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LA RELATION DE LA MERE ANGELIQUE OU LE LIVRE DE LA PROVIDENCE DE DIEU par Guy BASSET « A Port-Royal des Champs, le 20 janvier 1655. Au nom de la très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit ». Ainsi débute, dans l'édition de Louis Cognet de 1949, le texte autobiogra phique de la Mère Angélique Amauld (de Sainte Magdeleine). L’adresse donne d’emblée le ton dans deux directions. La réfé rence immédiate et explicite à la Trinité vient opportunément indiquer que ce texte ne va pas traiter d’histoire profane. Son intention est d’inscrire l’histoire sous le regard de Dieu et l’édition de 1716 est plus explicite encore car elle inclut entre les deux premières phrases un « Gloire à Jésus au Très Saint Sacrement ». La deuxième indication nous inscrit dans le temps et dans l'espace. Mère Angélique avait, le fait est connu, une affection particulière pour Port-Royal des Champs, où elle avait ramené les religieuses. La Mère Angélique de Saint-Jean, sa nièce, précise même, dans VAvertissement qui précède la Rela tion, les conditions matérielles dans lesquelles ce texte fut écrit : « elle fit une retraite dans une petite cellule écartée qu’on appelle la Guette ». La date est précise, 20 janvier 1655. Mais quelle importance faut-il lui accorder ? A quel moment de l’histoire de Port- Royal se situe-t-elle ? Parlant de la Mère Marie des Anges Sui- reau, la Mère Angélique rappelle dans la Relation : « Dieu nous a fait la grâce de l'avoir pour abbesse. Elle fut élue le 26 novem bre 1654 (1). » Après quatre triennats successifs, la Mère Angé lique ne pouvait plus être réélue. Cette élection, qui la libérait des fonctions d’abbesse, lui permit donc de revenir à Port- Royal des Champs : elle y arriva très rapidement dès le 4 décembre 1654 et y séjourna jusqu'au 11 février 1655 (2). 103

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LA RELATION DE LA MERE ANGELIQUE OU LE LIVRE DE LA PROVIDENCE DE DIEU

par Guy BASSET

« A Port-Royal des Champs, le 20 janvier 1655. Au nom de la très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit ». Ainsi débute, dans l'édition de Louis Cognet de 1949, le texte autobiogra­phique de la Mère Angélique Amauld (de Sainte Magdeleine). L’adresse donne d’emblée le ton dans deux directions. La réfé­rence immédiate et explicite à la Trinité vient opportunément indiquer que ce texte ne va pas traiter d’histoire profane. Son intention est d’inscrire l’histoire sous le regard de Dieu et l’édition de 1716 est plus explicite encore car elle inclut entre les deux premières phrases un « Gloire à Jésus au Très Saint Sacrement ». La deuxième indication nous inscrit dans le temps et dans l'espace. Mère Angélique avait, le fait est connu, une affection particulière pour Port-Royal des Champs, où elle avait ramené les religieuses. La Mère Angélique de Saint-Jean, sa nièce, précise même, dans VAvertissement qui précède la Rela­tion, les conditions matérielles dans lesquelles ce texte fut écrit : « elle fit une retraite dans une petite cellule écartée qu’on appelle la Guette ».

La date est précise, 20 janvier 1655. Mais quelle importance faut-il lui accorder ? A quel moment de l’histoire de Port- Royal se situe-t-elle ? Parlant de la Mère Marie des Anges Sui- reau, la Mère Angélique rappelle dans la Relation : « Dieu nous a fait la grâce de l'avoir pour abbesse. Elle fut élue le 26 novem­bre 1654 (1). » Après quatre triennats successifs, la Mère Angé­lique ne pouvait plus être réélue. Cette élection, qui la libérait des fonctions d’abbesse, lui permit donc de revenir à Port- Royal des Champs : elle y arriva très rapidement dès le 4 décembre 1654 et y séjourna jusqu'au 11 février 1655 (2).

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La date du 20 janvier 1655 est très probablement la date de fin de rédaction du texte. Une indication de l’édition des Mémoires d’Utrecht, placée elle en fin de texte, (à la différence de la version publiée par Louis Cognet, qui place la datation en fin du texte), l’induit : « La Mère Marie Angélique a fini ici sa relation (3) à Port-Royal le 12 janvier 1655. » On le constate, il peut subsister une légère incertitude sur le caractère précis de cette date : 12 ou 20 janvier. Quoi qu’il en soit de la date exacte, il faut en déduire immédiatement que ce texte a été écrit en un peu plus d’un mois. C’est d’autant plus méritoire pour cent cinquante pages serrées que, au témoignage de la Mère Angélique de Saint-Jean, la religieuse « passait plus de temps à prier qu’à écrire » ! Si l'hypothèse de date de fin pré­vaut donc généralement sur l’hypothèse de date de début — mais dans ce dernier cas aussi il ne resterait que près d’un mois de libre pour la rédaction —, il faudra un peu plus loin s'inter­roger sur le caractère inachevé qu'on prête à ce texte.

