent à Emmaüs pour travailler dans ce quartier qui ne portait pas encore de nom.

Le résultat de toute cette agitation fut que les "pauvres" apprirent l'existence d'un lieu où ils pouvaient aller construire leur abri et que le quartier continua à s'étendre. Les habitants s'organisèrent en "association de

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voisinage" et par la suite décidèrent de donner au quartier le nom de "San Martin, le libérateur, le colosse des Andes". Ils choisirent ce nom comme s'il pouvait embellir la laideur et donner des forces à leur impiiissance.

Les 35 familles de 1955 étaient passées en 1959 à plus de 150. Le quartier continuait à s'étendre. Le seul souci de l'association de voisinage était de cons­truire un terrain de football et une piste de danse dans un quartier toujours sans eau, sans sanitaires, sans éclairage et sans un logement digne de ce nom.

C'est alors qu'entra en jeu un nouvel élément catalyseur : le groupe d'Emmaüs. On construisit un local pour les réunions et une école fut ouverte.

Tout ce qui précède constitue en quelque sorte la gestation d'un processus qui allait se mettre en marche en 1959. Face à l'accumulation de problèmes qui l'écrasait et l'accablait, la population décida de s'organiser. Ce ne furent pas tellement les agents extérieurs déjà à l'oeuvre dans le quartier, à savoir le groupe d'Emmaüs, qui jouèrent le rôle moteur, mais l'exemple d'autres quartiers qui se trouvaient dans des situations analogues. Parmi les nouveaux arrivants se trouvaient des Chiliens qui avaient participé dans leur pays à des luttes de "sans-abri". Une fois de plus se vérifia l'importance, en tant qu'élément cataly-tique du processus de promotion des couches populaires de 1'"effet de démonstra­tion", c'est-à-dire de l'exemple donné par des gens se trouvant dans une situation identique. Savoir qu'ailleurs des gens luttaient pour un toit constitua pour les habitants du quartier, selon leur propre expression, la première impulsion qui les incita à agir.

Le processus "démarra" le 14 mars 1959 avec la création d'une coopérative. Neuf hommes et une femme en furent à l'origine. Aucun d'eux n'avait la moindre idée de la façon d'organiser une coopérative, de la faire fonctionner ni du régime juridique applicable. Tout ce qu'ils savaient c'est qu'ils devaient s'organiser, qu'ensemble ils pourraient agir et qu'ils devaient essayer.

A ce stade initial, ils demandent une aide et des conseils à l'extérieur. Ils font appel aux services, gratuits, d'un avocat spécialiste du droit du travail et défenseur connu des causes ouvrières. La coopérative s'étaient, entre-temps, enri­chie d'un nouveau membre, un prêtre ouvrier qui vivait dans le quartier, et pou­vait désormais compter sur la collaboration de l'institutrice.

Personne ne soupçonnait que la première pierre ainsi posée serait la pierre anglulaire non seulement de la construction d'un véritable quartier, mais d'une expérience de travail qui servirait d'exemple à d'autres programmes analogues à Mendoza et dans le reste du pays. Dans cette décharge, des hommes sans culture, comme on les appelait, allaient montrer en peu de temps ce que peuvent accomplir l'entraide et l'action concertée.

2. Une coopérative comme point de départ concret de l'oeuvre de promotion

La promotion, on le sait, n'est pas un travail qui peut se réaliser dans le vide ; elle doit s'appuyer sur un projet concret et précis. La promotion ne réside pas tellement dans ce que l'on fait, mais dans la façon de le faire ; c'est plus une attitude que la substance de projets précis, lesquels sont toutefois indispen­sables. Dans le cas qui nous occupe, l'ensemble du processus part d'un projet d'organisation et de mise en marche d'une coopérative.

Le groupe pionnier du quartier ne savait par. comment mettre sur pied une coopérative, mais savait que l'objectif d'une coopérative, tout au moins au début, n'est pas simplement de répondre aux besoins économiques de ses membres mais, en joignant le social à l'économique, de susciter la coopération, l'entraide mutuelle et la solidarité.

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Ils estimèrent donc que le simple fait de mettre sur pied une coopérative était en soi un programme de développement communautaire. Et la suite de l'his­toire leur donna raison.

Cela étant, comme ils ignoraient tout, ils durent tout apprendre. Vint le jour de convocation de l'assemblée constitutive. Ils n'étaient plus 10, mais 98 et la coopérative fut officiellement constituée en coopérative polyvalente (la loi argentine n'autorise pas ce type de coopérative mais, comme elle était constituée par un groupe qui vivait dans une décharge, les autorités compétentes, au moment d'approuver les statuts, n'y prêtèrent pas grande attention et, par erreur, auto­risèrent sa création).

S'ils l'appelèrent ainsi c'est parce qu'ils voulaient tout faire : viabiliser le terrain, construire des logements sur des parcelles leur appartenant, installer l'électricité, créer une fabrique de matériaux de construction, produire et vendre aux membres et aux non-membres, mettre sur pied une section consommation, une sec­tion travail, une bourse de travail, enfin tout.

Abandonnons pour un temps la description du processus pour nous attacher à quelques questions de fond qui touchent à l'objet de la présente étude, à savoir identifier, parmi les méthodes d'action utilisées, celles qui sont applicables à d'autres contextes. Deux éléments sont à prendre en considération :

. Le rôle éducatif de l'action coopérative et sa contribution à la promotion de l'éducation ;

. La réticence des marginaux à s'engager dans un processus d'autopromotion ou d'autodéveloppement.

Ces deux questions touchent directement aux problèmes méthodologiques comme nous allons le voir.

La mise sur pied de la coopérative, de par le labeur qu'elle exigea quasiment jour après jour, constitua une véritable école de formation de dirigeants. Tout se fit dans l'urgence et le provisoire, avec des dirigeants improvisés, mais qui se formaient à mesure qu'ils agissaient commettant des erreurs certes, mais progres­sant et apprenant. "Apprendre en travaillant" tel fut le principe pédagogique qui présida à la formation de ces hommes ordinaires qui en vinrent à diriger la commu­nauté et à gérer des coopératives. Pour mieux comprendre ce que cela signifiait, il faut se rappeler que tout ceci se passait non pas dans un quartier un tant soit peu structuré, mais dans un agglomérat d'apports humains venant de différentes régions et de deux pays limitrophes, le Chili et la Bolivie. C'est de cette masse marginalisée et déracinée que devaient émerger ses dirigeants. La principale école à laquelle se formèrent ces derniers fut la coopérative.

