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L’évolution psychiatrique 75 (2010) 583–595 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Psychiatrie aux limites La psychiatrie à l’ère des modèles Psychiatry in the era of models Cyrille Deloro Docteur en philosophie, docteur en psychopathologie, psychanalyste, psychologue clinicien à l’Elan Retrouvé (Institut Paul-Sivadon), 23, rue de La Rochefoucauld, 75009 Paris, France Rec ¸u le 24 octobre 2009 Résumé À partir d’une intuition de Gladys Swain, cet article développe deux axes de réflexion épistémologique sur les fondements de la psychiatrie actuelle. Premièrement, est interrogé le concept de neuroleptique sous sa forme mythique, le Largactil, non d’abord comme molécule mais comme l’objet spécifique d’une discipline, à l’origine d’une nouvelle cartographie conceptuelle. Un deuxième axe consiste à déchiffrer, à partir du Livre Blanc de la psychiatrie de 2003, cette nouvelle donne épistémique et ses modèles de pensée, en interrogeant la psychiatrie comme « science des systèmes » ; avant d’adresser à la notion de métamodèle la même question qu’il tentait de résoudre : celle d’une possible unification des multiples régions et territoires psychiatriques. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Psychiatrie ; Neuroleptique ; Épistémologie ; Structuralisme ; Médecine ; Modèle Abstract Based on an intuition by Gladys Swain, this article develops two paths in an epistemological research on modern psychiatry. We try to reinvestigate the concept of neuroleptic under it’s most mythical form: the Largactil, not only as a molecule but as the very object of a discipline, founding a new notional cartography. A second path consists in interpreting this new epistemological deal and its structural patterns, mainly by questioning psychiatry as a “science of systems”; only then, can we ask the notion of meta-model the very problem it was basically meant to solve: a possible unification in psychiatric regions and areas. © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Psychiatry; Epistemology; Neuroleptic; Structuralism; Medicine; Models Toute référence à cet article doit porter mention: Deloro C. La psychiatrie à l’ère des modèles. Evol psychiatr 2010; 75(4). Auteur correspondant. 72, bis rue des Martyrs, 75009 Paris, France. Adresse e-mail : [email protected]. 0014-3855/$ – see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2010.09.014

La psychiatrie à l’ère des modèles

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L’évolution psychiatrique 75 (2010) 583–595

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Psychiatrie aux limites

La psychiatrie à l’ère des modèles�

Psychiatry in the era of models

Cyrille Deloro ∗Docteur en philosophie, docteur en psychopathologie, psychanalyste, psychologue clinicien à l’Elan Retrouvé

(Institut Paul-Sivadon), 23, rue de La Rochefoucauld, 75009 Paris, France

Recu le 24 octobre 2009

Résumé

À partir d’une intuition de Gladys Swain, cet article développe deux axes de réflexion épistémologique surles fondements de la psychiatrie actuelle. Premièrement, est interrogé le concept de neuroleptique sous saforme mythique, le Largactil, non d’abord comme molécule mais comme l’objet spécifique d’une discipline,à l’origine d’une nouvelle cartographie conceptuelle. Un deuxième axe consiste à déchiffrer, à partir du LivreBlanc de la psychiatrie de 2003, cette nouvelle donne épistémique et ses modèles de pensée, en interrogeantla psychiatrie comme « science des systèmes » ; avant d’adresser à la notion de métamodèle la même questionqu’il tentait de résoudre : celle d’une possible unification des multiples régions et territoires psychiatriques.© 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Psychiatrie ; Neuroleptique ; Épistémologie ; Structuralisme ; Médecine ; Modèle

Abstract

Based on an intuition by Gladys Swain, this article develops two paths in an epistemological researchon modern psychiatry. We try to reinvestigate the concept of neuroleptic under it’s most mythical form: theLargactil, not only as a molecule but as the very object of a discipline, founding a new notional cartography.A second path consists in interpreting this new epistemological deal and its structural patterns, mainly byquestioning psychiatry as a “science of systems”; only then, can we ask the notion of meta-model the veryproblem it was basically meant to solve: a possible unification in psychiatric regions and areas.© 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Psychiatry; Epistemology; Neuroleptic; Structuralism; Medicine; Models

� Toute référence à cet article doit porter mention: Deloro C. La psychiatrie à l’ère des modèles. Evol psychiatr 2010;75(4).

∗ Auteur correspondant. 72, bis rue des Martyrs, 75009 Paris, France.Adresse e-mail : [email protected].

0014-3855/$ – see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.evopsy.2010.09.014

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Dans cet article, nous voulons montrer que le neuroleptique est l’équivalent d’une crise épisté-mologique pour la recherche en psychiatrie. Comme concept, le psychotrope se loge à la coupureentre les courants de pensée et les courants de pratiques : neurologie, psychosomatique, phéno-ménologie, psychanalyse. Comme le formulait Gladys Swain : « l’agent potentiellement le plus“moniste” dont on ait jamais disposé en psychiatrie se retrouve ainsi le vecteur le plus “dualiste”qui y ait jamais opéré. L’agent thérapeutique le plus puissant devient celui qui risque le plus de fairepasser l’impératif thérapeutique au second plan » ([1], p. 280). Le médicament marque surtoutle manque d’une pensée qui en rendrait compte, et cette fonction d’objet-manque est recouvertepar des déterminations, des pistes de recherche et des questions épistémologiques opposées oucomplémentaires, mais de toute facon radicalement hétérogènes. Le paradoxe est ainsi que c’estun objet commun qui solde la différence et l’autonomie de chaque discours.

Cette béance ouverte dans et entre ses différentes disciplines régionales de la psychiatrieoblige aujourd’hui à concevoir une autre approche du modèle médical. Les différents modèles,ou encore les principales théories de la psychiatrie contemporaine, sont évalués sous l’angle deleur plasticité conceptuelle, leur capacité d’intégration et d’adaptation les uns aux autres ; en unmot : leur paraconsistance. La question que pose le neuroleptique pourrait bien être celle de lapossibilité d’un métamodèle médical, horizon unificateur et centralisateur de tous les discours dela psychiatrie. Mais cette tentation unificatrice fait-elle autre chose que colmater les brèches ?