Les circonstances sont cependant favorables pour que la Mère Angélique se mette à écrire l’histoire de Port-Royal, pré­cisément à ce moment de sa vie. Elle a déjà 63 ans ; de plus avec l’élection de la Mère Marie des Anges Suireau, c’est une nouvelle page du monastère qui s'ouvre. Le rôle d’abbesse échoit en effet, pour la deuxième fois, après la Mère Marie Geneviève de Saint-Augustin Le Tardif entre 1630 et 1636, en dehors de la famille Arnauld. Si l’élection de la Mère Le Tardif relevait de la volonté symbolique de se démettre d'un abbatiat, celle de Marie des Anges survient après six années de la Mère Agnès et douze années de la Mère Angélique. La Mère Angéli­que pouvait donc nourrir le sentiment que sa propre tâche était achevée : il lui importait de céder la place et de la céder à la communauté des religieuses et non à l’une de ses sœurs — au sens familial. A ce titre, elle pouvait aussi revenir sur l’histoire.

Les dispositions de la Mère Angélique au lendemain de l’élection de celle qui est appelée à lui succéder sont connues : notamment par une lettre de Martin de Barcos, abbé de Saint- Cyran en date du 15 décembre 1654 :

Vous m’avez donné beaucoup de joye en m’apprenant ce qui s’est passé dans l’élection et dans la profession de vos novices. Je sais combien l’une et l’autre est

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importante pour le bien de votre maison et quoique l’élection d’une bonne supérieure le soit absolument davantage, toutefois, la profession des novices l'est aussi beaucoup (...) j'espère avec vous que Dieu bénira encore plus qu’il n’a fait la nouvelle supérieure et quelle paraîtra tout autre quelle n’a été ci-devant. C’est ce que promet la grande humilité que vous dites quelle témoigne (4).

La Vie de Mère Marie des Anges Suireau, texte revu par Nicole, indique les difficultés de cette religieuse à accepter cette charge, s’en jugeant indigne. « La douleur ne fut modérée que par l’assurance qu’on lui donne que les Mères agiraient et la soulageraient en tout (5). » L’acceptation de la charge par la nouvelle abbesse se fait donc, les témoignages concordent, avec l’assentiment et le soutien promis de la Mère Angélique et de la Mère Agnès. La Mère Angélique de Saint-Jean résume ainsi les dispositions de l’abbesse sortante, sa tante ; qu’elle regardait « comme une bénédiction pour la Communauté qu’elle pût avoir une si sainte Supérieure dont elle estimait la vertu et qu’elle croyait capable d’attirer beaucoup de grâces de Dieu sur cette maison » (8). Dans la Relation, l’histoire per­sonnelle de la Mère Suireau et de ses rapports avec Port-Royal occupe une place très importante, près du dixième du texte !

Enfin, est-il besoin de rappeler que 1654 et 1655 furent des années agitées pour Port-Royal ? En 1654, l’orage couve, qui éclatera avec la condamnation d'Amauld dans le courant du premier trimestre 1655. L’interruption de la rédaction du texte est-elle liée à des événements extérieurs ? Les éléments man­quent pour l’affirmer. Que s’est-il passé exactement entre la mi-janvier, date présumée de la fin de la rédaction du texte et la mi-février, date de départ de la Mère Angélique du monastère des Champs ?

Ces circonstances sont cependant trop courtes pour expli­quer les raisons qui ont conduit la Mère Angélique à rédiger sa Relation. Elle s’en explique elle-même au début de son texte, en soulignant l’intention de son travail. « Je fais par obéissance une relation de ce qui s’est passé dans cette maison, depuis 52 ans que j ’y fus conduite pour y être abbesse le 5 juillet 1602, âgée seulement de dix ans et dix mois » nous confie-t-elle en forme d’aveu. Cette indication nous ramène à une rédaction

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en 1654. Elle affirme aussi l’intention de couvrir la période totale de l’histoire du monastère. Singlin n’est pas explicite­ment nommé, mais le nom du confesseur ne fait aucun doute. L'obéissance est présentée comme un acte auquel elle ne sau­rait se soustraire.

Antoine Singlin ne serait cependant pas à l’origine pre­mière du texte. En fait, c’est toute la construction de l’historio­graphie de Port-Royal qui est en train de se jouer. Dans ce mouvement, il faut insister particulièrement sur les rôles tenus par la Mère Angélique de Saint-Jean et M. Le Maître. Dans son « Avertissement » placé en tête de la Relation, la nièce résume les choses ainsi : la Mère Angélique

nous disait qu’il lui prenait quelquefois l’envie d’écrire ce Livre de la Providence, de peur que nous ne vins­sions à oublier ce que Dieu avait fait pour nous. (...) Nous la pressâmes plusieurs fois extrêmement de s’y mettre. Mais elle était au fond si ennemie de faire des livres (7) que ce qu’elle en disait n'était que pour expri­mer le désir qu'elle avait de nous établir dans la recon­naissance et la confiance en Dieu, et elle nous rejetait bien loin quand nous lui voulions parler de cela. Com­me nous vîmes donc que nous n'y gagnerions rien par la persuasion, nous crûmes qu'il fallait y employer obéissance, contre laquelle elle ne se défendait jamais. Nous eûmes pour cela recours à M. Singlin et nous lui suppliâmes de le commander. Il le fit (8).