Elle-même école de formation, celle-ci contribuait en même temps à promouvoir l'éducation ; dans la meilleure tradition du coopératisme, coopération et éduca­tion étaient indissociables. En quoi consista l'éducation coopérative dans le cadre de cette expérience ? L'objectif était la formation sociale, qu'ils appe­laient "communautaire", et technique. Malheureusement tous les membres de la coopérative n'en bénéficiaient pas, mais seulement les dirigeants. C'est d'ail­leurs une caractéristique fréquente de ce type d'expérience : le résultat en est qu'un écart se creuse, sur le plan de la formation, entre les dirigeants et la masse des membres ou l'ensemble de la collectivité.

Pour en revenir à l'éducation coopérative, elle permettait aux intéressés d'acquérir :

- un certain nombre de technique relatives au fonctionnement de la coopérative ;

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- des connaissances d'ordre comptable, financier, administratif et juridique ;

- une formation coopérative proprement dite (théorie et pratique de la coopération) ;

- une culture générale principalement axée sur la compréhension de leurs problèmes ;

- des notions de formation professionnelle les préparant à l'accomplissement de travaux précis. (Cette formation fut dispensée dans le cadre, non pas de la coopérative, mais d'un projet différent - 1'autoconstruction de loge­ments - dont nous parlerons plus loin.)

Comment expliquer qu'un groupe de personnes, qui, peu de temps auparavant, faisaient partie des éléments marginaux d'un bidonville, entreprenne un processus d'autoformation ? A ceci deux raisons principales :

- la motivation puissante qui les animait produisait un enthousiasme conta­gieux au sein du groupe des responsables ; par ailleurs, la gravité des problèmes auxquels chacun se heurtait dans la vie quotidienne constituait une puissante incitation ;

- un autre facteur qui facilita le processus de formation des dirigeants de base fut le style de travail des membres des professions libérales qui fournirent une aide extérieure : il n'y eut jamais dichotomie entre eux et le peuple (ils se considéraient comme faisant partie du peuple) ; ils apprirent aux gens à faire ce qu'il fallait, les aidèrent, mais jamais ne le firent à leur place ; par ailleurs, et ce fut là le facteur le plus déterminant, les auxiliaires bénévoles venus de l'extérieur firent de ce qui se passait dans le quartier comme leur affaire personnelle ; ils "accompagnèrent le processus" vécu par la population et, ce faisant, l'aidèrent à prendre en mains son propre sort.

Cela étant, une partie des habitants non seulement ne prit aucune part aux activités, mais adopta une attitude hostile et sournoisement agressive. Tapis dans le noir chaque fois que les responsables de la coopérative se réunissaient le soir, ils commençaient à lancer des pierres contre le local où ils étaient rassemblés.

La question qui se pose - et qui, à notre avis revêt un intérêt méthodo­logique - est la suivante : pourquoi les marginaux eux-mêmes (et ce qui se passait dans le quartier San Martin est la règle plutôt que l'exception) non seulement refusent-ils de participer à un processus qui pourrait les tirer de leur situation mais encore s'y opposent-ils ? Plusieurs explications partielles peuvent être avancées :

- la marginalité et le sous-développement (la sous-culture de la misère, comme disent certains) produisent un sous-développement au niveau des espoirs et des aspirations, un affaissement existentiel ;

- les marginaux étant, dans leur immense majorité, des exploités, il n'est nullement étonnant qu'ils s'attendent à être exploités par leurs propres compagnons ;

- fréquemment, la marginalité crée des attitudes de dépendance (on laisse à d'autres le soin de résoudre le problème), un fatalisme, une résignation qui mènent à l'immobilisme.

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On pourrait fournir d'autres explications mais le problème méthodologique demeure et peut se formuler comme suit : comment sensibiliser et mobiliser une population-objet plongée dans la "culture du silence", soumise psychologiquement à une sorte de déterminisme de l'ordre social existant ? C'est là une des questions centrales qui se posent dans un travail de ce genre.

Après ces quelques considérations relatives à certains aspects méthodolo­giques du cas qui nous intéresse, revenons-en à la description du processus.

Le quartier ne cessait de s'étendre ; sur les terrains publics qu'il occupait se construisaient toutes sortes d'habitations précaires sans ordre ni plan établi. La coopérative commença à ordonner l'espace, à tracer des rues, à affecter des terrains aux services publics. Une fois encore, elle se heurte à l'opposition des habitants eux-mêmes qui ne lui reconnaissent pas ce droit, les terrains ne lui appartenant pas. En dépit de ces difficultés, elle réussit peu à peu à ordonner le développement jusque-là anarchique du quartier.

A la fin de 1959, celui-ci compte environ 200 familles. Un bidonville d'un millier de personnes est encore petit, mais suffit à enlaidir une ville comme Mendoza.

Une décision de l'Intendant de Mendoza va susciter une nouvelle dynamique au sein du quartier et contribuer, de manière significative, à sa mobilisation et à son organisation. En octobre 1959, ce fonctionnaire "découvrit" que les bidon­villes nuisaient à l'image de la ville et au tourisme. Il publia en conséquence un décret interdisant de construire de nouveaux logements à l'ouest de la ville sur des terrains publics, donnant ordre d'abattre immédiatement les logements à moitié construits et sommant tous les habitants de cette zone d'évacuer au bout d'un an les terrains inoccupés en emportant tous leurs biens. Ces dispositions s'appli­quaient également à deux bidonvilles voisins.

L'opération "démolition" commença ; un, deux puis quatre logements furent abattus. L'indignation monta dans le coeur des adultes et les plus jeunes sen­tirent des démangeaisons au bout de leurs doigts. Une pluie de pierres s'abattit sur les démolisseurs et des véhicules furent renversés. Cette première bataille se termina par une victoire, mais deux jours plus tard apparut un bulldozer, c'est-à-dire l'"arme" utilisée pour régler le problème des bidonvilles. Aucun abri ne fut abattu et la coopérative vit son statut renforcé en tant qu'institution repré­sentative du quartier. Elle fit toutes les démarches nécessaires pour que la déci­sion en question demeure sans effet.