1. Une « faillite des désignations »

Convaincre aujourd’hui les psychopharmacologues de ce que la découverte du neuroleptiqueeut d’aléatoire et de fortuit, et qu’elle ne saurait s’écrire comme un effort scientifique nécessai-rement récompensé, ne suffit pas à ôter le sentiment de sa nécessité. Apportant une réponse àune question qu’on n’avait pas vraiment formulée, l’arrivée en 1952 de la chlorpromazine permetaprès coup d’interroger l’accès au malade dans les termes mêmes des réflexions de 1930 sur lesconcepts opératoires de la psychiatrie. Mais encore une fois, la réponse répond à côté, sur unautre terrain que celui où elle était recherchée. Le neuroleptique est sollicité sur la question de larelation de compréhension et de concept opératoire de la psychiatrie, et répondra sur le terrain del’intentionnalisation du corps et l’ubiquité d’action symptomatique du neuroleptique.

Dans le triomphalisme d’époque, la place que prend la chlorpromazine dans l’arsenal théra-peutique « montre que son apparition n’est pas fortuite et que, dans une perspective historique,elle prend une signification sur laquelle il est peut-être bon de réfléchir » [2]. L’origine du neuro-leptique est aussi un thème philosophique, qui a la valeur d’ouvrir une autre histoire et d’installerde toute pièce la rupture avec la clinique et l’historiographie traditionnelles.

Les historiographes rappellent que la synthèse du noyau de phénothiazine par August Bernthsenest contemporaine du concept kraepelinien de démence précoce, soit de la pathologie même qu’ellepermettrait de traiter. « Cette remarque indique la difficulté du choix de l’origine de l’événementque l’on veut expliquer, somme toute, pourquoi ne pas mettre en relation la découverte du bleude méthylène, ancêtre des phénothiazines et la description de la catalepsie de Louis Lambert parBalzac. Une certaine étendue diachronique est nécessaire pour qu’il y ait historicité à proprementparler, mais la date de la naissance de cette histoire est arbitrairement choisie » ([3], p. 30). Il esttout aussi signifiant, ce désintérêt des psychiatres sur l’origine historique de la chlorpromazine,juste avant qu’elle ne devienne l’œil d’un passionnant cyclone épistémophile.

D’un côté, l’effet puissant d’un nouveau produit – de l’autre, une profusion littéraire et scienti-fique d’articles qui attribuent, sur un tout autre niveau, le succès de la chlorpromazine à son originescientifique à partir d’une recherche systématique. Delay et Deniker rappellent sans doute que la

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recherche pharmacologique avait un but précis : trouver un composé à effet central, capable d’unedouble action physiologique et psychologique, dans un but de déconditionnement pour prévenir lechoc opératoire. Mais le seuil de la propagande scientifique est vite franchi, et les mêmes auteursavancent prudemment, après un long historique, « on pourrait déduire que les nouvelles chimio-thérapies sont la suite logique d’un passé déjà riche : en fait, la découverte de leurs propriétéspsychiatriques fut une surprise complète qui devait être suivie de plus d’un étonnement et laisserau début quelque scepticisme. En effet, les médicaments qui sont à l’origine de ce que l’on a puappeler une ‘révolution’ en psychiatrie ne sont ni des antiépileptiques, ni des antiparkinsoniens,ni même des antihistaminiques, ils ne sont à proprement parler ni anesthétiques, ni analgésiques,on ne peut même pas dire qu’ils soient hypnotiques dans le sens des médications classiques » ([4],p. 12).

Cette nouvelle manière d’étonnement scientifique rend la parole à un phénomène psychotiquedont le foyer central et le lieu d’énonciation se sont déplacés. On ne parlera plus que de laserendipité qui préside à la recherche : manière quasi scientifique de solliciter le hasard et lefaire advenir parce qu’on s’y est préparé, comme une longue ascèse du regard médical enfinrécompensée.

Si l’on cherche à connaître l’orientation qui a présidé à la découverte, on trouve une inten-tion négative, une stratégie d’évitement de la psychochirurgie. Dès leur première publicationau congrès des médecins aliénistes et neurologistes en 1952, Delay et Deniker rappellent qu’ilsétaient à la recherche d’une thérapeutique de choc inversée, opérant non plus par stimulationintense, mais par mise au repos massive de l’organisme, et s’efforcant de supprimer les réactionsirritatives morbides. Depuis les cures de sommeil de Klaesi, à la novocaïnisation intraveineusejusqu’à la réfrigération en association avec les barbituriques, la recherche est d’abord définiecomme le négatif de la leucotomie qui connaît à l’époque ses grandes heures ([5], p. 498)1. Leneuroleptique est ainsi le négatif de la lobotomie à laquelle le comparent Laborit et Lassner : nonseulement, il provient d’une recherche sur les phases préopératoires, mais il se révèle plus richeque la psychochirurgie et la rend contournable.

« À la recherche d’une méthode plus simple, et qui puisse être appliquée sans danger pendantle temps nécessaire à la cure d’une psychose, nous avons pensé utiliser seule la droguequi paraît jouer le rôle capital dans les “cocktails” polymédicamenteux de l’hibernationartificielle, le chlorhydrate de diméthyl-amino-propyl-n-chlorophénothiazine. Obtenue encherchant à isoler les effets centraux de certaines phénothiazines antihistaminiques, ouantiparkinsonniennes, elle les dépasse, ainsi que les ganglioplégiques ordinaires, par lacomplexité de son action cérébrale : l’effet potentialisateur des substances d’activité centralen’en est qu’un aspect ; elle mérite l’appellation plus générale de “neuroplégique” »2.