Ainsi ce texte prend place à l'intérieur d’un ensemble qui va se constituer en quelques années. « Il y avait déjà plus de deux ans que nous avions commencé à son insu de faire des mémoires de tout ce que nous avions pu apprendre sur le rap­port des Anciennes de Port-Royal et d’elle-même », poursuit sa nièce. Quelles sont donc les pièces de cet ensemble ? La Mère Angélique de Saint-Jean les nomme, curieusement sans citer la Relation, dans un texte daté du 26 février 1673 qui ouvre le tome I des Mémoires d’Utrecht et qui est intitulé Avant-propos dans lequel la Mère Angélique de S. Jean Arnauld rapporte comment le recueil de Relations sur la vie de sa tante a été entrepris. Elle donne comme initiateur de l'idée de recueillir l'histoire de la Mère Angélique, M. le Maître. Elle évoque les conversations entre elle et lui dès 1648 à Port-Royal des Champs.

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Mais il fallait passer des conversations à des textes et M. Le Maître, dit-ëlle, « nous engagea à faire des Mémoires de tout ce que nous pourrions apprendre des personnes qui restaient encore dans la Maison et qui avaient vu les choses » (9).

Le propos s’avère donc plus vaste que de faire une simple biographie de la Mère Angélique, même si, ce qui est précisé­ment le cas, le texte de la Relation est rédigé à la première personne. La Mère Angélique redoutait particulièrement que ses faits et gestes ne soient consignés pour sa gloire. Elle ne craignait selon l’Avertissement, « rien tant au monde que l’on écrivît ou que l’on parlât d’elle après sa mort d’une manière avanta­geuse ». Elle peut donc s'effacer devant Port-Royal et l’histoire du monastère. Son texte trouve légitimement son titre : « Rela­tion de ce qui s'est passé de plus considérable à Port-Royal... ». C’est toute la vie de la communauté qui est englobée. De fait, les biographies des principales sœurs, telle Marie des Anges ou la Mère Agnès pour ne prendre que deux exemples, occupent une place importante — et peut-être stratégique dans le texte.

La Mère Angélique de Saint-Jean s'attelle à constituer cet ensemble de textes vers la fin de l'année 1651. Les conditions de rassemblement des deux communautés (Paris et Port-Royal des Champs) à cause de la guerre des princes lui facilitent la tâche. Cet ensemble constitué entre 1652 et 1655 va comprendre :

— une relation rédigée par la Mère Angélique de Saint-Jean elle-même. Sa rédaction en fut interrompue probablement en 1652. Son auteur ne se souvient plus très exactement de la raison, sinon son retour à Port-Royal des Champs, « où je n’avais plus le loisir d’écrire » (10). Cette deuxième relation inachevée montre cependant que ces travaux importants d’his­toire de l'abbaye n’étaient pas totalement prioritaires pour la vie de la communauté. Mais cette interruption, tout comme celle de la Relation écrite par la Mère Angélique, se fait lors d’une étape de la vie de Port-Royal — le fait mérite d’être signalé — « à la sortie de la Mère Angélique de Maubuisson, lorsque madame d'Estrées l’en chassa» (11). Les dates symbo­liques de Port-Royal se mettent donc petit à petit en place. Dans la Relation de la Mère Angélique, ce sera l'emprisonne­ment au Bois de Vincennes de M. de Saint Cyran. Pour la rédac­tion de son texte, la Mère Angélique de Saint-Jean a eu recours à plusieurs sources, qu'elle mentionne : la Mère Angélique elle-

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même, la Mère Agnès, la Mère Marie-Claire, la sœur Catherine de Saint-Jean, la sœur Catherine de Saint-Paul (Goulas) qui appartient à la toute première génération de même que la sœur Marie de Saint-Paulin (Baron) et la sœur Marie-Marcelle Ber­nardin, présente aussi à Maubuisson, la sœur Anne de Saint- Augustin (Garnier). Elle réserve une mention particulière à la sœur Anne-Eugénie de l'Incarnation (Arnauld), « qui me donna le plus de mémoires et le plus par écrit » : les Mémoires d'Utrecht publient d’ailleurs de cette dernière un texte d'une dizaine de pages sur l’établissement de la réforme dans l’abbaye du Lys. La Mère Angélique de Saint-Jean regrette de ne pas avoir disposé d’informations de la sœur Marie-Claire Arnauld et de la sœur Catherine de Saint-Jean. Le témoignage d'une dizaine d'autres sœurs est aussi évoqué. Il apparaît donc que l’on peut considérer qu’il y a comme un jeu de miroirs entre les deux relations rédigées presque à la même époque. Une comparaison terme à terme serait du plus grand intérêt.

— le deuxième ensemble cité par la Mère Angélique de Saint-Jean est l’entreprise de M. Le Maître. Faisant parler la Mère Angélique, il rédigeait ensuite tout ce qu’il avait pu apprendre d’elle. Ce sont donc quarante-cinq entretiens — nom­bre important — qui sont consignés, « qu’il écrivait en sortant d’avec elle dans le dessein de s’en servir pour écrire son his­toire un jour » (12). M. Le Maître engage aussi M. Retard, curé de Magny, et M. Arnauld à noter les conversations. Certaines conversations rapportées sont postérieures à la date de fin de rédaction du texte de la Mère Angélique et ont dans ce cas trait à des événements contemporains, mais la plupart sont antérieures et évoquent des faits qui se retrouvent dans la Relation.

— le troisième ensemble relève de la copie des lettres, particulièrement celles adressées par la Mère Angélique à la reine de Pologne. Il sort de notre domaine biographique et de l'histoire du monastère, pour dégager la spiritualité de la Mère Angélique au soir de sa vie.