De 1960 à 1962 la croissance du quartier se poursuivit ; il comptait mainte­nant près de 4.000 habitants. La coopérative connut ses premières crises et pre­miers problèmes internes. Nous nous trouvons là devant une situation que l'on rencontre dans des dizaines d'expériences analogues : parmi les responsables il y en a toujours un ou plusieurs qui, profitant de la bonne foi des gens, empochent l'argent ou se livrent à des escroqueries. C'est ce qui arriva à la coopérative du quartier San Martin, avec des conséquences graves. En effet, un "petit malin" disparut avec l'argent que la coopérative avait emprunté pour acheter des ter­rains. Au problème financier s'ajouta pour la coopérative un problème de confiance et de crédibilité.

Là encore, une question se pose : pourquoi ce genre de choses arrive-t-il ? A cette question, il n'y a pas de réponse unique ; certains faits sont le fruit d'un ensemble de circonstances. Pour comprendre ce genre d'incident, qui se répète dans des cas similaires, il faut se rappeler, toutefois, que les exploités, les dominés assimilent les valeurs de l'exploiteur et du dominateur, de sorte que quand l'occasion se présente il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils essaient de profiter des circonstances ; ce n'est d'ailleurs pas difficile dans un climat de confiance mutuelle et de dévouement au bien commun.

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La promotion socioculturelle suppose, d'un point de vue méthodologique, la confiance dans les possibilités de l'être humain, quel qu'il soit, mais ces possi­bilités ne se concrétisent pas toujours.

Un aspect important de la tâche accomplie durant la période qui nous occupe est la publication d'un Bulletin de la coopérative. Conçu comme un organe de presse populaire et réalisé avec très peu de moyens, il devint un moyen efficace d'information et de liaison entre les habitants du quartier.

Il se voulait expressément un journal fait par le peuple, pour le peuple, fournissant à chacun l'occasion de s'exprimer et de s'informer.

Le Bulletin publiait des informations d'intérêt pour les habitants, faisait connaître les activités de la coopérative et rendait compte des progrès du combat qu'ils menaient pour obtenir des logements décents.

La pratique montra le bien-fondé de cette initiative. Le Bulletin remplissait en effet pleinement les fonctions de toute publication populaire :

. une fonction d'information, en rendant compte des événements du quartier d'un point de vue véritablement interne ;

. une fonction de formation et d'éducation, en présentant des éléments à la réflexion critique des lecteurs et en donnant à chacun des habitants du quartier l'occasion de d'exprimer ;

. une fonction de mobilisation et de conscientisation ; en effet, il ne suf­fisait pas d'informer, il fallait continuer à mobiliser les gens, les inciter à exprimer leurs opinions, et, ce faisant, à découvrir et à com­prendre quels étaient leurs intérêts véritables et les obstacles auxquels ils se heurtaient.

3. Le programme d'entraide pour la construction de logements

Nous en arrivons maintenant au principal instrument de réalisation de cette expérience : le programme d'entraide pour la construction de logements. Ce pro­gramme permit de mobiliser les efforts et les ressources humaines, institution­nelles et financières nécessaires pour résoudre, par l'entraide, non seulement le problème du logement, mais également d'autres problèmes qui touchaient la vie du quartier.

En même temps qu'il provoqua de profonds changements d'attitudes, il permit de régler un des problèmes prioritaires les plus urgents de cet agglomérat humain qui continuait à croître et qui, au moment de la réalisation de la présente étude, c'est-à-dire en 1984, comptait quelque 30.000 habitants, soit environ 10 % de la population de Mendoza.

Grâce à cette formule, les intéressés eux-mêmes, organisés en groupes, s'aidaient mutuellement à construire leurs logements en fournissant la main-d'oeuvre durant leurs heures libres et en versant une petite somme mensuelle pour couvrir les frais de matériel.

Le programme bénéficia de l'assistance technique de l'Institut provincial du logement et des conseils sur le plan social, d'une équipe de développement commu­nautaire, mais fut organisé et exécuté par la coopérative elle-même.

Le système choisi fut celui de l'entraide sous sa forme la plus pure, c'est-à-dire que tous ceux qui participaient au projet travaillaient directement à la construction des logements ; exceptionnellement on acceptait des remplaçants.

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Du fait même qu'il était dirigé par la coopérative - c'est-à-dire par les intéressés eux-mêmes - ce programme pouvait s'adapter avec souplesse à toutes les situations, ce qui eût été difficile s'il avait fallu passer par un organisme d'Etat à la bureaucratie rigide.

Avant d'expliquer comment se déroula cette expérience, il y a lieu d'indiquer les raisons de l'adoption de cette formule de travail.

La première et la plus fondamentale était l'ampleur du problème et le manque de ressources financières. Par ailleurs, les ressources publiques pour des pro­grammes de logement étaient très limitées et la capacité d'épargne des habitants très faible, voire nulle dans le cas de certains.

Ajoutons que, à mesure que le processus de promotion socioculturelle pro­duisait ses effets, les aspirations des gens du quartier allaient croissant ; pour eux, le logement était devenu une nécessité de base qu'ils ne pouvaient toutefois satisfaire faut de logements bon marché et parce qu'il leur était difficile, voire impossible, d'obtenir des prêts hypothécaires à long terme. En d'autres termes : les gens aspiraient à plus de bien-être, mais le déséquilibre entre le niveau des salaires et le coût du logement persistait.

On estima que cette formule, intégrée à l'activité d'une coopérative polyva­lente, permettrait de remédier en partie au manque d'épargne ou à la faible capa­cité économique de la majorité des gens du quartier. Pour augmenter la capacité d'épargne, la coopérative organisa et ouvrit un magasin d'alimentation. Il est courant en effet, en Amérique latine, que les produits alimentaires se vendent plus chers dans les quartiers périphériques des villes que dans le centre. En offrant les denrées à des prix considérablement plus bas, la coopérative donna aux habitants la possibilité de faire des économies qui serviraient à alimenter le programme de logement.

Première évaluation du programme

Après cinq années de mise en oeuvre, et au terme d'une première évaluation réalisée par des responsables de la coopérative et des techniciens de l'équipe de développement communautaire, le bilan du programme s'établissait comme suit :

Du point de vue social, cette formule s'était avérée un moyen efficace de transformer un "bidonville" en véritable quartier et de faire d'un conglomérat humain une communauté vivante. Pour les familles, la possession d'un logement décent était la condition fondamentale d'une existence digne de ce nom.