Les explications et hypothèses ne parviennent pas à faire oublier l’abord purement négatifdu concept de neuroleptique, dont la définition est surtout celle d’un antagoniste, aussi puissantqu’aspécifique : antithermique et hypothermisant, antiémétique, spasmolytique et antichoc opé-ratoire, adrénolytique et anticholinergique. Au cœur de la sémiologie psychiatrique, la nouveautéest d’abord que le mot manque pour nommer positivement ce qui se passe. Les nouveaux cocktailsne sont pas vraiment :

1 Delay J, Deniker P. Le traitement des psychoses par une méthode neurolytique dérivée de l’hibernothérapie (le 4560RP utilisé seul en cure prolongée et continue). In: Comptes rendus du 52e Congrès des aliénistes et neurologues de languefrancaise, Liège, 1952 ([5], p. 497–513).

2 Ibid ([5], p. 498).

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• ganglioplégiques (pas d’interruption synaptique) ;• déconnecteurs ;• neuroplégiques, au sens où il n’y a pas d’inhibition profonde, contrôlée et temporaire du système

nerveux neurovégétatif ;• ni les narcobiotiques, ce qui n’intéresse qu’une fraction de leurs effets et ne peut prendre la

valeur d’un critère complet.

Les appellations sont insatisfaisantes de tranquillisant majeur, équanimisant, ataractique, expri-mant un résultat global plus qu’un genre d’activité définie et l’on parlera avec Gayral d’une « sortede faillite des désignations à point de départ pharmacodynamique » ([5], p. 565)3.

En première instance, le neuroleptique n’est définissable et reconnaissable que par l’effet qu’ilproduit sur la psychose, à laquelle il se fixe et se superpose. Rappelons le syndrome psychiquedu 4560 RP dès sa première définition en 1952 :

« Quand la somnolence se résout, le malade paraît à première vue normalement éveillé : enréalité, il est dans un état psychique caractéristique qui ne manque pratiquement jamais,même si la phase de somnolence n’a pas lieu. Assis ou couché, le malade est immobiledans son lit, souvent pâle et les paupières baissées. Il garde le silence la plupart du temps.Si on l’interroge, il répond avec retard, et lenteur, d’une voix monotone, indifférente, ils’exprime en peu de mots et retombe dans son mutisme. Sauf exception, la réponse estcapable d’attention et de réflexion. Mais il prend rarement l’initiative d’une question, iln’exprime pas de préoccupations, de désirs ou de préférence. Il est habituellement conscientde l’amélioration apportée par le traitement, mais n’exprime pas d’euphorie. L’indifférenceapparente ou le retard de la réponse aux stimulations extérieures, la neutralité émotion-nelle et affective, la diminution de l’initiative et des préoccupations sans altération de laconscience vigile ni des facultés intellectuelles constituent le syndrome psychique dû autraitement »4.

Si le mode d’activité demeure inconnu, il n’en contient pas moins le germe d’une autre théorieet d’une autre emprise de la théorie sur le corps. Par construction aucune explication causale nepeut venir expliquer l’effet réel (ou plutôt l’effet de réel) du psychotrope : la chimie explique lachimie, mais non l’effet de guérison et le retour à une pensée normale. Si la tendance généraleest l’hypothèse d’une action cellulaire immédiate et originale, nous n’avons fait depuis qu’affinerles hypothèses (sérotoninergique, dopaminergique) sans pouvoir les fonder. Sur un autre plan, lesnouvelles chimiothérapies marquent une évolution vers l’attaque de la maladie par les symptômeset les signes fonctionnels et le délaissement des préoccupations étiologiques nosologiques ; lanotion de spécificité change de sens.

Il semble ainsi que l’idéologie médicale consiste essentiellement dans la réécriture après coupde sa supposée rigueur et la supposée nécessité conceptuelle de ses enchaînements. Essentielle-ment, signifie qu’elle n’est que cela.

3 Delay J, Deniker P. 38 cas de psychoses traitées par la cure prolongée et continue de 4560 RP, suivi de Réactionsbiologiques observées au cours du traitement par le 4560 RP. In: Comptes rendus du 52e Congrès des aliénistes etneurologues de langue francaise, Liège, 1952 ([5], p. 497–502).

4 Ibid ([5], p. 504).

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2. Le « prisme médicamenteux »

Pour l’approche clinique, le médicament rouvre un espace de non-savoir dans le sujet et apportela notion de prisme médicamenteux. Il déplace la notion de chronicité, qui n’est plus évolutivemais marquée par la récidive, c’est-à-dire le tronconnement des épisodes délirants. Enfin, il ouvreet révèle l’époque actuelle de la conception du médicament comme celle d’un double modèle,d’un clivage entre causalité spécifique et potentialisation du corps.

« Le difficile problème clinique que posait classiquement le diagnostic d’une schizophrénie‘incipiens’ ou celui d’un ‘résidu’ schizophrénique après rémission est aujourd’hui tâchequotidienne pour le psychiatre appelé à examiner les patients qui se rendent précocementà la consultation de prophylaxie ou demandent à être suivis après avoir suivi un traitementefficace » ([4], p. 418).

La question clinique n’est plus : en quoi tel patient est-il schizophrène, mais : en quoi est-ilencore schizophrène, malgré les efforts convergents du médicament et de la thérapie ? C’est-à-direque la schizophrénie n’est plus pensée comme pathologie d’ensemble affectant l’intégralité del’être du sujet, mais un noyau réfractaire au médicament. La psychose n’est pas d’abord ce qui esttraité par l’antipsychotique, elle est par construction ce qui lui résiste. La dimension chimique sedouble d’une considération psychopathologique comme fond caché de la maladie, prêt à ressurgir,et qu’il s’agit de réduire, taire ou déplacer. Plus le sujet est défini comme répondeur pharmaco-logique ([6], p. 16), plus l’idée même de psychose devient chimiorésistante. Et paradoxalement,plus la médecine se fait syndromique, plus l’être ou le fond maladif sont assimilés au sujet commeson support essentiel, à ce qu’il est essentiellement, qui subsiste après traitement. Ce fond est àla fois posé comme inaccessible à la chimie, en même temps qu’il est disposé pour le champmédical, vers lui et contre lui, lui faisant bord comme son réel.

