La religion sans croyance : les caricatures de Daudet ...ens-religions.formiris.org/userfiles/files/er_900_1.pdf · relèvent tous du vocabulaire religieux. A tout seigneur, tout

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    La religion sans croyance : les caricatures de Daudet, Ren Nouailhat, mai 2006 Du corpus des Lettres de mon moulin, jen ai retenu quatre, celles dont les titres portent explicitement une rfrence ecclsiastique : - le pape avec La mule du pape, - un cur avec Le Cur de Cucugnan, - la messe avec Les trois messes basses, - un moine avec Llixir du Rvrend Pre Gaucher. Ces quatre Lettres ne sont pas les seules o Daudet parle de religion. Mais les titres de ces quatre-l montrent quelle en est le sujet principal. Il ne sagit que de la religion catholique prise dans son institu au sens hirarchique, ecclsial et liturgique : un pape, un moine et deux curs, lun qui prche et lautre qui dit la messe. Nous avons l des modles de reprsentations de la religion dune poque et ce sont les reprsentations de ces modles qui vont ici nous intresser. Ces lettres se prsentent comme des petits rcits apparemment bien innocents. Le premier est, crit Daudet, tir dune ancienne chronique du pays dAvignon , cest un conte quil qualifie de joli et de pittoresque . Le second est un adorable fabliau , le troisime un conte de Nol et le quatrime une histoire amusante , une historiette lgrement sceptique et irrvrencieuse , crit encore Daudet, la faon dun conte dErasme ou de dAssoucy, racont par le cur de Graveson . Quatre rcits lgers, donc, sans autre prtention affiche que damuser et de distraire. Les portraits dessins par Daudet sont certes caricaturs, mais gentiment. Ils ont t reus et transmis comme tels dans la littrature scolaire. Mais cest l quil est intressant dy regarder de plus prs. Ces caricatures font peut-tre sourire mais elles font surtout rire, dun rire qui emporte tout. Car leur charge critique tient moins ce quelles samusent moquer quau point de vue de Daudet, point de vue de radicale extriorit la dimension religieuse dune institution destine pourtant en manifester le sens. Mais, nous le verrons en conclusion, ce rire iconoclaste nest pas tout fait tranger la religion ici mise en drision. 1 - DES MOTS ET DES CHOSES Prenons dabord ces textes au pied de la lettre. On y parle decclsiastiques et de moines, de rites et de crmonies, darchitecture religieuse, de mobiliers cultuels et de vtements liturgiques. Les mots relvent tous du vocabulaire religieux. A tout seigneur, tout honneur, commenons par le pape Boniface de La mule du pape. Avignon au temps des papes, cest Rome en Provence, cest le grand spectacle de lEglise1. Le pape , quarante fois dsign de la sorte, est prsent aussi sous les vocables de Sa Saintet , Saint Pre ou Grand Saint Pre , Prince de lEglise , illustre Pontife ou Souverain Pontife .

