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La Révolte des enfants des Vermiraux

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d'Emmanuelle Jouet - Postface d’Olivier Las Vergnas - Gravures de Sarah d'Haeyer. Cet ouvrage, en présentant les récits et les témoignages des acteurs de l’époque, permet de comprendre autant la dérive d’une institution sanitaire et éducative que les modes de complicités qui ont permis de dissimuler ces crimes. Surtout, il met en lumière un dysfonctionnement structurel propre à ce type d’établissement, indépendamment de sa situation géographique ou de sa date de fondation.

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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduireintégralement ou partiellement

le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur.

© Éditions L’Œil d’Oret Jean-Luc André d’Asciano, 2011.

97, rue de Belleville 75019 Pariswww.loeildor.com

ISBN : 978-2-913661-41-7

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l’œil d’ormémoires & miroirs

Emmanuelle Jouet

Postface d’Olivier Las Vergnas

LA rÉvOLtE dES ENfANtSdES vErmIrAux

APPrOchES d’uNE ÉcONOmIE dES SEcrEtS

(1905-1910)

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« tout le monde le savait ! comme ça se passait aux vermiraux ?

tout le monde le savait. Aussi bien les maires, que les gendarmes, que le curé,

tout le monde le savait, personne ne disait rien… »

trois habitants de Quarré-les-tombes, Salle de la mairie,

Soirée de restitution, 9 avril 2005, 21 h 30.

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remerciementsÀ toutes celles et à tous ceux grâce à qui ce livre existe.

NOtEL’orthographe des noms est tirée des documents originaux et peutparfois être différente d’un auteur à l’autre. Nous avons essayé denous tenir aux orthographes qui étaient le plus souvent citées.

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À Loridant et à tous les enfants des vermiraux.

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PrÉfAcE dE L’ÉdItEur

LE mAL est parfois d’une extrême simplicité. Il n’y a derrièrel’affaire des vermiraux nul complot résultant d’obscurs arran-gements entre notables et pervers, nuls grands cerveaux malé-

fiques, nulle chape de plomb – tout le monde aux alentours savait– ni même une révoltante indifférence – certains ont protesté, trèstôt. Non, le mal est d’une extrême simplicité, c’est pourquoi nousavons choisi de rester ici au plus près des textes, de présenter lesdocuments d’origine avec un minimum d’appareillage critique. Lesfaits parlent d’eux-mêmes et, un siècle plus tard, demeurent d’ac-tualité quant aux causalités qu’ils dénoncent. L’isolement propre àtous les instituts de placement, le peu de poids accordé à la parolede leurs pensionnaires, la privatisation de ces mêmes instituts sontplus que jamais d’actualité.

En 1882, au lieu-dit les vermiraux, dans la localité de Quarré-les-tombes, est fondé l’Institut sanitaire de l’Yonne pour le redres-sement intellectuel des anormaux, nerveux, arriérés et rachitiques. Ils’agit d’un établissement privé.

En 1905, le conseil général de l’Yonne s’interroge sur le devenirde ses enfants arriérés (à cette catégorie seront ajoutés des pupillesde l’Assistance publique dits « instables, atteints de maladies chro-niques, difficiles ou vicieux »). Le 4 mai 1905, le conseiller généralEugène Petit présente un long rapport, dont les conclusions serontadoptées à l’unanimité. Nous n’en retiendrons ici que ces lignes :

« Nous avions également étudié la question de construction d’unasile spécial. mais c’était là une dépense fort élevée et, dans les cir-constances actuelles, nous n’avions pas voulu vous faire une propo-sition de ce genre et nous étions arrivés à cette conclusion qu’il seraitbeaucoup moins coûteux et par suite préférable de nous adresser à

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un établissement privé. c’est alors qu’on nous signala à proximitéde Quarré-les-tombes, une maison d’assistance recevant depuis plusde vingt années des enfants de cette catégorie. »