Le regard clinique en revanche doit considérablement s’affiner. À la classique sémiologiemacroscopique tend à se substituer une symptomatologie plus fine, masquée et phénoménalisée parl’action thérapeutique elle-même. C’est à partir de cette dialectique de voilement et de dévoilementdu « fond maladif » que se construit le diagnostic. Dans la consultation, le médecin doit maintenantêtre capable de dépister et d’évaluer la capacité de réticence conférée par la drogue au maladedélirant. « Il faut, en effet, distinguer la réticence délibérée, facilitée par l’action thérapeutique, desmalades non guéris et parfois dangereux, et le processus de ‘recul’ du délire qui est généralementmoins précoce et moins dissimulé et qui correspond à une inhibition, à un ‘enkystement’ qu’onpeut considérer comme une évolution favorable » ([4], p. 418).

On assiste aussi à une nouvelle représentation du temps de la folie : la chronicité ne désigneplus l’envahissement progressif et permanent de la crise, mais une certaine systématisation dudélire. La meilleure preuve est l’ambiguïté, aujourd’hui, du terme ‘aigu’, qui désigne aussi bienun traitement d’attaque pour une crise ponctuelle, que le patient lui-même dans le cas d’unepathologie lourde et durable.

« Une thérapeutique, qui est ainsi capable de réduire les poussées évolutives et les expé-riences délirantes jalonnant l’évolution de certaines psychoses vers la chronicité, aboutit ensomme à suspendre le processus morbide et à fragmenter le tableau d’ensemble de la mala-die. De sorte qu’une psychose, qui naguère se serait progressivement aggravée et enrichiede symptômes nouveaux, peut de nos jours poser le problème d’une évolution discontinueà l’égard de laquelle le diagnostic hésite entre la notion de récidives successives et celled’une évolution chronique artificiellement tronconnée » ([4], p. 419).

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Cette hésitation n’aboutit qu’à ceci, qui est un autre rapport à l’incertitude diagnostique. Ildevient de plus en plus difficile d’affiner un diagnostic de schizophrénie après des bouffées déli-rantes épisodiques séparées par des phases d’adaptation sociale satisfaisante. La chimiothérapies’oriente donc vers un morcellement toujours plus poussé des psychoses qui aboutit à la dispa-rition plus ou moins rapide des tableaux cliniques engendrés par la chronicité. Déjà – notaientDelay et Deniker, l’intervention des premiers traitements biologiques et la mise en œuvre d’uneorganisation hospitalière avaient fait disparaître des services les démences vésaniques, classiqueaboutissement final des délires chroniques. De même, l’électrochoc en tant que thérapeutiqueefficace de la mélancolie a raréfié l’observation du syndrome de négation de Cotard. De mêmepour la raréfaction des formes mégalomaniaques des délires, considérées comme des stadesterminaux.

Delay et Deniker témoignent ainsi de ce qu’ils nomment, au regard de la tradition, « la fin dela psychose chronique », pensée comme évolution sans entrave de la marche pathologique et queremplace une multiplication des épisodes aigus de récidive. Il en va surtout d’une « généralisationdes tableaux résiduels auxquels il importe de prêter dès maintenant la plus grande attentionpuisque c’est là qu’en définitive se réfugie le reliquat irréductible de la maladie ». La mul-tiplication des petits épisodes, qui brouille la différence entre les épisodes et la « structure »psychotique (au sens où Lacan employait ce terme en 1931) est aussi la multiplication, beaucoupplus difficile à déceler, de tous les symptômes dits négatifs. Et peut-on agir sur un symptômedéficitaire, tant qu’il est pensé à la fois comme tout et partie du symptôme primitif de la schizo-phrénie ? Dans l’analyse des états de passivité induits par les médicaments, une part revient auprocessus morbide déficitaire, symptôme primaire dans la schizophrénie, que les neuroleptiquesn’altèrent que dans ses symptômes d’efflorescence secondaires. Lorsque le processus défici-taire persiste, il vient s’ajouter aux effets propres des médicaments. La régression autistique estencouragée par la tranquillité et la diminution de l’activité délirante, de telle manière que laréadaptation sociale devient paradoxalement plus difficile. Ce que marque l’arrivée du médica-ment, c’est la disparition ou la liquéfaction des états terminaux de la maladie, chimiquementreconduits.

Dans la même mesure où le patient est assimilé à la chimiorésistance, le centre d’administrationdes soins se fait centre absent, insituable, et n’a plus d’autre fonction que d’irradier sur sesmarges. Sociothérapie et chimiothérapie deviennent tout à fait antagonistes : morcellement dulieu de traitement, décentrement du lieu de thérapie de choc vers les systèmes extrahospitaliers,donc une réinsertion non pas graduée mais morcelée et conditionnée par des stades de validation,des obstacles à faire tomber, des sas de réadaptation. Donc, une multiplication des procéduresd’évaluation et de jugement.

La chronicité pathologique est prise en charge par le traitement au long cours, avec poureffet pervers une certaine fidélisation du patient dans un système de cercles concentriques dotéd’un centre paradoxal et sans ouverture sur l’extérieur : du traitement d’attaque au traitementd’entretien, de la prophylaxie des rechutes à l’épidémiologie, le traitement initial des psychosesdoit avoir lieu en service spécialisé. S’il peut ensuite se continuer sous la surveillance d’undispensaire agissant en relation étroite avec le premier, les rechutes sont susceptibles d’être ànouveau traitées à l’hôpital ([4], p. 427).

