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MÉMOIRE SCIENCES PO TOULOUSE 2015/2016 La République face à la crise démocratique Quelle réforme constitutionnelle ? Hugo CARESIO Master 2 Conseil et Expertise de l’Action publique Sous la direction de Monsieur le professeur Jean-Michel EYMERI-DOUZANS

La République face à la crise démocratique Quelle … République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle 2 Résumé La Vème République, ce régime

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MÉMOIRE

SCIENCES PO TOULOUSE

2015/2016

La République face à

la crise démocratique

Quelle réforme

constitutionnelle ?

Hugo CARESIO

Master 2 – Conseil et Expertise de l’Action publique

Sous la direction de Monsieur le professeur

Jean-Michel EYMERI-DOUZANS

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

2

Résumé

La Vème République, ce régime archaïque hérité de la pensée de Charles de Gaulle, a fait son

temps. Le vieux monde meurt à petit feu, mais combien de temps faudra-t-il pour que le nouveau

apparaisse ? Les citoyens sont en crise avec ce régime qui ne leur offre, à défaut de pouvoir peser sur

le cours des choses, que la révolte ou la résignation. "Nuit debout" est le symbole de cette révolte

citoyenne contre un régime anti-démocratique, un régime né il y a près de 70 ans mais dont les

fondements sont en crise.

Un Président de la République surpuissant et irresponsable ; un Parlement soumis et des

députés qui s'autodétruisent ; des contre-pouvoirs (Conseil constitutionnel, médias et citoyens) en

manque de légitimité : tels sont les axes principaux d'une refondation globale de notre régime politique

pour que la République française relève le défi de la crise démocratique. Cette crise s'est amplifiée au

cours des deux derniers quinquennats. Le gouffre entre gouvernants et gouvernés continuent de se

creuser. La confiance, ce lien essentiel qui unit les citoyens et leurs représentants, tend à disparaître.

En 2012, la gauche de gouvernement détenait la majorité présidentielle, législative et

sénatoriale, et pouvait donc se lancer dans le chantier constitutionnel. Hier l'occasion était belle, la

désillusion est aujourd'hui immense. A l'approche de la course au poste suprême de 2017, il devient

plus que jamais nécessaire de proposer un régime politique alternatif. Pourquoi pas une VIème

République ?

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

3

Sommaire

INTRODUCTION – RETOUR SUR LE « PEUPLE » COMME ACTEUR POLITIQUE

OUBLIÉ ……………………………………………………………………………………… 5

Quel est le peuple de « Nuit debout » : un populisme de gauche ? – 6

Un peuple incapable de participer aux affaires publiques ? – 7

Un peuple mal représenté ? – 10

Un peuple mal gouverné ? – 14

Un peuple en crise avec les fondements d’un régime oligarchique ? – 18

CHAPITRE 1 – CHANGER LA CONSTITUTION OU CHANGER DE CONSTITUTION :

UN FAUX DÉBAT ? ……………………………………………………………………….. 23

La Vème République : Le régime politique moderne attendu, au sortir de la

guerre ? – 25

La Vème République : ce régime politique archaïque et non-démocratique ? – 30

Une VIème République : remède miracle contre la crise démocratique ? – 35

CHAPITRE 2 – LE RÉGIME PRIMO-MINISTÉRIEL OU COMMENT GUÉRIR LA

DÉMOCRATIE DES POISONS DU PRÉSIDENTIALISME ……………………………. 41

Pourquoi doit-on en finir avec la « monarchie républicaine » ? – 42

L’évolution vers un régime présidentiel à l’américaine : l’expérience dangereuse à

éviter ? – 47

Quelle réorganisation du pouvoir exécutif ? – 50

1. Le Président de la République : du despote éclairé à l’arbitre suprême – 52

2. Le Premier ministre et le Gouvernement : vers un régime primo-ministériel – 55

CHAPITRE 3 – REPARLEMENTARISER LA RÉPUBLIQUE POUR UNE VÉRITABLE

DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE ET DÉLIBÉRATIVE …………………………….. 60

La rationalisation du parlementarisme ou la pollution de la démocratie française ? – 61

Un Parlement qui s’autodétruit tant objectivement dans la pratique réelle du

pouvoir que subjectivement aux yeux des Français par des défauts d’exemplarité et

de représentativité – 69

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

4

Repenser le rôle et le fonctionnement du pouvoir législatif : comment redorer

l’image du Parlement dans un régime novateur ? – 75

1. La question du bicaméralisme : quel devenir pour le Sénat ? – 76

2. Cumul des mandats et mode de scrutin : vers une redéfinition de la démographie du

Parlement ? – 79

3. Encadrement de la fonction parlementaire : des élus plus représentatifs et

exemplaires ? – 83

4. Un Parlement au rôle accru : le pouvoir législatif moderne dont la France a besoin ? – 87

CHAPITRE 4 – LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL, LES MÉDIAS ET LES CITOYENS :

DES CONTRE-POUVOIRS À REPENSER DANS UNE DÉMOCRATIE

RENAISSANTE…………………………………………………………………………….. 94

Du Conseil à la Cour constitutionnelle : la démocratisation et la redéfinition des

pouvoirs d’une institution majeure de la République française – 95

1. Du contrôle a priori au contrôle a posteriori, une évolution essentielle du rôle du

Conseil constitutionnel – 95

2. La composition problématique et antidémocratique du Conseil constitutionnel : une

nécessaire démocratisation du mode de nomination – 97

La problématique de l’indépendance et du pluralisme des médias : l’urgence de la

démocratisation d’un quatrième pouvoir illégitime – 99

1. L’indépendance des médias : une imposture antidémocratique à démonter – 100

2. Le pluralisme des médias : un critère démocratique essentiel mais ignoré – 105

3. Pour une réappropriation des médias par les journalistes et pour les citoyens : élément

essentiel d’une refondation démocratique à venir – 110

L’avènement de la démocratie participative à la française : le renouvellement des

droits politiques du citoyen – 112

1. La dangereuse idée du vote obligatoire : l’illusion de la refondation du lien civique – 115

2. L’intervention des citoyens dans la vie publique : une puissance légitime à exploiter – 117

3. Le développement de l’e-démocratie : l’adaptation de la démocratie à l’ère du

numérique – 119

CONCLUSION – 2012 : L’OCCASION ÉTAIT POURTANT BELLE …………………. 121

BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………………………………… 125

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

5

Introduction – Retour sur le « peuple » comme acteur

politique oublié

« L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine,

chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la

situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent pas. Ils restent du

même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux

qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter ou à rire »1. Mais qui sont

ces hommes « révoltés », décrit par Paul Nizan, qui jugent insupportable un contexte politique dans

lequel leurs paroles sont reniées, leurs espoirs bafoués et leurs libertés opprimées ? Hier, il s’agissait

des étudiants de Mai 68 qui manifestaient toute leur colère contre un pouvoir autoritaire et leur haine

envers un conservatisme assoiffant leur imaginaire démocratique. Aujourd’hui, ces « indignés »

s’organisent, depuis plusieurs mois sur la place de la République à Paris et dans toutes les grandes

villes du pays, au sein du mouvement « Nuit debout », pour lutter plus efficacement contre les dérives

antidémocratiques d’un régime politique qui ne dit pas son nom. De la démocratie participative à la

démocratie directe, différentes options sont avancées dans la discussion, mais une constante demeure :

tous désirent remettre dans le débat la place du citoyen dans le système politique français et briser les

fondements de la « monarchie républicaine ». Prenant le temps de fédérer ce mouvement fort

hétérogène en vue de construire un projet commun de refonte démocratique, ces révoltés sont critiqués

pour leur soi disant « immobilisme » par les médias et leurs exigences du « fast-thinking » et du court

terme. Ils sont aussi attaqués par les intellectuels conservateurs pour le caractère « populiste » de leur

révolte.

1 Paul Nizan, Les chiens de garde, Agone, 2012

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

6

Quel est le peuple de « Nuit debout » : un populisme de gauche ?

Dès lors, il convient de s’arrêter un instant sur le caractère « populiste » que les intellectuels et

les gouvernants appliquent aux mouvements citoyens prônant une refonte globale du régime politique.

Premièrement, qu’est-ce que le « populisme » ? Selon Alexandre Dorna2, cinq critères permettent

d’identifier un mouvement populiste : l’adhésion à un leader charismatique, l’appel fréquent au

peuple, l’hostilité à l’égard des élites politiques, la défiance envers les institutions politiques

traditionnelles et le rejet du libéralisme économique. Si ce portrait du populisme semble pertinent à

première vue, il apparaît que les abus du terme « populiste » ont rendu caduque et imprécise cette

définition. En effet, comment différencier l’appel « populiste » au peuple et les discours républicains

invoquant le « peuple français » ? Quelle classification permettra de qualifier de « populiste » ou non

les dénonciations de conflits d’intérêts et de corruptions politiques, indispensables au bon

fonctionnement d’une démocratie ? Peut-on parler de « populisme » lorsqu’un mouvement critique le

manque de représentativité des citoyens ou prône une participation plus directe des citoyens dans la

vie politique du pays ?

De la perception du peuple que se font les hommes politiques, ainsi que les intellectuels, les

journalistes ou autres experts médiatiques, dépend l’emploi du terme « populiste » pour dénoncer ce

qui, pour eux, correspond à une atteinte aux fondements du régime politique en place. Jacques

Rancière déclare à ce sujet que ce terme arrangeant, fait de préjugés, « masque et révèle en même

temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple, c’est-à-dire sans division du peuple ;

gouverner sans politique »3. En effet, il devient « commode » de réduire l’antiélitisme, et la méfiance

à l’égard des institutions politiques, au populisme, car cela permet de discréditer toute remise en cause

de l’orientation générale des politiques mises en œuvre par les gouvernants et des principes

démocratiques en vigueur à un moment donné. Selon Jean-Luc Mélenchon, « la haine du populisme

n’est rien d’autre qu’un avatar de la peur du peuple »4. « Quand les majorités, qui se succèdent au

gouvernement au gré des alternances électorales, n’apparaissent pas comme des variations à la

marge d’une seule et même politique, il est assez compréhensible que ceux qui ont des raisons quelles

qu’elles soient, de n’être pas satisfaits de cette politique se détournent de la « classe politique » aussi

bien que des institutions auxquelles elle paraît liée » ajoute Catherine Colliot-Thélène5 pour montrer

tout ce qu’il y a d’ « arrangeant » dans le fait de qualifier de populiste un mouvement « dérangeant ».

L’exemple de la construction européenne donne une illustration toute particulière de ce

recours outrancier au terme « populiste ». En effet, l’usage de ce terme ne vise plus seulement les

2 Alexandre Dorna, De l’âme et de la cité : Crise, populisme, charisme et machiavélisme, L’Harmattan, 2004

3 Jacques Rancières, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p. 88

4 Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Fayard, 2014, p. 109

5 Catherine Colliot-Thélène, Quel est le peuple du populisme ? Peuples et populisme, PUF, 2014, p. 13

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

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antiélitistes ou les nationalistes identitaires et xénophobes, mais plutôt tout ce qui semble aller dans le

sens de la contestation du dogme économique néolibéral. Dès lors, les médias et les hommes

politiques assimilent au populisme les eurosceptiques, c’est-à-dire tout mouvement critique à l’égard

de la monnaie unique ou plus généralement de l’Union européenne, et, par extension, de la croyance

partagée par tous les partis de gouvernement. Selon Catherine Colliot-Thélène, « on ne peut s’étonner

que ceux qui ont à en souffrir fassent le procès du « système » et cherchent en dehors de celui-ci les

moyens de faire entendre leurs voix »6. Or, malgré l’étiquette « populiste » que l’on tente de leur

appliquer de manière permanente, ces mouvements connaissent un fort succès qu’ils doivent, non pas

à une dépolitisation comme le martèlent les médias, mais plutôt à une demande croissante de

réorganisation du système politique de la part de ceux auxquels toute participation à ce système est

refusée. Combien de populistes alors, selon les gouvernants ? Combien de citoyens frustrés désirant

participer davantage dans à la vie démocratique du pays ? Des centaines de milliers ? Des millions ?

Un peuple incapable de participer aux affaires publiques ?

Ce refus – fait aux citoyens de participer à la définition des politiques qui régissent la vie du

pays – trouve son origine dans le débat classique remporté par la théorie de la démocratie

représentative aux dépens de la démocratie directe. En effet, Jean-Jacques Rousseau, quoique connu

pour être un fervent défenseur de la démocratie directe, a pourtant affirmé que le peuple est « une

multitude aveugle qui ne sait pas ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon ». Le

peuple « veut toujours le bien, même s’il ne le voit pas toujours »7. Avec un constat lucide sur le

devenir démocratique de la fin du XVIIIème siècle et véritablement prophétique sur la situation de

crise démocratique que nous connaissons aujourd’hui, Emmanuel-Joseph Sieyès montre que « les

citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils

n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet

Etat représentatif ; ce serait un Etat démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas

une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses

représentants »8.

Prophétique est l’aveu de Sieyès car illustrant parfaitement l’évolution de la démocratie

française, de la Révolution de 1789 à nos jours. En effet, tandis que les citoyens de la fin du XVIIIème

siècle n’étaient pas assez informés, instruits et préparés pour s’impliquer pleinement dans la vie

démocratique de la première république se dessinant, les citoyens modernes du XXIème siècle sont

surinformés et présentent le désir immense de s’investir plus activement dans la vie de la cité, que ce

6 ibid 5

7 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Flammarion, 2011, p. 80

8 Joseph-Emmanuel Sieyès, Dire de l’abbé Sieyès sur la question du veto royal, Discours du 7 septembre 1789, p. 15

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

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que lui offre le seul moyen de participation dans le cadre restreint de la démocratie représentative :

l’élection. C’est d’ailleurs la cause de la mobilisation du rassemblement citoyen « Nuit debout » et le

regret que portent en eux de nombreux citoyens français aujourd’hui. Dès lors, quoi de mieux, pour

illustrer ce refus, que le discours assumé de Michel Debré : « Le problème de l’individu est de vivre

d’abord sa vie quotidienne ; ses soucis et ceux de sa famille l’absorbent. Le nombre des citoyens qui

suivent les affaires publiques avec le désir d’y prendre part est limité. Il est heureux qu’il en soit

ainsi… La cité, la Nation où chaque jour un grand nombre de citoyens discuteraient de politique

seraient proches de la ruine. […] La démocratie, ce n’est pas l’affectation permanente des passions ni

des sentiments populaires des problèmes de l’Etat. Le simple citoyen, qui est un vrai démocrate, se

fait, en silence, un jugement sur le Gouvernement de son pays, et lorsqu’il est consulté à des dates

régulières, pour l’élection d’un député, par exemple, exprime son accord ou son désaccord. Après

quoi, comme il est normal et sain, il retourne à ses préoccupations personnelles (qui ont leur

grandeur) ne serait-ce que parce qu’elles sont nécessaires, non seulement pour chaque individu, mais

pour la société »9.

Selon les termes du théoricien de la Vème République, le citoyen ne saurait participer aux

affaires publiques par aucun moyen – si ce n’est par le simple fait de voter lors des diverses élections

s’offrant à lui –, sa fonction étant intégralement inhérente à la sphère privée. Ainsi, le gouvernement

représentatif aurait le rôle de clarifier, filtrer, voire épurer la volonté du peuple – transmise aux

gouvernants par la simple voie de l’élection – en la rationalisant, car étant confuse et insaisissable à

l’état initial. Ici réside l’origine de cette méfiance des gouvernés à l’égard de leurs représentants et des

institutions démocratiques qui ont perdu toute leur fonction médiatrice. Jacques Rancière déclare

d’ailleurs à ce sujet que « ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction mais la croyance

en l’infériorité de son intelligence »10

. Jean-Luc Mélenchon affirme, sur le même ton, que « le peuple

français est intelligent, cultivé, et n’a pas besoin qu’on lui tienne la main pour prendre sa décision.

Bien sûr il faut l’éclairer et c’est notre rôle à nous les militants politiques. Nous sommes des porte-

voix, des éclaireurs, mais pas une avant-garde »11

. D’où le rejet des principes de la démocratie

française tels que présentés dans sa variante représentative. Les citoyens n’acceptent plus le carcan

dans lequel on semble vouloir limiter leur participation.

Les institutions politiques détenaient leur légitimité de leur élection, mais aussi de leur

dimension éducative, ce qui suppose que les citoyens soient des êtres capables de penser les affaires de

la cité et de construire leur opinion. Or, comme l’explique Catherine Colliot-Thélène, « les partis que

l’on dit « pragmatiques » ont depuis longtemps renoncé à cette mission éducative, tant en bloquant

9 Michel Debré, Ces princes qui nous gouvernent. Lettre aux dirigeants de la nation, Plon, 1957, p. 59

10 ibid 3

11 Jean-Luc Mélenchon et Edwy Plenel, Pour une nouvelle république ?, Médiapart, 2 mai 2013

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

9

d’un côté le débat de fond au nom d’une dogmatique économique qui a remplacé les vérités absolues

d’autrefois, qu’en pratiquant de l’autre côté la forme la plus démagogique de démocratie directe,

celle qui consiste à régler leurs mots d’ordre et la partie négociable de leurs politiques […] sur des

sondages qui enregistrent au jour le jour les réactions émotives du « peuple » au dernier évènement,

voire au dernier fait divers, monté en épingle par les médias »12

. Il est par conséquent tout à fait

normal que ces mêmes partis politiques subissent la concurrence acharnée des partis extrêmes

bénéficiant de la montée de ces sentiments de défiance à l’égard de la classe dirigeante traditionnelle

du pays.

A titre d’exemple, il demeure une certaine concomitance entre, d’un côté, la négligence dont a

fait preuve le Parti socialiste à l’égard de sa mission, ô combien nécessaire, de pédagogie envers les

citoyens, et, de l’autre côté, la perte de son « hégémonie culturelle », au sens d’Antonio Gramsci.

Selon le politologue Gaël Brustier, « un anti-intellectualisme a envahi la vie politique française. La

gauche ne fait pas exception. Ses dirigeants parlent de « bataille des valeurs » comme si, sur le

marché de ces fameuses « valeurs », entre une offre et une demande, un simple effort de marketing

suffisait à convaincre les électeurs d’acheter leur produit »13

. Le Parti socialiste ne mène plus, depuis

de nombreuses années, de combats idéologiques permettant à la fois d’éduquer politiquement les

citoyens et de les faire adhérer à un programme politique. A l’inverse, il a préféré attendre une certaine

évidence quant au sort des élections plutôt que de miser sur l’argumentation. La suite tragique – bien

que justifiée au regard de la façon dont les dirigeants du Parti socialiste se sont contentés de prendre

les citoyens pour des « mineurs » en politique – se résume à une série de cuisants revers électoraux

depuis 2012, ainsi qu’à une montée en puissance du Front national. Face à chaque poussée successive

de l’extrême droite, le Parti socialiste y répond, en période de campagne – lorsque les sondages

prédisent de nouveaux records pour le Front national – par plus de communication. « Comme si

répéter à quelqu’un qu’il fait une erreur suffisait à le faire changer d’avis » ironise Gaël Brustier14

.

Ainsi, une grande partie des citoyens rejettent aujourd’hui les fondements de la démocratie

représentative et, par extension, les partis de gouvernement traditionnels ; ces mêmes partis qui se sont

contentés d’un système politique limitant la participation des citoyens aux échéances électorales en les

considérant comme des « mineurs » en politique. Gaël Brustier affirme d’ailleurs à ce sujet qu’ « un

des travers de notre débat public est de penser que la politique se résume aux enjeux électoraux »15

.

Tenter d’inverser la dynamique en affirmant que les électeurs des partis extrêmes se trompent est

illusoire et cela ne fait qu’amplifier le discrédit. Les électeurs des partis extrêmes et les

12

ibid 5, p. 24-25 13

Gaël Brustier, A demain Gramsci, Cerf, 2015, p. 47 14

ibid 13, p. 64 15

Gaël Brustier, #NuitDebout : les « Noctambules » vont-ils bousculer le débat public français ?, Slate, 5 avril 2016

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

10

abstentionnistes en ont simplement assez d’un système politique qui renie leurs paroles, bafoue leurs

espoirs, opprime leurs libertés, un système qui ne leur offre, à défaut de pouvoir peser sur le cours des

choses, que la révolte ou la résignation. Les « noctambules » du mouvement de la place de la

République refusent de se résigner. Selon Gaël Brustier, leur « désir d’horizontalité rappelle notre

société à son idéal démocratique et la confronte aux imperfections du cadre démocratique actuel »16

.

Un peuple mal représenté ?

Les citoyens devraient-ils, dans la situation actuelle, se limiter à un simple rôle d’électeur pour

participer à la vie démocratique du pays ? La démocratie ne saurait se résumer à l’élection et à la

« représentation » qui en découle. Il demeure aussi une certaine relation qui unit gouvernés et

gouvernants ; une relation qui, au regard de la qualité des gouvernants et des règles qui leurs sont

imposées, traduit le « standing » démocratique du régime. Pierre Rosanvallon décrit alors la situation

actuelle comme, certes, une crise de la représentation, mais aussi comme une crise du « mal

gouvernement »17

. Nul ne peut nier que l’élection du Président de la République, au-delà du fait

électoral global, s’est peu à peu imposée comme le moment central de la vie démocratique en France.

Cependant, une grande partie du désenchantement démocratique est liée au fait que, depuis quelques

années, la capacité démocratique de l’élection décline. Depuis la Révolution française, la réflexion

autour de la mal-représentation a été constante. Comment faire en sorte que les représentants soient

davantage le reflet des représentés ? Comment faire en sorte que la société se sente représentée à

travers les élus ? Durant deux siècles d’histoire démocratique, entrecoupés d’épisodes contre-

révolutionnaires, de nombreuses techniques et dispositifs visant à renforcer la représentativité des élus

ont été mis en place, en vain. Pourquoi ce sentiment que les élus ne participent pas assez à la

représentation de la société perdure-t-il ? Avant tout parce que les partis politiques ont délaissé leur

fonction de représentation pour se focaliser seulement sur leur rôle de critique ou d’appui du

gouvernement. La deuxième grande cause de ce désenchantement démocratique viendrait du fait que

l’élection repose sur le principe de la majorité. Pierre Rosanvallon déclare à ce sujet : « Toutes les

sociétés se gouvernent avec des majorités très justes et très limitées. Autrefois, on pensait que l’idéal

démocratique était de gouverner avec de très grandes majorités, qui représenteraient le peuple dans

son ensemble. On pensait qu’on avancerait vers des sociétés unanimes. Or ce n’est pas le cas. Les

sociétés modernes ne sont pas des sociétés unanimes, mais plutôt des sociétés très divisées. L’élection

représente donc une partie de la société mais pas toute la société »18

. Il suffit de citer comme exemple

l’élection présidentielle de 2002 pour illustrer les dérives du principe de majorité. Certes Jacques

16

ibid 15 17

Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2015 18

Pierre Rosanvallon, Sommes-nous gouverner démocratiquement ?, Conférence – Les rencontres d’histoire, Les champs

libres, 27 février 2016

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

11

Chirac a été élu avec 82% des voix au second tour, mais n’oublions pas qu’il ne comptabilisa que

19,8% des voix au premier tour, avec un taux d’abstention qui frôlait les 30%. Un autre exemple est

encore plus frappant : il s’agit du second tour des élections législatives de juin 2012. A cette occasion,

43,7% des inscrits ont préféré déserter les urnes, reflétant le taux d’abstention le plus élevé lors

d’élections législatives, depuis l’avènement du suffrage universel. Si on additionne ce chiffre aux 6%

de citoyens non-inscrits sur les listes électorales et aux 3,9% de votes blancs, on aboutit à une situation

dans laquelle moins d’un électeur potentiel sur deux a utilisé son droit de vote pour élire les

représentants du peuple. La faible participation observée reflète une citoyenneté à deux vitesses et

dégrade la légitimité de la représentation nationale. Avec ces deux exemples, dire que la société est

unanime est inconcevable, vouloir parler en son nom et la représenter dans son ensemble l’est tout

autant. Néanmoins, l’élection, comme moyen de désignation des élus, reste indéniablement au cœur de

la démocratie même si elle ne produit plus les effets démocratiques attendus. Et Pierre Rosanvallon

d’ajouter : « Nous sommes à un moment où l’élection est à la fois le cœur de la démocratie, mais un

cœur problématique »19

.

Certes, la crise de la représentation n’est pas une exception de la France du XXIème siècle.

Mais ce désir de représentativité s’impose aujourd’hui avec plus d’ampleur car, désormais, les

citoyens aspirent à une « ressemblance » des représentants et des représentés. En 1789, les

révolutionnaires constitutionnalistes ont choisi l’élection comme mode de désignation des gouvernants

et, par conséquent, de dévolution du pouvoir. En ce sens, ils ont consacré un système représentatif

concurrentiel, car tous les citoyens sont susceptibles de pouvoir être élus et de représenter le peuple et

la Nation. Cependant, les inégalités d’accès aux fonctions politiques entraînent de ce fait une inégale

représentation des citoyens. John Stuart Mill justifiait d’ailleurs ce choix de la démocratie

représentative car facilitant la gestion des affaires du pays et protégeant la Nation contre son peuple et

le « sentiment dominant ». Il louait les vertus du gouvernement représentatif doté des moyens de

préserver les minorités sociales tout en éliminant le risque de la « tyrannie sociale » 20

. Alexis de

Tocqueville partageait, lui aussi, ce point de vue et voulait annihiler tout risque de « tyrannie de la

majorité », de « tyrannie démocratique »21

portée par un gouvernement du peuple. La bourgeoisie du

XIXème siècle, s’inscrivant dans cette pensée traditionnelle du libéralisme politique, n’a jamais cessé

de craindre une entrée trop massive des classes populaires sur la scène politique. Or, sans

représentants, comment les minorités sociales peuvent-elles espérer être représentées, elles et leurs

intérêts, dans le processus de la décision politique ? C’est d’ailleurs la question que se pose les

Indignés du XXIème siècle et qui justifie leur révolte démocratique aujourd’hui. Tout citoyen garde en

19

ibid 18 20

Béligh et Hamdi Nabli, L’ (in)égalité politique en démocratie, Fondation Jean Jaurès, août 2013, p. 19 21

ibid 20, p. 20

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

12

lui la célèbre définition d’Abraham Lincoln, consacrant la démocratie comme « le gouvernement du

peuple, par le peuple, pour le peuple »22

. Or, de nombreux théoriciens, à l’image de Raymond Aron,

ont développé l’idée selon laquelle l’exercice du pouvoir ne peut être pris en main que par une ou

plusieurs élites. La démocratie ne serait alors qu’une méthode de désignation et de sélection des élites

au sein de l’arène politique, le citoyen étant dès lors dépossédé de tout pouvoir politique (mis à part du

droit de vote) et n’étant pas non plus représenté par ces « soi-disant » élites. Pour la théorie élitiste

italienne, portée par Gaetano Mosca, Giovanni Sartori et Vilfredo Pareto, l’élargissement du droit de

vote aux masses populaires n’a pas entraîné une redistribution du personnel gouvernant, le pouvoir

étant toujours aussi oligarchique et la société toujours divisée entre une strate supérieure des élites

gouvernantes et une strate inférieure de dépossédés. Cette confiscation du pouvoir par une élite

politique est aujourd’hui encore critiquée par des citoyens souhaitant se réapproprier le pouvoir, à

l’instar des « noctambules » de la place de la République. L’art de l’équilibre entre l’usage de la

« force » et de la « ruse », théorisé par Nicolas Machiavel23

, est devenu, dans une société surinformée,

véritablement dépassé. Les citoyens ne peuvent se contenter de cet auto-renouvellement des élites

politiques corrélé à une incorporation très relative de citoyens provenant des masses populaires de la

société que le Florentin a érigé en norme suprême du gouvernement. Selon Béligh et Hamdi Nabli,

dans ces circonstances, « le déficit de représentativité, politique et sociologique, des élus nationaux

nourrit la montée en puissance de l’exigence de « ressemblance » entre représentants et

représentés »24

.

En 2012, à l’issue des élections législatives, la représentation nationale comptait près de 40%

de nouveaux députés. Avec un tel renouvellement, les citoyens étaient en droit de croire en une

meilleure représentation de leurs intérêts (dans leur diversité) dans l’hémicycle du Palais Bourbon.

Cependant, en réalité, il réside un décalage, toujours aussi important, entre la société et le corps

législatif. La figure de l’homme blanc, âgé, issu des classes sociales supérieures reste prédominante au

détriment des femmes, des jeunes, de la « diversité visible » et des classes populaires qui demeurent

sous-représentés. Certes, la part des femmes députés s’élèvent désormais à 27%, ce qui est un record

dans l’histoire de la démocratie française, mais, au niveau international, la France est au même rang

que l’Afghanistan par exemple. De plus, seulement une dizaine de députés est issue de la « diversité »,

ce qui montre qu’aucune avancée en la matière n’est à observer. En outre, la gérontocratie est toujours

à l’œuvre sous la XIVème législature, les dernières élections législatives n’ayant pas produit de

renouvellement générationnel. En effet, l’âge moyen des élus stagne autour des 54 ans. Tandis qu’on

loue souvent ses bienfaits, depuis la fin des années 90, l’alternance n’a pas entraîné un quelconque

22

Abraham Lincoln, Discours de Gettysburg, 19 novembre 1863 23

Nicolas Machiavel, Le Prince, Folio, 2007 24

ibid 20

, p. 29

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

13

renouvellement des élus politiques et des gouvernants. L’exemple d’Alain Juppé illustre parfaitement

ce défaut de l’alternance politique depuis plusieurs décennies en France. Longtemps pressenti pour

être le prochain Président de la République, l’homme aura, en 2017, 71 ans et une carrière politique de

près de 35 ans derrière lui, avec notamment un passage à l’Hôtel de Matignon et au sein de nombreux

ministères. Que signifie l’alternance dans ces cas là ? Une alternance limitée au club des

gérontocrates ? Concernant les catégories socioprofessionnelles, à présent, il apparaît que la majorité

des élus provient de la fonction publique et des professions libérales, deux catégories profitant par

ailleurs d’un statut juridique souple et d’un capital social et culturel supérieur aux autres. « Ainsi,

derrière le principe de l’égalité d’accès aux fonctions électives, une profonde inégalité exclut de fait la

majorité des citoyens de la compétition électorale », déclarent Béligh et Hamdi Nabli25

. Il en découle,

par conséquent, d’une part, un manque de représentativité de ces populations n’ayant pas un accès

effectifs aux fonctions politiques, et, d’autre part, une réelle fragilisation de la légitimité du Parlement.

On peut alors se demander si la représentation nationale doit être un véritable « miroir » de l’ensemble

des citoyens. D’un point de vue juridique, la représentation nationale n’est aucunement tenue de

refléter ni l’ensemble des opinions dont la société regorge, ni les caractéristiques de l’ensemble du

corps électoral. Le fait que l’élu n’ait à représenter que la Nation, et non pas ses électeurs et sa

circonscription électorale, écarte tout devoir de ressemblance avec les électeurs. Or, cela a des

conséquences sur le sentiment général des citoyens de se sentir ou non représentés. Certains élus ont

perçu cette exigence de ressemblance, à l’instar de Philippe Doucet et Philippe Gosselin qui admettent

que « les Français, toujours mieux formés et informés, aspirent logiquement à être représentés ou

administrés par des élus qui leur ressemblent, vivent comme eux et comprennent leurs problèmes et

leurs aspirations »26

. Cependant leurs revendications ne sont pas suivies d’effet sur la représentativité

effective des élus. C’est une des raisons qui amènent aujourd’hui des citoyens à se révolter contre cette

démocratie représentative qui les empêche de peser sur la façon dont les élites politiques représentent

et défendent les intérêts des citoyens dans leur diversité et qui confine leur rôle politique à la mise

d’un bulletin dans l’urne, après quoi le cinglant « A voté ! » met un terme à l’expression citoyenne et

ouvre le monde du silence réduisant à néant la participation du citoyen.

L’élection désigne donc la personne qui gouverne mais n’a aucun effet sur la façon dont elle

va gouverner. Ce problème est d’autant plus frappant que le pouvoir central est devenu le pouvoir

exécutif. Selon Pierre Rosanvallon, « à l’âge de la prédominance du pouvoir exécutif, la clef de la

démocratie réside dans les conditions du contrôle de ce dernier par la société »27

. Dans la théorie

classique de la démocratie, la pensée dominante prônait la domination du pouvoir législatif, la loi et,

25

ibid 20

, p. 33 26

ibid 20

, p. 38 27

ibid 18

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

14

par extension, ceux qui font la loi, devant gouverner. D’autant plus qu’un Parlement se dote plus

aisément d’un côté représentatif, car composé de plusieurs centaines de représentants du peuple. Or,

dans le cas de l’élection présidentielle, le vainqueur ne peut prétendre représenter, à lui seule, le peuple

dans son ensemble. Une assemblée parlementaire peut être à l’image de la société qu’elle gouverne, ce

qui n’est pas le cas d’un unique décideur. Dès lors, les capacités représentatives d’un Président de la

république sont nettement moins fortes. Ici réside la première raison de ce manque d’influence de

l’élection sur la façon de gouverner, car l’élection d’un seul homme, ne représentant pas tous les

citoyens et leurs intérêts divergents, ne peut influer sur sa façon de conduire la politique. Tout au plus,

l’élection lui confie-t-elle les possibilités de gouverner mais ne lui indique pas les principes à partir

desquels il doit gouverner. La deuxième raison s’inscrit dans le passage progressif d’un vote pour un

programme à un vote pour une personne. Aujourd’hui, la dimension du programme électoral diminue

nettement avec la personnalisation de la vie politique. D’une part, l’écart entre le langage du discours

de campagne électorale et le discours réel est sans cesse plus important d’élection en élection. Cet

écart grandissant entre les promesses et la conduite effective du pouvoir a des effets délétères. Il

aggrave le sentiment d’abandon chez les citoyens et altère leur capacité à espérer. D’autre part, nous

vivons dans un monde beaucoup plus incertain, la situation étant déterminée par des crises financières,

des conflits, notre détermination et celle de nos gouvernants n’ayant parfois aucune influence sur ces

évènements. Dès lors, l’écart entre ce que valide l’élection et ce qui est réellement fait ensuite ne cesse

de croître. Pierre Rosanvallon résume cette inefficience de l’élection par la métaphore du permis de

conduire : « L’élection donne un permis de gouverner, mais avec le problème que ce permis n’est pas

assorti d’un code de gouvernement avec des sanctions. […] La démocratie ne doit pas être seulement

une procédure, elle doit aussi être une qualité de l’action. C’est pour cela qu’une deuxième révolution

démocratique est à entreprendre, la première étant celle du suffrage universel qui a mis fin à la

tradition, à l’hérédité du pouvoir. La prochaine sera la révolution du gouvernement démocratique et

pas seulement celle de la nomination démocratique »28

.

Un peuple mal gouverné ?

Selon Pierre Rosanvallon, le « bon gouvernement », le gouvernement démocratique, doit

répondre à cinq critères principaux : responsabilité, lisibilité, parler-vrai, réactivité et intégrité.

De nombreux organismes, véritables gardes fous, ont été créés, afin de contrôler, vérifier,

surveiller, non pas le pouvoir, mais des secteurs du pouvoir. La Cour des comptes, par exemple, a la

fonction de contrôler les comptes de l’Etat. Cependant, la grande institution de contrôle du pouvoir,

historiquement, a toujours été le Parlement. Initialement, il est l’organe qui met en place le pouvoir

28

ibid 18

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

15

exécutif et qui le contrôle. Or, dans un régime du parlementarisme rationalisé, il apparaît que le

pouvoir législatif faillit à cette tâche qui est pourtant primordiale pour responsabiliser le décideur

politique. La raison de cette évolution ? Le Parlement a désormais une fonction, soit de soutien, soit de

critique du pouvoir, suivant que les députés sont dans la majorité ou dans l’opposition. En aucun cas,

le pouvoir législatif, dans la situation actuelle, ne contrôle le pouvoir exécutif. Il n’est d’ailleurs plus le

législateur, comme il fut précédemment. Certes, il approuve les projets de lois proposées par le

gouvernement, en présentant quelques amendements, mais n’influence que trop à la marge ces lois. Si

le processus législatif paraît très long, cela ne vient pas du fait que les parlementaires se livrent à une

vraie délibération, mais plutôt parce que l’on marchande leurs voix. Il ne s’agit donc plus d’un

Parlement délibérant mais plutôt d’un Parlement marchandant son adhésion ou marquant son

opposition au gouvernement. Un réel problème démocratique se pose alors lorsque l’on passe d’une

fonction de représentation du peuple à une fonction de porte-parole du gouvernement, la

représentativité ayant changé de sens. La fonction est totalement différente. « A partir de l’émergence

de la centralité du pouvoir exécutif, et donc de la diminution conséquente du rôle du Parlement, il y a

eu une atrophie de ces fonctions de contrôle, d’évaluation, de mise en jeu de la responsabilité des

gouvernants » (Pierre Rosanvallon)29

. Lorsqu’un problème survient au cours du processus législatif et

qu’il existe un risque de voir un projet de loi rejeté, le gouvernement utilise l’article 49-3. Cette

dissimulation signifie donc que rien ne doit être expliqué, débattu, délibéré. C’est la marque du

parlementarisme rationalisé. Dès lors, devant qui le pouvoir exécutif rend-il des comptes ? Personne,

si ce n’est les citoyens tous les cinq ans. Il est évident que le Président de la République ne rend pas

assez de comptes, et c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de trouver des institutions de

substitution devant lesquelles l’exécutif est véritablement responsable. Nous l’avons vu, le Parlement

n’est plus capable d’assumer sa fonction de contrôle du pouvoir exécutif, mais les citoyens, eux aussi,

sont absents dans la mise en jeu de la responsabilité du pouvoir exécutif, ou plutôt il ne leur est pas

possible de s’engager dans cette voie. Ici réside l’un des messages exprimés par le mouvement « Nuit

Debout », désirant créer des organisations citoyennes dans cette optique de mieux contrôler et mieux

responsabiliser les gouvernants. Selon Bastien François, « la responsabilité dans l’univers politique

est une relation de confiance entre les gouvernants et les gouvernés. Les Anglais parlent

d’accountability pour désigner cette confiance. Pour eux, les gouvernants ont en quelque sorte une

dette de confiance, et ils doivent rendre compte de cette confiance à tout instant. Le droit

constitutionnel n’a jamais réussi à avoir, en France, une conception positive de la confiance, c'est-à-

dire : obliger les gouvernants à des comportements vis-à-vis des gouvernés »30

. Le régime actuel, en

effet, a complètement éliminé cette notion de responsabilité. Tous les cinq ans, nous confions notre

confiance à une personne. Cependant, dans l’intervalle de ces cinq ans, la confiance placée

29

ibid 18 30

Bastien François, Vers une VIème République, Notre monde, film de Thomas Lacoste

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

16

initialement sur cette personne ne peut lui être retirée, quoi qu’il fasse. Il jouit d’une irresponsabilité

politique illimitée ce qui est, pour les auteurs du texte constitutionnel de 1958, justifié, mais

profondément antidémocratique pour de nombreux citoyens aujourd’hui.

Le citoyen actif ne peut plus être résumé au seul citoyen électeur. Il doit « avoir l’œil » sur le

pouvoir. Pierre Rosanvallon rappelle alors que dans « l’imagerie de la Révolution française, autant

que la voix du peuple, ce sont aussi ses yeux qui comptent, c’est-à-dire cette fonction de

surveillance »31

. Les médias de masse jouent, aujourd’hui, un rôle d’intermédiaire entre le pouvoir et

le peuple afin de lui offrir les informations nécessaires à cette fonction de surveillance. Cependant, au

côté de cette fonction de surveillance, il semblerait qu’une carence existe dans le domaine de l’action

des citoyens en matière de contrôle des gouvernants. En effet, le fait que le décideur politique ne soit

pas obligé d’expliquer son action, de la justifier et d’en présenter le but, donne une impression

d’illisibilité pour le citoyen. Or, un pouvoir illisible est un pouvoir sur lequel on n’a pas de prise, un

pouvoir qui nous est désapproprié. Que cela signifie-t-il quand on définit la démocratie par la prise du

pouvoir par le peuple ? Le pouvoir ne se prend pas, ce n’est pas une chose, il s’agit d’une relation,

d’une façon de s’approprier la relation entre gouvernés et gouvernants. Le peuple ne gouverne pas, il

le fait indirectement par ses représentants, selon la théorie classique de la démocratie représentative. Il

faut donc que les citoyens s’approprient le pouvoir pour le contraindre « à être lisible, transparent, à

rendre des comptes et à se soumettre à des épreuves de responsabilité » ajoute Pierre Rosanvallon,

avant de conclure qu’il est particulièrement « urgent d’écrire cette nouvelle page de la démocratie, car

partout dans le monde se multiplient et montent en puissance des démocraties autoritaires.

Démocraties parce que les gouvernants sont élus au suffrage universel, mais autoritaires parce que

l’élection est un chèque en blanc et qu’il n’y a pas d’institutions de contrôle »32

.

Parmi les principes du « bon gouvernement », une grande place est attribuée au « parler-vrai ».