Le programme avait eu également un effet pédagogique de mobilisation des res­sources humaines et d'intégration sociale critique, au sein d'une société qui créait ce marginalisme.

Pour ce qui est des avantages économiques, le plus notable avait été la baisse du coût du logement qui, grâce à la fabrication sur place des matériaux de construction et au recours à une main-d'oeuvre fournie par les futurs proprié­taires, avait diminué de 40 %. Pour les intéressés eux-mêmes, cette diminution s'était traduite par une réduction de leur participation aux frais et de la part du budget familial allouée au logement. En outre, la possession du logement une fois terminé représentait pour chaque famille une épargne, un capital important que, compte tenu des circonstances, ils n'auraient pu obtenir d'autre manière.

Par ailleurs, le processus d'éducation et de mobilisation de la population pour qu'elle participe à son propre développement avait eu des retombées qui constituent un autre aspect important du programme.

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Dans la mesure où la construction de logements est conçue comme un élément d'un programme plus vaste de développement communautaire, l'un des principaux mérites de l'entraide est qu'elle ne s'applique pas seulement à l'acquisition d'une technique isolée - la construction - mais aussi au développement intégral et humain de ceux qui participent au programme. En ce sens, elle avait créé une dyna­mique qui avait favorisé la formation d'individus et de groupes responsables de leur propre bien-être et n'attendant pas tout de l'Etat ou d'autrui. Pour certains habitants du quartier qui, sous l'effet de politiques d'assistance sociale, avaient adopté un comportement de mendiants, la participation au programme s'était traduite par un changement radical dans la façon de faire face à leurs problèmes.

Les évaluateurs estimaient également que dans un pôle urbain de croissance, comme Mendoza, cette formule permettait de contrôler l'urbanisation spontanée. Il convient de signaler que, face à l'explosion urbaine qu'a connue l'Amérique latine, aucun des nombreux plans régulateurs mis en place dans différentes villes du continent n'a permis de maîtriser ce phénomène. Dans le cas qui nous occupe, l'action de la coopérative, dans le cadre du programme a permis d'éviter en premier lieu une croissance anarchique et ensuite d'ordonner cette croissance conformément aux critères d'urbanisme fixés conjointement avec l'équipe technique de conseillers.

Tel était le premier bilan de l'exécution de ce programme ; voyons maintenant quelle fut la méthode utilisée.

4. Aspects méthodologiques du programme d'entraide

La première question qui mérite d'être examinée est peut-être celle des normes et des critères adoptés par ceux-là mêmes qui mirent au point le programme d'entraide.

Puisque jusque-là l'ensemble du processus avait été fondé sur le principe apprendre en travaillantf il était logique de continuer à l'appliquer pour réa­liser le programme de logement. On adopta donc deux méthodes d'apprentissage fondées sur la pratique :

. Etude sur le terrain d'un autre projet expérimental en cours ;

. Réalisation par les intéressés d'une expérience à échelle réduite.

Un autre principe fut la souplesse d'application des critères opérationnels et des normes juridiques. Ainsi, les familles devaient être légalement consti­tuées, mais en réalité, bien souvent, il s'agissait d'unions de fait stables avec des enfants. Un autre problème était celui de l'apport financier de chaque parti­cipant : la somme demandée était minime, mais certains ne pouvaient pas la verser. Il y avait ainsi une multiplicité de problèmes particuliers. L'application rigou­reuse d'un plan complètement normalisé aurait fait obstacle à l'exécution du pro­gramme. En adoptant la souplesse comme critère de travail, on peut tenir compte des différences qui existaient, tant entre les groupes qu'entre les individus. On avait posé certains principes d'ordre général, mais ils furent appliqués avec souplesse, ce qui permit d'ouvrir le programme pratiquement à tout le monde. Mais souplesse n'était pas synonyme d'arbitraire : il ne s'agissait pas d'accorder à certains des avantages par rapport à d'autres, mais de faire en sorte que tout le monde soit admis à participer.

Pour en venir au programme lui-même, on peut, moyennant une certaine systéma­tisation, le diviser en plusieurs phases :

(a) Délimitation de la zone et organisation de l'espace

Alors que les terrains appartenaient toujours à l'Etat, lequel ne s'était nullement engagé à les vendre, la coopérative décida d'occuper une zone de 50 hec­tares destinée à devenir le centre du quartier.

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Grâce au concours bénévole de géomètres et d'architectes, la zone fut provi­soirement aménagée et divisée en lots. Trois cents lots furent ainsi attribués aux familles qui s'engageaient à construire elles-mêmes leurs logements et à accepter toute modification pouvant être apportée à leurs parcelles après acceptation par la municipalité du plan de lotissement définitif. Elles s'engageaient également à construire le mieux possible, afin de donner au quartier un aspect définitif qui servirait d'argument de poids pour obtenir que les terrains "occupés" leur soient vendus.

A ce stade, le programme d'entraide n'ayant pas encore été lancé, chacun de devait compter que sur lui-même.

Une fois le "premier plan" ébauché, les bulldozers entrèrent en action : les canaux d'écoulement furent comblés et le terrain mis en état. La coopérative éten­dit alors son action à un nouveau secteur du quartier, lequel avait continué à s'agrandir à un rythme accéléré : plus la coopérative se montrait active, plus nombreux étaient les nouveaux arrivants qui venaient s'installer dans ce qui n'était plus maintenant une décharge. En dépit de l'indifférence des autorités durant toute cette période, de l'apathie de certains et de la perturbation que provoquent les sociologues lorsqu'ils étudient les marginaux comme s'ils étaient des cobayes, le programme continua à progresser et à porter des fruits grâce à l'action conjuguée des habitants.

(b) Diffusion du programme ; motivation des groupes et des familles

Cette deuxième phase fut réalisée presque simultanément avec la première. Pour faire connaître le programme, on eut recours à des contacts personnels, on organisa des réunions d'information, on distribua des prospectus et le bulletin précédemment mentionné. Quel que soit le moyen utilisé, la teneur du message dans ses grandes lignes était la suivante :

. programme et objectifs de la coopérative ;

. caractéristiques du système de construction de logements - initiative per­sonnelle ou entraide ;

. description du programme, l'accent étant mis sur l'emplacement des ter­rains, les types de logements, les matériaux devant être utilisés, les engagements qu'entraînait la participation au projet, le coût approximatif du logement et des parcelles, enfin, les modalités et les délais de paiement ;

. conditions nécessaires pour participer au programme.