1905, cette date n’est pas anodine. depuis la révolution fran-çaise, l’État cherche à s’imposer face à l’Église dans les domaines dela santé et de l’instruction. Il s’agit pour lui de développer une idéo-logie laïque alors même que la médecine « moderne » est considéréecomme une science morale. En 1845, le congrès médical dénoncela pratique des sœurs soignantes. En 1848, la république instaureles conseils d’hygiène et de salubrité publiques. En 1881, le conseilde surveillance de l’Assistance publique adopte le principe de laïci-sation des hôpitaux de Paris. cette année-là l’école devient gratuite,l’année suivante elle est obligatoire. À la morale médicale s’ajoutedonc l’obligation d’éducation, double vertu devant illustrer au quo-tidien les principes fondamentaux de notre république. En 1905 estvotée la séparation de l’Église et de l’État, immense loi actant autantla neutralité d’une nation qui ne favorise aucune religion et les recon-naît toutes qu’une république capable de forger sa propre morale.cette loi, avant même d’inaugurer un nouveau siècle laïque, affirmeque cette bataille qui s’est menée tout au long du xIxe siècle entrel’Église et l’État s’est conclue par la victoire de la république. Quoide plus exemplaire, alors, qu’un institut pour enfants malades, lieuoù devrait s’appliquer pleinement cette volonté d’une hygiène et d’unsavoir pour et au service de tous ?

mais « il serait beaucoup moins coûteux et par suite préférablede nous adresser à un établissement privé ».

un établissement privé se doit de faire des bénéfices. Les direc-teurs de cet institut rognent sur les habits, la nourriture, les soinsdonnés aux enfants. des gardiens s’insurgent. Il suffit de les licencieret d’embaucher des gardiens qui ne protestent pas : des complices.ces derniers perçoivent aux vermiraux un bénéfice pécuniaire, ousexuel, voire les deux. des paysans alentour regimbent, mais leursmain-d’œuvre provenant de l’Institut, ils ne le dénoncent pas. Lespolitiques et autres inspecteurs chargés de surveiller ces lieux nenotent rien de particulier – par bonne foi car floués, par paresse carroutiniers, par peur car craignant le scandale. Les enfants sont donctransformés en esclaves, sont volés, battus, violés. Ils se suicident,meurent par manque de soins, s’évadent, se révoltent enfin.

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Aux vermiraux, ce sont les enfants qui sont à l’origine de leurpropre libération.

mais que des proscrits obtiennent gain de cause, voilà quidemeure une exception. Que la république, pour faire des écono-mies, demande à des institutions privées de s’occuper de ses déshé-rités, voilà qui risque de devenir la norme.

Nous pouvons bien sûr penser à ces villes américaines dont l’éco-nomie s’est entièrement organisée autour d’une sinistre spécialité, lesprisons privées. heureusement, il n’existe pas, en france, de prisonentièrement privatisée – les fonctions régaliennes de l’État (surveillance)ne pouvant être déléguées. Précisons néanmoins que les fonctions nonrégaliennes étant externalisées, en 2008, sur 194 établissements péni-tentiaires, seules quatre prisons étaient entièrement publiques.

Nous devons bien sûr nous poser la question des institutions psy-chiatriques, des centres pour enfants handicapés, de tous les organismesoù des individus démunis sont traités loin du regard des hommes. Ilne s’agit pas de dire que ces institutions sont suspectes a priori, maisde préciser qu’au danger inhérent à certains prédateurs qui veulentprofiter des faiblesses d’un système s’ajoute la question fondamentaledu gain que peuvent tirer ses organismes, gain qui ne peut se fairequ’au détriment de ceux que « gardent », dans tous les sens du terme,ces institutions. Notons que l’État lui-même peut vouloir tirer un profitindirect de ces lieux, en réduisant les budgets et le personnel, laissantalors ses « usagers » à une solitude problématique.

Organismes privés ou États déficients. Êtres démunis. rentabi-lités. Il faudrait aussi lancer une vaste enquête sur ces lieux mystérieuxque sont les maisons de retraite. Là encore, il ne s’agit pas désignerces institutions comme malsaines, mais de pointer quelques évi-dences : le mal est d’une grande simplicité, il n’a pas toujours besoind’alliés maléfiques pour se déployer, il lui suffit d’avoir d’un côté ungroupe qui veut faire des bénéfices, de l’autre un État qui se refuse àcertaines dépenses. Et de regarder ailleurs.