Biographies, entretiens, correspondances : le dispositif est parfait. Il va cependant s’interrompre en 1658 — soit deux ans après la Relation — à la mort de M. Le Maître. La constitution de l’historiographie de la Mère Angélique et de Port-Royal peut donc se résumer ainsi. A partir de 1651 se dessine une

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première étape de projets et mises en place. De 1652 à 1654, avec prolongement jusqu’en 1658, se dessine une deuxième étape de phase active de réalisation, dans laquelle la Relation de la Mère Angélique occupe une place centrale, comme si des travaux préparatoires venaient converger vers ce texte. Une troisième étape s’ouvre après la mort de la Mère Angélique lorsque la Mère Agnès ordonna que « toutes les sœurs écrivis­sent chacune à part ce qu’elles auraient pu savoir de parti­culier » (13). Enfin, il y en aura une quatrième après la mort de la Mère Agnès en 1671, lorsque la Mère Angélique de Saint- Jean reprit tous les papiers pour constituer ce recueil de relations daté du 26 février 1673 — publié plus tard, en 1742, soit près de soixante-dix ans après, dans le tome I des Mémoires d'Utrecht.

Revenir sur l'histoire de tous ces textes, c’est préciser qu'ils ne constituent pas des annexes mais des compléments indis­pensables à la Relation de la Mère Angélique. De ce fait, ce n’est pas la Relation qui ouvre les Mémoires d’Utrecht, mais le texte de la Mère Angélique de Saint-Jean, comme s’il y avait besoin d'une introduction ou d’une présentation à la Relation de la Mère Angélique, qui constitue le deuxième texte. Dans le même sens, une édition antérieure réunit à la fois la Relation et les entretiens de M. Le Maître (14).

Tout cet ensemble constitué de multiples facettes permet­trait de noter des convergences et des divergences en fonc­tion des personnalités, des époques de rédaction. U est là sur­tout pour tracer un portrait complet de la Mère Angélique, et pour déterminer les points d’histoire de Port-Royal. Cependant on y perçoit la volonté de la Mère Angélique de Saint-Jean de donner de sa tante l’image d’une Abbesse réformatrice. Très curieusement elle ne prend pas le texte de la Relation comme ap­pui ou comme source. Elle ne fait référence qu’à son existence, jamais à son contenu. Elle agit ainsi comme si le texte ne revê­tait pas à ses yeux une importance particulière ou première, à moins qu’un événement extérieur n’ait affecté l'histoire du manuscrit. Sur cette histoire, Louis Cognet dans son introduc­tion à l’édition du texte, est peu disert : « En 1664, on le confia à M. Arnauld, comme en témoignent Nicole et la Mère Angé­lique de Saint-Jean » et il poursuit : « Tous ces documents revinrent sans doute au monastère en 1670 » (15). Si l'organisa-

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tion des Mémoires d’Utrecht n’a pas été revue une dernière fois au moment de la publication en 1742 cette hypothèse est forte­ment plausible. Louis Cognet perd en effet ensuite la trace du manuscrit, car il ne note plus que les trois éditions effectuées d’après des copies : dès 1714 en texte séparé, puis intégré dans des ensembles, en 1737 dans l'Histoire de Port-Royal de Goujet et en 1742 dans les Mémoires d’Utrecht, la meilleure référence à ses yeux. Ainsi ce texte n’est pas lu pour lui-même mais au sein d'un ensemble, qui le complète ou l’obère. Non réédité au XIX' siècle, il faudra attendre plus de deux siècles, l'édition Cognet de 1949 pour voir de nouveau le texte, publié pour lui-même sans ajouts.

Pour situer cette Relation dans l’historiographie de Port- Royal, outre l’avertissement évoqué, la Mère Angélique de Saint-Jean a aussi annoté le texte de sa tante. Ainsi la « mytho- graphe », selon l'expression d’Ellen Weaver (16), va-t-elle inscrire son propre texte en marge de celui de la Mère Angélique. La Relation va porter en elle l'histoire d’une tradition plus longue que celle qui paraît initialement : écrit par obéissance, le texte a aussi pour fonction de vivre.

Les notes rédigées par la Mère Angélique de Saint-Jean sont, en gros, de trois sortes : identification des personnes citées, précisions sur les dates et commentaires divers.

Les identifications sont de loin les plus nombreuses (envi­ron une quarantaine) et portent tout à la fois sur des noms évidents comme M. Marion (la première note du texte), comme sur des noms de religieuses de Port-Royal, de personnalités ou d’évêques. Ces notes explicitent parfois le texte. La sœur Isabelle-Agnès de Châteauneuf — seule dans ce cas — est iden­tifiée à une trentaine de pages d'intervalle. La Mère Angélique disait simplement :

Nous en reçûmes encore une qui avait été pensionnaire et postulante aux Ursulines, qu’elles n’avaient pas voulu recevoir pour un sujet que je n’approuvais pas. C’était une fille toute accomplie, que Notre Seigneur avait prévenue, et qui nous donna dès l’instant de son entrée des exemples de vertu. Je la menai à Maubuisson pour y être Maîtresse des Novices où elle s'est comportée d’une telle manière que les anciennes religieuses la révé-

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raient comme une sainte. Elle mourut comme elle avait vécu dans une humilité et confiance en Dieu merveilleu­ses (17).