(c) Etude socio-économique des familles intéressées et analyse de leur situation

Une fois présentés, les objectifs du programme et la formule adoptée, on pro­céda à l'analyse de la situation socio-économique des familles intéressées, puis à l'établissement d'un diagnostic portant sur leur capacité de paiement, les apti­tudes des hommes en matière de construction, la taille de la famille et d'autres données utiles pour l'organisation du travail.

(d) Programmation

On entreprit ensuite de programmer, à partir des données recueillies, les différents aspects du projet : socio-pédagogiques, techniques et administratifs.

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Sur le plan social on sélectionna les participants en établissant un ordre de priorité pour l'exécution des travaux, on présenta les pièces justificatives et on organisa les groupes de travail, en prenant en considération trois types de rela­tions : les relations juridiques, définies dans le cadre d'un contrat entre chaque participant, l'entité de parrainage et la coopérative ; les relations techniques ou fonctionnelles, déterminées en fonction du rôle du participant au sein du groupe, qu'il s'agisse du projet de construction de logements ou de tâches connexes ; enfin, les relations humaines qui, au sein d'un groupe primaire, sont autant de "face à face" directs.

Sur le plan techniquef les différents aspects de la programmation sont les suivants :

. distribution des lots en fonction des possibilités économiques des familles et de la formule de travail collectif adoptée ;

. élaboration des plans d'urbanisme ;

. planification du mode d'occupation de l'ensemble du terrain ;

. conception des logements, ceux-ci devant être adaptés à la taille de la famille, aux habitudes culturelles et à la situation économique des bénéfi­ciaires, susceptibles d'agrandissement et facilement réalisables ;

. élaboration des plans de construction et rédaction de descriptifs ;

. préparation du matériel et de l'outillage nécessaires pour la construction ;

. dotation en personnel d'appui technique nécessaire.

Sur le plan administratif? il s'agit d'établir un dossier pour chaque parti­cipant et de mettre au point les instruments juridiques et les règlements devant régir le déroulement des activités. Sur le plan financierr le moment est venu de calculer le coût du projet, d'estimer le coût de chaque logement, du terrain, des ouvrages d'aménagement, des services publics, et d'établir le plan d'investis­sement et la formule de financement.

(e) Exécution des travaux et processus de promotion socioculturelle des individus, des groupes et des familles

Dans cette phase, il faut aussi distinguer les aspects techniques des aspects sociaux.

Du point de vue technique, l'objectif est de construire les logements et de réaliser un certain nombre de tâches connexes : clôture du chantier, construction d'un atelier, approvisionnement en eau, mise en place d'un système de production d'électricité pour le fonctionnement des machines et l'éclairage nécessaire aux activités, approvisionnement en matériaux de construction (sable, remplage, béton armé, etc.), installation de la machine à fabriquer, les blocs de béton, fabri­cation de parpaings et d'éléments préfabriqués, nivellement du terrain, trace et mise en place des fondations, couche isolante, etc., jusqu'à l'achèvement des logements. Dans le programme qui nous intéresse, il fallait aussi assurer tous les travaux de viabilisation.

Durant cette phase, le travail de promotion socioculturelle prend davantage d'importance. La simple juxtaposition d'individus dans une même zone ne suffit pas à faire d'un quartier une communauté ; encore faut-il faire naître chez ces indi­vidus un sentiment d'appartenance et, si possible, de cohésion et de solidarité.

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Aussi s'est-on particulièrement attaché, dans le cadre de ce programme, à lier étroitement construction de logements et promotion socioculturelle, ce qui permet de conférer aux efforts déployés un effet multiplicateur et de traiter conjoin­tement et de façon intégrée le problème de l'habitat et d'autres aspects qui contribuent directement et notablement à la qualité de la vie.

Après le démarrage de la construction de logements, on entreprend un proces­sus d'éducation des groupes participants, composés chacun d'une vingtaine de per­sonnes. Ce travail vise à :

. entretenir et renforcer les motivations des participants afin qu'ils s'encouragent mutuellement à faire les efforts que demande l'exécution du projet et afin de surmonter les moments de fatigue psychologique ;

. développer des attitudes positives, en insufflant à chacun un sentiment de responsabilité et en le développant dans la mesure du possible ;

. contribuer à maintenir la discipline volontaire du groupe, en particulier en ce qui concerne les modalités de travail convenues ;

. entretenir une attitude positive vis-à-vis de l'organisation du projet ;

. inciter chacun à se surpasser dans l'apprentissage des techniques de construction ;

. encourager la solidarité et le respect mutuel entre les participants ;

. faire participer l'ensemble des familles aux activités.

Ce travail de groupe est complété par un processus d'éducation visant direc­tement les familles, dont la raison d'être est la suivante : comme on l'a déjà dit, une grande partie de la population du quartier San Martin venant de la cam­pagne, son intégration à la vie urbaine était plus ou moins traumatisante. Il ne suffisait donc pas de les loger dans un logement de type urbain, comme en témoi­gnait un certain nombre d'expériences malheureuses. Un des volets essentiels du programme fut donc l'éducation des familles, visant à :

. les faire participer au projet, non seulement dans un rôle d'appui et de stimulant, mais de façon active, en assistant aux réunions et en accom­plissant une part des travaux ;

. organiser des centres de promotion de la femme ou des clubs de mères ;

. les préparer à occuper de nouveaux logements et à vivre en harmonie avec leurs voisins, le but recherché étant de créer des liens entre les diverses familles, de les intégrer au milieu d'interaction sociale où elles sont appelées à vivre, de construire, en même temps que des logements, un embryon de vie communautaire, selon un processus auquel doivent contribuer l'architecture, l'aménagement urbain et l'organisation sociale ;

. les aider à s'installer dans leurs nouveaux logements et à s'intégrer à la nouvelle collectivité : même si la question du logement est réglée, le pro­blème essentiel ne l'est pas si la nouvelle unité de voisinage (la famille) ne s'intègre pas à son domaine d'interaction sociale et à l'ensemble de la cité, car alors elle demeure marginalisée.

Normalement un programme de construction de logements se termine par l'attri­bution de ces mêmes logements. Mais, dans le cas du quartier San Martin, l'objec­tif visé n'était pas seulement de construire des logements mais de contribuer à former des individus. Il ne s'agissait pas simplement d'édifier un quartier, mais

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également de jeter les fondements d'une communauté, en passant d'une situation de marginalité plus ou moins accusée à une situation de participation croissante, d'où la nécessité d'associer la construction de logements et la promotion socio­culturelle.