Mais dans la pratique, au vu de l’influence que prend la communication politique, comment

comprendre ce « parler-vrai » ? Dans la Grèce antique, la philosophie définissait la démocratie à partir

de deux termes : iségoria et parrhésia, le premier reflétant l’égalité de parole et de vote des citoyens

sur l’agora. La parrhésia, à laquelle Michel Foucault consacra ses derniers cours au Collège de

France, correspond au « parler-vrai », au fait de regarder les choses comme elles sont, de ne pas mentir

aux citoyens et de les considérer autrement que comme des êtres inférieurs incapables de comprendre

et de s’investir dans la vie de la cité. Cette question de la parrhésia est au cœur de la démocratie, car

elle illustre l’écart entre le moment électoral et le moment gouvernemental. Le moment électoral est le

cadre dans lequel les candidats se dévoilent et présentent ce qu’ils comptent faire, ce qu’ils promettent

de faire. Le moment gouvernemental, en revanche, oblige les gouvernants à se confronter aux faits. La

31

ibid 18 32

ibid 18

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

17

connexion entre les deux moments fait naître un problème, selon Pierre Rosanvallon, car « en tant que

citoyens, nous sommes pris entre les deux, à la fois nous sommes révoltés lorsque nous sentons que

l’on nous berce d’illusions, mais en même temps, nous aimons bien entendre de belles paroles.

Chacun d’entre nous est un citoyen divisé entre une attente de parler-vrai et la respiration de la

promesse »33

. Tout le problème est là : un candidat respectant ce principe du parler-vrai, au cours de la

campagne électorale, n’a aucune chance d’être élu. L’art de la campagne est donc de trouver un juste

milieu entre parler-vrai et fausse promesse. Si François Hollande avait déclaré, en 2012, qu’il allait

« essayer » de redresser la situation de la France, appelant à faire un pari sur sa personne, plutôt que de

se présenter fièrement comme le sauveur avec des promesses populaires, il n’aurait surement pas

obtenu la majorité des suffrages exprimés. Par exemple, quand on fait de la lutte contre la finance le

fer de lance de sa campagne présidentielle, et préférer paraître sûr de sa force plutôt que d’assumer

l’évidente difficulté à réaliser cette tâche, faire volte-face en « facilitant » la finance est d’une gravité

considérable d’un point de vue de l’éthique de la conviction et de l’exemplarité. Selon Pouria

Amirshahi, député socialiste, « aujourd’hui, en politique, on ment, et c’est ce qui est déplorable. Le

mensonge d’une manière générale, la velléité, au sens où on dit quelque chose qu’on ne fait pas

ensuite, a pris le pas trop souvent sur la sincérité. […] Les citoyens le voient de plus en plus et

l’expriment notamment électoralement, non pas en votant pour le Front national, mais tout

simplement en n’allant pas voter »34

. Cependant, pour pallier le manque de sincérité des candidats, il

devient nécessaire que les gouvernants rendent des comptes aux citoyens et mettent en jeu

régulièrement leur responsabilité. Et à Pierre Rosanvallon de résumer cette réflexion par le fait que

« nous n’avons pas besoin d’hommes providentiels, mais d’hommes de confiance »35

.

Le « bon gouvernement » doit aussi être celui de la « réactivité », au sens du terme anglais

« responsiveness »36

reflétant le fait d’être engagé, d’être actif dans la discussion et dans la

délibération publique avec le peuple, dans la sollicitation de la société de manière directe et non plus

seulement par le filtre de la représentation des élus parlementaires. Enfin, le désir d’intégrité est plus

fort que jamais à l’heure où la vie politique est rythmée par le conflit d’intérêt, le trafic et le

marchandage d’influence, la corruption, la prise illégale d’intérêt, l’évasion fiscale des gouvernants…

L’ « homme de confiance » que présente Pierre Rosanvallon37

, le « bon » gouvernant, est celui du

parler-vrai et de l’intégrité. Il ne cherche pas à endormir et à tromper le peuple. Ainsi il ne peut être

qualifié de populiste, à l’inverse de Marine Le Pen qui, elle, cultive cette image de l’ « homme »

33

ibid 18 34

Pouria Amirshahi, 45 ans après le congrès d’Epinay, 20 ans après la mort de François Mitterrand, reconstruire la gauche

en France, France Inter – Agora, 3 janvier 2016 35

ibid 18 36

ibid 18 37

ibid 18

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

18

(femme) providentiel(le). Ici réside l’engagement des participants de « Nuit debout » qui ne tolèrent

plus les gouvernants d’aujourd’hui ne respectant pas ces cinq principes du « bon gouvernement ». Ils

désirent, par conséquent, créer de nouvelles expériences d’institutions citoyennes afin de donner son

plein effet aux fonctions de contrôle, de surveillance et de mise en jeu de la responsabilité. Certes, il

faut remettre le Parlement sur la voie du contrôle et de la surveillance des gouvernants, mais il faut

aussi développer de nouvelles institutions pour permettre la délibération citoyenne.

Un peuple en crise avec les fondements d’un régime oligarchique ?

Parti d’une mobilisation contre la réforme du code du travail de Myriam El Khomri, le

mouvement « Nuit debout » a rapidement élargi ses revendications et prône désormais une refonte

globale de la démocratie. Réinventer la démocratie, c’est le mot d’ordre que ce sont donné ces

Indignés de la République. Ils dénoncent un fossé grandissant entre des élites politiques vivant dans un

entre-soi et des citoyens complètement perdus dans les manœuvres politiciennes et partisanes. Ces

citoyens, après la critique virulente à l’encontre du régime politique français, veulent désormais en

imaginer l’alternative. En d’autres termes, leur objectif est de remettre à plat le système démocratique

français pour que le peuple se le réapproprie. Selon Gaël Brustier, « sa capacité à poser de nouvelles

questions dans le débat public, à contester des évidences actuelles pour en inventer et en imposer

d’autres, à définir aussi lui-même des antagonismes nouveaux dans la société française, sera la clé de

son éventuel succès »38

. Certes, il s’agit là d’un mouvement fort hétérogène mais si ses membres se

retrouvent sur un combat, c’est bien celui du déni de démocratie dont ils sont victimes. Ils sont les

porte-voix de ces millions de citoyens français qui ne croient plus en la politique comme moyen de

produire du changement, d’améliorer leurs conditions de vies, de peser réellement sur le cours des

choses, … Les citoyens doivent, en effet, avoir deux exigences concernant la démocratie : d’une part,

chaque citoyen doit avoir le sentiment que sa volonté et ses intérêts sont pleinement représentés et,

d’autre part, la volonté collective doit être capable d’agir sur l’avenir de la Nation. Or, aujourd’hui, les

citoyens ne partagent aucunement ce constat, comme en témoignent les deux sondages suivants. Selon

le premier, à l’initiative du Cevipof (janvier 2015), trois Français sur quatre estiment que la démocratie

française fonctionne mal. Le deuxième, celui de Yougov (6 octobre 2014), montre que les deux tiers

des Français considèrent les institutions de la Vème République comme « dépassées »39

. Sur la place

de la République, beaucoup ne croient plus au changement par le vote et appellent à une révolution

citoyenne faisant pression sur le pouvoir pour transformer les institutions et agir durablement comme

un réel contre-pouvoir. D’autres en revanche sont persuadés que le mouvement doit se transformer en

une nouvelle force politique citoyenne pour se présenter aux prochaines élections à l’image du succès

38

ibid 15 39

Claude Bartolone et Michel Winock, Refaire la démocratie – Rapport n°3100 du groupe de travail sur l’avenir des

institutions, 2 octobre 2015, p. 25

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

19

électoral de Podemos en Espagne. Mais une chose est sûre : « Nuit debout » est le symbole que la

démocratie telle qu’elle existe aujourd’hui et les institutions de la Vème République telles qu’elles ont

évolué depuis 1958 se retrouvent au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler « une crise ». Antonio

Gramsci définissait la crise comme « le fait que le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à

apparaître et que, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres »40

. Selon Claude Bartolone,

poursuivant la pensée du philosophe italien, « les monstres qui surgissent dans ce clair-obscur sont

partout un peu les mêmes : xénophobie, populisme, antiparlementarisme, crispations identitaires,

idéalisation du passé et peur de l’avenir. Ils ne sont pas le monopole des pays frappés par la crise

économique ; ce qui nous prouve bien, d’ailleurs, que l’urgence n’est pas simplement économique et

que tout ne se résoudra pas avec le retour de la croissance »41

.

Effectivement, selon les citoyens, la crise actuelle est avant tout une crise économique et

sociale. Or, si tout ne s’explique pas par la crise des institutions, rien ne s’explique sans elle. Bernard

Thibault partage ce point de vue lorsqu’il déclare qu’ « il semble évident que la crise économique et

son fort impact social ne sont pas sans répercussions sur la perception de l’efficacité d’institutions qui

apparaissent en décalage par rapport à ce que nombre de nos concitoyens considèrent comme

prioritaire, d’institutions qui sont parfois dans l’ignorance, voire la négation de ces urgences. »42

Selon le rapport présidé par Claude Bartolone et Michel Winock, intitulé Refaire la démocratie, la

crise a quatre conséquences majeures sur la perception que les citoyens se font des institutions et des

gouvernants. Premièrement, la politique paraît désormais impuissante. Etymologiquement, le terme

« pouvoir » a deux sens : d’un côté, la puissance, et de l’autre, la capacité à agir. Dans ce contexte là,

pour les citoyens, et y compris au-delà du fait d’honorer leurs promesses, on reproche aux hommes

politiques de faire preuve d’impuissance et de ne pas être capable de changer les choses. Le « Yes we

can » de Barack Obama et « Le changement c’est maintenant » de François Hollande apparaissent

comme des slogans vides de conséquences. Dans une économie globalisée, la puissance serait

désormais du côté des marchés financiers dépassant ainsi le volontarisme politique et sa capacité à agir

sur le réel. Les hommes politiques apparaissent, en outre, incompétents au vu de l’inefficacité de leurs

mesures pour lutter contre le chômage, le déficit public… Deuxièmement, la défiance des citoyens à

l’égard de la parole politique est de plus en plus forte à mesure que grandit le fossé entre les promesses

électorales et le vécu des citoyens. Comme cela a été montré plus haut, Pierre Rosanvallon estime que

l’élection a pour conséquence de « stimuler l’offre politique électorale sous les espèces d’un

emballement de promesses. Et en retour d’alimenter le désenchantement lorsque les élus arrivés au

pouvoir au terme d’une escalade victorieuse, se montrent incapables d’honorer les engagements qui

40

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Gallimard, 21 avril 1978, p. 283 41

ibid 39, p. 26 42

ibid 39, p. 29-30

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

20

les ont fait triompher »43

. Troisièmement, la crise nourrit le désengagement politique et le rejet des

institutions. Une forte corrélation existe, effectivement, entre, d’une part, la précarité, le chômage, et,

d’autre part, l’abstention et le vote extrême. Guillaume Tusseau a aussi montré que ces symptômes-là

pouvaient entraîner un tout autre comportement, à l’instar des nouvelles formes d’expressions

citoyennes comme Los Indignados, Occupy Wall Street et maintenant Nuit debout. Selon lui, « ces

phénomènes méritent d’autant plus notre attention qu’ils surgissent précisément dans les sphères les

plus déclassées de la société et s’opposent à une forme de démocratie plus lointaine qui serait

l’apanage des classes supérieures ou d’une élite parisienne »44

. Quatrièmement, enfin, les citoyens

ont de plus en plus le sentiment que la société est divisée en deux, d’un côté les victimes de la crise

économique et sociale et, de l’autre, les « nantis » et, parmi eux, les élites politiques.

La République française est, quant à elle, particulièrement touchée jusque dans ses principes

historiques. La solidarité, l’égalité, la fraternité, le patriotisme, la laïcité, la foi dans le progrès… ces

valeurs républicaines semblent, aujourd’hui, voler en éclat. L’école républicaine, elle aussi, est mise à

mal, « l’ascenseur social » étant bloqué. Le système scolaire français apparaît, à cet égard, comme l’un

des plus inégalitaires des pays développés. Mettant en avant la compétition, l’exclusion des plus

faibles, plutôt que la solidarité et la coopération, l’école génère des sentiments de méfiance à son

encontre. Il réside, par ailleurs, une certaine hésitation dans l’enseignement des valeurs républicaines à

inculquer aux futurs citoyens français et dans l’apprentissage du fonctionnement et de l’histoire des

institutions démocratiques françaises. La France connaît aussi un véritable phénomène de ségrégation

spatiale entre les centres-villes urbains et les banlieues défavorisées dans lesquels progressent les

sentiments de repli sur soi et le communautarisme, contraires au principe de l’indivisibilité de la

Nation française. Le fait religieux jusqu’à présent tenu à l’écart de la vie démocratique française

depuis l’œuvre des radicaux de gauche au début du XXème siècle, est désormais omniprésent dans le

débat public et certaines religions parviennent désormais à influencer des choix politiques cruciaux.

Si la crise actuelle ébranle les principes républicains, les institutions de la Vème République

n’en sortent pas indemnes non plus. Pierre Mendès-France déclarait qu’ « Aucun régime n’a plus fait

pour la démobilisation du citoyen que la Vème République »45

– un constat apparaissant plusieurs

décennies plus tard comme prophétique. Le régime de 1958 a eu le mérite d’apporter la stabilité et la

continuité dont la France avait besoin, il « a su rester debout, comme un donjon au milieu d’un champ

de ruines », pour reprendre les mots de Claude Bartolone46

. Or, les temps ont changé, et ce qui

43

ibid 39, p. 30 44

ibid 39, p. 30 45

Jean-Luc Mélenchon, La VIème République, pour la refondation républicaine de la France, Quelle VIème République ?,

Le temps des cerises, 2007 46

ibid 39, p. 13

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

21

contribuait autrefois à son succès entraîne aujourd’hui sa chute. « Il est quand même incroyable que la

France, qui, avec Montesquieu, est le pays ayant inventé la séparation des pouvoirs, soit à ce point

dans la confusion des pouvoirs : un président qui décide tout seul de sujets graves concernant

l’ensemble des citoyens ; un Parlement qui délibère peu et qui est subordonné de fait au pouvoir

exécutif ; … »47

. C’est ainsi que Pouria Amirshahi dresse le portrait de ce régime en pleine crise. Un

portrait auquel on pourrait aisément rajouter d’autres aspects : des médias sous influence et ne

répondant pas à leur devoir de neutralité, de pluralisme et d’indépendance ; une citoyenneté reniée et

aux pouvoirs confisqués ; la dérive d’élites politiques irresponsables aux principes déontologiques

flexibles ; des partis politiques en perte de sens et de légitimité ; … Notre régime, véritable monarchie

républicaine, ne paraît plus être un cadre propice à la prise en charge des attentes des citoyens.

La Constitution, entendue comme le texte régissant les droits et libertés des citoyens, la

séparation des pouvoirs publics, ainsi que le fonctionnement des institutions composant l’Etat, ne

semble donc plus remplir son rôle aujourd’hui. Il convient alors de citer l’article 16 de la Déclaration

des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des droits

n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Ainsi, si une

séparation plus ou moins floue existe dans la loi fondamentale de 1958, dans les faits, nous observons

une véritable confusion des pouvoirs et une toute puissance du pouvoir exécutif au détriment des

pouvoirs législatif et judicaire. Les vingt-quatre révisions constitutionnelles opérées depuis 1958 n’ont

pas remis en cause ce partage défectueux des pouvoirs publics au point d’en substituer une nouvelle

organisation véritablement démocratique. J’ai l’intime conviction que la réflexion sur le numéro de

Constitution, à savoir un maintien de la Vème ou un passage à la VIème République, masque la

nécessité de repenser le cœur de la Constitution. Le choix du numéro n’est qu’un symbole, et j’estime

que les citoyens ont montré qu’ils exigeaient des changements réels et qu’ils n’accordaient plus autant

de crédit à la symbolique. Cependant, la question du changement de régime, du changement de

Constitution, se pose inexorablement. Il ne faut donc pas le dénigrer car c’est sans doute par ce biais

que s’effectuera le renouveau démocratique. Des institutions à bout de souffle, un véritablement

épuisement démocratique, une frontière gauche/droite de plus en plus poreuse, un peuple résigné ou

révolté, les extrêmes aux portes du pouvoir… si le constat ne « doit pas aboutir à l’idée qu’il y aurait

un âge d’or de la République à jamais disparu », selon Michel Winock48

, il paraît tout de même

indispensable d’organiser une véritable refonte constitutionnelle et, ainsi, de se donner les moyens de

sortir de cette crise démocratique sans fin.

47

ibid 34 48

ibid 39, p. 39

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

22

Lorsque Slavoj Zizek déclarait, à l’attention d’Occupy Wall Street, « ne tombez pas amoureux

de vous-mêmes : souvenez-vous que notre principal message est de penser des alternatives »49

, il

avertissait les manifestants que la tâche serait rude, qu’à trop vouloir débattre ils oublieraient d’agir

véritablement, et que là résidait l’essentiel : l’action. A l’heure où j’écris ses lignes, Nuit debout est

encore jeune, le temps est encore à la discussion, mais viendra le temps, je l’espère, où le mouvement

se transformera en une vraie alternative politique pour mettre en place des réformes d’ampleur

réorganisant le partage des pouvoirs (citoyens, législatifs, exécutifs, judiciaires et médiatiques) au sein

d’un régime véritablement démocratique. Plaçant mon espoir en Nuit debout, une peur demeure en

moi : peur que la déception s’empare de moi, peur que le mouvement s’essouffle, peur que ces

avancées démocratiques ne voient pas le jour, peur que le conservatisme gagne une nouvelle fois la

partie. Citoyen engagé, à la fois véritablement passionné par la figure de l’homme politique, mais

aussi profondément frustré par cet ultra-présidentialisme, par ce parlementarisme étouffé, par cette

homogénéité médiatique en faveur de la pensée unique, par ces inégalités politiques dont la grande

majorité des Français est victime, je désire participer à ce mouvement de remise en question du

système politique français actuel, par le biais de ces quelques lignes, à travers desquelles, je

développerai ma réflexion et les réformes constitutionnelles que je prône pour enfin présenter un

projet alternatif à la Vème République actuelle. Il ne s’agit pas là de limiter ma réflexion au champ des

possibles, mais plutôt d’imaginer le meilleur système démocratique pour répondre à la crise

démocratique que connaît la France et dans le but de redonner aux gouvernants les capacités d’agir sur

le réel. Ne cherchant pas l’exhaustivité, j’ai estimé qu’il serait plus habile de traiter les domaines qui

renferment les contentieux démocratiques les plus importants, ceux-là même qui nécessitent d’être

repensés entièrement. Il sera important, par conséquent, de dresser le bilan de la Vème République, un

régime à la dérive né il y a près de soixante ans mais susceptible de mourir d’ici peu (I), après quoi il

conviendra d’en présenter une alternative. Cela passera, tout d’abord, par la critique du monarque

républicain et la nécessaire réorganisation du pouvoir exécutif (II). L’évolution de la figure du député

et la renaissance d’un Parlement comme véritable acteur indépendant de la vie politique française

seront présentées ensuite (III). Viendra, ensuite, le moment de réinterroger le fonctionnement et

l’organisation du Conseil constitutionnel, en vue d’une transformation en une réelle « Cour

constitutionnelle » moderne et démocratique. Aussi, il sera indispensable de traiter la question des

médias au vu de la place qu’ils occupent désormais dans la vie politique pour en démocratiser le

fonctionnement. Acteur oublié, comme nous l’avons vu dans ce propos liminaire, le citoyen fera enfin

l’objet d’une large réflexion quant à sa place et aux pouvoirs dont il doit bénéficier pour se

réapproprier la démocratie française et y jouer un rôle central (IV).

49

Lena Bjurström et Vanina Delmas, Sur les pavé, des idées, Politis n°1400, 21 avril 2016, p. 22

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

23

Chapitre premier – Changer la Constitution ou changer

de Constitution : un faux débat ?

« La République a revêtu des formes diverses au cours de ses règnes successifs. Cependant, le

régime comportait des vices de fonctionnement qui avaient pu sembler supportables à une époque

assez statique, mais qui n’étaient plus compatibles avec les mouvements humains, les changements

économiques, les périls extérieurs, qui précédaient la Seconde Guerre mondiale. Faute qu’on y eût

remédié, les évènements terribles de 1940 emportèrent tout. Mais quand, le 18 juin, commença le

combat pour la libération de la France, il fut aussitôt proclamé que la République à refaire serait une

République nouvelle. On sait ce qu’il advint de ces espoirs. On sait qu’une fois le péril passé tout fut

livré et confondu à la discrétion des partis. A force d’inconsistance et d’instabilité et quelles que

pussent être les intentions, souvent la valeur des hommes, le régime se trouva privé de l’autorité

intérieure et de l’assurance extérieure sans lesquelles il ne pouvait agir »50

. Charles de Gaulle justifia,

en ces termes, la nécessité d’instaurer un nouveau régime, au sortir de la « crise des généraux ». Ce

nouveau régime, cette nouvelle Constitution, la cinquième du nom qu’il appelait de ses vœux, fut

présentée aux Français le 4 septembre 1958, avant de leur être soumise par référendum.

Au cours de ce discours, qu’il prononça sur la place de la République, il avança les principes

fondamentaux de ce nouveau régime consacrant, d’une part, le pouvoir exécutif, et plus précisément le

Président de la République, comme acteur central de la nouvelle organisation institutionnelle du pays,

et, d’autre part, l’abaissement consécutif d’un pouvoir législatif discipliné. A l’endroit même où,

aujourd’hui, des milliers de citoyens prônent l’avènement d’une nouvelle façon de penser la politique

50

Charles de Gaulle, Discours du 4 septembre 1958, Place de la République, Paris

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

24

et la démocratie et, remettent en cause, par là même, l’agencement des pouvoirs publics hérité de la

pensée de Charles de Gaulle, ce dernier présentait son projet de Constitution soixante ans plus tôt :

« Bref, la nation française refleurira ou périra suivant que l’Etat aura ou n’aura pas assez de force,

de constance, de prestige, pour la conduire là où elle doit aller. Qu’il existe, au-dessus des luttes

politiques, un arbitre national, élu par les citoyens qui détiennent un mandat public, chargé d’assurer

le fonctionnement régulier des institutions, ayant le droit de recourir au jugement du peuple

souverain, répondant en cas d’extrême péril, de l’indépendance, de l’honneur, de l’intégrité de la

France et du salut de la République. Qu’il existe un Parlement destiné à représenter la volonté

politique de la nation, à voter les lois, à contrôler l’exécutif, sans prétendre sortir de son rôle. Telle

est la structure équilibrée que doit revêtir le pouvoir »51

. En quelques mots, De Gaulle parvint à

dissimuler, derrière un discours de façade implicite mais pour le moins rassembleur, sa véritable

intention de voir fleurir un régime politique sous domination présidentielle.

Pour les gaullistes, fervents défenseurs de la Vème République, de 1958 à aujourd’hui, ce

régime politique a ancré la France dans la catégorie des démocraties modernes. Cependant, la

Constitution de 1958 fut critiquée, quand il ne s’agissait encore que d’un projet, par des

parlementaristes convaincus, à l’instar de Pierre Mendès-France ou de Paul Raynaud ; des critiques

qui l’ont accompagnée jusqu’à aujourd’hui, obligeant parfois les gouvernants à souscrire aux

nécessaires modifications de la loi fondamentale. De 1960 à 2008, ce sont quelques vingt-quatre

révisions constitutionnelles qui ont été adoptées pour modifier à la marge la Vème République, sans

pour autant porter atteinte à l’essence même du texte de 1958. Il convient donc, dans un premier

temps, de préciser les principes fondamentaux de la Vème République, ne pouvant être modifiés sous

peine de dénaturer l’héritage de De Gaulle, à côté desquels d’autres principes, pour le moins

secondaires, ont fait (et font encore) l’objet d’adaptations aux contextes politique, économique, social

et culturel de la France. Dans un second temps, il s’agira de présenter les fondements des critiques –

insistant sur la nécessité d’apporter des modifications d’ampleur plutôt que de simples ajustements –

auxquelles doivent faire face les fidèles « chiens de garde » du système politique français (au sens de

Paul Nizan). Enfin, dans un troisième temps, le débat Vème/VIème République sera analysé afin d’en

déceler les argumentaires hypocrites d’insiders conservateurs et d’outsiders démagogiques voulant

par-dessus tout préserver le système actuel ou le réformer.

51

ibid 50

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

25

La Vème République : le régime politique moderne attendu, au sortir de la guerre ?

Selon Guy Carcassonne, « la Vème République a fait de la France une démocratie

moderne »52

. La démocratie française, jusqu’à 1958, n’était donc que ce régime parlementaire sans

chef ni ligne directrice fixe, tombé dans la dérive d’un pouvoir législatif devenu à la fois trop puissant

mais pas assez responsable pour conduire la politique de la France. Un régime politique que le peuple

ne manqua pas de sanctionner en votant pour le nouveau projet de Constitution présenté par Charles de

Gaulle, avec 79,2% de votes favorables. En effet, « la IVème République n’avait pas su gagner tous

les défis considérables auxquels elle avait été confrontée ; elle avait reproduit les défauts et

l’instabilité qui avaient déjà affaibli la IIIème » déclarait Guy Carcassonne53

. A l’inverse le nouveau

régime présentait des atouts indéniables pour redresser la situation et mettre un terme à l’instabilité qui

définissait le précédent. En apparence, le projet de De Gaulle respectait ainsi cinq bases : le suffrage

universel comme source du pouvoir, la séparation des pouvoirs, la responsabilité du gouvernement

devant le Parlement, l’indépendance du pouvoir judiciaire, ainsi que la prise en compte des peuples

d’Outre-mer. Avec ces quelques principes consensuels, Charles de Gaulle avançait avec certitude et ne

laissait aucunement paraître aux yeux de l’opinion une quelconque dissimulation d’un républicanisme

autoritaire qui ne disait pas son nom. La Vème République fut alors promulguée comme loi

fondamentale le 4 octobre 1958.

Ce nouveau régime fut donc le moyen de rompre définitivement avec ce sentiment de défiance

à l’égard de l’exécutif qui s’était structuré en réaction au Second Empire. Il fut aussi le moyen de

rompre définitivement avec la vision traditionnelle de la démocratie voulant que, d’une part, le peuple

est souverain, d’autre part, que le Parlement représente le peuple, et donc aboutissant au résultat que le

Parlement est souverain. Guy Carcassonne a donc démontré que « comme tout souverain, le Parlement

s’est montré fort, faible, distant, capricieux, ne trouvant réconfort et plaisir que dans le repli sur soi.

Le peuple était tenu à distance. Certes, des élections le consultaient régulièrement, mais il revenait

bien vite aux groupes parlementaires, incapables de se plier aux solidarités d’une coalition, de former

des gouvernements éphémères et beaucoup trop fragiles pour prendre les décisions que commandait

la situation »54

. C’est donc par opposition à ce régime « faible » que Charles de Gaulle a voulu y

substituer un régime « fort » au sens où le pouvoir réel n’était détenu que par une seule personne,

excluant de fait toute délibération, tout compromis, un régime propice aux passages en forces et à une

conduite autoritaire des affaires du pays. Or, Guy Carcassonne ne l’entendait pas ainsi, car il voyait

52

Guy Carcassonne et Marc Guillaume, La Constitution, Points, 28 août 2014, p. 19 53

ibid 52

, p. 19 54

ibid 52

, p. 21-22

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

26

dans le nouveau régime le symbole d’une France désormais passée dans la catégorie des démocraties

modernes.

A partir de 1958, le parlementarisme allait se réformer – dans une structure amoindrie – mais

ce ne serait, cette fois-ci, plus l’œuvre de la IVème République. De Gaulle avait, en effet, présenté sa

pensée constitutionnelle, le 16 juin 1946 à Bayeux. Elle reflétait le centralisme de la figure du chef de

l’Etat accepté par le peuple, ainsi qu’une relégation d’un Parlement désormais rationalisé. La Nation

toute entière devait s’incarner dans la personne du chef qui en retour garantirait son unité et sa

grandeur. Si Max Weber distinguait trois idéaux-types de légitimé – la légitimité légale rationnelle

correspondant à l’expression du pouvoir dans une démocratie – il semblerait, en revanche, que les trois

formes de légitimité (charismatique, traditionnelle et légale-rationnelle) s’entrecroisent au cœur du

régime gaulliste. Charismatique, le régime gaulliste l’est par l’adhésion du peuple français à cet

homme providentiel, ce leader représentant la Nation tout entière. L’homme du 18 juin, de Gaulle,

possédait déjà ce charisme, né de la Résistance à l’occupation qu’il avait conduite depuis Londres. Il

n’avait donc pas besoin du facteur électoral pour accroître sa légitimité. Mais c’est au moyen de celui-

ci, qu’il posa les bases du système qui allait cultiver avec le temps ce leadership, et non l’étouffer.

Avec la réforme constitutionnelle de 1962, de Gaulle voulait éviter à des successeurs moins

charismatiques l’obstacle que pouvait représenter le collège des grands électeurs. L’élection du

Président de la République au suffrage universel direct devait donc permettre de développer, garantir

et institutionnaliser, dans le futur, le leadership du chef de l’Etat, qui ne devait en aucun devenir cet

« inaugurateur de chrysanthèmes ». Selon Yves Mény, « en réintroduisant le leadership à la tête de

l’Etat, de Gaulle rompait avec la tradition des deux Républiques précédentes, mais il renouait avec

l’attachement d’une partie de l’opinion pour les hommes forts […]. Le sacre du suffrage universel

donne une aura démocratique à ces leaders petits ou grands, qui gèrent les affaires locales ou

nationales. Mais ce système, républicain dans la forme, démocratique dans ses modalités, est

monarchique dans son essence. La Vème République n’a pas « inventé » cette situation. Elle l’a

simplement porté à son plus haut niveau de perfection institutionnelle »55

.

De Gaulle aura, cependant, commis quelques erreurs, et notamment dans sa volonté de faire du

Président de la République un chef unanimiste. Effectivement, de 1962 à aujourd’hui, aucun chef de

l’Etat n’a fait l’unanimité et s’est davantage révélé comme l’élu d’un peuple français coupé en deux.

Mais c’est en cela qu’Yves Mény loue la légitimité légale-rationnelle de la Vème République en ce

qu’elle instaure des procédures stables, des règles du jeu auxquelles souscrivent le peuple et ses

représentants, permettant en somme la désignation des gouvernants, de manière plus ou moins

consensuelle, certes, mais toujours majoritaire. En effet, l’élection présidentielle s’est rapidement

55

Yves Mény, Le système politique français, Montchrestien, 14 octobre 2008

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

27

dotée d’une forte légitimité, car faisant l’objet d’un consensus assez large (à défaut de ne pas faire

l’unanimité totale) pour stabiliser les règles du jeu. Le fait que « tous » les acteurs politiques aient

progressivement souscrit à cette nouvelle règle a permis de la fixer durablement. Yves Mény y ajoute

également que « la légitimité ne découle pas seulement du contenu des règles. Elle dépend aussi de

leur stabilité : il n’est guère de légitimité concevable si les acteurs peuvent modifier à leur guise les

règles du jeu »56

.

L’homme du 18 juin s’est aussi trompé dans sa volonté de libérer la conduite des affaires du

pays de l’emprise des partis. Il s’est avéré que jamais, avant la Vème République, les partis politiques

n’avaient été aussi puissants, aussi stables et aussi influents. Mais Guy Carcassonne a raison de relevé

que, complétée en 1962 par le fait majoritaire, les principes fondamentaux de 1958 « ont fait entrer la

France dans le club, limité mais ouvert, des démocraties modernes. Pour mériter le substantif

démocratie, il faut que soient garantis la liberté et les droits de l’homme, dans le cadre général d’un

système au sein duquel le pouvoir est attribué, à intervalles réguliers, à l’occasion d’élections libres et

disputées. Pour mériter l’adjectif moderne, la démocratie doit réunir trois conditions : les gouvernés

choisissent effectivement les gouvernants ; les gouvernants ont effectivement les moyens de gouverner

et les gouvernants sont effectivement responsables devant les gouvernés »57

. Désormais, à partir de

1962, selon Guy Carcassonne, les parlementaires savent qu’à travers eux c’est avant tout un leader que

le peuple désigne. Par conséquent, les députés ont le devoir de soutenir ce leader et non de restreindre

ses moyens de gouverner. En ce sens, le chef de l’Etat apparaît, cela va de soi, comme le chef de

l’exécutif, mais aussi comme le chef du législatif. Dès lors, le fait majoritaire donne au Président de la

République les moyens nécessaires à la bonne conduite des affaires du pays. D’autant plus que le chef

de l’Etat dispose, à partir de 1958, du moyen de faire appel directement au peuple par la voie

référendaire. La Vème République se dote, par là même, d’une légitimité traditionnelle, renouant avec

la tradition plébiscitaire des Premier et Second Empire. « Grâce au « dialogue » direct qu’il instaure

entre le chef de l’Etat et l’électorat et par-dessus la tête du Parlement et des partis »58

, le référendum

devient un véritable instrument de gouvernement, déclare Yves Mény. Guy Carcassonne conclut donc

ainsi : « Indubitablement, la France présente simultanément les trois critères de la démocratie

moderne. Elle y a accédé dans le cadre des institutions nées de 1958. La France avait trouvé son

régime légitime avec la République. Elle a trouvé son régime efficace avec la Vème du nom »59

.

Mais qu’est-ce qui dans le temps a permis le succès de la Vème République ? Yves Mény

l’explique par trois facteurs : politique, institutionnel et économique.

56

ibid 55 57

ibid 52

, p. 23 58

ibid 55 59

ibid 52

, p. 29

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

28

Premièrement, la Vème République a été un succès politique dès son avènement, car son

fondateur, Charles de Gaulle connaissait une très forte popularité. Dès lors, le nouveau régime, basé

sur la toute puissance du chef de l’Etat, s’enracina aisément dans la société française. La légitimité du

Président de la République, issue de son élection au suffrage universel direct, était par ailleurs vérifiée

ou sanctionnée au cours des diverses consultations du peuple (consultations électorales ou

référendaires). Toutefois, la population française se montra, pour partie, rétive sur cet « exercice

solitaire du pouvoir »60

, comme l’a décrit Valéry Giscard d’Estaing en 1967, mais son attachement à la

Vème République n’a jamais véritablement cessé. Ainsi, si les critiques n’ont pas épargné les titulaires

du poste suprême, le peuple français a rapidement fait une distinction entre la personne et l’institution

à laquelle l’adhésion populaire fut massive. Par exemple, en 1965, les Français se sont facilement

adaptés au nouveau processus de désignation du Président de la République, tout en mettant Charles

de Gaulle en ballotage face à François Mitterrand. Cette surprise fut alors comprise comme un

message, et plus précisément un avertissement à l’encontre de l’homme du 18 juin. Quatre ans plus

tard, lorsque les Français ont rejeté la réforme constitutionnelle par voie référendaire, de Gaulle

démissionna, alors que rien ne l’y obligeait. Il aurait dû se soumettre et non se démettre. L’intéressé en

décida autrement. Pour lui cette défaite est particulièrement amère, mais c’est aussi – en quelque sorte

– sa victoire. En effet, malgré sa démission, l’héritage qu’il légua à ses successeurs pesa si lourd que

leur marge de manœuvre fut bien mince. De Gaulle, de par cet héritage, a ainsi transformé son plus

grand adversaire, François Mitterrand, en le convertissant aux institutions de la Vème République,

qu’il assimilait pourtant en 1964 à un « coup d’Etat permanent »61

, mais qu’il ne manqua pas de

conserver. Il ira jusqu’à déclarer, en 1981, que « ces institutions n’étaient pas faites à [son] intention,

mais elles sont bien faites pour [lui] »62

. Yves Mény conclut à cet égard que « ce qui aurait pu n’être

qu’un régime sur mesure, mais temporaire, est devenu patrimoine de tous »63

, la pratique gaulliste de

la Vème République s’étant transmis à chaque locataire du Palais de l’Elysée.

Deuxièmement, le succès de la Vème République a été d’ordre institutionnel, car ce nouveau

régime a bénéficié d’un sentiment de rupture avec le passé, partagé par les experts, juristes et

politistes. En soulignant que le nouveau régime se présentait comme un antidote à l’instabilité et aux

faiblesses des deux Républiques précédentes, les gaullistes ont gagné la bataille idéologique contre les

fervents défenseurs de la tradition républicaine – ou plutôt le sort de cette bataille a été imposé aux

perdants, assimilés à des juristes « ringards » quand les gaullistes, eux, se qualifiaient de

« modernistes ». Ce débat entre partisans et adversaires de la Vème République monta en puissance

60

ibid 55 61

François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, Le goût des idées, 30 septembre 2010 62

ibid 55 63

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

29

tout au long de la décennie de Gaulle. En effet, plus que l’organisation des pouvoirs héritée de 1958,

ce sont les évolutions prônées par de Gaulle que les « traditionnalistes » critiquent, à l’instar de la

révision de 1962 sur l’élection du Président de la République au suffrage universel. Selon Yves Mény,

« ce n’est plus seulement le texte de 1958 qui fait problème. C’est aussi la pratique gaullienne […] de

la loi fondamentale. La Constitution de 1958, loin d’être une belle construction harmonieuse, […] se

révèle plaine de mystères et d’incertitudes, de contradictions et d’imprécisions, de déséquilibres et

d’illusions d’optique »64

. Ainsi, par ces imprécisions, la loi fondamentale laisse au détenteur du

pouvoir exécutif une immense marge de manœuvre dans l’appréciation de ses prérogatives. Mais cette

souplesse se révèle être, en retour, une force, un atout, pour la vie et la durée du régime, en octroyant

aux différents acteurs politiques un « espace pour se mouvoir et s’adapter »65

. En effet, il convient de

noter que les constitutions connaissant la plus grande longévité sont pleines de contradictions et

d’imprécisions. L’exemple illustrant parfaitement cela n’est autre que la constitution des Etats Unis :

d’une part, une construction juridique pour le moins imparfaite, mais d’autre part, d’une solidité sans

égale. « La réussite de la Vème République tient à ce qu’elle est constituée d’une succession de

compromis, d’un mélange de recettes peu harmonieuses mais efficaces, de pratiques conventionnelles

qui complètent les brefs 92 articles initiaux. […] C’est parce que la Constitution de 1958 est

fondamentalement ambiguë dans son texte, plurielle dans ses lectures, évolutive dans son

interprétation qu’elle a pu s’adapter à des contraintes changeantes », ajoute Yves Mény66

. En effet, si

la Constitution doit réguler le domaine politique pour ne pas tomber dans une jungle sans foi ni loi, la

vie politique doit cependant bénéficier d’une certaine autonomie. Une Constitution doit vivre, évoluer,

s’adapter à un contexte politique, économique et international qui évolue considérablement. Au

contact de ces évolutions, Michel Debré voulait faire de ce « Monarque Républicain » le lien entre le

pacte social passé, le présent qui nécessite une prise de décision rapide et puissante, ainsi que les

revendications et les besoins des générations futures.

Enfin, troisièmement, la Vème République a bénéficié, durant ces quinze premières années,

d’un développement économique sans précédent : les Trente glorieuses. Les dirigeants de la IVème

République ont créé un contexte propice aux évolutions économiques (la signature du Traité de Rome

en 1957 avec les cinq partenaires d’Europe occidental ; les politiques d’aménagement du territoire ; les

instruments du développement économique, …) sans avoir pu bénéficier de ce triomphe : une

croissance économique supérieure à 5% par an, l’amélioration considérable des conditions et des

niveaux de vie, la transformation des structure économiques et sociales… Mais, fragilisée

politiquement par l’instabilité ministérielle et les guerres coloniales, affaiblie par la concurrence du

64

ibid 55 65

ibid 55 66

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

30

Parti communiste à gauche et des populistes à droite, les fondements de la IVème République se sont

effondrés sans que ses dirigeants ne puissent bénéficier de cette conjoncture économique unique. Dès

lors, les débuts de la Vème République sont inéluctablement liés, dans l’esprit républicain, à la

croissance des Trente glorieuses et à la prospérité de la population française. Yves Mény en conclut

alors que les institutions de la Vème République « étaient acceptées, enracinées et le peuple de

gauche comme la droite profonde avaient fait leurs un système qui, tout en assurant les libertés

politiques et l’efficacité gouvernementale, était associé à la période la plus intense de transformation

sociale et de prospérité économique que la France ait jamais connue »67

. Cependant, il est aisé de

remarquer que ce système politique a subi continuellement des critiques depuis 1958, et force est de

constater que ce système s’est peu à peu grippé et que ces critiques se sont nettement amplifiées dans

la France du XXIème siècle.

La Vème République : ce système politique archaïque et non-démocratique ?

Notre système politique est en train de se décomposer et ce de manière presque irréversible.

La raison principale provient de cette contradiction constante entre ce que les hommes politiques

affirment et le ressenti effectif des citoyens. La démocratie dans un tel régime politique serait, à cet

égard, réellement perdue. Pire, selon certains points de vue, notre pays ne serait même plus une

démocratie – du moins pas comme l’entendent les citoyens ainsi que la théorie classique –, alors que

de Gaulle vantait le mérite de la Vème République en matière de restauration du lien démocratique,

suite à la confiscation du pouvoir politique par le régime des partis rendant impuissante et incapable la

parole publique (et avec elle la IVème République). Si par son article 2, le texte de 1958 proclamait,

en citant Abraham Lincoln, « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » – prônant

ainsi un lien direct établi entre le Président de la République et les citoyens, au-dessus de tous

pouvoirs – il a rapidement dévié vers le gouvernement d’une seule personne, sans le peuple et même

contre lui.