Ce portrait est en parfaite concordance avec la notice du Nécrologe qui lui est consacrée. Y sont soulignées l'humilité de la Sœur Isabelle-Agnès et « la dépendance de sa Supérieure, envers qui elle avait une sincérité si parfaite » (18). Une trentaine de pages plus loin, la Mère Angélique revient sur l’événement et le portrait. A Maubuisson en 1616, « je menai quatre reli­gieuses avec moi dont il y en avait une qui était une excellente religieuse » (19). Ce retour est significatif du style de la Relation et ce mouvement de vrille, revenant à plusieurs reprises sur le même épisode, cause parfois une difficulté de lecture. Pour le milieu de Port-Royal l’identification devait être aisée et la Mère Angélique sait citer des noms quand il le faut. La person­nalisation vient cependant dans ce cas attirer l’attention sur la première génération de Port-Royal, mais elle n’apporte rien de précis au mouvement général du texte.

Les précisions de date sont au nombre de six et par là-même mettent l’accent sur des événements, comme pour fixer l’his­toire. Traduisent-elles le mouvement de la providence de Dieu ? Ce n'est pas certain, ce n'est pas explicitement leurs buts. Les rapports de la Mère Anne-Eugénie de l’Incarnation avec d'au­tres monastères, comme dans l'exemple cité ci-dessus, sont datés. « Elle fut, quelques années après, envoyée aux Lys », indique le texte de base, la note indique que c'était en 1623 et cette religieuse retourna à Maubuisson « en 1627 » (20). Ces précisions sont apportées lors du portrait qu’en fait la Mère Angélique. Si les portraits de toutes ces femmes liées à Port- Royal abondent dans le texte, il est aussi à noter que la Mère Angélique peut d'autant plus parler librement de la Mère Anne- Eugénie de l'Incarnation que celle-ci (sa sœur) était décédée en 1653. La Relation a ainsi été rédigée en fonction d’événe­ments passés récents. Elle contient de fait un hommage et la préfiguration d'une notice nécrologique.

La Mère Angélique de Saint-Jean date aussi un autre évé­nement d’importance dans la vie du monastère : « La Mère Geneviève fut élue Abbesse, qui était une des premières novices que j ’avais amenée de Maubuisson ; elle avait beaucoup de

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vertu. » L’élection de la Mère Geneviève Le Tardif eut lieu le 23 juillet 1630 (21). De nouveau, l'abbaye de Maubuisson est évo­quée, comme pour noter avec vigueur les liens étroits qui exis­tèrent avec Port-Royal. On le sait, la Mère Angélique de Saint- Jean détruira en 1627 un gros paquet de lettres de la Mère Geneviève, « estimant qu’on n’en pouvait faire aucun usa­ge » (22). Mais là aussi la Mère Angélique sait citer des dates précises quand il le faut et quand elle en a envie. Ces dates ne sont pas les mêmes, ce qui pourrait signifier que les événe­ments ne revêtent pas la même importance aux yeux de la nièce et de la tante. Deux dates sont notamment précises pour la Mère Angélique : le 26 novembre 1654, qui correspond à l'élec­tion de la Mère Marie des Anges comme abbesse ou le « 8 mai de l’an 1633 », (« dans l’octave de l’Ascension », précise en note la Mère Angélique de Saint-Jean), qui est la date à laquelle la Mère Angélique est chargée d’établir la Maison du Saint-Sacre­ment. Si la tante précise la date d’entrée, la date de sortie est donnée par la nièce « 10 février 1636 ». La Mère Angélique racontait l’événement pour elle, elle lui donnait consistance en lui-même. « Voyant toute cette mésintelligence avec ce supé­rieur, je jugeai qu’il était expédient de remettre cette maison entre les mains de M. de Paris seul, selon le premier ordre de l'Eglise [...]. Un Grand Vicaire amena la Mère de Port-Royal (23). A un signe donné, je me trouvai à la porte et la fis entrer et sortis à la même heure ». La Mère Angélique de Saint-Jean a donc d’autres desseins que sa tante : elle insiste sur des per­sonnages et des moments qu’elle gauchit vers Port-Royal.

C’est probablement dans ses huit autres notes qu’elle passe le plus le texte initial. En soulignant des passages, elle attire l'attention sur les mérites de la Mère Angélique, là où la dis­crétion ou les principes seuls primaient. Ainsi ajoute-t-elle à propos du choix des religieuses : « Dieu donnait ces connaissan­ces à la Mère sans que personne l'eût instruite. Elle comprit quel désordre c’était que d’engager des personnes dans l’Eglise sans vocation », et comme M. le Maître, elle en profite pour recueillir une citation de la Mère Angélique. Dieu « n’a pas voulu laisser impunie la faute que [Madame la Générale] avait faite d’engager cet enfant dans les bénéfices sans voca­tion » (24). Cette volonté d’apurement de la vocation religieuse court tout au long de la Relation, notamment à travers les

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contacts de la Mère Angélique avec Madame d’Estrées et Mau- buisson, avec les évêques et plus souvent encore avec les reli­gieuses.