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    Autour du pape dfile ladministration ecclsiastique : collge des cardinaux, chapitre des chanoines, abbs de couvent, haut et bas clerg, clercs de matrise et petits clercs, sacristains, confrrie de pnitents, frres flagellants et frres questeurs, ermites, soldats du pape et marguilliers de Saint-Agrico. Dans ce cortge, figure mme un avocat du diable et un premier moutardier , charge papale depuis Jean XXII, le pape qui aimait tant la moutarde, charge laquelle accde Tistet Vedne, leffront galopin , au cours du rcit. Ce petit thtre ecclsiastique est un monde doprette, o lon dansait, o lon dansait sur le pont dAvignon, o lon dansait la gavotte rythme par ceux que Daudet appelle les enrags du tambourin . Cest un monde de crmonies, avec ses processions, ses plerinages, ses bndictions et ses indulgences, ses offices et ses vpres. Le dcor, cest le palais papal . On y dfile avec mitre et barrette, en chasuble tisse dor, en aube en dentelle, en robe rouge ou de velours noir, en camail de soie violette, en souliers boucle, en jaquette brode de rose et avec plume dibis de Camargue. On y transporte des burettes ciseles, sur fond sonore de cantiques, de sonnerie de clochettes ou des carillons des cloches toute vole. Le cur de Cucugnan manie ciboire et hosties. Il est surtout hant par le confessionnal o il voudrait bien recueillir la confession des pauvres pcheurs que sont tous les Cucugnanais. Il prche en chaire pour remettre ses brebis, ses biens chers frres, dans le droit chemin de la morale chrtienne. Cest la grce quil leur souhaite. Sa prdication met en image lau-del et ses trois portes : la premire est celle du paradis o se tient Saint Pierre avec ses clefs, le gros livre o sont inscrits les lus et ses bsicles pour en lire les noms. La porte du purgatoire, porte dargent constelle de croix noires , est garde par un ange la robe resplendissante avec sa clef de diamant. Dans lenfer, on entre pleine porte , par fourne , comme le dimanche au cabaret . Le diable cornu, avec sa fourche, y fait disparatre les pcheurs dans un tourbillon de flammes do retentit une clameur horrible de gmissements et de hurlements . Quelques formules de misricorde sont loccasion de citer Jsus, fils de David ou Jsus Marie Joseph comme on voque la Bonne mre des anges et quon sexclame Sainte Croix ou Feu de Dieu ! . Dans Les trois messes basses, le saint homme Dom Balagure, ancien prieur des Barnabites, est dsign comme prtre, abb, rvrend, chapelain gag des sires de Trinquelage. A ses cts, lenfant de chur Garrigou. Le rcit se droule le temps dune messe de minuit dans la chapelle du chteau qui accueille les notables et le petit peuple du mont Ventoux, placs comme des santons de Provence, chacun selon son rang social, du seigneur aux douairires et aux plus humbles des paroissiens. Le vocabulaire architectural et liturgique est charg : cathdrale, chapelle, chur, nef, vitraux et rosaces, sacristie, clocher, stalles, pupitre et missel, prie-Dieu et cierges, nappes dautel et burettes, aube et surplis, chasuble et barrette, vangile et ptre, credo et pater, prface et oraisons, eau bnite et vin du pape . Llixir du Rvrend Pre Gaucher nous conduit enfin dans le monde des moines et des moinillons, chez les bons Pres du couvent des Prmontrs, avec le Pre abb et le frre Trasybule, rvrends et novices, frres et frres lais. La liturgie monastique droule ses offices, des matines complies, et ses chapelets. Lvque porte crosse, mitre et anneau pastoral, les moines cilice et cucule et les paroissiens les bannires. Aux listes prcdentes, sajoutent les termes de presbytre, oratoire, clotre, le brviaire et le bnitier, le matre-autel et le chemin de croix, les saints de pierre et leurs auroles. On parle de misricorde, de bndictions, de jene, dabsolution, dexorcisme et dindulgence plnire. On clbre Pques et la fte-Dieu, on bat sa coulpe, on prie en latin : Oremus Dominus et Ave verum , psaumes et rpons, patentres ou Pater noster , mme si Gaucher ne sait dire cette prire quen provenal car, je cite, il avait la cervelle dure et lesprit comme une dague de plomb .