5. Le programme d'éducation des adultes

Bien que, vu son rôle prééminant dans le quartier, la coopérative n'ait pas été étrangère au lancement de ce programme, ce n'est pas elle mais la Direction nationale de l'éducation des adultes du Ministère de l'éducation qui en assura le déroulement.

Pour certains, il s'agissait d'un programme d'éducation fondamentale (expres­sion déjà tombée en désuétude que l'Unesco avait lancée au début des années 50), car, destiné à des adultes qui n'avaient eu aucune éducation de type scolaire, il visait à leur enseigner à vivre, à leur apprendre à s'intégrer et à agir en indi­vidus responsables dans toutes les circonstances de la vie.

Son ambition, au-delà de l'alphabétisation, était surtout d'assurer une for­mation politique, civique et sociale, voire syndicale. Pour atteindre cet objec­tif, on observa certaines règles d'action déjà connues :

(a) concevoir l'éducation et organiser le programme en fonction des besoins des participants ;

(b) chercher à faire participer les apprenants, en exploitant au maximum leur expérience pour enrichir la formation dispensée ;

(c) s'adapter aux exigences de la vie quotidienne et aux conditions de tra­vail des destinataires du programme ;

(d) faire preuve de souplesse en matière d'organisation (horaires, rythmes d'apprentissage, etc.) ;

(e) reconnaître que la coopérative et les autres organisations de base à participation populaire font partie intégrante du processus pédagogique.

Inspiré par la pédagogie de Paulo Freiré, ce programme cherchait à supprimer la dichotomie éducateur-apprenant, le but étant que personne n'éduque personne et que nul ne s'éduque tout seul, mais que tous s'éduquent les uns les autres par le biais du monde environnant.

Bien que, partant incontestablement d'un bon principe, ce programme, mis en oeuvre à une époque - 1973 où se produisaient d'importants changements politiques, fut fortement politisé et, à certains égards, dénaturé. On réussit à éviter les formes traditionnelles d'académisme stérile, mais on tomba en certaines occasions dans un activisme irréfléchi.

Force nous est de conclure que ce programme, qui dura un peu plus d'un an, était bien conçu mais fut mal exécuté.

6. L'école de rattrapage

Alors que le programme d'action de la coopérative avait commencé à porter ses fruits et que la population du quartier avait dépassé les 20.000 habitants, on lança un nouveau programme : l'école de rattrapage.

De part la nature des habitants du quartier, les échecs scolaires étaient fréquents. Les élèves redoublaient les classes et finalement quittaient l'école. Compte tenu du fait que les conditions de vie dans le quartier étaient très

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modestes et que les parents, vu leur niveau culturel, n'étaient pas en mesure d'aider leurs enfants, on décida de créer une école de rattrapage destinée aux jeunes qui avaient connu un grand nombre d'échecs au cours de leurs études primaires.

Dès les premiers temps de son existence, la première école créée dans le quartier San Martin avait enregistré des taux élevés de redoublement et d'abandon, attribuables au faible niveau d'instruction des familles, au manque de matériel scolaire, livres, fournitures, etc., et aux problèmes d'alimentation et de santé. Par ailleurs, les conditions de logement faisaient que les enfants étaient obligés de partager leur chambre avec leurs frères ou d'autres membres de la famille, ce qui créait un climat peu propice à leur développement. Dans bien des cas, les familles étaient désunies et les parents, analphabètes pour la plupart, ne pou­vaient aider leurs enfants à faire leurs devoirs.

Pour remédier à ces problèmes, on créa, en s'inspirant des idées de Pierre Fauré, une école de rattrapage, complémentaire de l'école primaire.

La mise en oeuvre de cette initiative fut facilitée par le fait que l'immense majorité des parents, bien que de condition très modeste, étaient désireux de voir leurs enfants terminer leurs études primaires, ce qu'eux-mêmes, pour la plupart, n'avaient pu faire. Dans la pratique, cependant, ces parents se rendaient compte que de nombreuses difficultés les empêchaient d'aider efficacement leurs enfants à poursuivre leurs études. Très rapidement ils en arrivaient à accepter que leurs enfants soient voués à aller d'échec en échec et à redoubler régulièrement. De là à ce qu'ils abandonnent l'école pour aller travailler, il n'y avait qu'un pas.

Conscients de cette situation, des responsables de la coopérative s'inquié­tèrent en 1978 d'y trouver une solution. Ils envisagèrent deux possibilités :

. créer une école primaire privée, solution jugée dangereuse car, sans qu'on le veuille, elle risquait de donner naissance à une petite élite d'enfants privilégiés différents des autres enfants du quartier ;

. ouvrir une garderie pour éviter que les enfants ne passent leur temps dans la rue et les préparer à l'école. Mais cette formule n'avait pas eu de succès dans le quartier car la plupart des mères ne travaillaient pas hors du foyer.

Après avoir étudié la question, on décida de créer une école de rattrapage qui accueillerait les redoublants de toutes les écoles primaires du quartier et leur viendrait en aide. Le principe fondamental était de "pourvoir aux besoins des plus défavorisés parmi les défavorisés".

Le programme débuta en 1979 avec 56 enfants dans un local prêté par la coopé­rative ; par la suite on construisit un bâtiment qui fut aménagé en 1983 -.

Objectif de l'école de rattrapage

Les objectifs de l'école étaient les suivants :

. constituer une véritable communauté intégrant éducateurs, élèves, parents et employés ;

. s'intégrer à la collectivité locale et participer au processus de formation de la famille en tant que centre culturel, social et spirituel de la communauté ;

. aider les enfants qui ont le plus de difficultés d'apprentissage, en étroite collaboration avec l'école publique qu'ils fréquentent ;

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. créer un climat propice au plein épanouissement de la personne, en mettant l'accent sur la prise de conscience, la liberté d'expression et l'auto-réalisation.

Appliquant la pédagogie définie par Fauré comme "personnaliste et communau­taire", cette école de rattrapage s'assigna comme objectif central de "développer la personnalité de chacun des élèves".

Parmi les techniques pédagogiques utilisées, on mentionnera le texte libre de Freinet, le travail individualisé ou le travail libre par groupe, mais c'est l'activité propre de l'enfant qui fut privilégiée.