Plusieurs symptômes, plusieurs évènements sont, en effet, démonstratifs de cette agonie de la

démocratie française. C’est le cas, par exemple, de la dissolution de l’Assemblée nationale par Jacques

Chirac, en 1997. A cette occasion, le Président en exercice recherchait, par le biais des suffrages

exprimés par les Français, une adhésion massive à son message, lui permettant de bénéficier d’une

majorité plus large et, partant, de la puissance nécessaire à son action. Il dût se contenter d’un scénario

inverse, les électeurs montrant leur désaveu à l’égard du chef de l’Etat en désignant une majorité

parlementaire contraire à la majorité présidentielle. Certes, le chef de l’Etat dut s’accommoder de cinq

ans de cohabitation, mais jamais il ne songea à démissionner et donc à laisser sa place (car étant

67

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

31

intouchable). Arnaud Montebourg et Bastien François s’interrogent alors : « Existe-t-il, de par le

monde, une autre démocratie où le chef réel de l’exécutif, battu lors d’un scrutin national qu’il a [lui-

même] sollicité, non seulement ne quitte pas le pouvoir mais reste avec la complicité de tous ? »68

.

Certainement pas. Un deuxième symptôme, peut être le plus marquant pour la mémoire collective, est

celui du premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002. A cette date, 14 millions d’électeurs

ont préféré s’abstenir et 6 millions ont choisi Jean-Marie Le Pen. Au total, moins de la moitié des

électeurs ont voté pour les deux représentants des partis de gouvernement, d’autant plus que le

Président de la République a été désigné par un Français sur dix. Au second tour, le vote massif pour

Jacques Chirac (transformant un instant la République française en république bananière) a été

compris comme une adhésion à l’idéologie libérale qu’il accompagnait, alors qu’il ne s’agissait là que

d’un vote de barrage au Front national. Cette usurpation a eut pour conséquence de soulever la

contestation sociale contre la politique libérale du gouvernement, dès l’année suivante. En outre,

prolongeant la résistance sociale dans les urnes, les électeurs ont pu, à plusieurs reprises (élections

cantonales, régionales et européennes), signifier au gouvernement leur désaccord profond à l’encontre

de son action, sans que cela n’ait d’effets sur sa ligne politique. Il y eut aussi le référendum européen

du 29 mai 2005, auquel les partis de gouvernement se sont livrés en faveur du « Oui ». Au lieu de

reconnaître sa défaite et d’entendre enfin la voix du peuple, la classe dirigeante du pays stigmatisa le

vote négatif du référendum par le simple argument que le choix de 15 millions d’électeurs auraient été

abusés par un soi disant appel « populiste » et anti-européen des partis extrêmes. Alors que les

Français ont rejeté le projet de constitution européenne, le gouvernement français et les institutions

européennes ont opté pour un passage en force anti-démocratique en réintégrant les mêmes principes

dans un traité pour lequel la volonté des citoyens fut réduite au silence. Aujourd’hui encore, des

symptômes nouveaux apparaissent à l’instar de la candidature de Nicolas Sarkozy à l’élection

présidentielle de 2017. La République française est, en effet, le seul système politique du monde (du

moins, dans le cercle des démocraties modernes) dans lequel un Président sortant, ayant subi le

désaveu des citoyens lors de sa tentative de réélection, se représente devant le peuple, cinq ans plus

tard, pour briguer un nouveau mandat. Où est donc ce lien entre l’expression citoyenne par le vote et

l’exercice effectif du pouvoir, ce lien indispensable à un système politique véritablement

démocratique ?

Comment comprendre cette disparition progressive de la démocratie française ? Il y a tout

d’abord l’irresponsabilité politique dont bénéficient les décisions présidentielles prises au nom des

Français. Ainsi, selon Arnaud Montebourg et Bastien François : « Voilà un dirigeant politique qui

prend des décisions mais qui n’en répond jamais. Il n’en répond pas devant le Parlement qui ne peut

68

Arnaud Montebourg et Bastien François, La Constitution de la 6ème République – Réconcilier les Français avec la

démocratie, Odile Jacob, 15 septembre 2005

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

32

le questionner ; il n’en répond pas devant les citoyens qui n’accèdent pas à lui et ne peuvent le

contrôler ; il n’en répond pas davantage devant la justice à qui il refuse même son simple témoignage.

Il n’en répond que devant sa conscience, le cercle étroit de ses courtisans ou de sa famille, quelques

journalistes choisis pour leur esprit de révérence »69

. Cette irresponsabilité politique du chef de l’Etat

est progressivement devenue un principe se diffusant à l’ensemble de l’appareil d’Etat. A cela s’ajoute

la substitution de la délibération démocratique par la décision du chef de l’Etat sur les grands choix

politiques. La notion de débat a disparu, elle est complètement extérieure au système politique

français. « Il n’y a plus que les victoires des uns sur les autres par la force, précisément parce que le

Parlement enchaîné n’est plus que la chambre d’enregistrement des volontés d’un pouvoir exécutif

surpuissant et, en fait sinon en droit, irresponsable » (Arnaud Montebourg et Bastien François)70

. La

démocratie est, aujourd’hui, en grand danger. Le système politique français ne permet pas aux citoyens

de faire entendre leur voix, d’être réellement représentés. Ils en ont conscience et le montrent en

s’abstenant aux différentes échéances électorales ou en votant pour l’extrême droite. Ils en ont

conscience, tandis que les partis de gouvernement ont l’intime intuition que ces phénomènes ne sont

que passagers et reflètent, sinon un abus populiste des électeurs qu’il faut raisonner, du moins un

affaiblissement de l’esprit civique des citoyens qu’il faut redynamiser, mais en aucun cas une critique

massive du système politique qu’il est nécessaire de prendre en compte.

Guy Carcassonne, s’il a toujours défendu la Vème République, notamment pour avoir ancré la

France dans le rang des démocraties modernes (comme nous l’avons vu précédemment), ne manque

toutefois pas de lucidité sur la capacité du régime actuel à gagner en démocratie et en modernité. En

effet, il estime que les nombreux privilèges offerts au pouvoir exécutif pour assurer sa stabilité et son

pouvoir d’action, ainsi que le fait majoritaire, ont engendré des excès. En témoigne sa virulente mise

en garde d’une trop forte domination du Président de la République sur le Parlement : « Une

revendication de la majorité, contre le vœu de l’exécutif, cessait vite d’être un désaccord qu’il fallait

régler, pour devenir une rébellion qu’il fallait mater. […] Fort de ces moyens, le gouvernement avait

pris l’habitude de se croire détenteur du monopole de la raison et de l’intérêt général. Et comme il ne

trouvait pas en face de lui suffisamment de députés, suffisamment mobilisés, suffisamment longtemps,

pour résister à ses décisions, il les imposait quoi qu’il arrivât »71

. Ce phénomène d’écrasement des

révoltes internes à la majoritaire parlementaire, par la discipline de parti, se révèle être

particulièrement d’actualité au vu de l’utilisation systématique du troisième alinéa de l’article 49 de la

Constitution lors du quinquennat de François Hollande, dans le but de court-circuiter ce que l’on

appelle les « frondeurs ». Ainsi, le présidentialisme, aux allures césaro-bonapartistes, cette mystique

69

ibid 68 70

ibid 68 71

ibid 52

, p. 30-31

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

33

de l’homme providentiel, cette image tronquée du père de la nation, le paternalisme maladif de la

Vème République a provoqué, d’une part, une infantilisation et une dépossession des droits politiques

des citoyens, et d’autre part, une subordination extrême de la majorité parlementaire au bon vouloir du

prince.

Cette domination de l’exécutif s’est amplifiée à l’occasion de la réforme constitutionnelle de

septembre 2000 consacrant le quinquennat présidentiel et l’inversion du calendrier électoral. En effet,

au vu d’une telle domination, les constitutionnalistes se demandent même encore comment dénommer

le régime politique en place : à la fois parlementaire, car le gouvernement peut être renversé par le

Parlement et le vote d’une motion de censure, et à la fois présidentiel, car le Président de la

République est élu au suffrage universel, dirige le pouvoir exécutif et détient le droit de dissolution de

l’Assemblée nationale. Cependant, si Maurice Duverger a pu en conclure qu’il s’agirait en fait d’un

régime « semi-présidentiel »72

, il n’en est rien. En effet, le régime politique français ne ressemble

aucunement aux autres régimes semi-présidentiels (à l’instar de l’Autriche, du Portugal, de la Finlande

ou de l’Irlande) dans lesquels le Président de la République ne détient pas de rôle politique majeur. Ici

réside une première exception française. En outre, dans toutes les démocraties modernes, « une seule

élection fait le gouvernement du pays. En Europe, il s’agit de l’élection du Parlement. […] Le

gouvernement et son chef découlent de la majorité parlementaire. Parfois, il y a deux élections

directes, celle du Parlement et celle du Président de la République, mais cette dernière est sans

conséquence sur le gouvernement. La France est donc le seul pays qui connaisse deux élections

gouvernementales » argumente Olivier Duhamel73

. La déconnection dans le temps de ces deux

élections décisives a entraîné le phénomène de la cohabitation à plusieurs reprises, avec tous les effets

pervers qui en découlent. C’est d’ailleurs ce qui a justifié la mise en place du quinquennat et de

l’alignement du mandat présidentiel sur le mandat législatif, de sorte que la France réduise une de ces

deux exceptions. Cependant, l’autre, à savoir la domination sans partage de la vie politique par le

Président de la République, demeure et devient de plus en plus un cancer pour notre démocratie. A

l’occasion du passage du septennat au quinquennat, et comme le relève Raquel Garrido, « le

Parlement a, dans la pratique, abandonné les dernières prérogatives qui lui restaient. Son droit

d’amendement ? Il confine au simulacre. Quand à l’ordre du jour des assemblées, il demeure […]

largement corseté par les choix d’un gouvernement qu’il ne contrôle ni même n’influence. L’article

49-3 de la Constitution réduit littéralement les représentants de la nation au silence intégral »74

.

72

Olivier Duhamel, Vive la VIème République !, Seuil, juin 2002, p. 80 73

ibid 72, p. 80-81

74 Raquel Garrido, Guide citoyen de la 6ème République – Pourquoi et comment en finir avec la monarchie présidentielle ?,

Fayard, 7 octobre 2015, p. 14

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

34

Dès lors, le Président de la République apparaît tout puissant pour faire ce qu’il veut, mais

certainement pas ce qu’il a promis aux Français avant que ces derniers, pris par l’émotion, lui

donnèrent les clés du Palais de l’Elysée. Par son vote, le citoyen fait un chèque en blanc au chef de

l’Etat et n’a pas les moyens d’influer sur sa décision, d’où la forte ressemblance des politiques mises

en œuvres malgré les alternances et malgré des propositions de campagnes fortement éloignées. Dans

les faits, les politiques économiques des deux derniers Présidents de la République sont sensiblement

identiques. Mais pourquoi tant de promesses de campagne avant l’expression de la volonté populaire

dans les urnes, pour ensuite gouverner sans obstacles, et surtout sans la volonté populaire ? François

Hollande n’aurait sans doute pas été élu s’il n’avait pas promis de renégocier le traité « Merkozy », ce

qu’il ne fit évidement pas. Ce même François Hollande après avoir défendu la retraite à 60 ans contre

Nicolas Sarkozy, fit marche arrière. Comme Nicolas Sarkozy l’avait fait pour Gandrange, François

Hollande s’est engagé à sauver Florange, mais n’a rien fait pour cela. François Hollande a fortement

critiqué la volonté de Nicolas Sarkozy d’augmenter la TVA pour ensuite la faire passer à 20% une fois

arrivé au pouvoir. « Quand les reniements se mêlent au mensonge, emblème d’un régime à la fois

autoritaire et tristement baroque, comment s’étonner du discrédit dont souffre la parole politique ? »

s’interroge alors Raquel Garrido avant de poursuivre en déclarant que « la Vème République ne

parvient plus ni à capter l’expression politique de la majorité des citoyens ni à stimuler l’engagement

du peuple dans les affaires de la cité »75

.

Arnaud Montebourg et Bastien François ajoutent, quant à eux, que, si « la Vème République a

rendu des services indéniables à la France, [ce fut] au prix de sa démocratie. […] Toutes ces

décisions ont certes correspondu aux nécessités de leur temps ; elles ont produit leurs effets

bénéfiques. Mais, aujourd’hui, parce qu’elles ont été prises sans le peuple, et parfois contre lui, elles

sont les causes de l’affaiblissement politique de la Vème République »76

. A titre d’exemple, certes la

Vème République a sorti la France de la crise coloniale, mais cette histoire coloniale n’est encore pas

digérée aujourd’hui, parce que les tabous et l’oubli ont gagné face à une délibération politique

approfondie pourtant indispensable. Dès lors, les politiques d’intégration se sont soldées par de

cuisants échecs ; les dirigeants politiques, à défaut d’honorer leurs promesses, se sont toujours résolus

à ne pas entreprendre de réforme constitutionnelle sur le droit de vote des étrangers aux élections

locales. Ce faisant, tout cela participe au creusement du gouffre existant entre la Vème République et

une grande partie des citoyens issus des anciennes colonies françaises. Sur le même ton autoritaire, les

gouvernements de la Vème République ont participé à la construction européenne sans inviter les

citoyens à la décision, et donc en imposant des choix technocratiques dépourvus de délibération

politique. « Construire l’Europe sans qu’à aucun moment ne soit vérifiée la confiance de la Nation

75

ibid 74, p. 20-21 76

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

35

dans ce projet, sans que le débat politique n’ait pu s’installer sur des choix qui ont finalement été des

successions de tabous, voilà l’œuvre de la Vème République » déclarent Arnaud Montebourg et

Bastien François77

. Cette substitution du débat publique par son interdiction fut concomitante de

l’impossibilité pour le Parlement de contrôler l’évolution de la construction européenne ainsi que la

décision, libre et autoritaire, des gouvernements. Au regard de son « domaine réservé » en matière

d’actes internationaux, le Président de la République bénéficie d’une irresponsabilité politique totale,

lui permettant de ne jamais rendre de comptes sur ses décisions dont les conséquences, parfois

désastreuses, ne sont connues que trop tard. L’exemple du TAFTA est, à ce titre, particulièrement

saisissant, tant la transparence dans les débats internationaux fut exigée par les citoyens. Si aucune

pression citoyenne n’avait été exercée sur le gouvernement, il aurait sans doute ratifié le traité, y

compris avec tous ses effets néfastes. Arnaud Montebourg et Bastien François concluent alors avec un

propos à la fois lucide et alarmant : « La Vème République a organisé l’alliance d’un monarque avec

des corps technocratiques intermédiaires au profit d’une sorte de dictature éclairée. […] Mais voici

que le monarque n’est plus éclairé, obscurci dans sa moralité, dans sa clairvoyance et pour le moins

dans son génie personnel. Aujourd’hui, la Vème République est mourante de ses excès, de son

autoritarisme, de l’irresponsabilité et de l’impunité politiques qu’elle offre à ses dirigeants devenus

incapables de conduire le pays et d’imposer les solutions qu’ils proposent »78

. Ainsi, depuis plus de

trente ans, les électeurs votent systématiquement contre le pouvoir en place lorsqu’ils en ont

l’occasion, ce qui démontre l’ampleur du rejet pesant sur le système politique français.

Une VIème République : remède miracle contre la crise démocratique ?

Guy Carcassonne en est persuadé : « La Vème République a, plus ou moins brillamment,

triomphé de toutes les épreuves auxquelles l’ont soumise les Français et l’histoire, [et qui] lui ont

donné toutes sortes d’occasions de prouver sa souplesse et ses capacités d’adaptation. […] Que la

Vème République soit critiquable, il n’y a aucun doute. Qu’elle puisse souvent gagner à se réformer,

est une évidence. [...] Mais au moins faut-il constater qu’elle est, aujourd’hui, la dernière structure

encore solide dans un paysage politique par ailleurs dévasté, de sorte que l’urgence de la détruire à

son tour n’apparaît pas certaine »79

. Matthias Fekl80

, lui aussi, partage ce constat de la nécessité de

stabiliser la loi fondamentale dans cette période de crise économique et sociale, y compris compte tenu

des revendications légitimes des Français en matière de modernisation institutionnelle. Cependant,

Guy Carcassonne et Matthias Fekl oublient, à cet égard, un détail : si la Vème République est capable

77

ibid 68 78

ibid 68 79

ibid 52

, p. 34-35 80

Matthias Fekl, Non cumul, modernisation et démocratie, Commentaire n°141, 2013, p. 65

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

36

de résoudre cette crise démocratique comme elle a déjà pu le faire par le passé, elle demeure la cause

principale, la source, l’origine même des dysfonctionnements qui ont entraîné cette crise. En effet, si la

Vème République a contribué à régler certains problèmes, elle a surtout concouru à les aggraver. C’est

le serpent qui se mord la queue ! Il serait sage de sortir de cette hypocrisie conservatrice pour enfin

ouvrir les yeux sur la nécessaire réforme constitutionnelle d’ampleur dont la France et les Français ont

besoin.

Une réforme, certes, mais dans quel cadre ? Doit-on avancer vers une énième révision

constitutionnelle de la Vème République ? Ou doit-on, plutôt, envisager une refonte générale du

régime politique par le biais d’un changement de Constitution ? Les avis évoluent et dépendent de

plusieurs éléments – et notamment en fonction des intérêts et des calculs immédiats de chacun – qui

dépassent la plupart du temps le cercle des convictions. C’est ainsi que, après avoir critiqué la

perversion de la démocratie française par le présidentialisme gaulliste, après avoir pointé les travers

d’un régime autoritaire le qualifiant d’un « coup d’Etat permanent », après avoir fustigé la trahison de

De Gaulle lorsqu’il interpréta à sa guise l’article 5 de la Constitution déterminant le rôle d’ « arbitre »

du Président de la République, François Mitterrand y vit ensuite une opportunité exceptionnelle pour

prendre le pouvoir et s’adapter finalement aux institutions de la Vème République qui, en somme, lui

allèrent comme un gant. Il déclara d’ailleurs, en 1995, lorsqu’il quitta le Palais de l’Elysée : « Ces

institutions étaient dangereuses avant moi, elles le resteront après »81

– un propos dans lequel se

croisent lucidité et cynisme car n’ayant pas voulu modifier les fondements d’un système politique,

certes anti-démocratiques, mais dont il a tant profité. « Ainsi évoluent les positions constitutionnelles

des politiques, toujours déterminées par leur distance à l’égard du pouvoir. Plus ils en sont loin, plus

ils sont critiques, et disposés à changer de Constitution. Plus ils s’en approchent, mieux ils voient les

avantages de ce qu’ils décriaient », en conclut Olivier Duhamel82

. En effet, beaucoup de partis

politiques ou de candidats ont prôné, au moins, de grandes réformes de la norme fondamentale ou, au

plus, un changement de Constitution. Cependant aucun n’aura tenté de l’instaurer une fois au pouvoir,

optant, au contraire, pour des aménagements à la marge qui ne modifient en rien l’équilibre

fondamental de la Vème République. Le PS et l’UMP se sont toujours contentés d’aménager le régime

politique – ou d’en faire de simples promesses tombées dans l’oubli – plutôt que de s’attaquer à la

source de cette crise démocratique qui ronge le pays depuis plusieurs décennies. Nous devons nous

résoudre à un constat lucide, et sortir des postures si l’on veut purger le pays de cette crise de

régime qui n’en finit pas et qui désespère les citoyens. La Vème République est arrivée à sa fin, elle

n’est pas morte, comme certains le pensent, mais elle survit par soins palliatifs, ainsi que par la force

de l’idéologie conservatrice diffusée par la classe dirigeante. Tout le contraire de nombreux

81

Olivier Doubre, Une monarchie républicaine, En finir avec la Vème République, Politis n°1318, 11 septembre 2014, p. 7 82

ibid 72, p. 70

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

37

constitutionnalistes, ayant longtemps pensé pouvoir sauver la Vème République, pour finalement se

ranger dans le camp des réformistes.

Force est de constater qu’à chaque crise, un front des « raisonnables », un front conservateur,

se forme pour la minimiser, car un changement de Constitution serait profondément dramatique à leurs

yeux. Comme toujours, la Vème République résiste aux crises, ou du moins elle les repousse avant

qu’elles n’éclatent de nouveaux mais toujours avec plus d’ampleur. Les conservateurs défendant bec et

ongles le système politique actuel semblent se retrouver dans trois catégories qui s’entrecroisent. La

première est celle d’une droite qui, ayant intérêt à ce que rien ne change, s’attache tant bien que mal,

par tradition ou réflexe, à l’héritage gaulliste, ainsi qu’à cette sorte de monarchie républicaine. « La

droite gaulliste est philosophiquement bonapartiste ; elle n’imagine pas l’exercice du pouvoir sans

l’existence d’un chef, si possible charismatique » analyse Paul Alliès83

. Ne possédant plus de

Bonaparte, mais plutôt une multitude de petit chefs, « elle s’accroche à ces institutions, bien faites

pour elle ». Ainsi, à l’UMP, et aujourd’hui chez les Républicains (comme il faut à présent les appeler),

la VIème République n’a jamais été un sujet à débattre. Nicolas Sarkozy critique à ce sujet « la

maladie française de changer la constitution tous les cinq matins »84

. Si le Front National, par

l’intermédiaire de Jean-Marie Le Pen a, dans un premier temps, haï de Gaulle et proposé « une VIème

République honnête, nationale, populaire et respectable »85

, à présent, un changement de Constitution

a totalement disparu des projets de sa fille. Selon Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen « a bien

compris quel pouvoir incroyable elle peut tirer du régime actuel »86

et notamment de l’article 16 de la

Constitution qui autorise une dictature provisoire. Il réside dans cet autoritarisme républicain un réel

point de confluence entre la droite et l’extrême droite françaises. La deuxième catégorie reflète le long

renoncement de la gauche qui, une fois au pouvoir, abandonne sa volonté de réformer le régime

politique en crise, de François Mitterrand à François Hollande, en passant par Lionel Jospin. En effet,

la gauche a toujours préservé ce statu quo, accordant toutefois quelques aménagements afin d’éviter

une quelconque comparaison avec la droite conservatrice. De nombreux rapports pour « refaire la

démocratie » ont été publiés ces dernières années, mais n’ont jamais été suivis d’un passage à l’acte,

réduisant au néant l’intérêt même de ces rapports. Au sujet de la Commission co-présidée par Claude

Bartolone et Michel Winock, ce dernier constata que « le groupe était divisé en trois blocs : pour un

régime présidentiel, pour un régime parlementaire, pour le statu quo. Le groupe de travail a écarté in

83

Paul Alliès et Morgane Bona, La VIème République peut répondre à la crise démocratique qui ronge le pays, Marianne, 12

septembre 2014 84

INA archives, Ils veulent une 6ème République, 11 avril 2013 85

Louis Hausalter, Ils sont pour la VIème République. Oui, mais laquelle ?, Slate, 30 octobre 2014 86

ibid 85

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

38

fine les deux premières options. C’est donc le statu quo que le groupe a cherché à améliorer »87

. Bien

évidemment, cette commission ne présentera pas de propositions pour remettre en cause la domination

sans partage du Président de la République, reflétant ainsi ce renoncement d’une partie de la gauche

qui, depuis longtemps, s’est résolue à conserver le statu quo. Enfin, la troisième et dernière catégorie

comprend les défenseurs « naturels » de la Vème République ayant vécu les dérives de la IVème du

nom. Sur ce même raisonnement, la Commission Bartolone-Winock a conclu qu’une VIème

République parlementaire ne serait qu’un retour au régime des partis, à son instabilité

gouvernementale et à son impuissance, entraînant par conséquent l’exigence d’une VIIème

République.

En outre, les conservateurs, parfois à court d’arguments, ont tôt fait de couper court à tout

débat en montrant que les changements de régime ont toujours été consécutifs à des révolutions, des

guerres ou des tentatives de putschs. Cet argument, à l’hypocrisie infinie, oublie néanmoins que la liste

des évènements entraînant un changement de régime peut s’allonger. A-t-on rappelé à Charles de

Gaulle, en 1958, que jamais une tentative de putsch militaire n’avait nécessité un changement de

Constitution ? Certainement pas. Une menace considérable pesait simplement sur la démocratie

française, ce qui suffisait amplement à justifier une réforme constitutionnelle d’ampleur. La tentative

de putsch a donc fait son entrée dans cette liste stérile, ce qui pourrait aussi être le cas de la menace

que représentent le désinvestissement général des citoyens dans la vie démocratique de la France, la

paralysie des institutions dominées par un monarque républicain, la disparition de la démocratie, la

possible prise de pouvoir par l’extrême droite, … autant de symptômes que la France vit aujourd’hui,

autant de conséquences directes de la Vème République, autant de séismes auxquels il convient de

mettre un terme en changeant de Constitution. La VIème République n’est pas un simple slogan. Ce

n’est pas non plus un simple changement de numéro. Contrairement à ce que pensait Guy

Carcassonne, le régime ne s’est pas montré « plus fort que ceux qui le font vivre » et ne les a pas

« pliés à ses règles »88

. L’inverse s’est produit et les politiciens se sont joués de la loi fondamentale, en

élaborant leurs propres normes, construisant ainsi un régime profondément anti-démocratique. Certes,

Guy Carcassonne a raison lorsqu’il déclare qu’ « une bonne Constitution ne peut suffire à faire le

bonheur d’une nation [mais qu’] une mauvaise peut suffire à faire son malheur »89

, cependant, aucun

régime politique n’a fait pire, que la Vème République, en termes de désinvestissement et de

désespérance des citoyens. Nul besoin de beaucoup d’imagination pour comprendre que cette

« mauvaise » constitution est sous nos yeux.

87

Paul Alliès et Bernard Vivien, Commission Bartolone-Winock : ça suffit !, Convention pour la 6ème République, 6 octobre

2015 88

ibid 52

, p. 36 89

ibid 52

, p. 36

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

39

Bien sûr, il est tentant de conclure que ce sont les hommes et non l’architecture du système

qu’il faut changer et donc que la VIème République n’est qu’un leurre. Il est évident que la

multiplication des affaires, l’impuissance et les postures des gouvernants, le comportement

inacceptable de certains élus, représentant davantage des intérêts particuliers que l’intérêt général, …

dégradent la vie politique française, et c’est en cela qu’il ne faut pas non plus « charger la Vème

République de tous les maux pour convaincre de la changer », comme le rappelle Paul Alliès.

« Néanmoins, elle est la cause d’une culture de l’irresponsabilité généralisée du sommet de l’Etat […]

jusqu’aux maires des plus petites communes. […] Elle est la cause indirecte d’une disparition de

l’esprit public dès lors que les élus peuvent avoir le sentiment d’être protégés par ses institutions » 90

.

Revenir aux fondamentaux de la Vème République serait déjà un grand pas, cependant, on a déjà

réformé à de nombreuses reprises cette Vème République (24 fois !), et comme le souligne Bastien

François, de manière métaphorique, « aujourd’hui, il ne s’agit plus de faire des mises à jour, mais de

changer de système d’exploitation »91

. Les défenseurs du régime en place ont longtemps tenté de lui

donner une pleine cohérence, cependant, comme beaucoup de constitutionnalistes le pensent, on

accorde continuellement une « dernière » chance, à la Vème République, qu’elle rate

systématiquement. Olivier Duhamel déclare, en ce sens, que la crise démocratique obligera un jour ou

l’autre « à bricoler une énième réforme ou à changer de République. […] A court terme, les optimistes

excessifs ou les aveugles invétérés pourront entretenir l’illusion que tout est réglé. A long terme, cela

me semble quasiment exclu. Ce régime hybride a épuisé ses vertus, qui furent grandes. Cette

décrépitude déborde largement le seul cadre institutionnel. Elle abîme la politique. Elle entretient

l’incivisme et le désenchantement. Elle favorise le relâchement éthique et le populisme qui s’en

nourrit. […] Il est temps d’en finir. Vivement la VIème République »92

. Il réside une certaine urgence

dans la réponse à apporter à cette crise démocratique, et j’estime que la VIème République représente

une chance extraordinaire d’en sortir par le haut. Il s’agit en effet d’un remède à l’impasse dans lequel

s’est engouffré notre régime politique. Selon Paul Alliès, la Vème République porte « les stigmates

d’un ordre vertical, hiérarchique, hyper-centralisé et concentré dans le pouvoir et la personne du

Président. La société d’aujourd’hui, grâce à la révolution cybernétique, est hyper-décentralisée,

surinformée, interactive, bref à l’opposé de cette logique institutionnelle »93

.

***

En somme, il est « raisonnable » de conclure que la Vème République a fait son temps, mais il

faut tout de même louer sa forte capacité de résistance au changement. Cependant, pour reprendre les

90

ibid 83 91

ibid 85 92

ibid 72, p. 117-118 93

ibid 83

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

40

mots du doyen Georges Vedel, « Si une Constitution, pacte fondamental, doit être moins facile à

modifier que la législation ordinaire, sa rigidité ne doit pas aller jusqu’à permettre le blocage indéfini

des institutions »94

. Dès lors que la nécessité de changer de Constitution a été démontrée, il convient

de répondre à l’interrogation de Guy Carcassonne : « Une autre République, pourquoi pas ? Mais avec

qui d’autre ? Pour quoi d’autre ? Aussi longtemps que l’on n’aura pas apporté de réponses

convaincantes à ces questions élémentaires et légitimes, il semblera plus sage d’en demeurer à la

Constitution actuelle »95

. De nombreux projets alternatifs voient le jour depuis plus de 40 ans et depuis

que Pierre Mendès France n’a cessé de réclamer une République moderne, réellement démocratique, et

profondément citoyenne, une République qui considère les citoyens comme des êtres intelligents et

capables de s’investir dans la vie de la cité, une République qui permet de construire par l’interaction

des gouvernants et des gouvernés une société respectant, enfin, la devise de la République française :

Liberté, Egalité, Fraternité. Jusqu’à aujourd’hui, plusieurs autres politiciens ont proposé leur projet de

Constitution, à gauche comme à droite. Parmi eux, Arnaud Montebourg a toujours été persuadé que la

VIème République reflèterait le remède à prescrire à la France contre la dérive antidémocratique de la

Vème qui conjugue à la fois autoritarisme et impuissance. Selon lui, une nouvelle Constitution doit

avancer vers plus de démocratie et de délibération afin d’affronter plus efficacement les problèmes que

le pays rencontre. La VIème République apparaît alors comme un « nouvel outil démocratique », la

Nation ne pouvant régler « aucune de ses difficultés si elle continue à différer le moment où elle devra

se réconcilier avec elle-même et sa classe dirigeante, et reconstruire les outils politiques de prise de

décision en commun ». En redécouvrant la séparation des pouvoirs indispensable à l’appellation de

« démocratie », en passant d’un régime ultra-présidentiel à un régime primo-ministériel pour une

meilleure efficacité gouvernementale, en élaborant un nouveau système de responsabilité afin

d’accroître l’exemplarité des gouvernants, en offrant aux citoyens les moyens de jouer un rôle effectif

dans la définition des politiques qui leurs sont appliquées, … la VIème République « tire les leçons

des différentes expériences heureuses et malheureuses de notre histoire politique », rouvre « un

système politique totalement fermé sur lui-même, cadenassé par la structure autoritaire et

démagogique de la Vème République » 96

, restaure la représentation politique et la passion des citoyens

pour les affaires publiques. La VIème République, voilà le régime moderne tant attendu, ce remède

miracle contre la crise démocratique.

94

Paul Alliès, Pourquoi et comment une VIème République, Climats, 17 juin2002, p. 59 95

ibid 52

, p. 35 96

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

41

Chapitre deux – Le régime primo-ministériel ou

comment guérir la démocratie des poisons du

présidentialisme

L’extrême droite a dans son ADN une certaine fascination à l’égard de l’autorité, incarnée par

un chef charismatique auquel le peuple délègue sa confiance de manière inconditionnelle. La décision

de ce leader pourrait ainsi échapper à la délibération démocratique, les contre-pouvoirs étant

impuissants et les citoyens spectateurs. Dans cette situation où l’approbation silencieuse du peuple

prime – à l’exception de l’usage de référendums limitant le rôle des citoyens à répondre « oui » ou

« non » aux questionnements du leader – la démocratie décline avant de disparaître, pour laisser place

à l’autoritarisme.

Or, ce régime anti-démocratique basé sur l’autorité du chef de l’Etat dont les pouvoirs sont

sans limites est, à quelques choses près, le portrait de la Vème République. En effet, c’est en créant les

conditions de la toute-puissance du Président de la République et en tenant à distance le peuple, que

De Gaulle a imaginé la Vème République. Il s’agit d’un régime d’extrême concentration des pouvoirs

dans les mains d’une seule personne irresponsable politiquement et pénalement, ce qui a fait dire à de

nombreux observateurs que nous ne sommes pas en démocratie mais plutôt dans une sorte de

« monarchie républicaine ».

Guérir des poisons du présidentialisme paraît une nécessité pour sortir de cette crise

démocratique que connaît la France. Mais par quel moyen ? Certains opteraient pour un régime

présidentiel à l’américaine ce qui, nous le montrerons, entraînera un affaiblissement du pouvoir, tandis

que l’objectif de cette refonte démocratique que je prône, n’est pas un affaiblissement du pouvoir mais

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

42

une réorganisation plus démocratique de celui-ci. A l’inverse, il convient de démontrer la pertinence

du modèle démocratique européen, le régime primo-ministériel, permettant de dépasser les

dysfonctionnements de la dyarchie quinto-républicaine et remettant à l’ordre du jour les principes de la

séparation des pouvoirs et de la responsabilité des gouvernants.

Pourquoi doit-on en finir avec la « monarchie républicaine » ?

Guy Carcassonne a toujours soutenu la thèse que la Vème République est un régime

parlementaire, et non pas présidentiel ou semi-présidentiel. La raison ? Juridiquement, dès lors que le

gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale, le régime est qualifié de parlementaire.

Politiquement, la victoire à l’élection présidentielle n’attribue pas réellement le pouvoir. Seule la

victoire à l’élection législative permet de diriger effectivement les affaires du pays. « Si central que

soit le rôle qu’elle joue, l’élection présidentielle n’offre à celui qui la gagne que des possibilités ;

seule la victoire aux élections législatives donne le pouvoir » poursuit Guy Carcassonne. « La

primauté présidentielle est strictement proportionnée au soutien parlementaire »97

. Cependant,

Emmanuelle Mignon, ancienne directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, n’hésite pas à contredire le

constitutionnaliste français. En citant Jean Gicquel qui affirmait que la Vème République était « celle

du Président, comme jadis la IIIème avait été un Sénat et la IVème une Assemblée nationale », elle

rappelle que, dans la constitution de 1958, les pouvoirs du Président de la République sont

« quasiment sans limites »98

. Cette situation, résultant de plusieurs évolutions – l’élection du Président

de la République au suffrage universel direct (ce que de Gaulle appelait « la réforme définitive »99

), le

fait majoritaire, le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral –, met ainsi en lumière la

présidentialisation du régime dont les successeurs de De Gaulle ont bénéficié. Dotés d’une légitimité

incomparable, les différents locataires du Palais de l’Elysée ont pu interpréter à leur guise le texte

constitutionnel pour donner un plein effet à leurs prérogatives, reléguant ainsi au second plan les

autres pouvoirs. « Tout se passe en France comme si, du fait de son élection et de ses responsabilités,

le chef de l’Etat n’appartenait plus tout à fait au commun des mortels » déclare alors Yves Mény.

Selon lui, le Président de la République, à l’inverse des autres chefs politiques européens, bénéficie

d’un double privilège. Il jouit, d’une part, de l’irresponsabilité d’un chef d’Etat dans un régime

présidentiel, et d’autre part, de l’éventail des pouvoirs d’un chef de gouvernement dans un régime

parlementaire. « C’est ce cumul ambigu qui lui assure à la fois des pouvoirs propres, une

irresponsabilité politique totale et une capacité de décision et de pression sur les autres organes

constitutionnels » 100

. Par « l’obscure clarté » de son article 5, la constitution de 1958 permet au chef

97

ibid 52

, p. 63 98

Colloque : La Vème République en débat, Amphithéâtre Emile Boutmy, 12 septembre 2008 99

Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, 17 septembre 1999 100

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

43

de l’Etat une large marge de manœuvre quant à l’interprétation du périmètre de ses prérogatives – d’un

simple arbitre jusqu’à un véritable monarque républicain (ce que tous les Présidents de la Vème

République ont bien évidemment choisi). Un texte ambigu, certes, mais reflétant surtout une parfaite

anomalie dans le monde des démocraties modernes. Comme le dit Raquel Garrido, « dans nulle autre

démocratie, de tels pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un homme qui n’est responsable devant

aucune autorité politique »101

.

En somme, par son élection au suffrage universel direct, le Président de la République

bénéficie d’une légitimité inégalée, comparée notamment à celle de l’Assemblée nationale qui, si elle

aussi est directement issue de la voix des citoyens, demeure atomisée entre les 577 députés qui la

composent. Le gouvernement, nommé par le chef de l’Etat, se retrouve, lui aussi, subordonné à la

volonté du Président de la République, nourri de cet appui populaire et solennel. En outre, parce que

les partis politiques, tournés vers la conquête du pouvoir présidentiel, s’identifient à un Président

potentiel, ce dernier, une fois élu, sait qu’il pourra compter sur un Parlement discipliné, dévoué et

ratifiant toutes ses décisions. En effet, dès l’instauration du quinquennat, « en 2002, comme en 2007 et

2012, le corps électoral ne s’est déjugé à un mois d’intervalle et a offert à chaque fois en juin une

majorité parlementaire au président qu’il venait d’élire en mai » remarque Laurent Baumel102

. Nicolas

Sarkozy a par conséquent assumé cette hyper-présidentialisation ainsi que la relégation concomitante

de son Premier ministre, François Fillon, au rôle de collaborateur. Malgré une campagne prédisant une

conception plus ouverte et moins autoritaire du pouvoir présidentiel, François Hollande s’est employé

à poursuivre l’œuvre de son prédécesseur, en s’imposant comme le chef absolu et l’arbitre suprême du

pouvoir politique. « Dans ce régime, la famille politique qui gouverne le pays n’est pas un espace

politique avec ses débats et ses contradictions, où le chef devrait imposer par son charisme et sa force

de persuasion sa ligne politique. Elle est une armée structurée par un principe hiérarchique : la

fidélité et l’obéissance à celui que le peuple a adoubé à travers l’élection présidentielle » poursuit

Laurent Baumel103

. Dès lors, dans ces circonstances – lorsque la majorité présidentielle et la majorité

parlementaire sont de la même coloration politique, c’est à dire constamment depuis 2002 –, les

pouvoirs du Président de la République sont illimités.

En fixant l’ordre du jour du Conseil des ministres (qu’il préside par ailleurs), il détermine

l’action gouvernementale, son contenu comme son rythme. Il se réserve la charge de signer les décrets

les plus importants, laissant au Premier ministre ceux de second rang. Il détermine de manière

autoritaire la position du gouvernement sur chaque sujet et inscrit les projets de loi en Conseil des

101

ibid 74, p. 93 102

Laurent Baumel, Quand le Parlement s’éveillera…, Le bord de l’eau, 22 janvier 2015, p. 36 103

ibid 102, p. 40

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

44

ministres. Au moyen d’une organisation optimale de son cabinet, le Président de la République est

tenu au courant de tout, donne un avis sur tout, et rend les arbitrages les plus sensibles et les plus

stratégiques. S’il détient le pouvoir de nomination du Premier ministre et des autres membres du

gouvernement, il a aussi la possibilité de mettre fin à leur fonction si toutefois l’envie de l’un d’eux

venait à contredire la vision officielle du gouvernement. En effet, les ministres, y compris le premier

d’entre eux, n’ont de choix qu’entre la subordination et la démission. C’est d’ailleurs ce que Jean-

Pierre Chevènement expliqua avec sa fameuse formule : « Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça

démissionne ! »104

; une règle qu’il s’appliqua trois fois et qui s’est imposée dans le cas d’Arnaud

Montebourg. Incarnant pourtant une ligne politique ayant reçu trois fois plus de soutien que celle du

Premier ministre actuel lors de la primaire socialiste de 2011, ce dernier fut mis à pied pour avoir

critiqué l’orientation économique du gouvernement auquel il participait. Selon Laurent Baumel, « Dès

lors qu’il est nommé ministre, ce qui pouvait encore être la veille une relation négociée sur fond de

rapport de forces devient, ipso facto, une relation de subordination, que le statut personnel du

ministre peut atténuer mais en aucun cas, sous ce régime, annuler »105

. L’exemple de Christian Eckert

reflète parfaitement ce devoir de subordination, lorsque, fraichement nommé Secrétaire d’Etat au

Budget, il défendait becs et ongles le CICE face aux frondeurs ; ce même dispositif qu’il critiquait

ouvertement quelques semaines auparavant. De plus, en tant que véritable chef du gouvernement – et,

partant, de la majorité parlementaire – le Président maîtrise le processus législatif et se saisit de tous

les moyens que la Constitution lui offre pour faire exécuter sa volonté. En effet, si la discipline fait

défaut dans l’hémicycle du Palais Bourbon, il dispose d’une série de moyens, représentatifs de ce que

l’on appelle le « parlementarisme rationalisé », et visant à garder la main sur l’élaboration de la loi :

l’utilisation des ordonnances, le contrôle de l’ordre du jour, la procédure de réserve des votes, le

passage en force de l’article 49-3, et, pour finir, l’arme suprême de la dissolution de l’Assemblée

nationale. Cet arsenal d’armes de dissuasion et de musellement du volontarisme des députés permet au

chef de l’Etat de freiner, de manière autoritaire, une contestation gênante de la politique du

gouvernement. Le Président peut aussi, à loisir, demander directement au peuple, en court-circuitant la

représentation nationale, de répondre à une question par la voie référendaire. Dès lors, selon Jean

Gicquel, ne s’étant jamais contenté d’être un arbitre, le Président de la République serait devenu tout à

la fois « chef de l’Etat, chef du gouvernement et chef de la majorité »106

. Bastien François va dans le

même sens en affirmant qu’ « Un Président de la République tout puissant, ayant accaparé l’essentiel

104

ibid 102, p. 43 105

ibid 102, p. 41 106

ibid 39, p. 75

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

45

du pouvoir gouvernant, s’appuie sur une majorité parlementaire à sa dévotion, sans contre-pouvoirs à

la mesure de sa puissance »107

.