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    Ces quatre petits rcits sont donc riches de culture religieuse. Ils se situent dans des lieux saints et des temps sacrs, avec un formidable inventaire tel que pourrait le dresser un conservateur du patrimoine charg dtiqueter les objets du culte ou les parures liturgiques. La plupart ne se trouvent plus de nos jours dans les glises mais dans les muses dart sacr ou de traditions populaires, parfois dans les brocantes ou chez les antiquaires. Si Les lettres de mon moulin ne se transmettent plus aujourdhui aussi facilement quhier, cest en grande part du fait de ce vocabulaire devenu abscons. Il a longtemps fait la fortune et le cauchemar des dictes de lcole primaire, mais il y avait du plaisir lire ces rcits en morceaux choisis, et de la fiert en recevoir de belles ditions relies lors des crmonies de prix de fin danne. Aujourdhui, ce monde des processions de fte-Dieu, de Chandeleur ou de messes basses parat trange et les mots pour les dcrire appartiennent une langue trangre. Les manuels scolaires ou les ouvrages pdagogiques qui prsentent encore Les lettres de mon moulin nen finissent pas daligner, en colonnes hors texte ou en bas de page, de longues notes explicatives2. Et quand bien mme laccumulation des listes de dfinitions rendrait plus accessible le texte, il manque encore plus le contexte et lambiance, le type de religiosit dans laquelle ces lments, rites, mobiliers ou vtements, prenaient sens. 2 LEVAPORATION DU RELIGIEUX Dans les quatre rcits que nous venons de parcourir, cette religiosit est cependant bel et bien absente. Cest mme une des caractristiques de ces rcits. Je voudrais souligner ce second aspect du traitement du religieux chez Daudet, car il va nous introduire aux enjeux de ces caricatures. Il convient tout dabord de rappeler quel est le donn religieux partir duquel Daudet dploie ce quil raconte, car il nen dit explicitement rien. Etant pass par une ducation catholique, il nignorait pas ce donn catholique fait de rfrences (la Bible, lEvangile, la Tradition), de rites (les sacrements, les clbrations), dinstitutions, de doctrines (le credo, les dogmes et les rgles de vie) et de croyances. Pour un chrtien, la foi habite toutes ces strates du fait religieux. Elle y introduit une dimension dintriorit et de relation personnelle Dieu, au sens o en parle Saint Paul : Cest le Christ qui vit en moi3 ; une dimension aussi de rflexion et de connaissance : Soyez toujours prts justifier votre esprance devant ceux qui vous demandent den rendre compte4 . La foi est un moyen de connatre des ralits quon ne voit pas5 . Elle transforme la vie de croyant et donne un sens au destin de lhumanit. Rien de tout cela chez Daudet. Aucune dimension dintriorit, aucune rfrence au message ou aux signes du Christ comme signes de Salut, aucune rflexion thologique, mme pas de rfrence littraire au sentiment religieux au sens o Henri Brmond a pu en parler pour lhistoire du monde chrtien6. Alphonse Daudet se dfinissait comme diplopique , cherchant voir, crit Anne-Simone Dufief, simultanment lenvers et lendroit7. On ne voit ici que lenvers. De ce que la Bible ou la Tradition chrtienne ont pu apporter lhistoire des chrtiens, thologise par les Pres de lEglise, les docteurs du Moyen Age ou les penseurs des temps modernes, on ne retrouve rien. Ni au niveau de lintelligence de la foi, ni mme celui de la recherche dune crdibilit de la foi dans la culture de son temps, quelle soit conservatrice (que lon pense la restauration catholique) ou progressiste (les initiatives du christianisme social, le peuple debout, chante ta dlivrance ! du cantique populaire Minuit chrtien ). Aucun souci de tmoignage ni dvanglisation. Restent les processions et les rites, mais ce ne sont plus que dplacements et gesticulations dont on ne sait ni pour qui, ni pour quoi. A la cour pontificale, aucune allusion au magistre de lEglise. Le terme de Dieu ne se trouve que dans quelques exclamations, mon Dieu ! ou Adieu . Et celui de foi seulement dans lexpression ma foi ! .