3. Neuroleptique et médicament

Philosophiquement encore, le neuroleptique représente le clivage entre deux conceptions dumédicament, l’une adaptée à une causalité spécifique et l’autre comme potentialisation du corps

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et du vouloir-vivre. Il est donc à l’articulation de deux conceptions de la santé, celle de Lerichecomme « silence des organes » et celle plus récente de l’OMS comme libre épanouissement desfacultés morales et physiques. En ce sens, il assure leur continuité et leur unité négative. Dansla psychopharmacologie, s’installe l’idée un peu déprimante selon laquelle la vérité médicale adéserté le champ de la cause pathologique, pour celui de l’intentionnalisation du corps. La moder-nité, qui pense avec le premier modèle et applique le second, ouvre le vide d’une pensée médicaled’autant plus angoissant qu’il semble indépassable, enraciné dans la mythologie positiviste duxixe siècle. Impossible de renoncer tout à fait à la causalité spécifique, qui semble le seul critère descientificité, et derrière le neuroleptique, les notions d’agression, d’efficience interventionniste,de totalité organique, de conditionnement et de statistique sont toujours les concepts implicitesavec lequel nous comprenons son effet.

C’est dans ce clivage que le neuroleptique peut se penser sur le même niveau de médicationque l’aspirine – modèle de l’ubiquité thérapeutique, qui n’est plus spécifique d’aucune cause, etdépasse le spectre très large des symptômes qu’elle recouvre pour optimiser l’intentionnalitésupposée du corps et son ardent désir de normalité.

Si la cause reste hors de portée du médicament, c’est bien qu’elle est d’un autre registreque pathologique, et que la notion de maladie n’est plus en contact avec la notion de cause. Leprincipe de recherche thérapeutique du siècle dernier, et jusqu’à la deuxième guerre, a été celuide la médication étiologique spécifique. Fondé sur la notion implicite d’une causalité détermi-niste, ce principe a trouvé sa meilleure application dans la médecine pastorienne et parasitaire,l’hormono – et la vitaminothérapie. Le but d’une telle médecine était non seulement de guérir lesymptôme, mais la maladie elle-même en s’adressant à sa cause et de conditionner l’organisme àl’abri d’une rechute éventuelle. Sa prétention thérapeutique était donc à la fois actuelle et future,son action, spécifique et limitée. En 1956, Révol rassemblait toute la question de la causalitéspécifique et de la médecine symptomatique :

« À l’heure actuelle, on passe de la notion de cause et de spécificité, donc d’avenir, à cellede bilan organique et de dose efficace, donc d’actualité : la prétention est beaucoup moinsgrande, mais l’action présente, beaucoup plus considérable. Ne disons pas qu’une tellemédecine ne peut être que symptomatique : car son exigence est de faire disparaître tousles symptômes, c’est-à-dire de provoquer de la part de l’être vivant la contribution optimaleindispensable à sa lutte quotidienne, qui repose obligatoirement sur un postulat et un faitd’intentionnalité » [2].

Ce que le neuroleptique révèle après coup, c’est que – dès la première guerre déjà, était apparueune autre classe de médicaments à grands rayons d’action, donc sans spécificité, mais d’uneefficacité considérable : principalement, les antibiotiques. Comparables par leurs résultats, leursmodèles d’action s’opposent radicalement puisque les médicaments psychiatriques agissent surla pathogenèse sans détruire le germe de la maladie. Delay et Deniker mettaient la psychiatriebiologique en garde contre une conception simpliste et bénigne du trouble fondamental tentée deréduire le traitement à une simple réadaptation. Effectivement, l’action de la médecine moderneconsiste à reconduire au jour le jour l’état du malade jusqu’à la guérison actuelle sans préjudice del’avenir. Mais le principe méthodologique est totalement différent de celui de la médecine d’avantguerre : il ne s’agit plus de trouver le corps spécifique de telle ou telle agression microbienne ou detel déficit organique, mais de mettre l’individu tout entier, moral et physique, en état de défense,face à la tâche quotidienne de la survie.

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4. Un concept vide

La révolution neuroleptique se signale par l’entrée dans une autre manière d’écrire l’histoireofficielle de la psychiatrie, et ses effets de remodelage sur la pensée et la tradition du théoriciensont d’une autre portée que ses résultats cliniques immédiats. L’arrivée du médicament signified’abord le retour de la négativité dans la recherche et ici nous avons une représentation trèsconcrète de ce qu’il faut entendre par négativité : un objet à la fois opérant et inconnu, centralet non thématisé dans le discours, qui traverse et réorganise autour de lui le champ du savoir.Comme objet à portée de la main, le neuroleptique est une forme de réponse commune à la foisà la question de l’articulation corps-esprit ET au geste psychiatrique spécifique.

Mais comme concept, le neuroleptique est vide. Il ne s’agit pas simplement de dire qu’il a unconcept négatif, il est intégralement un concept négatif. Il n’est pas la négativité en général, maisspécifique du champ qu’il structure autour de lui, à savoir les discours régionaux de la psychiatrie.Il ne s’agit pas de déposer des déterminations autour du signifiant ‘neuroleptique’ sous prétexteque sa forme immédiate masque le processus qui l’a introduit dans le réseau psychiatrique, maisde considérer dès le départ l’objet comme un concept vide, défini essentiellement par ce qu’iln’est pas, son unité négative, et de considérer les effets de structure qu’il organise autour de lui,qu’il permet de sérier et d’organiser. Le concept de neuroleptique est le négatif à portée de mainpour un certain modèle de pensée et l’on pourrait avancer que sa fonction est strictement cellede l’objet-manque dans le structuralisme : « un objet qui n’a d’identité que pour manquer à cetteidentité et de place que pour se déplacer par rapport à toute place » [7].