La Vème République avait pourtant consacré le gouvernement comme une instance collégiale,

un espace de délibération, un collectif aux pouvoirs accrus ayant la charge de déterminer la politique

de la Nation. « Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement » précise même le texte

constitutionnel de 1958. En théorie, en effet, il est le chef du gouvernement et conduit la politique du

pays. Le Premier ministre a, certes, une influence considérable sur la politique gouvernementale – cela

va de soi –, mais parce qu’il est sans cesse sous la menace de la révocation, le rapport de force avec le

chef de l’Etat demeure inégal et place le chef du gouvernement en position de subordination. « Dans

ce régime, tout ce qui est réussi l’est grâce au Président de la République. Tout ce qui ne va pas est

imputé au Premier ministre… Mais je ne l’ai compris qu’au bout d’un certain temps » déclarait

Jacques Chaban-Delmas108

, dont l’exemple reflète la métaphore du fusible témoignant de cette

situation de subordination. Dans la pratique, ni le gouvernement, ni le Premier ministre ne déterminent

la politique de la Nation, sous le contrôle de l’Assemblée nationale. Pire, le soutien parlementaire n’est

pas décisif pour un Premier ministre en conflit avec le chef de l’Etat. Il est certes nécessaire, mais pas

suffisant à son maintien à la tête du gouvernement. C’est dans la confiance du Président de la

République que réside le facteur essentiel de la survie du chef du gouvernement. Dès lors, selon les

mots d’Arnaud Montebourg et de Bastien François, « le Président de la Vème République ne fait donc

pas que gouverner. Il fait du gouvernement sa chose exclusive. Le Premier ministre n’est alors

responsable que devant un Président qui est, lui, politiquement irresponsable »109

. En outre, les autres

institutions, à l’instar du Parlement, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat ou du pouvoir

judiciaire, peuvent peser sur le cours des choses : le Parlement peut amender ou rejeter une loi, le

Conseil constitutionnel peut empêcher sa promulgation, le Conseil d’Etat peut annuler un acte

réglementaire, etc. Mais toutes ces prérogatives constituent seulement un pouvoir d’empêcher et non

d’entreprendre. D’autant plus que l’Assemblée nationale, le contre-pouvoir principal, demeure sous la

menace de la dissolution ou de l’usage de l’article 49-3, ce qui la place dans le plus grand des

inconforts. C’est pourquoi Arnaud Montebourg critique ce Président de la République « élu pour cinq

ans et qui concentre durant cette période l’ensemble des pouvoirs sans jamais en répondre devant qui

que ce soit »110

.

Cette sur-présidentialisation du régime, cet exercice solitaire du pouvoir corrélé à une

irresponsabilité extrême, n’est plus en adéquation avec la société actuelle et avec la volonté des

107

ibid 39, p. 75 108

Jacques Chapsal, Vie politique sous la Vème République – Tome 1 1958-1974, PUF, 1er décembre 1992 109

ibid 68 110

Anne-Laure Frémont, La VIème République en six principes, Le Figaro, 4 mai 2013

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

46

citoyens condamnés au silence. Pourtant, Pierre Rosanvallon affirme que ce phénomène

d’accaparement du pouvoir par une seule personne, ce « phénomène de polarisation-personnalisation

lié à la domination de l’exécutif »111

, s’est diffusé dans le monde comme un modèle dominant, ne

reflétant donc pas une exception française. Le Premier ministre britannique, la Chancelière allemande,

le Président du gouvernement espagnol détiennent autant de pouvoir que le Président français. On

appelle ainsi « élections masquées » ces modes de désignation indirects du chef politique du pays dans

les démocraties parlementaires d’Europe, car n’étant pas issu du suffrage universel direct mais ayant

les mêmes pouvoirs que le Président français. Or, ce n’est pas tant ce fait-là qui est le plus contesté ou

le plus déterminant dans cette hyper-présidentialisation du régime, mais plutôt le manque de contre-

pouvoirs institutionnels ou l’inefficience des mécanismes pour contrôler le pouvoir exécutif. La réelle

spécificité de cette « monarchie républicaine », Marie-Anne Cohendet, la décrit en ces termes : « Nous

avons un Président qui est très puissant dans les faits, et qui n’est pas contrôlé. Nous avons un

Président qui s’est octroyé le droit de révoquer le Gouvernement, mais qui ne peut être contrôlé par le

Gouvernement. Nous avons un Président qui a le droit de dissoudre l’Assemblée, mais que

l’Assemblée ne peut renvoyer »112

. Il est donc nécessaire d’atténuer cette anomalie française, ce

décalage insupportable entre la légitimité infinie dont bénéficie le Président élu au suffrage universel

direct et doté de pouvoirs illimités, d’un côté, et son irresponsabilité totale, de l’autre. Ce décalage est

la preuve de l’archaïsme de notre régime politique, aux antipodes du constitutionnalisme moderne

basé sur deux principes allant de pair : le pouvoir et la responsabilité. C’est à l’aide de ces deux

marqueurs que la démarcation s’établit entre régime démocratique et régime autoritaire. Selon Arnaud

Montebourg, « la responsabilité politique est une question de confiance, non de punition ou de

réparation. Tout le problème – la perversité – de la Vème République est là, dans son incapacité à

articuler pouvoir et responsabilité. » Aucun régime démocratique au monde n’offre, d’une part, des

pouvoirs illimités, et d’autre part, une irresponsabilité totale. La France, si. Aucun régime

démocratique au monde ne permet au chef de l’Etat de dissoudre la chambre haute du Parlement sans

mettre en jeu son mandat. La France, si. Aucun régime démocratique au monde ne considère le bon

vouloir du chef de l’Etat comme l’exercice normal du pouvoir. La France, si. Dès lors, le Président de

la République exerce son pouvoir absolu sans rendre de comptes à personne.

Laurent Baumel, « frondeur » au sein du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, s’insurge

alors contre ce dysfonctionnement du régime démocratique français : « Comment un Président de la

République peut-il à ce point prendre le contre-pied du contrat qu’il a passé avec ceux qui l’ont élu et

persister dans cette voie alors que son parti en paye lourdement le prix [et sans rencontrer le moindre

obstacle] ? […] Entre deux élections présidentielles, il n’existe désormais aucune corde de rappel

111

ibid 39, p. 76 112

ibid 39, p. 76

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

47

dans notre régime pour empêcher un président de s’entêter dans une politique qui n’a pas du tout le

soutien des Français »113

. Jacques Attali, adepte du « despotisme éclairé », n’a jamais tari d’éloge ces

dirigeants entreprenant des réformes impopulaires, prenant les Français pour des enfants à éduquer

plutôt que de chercher à leur plaire. Mais comment justifier ce grand écart entre les engagements du

candidat à la présidentielle et la pratique effective du pouvoir du Président élu ? Comment justifier ces

revirements incessants au profit d’une ligne politique nettement plus libérale que l’orientation promise

durant la campagne électorale ? On peut aisément rapprocher ces interrogations du tournant néolibéral

du mandat de François Hollande, constituant une rupture du contrat démocratique qu’il a passé en

2012 avec les Français. La loi El Khomri, contre laquelle des centaines de milliers de français

manifestent leur mécontentement jour et nuit, et l’entêtement d’un pouvoir exécutif qui, contre vents et

marées, persiste dans sa ligne néolibérale, reflètent parfaitement ce dilemme autour duquel « la

procuration donnée [aux Présidents] ne saurait leur conférer le droit de mener une politique

ouvertement rejetée par leurs mandants, encore moins celui de s’écarter à leur guise du programme

sur la base duquel ils se sont vu octroyer cette confiance » (Laurent Baumel)114

. La Vème République

n’est désormais plus que cette démocratie intermittente et illusoire dans laquelle le peuple n’est

souverain qu’une fois tous les cinq ans au mois de mai. Et Arnaud Montebourg et Bastien François de

conclure que « les Français n’élisent pas leur représentant à l’Elysée, ils honorent les dieux ; ils ne

font pas de politique, ils attendent l’oracle ; ils ne discutent pas des programmes, ils applaudissent le

charisme ; ils ne confient pas le pouvoir, ils le donnent et sont parfois, comme en 2002, contraints de

l’abandonner à n’importe quel modéré, fut-il inacceptable, pour éviter le candidat d’inspiration

fasciste »115

. C’est la Vème République, ce régime hyper-présidentiel, qui entraîne la trahison de nos

gouvernants, qui leur permet de ne rendre aucun compte ni au Parlement ni aux électeurs, qui les rend

imperméables à toute remise en cause de leur politique, et ce, quelle que soit l’ampleur du discrédit

dont ils font l’objet. Par quel régime doit-on alors remplacer cette « monarchie républicaine » afin de

donner aux dirigeants les moyens de gouverner tout en étant pleinement responsable de leur action ?

L’évolution vers un régime présidentiel à l’américaine : l’expérience dangereuse à

éviter ?

Nous l’avons vu précédemment, entre partisans du régime présidentiel américain et adeptes du

régime primo-ministériel européen, le groupe de travail sur l’avenir des institutions, co-présidé par

Claude Bartolone et Michel Winock, a opté pour le statu quo et la préservation de notre système

politique, véritable bizarrerie constitutionnelle. Dès lors, par quel régime remplacer cette « monarchie

113

ibid 102, p. 27 et 53 114

ibid 102, p. 54 115

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

48

présidentielle » qui détruit la démocratie et affaiblit un pouvoir, qui n’est fort qu’en apparence. La

question qui se pose alors est la suivante : « qui sera le chef ? » Une majorité de ceux qui appellent le

changement de régime prônent la consécration du Premier ministre comme véritable chef du

gouvernement. Cependant, certains, à l’instar de Claude Bartolone, de Simone Veil, de Jean-Pierre

Raffarin ou de François Bayrou par exemple, désirent dépasser la dyarchie quinto-républicaine en

supprimant le poste de Premier ministre. Cependant, le choix du régime politique va plus loin que la

simple question du chef, c’est tout un système qu’il faut, en effet, penser pour substituer à la Vème

République une organisation institutionnelle efficiente et véritablement démocratique. Il convient donc

d’analyser les deux modèles constitutionnels classiques afin de construire un nouveau régime politique

français capable de faire sortir le pays de cette crise démocratique dans laquelle il semble s’être

englué.

« Qu’est-ce que le régime présidentiel ? » Telle est la question qu’il faut se poser dans un

premier temps. Contrairement à ce que l’on peut penser habituellement, la Vème République ne

saurait être un régime présidentiel, le régime présidentiel n’étant pas un système politique dans lequel

le Président dirige seul les affaires du pays. Ce que la théorie appelle régime présidentiel est un

système politique dans lequel le Président, dirigeant le pouvoir exécutif, et le Parlement, détenant le

pouvoir législatif, sont totalement séparés. L’ « irrévocabilité mutuelle des pouvoirs » est cette

situation propre au régime présidentiel, dans laquelle le Président ne peut dissoudre le Parlement qui,

en retour, ne peut renverser le gouvernement. Il s’agit de l’opposé parfait du régime parlementaire qui,

lui, consacre une symétrie parfaite entre un chef du gouvernement responsable devant le Parlement

mais pouvant le révoquer. Les pères fondateurs des Etats-Unis ont fondé ce régime présidentiel, car,

en lecteurs de Montesquieu, ils se méfiaient d’un pouvoir absolu. Dès lors, ils choisirent de le diviser

pour garantir sa faiblesse. Le pouvoir politique fut donc divisé entre le législatif qui limitera l’ambition

de l’exécutif d’accroitre ses pouvoirs, et l’exécutif qui limitera la volonté du législatif de gouverner.

La méfiance des Américains à l’égard du pouvoir, les a poussés à créer un régime « faible ». Arnaud

Montebourg et Bastien François se sont alors employé à critiqué cette « curieuse fascination » pour le

régime présidentiel, qui doit être à la fois rejetée et combattue. « Rejetée parce que le régime

présidentiel a en réalité été conçu par ses fondateurs en vue d’empêcher tout gouvernement d’agir. La

recette de cette impuissance est simple : chacun est maître dans son domaine sans avoir à craindre

l’immixtion de l’autre. […] Mais ce régime présidentiel à l’américaine doit être surtout combattu car

il est l’apanage des libéraux, ceux qui ne veulent pas que le politique soit fort, mais qui aspirent au

contraire à ce qu’il soit faible »116

. En effet, un régime faible aurait des conséquences désastreuses en

France. Dans une France gouvernée par un pouvoir politique faible, le pouvoir économique et

116

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

49

financier serait nettement plus puissant qu’il ne l’est aujourd’hui. Abandonner la démocratie aux

règles du marché – ou plutôt à leur absence de règles – entraînerait la chute irréversible de notre

démocratie. Dès lors, si l’expression « régime fort » peut inquiéter, tant à gauche qu’à droite (mais pas

pour les mêmes raisons), il convient de l’expliquer afin de la dédiaboliser. Un régime fort n’étant pas,

comme on pourrait l’entendre, un régime autoritaire ou dictatorial, mais plutôt un régime dans lequel

le pouvoir politique a les moyens de faire valoir, face aux autres pouvoirs non élus (économique,

financier, médiatique, etc.), sa puissance qu’il détient de la procuration que lui en fait le peuple.

Premièrement, tout défenseur de la démocratie conviendra qu’avec la mondialisation,

l’européanisation, la décentralisation, « le pouvoir national s’effrite, par le haut et par le bas. Il

s’érode également par les côtés. La part du politique dans les décisions qui gouvernent effectivement

nos vies tend à se réduire. Alors que s’accroît celle des entreprises, qui produisent des richesses. Et

qu’augmente exponentiellement celle des médias télévisuels et d’Internet, qui occupent désormais nos

enfants autant d’heures par semaine que l’école », analyse Olivier Duhamel117

. Dans ce contexte-là,

un régime présidentiel participerait grandement à finaliser le dépérissement de l’Etat et la disparition

de la démocratie en France. En effet, il condamne le Président à négocier continuellement avec le

Parlement qui, deux ans sur quatre, est politiquement hostile, et, quatre ans sur quatre, indiscipliné.

Dans un pays comme la France, dont les nombreuses réformes sont indispensables, mais difficiles à

mettre en œuvre, des blocages incessants, comme dans le régime présidentiel américain, mettraient des

freins considérables au volontarisme politique des gouvernants. Or, je suis de ceux qui croient encore

au volontarisme politique, à la force de la conviction des dirigeants, et il faut plus que jamais leur

donner les moyens d’entreprendre les réformes pour lesquelles nous les élisons, les moyens de peser

dans les affaires du pays, et d’imposer la voix des citoyens aux pouvoirs économique et financiers.

C’est d’ailleurs l’une des raisons de cette crise démocratique que nous connaissons. Un régime

présidentiel à l’américaine participerait donc à l’amplifier, malgré les illustres hommes et femmes

politiques qui le défendent.

Deuxièmement, n’oublions pas que la Vème République est critiquée pour l’irresponsabilité

dont bénéficie le chef de l’Etat. Or, dans un régime présidentiel, le Président exerce le pouvoir

exécutif, mais ne rend aucun compte devant le Parlement et les électeurs durant l’intégralité de son

mandat. Le Parlement ne peut donc renverser le Président par la voie de la motion de censure.

Inversement, le Parlement exerce le pouvoir législatif, sans avoir à supporter l’intervention du

gouvernement dans le processus législatif. Le Président ne peut donc pas s’engager dans la voie de la

dissolution du Parlement pour bénéficier d’une nouvelle représentation nationale plus favorable. Par

conséquent, dans les cas de crise entre l’exécutif et le législatif, le régime présidentiel n’offre pas au

117

ibid 72, p. 123-124

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

50

Président les moyens de les résoudre et de mettre en œuvre son programme ; il produit inévitablement

des situations de blocage et réduit considérablement la capacité d’action du Président. En effet, selon

Bastien François, « tout le monde sait que ça ne marcherait pas : c’est un système de négociation

permanente, source de blocages. […] Pas un spécialiste ne défendra sérieusement ce concept »118

. En

outre, les constitutionnalistes Français se sont déjà risqués à mettre en œuvre le régime présidentiel,

dans le cadre de la IIème République, en 1848. L’expérience prit fin trois ans plus tard avec le coup

d’Etat de Napoléon III. La psychose peut alors nous emporter si l’on imagine un tel système politique

en France à l’heure actuelle. Une Marine Le Pen élue Présidente de la République « et nous n’aurions

plus le choix qu’entre la soumission du parlement et sa rébellion, entre un coup d’Etat et une

révolution, entre la dictature douce et les affrontements durs. Qui veut prendre le risque de telles

alternatives ? », met ainsi en garde Olivier Duhamel119

.

En somme, le régime présidentiel entraîne un affaiblissement du pouvoir et a des

conséquences catastrophiques pour la démocratie. En France, il ne serait que néfaste, il ne s’agit pas de

remplacer un mal par un autre, voire de l’aggraver, mais plutôt de lui trouver une solution. Le régime

présidentiel ne règle pas le problème du présidentialisme, il en apporte d’autres à l’instar des blocages

incessant qu’il entraîne. A l’opposé, je pense, comme Olivier Duhamel, qu’il convient d’opter pour un

régime parlementaire, présentant le « mérite incomparable de posséder des procédures pacifiques de

résolution des conflits »120

. D’une part, le gouvernement est, dans ce type de régime, pleinement

responsable devant le Parlement. D’autre part, est offert à son chef le droit de dissolution afin de

résoudre politiquement une crise. Ainsi, selon Olivier Duhamel, « ces deux procédures, utiles par leur

seule existence, par la simple menace de leur emploi, règlent bien des différends qui ponctuent la vie

politique ordinaire »121

. Régime parlementaire, certes, mais corrélé à une démocratie primo-

ministérielle : telle est la thèse défendue par Olivier Duhamel, Arnaud Montebourg ou encore Bastien

François. Le terme est précis en ce qu’il indique que le pays est dirigé par le Premier ministre et non

par le Président (ou par les deux comme le consacre la dyarchie quinto-républicaine). Quelle

réorganisation du pouvoir exécutif, ancrée dans un régime primo-ministériel, contribuerait à

reconstruire la démocratie sur de bonnes bases ? C’est ce qu’il convient à présent d’expliquer.

Quelle réorganisation du pouvoir exécutif ?

Jamais un Président en exercice n’aura entrepris de révision de la constitution entraînant une

diminution conséquente de ses pouvoirs. Jamais un Président en exercice n’aura essayé de remettre en

cause les principes de la « monarchie républicaine », cet hyper-présidentialisme qui dégrade notre

118

ibid 85 119

ibid 72, p. 126 120

ibid 72, p. 126 121

ibid 72, p. 126-127

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

51

démocratie. Selon Emmanuelle Mignon, la dernière révision constitutionnelle, celle de 2008, est la

première dont l’objectif affiché est un rééquilibrage des pouvoirs de la Vème République et la mise en

place de limites aux pouvoirs du Président de la République. En tant que directrice de cabinet de

Nicolas Sarkozy, il est aisé de comprendre que sa vision des choses est biaisée. En effet, l’ancien

président savait précisément ce qu’il faisait et n’a pris aucun risque quant à un quelconque

rétrécissement du périmètre de ses pouvoirs. Si la révision de 2008 a permis d’instaurer trois types de

limites aux pouvoirs du Président de la République, toutes ses dispositions n’eurent que de légers

impacts. Selon Emmanuelle Mignon, le premier type de limites est d’ordre « symbolique » (car il

amorce une désacralisation de la fonction présidentielle) en ce qu’il restreint le droit de grâce, le

recours à l’article 16 et réduit à deux le nombre maximum de mandats présidentiels successifs. Le

deuxième type de limites est d’ordre « politique » et encadre directement les prérogatives

présidentielles : le contrôle de ses nominations et des opérations militaires par le Parlement,

l’expiration de sa présidence du conseil supérieur de la magistrature, etc. Ici encore les pouvoirs du

Président ne sont pas réellement remis en cause. Le troisième type de limites offre au Parlement « une

plus grande maîtrise de la procédure législative » 122

, à l’instar de la limitation de l’utilisation de

l’article 49-3, la revalorisation du travail des commissions, le partage de l’ordre du jour, etc.

Cependant, au vue de l’extrême soumission de l’Assemblée nationale sous le quinquennat de François

Hollande, et notamment dans le cadre de la procédure législative relative à la loi El Khomri, nous

pouvons conclure que ces limites mises en place par la révision de 2008 n’ont aucune conséquence,

aucun impact sur l’esprit hyper-présidentiel de la Vème République.

C’est la raison pour laquelle, prenant en compte la nécessité de remettre en question la nature

même du régime, il convient de s’orienter vers un régime primo-ministériel (et non un régime

présidentiel comme nous venons de le montrer). Qu’est-ce donc qu’un régime primo-ministériel ?

Tout d’abord, il s’agit d’un régime dont la simplicité contraste nettement avec l’extrême complexité

qui définissait la dyarchie quinto républicaine au sommet de l’Etat, cette « anomalie congénitale »

(Olivier Duhamel)123

. Or, connaissant l’attachement des Français à la figure du Président de la

République et à son élection au suffrage universel direct, il ne convient pas, contrairement à ce que

prônent certains, de retirer au peuple ce droit qu’il a intériorisé et qu’il ne manque pas de rappeler en

allant voter plus que pour toutes autres élections. Le maintien de cette dualité à la tête du pays

n’empêche aucunement l’affaiblissement du rôle du Président qui, s’il demeure chef de l’Etat, ne

gouverne plus. C’est le gouvernement, sous l’autorité du Premier ministre, qui exerce l’intégralité du

pouvoir exécutif. Désormais, on sait qui gouverne, ce qui présente d’emblée le mérite d’être clair pour

les citoyens. Le Président de la République, le Premier ministre et le Gouvernement : après avoir

122

ibid 98 123

ibid 72, p. 132

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

52

présenté le maintien des trois institutions de la Vème République, montrer ce qui change (et expliquer

pourquoi) est à présent nécessaire.

1. Le Président de la République : du despote éclairé à l’arbitre suprême

Premièrement, il convient d’aligner la fonction présidentielle sur les modèles démocratiques

modernes, en lui retirant ses compétences de gouvernant. Arnaud Montebourg et Bastien François en

sont convaincus : « Il suffit donc de cantonner le Président à ses fonctions d’arbitrage – qui sont

fondamentales – tout en l’empêchant dorénavant de s’immiscer dans le fonctionnement quotidien du

gouvernement, qui est seul à pouvoir répondre de sa politique devant l’Assemblée nationale. Dès lors,

le gouvernement gouvernera sous le contrôle des députés et le Président arbitrera, le cas échéant,

entre l’exécutif et le législatif, tout en veillant à la bonne application de la Constitution ». Le Président

ne gouverne donc plus, mais des missions primordiales lui sont maintenues, ce qui, par ailleurs,

justifie son élection au suffrage universel direct. Le chef de l’Etat est désormais le « garant de l’unité

de la Nation, de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités » 124

, le

gardien des droits fondamentaux et des intérêts des générations futurs, le protecteur de la Constitution

et du bon fonctionnement des institutions. Il devient cet arbitre moderne dont la démocratie française a

terriblement besoin. Il peut demander au Premier ministre qu’une loi soit votée par référendum, même

si cette compétence demeure exclusivement celle du chef du gouvernement. C’est dans le but de

dépasser cette ambiguïté du référendum français de la Vème République que ce pouvoir est transféré

au Premier ministre, car « le monopole donné, en fait, au chef de l’Etat conduit fatalement à ce que les

électeurs répondent non seulement à la question, mais aussi, dans une proportion variable, à son

auteur » (Guy Carcassonne)125

. Dans des circonstances exceptionnelles nécessitant son utilisation, le

Président de la République, en cas de blocage institutionnel, dispose de son pouvoir d’arbitrage

absolu : la dissolution de l’Assemblée nationale – pouvoir habituellement réservé au Premier ministre.

Ainsi, selon Guy Carcassonne, « Nul ne conteste que la dissolution soit un moyen démocratique et

approprié de faire trancher un conflit grave par le suffrage universel »126

. Le Président nomme le chef

du gouvernement, non selon son bon vouloir, mais plutôt en tenant compte du résultat des élections

législatives et donc en désignant le leader du parti (ou de la coalition) triomphant. Il ne peut bien

évidemment pas le révoquer quand il le désire. C’est à l’issue de nouvelles élections législatives ou

d’un vote d’une motion de censure que le Premier ministre est contraint de quitter son poste.

Cependant, afin d’éviter une instabilité gouvernementale, à l’image de ce que fut la IVème

République, le nouveau régime instaure le dispositif de la « défiance constructive » d’inspiration

germanique. Cette mesure implique qu’un groupe parlementaire, déposant une motion de censure pour

124

ibid 68 125

ibid 52, p. 100 126

ibid 52, p. 105

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

53

renverser le gouvernement, est contraint de présenter un nouveau gouvernement appuyé par une

nouvelle majorité parlementaire (sans quoi la motion de censure n’est pas recevable). « Cela

protégerait des majorités contre nature » déclare Guy Carcassonne127

. En outre, le chef de l’Etat

préside le Conseil des ministres et a la possibilité de participer aux délibérations, sa parole étant de

qualité, mais ne peut influer sur les décisions du gouvernement qui sont prises par le Premier ministre.

Il y est présent en tant que garant de la Constitution et des droits des citoyens et par ce biais il peut

saisir la Cour constitutionnelle pour juger de la conformité à la Constitution d’une loi (avant qu’elle

soit promulguée), d’un décret ou d’une ordonnance. Dans de nombreux Etats européens, à l’instar des

Pays-Bas, le chef de l’Etat participe aux débats entre les membres du gouvernement, sans que cela ait

de grandes incidences, en assumant sa responsabilité dans la continuité de l’Etat. Le futur régime

français doit s’en inspirer. De plus, il est chargé de nommer les présidents des Autorités

administratives indépendantes, de manière transparente et sous le contrôle de l’Assemblée nationale.

L’article 16, disposition particulièrement dangereuse au vu de la dictature temporaire qu’elle permet,

ainsi que le « domaine réservé » (autre bizarrerie institutionnelle française) du chef de l’Etat en

matière international disparaissent. Désormais, la conduite de la politique internationale et de la

politique de défense sont l’apanage du Premier ministre. Cependant, le Président reste un interlocuteur

privilégié dans ces domaines (toute décision prise nécessite qu’il en soit préalablement informé),

même s’il ne peut prendre part à cette décision. Il peut donc assister au Conseil supérieur de la défense

nationale et peut saisir la Cour constitutionnelle s’il estime qu’un engagement du gouvernement est

contraire à la Constitution. Par ailleurs, l’existence de « compétences liées » prouve une nouvelle fois

que le Président ne gouverne plus. En effet, il promulgue les lois votées par le Parlement ou par le

peuple au moyen du référendum, sans avoir son mot à dire. C’est cette obligation de signer quel que

soit son avis sur la loi en question que l’on appelle « compétence liée », même s’il peut saisir la Cour

constitutionnelle pour qu’elle juge de la constitutionnalité de la loi. Le pouvoir de dissolution de

l’Assemblée nationale, appartenant au Premier ministre, est aussi une « compétence liée », car le

Président ne peut refuser au chef du gouvernement d’utiliser cette arme lui permettant d’exercer son

autorité. Il en va de même pour les traités internationaux que le Président doit ratifier qu’il en

approuve ou non les finalités.

Alors qu’Anicet Le Pors soutenait l’idée que « donner un nouvel élan à la démocratie

française [exigeait] la réduction et le dépérissement de l’institution présidentielle, laquelle devrait

voir son rôle limité à sa contribution à l’expression de la continuité de l’Etat et à la représentation de

la France »128

, je pense qu’il faut conserver dans le giron présidentiel des compétences autrement plus

127

ibid 52, p. 252 128

Anicet Le Pors, VIème République ? De l’illusion à la responsabilité, Quelle VIème République ?, Le temps des cerises,

2007

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

54

fondamentales que celle d’un « inaugurateur de chrysanthèmes ». Un nouveau régime parlementaire

avec un Président complètement absent et la France sombrerait de nouveau dans l’instabilité

gouvernementale chronique. Sans un chef de l’Etat arbitre, le régime parlementaire perd de sa stabilité

et de sa force. C’est d’ailleurs le mal qui a affecté la IVème République, car elle ne disposait pas cet

arbitre du jeu politique capable de trouver une solution aux nombreuses crises institutionnelles qu’elle

a connues. Une situation intermédiaire entre un « inaugurateur de chrysanthèmes » et un « monarque

républicain » est nécessaire : un véritable arbitre moderne dont l’élection au suffrage universel direct

lui octroie la légitimité indispensable pour honorer les missions qui sont les siennes. Les défauts de

l’élection présidentielle dans la Vème République (centralisme abusif, personnalisation à outrance

dépassant le champ idéologique, combats de coq internes aux partis politiques, omniprésence des

médias dans la légitimation des candidats, …) n’auront plus lieu d’être dans un régime primo-

ministériel. En effet, l’élection du Président sera certes fortement attendue par le peuple français, mais

il ne s’agira plus de l’élection politique majeure, ce qui conduira sans nul doute à ce que de nombreux

partis politiques ne présentent pas de candidats. Dès lors, au lieu d’être un lieu de confrontation,

l’élection du chef de l’Etat rassemblera les citoyens autour d’une figure unificatrice de la Nation, un

grand sage, l’arbitre du jeu politique. En effet, comme l’affirme Bastien François, « la spécificité

française n’est pas l’élection du Président au suffrage universel direct, mais le fait que, doté de

moyens d’action très large, il soit en position de détenir une part importante du pouvoir

gouvernant »129

. Une fois ses pouvoirs réorganisés et limités à ceux d’un arbitre, priver les citoyens de

ce moment démocratique fondamental que constitue l’élection du Président paraît infaisable et

injustifié. Concernant la durée du mandat présidentiel, Marie-Claire Ponthoreau estime que « le

quinquennat a eu pour effet de renforcer le présidentialisme majoritaire ; la réforme s’est, de plus,

accompagnée de l’inversion du calendrier électoral, ce qui a eu pour conséquence de faire des

élections législatives une simple confirmation de l’élection présidentielle »130

. Dès lors, le fait

majoritaire et les pouvoirs du Président de la République s’accroissent, et, partant, le présidentialisme

aussi. A l’inverse, il convient d’opter pour un septennat non renouvelable du chef de l’Etat, afin de

déconnecter son mandat des autres échéances électorales et notamment des élections législatives. Le

Président n’est donc plus obsédé par sa réélection et peut ainsi gagner de la hauteur, s’imposer comme

le protecteur des droits fondamentaux et des valeurs de la Nation, en laissant au gouvernement la

gestion quotidienne des affaires du pays.

Enfin, et c’est là une revendication importante des citoyens, le Président de la République, si

son rôle effectif s’est vu diminué, ne doit pas demeurer au dessus des lois. Sous cette nouvelle

République, il est un justiciable ordinaire comme le sont les français. D’une part, le chef de l’Etat

129

ibid 39, p. 81 130

ibid 39, p. 83

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

55

« doit pouvoir être jugé [par les tribunaux ordinaires] dans des conditions de droit commun pour des

actes qui n’ont rien à voir avec sa fonction ou qui ont été commis antérieurement à sa fonction »,

(Arnaud Montebourg et Bastien François)131

. Mais parce qu’il peut être poursuivi pour des affaires

plus ou moins infondées, il est nécessaire de mettre en place un « filtre » que représente la

Commission des requêtes de la Cour de justice de la République. D’autre part, concernant les crimes et

délits qu’il peut commettre dans le cadre de ses fonctions présidentielles, c’est devant la Cour de

justice de la République que le chef de l’Etat répondra de ses actes. Dès lors, la Constitution prévoit

une destitution du Président de la République par la Cour constitutionnelle. Par ailleurs, lors de son

élection, le chef de l’Etat, prête serment de respecter la Constitution de la République. Si toutefois il

venait à violer ce serment, une procédure de destitution serait engagée.

2. Le Premier ministre et le Gouvernement : vers un régime primo-ministériel

A l’opposé de l’évolution de la place prise par le Premier ministre sous la Vème République,

la VIème marque un tournant considérable en le consacrant comme le véritable chef politique du pays.

Loin de faire du Premier ministre un fusible, un simple « collaborateur » du Président, comme Nicolas

Sarkozy a pu définir François Fillon durant son quinquennat, la VIème République s’inscrit

pleinement dans la modernité constitutionnelle incarnée par les régimes primo-ministériels européens.

Elle met ainsi un terme aux ambiguïtés de la Vème République et à ses perversions présidentialistes.

Désormais, le Gouvernement, placé sous l’autorité du Premier ministre, prend en main l’intégralité du

pouvoir exécutif.

Dans ces circonstances, « le pouvoir discrétionnaire du Président de la République, au

moment de nommer le Premier ministre, est fortement limité : ce dernier doit être le chef de la

coalition qui a remporté les élections législatives », comme l’envisagent Arnaud Montebourg et

Bastien François132

. Comme nous l’avons vu, le chef de l’Etat ne peut pas démettre le Premier ministre

de ses fonctions quand bon lui semble. Seule l’Assemblée nationale peut renverser le gouvernement

par le vote d’une motion de censure à la majorité absolue. Cependant, et c’est en cela que la VIème

République ne peut pas être le théâtre d’une instabilité gouvernementale à l’image de la valse des

présidents du Conseil sous la IVème du nom, « on ne peut démettre un gouvernement que si on peut le

remplacer par un autre », dont la majorité qui l’appuie doit être bien définie (Jean-Luc Mélenchon)133

.

Ce système freinera certainement les humeurs volatiles au sein de l’hémicycle, l’organisation d’une

majorité parlementaire alternative pour en remplacer une autre étant une tâche très difficile. Ce régime

aura donc le mérite d’être stable, comme le démontre la réussite de cette défiance constructive outre-

131

ibid 68 132

ibid 68 133

ibid 85

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

56

Rhin. De plus, et cela va de pair avec le point précédent, un nouveau Premier ministre, investi par une

nouvelle majorité parlementaire, doit présenter devant les députés son programme de législature sur

lequel il engage sa responsabilité. Par conséquent, toute tentative de renversement d’un gouvernement

doit, d’une part, trouver une majorité absolue à l’Assemblée nationale, d’autre part, créer un nouveau

gouvernement, avec à sa tête un chef, pour remplacer le précédent, et enfin, adopter ce programme

commun présenté par le nouveau Premier ministre par un vote d’investiture. L’accumulation de ces

trois conditions permettra sans nul doute de stabiliser la vie gouvernementale et d’envisager une action

sur le long terme, contrairement à ce que prédisent les ennemis du régime primo-ministériel qui

n’hésitent pas à rappeler les dérives de la IVème République.

En véritable chef de l’exécutif, le Premier ministre détermine l’ordre du jour du Conseil des

ministres, y présente les projets de loi du gouvernement et fixe la ligne politique de ce qui est

désormais un véritable collectif. Pour mettre en place son programme, il dispose de la totalité du

pouvoir réglementaire et de 75% de l’initiative des lois du gouvernement (les 25% restant étant

réservés aux députés et notamment à ceux de l’opposition). Devant compter sur une administration

placée sous son autorité, le Premier ministre bénéficie d’un « spoil system » à l’américaine. Ainsi, il

nomme l’ensemble des directeurs des administrations centrales, après avis des commissions

parlementaires concernées. Désormais, les ministres n’auront plus à s’entourer de cabinets d’un

effectif excessif puisqu’ils bénéficieront d’une véritable collaboration avec les hauts fonctionnaires –

ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui et notamment à la Direction générale des finances

publiques. Le Premier ministre détient aussi le pouvoir référendaire. Même si l’initiative en est ouverte

au Président de la République et à l’opposition, sous certaines conditions, ainsi qu’aux citoyens, la

décision finale lui revient de droit. S’il est le chef de la politique intérieure, le Premier ministre ne voit

pas ses compétences limitées par le « domaine réservé » présidentiel concernant la politique

internationale. Selon Olivier Duhamel, « la politique étrangère exige parfois concentration dans la

décision et rapidité dans l’action. Raisons de plus pour la mettre entre les mains d’un gouvernant

responsable, pas d’un César inconscient »134

. Le Premier ministre détermine donc la politique de

défense, la politique diplomatique, il négocie les traités internationaux – le chef de l’Etat devant être

consulté – et les signe. A présent le Premier ministre est le seul représentant de la France au Conseil de

l’Union européenne, mettant un terme à cette exception française qui faisait la risée des autres pays.

En somme, l’unité du pouvoir, sa consistance, est garantie par le régime primo-ministériel,

contrairement à cette division systématique du pouvoir exécutif qui a été la marque de la Vème

République. Désormais, le gouvernement a un chef assumé et clairement identifié – le Premier

ministre – qui en nomme et révoque les membres. Sous son autorité, le gouvernement a la charge de

134

ibid 72, p. 151

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

57

mettre en œuvre la politique du pays, incluse dans le programme de législature présenté par le chef du

gouvernement lors de son investiture et approuvé par l’Assemblée nationale. Pour ce faire, le

gouvernement dispose de l’administration et de la force armée. Le gouvernement devient une force

collective à la tête de l’Etat au sein de laquelle les membres délibèrent, se concertent, trouvent des

consensus sur l’ensemble des sujets débattus. Le Conseil des ministres n’est plus cette « instance

consacrée à enregistrer des décisions, bien plus qu’à les délibérer » ; l’évolution qu’apporte la VIème

République justifie le nom de « Conseil » en le transformant en ce qu’il aurait toujours dû être : « le

lieu de collégialité active, solidaire et, partant, efficace ». Mais parce que ce lieu de collégialité a

besoin d’un chef – un Premier ministre qui le dirige mais qui « ne le résume pas » –, « c’est lui au nom

de son pouvoir de direction, qui convoque les réunions préparatoires ou décisionnelles, tranche les

désaccords, fréquents, entre ministres, indique à chacun d’eux les contraintes budgétaires qu’il lui

impose et, d’une manière générale, se comporte en chef de l’équipe gouvernementale », comme le

rappelle Guy Carcassonne135

. En outre, les membres du gouvernement sont désormais des ministres à

temps plein, ils ne peuvent donc plus cumuler cette fonction fondamentale avec un mandat de député

ou alors laisser leur suppléant assumer la continuité du mandat, temporairement, pour qu’une fois

démis de ses fonctions de ministres, ce dernier retrouve son poste de député. Par conséquent, lorsqu’ils

sont nommés au gouvernement, les députés cessent de l’être définitivement pour devenir ministres –

leur suppléant prenant le relais jusqu’à la fin de la législature. Arnaud Montebourg et Bastien François

rappellent alors judicieusement que « l’acceptation d’une fonction ministérielle implique un risque :

celui de ne pas retrouver son mandat automatiquement s’il venait à être démis de ses fonctions par le

Premier ministre ou si le gouvernement était renversé. C’est la condition d’une véritable solidarité

gouvernementale »136

.

Comme le souligne Guy Carcassonne (au sujet de la Vème République), « contrairement à

presque tous les autres systèmes parlementaires, ce n’est pas le chef de la majorité qui devient

Premier ministre, c’est plutôt celui qui est nommé Premier ministre qui devient chef de la

majorité »137

. On comprend donc mieux la contestation envers Manuel Valls au sein de la majorité

socialiste et notamment dans le cadre du processus législatif de la loi El Khomri, car ce n’est pas le

chef de la majorité que François Hollande a nommé en 2014. Il a nommé son ministre de l’Intérieur au

poste de Premier ministre, qui, n’ayant recueilli que 5% lors de la primaire socialiste de 2011, n’a pas

pu rassembler l’ensemble du groupe socialiste derrière lui. Ne faisant pas l’unanimité dans les rangs

du groupe parlementaire socialiste, Manuel Valls dut utiliser à de nombreuses reprises l’article 49-3,

privilégiant le passage en force au débat, le déni de démocratie à la délibération démocratique de la loi.