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    La messe de minuit est bien celle de Nol mais on ne dit pas de quoi il sagit : seule lexclamation Jsus Marie ! pourrait mettre sur la piste. Saint Augustin est cit deux fois. Mais ce nest pas pour sa pense ni pour la Rgle dont se rclament les Prmontrs. Il est dabord invoqu pour la cueillette des plantes des Alpilles qui serviront confectionner llixir du rvrend pre, et une seconde fois par les moines tous runis pour couvrir labsolution de son pch dalcoolisme. 3 RIRES FOUS, IVRESSES SANS REMORDS8 Venons-en aux figures caricatures. Dans le thtre de marionnettes de Daudet, les personnages jouent mcaniquement une pice dont ils sont les anti-hros leur corps dfendant. Dans cet univers de religion, ils sont seulement hors sujet et ils le sont si bien que leur caricature a des effets dvastateurs beaucoup plus radicaux que ne le laisse entendre le genre littraire aimable et fantaisiste qui leur donne vie. Leurs titres, dj, sonnent la provocation. Associer le pape et une mule est cocasse. Il ne sagit pas ici de la pantoufle pontificale, mais de la monture pontificale, une belle mule noire mouchete de rouge . Association qui ridiculise la solennit convenue des scnes de Cour, la pompe de lillustre pontife tant lie la mule qui le porte. Elle et lui semblent harnachs de la mme faon. On finit par prendre lun pour lautre. La bte est qualifie de mule des bndictions et des indulgences . On dcouvre quelle est capable de donner le plus spectaculaire des coups de pied, aux effets visibles jusqu Pamprigouste - ce qui est tout de mme rducteur pour qui prtend sadresser urbi et orbi . On peut y voir la figure des condamnations, des excommunications ou autres anathmes qui ont, quand ils sont pontificaux, des effets redoutables. Les coups de pied de mule ne sont pas aussi foudroyants dordinaire, mais celle-ci est une mule papale , crit Daudet. Et les derniers mots du rcit achvent lidentification : il ny a pas de plus bel exemple de rancune ecclsiastique . Seule des Lettres de mon moulin traiter du monde pontifical, cette chronique ne retient du Saint-Sige que son thtre de pacotille. Il est significatif que le seul des titres traditionnels du pape soit le plus paen dentre eux, hrit de lantiquit impriale, celui de souverain pontife et non ceux de vicaire de Jsus-Christ ou de serviteur des serviteurs de Dieu par exemple. Et le pape ne gagne ici sa notorit que par ce beau vin couleur de rubis provenant de sa vigne chrie. Sa postrit, cest le chateauneuf-du-pape. Le cur de Cucugnan porte, dans son titre, lironie du propos. Si le brave abb Martin russit sa prdication, cest quelle sadresse des Cucugnanais . Le prche destin convertir ses ouailles joue sur les reprsentations populaires du paradis, du purgatoire et de lenfer, lesquelles proviennent des mythologies antiques. Celles-ci ont certes t reprises par des textes chrtiens apocryphes, notamment, pour lenfer, la terrifiante Apocalypse de Pierre, et par limagerie dveloppe dans liconographie mdivale. Ces reprsentations, qui occupent presque tout le rcit, ne relvent pas de lenseignement vanglique mais bel et bien dun usage chrtien du paganisme9. Les Trois messes basses sont si basses que lon ny entend plus rien du mystre chrtien qui y est clbr. Pire que rien : des parodies en folie. Des formules tlescopes par la hte de lofficiant qui ne rve que de rveillon. Dominus vobiscum et cum spiritu tuo est abrg en Dom / scum/ stutuo . Le Confiteor est remplac par le Benedicite . Et tout semballe comme dans la valse impriale de Vienne compose - dcompose pourrait-on dire - par Maurice Ravel : un monde qui tournoie et qui seffondre. La monte chromatique et le final dissonnant de luvre musicale sont ici le drelindin drelindin obsessionnel de la clochette de Garrigou qui nen finit pas de sonner, sonnette du diable , sonnette damne . Avec ce pauvre pch de gourmandise, le culte eucharistique est saccag. Plus tt nous aurons fini, dit le prtre, plus tt nous serons table . Une table dresse comme dans le tableau du repas de noces de Breughel, avec dindes rties et truffes, carpes farcies, faisans aux ailes mordores, truites sur lit de fenouil et vins du pape.