Jean-Luc André d’Asciano

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I. d’uNE utOPIE À SA dÉrIvE

L E 22 JuILLEt 1911, le tribunal d’Avallon (Yonne) rend unjugement historique. En condamnant à de la prison ferme lesgérants de l’institut éducatif et sanitaire des vermiraux, il

prononce la première sentence exemplaire en france à l’encontre d’ungroupe de coupables, pour corruption associée à des violences collectivesfaites à enfants. trois ans de prison et 2 000 francs d’amende pour lagérante, deux ans ferme pour celui qui, au nom d’un prétendu statutde « sous-inspecteur », avait permis la mise en place et l’impunité decette entreprise criminelle qui tout à la fois martyrisait les enfants etdétournait massivement de l’argent public. révélée par un journalistede la presse nationale (Gabriel Latouche, de L’Éclair), instruite par unjuge d’instruction, le juge Guidon, et un procureur, m. Grébault, quin’ont pas hésité à transformer une plainte contre des enfants – pourrébellion et bris de clôture – en mise en cause des adultes, l’affaire desvermiraux a marqué grâce à ce procès une étape déterminante de lareconnaissance des droits des enfants en france.

Pourtant, aujourd’hui, cette affaire et cette décision de justice,d’ailleurs légèrement modérée en appel un an plus tard, n’ont laisséque peu de traces dans la mémoire nationale ou locale. Il en va demême pour la plupart de ces dérives d’établissements destinés auxenfants fragilisés qui surgissent épisodiquement dans la presse. Ellessuscitent un temps l’effarement et la colère puis disparaissent,laissant juste de quoi alimenter un léger sentiment de déjà-vulorsque l’affaire suivante éclate. Scandale du Guette-Soleil, desenfants de duplessis et autre sœurs madeleine… Il s’agit pourtantd’autant de cas où la fragilité et le désarroi des enfants sont utiliséspour maintenir au secret des entreprises moralement inadmissibleset légalement criminelles. voilà qui renvoie à deux questions traitéesdans la deuxième partie de cet ouvrage : comment la dérive des

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1. Extrait du site Internet mathieu-tamet.com, où est mis en ligne le journal etoù sont recensés articles, conférences et autres écrits de marie-Laure Las vergnas.

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vermiraux a-t-elle pu perdurer au vu et su de multiples personnes,des inspecteurs aux habitants, pendant plusieurs années ? Pourquoide telles affaires, très similaires à celle des vermiraux, ne cessentd’apparaître et de disparaître dans des contextes et des pays pourtantdifférents (france, Irlande, canada, maroc, Australie…), certainesencore de nos jours ?

L’origine des documents : des recherches familiales, locales etuniversitaires convergentes

Nous avons donc choisi de présenter ces événements au traversdes documents de l’époque, quitte parfois à les réorganiser afin deproposer au lecteur une chronologie cohérente.

c’est à partir de la découverte du journal intime d’un inspecteurde l’agence des enfants assistés de la Seine, à Avallon, mathieu tamet,par son arrière-petite-fille marie-Laure Las vergnas, qu’a été initiéela recherche ethnologique effectuée sur l’affaire des vermiraux. marie-Laure Las vergnas s’est lancée dès 1998 dans un travail de transcrip-tion, d’extraction et d’analyses des thématiques traitées dans lestrente-sept cahiers totalisant plus de 5 200 pages consacrées à la vielocale et familiale de 1910 à 1934. Avec l’aide de son frère OlivierLas vergnas, elle a permis aux habitants de Quarré-les-tombes de« retrouver la mémoire au sujet des enfants assistés, nourrices et del’Affaire » traitée ici 1.

L’affaire des vermiraux faisait partie des thèmes relatés parmathieu tamet, d’autant qu’il fut appelé à témoigner au procès etqu’il connaissait professionnellement nombre des protagonistes. Àla lecture des pages du journal qui sont consacrées à l’Affaire, nousavons été frappés par l’écart entre le retentissement des faits à l’époqueet l’oubli dans lequel ils semblaient être tombés. c’est au travers desarticles recensés et commentés par mathieu tamet dans son journalintime que nous avons pu juger de l’ampleur de l’affaire des vermi-raux, à l’époque.

comment un scandale d’une ampleur nationale pouvait-il biens’encrypter à nouveau, au point de s’évanouir de la mémoire locale ?Pour trouver réponse à cette question, nous avons conduit un travail