A l’inverse, dans le cadre de la VIème République, « les citoyens, lors des élections législatives,

135

ibid 52, p. 91 et 132 136

ibid 68 137

ibid 52, p. 135

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

58

choisissent leurs députés. En vérité, ils désignent une majorité parlementaire et, avec elle, son chef. Le

leader du parti majoritaire conduit le pays, sauf accident, le temps de la mandature. La démocratie

primo-ministérielle est parlementaire : c’est l’élection des députés qui détermine le pouvoir ; le

gouvernement et son chef sont, en permanence, responsables devant eux. La démocratie parlementaire

est primo-ministérielle : le Premier ministre est le vrai chef du gouvernement et de la majorité

parlementaire » (Olivier Duhamel)138

. En effet, les candidats au poste de Premier ministre conduisent

la campagne électorale de leur parti ou coalition – une coalition qui lui apporte son soutien avant

l’élection, lors de la campagne, et après, lors de son investiture par le Parlement, vérifiant ainsi le lien

politique qui unit le gouvernement, son chef, et la majorité parlementaire. Ainsi, il demeure le chef de

la majorité parlementaire et peut compter sur sa popularité auprès des députés de son camp pour durer

et mettre en œuvre le programme de législature, sur la base duquel il a été élu, collectivement au sein

de son gouvernement mais aussi en collaboration avec le Parlement.

Si le Premier ministre et, à travers lui, le gouvernement gouvernent, ils n’en demeurent pas

moins responsables, collectivement et individuellement, pénalement et politiquement. Ceux qui font

exécuter les lois ne peuvent pas se placer au-dessus d’elles. Ils sont certes ministres mais, avant tout,

citoyens ; et comme tout citoyen, ils doivent être responsables des actes qu’ils ont commis avant leur

prise de fonctions, aussi bien que des actes qui sont extérieurs à ces fonctions. Cependant, comme

pour le Président de la République, un « filtre » doit être mis en place : l’autorisation de la

Commission des requêtes de la Cour de justice de la République. Mais parce qu’ils doivent aussi être

jugés pour les actes constitutifs d’une infraction pénale qu’ils commettent dans le cadre de leurs

fonctions, la Cour de justice de la République se charge de juger directement la responsabilité des

ministres. Enfin, politiquement, le Premier ministre répond de l’action du gouvernement devant

l’Assemblée nationale. Ainsi, c’est le gouvernement dans son ensemble qui doit démissionner à la

suite d’une motion de censure ou parce que le Premier ministre le décide unilatéralement. Selon

Arnaud Montebourg et Bastien François, la VIème République clarifie « les différents types de

responsabilité des gouvernants : une responsabilité politique collective, une responsabilité pénale liée

à l’exercice du pouvoir, une responsabilité pénale de citoyen ordinaire » ; et précise « les effets

politiques d’une condamnation pénale : un ministre condamné pour un crime ou un délit est démis de

ses fonctions par la Cour constitutionnelle »139

. Cependant, la responsabilité des gouvernants

nécessite, outre la possibilité de juger leur action, la possibilité de la contrôler. Ainsi, le Parlement

exerce un contrôle de l’activité européenne du gouvernement et se donne le droit de voter les

transpositions en droit français des directives européennes. Le groupe de travail, présidé par Claude

Bartolone et Michel Winock, conclue lui aussi à la nécessité du contrôle de la politique européenne de

138

ibid 72, p. 131-132 139

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

59

l’exécutif par le Parlement. Ainsi, « il apparaît nécessaire que l’exécutif soit amené à négocier la

position qu’il défend sur la scène européenne, à rendre compte des décisions qui y sont adoptées [et

que] puisse être organisés à l’Assemblée nationale, avant les Conseils européens, des débats […]

suivis d’un vote »140

. Le chef du gouvernement bénéficierait donc d’un mandat, validé par le

Parlement, pour avancer la position de la France sur la scène européenne. En outre, quel que soit le

domaine concerné, le Parlement, par le biais des commissions spécialisées, peut auditionner les

ministres individuellement afin de contrôler leurs actions et leurs bilans. Par ailleurs, lors de

l’ouverture de chaque session ordinaire, le chef du gouvernement présente aux députés le bilan du

gouvernement par rapport au programme de législature fixé lors de son investiture. Parce que le

Premier ministre doit rendre des comptes en permanence devant les députés, il convient de remplacer

les questions au gouvernement des mardis et mercredis, véritable simulacre de contrôle parlementaire

sur l’activité gouvernementale, par un authentique processus de questions/réponses à l’image du

« question time » britannique, autrement plus pénible et imprévisible pour David Cameron que les

questions posées à l’avance à Manuel Valls et ses ministres.

***

La VIème République reflète donc une autre façon d’exercer l’autorité : « en incarnant la

participation d’un collectif de personnes aux affaires de la cité » selon Pierre-Yves Bulteau. « Dans ce

cas, celui ou celle qui détient l’autorité représente le « nous », n’a pas le pouvoir absolu, doit rendre

compte de son mandat qui est révocable, questionne le collectif représenté, explique ses décisions. La

responsabilité du détenteur de l’autorité est de poser des règles pour garantir le commencement, le

commandement et la réalisation du projet élaboré par le collectif qu’il représente. Cette conception de

l’autorité fait progresser la démocratie. Elle est aux antipodes du pouvoir absolu qui fait croire que

quelqu’un est naturellement compétent pour décider de tout, seul et tout le temps »141

. La

réorganisation du pouvoir exécutif, présentée dans cette partie, attribue clairement le pouvoir politique

et donne les moyens de contrôler l’action et de mettre en jeu la responsabilité politique des

gouvernants. Pouvoir et responsabilité, la VIème République consacrera ces deux principes pour

ancrer le système politique dans la modernité constitutionnelle et dans une vie politique réellement

démocratique.

140

ibid 39, p. 85 141

Pierre-Yves Bulteau, En finir avec les idées fausses propagées par l’extrême droite, L’Atelier, 3 avril 2014, p. 157-158

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

60

Chapitre trois – Reparlementariser la République pour

une véritable démocratie représentative et délibérative

Notre pays n’a jamais su construire un équilibre durable entre les pouvoirs, entre un pouvoir

législatif et un pouvoir exécutif, entre un régime parlementaire et un régime présidentialiste (pour ne

pas dire présidentiel ou semi-présidentiel). Le fait que, depuis l’avènement des principes

démocratiques, la France ait changé le plus de fois de texte constitutionnel n’est pas un hasard. La

thèse de la prépondérance parlementaire a toujours dominé l’histoire constitutionnelle de la France

jusqu’en 1958. Édouard Balladur déclare d’ailleurs que « dans la définition politique et morale de la

République, il était dit que le Parlement devait être tout-puissant, que le gouvernement devait être à sa

dévotion, qu’il ne devait pas y avoir de référendum, parce qu’il s’agit d’une pratique plébiscitaire des

régimes autoritaires, et qu’il ne devait pas y avoir de contrôle de la constitutionnalité de la loi, nul

pouvoir étant supérieur au pouvoir de la loi. C’était la conception française de la République. Elle a

montré ses avantages mais aussi ses inconvénients »142

. Sous la IVème République, en effet, ce

Parlement « sans foi ni loi » (Yves Mény)143

disposait d’une liberté et de pouvoirs considérables.

Mais à un Parlement surpuissant, les fondateurs de la Vème République substituèrent un

Parlement soumis, impuissant, peut-être même inutile, du fait des excessives restrictions qu’il dut

subir. Cette obstruction s’est faite au profit du pouvoir exécutif, jusque-là affaibli par une instabilité

gouvernementale, par le périmètre élastique du domaine de la loi et par l’absence d’une légitimité du

gouvernement à contrôler la procédure législative. Certes, un rééquilibrage des pouvoirs était

nécessaire, mais « jamais sans doute, au cours de deux siècles d’histoire du parlementarisme pourtant

142

ibid 98 143

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

61

riche en innovations constitutionnelles, on n’a vu une telle débauche de moyens mis au service de la

suprématie du pouvoir exécutif, une telle combinatoire d’instruments de discipline parlementaire »

(Arnaud Montebourg et Bastien François)144

. Les pères fondateurs de la Vème République donnèrent

un nom à cette situation : « le parlementarisme rationalisé ».

Dès lors, à partir de 1958, les pouvoirs du gouvernement doivent primer sur la délibération,

sur la concertation, sur le débat au sein de l’hémicycle du Palais Bourbon. En outre, l’irresponsabilité

dont bénéficient le Président de la République et les membres du gouvernement s’est peu à peu

diffusée à l’ensemble de la classe politique et donc des parlementaires. Ce Parlement diminué, réduit à

un rôle de chambre d’enregistrement de la volonté gouvernementale, a vu ses rangs gonfler de

parlementaires incompétents, s’accrochant à leur siège durant plusieurs décennies, cumulant les

mandats et érigeant en règle l’absentéisme, ne délibérant pas, ne contrôlant pas le gouvernement mais

plutôt s’auto-flagellant et n’ayant donc pas d’utilité déterminante pour la société. A l’inverse de cette

dynamique, la refonte démocratique inhérente à une nouvelle République s’appuie sur un Parlement

revalorisé ainsi que véritablement exemplaire et représentatif – deux avancées nécessaires à un régime

primo-ministériel et, par-dessus tout, devenues essentielles dans cette crise démocratique qui touche de

plein fouet l’image des parlementaires français.

La rationalisation du parlementarisme ou la pollution de la démocratie française ?

La Vème République est vue comme une véritable révolution constitutionnelle en ce qu’elle

marque un virage complet par rapport aux deux République précédentes. En effet, elle restreint les

marges de manœuvre, elle corsète les pouvoirs du Parlement par le biais de moyens considérables à

cette fin : l’organisation du débat et le contrôle de l’ordre du jour par le pouvoir exécutif, la limitation

du nombre des commissions parlementaires, l’irrecevabilité financière des amendements, la restriction

du domaine de la loi et l’extension du pouvoir réglementaire, la mise en place de moyens pour

contourner la délibération du Parlement dans le processus législatif (le vote bloqué, l’article 49-3, …),

etc. En somme, la Constitution de 1958 a posé des règles d’une sévérité extrême pour affaiblir le

pouvoir législatif. Cependant, comme le rappelle Edouard Balladur, ce revirement de situation s’est

aggravé, en 1958, par l’accumulation de deux systèmes : d’une part, le parlementarisme rationalisé,

« qui justifie que le gouvernement ait toute une série de pouvoirs de contrainte sur le Parlement, des

dispositions qui auraient été tout à fait justifiées si le régime n’avait été que parlementaire » ; et

d’autre part, « l’affirmation de pouvoirs présidentiels indépendants du Parlement » créant un certain

« équilibre instable » sous la Vème République145

. Ce déséquilibre s’est par ailleurs accentué au profit

du pouvoir exécutif lorsque le chef de l’Etat fut élu au suffrage universel direct et que le fait

144

ibid 68 145

ibid 98

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

62

majoritaire fut consacré. Dès lors, le Parlement apparaît subordonné au pouvoir exécutif et, de ce fait,

il délibère peu car sa décision est coordonnée à la volonté gouvernementale.

En outre, il faut toutefois rappeler que l’affaiblissement du Parlement, dans cette mise en

cause de l’équilibre des pouvoirs tel qu’institué dans l’histoire de la République française ante 1958,

n’aurait pas eu la même efficacité s’il n’avait pas reçu l’assentiment des concernés. En effet, l’ « auto-

flagellation parlementaire », comme l’appelle Yves Mény, a joué un grand rôle dans cette légitimation

du parlementarisme rationalisé et notamment par deux facteurs principaux : « en premier lieu,

l’apprentissage de la discipline majoritaire s’est effectué de manière quasi-militaire, les députés

entérinant plus ou moins sans broncher les ukases gouvernementaux relayés par la direction du

groupe parlementaire ; en second lieu, le Parlement s’est marginalisé et s’est parfois cantonné dans le

rôle d’une simple machine à voter en raison du faible professionnalisme et de l’absentéisme des

parlementaires »146

. La discipline majoritaire a ainsi mis en place un frein au volontarisme politique

des députés en les transformant en soldats dociles du gouvernement dans l’hémicycle du Palais

Bourbon. La conséquence ? La disparition de la principale mission démocratique du Parlement, à

savoir la discussion, la délibération, le débat. « Il n’y a pas de délibération s’il n’est pas possible de

faire évoluer sa position en fonction des arguments auxquels on est confronté. Est-ce que la

délibération comme fruit de l’argumentation peut être possible dans un parlement politique

classique ? De moins en moins, parce que chaque parlementaire est d’abord déterminé par son

appartenance politique », ajoute Pierre Rosanvallon147

pour montrer en quoi la discipline de parti

entrave considérablement le débat parlementaire. Du fait de leur dépendance totale au gouvernement,

les députés de la majorité ne confronte pas des arguments, ne présentent pas leurs idées personnelles,

leurs convictions, mais se font plutôt les relais de la volonté gouvernementale. S’éloigne en ce sens

l’idéal délibératif du parlement à mesure que les capacités de discussion, de délibération et

d’argumentation s’amenuisent. D’où l’incompréhension de plusieurs députés de la majorité actuelle

que l’on qualifie de « frondeurs » pour le seul fait qu’ils affirment leur désaccord à l’encontre de

« certaines » décisions du gouvernement – des décisions par ailleurs contraires à leurs engagements de

campagne. Ainsi, lorsqu’on lui reproche de voter contre l’avis du Président de la République, Pouria

Amirshahi répond, en fervent défenseur du principe de séparation des pouvoirs, qu’il fait partie du

pouvoir législatif et qu’il n’est donc pas un porte-parole du pouvoir exécutif. Laurent Baumel poursuit

dans la même ligne : « la domination repose largement sur le consentement des dominés eux-mêmes.

Le déroulement des discussion à l’Assemblée nationale est ainsi structuré par toute une série de rites

manifestant la soumission volontaire et satisfaite des députés majoritaires à leur gouvernement »148

. Il

146

ibid 55 147

ibid 18 148

ibid 102, p. 46

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

63

convient de souligner l’exemple d’autodestruction délibérée du droit d’amendement dans lequel le

député défend, dans un premier temps, son amendement avec conviction, puis, dans un second temps,

après avis défavorable du ministre et du rapporteur, le retire en bon soldat. Si toutefois, le député

décidait de ne pas retirer son amendement et que ce dernier était susceptible d’être adopté en séance, le

ministre a la possibilité de la suspendre pour rappeler à l’ordre le député récalcitrant dans les couloirs

de l’Assemblée nationale. Ainsi va le débat démocratique dans l’enceinte du Parlement, ainsi va la

liberté de décision des parlementaires qui pourtant est érigée en principe fondateur de la démocratie

française dans le titre IV de la Constitution de 1958.

Suite à ce propos liminaire sur le parlementarisme rationalisé, son avènement au début de la

Vème République puis son apprentissage et son intériorisation par les parlementaires eux-mêmes, il

convient à présent de présenter et d’analyser dans le détail l’architecture, savamment pensée, de la

rationalisation du parlementarisme pour en démontrer les effets néfastes sur la vie démocratique du

pays. Alors que le Parlement demeure un acteur démocratique incontournable – par ses fonctions de

représentation, de contrôle et de décision, par le débat démocratique organisé en son sein où

s’affrontent la majorité et l’opposition parlementaires –, de Gaulle décida de contraindre son

impérialisme et d’anéantir le régime des partis dont il avait horreur, mais s’employa en même temps à

construire un système empêchant, tout simplement, le Parlement d’exister. Avant toute chose, il suffit

de mettre en parallèle l’article 24 de notre Constitution et la réalité pour déceler un immense décalage :

« Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ».

En ce sens, le texte de 1958 consacre, en théorie, les trois missions principales du Parlement, à savoir

la décision, le contrôle et l’évaluation.

Premièrement, la conduite effective du pouvoir contredit la théorie classique du régime

représentatif voulant que les représentants du peuple délibèrent, fabriquent et votent les lois ainsi que

le budget. Ce portrait idéalisé repose sur des suppositions que la pratique a réduites à néant. En effet,

Yves Mény rappelle que « le Parlement n’a ni la compétence ni les moyens de faire la loi. Il ne

dispose ni de son temps ni de son ordre du jour. Son indépendance n’est qu’un mot »149

. Actuellement,

le Parlement n’a pas les moyens (ou la volonté) de préparer des propositions de loi et – quand bien

même il y parvenait – de les adopter. Cette fonction d’initiative législative est pleinement entre les

mains du gouvernement, à l’inverse des dispositions de l’article 39 concluant que « l’initiative des lois

appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement ». Cependant, selon

Guy Carcassonne, cette disproportion entre projets de loi et propositions de loi est pour le moins

« normale », pour ne pas dire « légitime ». Il ne convient donc pas de s’en inquiéter et de tenter d’en

apporter des solutions. « Dans toutes les démocraties modernes, les projets sont à l’origine de plus de

149

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

64

80% des lois. Dans toutes les démocraties modernes, l’exécutif est mieux outillé que le législatif pour

préparer des textes. Dans toutes les démocraties modernes, le pacte majoritaire conduit les

parlementaires à laisser au gouvernement qu’ils soutiennent le soin de conduire la politique voulue en

commun »150

. Voir dans ce déséquilibre un indicateur de l’abaissement du Parlement est donc

particulièrement insensé pour Guy Carcassonne. Effectivement, il est logique que le gouvernement ait

une prépondérance dans l’initiative législative afin de mettre en œuvre le programme pour lequel il a

était nommé, même si le Parlement devrait tout de même détenir les moyens de proposer et d’adopter

les lois qu’ils jugent nécessaire. Or, le problème n’est pas tant dans cette disproportion, mais plutôt

dans l’incapacité du Parlement à négocier, débattre, amender ou rejeter les projets de loi du

gouvernement. D’une part, le domaine de la loi est défini restrictivement par l’article 34 ainsi que par

la concurrence du pouvoir réglementaire (article 37) et du recours illimité aux ordonnances (article

38). En effet, la combinaison des articles 34 et 37 reflète une révolution par rapport à la conception

traditionnelle de la procédure législative. A partir de 1958, les domaines de compétence de la loi sont

encadrés par la Constitution et, par ce biais, disparait la souveraineté du Parlement. « Réputée

expression de la volonté générale, la loi n’avait connu aucune véritable limite, ce qui lui permettait de

légiférer sur tout et à n’importe quel moment. […] [Aujourd’hui] il ne lui suffit plus de vouloir pour

pouvoir. Son champ d’action est circonscrit, et divers moyens sont prévus pour l’y cantonner » (Guy

Carcassonne)151

. Cependant, il faut nuancer cette restriction du domaine de la loi, car cette délimitation

a peu à peu été oubliée, le Parlement légiférant dans des domaines non inscrit dans l’article 34.

Inversement, le domaine du règlement s’est, lui aussi, considérablement élargi, la délimitation des

articles 34 et 37 devenant de plus en plus poreuse. Mais la loi est aussi concurrencée par le référendum

(certes moins fréquemment), les décisions des collectivités territoriales et les résolutions de l’Union

européenne. La loi doit aussi subir les conséquences de la personnalisation de la vie politique et de

l’égo surdimensionné de ministres jugeant indispensable d’attacher leur nom à une loi afin de laisser

une trace de leur passage au gouvernement. Dès lors, selon Guy Carcassonne, désormais, « la

demande de loi est devenue incontrôlée, l’inflation législative a suivi, le genre régressant en qualité

au rythme auquel il progresse en quantité. On légifère par réflexe plus que par raison, rares sont les

lois pensées. Des textes préparés à la hâte et adoptés dans la précipitation révèlent très vite des

malfaçons que sont supposés corriger d’autres textes préparés à la hâte et adoptés dans la

précipitation, qui eux-mêmes… »152

. D’autre part, le droit d’amendement des parlementaires est

excessivement restreint par le principe de l’irrecevabilité financière consacrée par l’article 40 de la

Constitution (« Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas

recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquences soit une diminution des ressources

150

ibid 52, p. 201 151

ibid 52, p. 179-180 152

ibid 52, p. 185

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

65

publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique »). Ainsi, les amendements

contrevenants à ce principe ne sont ni examinés, ni votés, ni mêmes distribués. Ils ne passent pas le

filtre de la Commission des finances utilisant l’irrecevabilité financière démesurément. Elle est

absolue, mais de manière générale, toute loi (ou tout amendement) peut être jugée coûteuse, entraînant

par conséquent une hausse de la dépense publique. L’application outrancière de l’article 40 s’est

parfois révélée absurde, à l’image de René Pleven, Garde des Sceaux, qui jugea irrecevable la

proposition d’un député de supprimer la peine de mort pour le simple motif que l’emprisonnement (en

remplacement de l’exécution) augmenterait la dépense publique de l’administration pénitentiaire. De

plus, les parlementaires se sont vu retirer leur mission historique de vote du budget. En véritable

simulacre, le vote de la loi de finances reflète l’essentiel de leur compétence en la matière (c’est dire la

faible capacité du Parlement à jouer sur la politique budgétaire du pays). Ce constat s’aggrave lorsque

l’on analyse la reconduction de 95% du budget d’une année sur l’autre, les 5% restants étant consacrés

au remboursement de la dette publique. Les choix budgétaires du gouvernement n’impliquent donc

jamais la consultation des parlementaires (il en va de même pour la politique internationale). Enfin, le

gouvernement dispose de deux armes redoutables pour contraindre le Parlement d’adopter les textes de

loi sans les modifier, ni même les débattre : le recours au vote bloqué et la mise en jeu de la

responsabilité gouvernementale sur le vote d’un texte (plus connue sous le nom de 49-3). Concernant

l’utilisation du vote bloqué, le gouvernement interpelle les parlementaires en leur demandant de

statuer sur l’intégralité (ou une partie) d’un projet de loi, par le biais d’un vote unique, en ne prenant

en compte que les amendements gouvernementaux. Cette arme, permettant d’ « éviter que le texte

initial ne soit défiguré ou dénaturé au cours de la discussion » (Arnaud Montebourg et Bastien

François)153

, réduit considérablement le rôle et l’influence du Parlement dans le processus législatif

qui, pourtant, est de son ressort. S’agissant du 49-3 à présent, ce dispositif permet au gouvernement de

mettre en jeu la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un projet de loi. On pourrait croire que

son utilisation reflète une prise de risque, de la part du Premier ministre, de voir le gouvernement

tomber et avec lui le texte de loi en question. Cependant, cette arme (une nouvelle bizarrerie unique au

monde) n’a jamais entraîné le renversement d’un gouvernement, mais a plutôt permis de discipliner la

majorité parlementaire. Toute la perversité, tout le vice de cette procédure résident dans le fait qu’elle

n’est utilisée que pour couper court au débat démocratique, pour éviter que les parlementaires ne

fassent ce pour quoi ils ont été élus (c’est-à-dire délibérer, amender un texte de loi, confronter des

arguments, …), pour les contraindre (plutôt que de les convaincre) à adopter une loi qui peut aller à

l’encontre des convictions de certains, et non pour mettre un terme à une procédure législative qui

s’enlise et retarde le calendrier gouvernemental. Guy Carcassonne y a alors apporté toute sa lumière

pour décrire avec splendeur une arme d’une noirceur infinie, allant par ailleurs dans le sens de ceux

153

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

66

que l’on nomme les « frondeurs » dans le cas de la loi El Khomri : les députés de la majorité « n’ont

d’alternative qu’entre se résigner à ce à quoi ils rechignent, ou bien ouvrir une crise grave qui, de

plus, peut conduire à la mise en cause de leur propre survie par la dissolution. Jusqu’ici, ils ont

toujours choisi la première solution. […] Le Problème était celui de cette dérive qui avait vu se

banaliser une arme dont l’utilisation devait rester exceptionnelle. Elle était faite pour des

gouvernements fragiles, elle fut utilisée par des gouvernements forts d’une large majorité, qu’ils

étaient pourtant incapables de convaincre. Elle était faite pour conclure un débat qui ne pouvait

aboutir autrement, elle fut utilisée pour y couper court. Elle était faite pour mettre les députés devant

leurs responsabilités, elle fut utilisée pour les en soulager ou affranchir le gouvernement des siennes.

[…] [Elle] contribue à entretenir l’idée répandue chez les députés, qu’il est vain de contrarier le

gouvernement puisque celui-ci aura toujours le dernier mot grâce à cette arme »154

. Autre exemple

fondamental de restriction du rôle du Parlement dans la procédure législative, la limitation à six du

nombre des commissions parlementaires a entraîné une limitation en retour de leur spécialisation.

Tous les projets de loi passant devant les différentes commissions compétentes, ces dernières sont vite

débordées, ce qui contraint leur temps d’analyse et d’amendement des lois et restreint

considérablement la qualité du travail parlementaire et, partant, la qualité de la législation française

également. En somme, la fonction décisionnelle, le volontarisme politique et la force de la conviction

des parlementaires se retrouvent particulièrement amoindris dans la procédure législative.

Deuxièmement, le Parlement de la Vème République apparaît incapable de remplir sa mission

de contrôle du gouvernement et son corollaire, l’évaluation des politiques gouvernementales. Dans la

tradition démocratique héritée de deux cents ans d’histoire du parlementarisme, l’une des fonctions

principales du Parlement était de contrôler les décisions du gouvernement – un gouvernement par

ailleurs responsable devant le Parlement. « Contrôle et évaluation – y compris de la législation elle-

même, trop souvent adoptée dans la précipitation et sans réflexion – ont été les parents pauvres de la

Vème République » va jusqu’à déclarer Guy Carcassonne155

. Pourtant, l’article 24 de la Constitution

fait expressément mention de cette double mission du Parlement. Cependant, à l’inverse de leurs

homologues européens, les parlementaires français ne mobilisent que trop peu leur temps de travail à

l’évaluation des politiques publiques. En effet, c’est incontestablement dans le domaine du contrôle de

l’action du gouvernement que les parlementaires se sont le moins bien adaptés aux transformations

institutionnelles de la Vème République ainsi qu’à l’évolution des mœurs et des manières de

gouverner au cours de la fin du XXème et du début du XXIème siècle. Théoriquement, le contrôle

peut prendre diverses formes. Il peut s’agir, d’une part, d’un contrôle purement et simplement partisan

en ce qu’il reflète la critique de l’action gouvernementale par les parlementaires de l’opposition et la

154

ibid 52, p. 254 155

ibid 52, p. 141

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

67

présentation de contre-propositions, de points de vue antagonistes sur la conduite des affaires du pays.

Cependant, les parlementaires de l’opposition se gardent bien de prendre le risque de faire des

propositions, car, dépourvus de pouvoirs constitutionnels propres et de pouvoirs de sanction, ils

demeurent dans une position confortable et limitent ainsi leur action à la simple critique. Mais malheur

à ceux qui tenteraient d’approuver les initiatives de la majorité parlementaire et du gouvernement :

légitime comme illégitime la critique doit être totale et permanente durant l’intégralité du quinquennat.

D’autre part, après le contrôle « inoffensif » de l’opposition, les parlementaires ont aussi les moyens

de contrôler le gouvernement en le sanctionnant, un fait rarissime pour ne pas dire impossible tant que

la discipline majoritaire entravera le volontarisme des parlementaires. Dans le cas de l’utilisation de

l’article 49-3 concernant la loi El Khomri, les frondeurs et les députés d’extrême gauche ont préféré

déposer leur propre motion de censure, tout en sachant qu’ils ne rassembleraient pas les 58 signatures

nécessaires (sans doute ont-ils fait exprès de ne pas les rassembler), plutôt que de franchir le Rubicon

en votant la motion de censure déposée par l’opposition de droite qui aurait entraîné sans nul doute le

renversement du gouvernement. Selon Yves Mény, « on ne conçoit pas un régime parlementaire sans

[la question de confiance et la motion de censure], mais en même temps, on ne se fait guère d’illusion

sur leur impact »156

. En effet, la motion de censure de gauche n’a eu qu’un effet dissuasif limité auprès

du gouvernement, celui-ci allant jusqu’à menacer les frondeurs d’une éviction du Parti socialiste.

Mais, même dans ce cas extrême, cette procédure n’eut aucun impact sur le gouvernement, d’une part,

la motion de censure de gauche n’a pas abouti et, d’autre part, le projet de loi est resté inchangé. Ce

mode de contrôle politique du gouvernement est donc englué dans le système majoritaire que les

parlementaires eux-mêmes ont intériorisé. Qu’une majorité parlementaire soutienne de manière

générale son gouvernement est une donnée essentielle. Cependant, que le gouvernement soit

intouchable au point qu’il contraigne les députés de la majorité parlementaire à approuver toutes ses

décisions sans les débattre, ni même modifier les dispositions pour lesquelles ils sont en désaccord, est

devenue excessif, destructeur et, surtout, anti-démocratique. Dès lors, pour résumer ces deux premiers

types de contrôle du gouvernement par le Parlement, la fameuse citation de Laurent Fabius est un

passage inévitable : « L’Assemblée nationale, c’est simple. Si tu es dans l’opposition, tu ne peux pas

l’ouvrir, et si tu es dans la majorité, on te demande de la fermer ». Le rôle politique du parlement est

par conséquent pure fiction : il délègue la quasi-totalité de son pouvoir d’initiative des lois au

gouvernement, et se contente d’adopter les décisions de ce dernier sans intervenir de manière

déterminante dans le processus législatif. Paul Alliès déclare alors qu’ « on ne s’étonnera pas que les

citoyens finissent par s’en apercevoir et fassent preuve de plus en plus de scepticisme à l’égard de la

démocratie pluraliste »157

et, partant, à l’égard des parlementaires. Il est donc impossible de rendre au

Parlement, majorité comme opposition, les moyens de peser sur les décisions qui font le quotidien des

156

ibid 55 157

ibid 94, p. 24

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

68

Français, sans remettre en cause, ne serait-ce que timidement, les principes de la discipline de parti et

du fait majoritaire. Enfin, un troisième type de contrôle de l’action du gouvernement – plus subtil et

moins fréquent, plus complexe et moins médiatique, mais tout aussi noble – requiert beaucoup de

travail et d’énergie, d’abnégation et de volonté : il s’agit de contrôles et d’évaluations ponctuels sur

certaines actions précises du gouvernement par diverses voies, telles que les questions écrites, la

participation active aux commissions d’enquête ou de contrôle, aux rapports des commissions

sectorielles, aux missions d’études, aux auditions, … Les députés, par le biais de leur mission de

contrôle, assurent le suivi de la mise en œuvre et de l’exécution de la loi, ainsi que son impact. La

qualité de l’évaluation des politiques publiques reflète un des principaux critères permettant de juger

de la modernité et de la performance du pouvoir législatif. Or, ce type de contrôle ne saurait être

efficient (ou suffisant) tant que l’esprit partisan prévaut sur la réflexion, sur l’argumentaire, sur une

investigation honnête et complète. Aujourd’hui, les députés sont démunis et n’ont pas les capacités

pour entreprendre une évaluation complète des politiques publiques.

L’analyse et l’inventaire des « tares » du parlementarisme rationalisé ne peuvent pas non plus

nier les incohérences et les perversions démocratiques inhérentes au fonctionnement de la deuxième

chambre du Parlement, à savoir le Sénat. Gérontocratie, cumul des mandats, irresponsabilité,

éloignement des citoyens, … le Sénat concentre de nombreuses anomalies démocratiques que les

Français relèvent et critiquent de plus en plus. La question du devenir de cette deuxième chambre du

Parlement doit donc se poser, tout comme celle de son maintien, au vue des dysfonctionnements

incessants du bicaméralisme français. Au lieu de favoriser le débat et la participation des citoyens à la

vie politique, le Sénat et le bicaméralisme entraînent blocages de la fonction délibérative du Parlement

et incompréhension des citoyens quant à la complexité de la navette parlementaire et l’illégitimité

d’une assemblée qu’ils n’ont pas eux-mêmes désignée. Ainsi, une rénovation du bicaméralisme

français paraît inévitable pour redonner sens au pouvoir législatif aux yeux des Français et garantir les

moyens de mettre en œuvre les prérogatives qui sont les siennes de manière coordonnée et non

contradictoire. Les propositions ne manquent pas concernant une réorientation du fonctionnement et

de l’organisation du bicaméralisme français, mais les réformes peinent à voir le jour depuis l’échec de

Charles de Gaulle en 1969. Alors que plusieurs pays se sont lancés dans une réorganisation du

bicaméralisme, tout en le conservant, en abaissant les pouvoirs de la chambre basse, à l’instar de

l’Italie, la France, elle aussi, doit se lancer dans le débat du devenir du Parlement plutôt que de

sombrer dans un immobilisme qui attise tous les jours un peu plus les critiques de citoyens qui ne

comprennent pas le rôle du Sénat, sa légitimité dans le vote des lois et celle des sénateurs dont

l’élection leur échappe. Tandis que, jusqu’à présent, on a demandé aux Français de choisir entre un

parlement monocaméral et un parlement bicaméral, il conviendrait de s’intéresser aux pouvoirs réels

du Parlement, à son organisation et à sa légitimité dans l’exercice du pouvoir législatif. Il s’agira donc

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

69

d’explorer les différentes options de réforme et de modernisation du bicaméralisme français pour

avancer les orientations souhaitables et nécessaires.

Un Parlement qui s’autodétruit tant objectivement dans la pratique réelle du

pouvoir que subjectivement aux yeux des Français par des défauts d’exemplarité et

de représentativité

Les parlementaires seraient donc ces représentants de la Nation auxquels la Constitution de

1958 (par les dispositifs du parlementarisme rationalisé et la concurrence entre les deux chambres du

Parlement) et ses évolutions (le fait majoritaire, l’inversion du calendrier électoral, …) auraient

contraint leurs pouvoirs, corseté leurs marges de manœuvre et privé de moyens de réaliser les missions

pour lesquelles ils ont été élus. Pourtant, il ne faut pas conclure hâtivement à un tel constat. Certes, la

Constitution de la Vème République et l’héritage gaulliste pèsent lourd dans l’équilibre des pouvoirs

tel qu’institué dans ce parlementarisme rationalisé, que je décris dans ces quelques paragraphes

précédents, mais les députés et leur extrême docilité ont joué un rôle considérable dans cette

affaiblissement de l’Assemblée nationale. La façon par laquelle le gouvernement traite cavalièrement

la Chambre haute du Parlement n’est donc pas la seule cause de cette dérive du parlementarisme

rationalisé. Entre aussi en jeu ce que Yves Mény appelle l’ « auto-flagellation » des députés158

.

Guy Carcassonne va encore plus loin. Selon le constitutionnaliste français, les députés

détiennent tous les pouvoirs possibles et inimaginables, sans exception. Alors qu’ils détiennent autant

voire plus de pouvoirs que leurs homologues des régimes parlementaires voisins, les députés français

ne s’en saisissent pas. « C’est le serpent qui se mord la queue ! Le Parlement a un droit de vie ou de

mort sur la loi, sur le gouvernement, un droit illimité d’interpeller le gouvernement, d’amender la loi,

de voter ou non le budget, d’allouer les crédits, de contrôler la totalité des administrations, … […] Le

problème réside dans le fait que les parlementaires sont à ce point aliénés à la volonté

gouvernementale qu’ils n’ont pas conscience de la puissance phénoménale qui est la leur, et ne se

trouvent que quelques uns en séance. S’ils étaient plus nombreux à être présents, ils prendraient

conscience de la réalité de leur pouvoir et seraient en mesure de l’exercer. N’étant pas nombreux, ils

n’en ont pas conscience. N’en ayant pas conscience, ils ne sont pas nombreux. Voilà la raison pour

laquelle le Parlement est mué »159

. En effet, comme le souligne Guy Carcassonne, l’absentéisme des

députés est une des causes principales de cet affaiblissement de l’Assemblée nationale. Il est bon ton

de répéter toujours les mêmes arguments pour le moins discutable. D’un côté, lorsqu’on dit qu’ils sont

présents au moins deux jours par semaine, il convient de rectifier cette affirmation. En effet, pour une

écrasante majorité, ils sont présents à l’Assemblée nationale à partir du mardi matin, lors de la réunion

158

ibid 55 159

ibid 98

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

70

de groupe, jusqu’au mercredi après-midi, lors des séances de questions au gouvernement, après quoi

ils se « volatilisent ». En somme, leur présence équivaut à une trentaine d’heure maximum… D’un

autre côté, lorsqu’on dit que s’ils ne sont pas dans l’hémicycle, ils sont tout de même présents en

commission. Ceux qui répondent trop facilement avec cette excuse, qui semble indépassable à

première vue, oublient néanmoins que le journal officiel rend compte de la présence des députés en

commission et démontre que le travail en commission n’est l’apanage que d’une minorité de députés.

Le cumul des mandats et l’enracinement local qui en découle amènent les députés cumulards à

privilégier les sollicitations au niveau local dans leur circonscription, ainsi que leur mandat local, au

détriment de leurs fonctions législatives qu’ils négligent, à l’exception des retransmissions

télévisuelles des mardis et mercredis après-midi. Enfin, dernièrement, lorsqu’on dit que seuls les

députés intéressés et compétents doivent intervenir et affirmer leur présence dans l’hémicycle par des

expertises parlementaires de qualités que les députés non concernés ne peuvent offrir à l’auditoire, que

ces députés compétents sont les seuls à même de fournir un travail de qualité tandis que les autres

députés nuiraient à la bonne tenue et à l’efficacité des débats, il faut alors souligner qu’heureusement

seuls ces grands sages travaillent à l’élaboration de la législation française, et pour preuve, elle est

d’une admirable qualité ! Sortons un instant de l’ironie pour montrer tout ce qu’il y a de plus absurde

dans cette tentative de légitimation de l’absence de la quasi-totalité des députés en séance. Guy

Carcassonne parvient d’ailleurs à démontrer la nécessité que chaque député, et pas seulement les

« spécialistes », participe dans l’élaboration de la législation, en affirmant que « le rôle d’une

assemblée, la vertu admirable, parfois magique, d’une assemblée, réside dans l’intervention du huron,

l’intervention de l’homme de bon sens. Une loi ne doit jamais être faite entre les seuls spécialistes.

Que les spécialistes y contribuent et y pèsent d’un poids essentiel, soit. Mais, de grâce, que les non-

spécialistes qui sont évidemment des parlementaires et qui sont comptables de leur population et d’un

certain nombre de réalités puissent le faire ! »160

. Rien, pas même ces trois argumentaires

irrecevables, ne pourront légitimer l’absentéisme des parlementaires français, cet absentéisme qui

nourrit l’affaiblissement du Parlement français dans ces rapports de force avec le pouvoir exécutif.

Yves Mény en conclue que « la diminutio capitis de la représentation nationale n’eut pas été si

profonde et si constante si les députés eux-mêmes n’avaient pas prêté la main à l’opération »161

.

Les pouvoirs des députés pourront toujours être étendus, mais pour quoi faire de plus ? La

culture de la soumission est à ce point déterminante dans le travail des députés, qu’ils se sentent

dépossédés, s’abstiennent de remplir leurs missions et ne se saisissent pas des moyens d’exister. En

2008, la réforme constitutionnelle, même si son impact fut plus limité que ce qu’ont affirmé les

participants au groupe de travail, a offert aux représentants de la Nation de jouer un rôle plus

160

ibid 98 161

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

71

important dans les affaires du pays (réglementation de l’utilisation de l’article 49-3, accroissement du

pouvoir des commissions sectorielles, davantage de marges de manœuvre dans la fixation de l’ordre

du jour, contrôle du pouvoir de nomination, possibilité de mettre fin à l’engagement des forces armées

françaises, l’élaboration d’études d’impact accompagnant les projets de loi afin que soit expliqué

pourquoi la législation actuelle doit être modifiée, …). En outre, la fin du cumul d’un mandat national

et d’un mandat local permettra, à compter de 2017, d’avoir (espérons-le) des députés de plein exercice.

Si elles ne remettent pas en cause l’essence de la Vème République, c'est-à-dire la suprématie du

pouvoir exécutif et sa domination sur le pouvoir législatif, les députés pourront se saisir de ces

avancées afin de s’investir davantage et de manière plus efficace et mieux organisée. En effet, les

institutions de la Vème République demeurent inchangées, mais les textes ne régissent pas tout, la

pratique politique étant aussi importante. Depuis 1958, cette culture de l’exécutif, cette culture de la

soumission des députés, s’est développée, renforcée et diffusée durant les renouvellements de la

Chambre haute du Parlement. Cependant, avec un tel renouvellement de l’hémicycle, lors des

élections législatives de 2012, les citoyens étaient en droit d’attendre davantage de leurs représentants

et surtout avaient l’espoir d’avoir des représentants revendiquant haut et fort leur puissance et non des

représentants englués dans les logiques de discipline de parti. Une nouvelle fois les espoirs laissèrent

place à la déception au vu de la docilité des députés de la majorité parlementaire de la XIVème

législature. Les élections législatives de 2017 reflèteront-elles donc ce grand renouvellement de la

classe politique tant attendue, ce grand changement dans la manière de penser la fonction et

l’indépendance parlementaires ? Sans être pessimiste, rien n’est moins sûr.