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    Lofficiant bredouille en barbotant dans le latin, saute les versets, passe devant le credo sans entrer, saute le Pater . Plus personne ne peut suivre ; les uns se lvent quand les autres sagenouillent, sasseyent quand les autres sont debout . Dans cette ronde infernale, tout se disloque. Llixir du Rvrend Pre Gaucher prolonge cette ivresse dans lhistoire dune perdition, celle dun moine qui se damne pour la survie de son monastre. Ici aussi le mystre chrtien sest vapor, il ny a que llixir qui soit qualifi de mystrieux . Gaucher ne peut prparer sa mixture sans cder la tentation dy goter au-del du raisonnable. La transgression est couverte par les moines : ils ont trouv une parade qui enrichit le catalogue des casuistiques pnitentielles : labsolution pendant le pch . Le pch, cest labus dalcool. Et Gaucher a le vin gai, trs gai mme. Quand il a bien bu, il se met chanter. Chanter non de pieux et graves cantiques, mais des chansons lgres et coquines. Voil quau beau milieu dun Ave verum retentit un couplet paillard : Dans Paris, il y a un Pre blanc, patatin, patatan, tarabin, taraban . Et suivent dautres ritournelles : ce sont trois petites commres qui parlent de faire un banquet. Bergerette de matre Andr sen va-t-au bois seulette , etc. Des chansons qui viennent de la tante Bgon qui avait lev le petit Gaucher. Cest la revanche du chant populaire grivois sur les chants liturgiques appris plus tard. Et ces refrains subvertissent encore plus diablement lordonnance monastique que la sonnette de Garrigou torpillait la sainte messe. Comme lcrit Daudet, ce sont cigales en tte et non plus oraisons du cur . Ce rcit consacr la vie des moines finit dans un tourbillon dvastateur. Gaucher perd la tte et son peu de latin. Il fait ses rvrences lorgue et aux tribunes plutt quau matre-autel On entendait, crit Daudet, le Pre Gaucher qui chantait tue-tte : Dans Paris, il y a un Pre blanc qui fait danser des moinettes, trin, trin, trin . Et, conclut le texte, le bon cur sarrta plein dpouvante : Misricorde ! Si mes paroissiens mentendaient ! . Les lecteurs de Daudet, eux, nentendent de la liturgie monastique que ce refrain guilleret. Le rcit les a fait passer eux aussi du monastre la distillerie.

    La religion selon ces quatre lettres de Daudet na apparemment plus rien dire du comprendre, de lagir ou du vivre ensemble chrtien. La moquerie est significative dun monde dsenchant qui ne retient de la religion que ses formes dsutes, devenues ridicules. Ce sont cependant les formes par lesquelles la religion sest vcue et transmise : une certaine sculpture du temps, de lespace et du corps, les architectures des monastres, le monde ecclsiastique, des rites et une alimentation, les repas de Nol, des arts daimer, de cuisiner et de vivre, des reprsentations et des fantasmes. Si les caricatures de Daudet ont fait mouche, cest quelles ont bien cibl ces lments de la transmission dun appareil institutionnel et dune religiosit dAncien Rgime qui perdurait comme dcor et rconfort pour un certain ordre social politico-religieux. 4 - FINS DE MONDE Le monde religieux de Daudet est un monde vanoui. C'est le dernier point du traitement de la religion sur lequel je voudrais insister. C'est une Atlantide engloutie, un enchantement perdu, comme est perdu le temps des fes qui faisait jadis une communaut de croyances et donnait qualit la vie. Je fais ici rfrence aux remarques de Roger Ripoll dans ses Variations sur le motif des fins de monde chez Daudet10. Les fastes d'Avignon au temps des papes ne sont plus. Daudet ne les voque que par nostalgie des temps anciens rvolus, tout autant que la belle vie des meuniers au temps de matre Cornille. Les manuscrits qui les relatent sentent bon la lavande sche, et ils ont de grands fils de la Vierge pour signets .