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d’investigation ethnologique, travail qui, au-delà des rapports audrame passé, a aussi interrogé la fonction emblématique de « terred’accueil » du morvan et plus généralement le rapport d’une sociétéà sa façon de considérer et de gérer ses exclus.

deux interlocuteurs privilégiés, habitants de Quarré-les-tombes,régis et Sylvie Soilly, ont grandement favorisé cette démarche enfournissant un document identifié comme une copie du réquisitoireécrit du procès des gérants des vermiraux. tenant d’abord le rôleindispensable de gate keeper, pour reprendre l’expression consacréepar l’ethnologie contemporaine, aidant dans les repérages des lieux,des personnes ressources, ils ont ensuite apporté un soutien décisif àl’organisation d’une soirée de restitution des travaux de recherche àla mairie de Quarré-les-tombes à laquelle une soixantaine d’habitantsont pris part de manière très active.

c’est ainsi qu’à partir des nombreuses traces écrites recueilliesdans les dossiers des archives départementales et nationales, voireprivées, une monographie a été rédigée. En rendant les faits lisiblesau travers de la parole des protagonistes eux-mêmes, elle permet,d’une part, d’apporter une critique sur cet établissement d’accueil,et d’autre part d’explorer la structure des secrets et bénéfices autourde ce scandale éducatif. une telle monographie vise également à iden-tifier les caractéristiques de l’affaire des vermiraux, afin d’en tirer deséléments signifiants pour la critique future d’autres établissementséducatifs et d’en relever des mécanismes susceptibles de se répéter,comme des invariants anthropologiques.

Les pages qui suivent proposent une sélection des textes princi-palement chronologique. La narration s’appuie sur la confrontationde la « brochure institutionnelle » de 1905, document de promotiond’une utopie éducative, avec le symbole le plus frappant de son échec,le réquisitoire du procès de 1911, complété des différents rapportset lettres décrivant des épisodes de la période de 1905 à 1909, puisdes articles de presse et des procès-verbaux de gendarmerie. Par cetteméthode, nous voulons éviter autant que faire se peut d’imposer unereconstitution contemporaine des faits. certes, un risque d’illusionrétrospective en matière de travail et de punition des enfants peutsubsister. mais le fait de donner la parole aux journalistes, témoinsou procureurs nous permet de découvrir des jugements propres àl’époque formulés d’une manière indépendante de notre morale, denos représentations et de nos jugements actuels.

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À propos d’enfants qui n’ont pas toujours été des personnesEn 1910, les colonies pénitentiaires d’enfants étaient une forme

tout à fait légale de punition prévue par la loi, de même que la misede mineurs – y compris de moins de 13 ans – au cachot au régimedu pain sec, « mais les règlements prescrivent de ne pas prolonger au-delà de huit à dix jours, alors qu’aux vermiraux, on les y maintenaitparfois vingt à vingt-cinq jours sans les laisser sortir de ce cabanon,sans qu’ils puissent se laver ». Avec les yeux d’aujourd’hui, les châti-ments d’alors semblent d’une violence inacceptable. Pourtant, ilsétaient pour la justice de l’époque la punition normale et proportion-née de la faute. ce qu’il faut comprendre, c’est que bien au-delà del’équilibre admis en 1910 entre mal agir et être puni, les vermirauxreprésentaient indéniablement une situation largement « surviolente ».

de fait, l’idée de considérer « l’enfant comme une personne », pourreprendre l’expression de françoise dolto, n’est qu’une constructionrécente. du xIxe siècle jusqu’au milieu du xxe siècle, des cohortes d’en-fants des départements de la Seine, Seine-et-marne et Seine-et-Oiseont été d’abord déplacés de leur lieu d’origine, puis replacés dans desfamilles dites « nourricières ». Pendant plus d’un siècle, quatre à cinqgénérations d’orphelins ou d’enfants abandonnés ont trouvé accueildans des fermes, où ils ont été élevés, jusqu’à l’âge de 13 ans ; ils étaientensuite loués comme employés dans les mêmes fermes ou bien dansd’autres, ou alors ils partaient gagner leur vie ailleurs. Les plus« chanceux » pouvaient bénéficier de l’ascenseur social que représentaitl’instruction publique, bras séculier de la troisième république. Ledestin de ces enfants, dépossédés de leurs parents et de leur identitéfamiliale, devenus possession de l’administration de l’Assistancepublique se retrouvait suspendu aux rouages administratifs et auxfamilles qui les prenaient en nourrice moyennant pension et vêtures.durant plus d’un siècle, des foyers en mal de revenus supplémentaires,de main-d’œuvre bon marché ou d’échanges affectifs devinrent les ins-truments d’une politique de contrôle social d’une catégorie d’individusdont la société devait s’occuper. Pas de vagabonds, ni d’enfants à l’aban-don visibles dans les rues de la capitale ou des grandes villes de province,pas de voleurs en gestation, puisqu’ils sont confiés aux familles endemande de soutien afin d’assurer une stabilité économique à unerégion rurale. Soustraits au sort d’exclusion ou d’enfermement que larue leur réservait, les enfants sont introduits dans un système d’éduca-tion dont l’objectif proclamé est de leur assurer une formation nécessaire