Deux autres notes ont trait au droit d’élection précédem­ment évoqué, qui en lui-même constitue un peu comme le fili­grane du texte. Elles rapportent soit des paroles à la Reine, soit une réaction de comportements. Enfin, il y a un complé­ment apporté par la Mère Angélique de Saint-Jean, comme si elle reprochait à sa tante de ne pas avoir été explicite. Il est dit à propos de la Sœur Anne-Eugénie de l'Incarnation que « peu de jours après, dans la chapelle de Saint-Médéric sa paroisse. Dieu lui donna un si grand mouvement detre religieu­se et un si grand mépris du monde qu’il lui est demeuré jusqu’à sa mort » et la note ajoute : « il faut mettre ici la vision qu’elle eut à Saint-Merry » (25). Le rôle de la maladie dans la décision de devenir religieuse est soulignée pour son propre cas personnel et pour d’autres cas par la Mère Angéli­que dans la Relation.

Enfin la Mère Angélique de Saint-Jean ajoute deux notes dans un passage particulièrement important, celui qui a trait au séjour de la Mère Angélique à l’Institut du Saint-Sacrement. Là aussi l'histoire de cet Institut va s’avérer étroitement liée à l'histoire de Port-Royal. Sans en retracer les différents épi­sodes ici, il faut souligner l’affaire du chapelet secret, dont Jean-Robert Armogathe rappelait récemment « la grande impor­tance dans l'histoire spirituelle du XVII' siècle » (26). « Comme il (Mgr Zamet) était persécuté pour l’Institut par plusieurs personnes éminentes et dévotes et par plusieurs intérêts que Dieu sait, il crut qu’il avait besoin de M. de Saint-Cyran pour protéger son honneur. » Le commentaire en note précise : « elle parle de la querelle du Chapelet du Saint-Sacrement qui divisa M. de Sens et M. de Langres » (27). Sur ce sujet, la nièce sou­ligne le travail de relecture effectué par Saint-Cyran et, para­phrasant presque la tante, elle ajoute : « M. de Saint-Cyran disait qu’il avait passé quatre heures à examiner cet écrit avec un esprit de censeur sans y pouvoir rien trouver qui ne fut bon et soutenable. » Est-il besoin de rappeler que quelques années auparavant, en 1652, une polémique autour du libelle du Père Brisacier avait vu le jour, et qu’elle attribuait la paternité du Chapelet à Saint-Cyran ? Ce texte, rédigé donc quelque deux

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ans après apporte le témoignage de la Mère Angélique. Il com­plète la déclaration formelle rédigée à cette époque par la Mère Catherine-Agnès de Saint-Paul, la Mère Angélique peut donc dire qu'elle n'écrira pas « l’histoire du Chapelet », « car elle l'est déjà ». Ces précisions et l'insistance de la nièce pour­raient nous inciter à penser que la rédaction de ses notes s’est effectuée au plus près de l'écriture du texte par la Mère Angé­lique. Mais rien ne permet de l’affirmer avec certitude.

Si les notes de la nièce viennent constituer ainsi comme un deuxième texte, elles restent malgré tout fragmentaires et peu définitives. De nombreuses dates restent incertaines : la Mère Angélique préfère à des datations précises des expressions comme « quelques années après ». De nombreuses personnes ne sont pas identifiées : la Mère Angélique dit souvent « une sœur », comme si le nom ne revêtait pas une importance pri­mordiale. Même la patience et l'érudition de Louis Cognet, — les nombreuses notes de son édition, qui intègrent un troi­sième texte que seraient les notes complémentaires des Mémoi­res d'Utrecht, en sont la preuve —, laissent dans l'ombre des passages. L'histoire a ici à s'effacer devant le texte ou, plutôt, le texte en lui-même la constitue par son mouvement propre : précisions de dates et de personnes sont données à bon escient et si nécessaire.

Qualifiée d’inachevée, la Relation commence le 5 juillet 1602 pour s’achever avec l'arrestation de M. de Saint-Cyran, c’est-à-dire le 14 mai 1638. Elle couvre donc plus d’un tiers de siècle (36 ans), ce qui représente déjà beaucoup dans l’his­toire. Elle n'atteint pas cependant directement les cinquante- deux ans que les premières lignes du texte laissaient envisager. « Depuis cinquante-deux ans que j'y fus conduite pour y être abbesse ». Les allusions au-delà de 1638 abondent cependant dans le corps du texte, comme plusieurs exemples ont déjà été mentionnés, et la construction même du texte ne suit pas la chronologie. Mais l'inachèvement peut en un sens passer pour apparent. En effet, même s’il n’est pas explicitement nommé, Singlin est présent à la première page et il est également pré­sent en filigrane à la dernière page puisque l'épisode de l’arres­tation de Saint-Cyran fait immédiatement suite, dans l’histoire de Port-Royal, mais non dans la Relation de la Mère Angélique, à la nomination de Singlin comme confesseur de Port-Royal. Le

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texte est donc clos sur lui-même : il commence par Singlin et s’achève par Singlin.