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    Les confessionnaux de Cucugnan sont eux aussi pleins de toiles d'araignes. Sans doute se remplissent-ils de nouveau la fin du rcit, mais cette scne finale est d'une trange irralit : on y voit le cur suivi de son troupeau de Cucugnanais, je cite, en resplendissante procession au milieu des cierges allums, d'un nuage d'encens qui embaumait et des enfants de chur qui chantent Te Deum , gravissant le chemin clair de la cit de Dieu . Mais ce n'est l qu'un rve. Le monde perdu ne renatra pas. La seule renaissance concevable est de l'ordre de l'imaginaire , crit Roger Ripoll en commentant le conservatisme dsenchant de Daudet11. Conservatisme dsenchant, scepticisme ironique, agnosticisme dsabus et finalement dconstruction d'un systme fourvoy, perverti, sclros, et dj mort. Il y a des nids aux angles des autels o l'office de Nol est excut, la nef est en ruine, et la messe que rejoue en finale Dom Balagure est une messe d'outre tombe. Finale cauchemardesque en vrit avec ce prtre habill de vieil or, qui va et qui vient devant l'autel en rcitant des oraisons dont on nentend pas un mot, avec, ses cts, genoux au milieu du chur, un petit vieillard de taille enfantine qui agite dsesprment une sonnette sans grelot et sans voix . A Frigolet, Monseigneur l'abb, avec sa crosse ddore et sa mitre de laine blanche mange des vers , a perdu sa superbe. La tour Pacme du couvent des Prmontrs s'en va en morceaux. Tout autour du clotre rempli d'herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte qui tint. Dans les praux, dans les chapelles, le vent du Rhne soufflait comme en Camargue, teignant les cierges, cassant le plomb des vitrages, chassant l'eau des bnitiers. Mais le plus triste de tout, c'tait le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide12 . Monseigneur labb a perdu sa superbe, avec sa crosse ddore et sa mitre de laine blanche mange des vers . Si le monastre a un avenir, c'est dans la distillerie. Les cornues de grs ros et de gigantesques alambics et serpentins de cristal remplacent le mobilier liturgique. Les frres deviennent emballeurs, tiqueteurs et convoyeurs. Les moines, l'issue du rcit, ne sont plus en extase que sur les tiquettes d'argent de leurs bouteilles, comme ils psalmodient aujourd'hui le nom du fromage chauss - - aux moines . 5 - LITTERATURE ET RELIGION Je voudrais, pour conclure, dire un mot sur la relation du Daudet la religion partir des quatre textes voqus. Ces caricatures religieuses sont un des aspects de la mise en littrature du monde religieux dont il est issu. Si extrieur son sujet qu'il ait pu tre, Daudet, crivain du XIXe sicle, tait encore avec, et mme dedans. La rupture qui s'est produite un sicle plus tard en Europe occidentale, avec le processus dit de scularisation, rend beaucoup plus problmatique ce rapport un certain monde d'Eglise, et donc la lecture de ces Lettres du mon moulin. Pour comprendre la dimension culturelle de la religion qui se dgage de ces rcits, encore faut-il avoir quelque apprhension de ce qu'tait la dimension religieuse de cette culture. Daudet en avait appris quelque chose, au moins dans les coles des Frres des Ecoles Chrtiennes par o il tait pass. On sait qu'aujourd'hui il faudrait bien que l'cole laque assure cette ouverture-l pour mettre de l'intelligence dans ce qui, souvent, n'en a plus. Ce qui rendrait Daudet lisible. Un certain type dagnosticisme, resituer dans son contexte, rend comprhensible ce qui se passe dans ses rcits. Rgis Debray, qui a milit pour cette cause d'un enseignement laque du fait religieux , dfinit celui-ci comme un phnomne la fois de rassemblement et de dpassement13. Pas d'organisation horizontale sans ouverture la verticale, pas d' inter sans mta . La transcendance fait communaut et communion.

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    A contrario, si l'on tait le pourquoi , le comment n'a plus de sens, et tout se dlite. C'est exactement le jeu de massacre auquel se livre ici Daudet. L'esprit ne souffle plus Frigolet, et c'est le sort de ces infortuns Pres blancs qui, crit-il, en taient arrivs se demander s'ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol travers le monde et de chercher pture chacun de son ct .