Toutes les activités furent donc fondées sur le principe de l'apport libre et responsable de l'enfant, qu'il s'agit moins de "libérer" que d'"aider à être libre", c'est-à-dire à faire non pas ce dont il a le: plus envie à un moment donné, mais ce qui est le plus propre à mettre en route un projet vital. Pour cela, il faut que l'enfant soit traité comme une personne, se sente approuvé, accueilli, aimé, et que soit respecté le rythme auquel il se développe et mûrit.

Organisation de l'expérience dans le quartier San Martin

Pour expliquer le déroulement de cette expérience dans la pratique, nous allons décrire une journée de classe typique.

Aucune sonnerie ne marque le moment d'entrer en classe, ce que les enfants font au fur et à mesure de leur arrivée, laquelle peut s'échelonner de 7 h.30 à 8 h.30. Tout est en place pour qu'une fois leur présence vérifiée, ils puissent se mettre au travail.

L'instituteur ou l'institutrice, par son attitude à la fois bienveillante et ferme, crée un climat qui invite au travail sans qu'il soit besoin de paroles.

Les enfants se consacrent d'abord à leurs devoirs, les vérifient, les com­plètent et les corrigent. S'ils ont des difficultés, ils font appel au maître, lequel, pendant ce temps, supervise le travail et évalue les progrès de chaque enfant.

Ensuite, les enfants décident de ce qu'ils vont faire. Certains n'ont aucune difficulté à choisir eux-mêmes, d'autres ont besoin d'aide. Dans chaque "secteur d'activité" - mathématiques, expression verbale, travaux pratiques - ils disposent d'auxiliaires, livres, manuels, fichiers, qui leur permettent de travailler par eux-mêmes.

Ces instruments de travail doivent :

. favoriser l'activité intellectuelle ;

. être adaptés à l'âge et au niveau de l'élève ;

. permettre une progression dans le travail ;

. offrir la possibilité de vérifier les erreur«.

Les enfants se déplacent librement dans la salle de classe ou en dehors, selon les besoins, par exemple pour chercher un dictionnaire, pour consulter un document, pour demander de l'aide, etc. Cette liberté de mouvement fait partie de la pédagogie, car on considère que les enfants doivent non seulement se servir de leur cerveau, mais également bouger, ce qu'ils font en silence et dans une atmo­sphère de travail.

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Le travail de correction est jugé nécessaire, mais il doit avoir le caractère d'une autodiscipline, l'enfant lui-même devant analyser les motivations affectives ou existentielles qu'il n'a pas encore réussi à maîtriser. Si des problèmes de comportement surgissent, le psychologue intervient; plus directement. Le but est d'aider l'enfant à mieux se connaître, à raisonner, à organiser son travail, à accepter les difficultés et à les vaincre pour s'intégrer socialement.

La période de "travail personnel" dure une heure et demie ; les enfants laissent alors le matériel utilisé où et comme ils l'ont trouvé et se préparent à déjeuner ou à goûter. Ils font tout eux-mêmes : ils coupent le pain, servent, arrangent la classe, nettoient, etc., sous la direction d'un responsable nommé chaque semaine. A mesure qu'ils ont terminé, ils sortent dans la cour de récréa­tion et plus tôt ils ont fini plus longue est la récréation.

De retour en classe, les enfants se mettent en cercle et commencent par faire des exercices de psychomotricité qui leur permettent de connaître leur corps et de le contrôler, l'objectif étant toujours de parvenir à être maître de soi et de la situation.

Ensuite, ils procèdent à la mise en commun de leurs expériences ; c'est durant cette période qu'ils partagent avec les autres ce qu'ils ont fait ; ils parlent des difficultés qu'ils ont rencontrées, de. leurs réussites, de leur tra­vail, de leur comportement. Ils s'aident à surmonter les difficultés, apprennent à s'exprimer, à écouter, à accepter d'autres points de vue et à se respecter mutuellement.

Ce dialogue est aussi l'occasion d'évoquer les problèmes d'apprentissage ou de relations sociales rencontrés à l'école commune. L'objectif de l'école de rattrapage est de résoudre ces problèmes avec la participation de l'enfant lui-même, du groupe et des maîtres.

Bien que tous les enfants ne viennent pas de familles ayant les mêmes croyances religieuses, cette période d'échange se termine par une prière à Dieu.

Elle est suivie par une classe de groupe, consacrée alternativement un jour à l'apprentissage de la langue et le lendemain à celui des mathématiques, abordés selon une séquence logique et psychologique qui ne respecte pas nécessairement l'ordre des programmes officiels. Les groupes sont constitués par niveau et chacun est dirigé par un maître.

Organisation et gestion de l'école

Le personnel de l'école comprend un directeur et une institutrice à temps complet, quatre enseignants à mi-temps, une assistante sociale et un psychologue, qui chaque semaine se réunissent pour évaluer les résultats et programmer les activités de la semaine suivante.

Pour être en mesure de recevoir tous les enfants, l'école fonctionne selon un système de classes alternées. En 1984, elle accueillait plus de 100 enfants et, dans plus de 75 % des cas, était en rapport avec leurs familles. Un aspect inté­ressant du travail de l'école est le contact avec les parents qui lui a permis de se transformer en véritable centre de promotion socioculturelle. Alors que dans d'autres écoles ce contact est difficile à établir,, ici, presque tous les parents participent activement aux activités de vulgarisation, aux fêtes, aux réunions et aux entrevues, et la communication entre eux et l'école est plutôt bonne.

L'école applique le principe de "la porte ouverte", de sorte que les parents peuvent s'y rendre quand ils le désirent. Si un tel lien a été créé entre l'école et la famille c'est grâce, en grande partie, à l'action de l'assistante sociale qui a étudié la situation de chaque enfant et de chaque famille en particulier. Grâce à ce travail de personnalisation, la famille s'intègre au processus et aux activités de l'école.

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Quelques-uns des résultats obtenus

Après cinq ans de fonctionnement, de 1979 à 1984, les résultats suivants sont à porter au crédit de l'école :

. sur un plan strictement quantitatif, on constate que la totalité des enfants qui ont suivi les cours de rattrapage, tous des redoublants, ont remédié à leurs difficultés d'apprentissage et poursuivent leurs études normalement ;

. l'école de rattrapage n'enregistre pas d'abandons, ce qui laisse à penser que les enfants s'y sentent bien. Mieux encore, ils continuent de la fré­quenter alors même qu'ils ont surmonté leurs problèmes scolaires les plus graves ;

. la majorité des enfants accueillis par l'école de rattrapage étaient des enfants présentant des problèmes de comportement, venant de milieux où l'irresponsabilité était la règle. Ces enfants ont appris à agir d'une manière responsable dans une atmosphère tranquille et stimulante, exempte de cris et de mesures disciplinaires.