Le Largactil est d’abord censé guérir des épisodes psychotiques aigus traités en cure brèveet intensive, et améliorer des évolutions en cure prolongée. Avec un peu de recul, on concèdeque « la cure neuroleptique de long cours conduit à une transformation de l’évolution des psy-choses chroniques et de l’ambiance des services d’hôpital psychiatrique. Mais la valeur curativede ces thérapies est plus difficile à affirmer. On parle plus aisément de valeur suspensive ence qui concerne les maladies subaiguës et chroniques, ce qui est une manière d’exprimer legenre d’activité symptomatique particulier des neuroleptiques »5. Pour finalement admettre que« pratiquement, le mérite fondamental de la chlorpromazine est (. . .) d’améliorer et de renforcerles échanges interpersonnels du malade avec son entourage. Et c’est précisément pourquoi la curede chlorpromazine ne saurait être considérée isolément et conduite impersonnellement » ([5], p.878)6 : elle devient une thérapeutique de démarrage. Ainsi, des réécritures historiques comme :

« À la classique opposition des organicistes et des psychogénétistes, tend aujourd’hui à sesubstituer une nouvelle division – moins affirmée sinon moins dangereuse – entre ceux quipersistent à considérer la gravité profonde du trouble psychotique et ceux qui tendent à lerestreindre à une simple opposition entre l’individu et la collectivité, à une pathologie danslaquelle l’encéphale ne semble plus jouer aucun rôle » ([4], p. 406).

Première remarque : si le discours qui oppose individu et collectivité, psychose et sociétépeut méconnaître sans trop de danger l’aspect médical de la maladie mentale, c’est parce qu’ils’appuie sur les progrès même qu’il dénonce et tient implicitement la révolution neuroleptiquepour acquise. Cette antipsychiatrie n’est pas un envers de la discipline médicale, elle est une

5 Gayral, « Nouvelles chimiothérapies en psychiatrie », congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France etdes pays de langue francaise, Paris : Masson, 1957.

6 Racamier PC, Baudrand C. Les cures prolongées ou continues de chlorpromazine à l’hôpital psychiatrique. In: Comptesrendus du 52e Congrès des aliénistes et neurologues de langue francaise, Liège, 1952. Paris: Masson, 1953 ([5], p. 871–9).

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libération de la psychiatrie hors de ses cadres institutionnels, avec le neuroleptique pour conditionde possibilité. Seconde remarque : si l’opposition entre somatistes et psychistes semble aux auteursmoins dangereuse qu’entre organicistes et psychogénétistes, c’est parce qu’elle a trouvé unebase d’accord et un traitement possible de la psychose qui n’isole pas d’emblée le patient de lacollectivité. Le discours sociothérapeutique passe en fait au premier plan et renvoie la questionpathogénique, prolongée dans celle du traitement vs guérison, à une indifférence relative.

Mais cette « classique opposition » entre organicistes et psychogénétistes se dénonce surtoutcomme une réécriture du xixe siècle par la deuxième moitié du xxe. Nous avons plutôt vu que cedébat n’était tout simplement pas repérable tel quel dans la psychiatrie traditionnelle, et une tellesynthèse ne pouvait dater, précisément, que d’un moment où l’on se sent en mesure d’autonomiseret de spécifier artificiellement le concept de corps en l’opposant à l’indétermination du fait psy-chique. Les lectures de Lantéri-Laura, qui proposeront l’Histoire du xixe comme celle d’un débatentre idiopathie et sympathie, unité de l’aliénation contre multiplicité des maladies mentales,semblent elles-mêmes aujourd’hui essentiellement aporétiques. De fait, les débats entre délireet folie paralytique, idiopathie et sympathie, n’allaient jamais dans le sens d’un durcissementde l’opposition entre le corps et l’esprit, et cette représentation de l’histoire n’est possible qu’àpartir de l’ère psychopharmacologique. C’est surtout à partir de 1950 que l’on grossit le trait entrepsychiatres psychistes et psychiatres somatistes. Pourquoi, alors qu’il est patent que l’oppositioncorps – esprit n’a que peu de sens pour une psychiatrie impuissante à avancer sur le domaine dela psychose, la médecine du xxe siècle insiste-t-elle pour faire de ce débat une opposition de lafin du xixe ?

Dans cet ordre d’idée, le médicament marque la première coupure nette dans le champ psychia-trique, entre le relevé sémiologique d’une part et le passage à l’acte thérapeutique d’autre part, entrela pratique, qui n’est qu’affaire de dosage, et la théorie, qui justifie ou explique l’acte par un contenude discours de toute facon séparé de la réalité chimique. Quand nous disons que le médicamentréorganise l’opposition entre pratique et théorie, disons aussi qu’il ouvre une opposition interne à lathéorie, un autre rapport à soi de la pensée psychiatrique, soumise à la réalité de la pratique et relé-guée au second plan. La multiplication des discours psychiatriques n’exprime qu’une seule chose,c’est la perte de foi en la primauté de la méditation épistémologique sur l’acte thérapeutique ; etles discours régionaux ne sont que des expressions d’un même choix fait au commencement, dene s’arroger jamais la totalité de l’expérience clinique, non parce qu’il existe d’autres discours,mais parce que l’acte thérapeutique sera de toute facon l’envers ou le négatif de l’élaborationthéorique. On doit donc comprendre cette floraison de théories « psy », non comme des tentativesd’expliquer le fait psychique, mais comme des interprétations de cette coupure temporelle, quisépare radicalement et a priori le relevé sémiologique et la prescription réelle de soins.

5. La « science des systèmes » ?

À présent, les domaines d’exploration et d’action de la psychiatrie concernent en droit lagamme infinie et a priori continue de tous les niveaux d’organisation : moléculaires et macromo-léculaires, hormonaux, neuronaux, cognitifs et comportementaux, verbaux, communicationnels,environnementaux. Elle peut se décliner en sous-disciplines : psychiatrie biologique, psychodyna-mique, familiale, sociale ou communautaire, institutionnelle, et se pense elle-même concernée parexcellence par « l’hypercomplexité des systèmes humains » ([8], p. 118)7. Lorsqu’elle se présente

7 Widlöcher D, Kipman S. Psychiatrie et sciences de l’esprit. In: Le Livre blanc de la psychiatrie ([8]), (2003), Paris :FFP, p. 118 et p.205. http://fsm.broca.inserm.fr/ffp/LivreBlanc/LBChap7.html.