    Le monde catholique que Daudet met en scne est incultur dans un lgendaire provenal (l'expression est dans la Mule du pape), merveilleusement cont. C'est cette inculturation-l qui s'est transmise, qui nous charme toujours, mme si sa transmission n'est plus ce qu'elle tait. Ce qui faisait fonctionner cette culture religieuse populaire ne fonctionne plus, et les descriptions de Daudet semblent venir d'une autre plante. Les moulins vent ne tournent plus non plus, et comme il est beaucoup plus compliqu de comprendre la signification des lments d'une meunerie abandonne, il est devenu plus difficile de retrouver, dans le folklore des rites et le bric--brac exotique du mobilier liturgique, la sensibilit religieuse et la ferveur qui en accompagnaient les croyances et l'usage. Difficile aussi de retrouver leur charge critique, affadie par trop d'adaptations mivres. La littrature enfantine a fini par donner ces contes une tonalit infantile. On en a dsamorc la charge. C'est en la ractivant que l'on peut retrouver leur dimension religieuse. Cette dimension religieuse porte en elle-mme une certaine fonction critique. La croyance na jamais empch la contestation lgard des officiels, grands prtres ou prlats, sil apparat quils ny croient pas vraiment ou quils profitent du systme. La caricature, par la littrature ou le dessin, a cette fonction de dnonciation et de dmystification. Mais en grossissant le trait, elle peut tre terriblement destructrice. Le rire quelle recherche est impitoyable et ravageur. Cibler ainsi les autorits religieuses ou les personnages sacrs ne va pas de soi dans une communaut croyante : il vaut mieux ne pas, ou de ne plus, en tre. Dans un contexte de modernit critique, de scularisation, de combats laques et dagnosticisme, les caricatures anticlricales et antireligieuses qui traversent le monde chrtien depuis deux sicles ont atteint un niveau de virulence sans doute exceptionnel14. Et il y a aussi les critiques lgard des rponses trop naves, trop humaines pourrait-on dire, aux questions religieuses, lesquelles nen finissent pas de questionner et de subvertir ces rponses15. Si les rcits d'Alphonse Daudet ont une dimension subversive, n'est ce pas du fait de sa position dextriorit radicale, mais aussi parce qu'il hrite dune culture qui porte en elle sa dimension critique ? Il faut, pour suivre cette hypothse, en revenir ce monde religieux chrtien auquel Daudet n'adhre plus mais dont il venait. Le Dieu Tout Autre de l'Ancien Testament rend vaines toutes les reprsentations des dieux, et de Dieu lui-mme, idoles et faux semblants. L'Absolu relativise tout, et en son nom on peut dnoncer les vanits et les prtentions, les impostures, et les sacrilges. L'Evangile met comme critre de l'tre chrtien ce qui vous avez fait au plus petit d'entre les miens , et le Christ se place du ct de ceux qui il faut donner manger, boire, se vtir et habiter, hors des formalits du culte16. Cest un ferment de subversion et de libration qui n'en a pas fini de traverser les institutions religieuses et d'en animer les rformes et les ruptures, voire mme d'autres formes de messianisme scularis comme au temps de Daudet. Le rapport de la foi la religion est, depuis toujours, un rapport critique. La fides s'est oppose la religio avant de l'habiter, d'y introduire une distanciation, d'y faire jouer une tension jamais totalement oublie. En rfrence un absolu, invisible et indicible, les oracles prophtiques de l'Ancien Testament, les aphorismes des Pres du dsert, la thologie ngative ou la posie mystique ont eu des effets radicalement iconoclastes, et ont autoris, par le texte ou par l'image, bien des caricatures. A l'heure o, propos de Mahomet, les caricatures ont si mauvaise presse dans certains milieux politico-religieux, il est intressant de rappeler que cette forme de critique, qu'elle soit picturale ou littraire, fait partie de la diversit des approches et des sensibilits l'gard du religieux17. Les caricatures de Daudet sont, de ce point de vue, une belle illustration d'une certaine forme de religion telle que pouvaient la voir et la dire ceux pour qui elle n'tait plus que littrature.