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2. Gabriel Latouche, « Pire qu’un bagne, aux vermiraux », L’Éclair, mercredi 4janvier 1911 ; copie du réquisitoire écrit, p. 2.

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et suffisante pour pouvoir entrer de nouveau dans la société et en êtremembres de plein droit. rapidement dans son institutionnalisation,l’Assistance publique, aidée de l’Instruction publique et de l’adminis-tration pénitentiaire, organise un système de contrôle des « bonnes pra-tiques » de placement, avec une hiérarchie d’inspecteurs, desous-inspecteurs, de directeurs d’agences, de médecins contrôleurs etla batterie de lois adéquates qui les accompagne.

dans ce paysage très particulier d’accueil, la question de l’édu-cation, un des objectifs de l’Assistance publique, est essentielle. dansle système éducatif d’alors se côtoyaient des établissements dirigéspar des organisations religieuses ou privées ainsi que des institutsde formation et écoles issus des grandes lois de l’Instructionpublique. L’éducation devint matière de réflexion et organisationsociales, objet de législation et d’institutionnalisation de la formationet de la pédagogie. Les tenants de cette dernière, pédagogues,médecins et autres chercheurs développèrent des expériences sur lesméthodes d’enseignement, et la puériculture fit son apparition ainsique l’hygiène. Les philanthropes se partagèrent les théories sur lameilleure éducation à donner aux enfants dévoyés et dangereux : dela Petite roquette à mettray, de multiples techniques de redresse-ment sont expérimentées. fondées sur des considérations empreintesde bonnes intentions et de morale de l’enfermement, elles touchèrentles catégories d’enfants dits « vicieux » et « difficiles », qui vont ainsidevenir matériaux d’expérience de formation.

D’un modèle de vertu à un lieu de supplices et d’exploitationc’est en 1882 qu’est fondé cet établissement privé dans la localité

de Quarré-les-tombes au lieu-dit les vermiraux. Il est dirigé parm. Ailloud, puis par sa fille et son gendre, m. Gadon. cet établisse-ment propose des soins spéciaux et de climatothérapie pour enfantsmalades. Ses propriétaires le présentent comme « l’Institut sanitairede l’Yonne pour le redressement intellectuel des anormaux, nerveux,arriérés et rachitiques » 2.

dans un premier temps, ce sont des enfants atteints de la teignequi sont accueillis. Par la suite, plusieurs catégories d’enfants, quel’on appellerait aujourd’hui inadaptés, les remplacent sous prétexte

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3. copie du réquisitoire écrit, p. 4.4. copie du réquisitoire écrit, p. 4-6.

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d’éducation nouvelle et de méthodes pédagogiques novatrices. cetétablissement tire ses principaux revenus du placement des enfantsde l’Assistance publique. Les dirigeants donnent aux enfants lesmoyens d’apprendre un métier par des cours et également destravaux pratiques chez les fermiers voisins. L’Assistance publique,qui n’assure en rien sa gérance (puisque l’établissement des vermi-raux est privé), trouve dans ce genre de structure en milieu ruralune occasion pour développer sa capacité de placement d’enfantsdifficiles. tous les ingrédients d’une économie vertueuse semblenten place : une politique publique d’insertion relayée sur le terrainpar l’initiative privée fait profiter légalement les acteurs de lacommune des ressources humaines disponibles en permettant ledéveloppement économique durable de la région par la formationet l’enracinement d’une population éduquée.