Alors qu’une grande partie des députés de la majorité votent machinalement les textes du

gouvernement, d’autres, les frondeurs (occasionnels ou inconditionnels), lorsqu’ils sont en désaccord

avec un projet de loi du gouvernement, s’abstiennent mais ne votent pas contre. Du moins, c’est ce

qu’ils ont toujours décidé de faire jusqu’au projet de loi El Khomri pour lequel ils étaient partagés

entre l’abstention et le vote négatif, ce qui a poussé Manuel Valls à utiliser le 49-3. Entre le vote

militaire et docile, les tentatives limités d’amender les projets de loi dans des aspects minimes, et le

vote négatif ou l’abstention pour marquer l’opposition à une loi qui n’a jamais fait l’objet

d’engagement de campagne devant les électeurs, les députés de la majorité se déchirent, la situation

étant propice au passage en force et au déni de démocratie. Comme le rappelle Edouard Balladur,

« pour que les gens aient envie d’exercer un pouvoir, il faut qu’ils aient le sentiment d’exercer ce

pouvoir et qu’ils le détiennent »162

. Guy Carcassonne l’a montré, les députés détiennent ce pouvoir

(même s’il est en grande partie contraint par divers dispositifs), mais, pour beaucoup d’entre eux,

n’ont pas le sentiment de l’exercer ou n’ont pas envie de l’exercer, au vue de l’action (ou plutôt

l’inaction) de nombreux députés de la majorité parlementaire. En effet, les députés de la majorité sont

162

ibid 98

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

72

à ce point aliénés à la culture de la soumission sans discussion au gouvernement qu’ils ont une image

restrictive de leurs pouvoirs, de leurs marges de manœuvre et des moyens de réaliser les missions qui

sont les leurs. Le constitutionnaliste français résume parfaitement cette soumission acceptée des

députés français, une citation qui a nourri ma vision des choses : « En Allemagne, en Espagne, quand

il y a plusieurs centaines de députés présents en séance, plusieurs dizaines de députés présents en

commissions, quand le ministre vient déposer son projet, il passe un moment autrement plus difficile

que quand le ministre français vient déposer son projet à l’Assemblée nationale devant des députés de

la majorité tétanisés et des députés de l’opposition montés sur des ressorts, chacun étant ainsi

condamné à son rôle convenu dont il ne sort pas »163

. Le Parlement français ne peut pas demeurer

cette chambre d’enregistrement docile au possible, mais doit faire prévaloir son pouvoir de

délibération des lois du gouvernement pour chercher non pas un renoncement de ce dernier ou, à

l’inverse, un passage en force, mais plutôt une concertation afin d’aboutir à une position commune

(rendue possible par l’évolution du pouvoir exécutif développée précédemment et par celle du pouvoir

législatif introduite en ces termes). En effet, le rapport de force entre exécutif et législatif ne doit pas

se résumer au « tout ou rien » que nous impose le gouvernement Valls depuis son avènement, à savoir

« tout » concernant, par exemple, la loi El Khomri appuyée par trois 49-3, et « rien » s’agissant, par

exemple, de la réforme constitutionnelle relative à l’état d’urgence ou à la déchéance de nationalité

(sans toutefois prendre de parti pris). Laurent Baumel, député de la majorité, décrit de l’intérieur cette

autodestruction des députés en rappelant qu’ils « se sont auto-convaincus qu’une rupture de la

discipline majoritaire débouche obligatoirement sur un grave désordre politique, nuisible à leur

propre camp. L’enjeu est d’arriver à admettre que la présomption de confiance qui doit évidemment

continuer de les lier, lorsqu’ils appartienne à la majorité, au président et au gouvernement ne leur

impose pas d’accorder, par avance, un soutien inconditionnel à tous les projets du gouvernement, ni

d’accepter d’être mis, comme les électeurs, devant le fait accompli de changements d’orientation

entérinés dans les cercles restreints du pouvoir où les membres les plus influents sont souvent

dépourvus de toute légitimité électorale. La possibilité d’assumer, le cas échéant, des divergences de

vue entre le gouvernement et les députés de son camp offrirait d’ailleurs des espaces de libertés aux

députés de l’opposition qui pourraient eux-mêmes, de temps à autre, transgresser la stérilité de

l’affrontement mécanique des blocs, dont la fameuse séance des questions au gouvernement offre une

illustration parfois bien navrante, pour accorder, en sens inverse, leur soutien à des choix

gouvernementaux qu’ils approuvent sur le fond »164

. Des évolutions seront proposées dans les

développements suivants afin de donner au Parlement les moyens d’exister dans l’élaboration des

politiques publiques mais aussi de demeurer un réel pouvoir législatif capable de faire entendre sa voix

163

ibid 98 164

ibid 102, p. 88

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

73

sur le long terme, mais encore faut-il que les parlementaires s’en saisissent afin que ces évolutions ne

soient, comme les précédentes, tombées dans l’oubli et dans la culture de la soumission du Parlement.

Les députés voient cette situation de soumission comme allant de soi, comme un fait contre

lequel il est vain de s’engager, stigmatisant par la même ceux qui seraient tentés de sortir du rang.

Mais les députés ne voient-ils pas que c’est leur image et celle de la noble institution qu’ils ont

l’honneur de représenter devant leurs concitoyens, qu’ils dégradent jour après jour en ne remplissant

que trop peu les missions pour lesquelles ils ont été élus, en ne respectant pas le contrat qu’ils ont

passé avec les électeurs, et pire (avec une approche populiste mais pour le moins légitime au vu du

sentiment général demeurant dans la population française) en ne faisant pas ce pourquoi ils sont payés

par les impôts des français ? En effet, aujourd’hui, les Français ont de plus en plus de mal à

comprendre ce qui légitime la rémunération des députés, sachant qu’il est dès lors convenu qu’ils

n’ont plus aucun pouvoir, ou plutôt qu’ils ne s’en saisissent pas, voire qu’ils cultivent l’absentéisme

chronique et qu’ils s’adonnent à crier, huer, lire le journal, jouer sur leur portable, etc. lorsqu’ils sont

en séance. Il est vrai que, à l’heure où la pression fiscale sur les foyers français est à son paroxysme,

des économies sont à chercher n’importe où, alors pourquoi pas au Parlement ? C’est ce que pensent

de nombreux Français aujourd’hui, alors que se creuse chaque jour un immense gouffre entre des

représentants coupés de leurs représentés et des citoyens appelant à davantage d’exemplarité chez ceux

qu’ils élisent. Ici réside une des causes de l’essoufflement démocratique que la France connaît

actuellement. Plutôt que de tenter de faire des économies sur la démocratie, il convient de redorer

l’idéal démocratique présent à différents degrés dans le cœur des Français, il convient d’exiger une

exemplarité sans faille dans la façon dont les députés remplissent leurs fonctions, il convient de poser

des règles, à défaut qu’une prise de conscience des députés aille de soi, pour cultiver cette exemplarité,

qu’elle rentre dans les mœurs par le biais d’un cercle vertueux entre, d’un côté, une pratique

respectueuse, responsable et redevable de la fonction parlementaire et, de l’autre côté, un attachement

plus prononcé des citoyens français à la démocratie délibérative et au rôle du Parlement. Bien sûr

l’instauration d’un système de règles pour contraindre les députés de modifier leur comportement

paraît inefficiente, mais la chaîne d’irresponsabilité qui horrifie les Français, partant du Président de la

République et se diffusant à l’ensemble de la classe politique française, est telle qu’il faut agir. La

prise de conscience et le changement volontaire sont très certainement préférables à la contrainte, mais

dans cette jungle sans règle, l’instauration de règles et leur force persuasive seront vu d’un très bon œil

chez les citoyens français. En effet, j’ai l’intime conviction, comme bon nombre de français, qu’aucun

changement ne se fera sans la mise en place de règles et de sanctions. Les députés ne feront pas

l’effort d’eux-mêmes. Comme le rappelle Matthias Fekl, « la démocratie suppose la confiance. C’est

le sens de la nécessaire moralisation de notre vie publique et de l’exigence d’exemplarité : à l’heure

où les Français consentent beaucoup d’efforts, ils sont plus que jamais en droit d’en attendre autant

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

74

de leurs élus et, plus généralement, de leurs élites »165

. Ces dernières années, l’indemnité

représentative de frais de mandat (IRFM) fait beaucoup débat. Or, les citoyens français

comprendraient réellement sa légitimité si certaines règles sont mises en place, à propos de

l’absentéisme et du comportement des députés par exemple, mais aussi de l’usage de cette IRFM, et de

la prévention des conflits d’intérêts. L’exemplarité est donc une denrée rare en politique. Il ne faut pas

seulement qu’elle devienne un simple principe réduit à néant par la pratique du pouvoir, mais plutôt

une règle, une condition pour pouvoir représenter le peuple ou pour continuer à le représenter.

Comment comprendre qu’un jeune SDF, volant un paquet de pates et un paquet de riz, soit sanctionné

de deux mois de prison ferme, alors que l’hémicycle du Palais Bourbon reçoit la visite hebdomadaire

de députés (Patrick Balkany et Sylvie Andrieux par exemple) qui n’ont rien n’exemplaire, si ce n’est

leur obstination à rester en place, malgré le discrédit dont ils souffrent, malgré les peines que la justice

leur a infligés, malgré le déshonneur républicain dont ils font l’objet. Les exemples ne manquent pas,

pourtant rien n’est fait pour que cela change.

En outre, mon propos liminaire dans cette réflexion qui est mienne sur les réponses à donner à

la crise démocratique française m’a amené à développer plusieurs pistes sur le manque de

représentativité des dirigeants politiques, et notamment de ceux que l’on appelle les représentants de la

Nation, les députés. Symboles de la démocratie représentative, ils reçoivent un mandat de leurs

électeurs et, partant, un « permis de gouverner » comme le souligne Pierre Rosanvallon, mais un

permis qui n’est pas assorti d’un « code de gouvernement avec des sanctions »166

. Comme nous

venons de le montrer, le devoir d’exemplarité des élus nécessite de fixer des règles. Mais leur manque

de représentativité ne peut pas être sanctionné. Cet autre facteur qui nourrit l’exaspération citoyenne à

l’égard de la démocratie française trouve sa source lors de l’élection, et même avant les élections, lors

de l’investiture des candidats par les partis politiques. C’est donc en amont des élections qu’il faut

introduire des dispositifs permettant de bénéficier d’une assemblée plus représentative de l’ensemble

des citoyens dans leur diversité. Effectivement, en premier lieu, le scrutin uninominal à deux tours

favorise les candidats des grands partis au détriment des petits candidats. En revanche, il permet aux

citoyens de désigner directement qui les représentera dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Ainsi, il

permet d’attribuer directement le pouvoir, ce qui crée une certaine relation représentés-représentant

impossible avec d’autres modes de scrutin. Désignation directe des représentants, certes, mais une

désignation qui exclue les petits candidats et avec eux les électeurs qui partagent leurs convictions.

Dans ces circonstances que faire ? Vers où aller pour créer les modalités d’une véritable assemblée

représentative de l’ensemble des opinions ? Mais cette « démocratisation de la démocratie » (Béligh

et Hamdi Nabli) ne s’arrête pas à la représentation de la diversité des opinions car elle suppose aussi

165

ibid 80, p. 72 166

ibid 18

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

75

« le renforcement de la représentativité – politique et sociologique – de la représentation

nationale »167

. En effet, l’idée que l’Assemblée nationale est devenue un « club de mâles blancs

bourgeois et sexagénaires » n’est pas vraiment un cliché. Certes, il faut se défère des généralités, mais

une grande part des députés français répondent de ce portrait. Par conséquent, au-delà du mode de

scrutin, et comme il a été fait pour la parité, l’ingénierie constitutionnelle et la comparaison des

dispositifs existants dans les démocraties voisines doivent nous permettre de trouver les moyens de

remédier à ce défaut de représentativité. D’une part, il est indispensable d’ouvrir les chances d’accéder

au poste de député aux jeunes générations, pour un renouvellement de la classe dirigeante du pays. Le

renouvellement, l’alternance, ne doivent plus se faire qu’entre les seules mains des gérontocrates.

D’autre part, l’hémicycle du Palais Bourbon doit être le théâtre dont les acteurs ne sont pas tous

« recrutés » chez les diplômés du supérieur, les fonctionnaires ou les professions libérales. Il est

nécessaire que les ouvriers ou les agriculteurs, par exemple, puissent davantage y avoir accès. Parce

que la France est un vieux pays d’immigration, la population française est riche d’une diversité

culturelle qu’il faut voir fleurir sur la scène politique. En effet, si certaines populations d’origines

étrangères ont été facilement intégrées dans les rangs de l’Assemblée nationale, les diversités visibles

quant à elles, celles issues des dernières vagues d’immigration, n’ont que trop peu accès aux élections

législatives. Comment remédier à ces inégalités d’accès entraînant en retour une inégalité de

représentation ? Bien sûr il est illusoire de penser que l’Assemblée nationale peut être le véritable

miroir de la société française dans son ensemble. Cependant, de nombreux dispositifs peuvent être mis

en place pour permettre des avancées en la matière. Repenser le Parlement de demain c’est donc aussi

ça, répondre aux exigences des citoyens concernant l’exemplarité et la représentativité des

représentants de la Nation ; c’est par conséquent réaffirmer les pouvoirs du Parlement pour qu’il

puisse agir indépendamment dans son rapport de force avec le gouvernement et ainsi couper court à

cette culture de la soumission et à cette « auto-flagellation » des députés ; c’est aussi lui permettre de

redorer son image vis-à-vis des citoyens afin que l’idéal démocratique refleurisse en France dans une

relation de confiance entre représentés et représentants.

Repenser le rôle et le fonctionnement du pouvoir législatif : comment redorer

l’image du Parlement dans un régime novateur ?

En 1962, lors des débats inhérents à la « réforme finale » de Charles de Gaulle, Paul Reynaud

s’exclama dans l’hémicycle du Palais Bourbon pour alerter contre les dérives présidentielles à venir,

celles qui ont fait de la Vème République un régime anti-démocratique dans lequel la décision d’un

seul homme prévaut sur la délibération de la représentation nationale : « Pour nous, républicains, la

167

ibid 20, p. 11

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

76

France est ici, au Parlement, et non ailleurs. Depuis 1789, les représentants du peuple savent

qu’ensemble ils sont la Nation et qu’il n’y a pas d’expression plus haute de la volonté du peuple que le

vote qu’ils émettent, après une délibération publique. Monsieur le Premier ministre, allez dire à

l’Elysée que notre administration pour le passé est intacte, mais que cette Assemblée n’est pas assez

dégénérée pour renier la République »168

. Depuis cette intervention magistrale, le Parlement français a

connu une période de silence et d’incapacité entrecoupée de bref moment de rassemblement historique

autour des grandes lois que la Vème République a vu naître.

Reparlementariser la vie politique française ne signifie pas revenir aux fondements du régime

parlementaire de la IVème République, mais plutôt de repenser le rôle et le fonctionnement du pouvoir

législatif avec un regard novateur afin de l’ancrer pleinement dans le régime primo-ministériel

présenté précédemment. Il s’agit par conséquent de supprimer ou modifier certains freins à son action,

de lui donner les moyens de mettre en œuvre les missions qui sont les siennes, de réorganiser le

bicaméralisme pour lui donner tout son sens et de mettre en place des dispositifs permettant une

meilleure représentativité de la population française et une meilleure exemplarité des représentants de

la Nation. Cette volonté de définir un parlement du XXIème siècle se retrouve pleinement dans le

projet de VIème République d’Arnaud Montebourg. En effet, ce nouveau régime qu’il appelle de ses

vœux « rend sa place au Parlement. Non pas par un retour en arrière qui serait dangereux et inutile,

mais en le replaçant au cœur de la vie politique dans le cadre d’un bicaméralisme profondément

rénové. Un Parlement plus représentatif de la diversité des courants d’opinion, des parlementaires

exerçant dorénavant leurs missions à plein temps, un travail parlementaire mieux organisé, plus

transparent, favorisant le débat et l’information des citoyens, une place importante faite à

l’opposition »169

. Le décor est planté, le remodelage du pouvoir législatif doit se faire intégralement.

C’est ce qu’il convient maintenant de présenter.

1. La question du bicaméralisme : quel devenir pour le Sénat ?

Avant d’apporter des réponses aux problèmes internes au Parlement et aux fonctions

parlementaires, encore faut-il trouver l’organisation optimale du Parlement au regard de la nécessité de

repenser le bicaméralisme français. Doit-on avancer vers un pouvoir législatif monocaméral avec la

seule Assemblée nationale ? Doit-on plutôt envisager de moderniser le bicaméralisme avec une

Chambre basse aux pouvoirs moins importants ? En tout cas, la situation actuelle ne peut plus

perdurer.

168

Paul Reynaud, Discours à l’Assemblée nationale, 4 octobre 1962 169

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

77

Le Sénat demeure cette anomalie démocratique qui ne fait pas sens, ou plutôt qui ne fait plus

sens, dans l’imaginaire républicain français et dont le déficit de légitimité devient de plus en plus

problématique. Pourtant, par deux fois, en 1946 et 1969, les Français ont répondu négativement à des

référendums tendant plus ou moins explicitement à la disparition ou l’abaissement du Sénat, cette

deuxième chambre du Parlement que de Gaulle a toujours regretté de n’avoir pas supprimée dans le

cadre de la Constitution de 1958, cette même chambre qui, faisant l’objet de modification lors de la

tentative de réforme constitutionnelle de 1969, a conduit à la chute de l’homme du 18 juin. Après cet

échec, il déclara : « Le Sénat a un privilège exorbitant et imparable, celui de tout bloquer. S’il y a eu

une erreur dans la Constitution de 1958, c’est bien celle-là : de créer un corps contre lequel on ne

peut rien, alors qu’on peut quelque chose contre tous les autres »170

. Aujourd’hui, en revanche, le

Sénat paraît plus que jamais éloigné des citoyens, il ne fait pas sens et concentre toutes les critiques à

l’encontre du régime actuel. Si certains ont avancé l’hypothèse de la simple suppression du Sénat,

d’autres, à l’instar de Guy Carcassonne, restent attachés au bicaméralisme français, tout en ne tarissant

pas d’éloges l’organisation actuelle. En effet, cette deuxième chambre « permet une réflexion qui, ne

serait-ce que matériellement du fait des navettes, diminue le risque de foucades, de décisions hâtives

prises sous l’empire d’un évènement, d’une émotion. Elle peut contribuer de ce fait à une meilleure

qualité de la production législative. A tous égards, donc, le bicaméralisme est intrinsèquement bon.

Mais il n’apporte ce qu’il promet qu’à certaines conditions que la Vème République ne remplit pas

toutes »171

, souligne le grand constitutionnaliste. Or, actuellement, force est de constater que le Sénat

ne permet pas une meilleure réflexion, mais un blocage, ou plutôt un ralentissement dans le calendrier

gouvernemental, à l’image de la navette parlementaire inhérente à la loi El Khomri. Qui aujourd’hui

peut croire que les navettes entre les deux chambres du Parlement permettent une meilleure réflexion

et une plus grande qualité de la loi ? Les navettes parlementaires sont au contraire le théâtre d’un

pathétique blocage des réformes qui ne trouve pas sa justification dans la représentation des

collectivités territoriales, mais plutôt dans l’existence de logiques politiques et politiciennes. C’est

d’ailleurs ce que souligne Yves Mény, lorsqu’il rappelle la justification par l’idéologie du libéralisme

politique de l’existence d’une deuxième chambre : « Pourquoi faire assurer la représentation par

deux chambres au risque d’organiser des conflits inutiles, ou d’aboutir à un consensus qui rend la

dualité de représentation sans objet ? […] Si la faculté d’empêcher constitue l’une des composantes

essentielles d’un régime libéral, alors la seconde chambre trouve sa pleine justification dans la

modération des excès de la chambre basse »172

.

170

ibid 94, p. 40 171

ibid 52, p. 142 172

ibid 55

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

78

Une remise en cause de ce principe de la tradition du libéralisme politique est donc inévitable

dans la nécessaire revalorisation des pouvoirs du Parlement et de sa place dans la définition de la

politique française. Plutôt que de diviser le Parlement pour mieux le contrôler et pour le soumettre, il

convient de trouver une nouvelle organisation au sein de laquelle l’Assemblée nationale et le Sénat

pourrait jouer un rôle distinct dans une collaboration et non pas une confrontation. L’existence d’une

deuxième chambre est nécessaire dans un Etat fédéral, mais pas dans un Etat unitaire, et la France,

même si son organisation est décentralisée, ne saurait être autre chose. Dans ces circonstances, la

sauvegarde du Sénat n’est pas indispensable, y compris en justifiant son maintient par son rôle de

représentation des territoires et des collectivités territoriales. Elle n’est pas indispensable, certes, mais

elle demeure souhaitable. Souhaitable, certes, mais dans une organisation profondément différente à

celle que nous connaissons et que les Français critiquent. Les partisans d’une VIème République et

ceux qui s’inscrivent dans une réforme de la Vème ont apporté à cette question par leur imagination

constitutionnelle débordante qui m’a inspiré.

Par conséquent, les pouvoirs et les fonctions des deux chambres doivent demeurer distincts. A

l’Assemblée nationale doit appartenir la fonction de décision, la fonction législative et de contrôle du

gouvernement, tandis que le Sénat doit devenir une chambre consultative dans la procédure législative

ordinaire. En revanche, il retrouverait sa fonction législative pour les seuls domaines des réformes

constitutionnelles et des traités internationaux comme c’est désormais le cas en Italie. Cependant,

l’Assemblée nationale doit avoir le dernier mot pour ne pas que les blocages empêchent les avancées

nécessaires en la matière. J’estime, par ailleurs, qu’il convient d’aller encore plus loin, en confiant au

« nouveau » Sénat le soin d’évaluer les politiques publiques, car fonction d’évaluation et fonction

consultative sont véritablement liées. Assisté par la Cour des comptes, il deviendrait un véritable pôle

d’évaluation parlementaire en produisant des rapports en menant de larges consultations et notamment

citoyennes en amont du vote, puis en évaluant l’impact de la loi en aval. Ainsi, les doublons, les

blocages et les redondances de la procédure législative seraient évités pour laisser place à un pouvoir

législatif complémentaire, puissant et efficace. Cette nouvelle organisation aura aussi le mérite de

donner du sens au Sénat chez les citoyens. En outre, et comme l’ont prôné de nombreux

« réformateurs », dont Claude Bartolone et Charles de Gaulle avant lui, la fusion du Sénat et du

Conseil économique, social et environnemental (CESE) est pertinente. Dès lors, le Sénat représenterait

dans ces circonstances non seulement les collectivités territoriales, mais aussi les activités (et non les

intérêts) économiques, sociales, environnementales et culturelles. Cette évolution entrainerait de facto

une suppression du CESE qui peine à trouver un rôle dans le jeu des institutions et qui est totalement

oublié des Français. Le « nouveau » Sénat serait alors composé de deux collèges distincts, le collège

des sénateurs parlementaires, élus au deuxième degré (comme actuellement) et détenant seuls la

fonction législative concernant les réformes constitutionnelles, et les traités internationaux et le collège

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

79

des « membres représentants des forces actives du pays […] élus, selon un scrutin de liste, par les

membres de corps et organismes qu’ils ont vocation à représenter » (Claude Bartolone et Michel

Winock)173

participant à la fonction consultative et d’évaluation des politiques publiques. Ainsi se

résume l’organisation d’un Parlement moderne comme je l’entends et à partir de laquelle d’autres

évolutions doivent être envisagées.

2. Cumul des mandats et mode de scrutin : vers une redéfinition de la démographie du

Parlement ?

Par la loi organique du 14 février 2014 interdisant le cumul des mandats, le gouvernement

français a mis fin à cette exception constitutionnelle française à l’origine de nombreux

dysfonctionnement. Comme le soulignent Arnaud Montebourg et Bastien François, le cumul des

mandats est « à la source de nombreux conflits d’intérêts pouvant conduire parfois à de la corruption,

il transforme les représentants de la Nation en lobbyistes des collectivités territoriales, il empêche tout

travail parlementaire sérieux et toute réforme ambitieuse du Parlement »174

. En outre, Yves Mény

impute au cumul des mandats « la cause essentielle de l’absentéisme parlementaire et de l’abandon

du contrôle législatif sur l’exécutif »175

. Or, cette avancée nécessaire n’est pas une fin en soi. Il ne faut

pas tomber bêtement dans les discours faisant l’éloge de la limitation du cumul des mandats comme

« l’alpha et l’oméga de la réforme démocratique » (Matthias Fekl)176

. Cette réforme est, certes,

essentielle, mais doit aussi précéder de nombreuses autres avancées démocratiques afin de faire

renaître une relation de confiance entre représentants et représentés. Nombreux sont ceux à vouloir

enrichir le non cumul des mandats d’une limitation dans le temps. Ainsi, certains estiment que le

mandat unique ou la limitation à deux mandats consécutifs sont nécessaires pour éviter la

gérontocratie qui gangrène notre démocratie. Bien évidemment, il faut trouver des moyens de limiter

dans le temps l’exercice de la fonction parlementaire, mais le non-cumul des mandats dans le temps

est-il la solution ? Selon Béligh et Hamdi Nabli, « la restriction du cumul des mandats dans le temps

[…] est une condition sine qua non de l’enrichissement des profils sociologiques des parlementaires et

de lutte contre la gérontocratie dans les assemblées parlementaires »177

. Or, il est naïf de croire que la

limitation des mandats électoraux permettra à elle seule de mettre un terme à la gérontocratie et à la

surreprésentation du « vieux blanc bourgeois ». A l’inverse, je partage l’inquiétude de Claude

Bartolone quant aux effets néfastes d’une limitation du mandat parlementaire dans le temps lorsqu’il

souligne les risques d’affaiblissement des parlementaires au regard de leur relégation par d’autres

173

ibid 39, p. 104 174

ibid 68 175

ibid 55 176

ibid 55 177

ibid 20, p. 43

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

80

institutions politiques et médiatiques préservant leur pouvoir et leur influence sur le long terme. En

outre, Guy Carcassonne rappelle lui aussi l’inefficience d’un tel système : « Que l’on travaille bien ou

non, le résultat est le même, on ne peut pas être réélu. Puisqu’ils savent qu’ils ne pourront pas être

réélus, les députés se divisent en deux catégories : ceux qui, une fois élus, ne mettent pas les pieds au

parlement, parce que, de toute façon, leur présence ou leur absence ne change rien à leur sort ; et

ceux qui une fois élus n’ont qu’un seul mandat pour s’enrichir et sont donc beaucoup plus actifs au

parlement mais pour d’autres raisons »178

. J’estime, par ailleurs, qu’il s’agit là d’une restriction des

droits des citoyens, lorsqu’il leur est interdit de renouveler le mandat de leur représentant, qu’il est fait

ou non honneur au contrat qu’il a passé avec ses électeurs, à la fonction qui est la sienne et qu’il en est

fait ou non un bon usage. Je crois plutôt qu’il faut fixer un âge limite à partir duquel un mandat

parlementaire ne peut être sollicité. Même s’il est difficile de fixer une limite d’âge, je pense que cette

solution, à l’inverse de la limitation du nombre de mandat consécutif, présente peu d’inconvénients.

La politique est devenue un métier et doit le demeurer. Non pas un métier comme les autres, mais dont

la professionnalisation est avouée, une professionnalisation que je ne critique d’ailleurs pas, car un

pouvoir législatif fort nécessite des parlementaires de métier, des parlementaires de plein exercice

capable de mettre en pratique l’ensemble de leurs pouvoirs pour ne pas retomber dans une situation de

subordination à leur encontre. C’est en cela qu’une trop forte rotation des parlementaires, induise par

une limitation du cumul des mandats dans le temps, quoique prônée par de nombreux

« réformateurs », seraient, à mon sens, une grave erreur entraînant un affaiblissement de la fonction

parlementaire dans les rapports de force avec les autres pouvoirs. Pourquoi donc mettre des limites à

l’exercice de ce métier dans le temps en termes restriction de la représentation aux élections ? Je pense

en revanche que, comme tout autre métier, un âge de départ à la retraite est nécessaire et que cette

limite doit être fixée à 60 ans, après quoi les parlementaires n’ont plus la possibilité de renouveler leur

mandat. Avec une législature de cinq ans, le départ à la retraite des parlementaires se ferait au

maximum à l’âge de 65 ans. Il s’agit là d’un mode de limitation moins brutal tant pour de « jeunes »

parlementaires, ayant déjà écoulé deux mandats et souhaitant le renouveler afin de poursuivre leur

travail au Parlement, que pour les électeurs qui verraient d’un très mauvais œil la restriction de leur

droit de vote quant à l’impossibilité de renouveler le contrat démocratique qu’ils ont passé avec leur

représentant.

La question du cumul des mandats et de la limitation dans le temps de l’activité parlementaire

doit être complétée par la réforme du mode de scrutin aux élections législatives. Plutôt que de

transformer les élections sénatoriales en un scrutin direct à la proportionnelle afin de corriger les effets

néfastes du scrutin majoritaire à l’Assemblée nationale, il me semble indispensable d’introduire une

178

ibid 98

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

81

dose de proportionnelle à l’Assemblée nationale, là où sera réellement l’essentiel du pouvoir législatif.

En effet, j’estime qu’une élection des sénateurs au suffrage universel proportionnel serait une erreur,

car le suffrage universel octroie une légitimité exceptionnelle dont les membres de la chambre basse

ne doivent pas jouir. Par ailleurs, leur nouvelle fonction consultative ne nécessite pas non plus leur

désignation directement par les citoyens. Introduire un scrutin à la proportionnelle dans le cadre des

élections sénatoriales relèverait effectivement d’un leurre tant ces élus représentatifs de la diversité des

opinions n’auraient pas réellement de pouvoir de décision. En outre, pourquoi demander la

participation des citoyens à une nouvelle élection, alors que l’abstention est déjà très importante

concernant de nombreuses autres échéances électorales. Il est d’ailleurs certain que la participation

citoyenne à l’élection de sénateurs aux pouvoirs nettement amoindris serait particulièrement faible.

L’élection au deuxième degré des sénateurs ne pose donc plus de problèmes dans ces circonstances,

l’essentiel du pouvoir législatif n’étant pas là. En revanche, il est possible de faire évoluer les élections

sénatoriales dans un cadre régional dans le but de faire correspondre l’institution à l’époque actuelle

qui a vu s’affirmer les pouvoirs des régions. La question du chantier du scrutin électoral se pose donc

avec beaucoup plus de vigueur concernant l’Assemblée nationale, la chambre détenant l’essentiel du

pouvoir législatif. Introduire une dose de proportionnelle aux élections législatives est une idée assez

répandue chez de nombreux partisans d’une réforme constitutionnelle. Il est vrai que cette dose de

proportionnelle, corrélée au scrutin uninominal à deux tours en vigueur, détient plusieurs avantages.

D’une part, il permet de réduire considérablement la déformation de la représentation politique à

l’Assemblée nationale. En effet, certes les citoyens élisent un député dans une circonscription en le

désignant directement, établissant par ailleurs une relation de proximité entre représentants et

représentés, mais il est aisé de se rendre compte que ce mode de scrutin favorise le bipartisme (Parti

socialiste et Les Républicains), même si on nous martèle qu’il a laissé place à un tripartisme (avec la

montée du Front national). Le deuxième tour est donc le théâtre d’un affrontement quasi-exclusif entre

les candidats du PS et des Républicains (ou du centre droit au moyen des alliances politiciennes),

excluant dès lors de l’hémicycle les partis que l’on dit « extrêmes », tant à gauche qu’à droite. Ainsi,

comme le constate Yves Mény, « les partis mineurs sont laminés au second tour par l’application

d’un seuil d’exclusion élevé (12,5% des inscrits actuellement) et les partis d’importance moyenne

sous-représentés s’ils n’ont pas conclu des alliances électorales »179

. Alors que certains critiquent

l’introduction d’une dose de proportionnelle pour le seul fait qu’elle permettrait l’entrée au Parlement

de formations politiques extrémistes, il convient de rappeler que cet endiguement et cette exclusion

que subissent les partis extrémistes fait aussi leur jeu en retour. Claude Bartolone et Michel Winock

rappelle d’ailleurs qu’une telle exclusion d’un parti ne fait que « nourrir la défiance des citoyens vis-à-

vis du système institutionnel et même de manière paradoxale renforcer ce parti »180

. L’homme

179

ibid 55 180

ibid 39, p. 56

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

82

politique et l’historien définissent en ces termes la crainte de voir entrer le Front national en masse

dans l’hémicycle du Palais Bourbon, une crainte qui au fond discrédite la question de la

proportionnelle avec de mauvais arguments. Car « la question de la proportionnelle ne se réduit pas à

la représentation du FN. Elle vaut pour tous les partis et surtout pour l’équité de la représentation des

idées politiques réellement existantes dans le pays » (Paul Alliès)181

. En somme, une élection

législative avec une dose de proportionnelle permettrait la représentation à l’Assemblée nationale de

toutes les tendances politiques. Il s’agit par là d’adapter le mode de scrutin actuel pour le rendre

compatible aux exigences de représentation démocratique des citoyens et pour améliorer la démocratie

représentative à la française, une démocratie représentative qui, on l’a vu, est en crise actuellement.

D’autre part, la deuxième vertu de l’introduction d’une dose de proportionnelle est de favoriser les

coalitions et l’intelligence parlementaire au service d’une meilleure délibération et d’un pouvoir

législatif revigoré. Pouria Amirshahi poursuit : « Si je suis élu dans une assemblée à la

proportionnelle, il y aura énormément de diversité et il sera nécessaire de s’allier, de débattre et de

s’organiser en coalitions, en collectifs, pour faire émerger des propositions »182

. Les adversaires de la

proportionnelle ont eu tôt fait de critiquer ce mode de scrutin en avançant le spectre de l’instabilité

institutionnelle. Or il convient de rétorquer que le régime qui a duré le plus longtemps en France

depuis 1789 est la IIIème République, un régime assez stable qui a offert aux Français des lois parmi

les plus grandes de la République française encore d’actualité aujourd’hui. En outre, la cause de

l’instabilité durant la IVème République n’était pas non plus imputé au mode de scrutin mais plutôt au

système des partis. Enfin, on ne peut pas dire que la Vème République soit réellement stable au regard

des alternances et des remaniements incessants. Et quand bien même les commentateurs affirmeraient

qu’elle l’est, ce n’est pas grâce au scrutin uninominal à deux tours, mais plutôt au moyen du

parlementarisme rationalisé. Par conséquent, si je suis favorable à l’introduction d’une dose de

proportionnelle, il s’agit là d’un ajustement du mode de scrutin actuel pour permettre la représentation

de l’ensemble des tendances politiques, pour un débat pluraliste et libre entre représentants de la

Nation. Cette dose de proportionnelle ne doit donc pas être trop importante, car s’agissant simplement

d’un ajustement, mais suffisamment grande pour pouvoir influer sur la représentativité des députés.

Alors que la commission Jospin avait opté pour une dose de 10%, François Hollande avait souhaité,

durant sa campagne, que 15% des députés soient élus à la proportionnelle. J’estime en revanche que

ces chiffres sont trop faibles pour avoir l’ambition d’impacter la représentativité à l’Assemblée

nationale et qu’il convient d’ouvrir à la proportionnelle l’élection d’un tiers des députés dans un cadre

régional. Ainsi, il faut mettre en place un système intermédiaire, entre le scrutin uninominal à deux

tours et un scrutin proportionnel, dans lequel l’électeur, en votant pour un candidat de sa

circonscription, va aussi désigner le parti politique du candidat pour lequel il a voté directement. Au

181

ibid 83 182

ibid 34

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

83

niveau régional, le pourcentage de voix recueillies par un parti politique déterminera le nombre de

sièges dont il disposera à l’Assemblée nationale.

Au sein de ce nouveau Parlement, la question du nombre de députés et de sénateurs se pose

légitimement. En effet, les nouvelles compétences du Sénat rend inutile la présence de 348 sénateurs.

Par ailleurs, l’interdiction du cumul des mandats et les autres évolutions que je présente en ces

quelques lignes mèneront à une transformation du rôle des députés, des députés, qui plus est, à temps

plein. Il est donc indispensable de réorganiser les moyens et les effectifs mis à leur disposition. La

diminution du nombre de députés élus au scrutin uninominal à deux tours (de 577 à 300, auxquels il

faut ajouter 150 députés élus à la proportionnelle, c'est-à-dire deux tiers élus au scrutin uninominal à

deux tours et un tiers à la proportionnelle dans un cadre régional) est nécessaire et les économies ainsi

dégagées permettront d’utiliser les moyens différemment, et notamment en leur donnant les moyens de

s’entourer d’ « un véritable staff, à l’image de nombre de leurs homologues étrangers qui sont souvent

mieux à même de s’acquitter tant de leur travail législatif que de leur mission de contrôle du

gouvernement, sur pièces et sur place, et d’évaluation des politiques publiques » (Matthias Fekl)183

.

Dans ces circonstances, l’Assemblée nationale et les députés seraient plus actifs et plus efficaces, donc

plus puissants.

3. Encadrement de la fonction parlementaire : des élus plus représentatifs et exemplaires ?

J’alertais dans les paragraphes précédents quant aux manquements des députés en termes de

représentativité et d’exemplarité. Certes, avec la mise en place d’une limite d’âge ainsi que d’une dose

de proportionnelle élevée aux élections législatives, les députés seraient plus représentatifs des

Français, du point de vue générationnel et du point de vue de la diversité des opinions politiques à un

instant t. Cependant, cela ne prétend pas remettre en cause l’autre aspect de la représentativité reflétant

une approche sociologique et non pas politique. Aujourd’hui, et comme nous l’avons vu

précédemment, les Français exigent plus de ressemblance avec leurs représentants afin de pouvoir

bénéficier d’une réelle représentativité du point de vue des conditions de vie. En effet, ils font un lien

(et ils ont raison) entre le partage de certaines caractéristiques et la prise en compte, voire la défense de

leurs intérêts. Michel Winock en fait alors le constat suivant : « Ceux qui ont parlé [de la

représentation] ont été unanimes à dénoncer les inégalités observables sur ce plan […], qu’il s’agisse

de la surreprésentation des diplômés du supérieur, des fonctionnaires et des catégories dirigeantes au

détriment des populaires, des inégalités entre jeunes et personnes âgées ou encore entre hommes et

femmes »184

. Les écarts étant plus importants que jamais auparavant, il convient d’y apporter des

183

ibid 80, p. 69 184

ibid 39, p. 41

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

84

solutions. En effet, 55% des députés de l’Assemblée nationale issue des élections législatives de juin

2012 sont fonctionnaires et la part des cadres et professions intellectuelles supérieures est de 81,5%,

tandis que seulement 2,4% sont employés et 5,9% sont issus des professions intermédiaires. On

comprend aisément que des cadres d’entreprise peuvent avoir une vision différente de celle des

ouvriers et des employés sur de nombreux sujets par exemple, c’est pourquoi doivent être mis en place

les moyens de remédier à cette situation profondément inégalitaire. Il est vrai que nous sommes bien

loin de la IIIème République, dont l’Assemblée nationale de l’époque était nettement plus

représentative de la diversité sociologique de la population française avec l’entrée des classes

populaires au Parlement. Cependant, cette représentation des couches populaires étaient l’apanage des

partis de gauche, qui ont, depuis bien longtemps, substitué un nouveau rapport à leur base sociale et à

celle qu’ils disent représenter et défendre. Ce développement débouche inévitablement sur la question

des quotas d’élus que l’on doit étendre ou non au-delà de la parité homme/femme. Or, les quotas

seraient particulièrement difficile à mettre en œuvre car différentes catégories peuvent se chevaucher,

d’où l’impossibilité de comptabiliser certaines caractéristiques pour doter l’Assemblée nationale d’une

représentativité sans faille. En effet, les citoyens appartiennent à différentes catégories (sexe,

profession et catégories socioprofessionnelles, rémunération, origine, …). D’autre part, il est

inenvisageable d’utiliser des statistiques religieuses ou ethniques avec le risque d’une explosion du

communautarisme et des scissions dans la population française, qui a davantage besoin d’unité au

regard de l’actualité et de l’héritage républicain. Alors que Guy Carcassonne pensait que « les

parlementaires sont les représentants de la Nation et non les mandataires de leurs électeurs, ni de

quiconque », ajoutant qu’il ne s’agit que d’ « une forme particulière de nomination, qui ne crée aucun

lien personnel, subjectif, entre celui qui nomme et celui qui est nommé »185

, je ne partage pas son

interprétation de l’article 27 de la Constitution. Tandis que Bernard Manin avait l’intime conviction

que « le fait qu’il existe une distorsion dans la représentation ne prouve pas que les catégories sous-

représentées voient leurs intérêts négligés »186

, je ne partage pas non plus son point de vue tant la

proximité sociale entre le représentant et le représenté nourrit les prises de positions du premier pour la

défense des intérêts du second. Pour autant, et compte tenu de la difficulté de la mise en œuvre de

quotas au-delà de la parité, il convient de trouver d’autres dispositifs et notamment la création d’un

véritable statut de l’élu. Au gouvernement, Matthias Fekl loue les bienfaits d’un tel dispositif

« facilitant l’engagement dans la vie publique de toutes les catégories socioprofessionnelles […] en

permettant de mieux concilier la vie professionnelle et l’exercice d’un mandat électif ainsi que les

allers-retours entre vie active et vie élective »187

. Il est donc indispensable de se doter d’un véritable

statut de l’élu afin d’ouvrir les mandats parlementaires aux salariés du privé en leur offrant les

185

ibid 52, p. 160 186

ibid 39, p. 50 187

ibid 80, p. 69

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

85

garanties nécessaires à la reprise de leur emploi et à la progression de leur carrière et en favorisant leur

reconversion tant de la sphère privé à l’Assemblée nationale qu’à leur retour dans le privé. Cela

implique donc, au-delà de la réforme constitutionnelle de modifier le droit du travail en reconnaissant

l’existence d’un congé électif et de formations suffisantes pour permettre à tous citoyens de s’engager

dans la vie de la cité.