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    1 A Not Le petit thtre de mon moulin , le Petit Chose 92, pp. 197 207. 2 Par exemples Lettres de Mon Moulin, Coll., Textes et contextes / Collge, Magnard 1986, Pour la Mule du

    pape, 76 notes de vocabulaire et 9 pages de commentaires sur le contexte ; pour le cur de Cucugnan, 58 notes et 6 pages complmentaires sur le paradis, le purgatoire et lenfer : les trois messes basses, 103 notes et une dizaine de pages sur le rite eucharistique : lElve du Rvrend Pre Gaucher, 72 notes et une dizaine de pages dateliers de lecture ou dcriture pour apprendre sapproprier les descriptions du conte. Ces notes et rfrences ne constituent, selon les auteurs de louvrage, quun minimum vital, pour ne pas abandonner ds la troisime ligne (page 2).

    3 Eptre aux Galates 2 20. 4 Premire Eptre de Pierre, 3 15. 5 Eptre aux Hbreux, 11 1. 6 H. Brmond, Histoire du sentiment religieux. Depuis les tudes de M. A Gulhon, G. Cholvy, M. Vovelle, etc.,

    ont ouvert de nouvelles perspectives pour lhistoire des croyances, des mentalits, des rites et des pratiques religieuses au XIXe sicle.

    7 A. S. Dufief, Alphonse Daudet, ditions Ouest-France 2005. 8 Expression de Daudet dans la prface aux Lettres de mon moulin, 1883 9 On peut en dire autant dinnombrables lments de la culture chrtienne dimension judo-pagano-

    barbaro-chrtienne selon ses diverses inculturations aux premiers sicles de son dveloppement. Cf Ren Nouailhat, lusage chrtien du paganisme dans lenseignement du fait religieux, Les actes de la

    DESCO (5-7 novembre 2002), Scrn 2003, p. 275-298. 10 R. Ripoll, Variations sur le motif des fins du monde chez Daudet , le Petit chose 94, 2005, p. 163 - 175. 11 Id., p. 174. 12 Thme qui parcourt dautres textes de Daudet, par exemple Lagonie de la Smillante : Quil tait triste le

    cimetire de la Smillante ! Je le vois encore avec sa petite muraille basse, sa porte de fer, rouille, dure ouvrir, sa chapelle silencieuse, et des centaines de croix noires caches par lherbePas une couronne dimmortelles, pas un souvenir ! Rien .

    13 R. Debray, L'enseignement du fait religieux dans l'cole laque, Rapport au ministre de l'Education nationale,

    Odile Jacob 2002 ; Le feu sacr, Fonctions du Religieux, Fayard 2003 ; Les communions humaines. Pour en finir avec la religion , Fayard 2005. Cf. R. Nouailhat, Enseigner le fait religieux, un dfi pour la lacit, Nathan 2004.

    14 Sur les caricatures libertaires au temps de Daudet, voir par exemple Flicien Rops (1833-1898). Cf. H Vdrine, De lencre dans lacide, Paris 2002. La rcente synthse de F. Boespflug, Caricaturer

    Dieu ? Pouvoirs et dangers de l'image, Bayard 2006, rassemble une bibliographie et des rfrences qui constituent un dossier assez complet sur lhistoire des caricatures relatives aux trois religions monothistes.

    15 Par exemple Victor Hugo, dans Lanne terrible, en 1871, rpond lvque qui le souponne dathisme en

    lui renvoyant la reprsentation habituelle et pourtant combien caricaturale de Dieu : Sil sagit dun bonhomme longue barbe blanche, dune espce de pape ou dempereur, assis sur un trne quon nomme au thtre chssis, oui je suis athe ce vieux Bon Dieu-l. Mais sil sagit du principe ternel, simple, immense, qui pense puisquil est, qui de tout est le lieu, et que, faute dun nom plus grand, jappelle Dieu, alors tout change. Et cest moi le croyant, et cest toi lathe (cit par F. Boespflug, op.cit. p. 155).

    16 Selon les termes du discours du Jugement dernier, Evangile selon Saint Matthieu 25, 31-46. 17 Cf. la rcente synthse de F. Boespflug. Caricatures Dieu ? Pouvoirs et dangers de limage, Bayard 2006,

    avec une bibliographie et des rfrences qui constituent un dossier assez complet sur le sujet.