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comme une science universelle de l’esprit, elle se concoit comme la description de fonctionne-ments pris comme comportements individuels et collectifs, la compréhension des attitudes et descontre-attitudes face à des situations données, l’appréhension des processus physiologiques, desmodifications anatomiques, génétiques, électriques, électroniques, biochimiques (sciences de lanature). Comme science de l’esprit individuel, elle s’appuie principalement sur la psychanalyse etle discours cognitivo-comportementaliste. Comme science de l’esprit individuel élargi à la collec-tivité (famille, entourage, institution) elle s’adosse à la linguistique, la sociologie et l’ethnologie.« Enfin, une place particulière, parce qu’ambiguë, sera réservée aux sciences historiques (histoire,archéologie, paléontologie) ([8], p. 115)8.

De cette infinité psychiatrique, il ne ressort, dans le second Livre blanc de la psychiatrie(2003), que quatre modèles théoriques. Cette réduction est « une des principales spécificités denotre discipline, ce qui de l’extérieur peut être l’une de ses faiblesses les plus flagrantes, maisce qui peut aussi apparaître comme l’une de ses forces et même une condition nécessaire pourlui permettre de rendre compte de l’ensemble de son champ de pertinence, ‘de la moléculeau comportement’ » ([8], p. 205)9. Le modèle implique une nosographie qui définit son domained’application, et se construit « généralement autour d’un malade ou d’une maladie paradigmatiquedont l’élection et la définition sont liées au modèle ». Ainsi, seulement quatre axes de recherche :l’axe biomédical, psychanalytique, socioenvironnemental, éthologique (ou ethnopsychiatrique).

Quatre modèles également pour la pratique clinique :

• un modèle nosographique : catégoriel ou dimensionnel, « il est particulièrement compatibleavec le modèle de recherche biomédical organiciste ; il implique une réaction thérapeutiqueconstruite sur la logique diagnostic-traitement ;

• un modèle phénoménologique où entre en compte le vécu du patient, c’est-à-dire l’interactionentre le sujet et son environnement, tel que le sujet l’expérimente en lui-même ;

• un modèle psychanalytique qui, partageant avec le modèle précédent l’intérêt porté àl’intériorité, le canalise selon un défilé de concepts opératoires comme la notion de divisionsubjective, de conflictualité interne ou d’appareil psychique ;

• enfin, le modèle systémique où l’accent est porté sur les interactions de communication entreles sujets de la relation.

Quatre modèles qui se réduisent ensuite à trois types de discours : le langage quantitatif dela chimie, le langage descriptif de l’approche phénoménologique, et l’approche compréhensive,« où il s’agit de donner sens aux symptômes ou à l’expérience vécue en fonction de référencesthéoriques adoptées ; elle est particulièrement mobilisée dans les modèles systémiques ou psy-chanalytiques ». Enfin, transversaux à tous les discours psychiatriques, nous ne trouvons que troismodèles thérapeutiques : par substitution, suspension, ou suppléance. Certains modèles incluentles trois comme des orientations de cure, d’autres n’opèrent que par un seul. On peut ainsi pen-ser que si la psychanalyse s’assimile tantôt à un processus de déplacement et de substitution,tantôt à une production de modes de suppléance, la neurobiologie fait de même : ici suspensiondu symptôme, là suppléance chimique, jusque dans la neurochirurgie tantôt mutilatrice, tantôtstimulatrice.

8 Ibid.9 Botbol. Les modèles en psychiatrie. In: Le Livre blanc de la psychiatrie ([8]). http://psydoc-

fr.broca.inserm.fr/FFP/LivreBlanc/LBChap13.html.

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« Dans la psychiatrie francaise, la volonté de prendre en compte la multiplicité des points devue et des modèles a pris le pas sur les tendances à l’hégémonie d’une théorie sur toutes lesautres ; malgré la forte pression du modèle biomédical devenu économiquement dominantet les contraintes évaluatives qui imposent de privilégier le dénombrable sur toute autreconsidération, la psychiatrie francaise se caractérise, nous l’avons dit, par la place qu’ygarde le débat théorique et la possibilité même de penser certains phénomènes subjectifsdevenus négligeables pour une bonne partie de la psychiatrie internationale »10.

D’un point de vue épistémologique à présent, elle ne compte que deux logiques. La vali-dité des modèles provient de deux logiques opposées, deux méthodologies complémentairespar construction, analytique et holistique. Cette bipolarisation tente de faire oublier l’oppositionorganogenèse-psychogenèse, en la reformulant en termes d’échelle : la première cherche à décom-poser un système pour étudier les constituants sous-jacents. La seconde, méthodologie holistique,cherche à l’inverse à appréhender un système comme un tout dans ses contextes d’existence etd’évolution. Il s’agit moins d’unifier et de réduire à un modèle unique, que de considérer que letout est davantage ou autre chose que la somme des parties.

La démarche que l’auteur nomme ici « analytique » doit rassembler dans un même concept laclinique psychanalytique et la recherche neurobiologique, pour ne s’appuyer que sur des élémentsdiscrets, simples, dont elle décrit le montage. Elle applique une logique uniciste, qui suppose queles mêmes méthodologies sont applicables à tous les modèles « de la molécule au divan », chacunde ces objets étant susceptible d’être abordé dans le cadre d’une démarche scientifique unifiéeautour d’un réductionnisme unique. Elle s’appuie sur le fait que la subjectivité ne peut pas être unobstacle, car il n’y aurait pas de recherche en psychiatrie, et que la psychiatrie elle-même n’a rienà gagner à se distinguer du reste de la recherche médicale. La description toujours plus précisedes faits relèverait de la constatation des effets de cette décomposition. Celle-ci en vient à détruirel’objet étudié, mais permet d’appréhender ses constituants sous-jacents, voire ultimes. Le risqueencouru est commun à la psychanalyse et à la neurobiologie de voir ainsi disparaître l’unité deleur objet, et compenser cette disparition par une notion de système extérieure à leur démarche ;d’être interprétatives.