Je l’ai abordé précédemment, démocratie et confiance se nourrissent l’une de l’autre dans un

cercle vertueux. Or, ce cercle vertueux est aujourd’hui en panne et s’est transformé en un cercle

vicieux dans lequel les défauts d’exemplarité des députés et le rejet de la politique et des institutions

s’accentuent. Les Français exigent un certain devoir d’exemplarité que les députés ne peuvent pas

ignorer. La mise en place de plusieurs règles encadrant l’élu et d’un système de sanctions pour

prévenir les manquements à leurs devoirs sont une étape essentielle dans ce processus de moralisation

de la vie politique. Morale, exemplarité et confiance, ce triptyque apparaît comme une utopie plus

qu’un objectif, mais une utopie vers laquelle il faut tendre. D’une part, l’Assemblée nationale doit se

munir d’un système de contrôle de l’utilisation de l’IRFM afin de lutter contre de susceptibles usages

frauduleux ou problématiques du point de vue de l’éthique républicaine ou contre les conflits

d’intérêts et la corruption des parlementaires. Le Bureau de l’Assemblée nationale pourrait avoir la

compétence de contrôler l’utilisation de l’IRFM, mais à la condition que ce contrôle soit totalement

transparent, afin d’éviter toute dissimulation interne par l’organe de direction de l’Assemblée

nationale. D’autre part, l’exemplarité est en lien constant avec la présence des députés au Palais

Bourbon. Comme dans tous métiers, l’absentéisme doit être contrôlé, sanctionné ou justifié. Si

l’interdiction du cumul des mandats entraînera à coup sûr une baisse de l’absentéisme, il semble

inévitable que, dans les circonstances actuelles, de nombreux députés s’abstiennent encore et toujours

de se rendre régulièrement et fréquemment à l’Assemblée nationale pour faire ce pour quoi ils ont été

élus et ce pour quoi ils sont rémunérés. L’absentéisme est l’une des plus grandes reproches que font

les citoyens aux députés. Dès lors, ils verraient d’un bon œil la mise en place de sanction pécuniaire

pour punir les députés absents. Il convient donc de moderniser en ce sens le règlement de l’Assemblée

nationale et de constitutionnaliser cette réglementation de la présence des députés au Palais Bourbon

visant leur exemplarité. Enfin, qui de mieux placés pour juger de l’exemplarité de l’élu que ses

électeurs ? Les citoyens ne doivent plus demeurer que ces électeurs qui n’ont plus aucun moyen

d’expression et de décision entre les élections. Cela nous amène à la question du droit de révoquer les

parlementaires. Cette mesure est mise en œuvre dans diverse démocratie occidentale à l’instar des

Etats-Unis avec le système du Recall et au Canada avec le Recall and Initiative Act permettant aux

électeurs d’obliger leur député à démissionner. Ce droit de révoquer existe par ailleurs en Suisse et en

Allemagne et apporterait grandement à la démocratie française en disciplinant les députés pour que

refleurisse en retour une relation de confiance entre représentants et représentés. Raquel Garrido est

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

86

d’ailleurs très sensible à ce droit de révoquer qui « affectera profondément les comportements

civiques, tant en amont des élections qu’en aval. La révocabilité changerait la nature des campagnes

électorales, qui deviendraient d’authentiques moments de délibération collective autour de

programmes. […] En effet, puisque la régularité du mandat sera largement jugée à l’aune du respect

des programmes, les candidats auront tout intérêt à ce que les citoyens y soient associés. […] Le droit

de révoquer favoriserait l’intérêt général plutôt que des intérêts particuliers. L’élu serait ramené dans

le giron de la volonté de ses électeurs, ce qui l’obligerait à garder une certaine indépendance vis-à-vis

des influences particulières, des marchés ou des lobbies, par exemple »188

. Par ce dispositif, les

rapports entre représentants et représentés seraient transformés et resserrés vers des liens de proximité

et d’interdépendance. François Hollande avait lui-même prôné la mise en place d’ « un exercice de

vérification démocratique au milieu de la législature » dans son livre Devoirs de vérité, co-rédigé avec

Edwy Plenel189

. Ainsi, lors de l’élection, le contrat de confiance passé entre les électeurs et le député

pourrait être remis en cause après coup si l’élu rompt la confiance de ses électeurs en ne faisant pas ce

pour quoi il a été élu ou s’il ne mérite plus de les représenter au Palais Bourbon au regard des affaires

judiciaires de plusieurs députés (Patrick Balkany et Sylvie Andrieux par exemple) qui, dans un

système politique permettant aux citoyens de destituer les députés, seraient à coup sûr démis de leur

fonction parlementaire. Ce dispositif permettra aussi aux citoyens de sanctionner leur représentant ou

plutôt de prévenir contre une utilisation frauduleuse de leur fonction parlementaire et ainsi de mettre à

distance les phénomènes de conflits d’intérêts, de trafic d’influence, de corruption, … en somme, de

mettre à distance la vie politique de tout ce qui lui fait déshonneur. Jean-Louis Nadal a, par ailleurs

entrepris une réflexion dans ce sens, dans son rapport « Renouer la confiance publique »190

, en

envisageant la création de dispositif de destitution des députés et de privation de leur mandat. A ceux

qui y verront la cause d’une future instabilité parlementaire, il faudra rappeler que, ce n’est pas le

changement légitime de représentant qui rend le pouvoir législatif instable, mais plutôt son absence de

légitimité, ce à quoi je tente d’apporter des réponses. D’un point de vue pratique, à partir du milieu du

mandat législatif (deux ans et demi pour une législation de cinq ans), si un nombre suffisant

d’électeurs (qu’il convient de fixer) s’inscrit sur une pétition, un référendum révocatoire est organisé.

On demande alors aux citoyens s’ils sont pour ou contre la démission du député en question, la

majorité dictant son sort entre le maintien ou la révocation. Par conséquent, entre contrôle de

l’utilisation de l’IRFM, sanction pécuniaire contre l’absentéisme et référendum révocatoire, cette

arsenal de mesures permettrait de discipliner les parlementaires afin de tendre vers un Parlement

exemplaire et respectant la confiance que les citoyens placent dans l’institution, et, partant, de redorer

l’image et la légitimité de la plus noble des institutions démocratiques.

188

ibid 74, p. 39 189

François Hollande et Edwy Plenel, Devoirs de vérité, Stock, 10 mai 2006 190

ibid 74, p. 40

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

87

4. Un Parlement au rôle accru : le pouvoir législatif moderne dont la France a besoin ?

A présent, il est impératif de rendre sa place au Parlement dans le jeu des institutions

politiques en réduisant le déséquilibre entre pouvoir exécutif et législatif. Cette « reparlementarisation

de la vie politique, qui ne signifie en rien un retour nostalgique à un passé mythifié ni un abandon de

l’exigence de stabilité gouvernementale, est la condition première d’une renaissance démocratique

dans notre pays. Car la démocratie gouvernante n’est rien sans la démocratie délibérante » (Arnaud

Montebourg et Bastien François). Ainsi, « si le gouvernement garde, pour l’essentiel, la maîtrise du

processus législatif, il n’en est plus l’acteur dominant. Car dorénavant, les parlementaires sont mieux

armés pour discuter et contrôler son action » 191

. En effet, l’objectif n’est pas d’annihiler les acquis de

la Vème République, mais plutôt d’en améliorer le fonctionnement et les rapports de force entre les

différents pouvoirs politiques, d’en supprimer les dysfonctionnements et de créer les dispositifs

indispensables à la sortie de la crise démocratique que connaît la France. Comme nous l’avons vu

précédemment, l’article 24 de la Constitution de 1958 est obsolète en ce que le Parlement n’a pas les

moyens de contrôler le gouvernement, d’évaluer les politiques gouvernementales et d’agir réellement

sur la procédure législative. Dès lors, la VIème République doit être l’occasion de garantir les

pouvoirs de l’Assemblée nationale et de la libérer de ses carcans en supprimant toutes les barrières du

parlementarisme rationalisé qui permet au monarque républicain de pouvoir compter à tout moment

d’un Parlement godillot, véritable chambre d’enregistrement de sa volonté. Il sera par ailleurs essentiel

de reconnaître au Parlement des compétences en matière internationale et européenne pour pouvoir

contrôler l’action gouvernementale dans ces domaines cruciaux ayant des effets considérables sur la

politique intérieure. Il faut par ailleurs couper court à une exception française, celle de l’inutilité de

l’opposition. La France est sans doute le pays (dans le cercle des démocraties modernes) où

l’opposition ne sert strictement à rien, à part à borner son action à l’obstruction parlementaire et à la

saisine du Conseil constitutionnelle. Améliorer le parlementarisme revient donc aussi à créer un

véritable statut de l’opposition et en garantissant aux minorités parlementaires des droits effectifs, afin

de les responsabilisés dans la procédure législative et le contrôle du gouvernement.

Premièrement, si le gouvernement doit pouvoir compter sur une majorité solide et lui

apportant son soutien, il convient de mettre un terme à son extrême docilité et à cette fâcheuse

tendance à accepter et trouver normal le traitement cavalier du Parlement par le gouvernement.

L’Assemblée nationale doit en ce sens retrouver sa fonction de délibération et son rôle essentiel dans

la détermination et la conduite de la politique de la France. Cela passera inévitablement par la

suppression de la limitation du nombre des commissions permanentes. Eléments essentiels du pouvoir

législatif, leur poids sera renforcé. Le passage de six à huit commissions en 2008 était sur ce point

191

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

88

qu’une réformette sur laquelle il n’est pas utile de s’attarder, à part pour souligner que la méfiance de

l’exécutif à l’égard des commissions permanentes qui, jadis, avait motivé De Gaulle a limité leur

nombre, demeure toujours. Dans un régime démocratique moderne, et je m’emploie pour que la

VIème République en ait les caractéristiques, chaque commission permanente se voit attribuer un

domaine précis de l’action gouvernementale pour mieux en préparer les lois et contrôler leur

application. Ainsi, le nombre de commissions parlementaires doit calquer le nombre de ministères afin

que chaque commission soit en liaison avec un seul ministère (pour contrôler son action et avoir

davantage de pouvoirs dans l’étude de ses projets de loi) et non plusieurs comme c’est le cas

aujourd’hui. Plusieurs commissions sont prises par l’urgence et la surcharge de travail, à l’instar des

commissions des Finances et des Affaires sociales impliquées dans la quasi-totalité des projets de loi

et donc incapables d’agir efficacement sur l’activité législative. Supprimer la limitation du nombre des

commissions leur permettra de renforcer leur poids et leur rôle dans le processus législatif, de

s’organiser plus librement pour une répartition de la charge de travail plus équitable entre elles.

Contrairement à ce que proposent de nombreux réformateurs, il ne convient pas de donner plus de

prérogatives à la commission des affaires européennes. En effet, j’estime que cette commission doit

être supprimée, car « les compétences de celles-ci iraient fatalement en s’élargissant au détriment des

autres, établissant une coupure entre la politique nationale et la politique européenne » (Arnaud

Montebourg et Bastien François)192

. En effet, le contrôle de l’action européenne du gouvernement doit

être l’apanage de tous les députés et non le domaine réservé des membres d’une commission

spécialisée dans les questions européennes. La composition des différentes commissions permanentes

se fera proportionnellement à celle de l’Assemblée nationale, les présidences des commissions étant

attribuées à des députés de la majorité, à l’exception de la commission des Finances, dont la

présidence revient de droit à un député de l’opposition. De cette innovation, nous sommes en droit

d’espérer que cette commission exerce un meilleur contrôle sur le domaine le plus obscur, mais aussi

le plus éminent, de l’action gouvernementale : la préparation et l’exécution du Budget. En outre, ce

dispositif responsabilisera l’opposition qui, à défaut de toujours être dans la critique plus ou moins

légitime et plus ou moins hypocrite, mesurera plus facilement l’importance et la complexité de la

dimension financière en ayant plus de responsabilités. Il sera aussi essentiel de faciliter et enrichir le

travail de la commission des Finances en mettant à sa disposition l’expertise de la Cour des Comptes.

Concernant les modalités du renforcement des liens entre ces deux acteurs, Matthias Fekl rappelle que

« la jurisprudence constitutionnelle protège l’indépendance de la Cour en tant que juridiction

financière, ce qui n’interdit pas de renforcer le lien organique entre le Parlement et la Cour dans ses

missions de contrôle et d’évaluation »193

.

192

ibid 68 193

ibid 80, p. 70

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

89

Restons un instant sur le domaine financier, et notamment sur l’article 40 de la Constitution.

Ce dispositif restreignant considérablement le droit d’amendement des députés, par l’irrecevabilité

financière qu’il consacre. En effet, est interdit de déposer un amendement (ou une proposition de loi)

entraînant une baisse des recettes de l’Etat ou une hausse de la dépense publique. Dès lors, cet article

représente une réelle contrainte et un affaiblissement de la liberté de l’initiative parlementaire, d’autant

que, comme le souligne Claude Bartolone, « cette mesure n’a, par ailleurs, pas empêché la

dégradation des finances publiques »194

. Tandis que le Budget est une compétence historique du

Parlement dans notre héritage démocratique issu de la Révolution française, les députés français s’en

sont vu déposséder par cette sévère limitation. En effet, du moment que toute loi ou tout amendement

est susceptible d’impacté les finances publiques, il est légitime de se demander ce qui est désormais du

ressort du Parlement. Tandis qu’Arnaud Montebourg et Bastien François souhaitaient y substituer le

système plus souple de la compensation (« la diminution d’une ressource publique doit être

compensée par l’augmentation d’une autre ressource publique ; l’augmentation d’une dépense doit

être gagée par la diminution d’une autre dépense »)195

, j’estime que cela revient à remplacer un

problème par un autre, à substituer à une limitation explicite une limitation implicite au regard de la

complexité de la compensation financière. En revanche, je plaide pour la simple suppression de

l’article 40 et pour une confiance rendue aux députés dans la gestion des finances publiques, car la

suppression de ce dispositif les transforme en véritable co-auteurs du Budget tout en leur permettant

d’exercer pleinement leur droit d’amendement et d’intiative législative. Dans sa volonté d’aboutir à un

Parlement plus puissant, synonyme d’une démocratie délibérative renaissante, Matthias Fekl souligne

que « légiférer mieux, s’interroger sur la pertinence de chaque norme adoptée, accroître la qualité

des textes n’est pas seulement une exigence de sécurité juridique, c’est aussi un enjeu de compétitivité

et d’attractivité économique »196

auquel les députés doivent être entièrement parti prenante. En outre,

au regard de l’abus du gouvernement en matière de dépôt d’amendements sur ses propres projets de loi

et, qui plus est, au dernier moment, empêchant ainsi les députés de prendre le temps nécessaire à leurs

études et analyses afin de préparer un vote réfléchi à leur égard, il convient d’interdire au

gouvernement d’amender ses propres projets de loi, ou, comme le conseillent Claude Bartolone et

Michel Winock, de « soumettre ses amendements à un délai de dépôt »197

. En effet, cette interdiction

amènera le gouvernement a mieux préparé ses projets de loi et non pas à les déposer hâtivement

comme c’est trop souvent le cas. Il en va de la qualité de notre législation. Il en va aussi de la qualité

du travail des députés dans la délibération et le vote des projets de loi gouvernementaux.

194

ibid 39, p. 106 195

ibid 68 196

ibid 80, p. 70 197

ibid 39, p. 106

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

90

Concernant l’initiative de la loi, et comme nous l’avons montré, il n’est pas utile de revenir sur

le déséquilibre entre projets et propositions de loi, tant il est normal qu’un gouvernement soit

davantage à l’initiative des lois afin de mettre en œuvre le programme pour lequel il a été mis à la tête

du pays. « Il ne s’agit pas de se retrouver dans la situation de la IVème République lorsque les

assemblées fixaient seules leur ordre du jour, interdisant de fait au gouvernement de faire valoir ses

priorités. Mais il s’agit d’empêcher que cette priorité ne devienne une maîtrise absolue » (Arnaud

Montebourg et Bastien François)198

. En effet, il est nécessaire de délimiter une part de l’initiative des

lois d’origine parlementaire pour ne pas que l’initiative gouvernementale n’empiète trop sur le droit

d’initiative des députés. Dès lors, un quart de l’ordre du jour doit être fixé par les députés

(propositions de loi ou simples débats parlementaires), une partie étant accordée à l’opposition. Ainsi,

elle se voit confier la garantie de pouvoir proposer de nouvelles lois, ce qui, aujourd’hui, demeure très

rare. D’autre part, le débat et le vote en séance plénière s’ouvre avec l’examen du texte issu de la

délibération de la commission permanente concernée. Cette avancée donne plus de poids au travail des

commissions et permet de gagner beaucoup de temps en séance plénière. Les amendements

rédactionnels étant traités directement en commission, les députés, en séance plénière, pourront utiliser

le temps ainsi libéré pour analyser et amender le fond, à l’exception des lois de finances, dont le texte

présenté en séance plénière sera celui du gouvernement. Nous l’avons vu précédemment, le vote

bloqué et le 49-3 sont fortement critiqués aujourd’hui tant ils entravent le débat public, le travail

parlementaire et, partant, le fonctionnement démocratique du pays. Pour le premier des deux

dispositifs, le vote bloqué, sont utilisation doit être limitée et doit demeurée une exception. Ainsi, le

gouvernement ne pourra plus « faire surgir de façon inopinée, à la manière d’un prestidigitateur,

plusieurs amendements ad hoc, jamais discutés, face auxquels les parlementaires seraient forcés de

répondre sèchement et dans la précipitation par oui ou par non ». En revanche, il doit pouvoir

compter sur cette arme assez « commode » pour s’en servir « d’assurance contre le défaut de

solidarité temporaire de sa majorité et d’arme pour lutter contre une excessive obstruction de

l’opposition » (Arnaud Montebourg et Bastien François)199

. Quand au deuxième, le 49-3, tandis que

certains veulent le maintenir pour les projets de loi de finances, et pour les raisons exposées plus haut,

son utilisation doit être totalement supprimée tant elle représente la quintessence de la perversion

démocratique de la Vème République.

Deuxièmement, la réforme constitutionnelle doit aussi être l’occasion d’améliorer les

instruments de contrôle du gouvernement et d’évaluation des politiques publiques, car dans ces

domaines « tout ou presque reste à construire » (Matthias Fekl)200

. La mission de contrôle des députés

198

ibid 68 199

ibid 68 200

ibid 80, p. 71

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

91

doit débuter dès l’investiture du Premier ministre et de son gouvernement. En effet, le chef du

gouvernement engage la responsabilité du collectif qu’il a l’honneur de présider en vérifiant que le

programme proposé obtient un soutien suffisant de la part de la majorité parlementaire. A partir de ce

moment là, le gouvernement est investi d’une mission : mettre en œuvre le programme pour lequel il a

été mis à la tête du régime politique, sous les yeux d’une Assemblée nationale plus puissante et moins

docile qu’actuellement, devant laquelle il est effectivement responsable. En revanche, grâce à la

motion de censure constructive, inspirée du système politique allemand et analysée dans le deuxième

chapitre, la VIème République ne connaîtra pas d’instabilité ministérielle, tant les mécanismes de

défiance devront répondre à différents critères. Certes, ces critères doivent demeurer difficilement

cumulables, afin d’éviter la valse des gouvernements due à des alliances de circonstances, cependant

le renversement du gouvernement doit planer sur le gouvernement comme une menace (contrairement

à la situation actuelle), la motion de censure pouvant être utilisée à tout moment dans la pratique.

Ainsi, dès lors que l’Assemblée nationale retire sa confiance au gouvernement, il est interdit au

Premier ministre d’utiliser le droit de dissolution. Seul le Président de la République, en tant

qu’arbitre, peut prendre la voie de la dissolution pour mettre un terme à une crise institutionnelle.

Parce que le contrôle de l’action du gouvernement par le Parlement est une affaire de tous les

jours, il convient de supprimer la prétendue semaine de contrôle parlementaire, car désormais le

contrôle de la part des députés doit se faire tout au long de l’année et non plus sur une seule semaine.

Claude Bartolone propose alors de remplacer cette semaine de contrôle par une semaine consacrée aux

travaux des commissions permanentes, ce qui serait une avancée légitime en vue de donner plus de

poids aux commissions. Il a aussi été proposé d’instaurer un rapporteur de l’opposition pour chaque

texte de loi, aux côtés du rapporteur de la majorité, afin de donner davantage de droits à l’opposition

dans le contrôle du gouvernement. Cependant, cette proposition est difficilement envisageable au vu

du risque d’obstruction de la part de l’opposition. Nul besoin d’un troisième avis (outre ceux du

Ministre et du rapporteur principal), pour conseiller le député déposant un amendement de le maintenir

ou non. En outre, l’instauration d’un rapporteur de l’opposition n’est pas une garantie à l’évolution

vers un débat parlementaire de plus grande qualité. En revanche, c’est lors des questions au

gouvernement que les moyens de contrôle de l’opposition doivent être réévalués. Introduire plus de

réactivité dans les séances de questions est une nécessité pour redonner du sens à l’action des députés

en la matière et à la réponse des ministres. Actuellement, les ministres ont deux minutes (à part le

Premier ministre) pour répondre à la question d’un député. En grand connaisseur des QAG, Claude

Bartolone estime que « la brièveté de l’exercice permet aux ministres interrogés de faire diversion et

de meubler ces quelques minutes sans apporter de réponse précise à la question posée »201

. Les

201

ibid 39, p. 111

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

92

députés doivent par conséquent avoir un droit de réplique pour relancer le ministre concerné lorsque la

réponse n’est pas, à leurs yeux, satisfaisante. L’échange oral lors des QAG serait d’une toute autre

qualité que le spectacle honteux auquel assistent indirectement les Français par le biais de leur

télévision.

Aujourd’hui les parlementaires sont désarmés dans leur mission de contrôle de l’action du

gouvernement dans plusieurs domaines et notamment son action militaire et son action dans l’enceinte

des institutions européennes. D’une part, au regard de la facilité avec laquelle les dispositions du droit

européen s’applique sur le territoire français, le contrôle parlementaire en la matière paraît pour le

moins légitime. La France est en retard sur ce point, contrairement à deux pays en pointe. En

Allemagne et au Danemark, sont organisées, en amont, des séances plénières, et en aval, des séances

de la commission des affaires européennes, afin de contrôler l’action du gouvernement au Conseil

européen, tandis que les parlementaires français sont aujourd’hui des acteurs plus que passifs. Plutôt

que de rester dans la simple information a posteriori des parlementaires, il convient de leur octroyer

des pouvoirs de contrôle effectifs de l’action du gouvernement. En effet, le gouvernement agit au

Conseil de l’Europe comme un législateur ordinaire. Selon Arnaud Montebourg et Bastien François,

« les résolutions parlementaires n’ont de sens que si le gouvernement est tenu de les prendre en

considération lorsqu’il délibère avec ses homologues au sein du Conseil des ministres européen »202

.

Un débat public doit donc être organisé, à l’Assemblée nationale, à la suite duquel intervient un vote

qui détermine la position de la majorité de la représentation nationale, position que le gouvernement

aura à charge de représenter et défendre à Bruxelles. En aval des délibérations bruxelloises, le

gouvernement viendra rendre compte de ce mandat qui lui a été confié par la représentation nationale.

D’autre part, les opérations militaires extérieures doivent être mieux contrôlées par l’Assemblée

nationale. Au Royaume-Uni, c’est le Parlement qui a interdit David Cameron d’engager les troupes

britanniques au Proche Orient. L’Assemblée nationale doit avoir un pouvoir similaire en matière de

contrôle de l’action militaire du gouvernement français. L’action d’une autre catégorie d’acteurs doit

aussi être contrôlée : il s’agit des Autorités administratives indépendantes. Elles jouent un rôle crucial

dans la régulation de nombreux domaines et, sans porter atteinte à leur indépendance, les AAI seront

contraintes de rendre compte de leur action devant les députés de la commission concernée, une fois

par an. Le pouvoir de nomination de l’exécutif sera aussi contrôlé par l’Assemblée nationale et

nécessitera un avis favorable de sa part à une majorité positive des trois cinquièmes (à l’inverse d’un

droit de véto des trois cinquièmes actuellement).

La nouvelle Constitution donnera enfin une place aux commissions d’enquêtes et aux missions

d’informations, organes essentiels du contrôle parlementaire de l’action du gouvernement. Ainsi, le

202

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

93

gouvernement ne pourra plus s’opposer à la création des commissions d’enquêtes. Celles-ci ne

pourront en revanche dépasser une année. L’opposition (60 députés au minimum) se verra, par

ailleurs, confier le droit de créer une commission d’enquête. Pour une meilleure information des

citoyens, les députés en désaccord avec les dispositions du rapport de la commission d’enquête auront

la possibilité d’exprimer et de développer leur désaccord en annexe. Selon Arnaud Montebourg et

Bastien François, il « manque en France une véritable culture de l’accountability, ce terme anglais

presque intraduisible signifiant que les hommes politiques doivent rendre des comptes sur l’usage

qu’ils font ou ont fait de la confiance qui leur a été accordée »203

. La France est là encore en retard par

rapport aux autres démocraties européennes. Chaque année, un ministre est auditionné par la

commission parlementaire compétente sur le bilan de leur action à la tête du ministère. Pour que ce

contrôle soit efficace, les parlementaires seront aidés par la Cour des comptes, chargée de rédiger des

rapports d’analyse de l’action du ministre mis en parallèle avec le programme voté lors de l’investiture

du gouvernement. Ainsi, sera rétablie la responsabilité individuelle des ministres devant les députés,

qui pourront, s’ils jugent que le ministre en question a échoué dans ses missions, le démettre de ses

fonctions.

***

Voilà les avancées que j’estime nécessaire pour sortir de ce parlementarisme rationalisé et de

la culture de la soumission que les députés eux-mêmes perpétuent et se transmettent de génération en

génération. De la réorganisation du bicaméralisme (en redéfinissant le sens et le rôle du Sénat) à la

reparlementarisation du régime politique (par le développement des pouvoirs des parlementaires), en

passant par une moralisation de la vie politique ainsi qu’une redéfinition des critères d’éligibilité et des

modes de scrutin, voilà les innovations constitutionnelles nécessaires pour bénéficier d’un pouvoir

législatif digne de ce nom, un pouvoir législatif puissant qui n’a pas à envier ses homologues

européens, un pouvoir législatif digne du contrat passé avec les électeurs, un pouvoir législatif à

l’image redorée et à l’honneur sauf. La rénovation démocratique ne s’arrête cependant pas là. Le rôle

et l’action d’autres acteurs légitimes, que certains qualifient de contre-pouvoirs, doivent être repensés

pour que cette crise démocratique laisse place à une longue période de prospérité, de confiance, de

cohésion et de solidarité.

203

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

94

Chapitre quatre – Le Conseil constitutionnel, les médias

et les citoyens : des contre-pouvoirs à repenser dans une

démocratie renaissante

Selon Paul Alliès, « la Vème République a vu se démultiplier, bien au-delà de sa loi

fondamentale, des contre-pouvoirs toujours considérés comme bienvenus pour corriger la puissance

politique du « pouvoir d’Etat », entendu comme les institutions gouvernantes par opposition à la

société civile au contenu toujours très flou. […] Les organes, qui ne procèdent pas de l’élection mais

en jugent et modifient les effets politiques, prolifèrent. Et il n’est pas sûr que cela participe d’une

efficace limitation démocratique du pouvoir »204

. En effet, de nombreux contre-pouvoirs s’investissent

de plus en plus dans la vie démocratique française avec l’objectif de concurrencer le pouvoir politique

dans la conduite effective de la vie du pays.

Cependant, alors que certains contre-pouvoirs ne bénéficient pas d’une légitimité

démocratique suffisante mais exercent une influence considérable sur le pouvoir, d’autres ne possèdent

pas de pouvoirs à la hauteur de leur légitimité. Nous nous intéresserons, dans les prochaines lignes, à

trois acteurs dont le rôle et le fonctionnement doivent être repensés dans une indispensable

légitimation de leur action dans le jeu institutionnel français : d’une part, la juridiction

constitutionnelle, dont le pouvoir suprême de redéfinition des lois doit être remis en question et dont la

composition doit être démocratisée ; d’autre part, les médias, un quatrième pouvoir dont les

manquements en termes d’indépendance et de pluralisme en font un pouvoir d’influence illégitime à

réguler ; enfin, les citoyens, cette force silencieuse – mais dont la légitimité dépasse celle de tout autre

204

ibid 94, p.42-43

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

95

acteur – aux droits limités à l’élection des dirigeants politiques, dans un système qui ne leur offre, à

défaut de pouvoir peser sur le cours des choses, que la révolte ou la résignation.

Du Conseil à la Cour constitutionnelle : la démocratisation et la redéfinition des

pouvoirs d’une institution majeure de la République française

En 1958, le Conseil constitutionnel pénètre dans le champ juridictionnel, au sens de Pierre

Bourdieu, jusqu’alors structuré autour de deux organes principaux – le Conseil d’Etat concernant

l’administratif et la Cour de cassation en charge du juridictionnel –, dans l’objectif de compléter

l’entreprise de limitation des pouvoirs du Parlement et son interventionnisme sans limite, autrement

appelé le « parlementarisme rationnalisé ». Aujourd’hui, cette institution de la Vème République

concentre de nombreuses critiques au regard de sa composition, de son rôle et de ses pouvoirs

considérables dans la procédure législative. Son caractère illégitime et antidémocratique m’amène à

développer plusieurs réformes dans le but de lui donner un visage démocratique et acceptable au

regard des exigences des Français. Ces différentes réformes redéfiniront son rôle en lui donnant les

caractéristiques d’une véritable « Cour constitutionnelle ».

1. Du contrôle a priori au contrôle a posteriori, une évolution essentielle du rôle du Conseil

constitutionnel

Dès sa création, en 1958, le Conseil constitutionnel avait pour mission de « brider le

Parlement, d’empêcher le législateur de déborder du domaine restreint que lui accorde la

Constitution de 1958 » (Arnaud Montebourg et Bastien François)205

. Cependant, il aura tôt fait de

substituer à sa mission d’obstacle aux pouvoirs parlementaires au service de l’exécutif, une autre

mission de protection des droits fondamentaux des citoyens, de la Constitution et de l’Etat de droit. La

réforme constitutionnelle de 2008 eut à cet égard un impact considérable.

En effet, avant 2008, l’action du Conseil constitutionnel s’inscrivait intégralement dans un

puissant interventionnisme dans la réécriture des lois (entre le vote par le Parlement et la promulgation

de la loi). Ayant le dernier mot ainsi que l’interprétation suprême du texte constitutionnel, il s’est

octroyé de nombreux pouvoirs pour faire entendre ses positions dans la procédure législative.

Cependant, ces pouvoirs considérables posent de nombreux problèmes au regard du déficit de

légitimité démocratique dont souffre le Conseil constitutionnel. En effet, sur quelle légitimité s’appuie

le Conseil constitutionnel pour statuer sur la conformité des lois à la Constitution, pour s’instituer

comme juge suprême de la loi ordinaire, pour imposer son interprétation d’un « bloc de

constitutionnalité » hétéroclite corsetant le pouvoir législatif ? S’il est convenu que le Conseil

205

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

96

constitutionnel rend des services pour le moins utiles dans la pérennité de l’Etat de droit, il paraît tout

à fait légitime de s’indigner contre ses décisions arbitraires, reflétant davantage des critères

idéologiques qu’une expertise constitutionnelle, venant contredire le gouvernement et la majorité

parlementaire pourtant désignés par la volonté populaire. Yves Mény affirme d’ailleurs que cela

accentue « le sentiment d’impuissance de la volonté populaire régulièrement exprimée dans les

élections législatives »206

. Arnaud Montebourg et Bastien François s’élèvent, quant à eux, contre la

toute puissance de cette « troisième chambre parlementaire », une sorte de tuteur du législateur

intervenant comme bon lui semble et ayant le dernier mot dans la procédure législative : « Que le

Conseil constitutionnel censure une loi inconstitutionnelle est certes désagréable pour le

gouvernement et sa majorité. Qu’il le fasse souvent sur des fondements incertains et qu’il laisse

transparaître ainsi l’arbitraire de ses opinions, interroge la portée juridique du contrôle de

constitutionnalité tel qu’il s’exerce sous la Vème République. Mais qu’il propose une nouvelle

rédaction de la loi et soit en position de l’imposer change la nature de son rôle et le transforme en

véritable acteur du pouvoir normatif. Ce qui est pour le moins problématique »207

.

A partir de la réforme constitutionnelle de 2008, l’action du Conseil constitutionnel s’est

ouverte au contrôle a posteriori (après la promulgation de la loi lors de son application à un cas

concret). Désormais, la saisine du Conseil constitutionnel n’est plus l’apanage que des seuls hommes

politiques, mais est devenue le droit de chaque citoyen, où plutôt de chaque justiciable à l’occasion

d’un procès, lorsqu’il estime que ses droits et libertés sont bafoués. Avec la fameuse « question

prioritaire de constitutionnalité », le voilà « le moment où les Français peuvent enfin se réclamer de

leur propre Constitution » (Guy Carcassonne)208

. Le Conseil constitutionnel est alors compétent dans

tous les domaines et se fait le garant des droits et libertés des citoyens. Cette réforme reflète en ce sens

une avancée considérable dans les droits des citoyens et dans l’évolution du rôle du Conseil, cependant

persiste encore le problème évident de la légitimité du contrôle a priori (avant la promulgation de la

loi). Alors que certains louent le mérite du Conseil constitutionnel, affirmant qu’il n’entrave en rien les

pouvoirs et la liberté des pouvoirs législatifs et exécutifs, que seulement s’affirme un simple contrôle

de conformité de la loi à la Constitution et qu’en plus de défendre les droits et libertés des Français il

leur en offre davantage, il convient de rétablir la vérité, celle de l’institutionnalisation progressive d’un

obstacle, aux fondements idéologiques, à l’interventionnisme politique du gouvernement trop souvent

censuré dans la mise en œuvre du programme pour lequel il a été élu par le peuple français et donc par

la volonté populaire. Certains y voient le moyen de résister contre d’éventuelles législations d’une

extrême droite arrivée au pouvoir, mais si arrivée au pouvoir de l’extrême droite il y a, les débats de

206

ibid 55 207

ibid 68 208

ibid 52, p. 304

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

97

fond inhérents aux lois en question n’ont pas à être tranchés par les conseillers constitutionnels. La

seule institution compétente et légitime pour intervenir dans la rédaction de la loi reste et restera le

Parlement, et qui plus est dans le cadre d’un nouveau régime politique axé sur la prédominance du

pouvoir législatif à l’image de celui que je dessine au moyen de cette réflexion.

Dès lors, j’estime qu’il est essentiel de mettre des limites à son pouvoir démesuré dans la

procédure législative. Cela passera par un passage intégral du contrôle a priori au contrôle a posteriori,

à l’exception des lois organiques et des règlements des deux assemblées du Parlement. Le contrôle de

constitutionnalité a priori concernant les lois organiques et les règlements est certes préservé,

cependant, le Conseil constitutionnel ne pourra plus censurer les lois ordinaires. Lorsqu’il sera saisi

pour juger de la conformité des lois ordinaires à la constitution, il n’aura qu’une fonction consultative

en ce qu’il conseillera le Parlement de retraiter les passages problématiques des textes de loi en

question. Seul le Président de la République, en tant qu’arbitre, pourra saisir le Conseil constitutionnel

à cette fin. En outre, sa fonction de contrôle a posteriori (là où les lois s’appliquent à des cas concrets),

consacrée par la réforme de 2008 et la création de la question prioritaire de constitutionnalité,

représentera la majeure partie de son travail, « car ce n’est pas au moment de sa conception qu’une loi

peut éventuellement porter atteinte aux droits fondamentaux des citoyens, mais au moment de son

application » (Arnaud Montebourg et Bastien François)209

. Parce que le Conseil constitutionnel doit

demeurer indépendant dans le champ juridictionnel pour mener à bien sa mission de contrôle de

constitutionnalité a posteriori et de protection des droits et libertés des citoyens, il pourra prendre en

charge directement une question prioritaire de constitutionnalité, sans que le Conseil d’Etat ou la Cour

de cassation n’aient à juger du caractère « sérieux » ou non de la QPC en question.

2. La composition problématique et antidémocratique du Conseil constitutionnel : une

nécessaire démocratisation du mode de nomination

D’autres réformes sont indispensables pour que le Conseil constitutionnel se transforme en

véritable Cour constitutionnelle. Il en va évidemment de la composition et du mode de désignation des

conseillers constitutionnels. La composition du Conseil constitutionnel est, en effet, pour le moins

absurde. Il s’agit d’une institution se voulant indépendante du pouvoir politique, cependant, comme le

rappelle Guy Carcassonne, « ses membres sont nommés par les autorité les plus politiques qui

soient ». Cette institution doit, par ailleurs, bénéficier d’une légitimité démocratique indiscutable, mais

« ses membres ne sont pas élus, leur désignation n’a pas même à être ratifiée, ils procèdent d’un choix

largement discrétionnaire ». Alors qu’il est convenu que le Conseil constitutionnel exerce un rôle à la

209

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

98

fois sensible et primordial, « ses membres peuvent être parfaitement incultes en droit » 210

. Cerise sur

le gâteau (nous ne sommes pas à un dysfonctionnement près), le Conseil constitutionnel fait aussi

office de « maison de retraite » pour les anciens Présidents de la République.

Si l’éminent constitutionnaliste français juge inutile et illégitime la présence des anciens chefs

d’Etat, critiquant dans le même sens la décision de l’Assemblée nationale d’écarter l’amendement du

Sénat mettant un terme à la catégorie des membres de droit, il s’emploie à défendre le mode de

nomination du Conseil constitutionnel et y trouve même une certaine efficacité, là où je ne

m’aventurerais cependant pas. Certes le mandat de neuf ans non renouvelable et non révocable permet

d’attendre des conseillers constitutionnels une pleine indépendance de leur part ; certes on peut

attendre des autorités de nominations qu’elles choisissent des membres aux qualifications juridiques

certifiées… cependant, ce ne sont là que des suppositions qui ne font que perpétuer un mode de

nomination antidémocratique et non conforme aux caractères équitables et impartiaux du procès

(compte tenu de la place prise par le contrôle constitutionnel a posteriori). D’autre part, le groupe de

travail coprésidé par Claude Bartolone et Michel Winock a conclu à la nécessité de moderniser et de

démocratiser le mode de nomination des membres du Conseil constitutionnel en insistant sur la

nécessaire « détention d’une certaine compétence juridique (carrière professionnelle, universitaire ou

politique) » compte tenu de « l’accroissement des affaires traitées » et de « la complexité des dossiers,

notamment pour l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité »211

. Le Conseil

constitutionnel gagnerait de cette exigence une certaine crédibilité renforcée d’une forte légitimité

dans son action.

Il convient tout d’abord de supprimer le deuxième alinéa de l’article 56 de la Constitution

concernant la catégorie des membres de droit afin de mettre un terme à la présence des anciens

Présidents de la République qui n’a plus lieu d’être. S’agissant du mode de nomination des membres

du Conseil constitutionnel, rompre avec cette anomalie française que constitue la nomination des

membres par les autorités politiques est une nécessité. A l’image du système allemand par exemple, la

France doit se diriger vers une élection des membres du Conseil constitutionnel par les députés avec

une majorité des deux tiers. Ainsi « nous aurons alors l’assurance qu’un courant d’opinion ne peut

imposer de force ses représentants à la Cour. Une légitimité démocratique doublée d’une garantie de

pluralisme, voilà qui donnera [au Conseil] une tout autre dimension ». Pour rendre compte de ce

pluralisme et lui donner plus de force, il sera essentiel de promouvoir la transparence dans la

contribution de chaque membre à la décision du Conseil constitutionnel. Chaque membre pourra

désormais exprimer son désaccord en annexe du rapport du Conseil. Parce qu’il n’est « pas une

institution juridictionnelle comme les autres. Ses décisions, même les plus techniques, sont

210

ibid 52, p. 278 211

ibid 39, p. 129

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

99

fondamentalement politiques en ce qu’elles portent sur les règles communes de la cité. Il est donc

essentiel de publiciser les désaccords qui la traversent afin que le public puisse en débattre et se faire

sa propre opinion » ajoutent par ailleurs Arnaud Montebourg et Bastien François212

. La publication de

ce que l’on appelle les « opinions dissidentes » permettra aux citoyens de savoir que la décision du

Conseil n’a pas été unanime et pourquoi.

Par ces quelques réformes, le Conseil constitutionnel aura les caractéristiques d’une véritable

Cour suprême comme celle dont la démocratie française a besoin. Contrôle a posteriori couplé à une

fonction consultative dans la procédure législative ordinaire et démocratisation du mode de

désignation de ses membres, il ne manque plus que le titre de « Cour » à cette institution majeure de la

République pour que le Conseil se transforme en une Cour constitutionnelle moderne.