La date de 1638 constitue aussi une série de ruptures. Une nouvelle page de l’histoire de Port-Royal s'ouvre à l’évidence avec l'arrestation de Saint-Cyran. La Mère Geneviève Le Tardif était abbesse et rien ne pouvait laisser présager que la Mère Angélique, qui s’était « libérée » de Port-Royal, serait de nouveau appelée à être abbesse quatre ans plus tard. Comme au moment de la rédaction de la Relation, la famille Arnauld ne possède plus en propre Port-Royal. Enfin 1638 marque la date à laquelle la première génération des religieuses est rejointe par la seconde. La Mère Angélique de Saint-Jean est arrivée depuis peu et elle peut donc à partir de cette date prendre le relais comme histo­riographe. A défaut d’être volontaire, la rupture du texte en 1638 ne s'avère donc pas tout à fait fortuite. « Elle fit cette relation avec un tel dégoût qu’on ne pût obtenir qu’elle l'ache­vât. Elle prit le prétexte d'autres affaires pour l’interrompre où elle en est demeurée », rappelle la Mère Angélique de Saint- Jean dans l’« Avertissement » non signé (par une religieuse de Port-Royal, est-il indiqué) précédant le texte de sa tante.

Dans cet entrelacs de relations entre le texte de la Mère Angélique et tous les textes périphériques, il manque encore une pièce au dossier. Elle revêt une importance particulière, puis­qu’il s’agit d’un texte rédigé par la Mère Angélique elle-même et qui n’est même pas signalé par sa nièce. La Relation possède ainsi un doublon ou plutôt une préhistoire rédigée près de deux ans auparavant. Le Supplément au Nécrologe le publie pour la première fois trente ans avant les Mémoires d’Utrecht, qui l'in­cluent dans l’ensemble.

Ces raisons qui ont porté la Mère Angélique à sortir de la Juridiction de l’ordre de Cîteaux, écrites par elle-même et en­voyées par elle à M. Bignon, Avocat Général, en mars mil six cent cinquante trois, commencent comme une biographie, en remontant un tout petit peu plus haut que la Relation :

Je fus reçue en l’année 1599, âgée de huit ans en l’Ab­baye de Saint-Antoine des Champs, où le Général de l'Ordre, M. de la Croix, me voulut donner l’habit de sa main. Treize mois après on me fit faire Profession en l’Abbaye de Maubuisson ; ce fut M. de la Charité, par l’ordre de M. de la Croix Général. Huit mois après le

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même Général prit la peine de venir à Port-Royal faire prendre possession en mon nom de la Coadjuterie, qu’il m’avait fait assurer par l’Abbesse auparavant que je fusse Religieuse ; et Madame de Boulehart, Abbesse, venant à mourir en juillet 1602, que je n’avais que dix ans dix mois, un Vicaire de l’Ordre, Docteur en Théolo­gie, nommé Bomereau, me mit en possession de l’Ab­baye au mois de septembre (28).

La Relation parle différemment de cette préhistoire ; elle porte directement un jugement sur l’état du monastère et elle est en tout cas moins factuelle. Elle débute ainsi :

Je fais par obéissance une relation de ce qui s’est passé dans cette maison, depuis cinquante-deux ans que j'y fus conduite pour y être Abbesse le 5 juillet 1602, âgée seu­lement de dix ans et dix mois, — par un très grand désordre, ordinaire en ce temps-là, où il ne se pratiquait plus aucune discipline pour la promotion aux bénéfices, ni dans notre ordre presqu’aucune régularité. En sorte que mon père, n’osant songer qu’on me dût donner la bénédiction abbatiale, en ce bas âge, le Général de l’Ordre, qui m’avait fait faire Coadjutrice par l’Abbesse de cette Maison, avant que j'eusse huit ans, — pour favoriser mon grand-père qui était de ses amis, — et qui me fit faire profession à neuf, voulut me bénir de sa main à onze ans. Ce qu’il fit céans avec une grande compagnie et un grand festin.

Cette comparaison des ouvertures de texte fait apparaître la nature des liens qu’ils entretiennent. Certes ce deuxième texte est beaucoup plus court : il ne comporte que huit pages contre cent pour la Relation, dans leurs éditions respectives des Mé­moires d'Utrecht. Mais des anecdotes, des épisodes et des thèmes communs s’y retrouvent : le confesseur religieux ne sachant pas le Pater, la visite de 1604, les sermons des bernar­dins, les relations entre les religieuses et les religieux... Là aussi dates et noms ne sont pas systématiques et la fin de ce court texte se perd dans l’absence de chronologie.

Cependant les intentions, les finalités et les destinataires des deux textes ne sont pas les mêmes. Le deuxième texte se situe dans le cadre d’un procès avec l'ordre de Cîteaux. La référence au destinataire, l’avocat général Bignon, n’en fait pas moins apparaître que l’historiographie de Port-Royal est dès

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cette date plus large que le milieu port-royaliste étroit des Religieuses et des Solitaires. Les deux textes sont donc à lire ensemble.

La Relation, même si elle ne fait pas œuvre historique au sens strict du mot, nous est précieuse par les informations qu’elle nous fournit, par les portraits qu’elle trace (il faudrait faire une place particulière au rôle dévolu à la Mère Agnès), par la description de tout le tissu de contacts, de relations, d’interconnexions qu’elle démêle. La chronologie demanderait cependant à être affinée en déterminant les simultanéités et les successions dans les relations entre les différents monastè­res. Elle nous donne le point de la situation en 1655, même si formellement elle s'arrête auparavant.