Le branchement en dernière instance de la méthode analytique sur la méthode « holistique »assume une démarche dualiste et consiste à ignorer ce qui, dans le rapport esprit-cerveau, relève dela subjectivité11. D’un autre côté, elle court le risque « d’augmenter l’insularité de notre disciplinesinon celle de pans entiers de son champ puisque les méthodes utilisées pour la recherche sur sesobjets les plus subjectifs paraissant très en écart de celles exigées pour la science biomédicaleclassique, qui les ramènent au statut d’heuristique littéraire ou philosophique ».

6. Une seule unité

On pourrait donc croire à plusieurs métamodèles possibles, selon les valences des modèlesentre eux, s’intégrant ou s’excluant, dont le plus performant soit le plus compréhensif et le plusextensif. Mais paradoxalement, l’unité règne à titre de visée transcendantale – non pas souhaitéeet future, mais actuelle et imposant une marque à l’ensemble des discours constituants.

« À la logique dualiste, correspond un métamodèle complémentariste (Devereux) où lesdifférentes approches doivent être obligatoirement considérées, mais non simultanément.

10 Ibid ([8], p. 212).11 Ibid ([8], p. 210).

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À la logique uniciste correspond un métamodèle unificateur qui suppose l’organisation dessavoirs autour d’une théorie unifiante du rapport corps-esprit »12.

La réflexion épistémologique peut ainsi proposer « quelques » métamodèles intégratifs. Surun mode consensuel, il s’agit de fonder l’épistémologie sur l’objet commun, « terme pro-posé par Widlöcher et Kipmann pour évoquer ceux de ces objets de recherche susceptiblesd’être communs à des théories a priori hétérogènes ; cette formule est particulièrement appli-cable dans le rapport entre approche cognitive et psychanalyse. Un modèle compréhensifest celui de la vulnérabilité, qui concoit la pathologie comme forme d’adaptation puis à lastabilisation sous forme de chronicisation. Troisièmement, un modèle de crise, qui « insisteparticulièrement sur les modalités de passage entre un état et un autre, sur le modèle événement-crise-défense ».

Mais en réalité, le sens de l’opposition entre logique uniciste et logique dualiste est porté parla première : elle peut bien être ressentie comme imposée du dehors par la logique commerciale,et diriger le langage technique de la psychiatrie vers une approche quantitative, elle n’en ouvrepas moins la voie à sa propre critique, dans la forme posée hors d’elle, d’une logique dualiste.C’est un dualisme « réactionnel ». Mais dans le même geste, l’unité ainsi comprise par les épis-témologues de la psychiatrie interdit à un véritable dualisme de naître, puisqu’elle comprendles deux positions en présence dans l’opposition cerveau-esprit, non comme des moments deson propre processus, mais comme des positions relatives l’une à l’autre et déjà subsumées par ladémarche analytique. Tant que l’esprit et le cerveau s’opposent classiquement dans une antinomiesans contradiction, il n’y a pas de dualisme mais un simple relativisme, organisé par la logiqueuniciste qui ouvre seule leur intelligibilité, en éludant et faisant oublier que, comme démarcheanalytique, elle n’étudie que l’élément simple de leur réunion et présuppose cette réunion commedéjà accomplie.

Nous pouvons donc commencer à comprendre que le geste de la clinique psychiatrique eststrictement inverse de sa conceptualité. D’abord, un effet d’émargement par lequel il se repousselui-même hors de son centre et se déporte vers sa périphérie : philosophiquement, pour se déposeren représentations nosologiques et idéologies scientifiques ; médicalement, il tend à rendre sesobjets spéciaux à la médecine générale et se réintégrer en elle ; institutionnellement, il se rétractesur soi à n’être qu’un centre de triage, d’accueil et d’orientation du patient vers une prise encharge adaptée. Ce mouvement centrifuge est contredit par le mouvement inverse d’un retourconvergeant de ses thèmes au cœur de sa rationalité : les anciennes « pathologies mixtes » relèventprogressivement de classifications mixtes ; l’intériorisation progressive du temps vécu du patientdevient le concept clef de la direction de cure (le transfert, immixtion du temps de savoir) ;ce soupcon même d’une psychiatrie clivée entre une prédonation de la notion de sujet, et sareproduction expérimentale, fabrique de l’adaptabilité neuronale et sociale.

Conflit d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt dans la parution de l’article « La psychiatrie àl’ère des modèles ».

12 Ibid ([8], p. 213).

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Références

[1] Swain G. Chimie, cerveau, esprit et société. In: Dialogue avec l’insensé. Paris: Gallimard; 1994, p. 280.[2] Revol L. Conclusion. In: La thérapeutique par la Chlorpromazine en pratique psychiatrique [préf. de H. Ey]. Paris:

Masson; 1956.[3] Péron-Magnan P. Histoire d’une découverte en psychiatrie. In: Olie, Ginest, Jolles, Lôo, editors. Histoire d’une

découverte en psychiatrie, 40 ans de chimiothérapie neuroleptique. Paris: Doin; 1992. p. 27–37.[4] Delay J, Deniker. Méthodes chimiothérapiques en psychiatrie, les nouveaux médicaments psychotropes. Paris: Masson;

1961.[5] Comptes rendus du 52e Congrès des aliénistes et neurologues de langue francaise, Liège, 1952. Paris: Masson;1953.[6] Collard. Méthodologie en psychopharmacologie clinique. Paris: Masson; 1973.[7] Pignarre P. Qu’est-ce qu’un médicament ? Paris: La Découverte; 1997.[8] Le Livre blanc de la psychiatrie. Paris: FFP: John Libbey; 2003. http://psydoc-fr.broca.inserm.

fr/FFP/LivreBlanc/LivreBlanc.html.