Nous pouvons donc dire que l'école de rattrapage est une formule efficace pour corriger les facteurs négatifs ou les réalités auxquels le système scolaire n'a pas pu ou su faire face. Par ailleurs, dans la mesure où elle a fait appel à la participation des parents, son rayonnement s'est étendu bien au-delà de ses murs.

Ainsi, l'action de promotion socioculturelle de la coopérative, qui avait pour effet d'améliorer la situation de la population du quartier, s'est trouvée complétée par celle de l'école de rattrapage qui a permis de compenser les défi­cits et les handicaps dont souffrent les enfants dans un contexte social, culturel et économique adverse.

Résumé

Nous venons d'analyser une expérience qui, née d'un processus vécu par un groupe d'habitants d'un bidonville de Mendoza (Argentine), s'est concrétisée en un programme de promotion socioculturelle conçu par ses habitants eux-mêmes. Tout a commencé de manière embryonnaire lorsque certains d'entre eux entreprirent de résoudre leurs problèmes, bientôt suivis par d'autres que leur exemple incita à sortir du fatalisme ou de la résignation dans lesquels ils étaient plongés ; voir comment d'autres que soi, confrontés à la même situation, ont fait pour s'en sortir constitue, à l'évidence, un puissant élément de motivation.

La participation de la population ne cessa donc de croître, même si le groupe qui constituait l'âme du mouvement demeura toujours réduit. S'il est vrai qu'un programme de promotion socioculturelle est fondé sur la participation organisée, il est non moins vrai que, sauf dans des cas exceptionnels ou lorsqu'il s'agit de questions ponctuelles ou sectorielles qui intéressent de près les habitants, cette participation n'est pas le fait de la population tout entière.

Organisation et éducation allèrent toujours de pair et progressèrent parallèlement. Comme le comprit parfaitement le groupe de promotion, il ne suffisait pas de s'organiser, il fallait être en mesure de prendre des décisions. A l'éducation dispensée au sein de la coopérative, conformément au principe "apprendre en travaillant", s'ajouta la formation nécessaire pour construire les logements eux-mêmes et finalement l'éducation dont bénéficièrent les enfants, non seulement à l'école primaire, mais encore par l'intermédiaire de l'école de rattrapage, dont l'objectif était de compenser les désavantages de la situation socio-économique et culturelle qui était la leur.

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Ce programme qui, répétons-le, n'est pas né comme tel mais a été le fruit d'un long processus de maturation, a servi de cadre à de multiples expériences d'autodiagnostic, de programmation, d'action concertée et d'évaluation des résul­tats, les gens apprenant successivement à identifier leurs propres problèmes, à proposer des moyens en vue de les résoudre, à mettre ces moyens en oeuvre et enfin à redresser la barre le cas échéant, le tout grâce au bon sens, à l'intuition et à un peu d'aide extérieure.

Aujourd'hui, en 1985, l'exécution du programme du quartier San Martin suit son cours : en l'espace de plus de 20 ans, un bidonville établi sur une décharge est devenu, en se dotant d'une organisation embryonnaire sous la forme d'une coopérative, une communauté vivante certes sujette à de multiples contradictions et que son manque de maturité expose aux erreurs, mais qui progresse vers une situation plus humaine. Le chemin a été jalonné de succès et d'échecs mais l'expé­rience a servi de référence pour des programmes de même nature en Argentine. Elle a également servi de sujet de réflexion et de travail aux universitaires de tout le pays désireux de mieux connaître et comprendre les problèmes des marginaux. C'est à partir de l'expérience du quartier San Martin qu'ont été créés les "campe­ments universitaires" destinés à servir d'expérience d'insertion-immersion avec des groupes de marginaux.

Bref, le programme du quartier San Martin a été pour d'autres collectivités de marginaux et pour les étudiants engagés dans l'action sociale ce que Frantz Fanon a appelé "une invitation à l'action et un motif d'espérance".

Au-delà des études de cas

Les études qui font l'objet du présent document ont permis, à partir d'en­quêtes effectuées sur le terrain, de recueillir des informations sur quatre expé­riences différentes et d'en tirer des enseignements théoriques.

Ceux qui ont participé à ces expériences n'ont eu ni l'occasion ni les moyens de faire ce travail, si ce n'est de manière très partielle et touchant quelques aspects sectoriels, et cela dans des documents rédigés en réponse à des questions d'ordre plutôt conjoncturel.

Bien des aspects de ces expériences pourraient faire l'objet d'études plus poussées qui seraient utiles pour améliorer les programmes de ce type. Ces études pourraient notamment porter :

. sur la signification et la portée de l'enseignement bilingue comme forme d'affirmation de l'identité culturelle ; il serait utile en particulier d'approfondir les aspects pédagogiques de ce type d'enseignement ainsi que tout ce qui concerne la préparation des textes bilingues ;

. sur l'utilisation des outils didactiques destinés à la promotion socio­culturelle qui se sont considérablement développés au cours des dernières années, mais seulement dans certains pays ;

. toutefois, ce qui nous paraît devoir être étudié en priorité, compte tenu de l'utilité que cela aurait pour les centaines de programmes en cours de réalisation, c'est tout ce qui touche à la méthodologie et à la pratique de la promotion socioculturelle. Toutes sortes d'expériences méthodologiques intéressantes sont en cours, mais leurs auteurs n'ont le plus souvent, ni la formation, ni le temps nécessaires pour faire ce travail. Il est regret­table que l'on n'ait pas trouvé les moyens de transmettre ces expériences et, plus encore, qu'aucune des institutions qui seraient en mesure de le faire n'ait entrepris cette tâche.

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Voilà l'unique suggestion que nous ayons à faire concernant les études qui devraient être consacrées à la promotion culturelle en Amérique latine et qui pourraient constituer à la fois la suite et l'aboutissement des travaux présentés ici.

Ezequiel Ander-Egg Directeur de l'Institut

de sciences sociales appliquées Coordonnateur de l'étude de cas