En 1890, des pupilles de l’Assistance publique provenant desdépartements de la Seine, la Seine-et-marne, la Seine-et-Oise, laSomme, la Loire inférieure, l’Aisne et l’Eure sont accueillis aux ver-miraux. Jusqu’en 1904, les garçons et les filles sont mélangés. une loiluttant contre la promiscuité entre les enfants des deux sexes obligealors à séparer les enfants vivant dans des communautés. Les fillesséjournant aux vermiraux sont déplacées à la Pierre-qui-vire, abbayevoisine, elle-même délaissée par les moines à cette époque.mme Landrin en est l’administratrice. cette abbaye sera finalementfermée en 1908 en raison de faits « scandaleux sur lesquels il n’est pasbesoin d’insister »3, mais la colonie de filles continuera d’exister, lesfilles étant transférées dans un établissement éducatif situé à Avallon,toujours sous la direction de mme Landrin.

Le mari de mme Landrin est agent de placement de l’Assistancepublique pour les départements de la Seine-et-marne et de la Seine-et-Oise. « Se faisant passer pour un sous-inspecteur des enfantsassistés, il joue à partir de cette époque un rôle primordial dans ladétérioration de la gestion de l’établissement. »4

ce m. Landrin, assisté de mme veuve Gadon, (son mari est morten 1907) et d’autres personnes au service de ces deux complices, vonttransformer les vermiraux en un « lieu de supplices et d’exploitation »5

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5. copie du réquisitoire écrit, p. 4, et Gabriel Latouche, « Protégeons les pupillesde l’Assistance publique », L’Éclair, 9 janvier 1911, p. 2.6. copie du réquisitoire écrit, p. 4.7. Gabriel Latouche, « Protégeons les pupilles de l’Assistance publique », L’Éclair, 9janvier 1911, p. 2.8. La loi du 19 avril 1898 sur « les crimes et délits commis sur et par les enfants »permet de confier les enfants concernés à un « parent, une personne ou à une ins-titution charitable, ou enfin à l’Assistance publique ».9. copie du réquisitoire écrit, p. 43.10. copie du réquisitoire écrit, p. 31, 9, 16, et Gabriel Latouche, « Pire qu’au bagne,Aux vermiraux», L’Éclair, mercredi 4 janvier 1911, p. 2.11. copie du réquisitoire écrit, p. 9-10.

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des enfants qui y auront été placés. Les objectifs de Landrin et desSoliveau (mme veuve Gadon a épousé m. Soliveau peu après le décèsde son premier mari) « sont avant tout lucratifs »6. Ils semblent béné-ficier d’aide et de soutien dans différentes administrations. Parexemple, « ils sont prévenus des inspections »7.

En 1908-1909, l’établissement accueille 120 enfants divisés encolons (issus des tribunaux8) et assistés, anormaux et débiles placéspar les familles. La capacité d’accueil du bâtiment principal étantdépassée, deux annexes sont ouvertes. Elles sont dirigées respective-ment par une ancienne enfant des vermiraux, rosine delsipèche, etpar un « anormal », morlat. Les soins médicaux manquent : desenfants meurent sans avoir été soignés. La nourriture qui leur estdonnée est la plupart du temps impropre à la consommation, « pourne pas dire pourrie »9. Les incontinents sont livrés à eux-mêmes etles évadés sont rattrapés par les chiens que l’on lance sur eux. Lesenfants punis restent plus de quinze jours consécutifs dans descellules. Ils traînent tous en haillons. Aucun système d’éducationn’est prévu. Plusieurs suicides sont même évoqués10. une plainte col-lective aurait d’ailleurs été déposée par des enfants, le 5 mars 1909.

En 1910, le 2 juillet, une révolte éclate aux vermiraux. desenfants, préférant être mis en prison plutôt que de continuer à vivredans cet enfer, provoquent une mutinerie afin de faire venir les gen-darmes jusqu’aux vermiraux et être sauvés des mains de leurs « tor-tionnaires »11. c’est à la suite de ces événements que le procureurd’Avallon ouvre une instruction qui aboutit au procès de juillet 1911en première instance. Les condamnations prononcées vont de troisans de prison ferme à deux mois avec sursis.

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