Mais ce livre de souvenirs est d'abord rédigé par la Mère Angélique. Et aux dires de sa nièce, le but s’avérait double : parler de l’œuvre de Dieu sur elle et sur le monastère. Cette dernière rapporte ainsi dans l’« Avertissement » que la Mère Angélique disait que, « à propos de tout ce qui lui était arrivé, elle aurait eu sujet de faire un livre de la Providence de Dieu, tant elle en avait fait d’expériences et qu’il n’y avait rien qu'elle eût plus de désir de nous laisser en mourant qu’une grande confiance en cette admirable Providence, qui lui avait fait des miracles pour nous. »

C'est donc bien une histoire religieuse qui est tracée, mais le nom de Dieu n’est pas très fréquent sous la plume de la Mère Angélique et l’on chercherait en vain une définition théolo­gique de la Providence. L’occurrence suivante du terme ne suffit assurément pas à la donner : « je crois devoir prouver ceci à la gloire de la divine Providence par un exemple » (29). Cet exemple est le prêt d’une dot de deux mille livres à un bienfaiteur de Port-Royal pour l’achat d’une maison et le rem­boursement par celui-ci de cette somme. Ce n’est guère une définition théologique en bonne et due forme. Faut-il alors suivre le témoignage de Le Maître, qui cite explicitement, au chapitre VIII des Relations de plusieurs entretiens de la Mère Angélique, le terme de Providence ? « Elle me dit au mois de mars 1652 : j ’ai admiré plusieurs fois la conduite et la Provi­dence de Dieu, dans les choses spirituelles, principalement en ce qui regarde mon salut. Il y avait trois abus dans mon établissement en qualité d’abbesse de cette Maison » (30). L’am-

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bition d'avoir deux filles abbesses, les vœux à neuf ans et bénits « à onze contre toutes les lois de l'Eglise », le mensonge au Pape : nous voilà ramenés sur le terrain de la Réforme, qui constitue en définitive le sujet premier de la Relation. La Pro­vidence n’est pas loin !

En définitive la meilleure définition de la Providence se trouve en tête du texte qui s’ouvre par un signe de croix. « Au nom de la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. » Signe traditionnel de l’Eglise : affirmation de la foi et inscrip­tion dans l’histoire du salut.

NOTES

. (1) Certaines éditions mentionnent à tort le 26 décembre.(2) L. Cognet, Relation écrite par la Mère-Angélique Arnauld sur

Port-Royal, publiée pour la première fois conformément au texte ori­ginal avec une introduction et des notes de Louis Cognet. Les Cahiers verts II, Paris, Grasset, 1949, p. 178.

(3) L. Cognet arrête ici son texte sans juxtaposer les deux phrases, cf. Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, Utrecht, 1742, p. 370.

(4) Correspondance de Martin de Barcos, abbé de Saint Cyran, éditée et présentée par Lucien Goldmann, Paris, Presses Universitaires de Fran­ce, 1956, p. 177.

(5) Relations sur la vie de la Révérende Mère Marie des Anges, 1737, p. 271.

(6) Selon le témoignage contenu dans la Relation écrite par la Mère Angélique de Saint Jean, in Mémoires d’Utrecht, op. cit., t. I, p. 255.

(7) Plusieurs témoignages signalent que la Mère Angélique est bavarde !

(8) Avertissement, édition L. Cognet, p. 24.(9) Mémoires d’Utrecht, t. I, p. 2.(10) Op. cit., t. I, p. 4.(11) ) Idem.(12) C’est l’expression qui figure dans le titre des entretiens publiés.(13) Mémoires d’Utrecht, t. I, p. 5.(14) L’édition que j’ai consultée ne possède ni date ni lieu. Elle com­

porte 297 pages, comme l’édition mentionnée par Philippe Sellier dans la bibliographie de Pascal et la liturgie, Paris, Presses Universitaires de

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France, 1966, p. 114. Louis Cognet indique que la première édition du texte de la Relation date de 1714 et il signale « édition fautive dont le tirage fut sans doute très limité, et dont les exemplaires sont raris­simes. Quelques-uns portent la date de 1716 » (p. 10).

(15) Op. cit., p. 8.(16) Au colloque de 1984, cf. F. Ellen Weaver, «Angélique de Saint-

Jean : abbesse et « mythographe » de Port-Royal », Chroniques de Port- Royal, n° 34, 1985, p. 98-108.

(17) Op. cit., p. 64.(18) Nécrologe de l’Abbaye de Port-Royal des Champs..., Amsterdam,

1723, p. 222.(19) Op. cit., p. 95.(20) Op. cit., p. 74.(21) Op. cit., p. 123.(22) Jean Orcibal, Port-Royal entre le miracle et l’obéissance. Flavie

Passart et Angélique de Saint-Jean Arnauld d'Andilly, Desclée De Brouwer, 1957, p. 7.

(23) C’est précisément la Mère Geneviève que la Mère Angélique de Saint-Jean n’identifie pas, ne donnant en note que la date, cf. op. cit., p. 157-158.

(24) Op. cit., p. 66.(25) Op. cit., p. 70.(26) « Le Chapelet secret de Mère Agnès Arnauld », in XVII ’ siècle,

janvier-mars 1991, n° 1, p. 77.(27) Op. cit., p. 134.(28) Supplément au Nécrologe de Port-Royal, 1735, p. 174. Ce texte

fait immédiatement suite à la Relation de la Mère Angélique dans les Mémoires d’Utrecht, t. I, p. 371-380.

(29) Op. cit., p. 106-107.(30) Dans l’édition citée à la note 14, p. 131.

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