La problématique de l’indépendance et du pluralisme des médias : l’urgence de la

démocratisation d’un quatrième pouvoir illégitime

Dans une lettre qu’il adressa aux Français, François Mitterrand déclara : « Montesquieu

pourrait se réjouir de ce qu’un quatrième pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de

la séparation des pouvoirs l’ultime hommage de notre siècle »213

. Par l’expression « quatrième

pouvoir », il est convenu d’entendre l’influence des moyens de transmission de l’information (presse

écrite et médias audio-visuels) sur les citoyens et le pouvoir politique. Aujourd’hui, l’essor des médias

et le développement perpétuel de ses moyens d’influer sur la conduite de la vie de la cité amène à se

poser des questions sur la légitimité de son pouvoir, de son rôle et invite à émettre des hypothèses pour

démocratiser son fonctionnement et ainsi lui donner un visage acceptable pour la vie démocratique de

notre pays. Alors que durant de longues décennies, l’inquiétude portait sur l’essor de ce pouvoir des

médias entraînant de nombreuses critiques à son égard, sous les travaux de Paul Lazarsfeld par

exemple, le rôle des médias ne posent plus réellement de problème si tenté qu’il s’inscrive dans

l’information des citoyens. Or, ce n’est pas tant son rôle qui est aujourd’hui interrogé, mais plutôt sa

légitimité, au regard de ses manquements en termes de pluralisme, d’indépendance et d’objectivité –

autant de caractéristiques indispensables pour assurer la légitimité démocratique d’un tel contre-

pouvoir. L’indépendance des médias, leur neutralité et la production d’une information rendant

compte du pluralisme des opinions sont bafoués par la pratique actuelle des médias. L’ancien

Président de la République a donc commis une erreur de constat en observant une séparation des

pouvoirs, ce qu’il convient à présent de démontrer avant de développer des solutions pour remédier à

ce problème.

212

ibid 68 213

François Mitterrand, Lettre à tous les Français, avril 1988

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

100

Alors que la Constitution de la Vème République ne fait que trop peu mention du pouvoir

médiatique en se contentant simplement de rappeler l’importance du principe du pluralisme de

l’information, ce qui bien évidemment reste et restera lettre morte tant que le fonctionnement des

médias ne sera pas réformé et que son pouvoir ne sera pas régulé par la Constitution. Une nouvelle

constitution serait, dans ces circonstances, l’occasion de créer un chapitre dédié aux médias dans

lequel plusieurs dispositifs favoriseraient l’avènement de médias indépendants et pluralistes et dont

bénéficieraient la population française et son régime politique. Il s’agit là d’une condition sine qua non

du bon fonctionnement démocratique de la France. Des principes doivent être fixés, des règles doivent

être respectées. La question de l’appropriation démocratique des médias est primordiale au même titre

que celles qui ont été débattues précédemment.

1. L’indépendance des médias : une imposture antidémocratique à démonter

Le « quatrième pouvoir » serait-il donc pleinement indépendant, si l’on en croit François

Mitterrand, au regard d’une « éventuelle » stricte séparation des pouvoirs dont nous, Français, devons

être fiers ? « Médias indépendants » ? N’y a-t’il pas quelque chose de frappant ? Ne voyez-vous pas un

oxymore qui n’a rien à envier à l’ « obscure clarté » de Corneille ? Bien sûr, un Alain Peyrefitte

moderne, ancien Ministre de l’Information de Charles de Gaulle du temps de l’ORTF, ne va plus faire

l’éloge de la politique gouvernementale à la télévision, au journal de 20 heures. La raison ? Il n’a plus

besoin de le faire. Hommes politiques, « grands » journalistes et présidents des grands groupes

médiatiques sont une seule et même famille, un seul et même cercle dans lequel se cultive une certaine

interdépendance des intérêts, des valeurs et des opinions à véhiculer. L’indépendance des médias,

facteur démocratique essentiel d’un régime politique, n’est, dans ces circonstances, qu’une illusion.

Les journalistes partagent de nombreux traits communs avec les hommes politiques et les

grands patrons et, notamment, en termes d’origine sociale et de formation. Pas de fils d’ouvriers parmi

les journalistes. Comment donc rendre compte des conditions de vie des classes populaires dont ils ne

connaissent que les contours ? Comment comprendre leurs revendications sociales lors de

manifestations, par exemple, pour ensuite informer correctement le citoyen ? Les journalistes

observent les classes populaires comme les explorateurs observaient les tribus indiennes aux Etats-

Unis au XIXème siècle. Ils n’en connaissent pas les valeurs, ils ne connaissent pas non plus la réalité

de leur quotidien, de leurs conditions de vie, … Impossible dans ces circonstances de diffuser une

information digne de ce nom. A l’inverse, les journalistes médiatiques, les directions de rédactions,

issus des mêmes milieux sociaux que les propriétaires médiatiques sont plus aptes à défendre les

intérêts et la vision de leur « patron ». Les hommes politiques ont, par ailleurs, tellement à gagner

d’avoir dans leur cercle d’amis des journalistes influents qu’ils cultivent cette interdépendance. Cette

interdépendance entre journalistes médiatiques et hommes politiques est tellement forte qu’elle

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

101

débouche aisément sur des relations conjugales, à l’instar de Christine Ockrent et Bernard Kouchner,

Audrey Pulvar et Arnaud Montebourg, Marie Drucker et François Baroin, Anne Sinclair et Dominique

Strauss-Kahn, … Renaud Lambert en vient même à dire que « quarante ans après Alain Peyrefite,

l’indépendance des journalistes a fait d’énormes progrès : un ministre n’a plus à s’inviter au journal

télévisé pour vanter la politique de son gouvernement, c’est sa femme qui le fait pour lui »214

. Au vu

de cette relation malsaine – voire consanguine – entre ces deux familles que sont les journalistes

politiques et les hommes politiques, et dont la proximité paraît pour le moins « gênante », si l’on

estime que le principe de l’indépendance des médias est garant du bon fonctionnement de la

démocratie, il est tout à fait normal – pour ne pas dire légitime – que certains hommes politiques,

n’ayant pas de liens forts avec de « grands journalistes », dénoncent cette relation nocive entre le

pouvoir politique et les médias. Par exemple, François Bayrou s’est lancé dans une critique virulente

de l’indépendance des médias, et plus précisément à l’encontre de TF1, le 2 septembre 2006 (c'est-à-

dire au moment du lancement de la campagne présidentielle et de la guerre à la succession de Jacques

Chirac au trône suprême). En direct au journal télévisé, il déclara : « Je considère que l’argent et la

politique doivent être séparés. L’un ne doit pas avoir barre sur l’autre. Notamment lorsque ces

puissances détiennent de très grands médias. […] Il y a un problème républicain dès l’instant que de

très gros intérêts financiers, industriels sont liés à de très gros intérêts médiatiques, et sont en liaison

intime avec les responsables politiques »215

. Les journalistes ne sont pas réellement visés par ces

critiques, dont la précédente n’est qu’un exemple parmi d’autres. Ils sont, pour ainsi dire, « victimes »

de ce système d’interdépendance entre hommes politiques et patrons de médias aux intérêts

convergents, les uns voulant influer sur la politique gouvernementale à leur guise et les autres désirant

avoir des relais de leur action (ou de leur inaction) dans la sphère médiatique. Alors que « toute la

France » a défilé pour la liberté de la presse, sous le slogan « Je suis Charlie », en janvier 2015, mais

pour des raisons différentes de celles analysées ici, il devient essentiel de donner un visage

démocratique aux médias, de mettre en place des dispositifs permettant l’indépendance et la liberté des

journalistes.

Or, parmi les journalistes médiatiques, nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à défendre ce

système en tentant par tous les moyens de faire perdurer l’illusion de cette indépendance médiatique.

Serge Allimi les appelle « les nouveaux chiens de garde »216

des propriétaires de médias en référence à

l’œuvre de Paul Nizan. Mais, alors que beaucoup le nient et montrent qu’il réside une pleine

indépendance dans le journalisme et qu’ils sont libres dans leur métier, à l’image de Jean-Pierre

Elkabbach, d’autres voient le contrôle sur les journalistes (et les médias en général) comme étant

214

Gilles Balbastre, Yannick Kergoat et Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, JEM productions, 11 janvier 2012 215

Marc Endeweld, Des médias sous influences, Marianne n°993, 22 avril 2016 216

Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Liber, 18 novembre 2005

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

102

normal, voire naturel. Ainsi, Laurent Joffrin avoue que lorsqu’ « on crée un journal, on ne va pas

donner les clés à une poignée de journaliste que l’on a employée. Il est logique que le propriétaire fixe

une orientation ». Il s’agit pour lui d’une « puissance diffuse constante »217

, là où d’autres parleraient

d’emprise des propriétaires de médias sur la diffusion de l’information et des idées. Il n’a pourtant

jamais été question de « donner les clés » d’un journal aux journalistes, mais plutôt de respecter leur

liberté et leur indépendance dans leur travail quotidien qui a un rôle essentiel dans le bon

fonctionnement démocratique d’un pays. Franz-Olivier Giesbert est encore plus explicite que son

confrère : « Tout propriétaire a des droits sur son journal. Il a, lui, le pouvoir. Le pouvoir du

journaliste, c’est une vaste rigolade. Le pouvoir stable, c’est le pouvoir du capital et il est tout à fait

normal que le pouvoir s’exerce »218

. Dès lors, les journalistes n’ont pas le choix : ils doivent respecter

la ligne fixée par les propriétaires de médias. Ces propriétaires voient dans le marché de l’information

un double intérêt : outre la volonté de faire des profits, ils souhaitent par-dessus tout influer sur la vie

politique et sur le pouvoir. Possédant de véritables empires médiatiques, et, partant, l’arme suprême de

dire ce qu’il faut penser et ce à quoi il faut penser, ils détiennent à l’égard des hommes politiques

d’énormes pouvoirs d’influence, autrement appelés « corruption ». En 2007, la relation d’amitié entre

Nicolas Sarkozy et les propriétaires des grands médias (Martin Bouygues, Serge Dassault, Arnaud

Lagardère ou encore Bernard Arnault) a joué un rôle majeur dans l’accession de celui-ci à l’Elysée. A

tel point que certains ont fêté cette élection au Fouquet’s le soir même. Chacun avait à y gagner : le

premier voulait le pouvoir, les seconds voulaient influer sur celui-ci. C’est d’ailleurs pour cela que ces

relations d’amitiés existent. François Bayrou a d’ailleurs critiqué ouvertement la proximité de Nicolas

Sarkozy « avec des responsables économiques extrêmement puissants »219

. Cependant, il va sans dire

que Nicolas Sarkozy ne fut qu’un pion pour ces propriétaires de grands groupes, lesquels n’ont eu

aucun mal à s’en détacher le moment voulu, pour ensuite s’attacher les amitiés d’un autre candidat à

placer au pouvoir. « Depuis la victoire de Mitterrand en 1981, les politiques ont compris qu’ils

devaient se rapprocher des patrons de média pour gagner la présidentielle » (François Bayrou)220

.

Notre Président de la République actuel, François Hollande, n’a d’ailleurs pas échappé à la règle.

Alors que Martin Bouygues affirmait que sa relation avec Nicolas Sarkozy était plus un « handicap

qu’un avantage »221

(hausse de la taxation de TF1 par exemple), François Hollande – ayant compris

que la proximité avec les journalistes « ne valait rien » à côté de l’amitié des directeurs de rédaction et

surtout des propriétaires de médias – se jeta sur l’occasion et rencontra le patron de TF1 à six mois de

l’échéance électorale, c'est-à-dire au cœur de la campagne présidentielle. Sans doute cherchait-il à

217

ibid 214 218

ibid 214 219

ibid 214 220

ibid 215 221

ibid 215

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

103

nouer un accord avec le patron de la plus grande chaîne d’Europe, qui jusqu’à présent était fortement

ancrée à droite, afin de bénéficier d’un traitement plus favorable. Peut-être a-t-il été question du

passage en clair de LCI, voulu par Martin Bouygues et soutenu par François Hollande après coup,

ainsi que du nouveau Ministère de la Défense, le « Pentagone à la française », dans le 15ème

arrondissement, dont la construction fut confiée au groupe Bouygues. En outre, l’amitié entre François

Hollande et François Pinault, longtemps cachée pour les raisons expliquées précédemment, ne l’est

plus vraiment, elle est même assumée car, comme le rappelle un collaborateur du Président de la

République, « entre Pinault et Hollande, s’est développée une forme d’intimité. Une relation de

confiance dépolluée de tout intérêt puisque Pinault n’attend plus rien du pouvoir »222

. De toute

évidence, les entretiens entre le propriétaire du Point (entre autre) et le Président de la République sont

donc pleinement amicaux et non professionnels, comme ceux qu’il effectuait avec l’ancien Président,

Nicolas Sarkozy, avant que leur relation se dégrade au cours du quinquennat précédent (comme un

certain Martin Bouygues). L’éloge de Serge Dassault fait à l’exécutif est en revanche plus paradoxal,

pas simplement du fait qu’il est sénateur des Républicains, mais surtout parce qu’il est propriétaire du

Figaro, le principal quotidien de droite. Selon lui, « François Hollande et le ministre de la Défense

sont excellents pour la vente de [ses] avions »223

. A l’approche de la campagne présidentielle, il est

évident que les deux parties ont à y gagner. Ainsi, les patrons de médias ont leur poulain, mais cette

association est souvent temporaire si tenté que le poulain pose problème et n’incarne plus

suffisamment la défense des intérêts des grands groupes. Les poulains se suivent, ils s’enchaînent, et

force est de constater qu’il y en a énormément, à l’instar d’Emmanuel Macron, ayant bien compris ce

qu’il pouvait retirer d’une amitié avec les patrons des grands groupes médiatiques, et de Manuel Valls

qui a les faveurs du groupe Havas.

Ainsi va l’indépendance des médias à l’égard du pouvoir ! Les propriétaires des médias et les

directeurs des rédactions soutiennent des candidats au poste suprême pour ensuite avoir leur oreille

une fois l’accession à la tête de l’Etat. Les hommes politiques, les propriétaires des grands médias et

les « grands » journalistes forment une grande famille, un cercle dans lequel une socialisation est

obligatoire, un entre-soi qui se matérialise par des réunions mensuelles au Siècle, un cercle privé dans

le 1er arrondissement de Paris où se mêlent le gratin du monde des médias et de l’argent ainsi que des

hommes politiques de premier plan pour discuter des politiques à mettre en œuvre sans l’avis du

peuple. Selon Frédéric Lordon, ce genre de grande messe de l’élite politico-médiatico-économique

française entraîne « des pertes de liberté de paroles, des pertes de sens critiques et cela produit un

effet de normalisation, d’adaptation, d’ajustement, voire d’auto censure par les journalistes. Ils savent

222

ibid 215 223

ibid 215

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

104

ce qui peut être dit et ce qui doit être tu »224

. Les journalistes font ainsi parti de ce cercle et ne doivent

pas aller à l’encontre des intérêts de celui-ci, sinon l’éviction est proche. C’est d’ailleurs le sort qui a

été réservé à Claude Sérillon en 1999. En effet, lors d’une interview du Premier ministre, Lionel

Jospin, au cours de laquelle le grand journaliste de France 2 déclara : « Vous avez conscience que le

militant socialiste Lionel Jospin, je pense à celui du congrès de Metz notamment, a beaucoup changé.

Il est devenu beaucoup plus pragmatique, et se dit, au fond, qu’on ne peut plus vraiment agir sur la loi

du marché »225

. Cette phrase assassine déstabilisa le chef du gouvernement dont la réponse est

désormais rentrée dans les anales : « Il ne faut pas attendre tout de l’Etat ou du gouvernement ». Après

de forte critique de la presse du lendemain, Manuel Valls, alors conseiller en communication du

Premier ministre, n’hésita pas une seconde pour faire pression sur la direction de France télévision afin

que le journaliste vedette soit écarté. « Valls, quand vous l’aviez en direct, il pouvait être aussi directif

qu’au moment de l’ORTF, avec des montées de testostérones très fortes. Sarkozy envoyait ses

conseillers Frank Louvrier ou Pierre Giacometti qui étaient finalement plus en rondeur. En fait, Valls

croit en l’indépendance de la presse comme en l’Immaculée Conception. Il méprise la profession de

journaliste »226

. Ce témoignage d’un ancien directeur de France télévision est frappant par le portrait

qu’il dresse de l’actuel Premier ministre, mais qui n’est que le reflet d’une pratique très autoritaire du

pouvoir à l’égard du journalisme politique. La pression pesant sur les journalistes est aussi, et surtout,

exercée par les directions de rédaction et les propriétaires de médias. Cette situation inacceptable pour

les journalistes a même entraîné leur soulèvement, sous forme de grèves et de motions de défiance à

l’égard des directions de rédaction. Les rédactions, et à travers elles les journalistes, désirent par ces

moyens gagner plus de poids dans le rapport de force qui les oppose trop souvent à leur direction. La

motion de défiance n’est pas reconnue aujourd’hui et se retrouve ainsi impuissante pour demander le

départ du directeur de la rédaction et ainsi se réapproprier la plénitude de leur métier et de leur liberté

journalistique. Ce fut notamment le cas de Matthieu Gallet, à la tête de Radio France, ou de Christophe

Barbier, directeur de l’Express, qui, tous deux, ont sauvé leur place malgré les motions de défiance

présentées contre leur personne. Ainsi, les directeurs de rédaction, appuyés par les propriétaires des

médias et les actionnaires, semblent inattaquables. Chez l’Obs, Matthieu Croissandeau, dont la place

de directeur de la rédaction a été contestée par des journalistes massivement mobilisés, a opté pour le

licenciement de ses adjoints, Pascal Riché et Aude Lancelin, en cammoufflant derrière cette éviction

« économique » un recadrage idéologique de la rédaction. Matthieu Croissandeau, admirateur et

proche de Manuel Valls et d’Emmanuel Macron, en licenciant Aude Lancelin, qu’il jugeait trop

proche de Nuit Debout, a d’une part montré qu’il était seul maître à bord avec le soutien des

actionnaires et que son hebdomadaire ne s’ouvrirait aucunement à des idées d’une gauche « plus

224

ibid 214 225

ibid 215 226

ibid 215

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

105

radicale ». En guise de réponse, la rédaction accusa le pouvoir politique d’une intervention

inacceptable à l’approche des élections. Chez France télévision, les journalistes ont voté massivement

une motion de défiance à l’encontre de Michel Field (un révolté rentré dans le rang), afin de redonner

au service public toute son indépendance. Un autre exemple de révolté rentré dans le rang : Philippe

Val. Ce dernier, après avoir fait carrière dans l’impertinence, arriva à la tête de France Inter, nommé

par Jean-Luc Hesse, directeur de Radio France et ami de Nicolas Sarkozy. Mais lorsque les deux

humoristes, Didier Porte et Stéphane Guillon, jugés « impertinents », critiquent sans limite le

Président de la République et le gouvernement, Philippe Val s’empresse de les licencier. Ainsi, selon

Michel Naudy, « les journalistes qui commencent une carrière dans l’impertinence, la contradiction et

la critique du pouvoir, sont soit passés aux oubliettes, soit récupérés et rentrés dans le rang. Il n’y a

pas d’autres alternatives que ces deux là. Le système jette tout ce qu’il ne peut pas reprendre. Si vous

restez à l’antenne, vous n’y restez jamais impunément »227

.

Les journalistes sont donc contraints de s’adapter aux logiques professionnelles des médias

mais, dans ces circonstances, ne peuvent guère produire un bon travail d’investigation et d’information

des citoyens. La pression exercée sur eux, tant de la part de la direction de leur rédaction, appuyée par

les actionnaires, que de la part du pouvoir politique, les contraint dans leur métier et la liberté de

l’exercer comme bon leur semble et comme l’indique le code de déontologie du journalisme. Alors

que Philippe Val était le premier à brandir les affiches « Je suis Charlie » pour la liberté d’expression

des journalistes, peut-être serait-il enfin souhaitable de mettre un terme à ce système allant à l’encontre

de l’indépendance des médias en offrant davantage de marges de manœuvre aux journalistes, tant dans

le secteur privé que dans le service public. Le quatrième pouvoir est ainsi conjugué à d’autres pouvoirs

(le pouvoir politique et le pouvoir économique notamment). Ce n’est pas un pouvoir autonome,

contrairement à ce que pensait François Mitterrand, la séparation des pouvoirs n’est donc pas à cet

égard respectée, elle est bafouée par les relations malsaines qui unissent hommes politiques,

propriétaires de médias et journalistes médiatiques, formant la classe dirigeante du pays et défendant

leurs intérêts face à des citoyens démunis.

2. Le pluralisme des médias : un critère démocratique essentiel mais ignoré

Outre l’indépendance des médias, le pluralisme apparaît comme un principe fondamental de

l’information citoyenne dans une société démocratique. Par pluralisme, on entend une variété des

points de vue exprimés, des opinions représentées ainsi que des sources d’information, nécessitant, par

ailleurs, l’impossible intervention d’une quelconque influence sur les priorités politiques. Or, il va sans

dire que le monde des médias ne respecte aucunement cette exigence démocratique du pluralisme de

227

ibid 214

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

106

l’information. On peut trouver des causes de ce dysfonctionnement dans l’absence de marge de

manœuvre des journalistes, pris en étau entre les principes déontologiques du journalisme et la

pression exercée par les actionnaires et les directions de rédaction pour contrôler leur expression et

faire en sorte qu’elle s’inscrive dans une ligne fixée préalablement, une ligne qui prend en compte la

nécessaire défense des intérêts des propriétaires des médias et leurs visions des choses à présenter au

grand public. Or, il réside un problème démocratique dès l’instant où ces propriétaires de médias,

ayant une influence considérable sur la ligne éditoriale, sont aussi et par-dessus tout des entrepreneurs

de grands groupes du CAC 40 et accessoirement des milliardaires. On peut alors comprendre aisément

que leurs intérêts peuvent aller à l’encontre de ceux d’ouvriers en grève pour lutter contre des

licenciements abusifs. En effet, c’est la doctrine néolibérale qui est répandue unilatéralement et

intégralement, servant par là même les intérêts des grands groupes industriels à la tête des différents

médias. Cependant, il réside un problème évident dès lors que la pensée unique n’est pas en

concordance avec la vision des citoyens dans leur ensemble. Il paraît donc légitime de se demander

pourquoi d’autres opinions, d’autres points de vue – qui, d’une part, représentent l’opinion de

nombreux citoyens, et, d’autre part, permettraient aux citoyens de bénéficier d’un plus large panel

d’informations afin de forger leurs opinions et non pas de rester passif face au martèlement des mêmes

principes néolibéraux – ne sont pas présentés dans les médias, et si toutefois ils le sont, pourquoi leur

accorde-t-on si peu de temps d’antenne ? Le pluralisme n’existe pas dans les médias, les propriétaires

des grands médias, leurs actionnaires, et une grande partie de la classe politique auraient beaucoup à

perdre s’ils s’engageaient dans la mise en œuvre d’un pluralisme digne de ce nom. Pourtant force est

de constater qu’ils essaient de s’en donner l’apparence.

En effet, il existe une figure essentielle des médias, une sorte de gardien de l’objectivité de

l’information et de sa dépolitisation. Il s’agit du spécialiste, autrement appelé « expert médiatique ».

Leur omniprésence sur les plateaux télé, à la radio ou dans la presse écrite trouve sa légitimation dans

leurs titres universitaires qui donnent à leur prise de parole l’argument scientifique et la force de

l’évidence ne pouvant pas être remis en cause. Ils se succèdent, se remplacent, se croisent dans

l’espace médiatique pour répandre la parole « divine », un message intouchable mais toujours orienté

politiquement, car ces « experts » ne sont pas qu’universitaires. Ils siègent aussi au conseil

d’administration de grandes entreprises, de banques ou de sociétés d’assurances. L’objectivité dont ils

sont comptables atteint donc ses limites. Cependant, lorsqu’ils sont invités, seuls leurs titres

universitaires sont précisés, car bien évidemment « n’importe quel citoyen, téléspectateur, regarderait

d’un tout autre œil un brillant économiste universitaire s’il savait que ce dernier est largement

rétribué par les banques, les compagnies d’assurance et les sociétés privées »228

, s’ils savaient qu’ils

228

ibid 214

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

107

ne peuvent donc pas rester indépendants, car étant incrustés dans les logiques des milieux d’affaires et

de la doctrine néolibérale, et qu’ils participent aux grandes messes du Siècle une fois par mois. Ils sont

en quelques sortes les portes paroles, légitimés par leurs titres universitaires, des tenants de la pensée

unique, dans l’intégralité de la sphère médiatique au cœur de laquelle ils jouent un puissant rôle. Or,

sans objectivité et sans neutralité des journalistes et des experts, le pluralisme n’existe pas. Les experts

médiatiques sont convaincus des bienfaits du marché et discutent entre eux au cours de débats qui ne

disent pas leur nom, des émissions qui ne sont que des simulacres de débat au cours desquels deux

experts que tout oppose officiellement (pour préserver les traits du débat démocratique) s’aperçoivent

en fin de compte qu’ils sont sur la même longueur d’onde car étant tous deux convaincus des bienfaits

du marché. D’autres experts médiatiques potentiels pourraient aussi être invités et débattre pour

confronter différents points de vue, différentes opinions. Il ne s’agit donc pas de débat, ni même de

pluralisme, mais plutôt d’un phénomène d’homogénéisation de l’information véhiculée, un

phénomène réellement nocif démocratiquement. Plusieurs experts aux opinions divergentes de la

pensée unique sont néanmoins invités mais à une fréquence nettement plus faible qu’un Jacques Attali,

le « champion » des experts médiatiques. Ces experts aux points de vue divergents sur des questions

essentielles qui intéressent les citoyens et à travers desquels ils construisent leur opinion, mériteraient

d’être invités plus souvent. Le pluralisme des médias auraient tout à y gagner, et à travers lui la

démocratie elle-même. Car dans les conditions dommageables présentées précédemment et auxquelles

il est nécessaire d’apporter des réponses, le débat médiatique est réellement atrophié. Du fait de cette

homogénéisation de la pensée des experts médiatiques, convaincus des bénéfices du néolibéralisme et

discutant dans le cadre, les experts discutant hors du cadre pour le changer sont écartés ou, pour les

chanceux, restent invités mais à de très rares occasions. Dès lors, il est impossible de développer à

l’antenne un argumentaire accessible, cohérent et solide contre les fondements de la globalisation, de

l’Union européenne et de sa politique budgétaire, ainsi que de l’entreprise de remise en cause globale

du périmètre de l’Etat par exemple.

Concernant la crise économique de 2008 qui plongea dans la précarité de nombreux français et

qui a profondément affaibli l’économie française, la quasi-totalité des experts médiatiques, et les plus

éminents d’entre eux (Alain Minc, Daniel Cohen, …) n’ont rien anticipé et ont poursuivi leur rôle de

légitimateur du système à l’origine même de ce cataclysme. Il s’agit là d’une inexpiable erreur aux

conséquences désastreuses de la part de ceux qui nous disent le « vrai » et dont la place privilégié

d’expert médiatique n’a aucunement été remise en cause après coup. Le problème est bien là.

Comment des économistes, dont le rôle est de décrypter les phénomènes économiques pour

l’information des citoyens, ayant fait de terribles erreurs aux conséquences désastreuses poussées par

la défense des intérêts de la classe dirigeante du pays (dont ils font partie) et des principes de la pensée

néolibérale, et non par un simple devoir d’information et de neutralité à l’égard des citoyens, peuvent

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

108

rester à l’antenne impunément tout en gardant leur statut d’ « expert » ? Le fait qu’ils aient eux-mêmes

commenté leurs propres erreurs est tout autant invraisemblable. Ce sont les gardiens d’un système

dominant pour les dominants, leur place est donc garantie, quoi qu’il arrive, par les dominants dont ils

défendent les intérêts devant les citoyens. Mais pourquoi d’autres experts, plus critiques du système

dans lequel nous vivons, ne sont-ils pas invités pour débattre réellement avec ces « chiens de garde » ?

Tout simplement parce que le pluralisme n’existe pas dans la sphère médiatique.

Il est aussi très alarmant de voir comment les médias retranscrivent les informations inhérentes

aux mouvements sociaux. L’accent est mis la plupart du temps sur les effets négatifs de ses

mouvements sociaux (grèves, occupations d’usines, …) et non pas sur leurs motifs, sur les

revendications des grévistes, sur leur motivation. Ainsi, lorsqu’un dispositif gouvernemental sur

l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise est débattu, le point de vue des salariés n’est pas

consulté. Seul les experts médiatiques et les chefs d’entreprise ont leur mot à dire sur une question qui

concerne également les employés bien évidemment. Or, au vu de la forte probabilité que le point de

vue des salariés grévistes ne soit pas en concordance avec celui des chefs d’entreprise, pourquoi, au

regard des exigences en terme de pluralisme des opinions, les salariés ne sont-ils pas consultés,

pourquoi leurs points de vue, qui méritent tout autant un passage à l’antenne que ceux des chefs

d’entreprise, ne sont pas présentés aux citoyens ? Un exemple qui illustre bien ce parti pris dans la

diffusion et le choix de l’information est celui de la médiatisation de la révolte sociale des salariés de

l’usine Continental de Clairoix en 2009. A cette occasion, David Pujadas a interviewé le délégué

syndical Xavier Matthieu, mais l’échange se focalisa sur la séquestration des patrons de l’entreprise

pour lutter contre un plan social illégitime au regard des bénéfices enregistrés par l’entreprise. Le

journaliste vedette de France télévision posa trois questions aux syndicalistes : « Est-ce que vous

regrettez les violences ? » ; « Est-ce que la fin justifie les moyens ? » et « Est-ce que vous lancez un

appel au calme ce soir ? » Au regard des questions posées, on remarque clairement que le journaliste

juge inutile de solliciter Xavier Matthieu pour argumenter sur les motifs et la légitimité de cette révolte

sociale et préfère, à l’inverse, demander des explications sur la « violence » des salariés. Mais face à

l’intransigeance du syndicaliste – « Je n’ai pas d’appel au calme à lancer. Les gens sont en colère et

la colère il faut qu’elle s’exprime. Il y a un proverbe des manifestants qui dit « qui sème la misère

récolte la colère ». C’est ce qu’ils ont aujourd’hui. Il y a plus de mille familles qui vont être à la rue

[…], qui vont être obligées de vendre leur baraque. Il faut que vous compreniez ça… »229

– David

Pujadas, en bon professionnel des médias, coupe court à l’interview, qui ressemblait plutôt à un triple

appel à l’arrêt des « violences », un triple appel qui sonne comme un symbole de cette bien-pensance

journalistique au service des intérêts des grands groupes privés et du pouvoir. Pour les journalistes

229

ibid 214

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

109

médiatiques et les directeurs de rédaction, il existe une violence légitime de la part de la classe

dirigeante politico-économique, mais ils ne conçoivent pas de violence légitime des classes populaires

et des mouvements sociaux. Qui a dit que les classes sociales avaient disparues ? En tant que « bien

penseur de génie », Bernard-Henri Lévy qualifia de « contre nature » le fait de « retenir des personnes

contre leur consentement »230

. Mais qu’est ce qui est « contre nature » ? Où est la limite entre ce qui

l’est et ce qui ne l’est pas ? Le fait de supprimer des milliers d’emplois, alors que l’entreprise

enregistre d’énormes profits, n’est-il pas contre nature ? Ne venant pas des mêmes milieux que les

intéressés, ils ne connaissent que les contours de leurs conditions de vie, de leur quotidien et de leurs

préoccupations. Plus récemment, le 31 mars, lors du JT de France 2, alors que Nuit debout fait son

apparition, la Une et un tiers de l’émission sont consacrés au transfert de Salah Abdeslam et des

matériaux de fabrication de ses nouvelles toilettes en prison. Concernant, les manifestations contre la

loi El Khomri, à présent, les motifs et les revendications du mouvement ne sont aucunement relatés,

tandis que plusieurs minutes sont accordées aux violences policières et à la grève des transports en Ile-

de-France (encore et toujours les conséquences et non pas les motifs), avant que soit diffusé

l’interview d’un chef d’entreprise affirmant qu’il est indispensable pour lui de pouvoir licencier plus

facilement et en plus grand nombre. Aucun mot sur les revendications sociales et sur le mouvement

naissant de Nuit debout. Sans prendre parti, il est tout de même incroyable que la candidature de

Philippe Poutou à la présidentielle de 2017 n’obtienne que quelques secondes d’antennes (et aucune

concernant son programme) en insistant sur son très faible score de 2012, tandis que plusieurs minutes

sont consacrées aux « concours de dédicaces » entre les candidats à la primaire des Républicains au

salon du livre.

A l’image de la direction de la rédaction de France télévision qui ordonna à un reporter,

Philippe Boisserie, présent lors du génocide au Rwanda en 1994, lui demandant de ne faire que

« l’évacuation des Français [car] on n’est pas là pour faire des sujets sur des noirs qui s’entretuent ;

de toute façon ça n’intéresse personne », qui est légitime pour choisir ce qui intéresse ou non les

citoyens alors que seul les citoyens sont légitimes de s’intéresser ou non à un sujet qui leur est

communiqué ? Qui est légitime pour faire de son point de vue, dicté par les principes d’une pensée

unique, la vérité ultime à laquelle les citoyens doivent souscrire car n’ayant pas de points de vue

divergents pour confronter les opinions existantes ? Pourquoi les intérêts privés priment-ils sur la

démocratie et sur le droit des citoyens de disposer d’une information pluraliste et indépendante ?

Olivier Duhamel dresse d’ailleurs un constat intéressant sur ce dysfonctionnement du rôle des médias

dans une société démocratique et le traitement partial de la vie politique française : « Que la politique

soit de l’ordre du symbolique n’est évidemment pas nouveau. Pas plus que le fait qu’elle doive traiter

230

ibid 214

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

110

non seulement la réalité, mais également l’idée fausse que l’on s’en fait, tantôt chez les citoyens,

tantôt chez les personnes intéressées, quand ce n’est pas chez les uns et les autres. Mais ce type

d’écart entre le réel et sa perception restait relativement exceptionnel. Avec la médiatisation du

politique, et « l’info fait divers » dominant le médiatique, ces décalages tendant à se généraliser. Nous

entrons alors dans un nouveau système qui complique sérieusement la tâche des gouvernants et les

possibilités données aux gouvernés de les apprécier en raison »231

. D’un côté, des gouvernants

contraints par la puissance médiatique de la pensée unique, de l’autre côté, des citoyens privés d’un

traitement démocratique de l’information, le « quatrième pouvoir » doit être repensé et régulé de

l’extérieur, dans un nouveau cadre constitutionnel, car ne pouvant pas se réformer de l’intérieur.

3. Pour une réappropriation des médias par les journalistes et pour les citoyens : élément

essentiel d’une refondation démocratique à venir

Repenser et réguler la sphère médiatique, Pierre Mauroy, alors chef du gouvernement, se lança

dans l’aventure en 1983, en vain. Devant les députés, il présenta son ambition de redonner aux médias

français leurs indépendances et de garantir leur pluralisme : « Nous pensons qu’il convient, dans une

démocratie comme la notre, d’établir un certains nombre de règles et qu’il faut à nouveau poser les

principes auxquels des démocrates devraient souscrire sans hésitation : réaffirmer la nécessité du

pluralisme dans la presse ; assurer la transparence de ses organes dirigeants ; limiter la

concentration et se donner les moyens de contrôler efficacement ses dispositions. [...] Nous tolérons la

puissance de la presse, mais nous ne tolèrerons pas la puissance de l’argent ! »232

. La mise en

pratique ne refléta cependant pas la grandeur de son volontarisme et de sa force de conviction. Certes,

les médias affirment leur rôle de « contre pouvoir », mais nous venons de démontrer qu’il s’inscrit

dans des relations de connivence entre hommes politiques, grands groupes privés et journalistes

médiatiques, des acteurs aux logiques normalement éloignées mais aux intérêts effectivement

analogues. Dans un régime politique comme le notre, un tel contre pouvoir doit avoir un

fonctionnement et une légitimité démocratiques sans faille car étant au cœur de l’information des

citoyens. Aucune pression d’ordre politique, économique ou financier ne doit contrevenir à la liberté

des journalistes et aux principes déontologiques qui font la noblesse de ce métier d’une importance

considérable dans le fonctionnement démocratique du pays. Or, dans les circonstances actuelles, le

discours de l’ancien Premier ministre reflète quatre décennies de renoncements à contrôler les dérives

anti-démocratiques de ce « quatrième pouvoir » ; quatre décennies qui ont vu les grands groupes

devenir des empires médiatiques concentrant entre quelques mains la quasi-totalité des médias. Pierre

Mauroy identifia clairement un ennemi : la concentration des médias par les puissances d’argent ; et

231

ibid 72, p. 52 232

ibid 214

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

111

un objectif : l’appropriation démocratique des médias, permettant ainsi aux journalistes de se défaire

de la pression des directeurs de rédaction et, à travers eux, des propriétaires des médias, cadenassant la

liberté d’expression, censurant l’activité journalistique.

Paul Alliès a, lui aussi, accordé quelques lignes à la redéfinition du rôle et du fonctionnement

des médias dans une démocratie renaissante. Selon son analyse, « l’inscription dans la constitution de

principes régissant le respect du pluralisme de l’information, de l’indépendance du journaliste, des

règles déontologiques de ses missions, contribuera à réguler cette activité essentielle dans la

formation de l’opinion publique »233

. Au sein des rédactions, si certaines d’entre-elles se sont

soulevées pour lutter contre le poids des actionnaires, des propriétaires des médias et, par là même, des

directions de rédaction, il n’existe pas pour le moment de prise en compte globale des questions liées à

la hiérarchie, à la propriété des médias, à la pression de la direction fixant une ligne éditoriale unique

et allant donc à l’encontre du principe du pluralisme de l’information. Les journalistes, ayant apporté

des propositions pour aboutir à un fonctionnement des médias plus respectueux vis-à-vis de leurs

libertés, se sont confrontés au mur insurmontable du pouvoir des propriétaires des médias et de leurs

« chiens de garde ». Car comme le rappelle Franz-Olivier Giesbert, « le pouvoir du journaliste, c’est

une vaste rigolade. Le pouvoir stable, c’est le pouvoir du capital et il est tout à fait normal que le

pouvoir s’exerce »234

. Une nouvelle constitution ne pourra donc pas faire abstraction de

l’indispensable légitimation et de l’éclosion souhaitable d’un visage démocratique des médias, cette

entreprise ne pouvant être à l’initiative directe des journalistes.

Dès lors, il s’agira de créer un véritable statut du journaliste composé de principes

déontologiques à respecter (les devoirs) liés à des garanties (les droits) leur permettant d’exercer leur

métier avec une plus grande autonomie vis-à-vis de la direction éditoriale et une plus grande

indépendance. La limite de concentration des médias par les groupes privés doit, en outre, être

nettement abaissée et mieux contrôlée, contrairement à ce que préconisait de faire le gouvernement en

2014, affirmant que ce type de dispositif était archaïque ! En effet, on peut attendre d’une telle

réglementation, l’annihilation des grands empires médiatiques qui diffusent l’idéologie néolibérale

corrélée à la défense des intérêts des propriétaires de médias dans les différentes chaînes de télévision,

fréquences de radios et colonnes de journaux. Une exigence de transparence complète à l’égard des

experts médiatiques doit aussi être respectée pour que lumière soit faite sur des possibles conflits

d’intérêts. Il convient aussi d’imposer des règles concernant le pluralisme des opinions afin d’offrir

aux citoyens d’autres visions alternatives à la pensée unique ; une pensée unique dominante dans les

médias mais pas forcément dans l’esprit des français qui, eux, ont à cœur de pouvoir choisir parmi la

233

ibid 94, p. 48 234

ibid 214

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

112

diversité des points de vue, des sources et des idées développées. Des médias indépendants et

pluralistes sont synonymes d’une autonomisation des citoyens qui, n’étant plus pris pour des enfants à

qui il faut marteler la bonne parole de la pensée unique, se satisferont grandement d’acquérir une plus

grande liberté dans l’élaboration de leur opinion sur les sujets auxquels ils apportent un intérêt. Des

médias indépendants et pluralistes entraîneront aussi une gouvernance des affaires du pays vertueuse

et non plus contrainte dans son volontarisme politique par la pression exercée par les tenants de la

pensée unique et par les logiques médiatiques qui entravent les débats de fond. Des médias

indépendants, pluralistes, mais aussi transparents de sorte que la corruption et le conflit d’intérêts à

l’œuvre dans les médias cessent ou du moins s’amenuisent à une portion congrue et démocratiquement

acceptable ; car ne soyons pas naïf, tous les dysfonctionnements à l’œuvre actuellement dans les

médias, toutes le logiques contrevenant à l’esprit démocratique de la France, ne pourront pas

disparaître du jour au lendemain. La marche est longue, mais elle n’a pas commencée. Tandis que

depuis quatre décennies, nous regardons, immobiles, le graal s’éloigner, indispensable est d’entamer

cette marche vertueuse, cette marche vers la liberté de conscience et la liberté d’expression, que l’on

dit enviées par beaucoup d’autres pays, mais qui en fait n’est qu’une illusion. Cette marche vertueuse

pour les citoyens les amènera vers le stade avancé de la liberté politique, vers de nouveaux droits

politiques, des droits modernes, ceux du XXIème siècle qui, contrairement au précédent, ne se fera pas

sans eux.

L’avènement de la démocratie participative à la française : le renouvellement des

droits politiques du citoyen

Le débat originel entre démocratie directe et démocratie représentative a abouti à la victoire

totale et sans partage de la seconde forme d’organisation des rapports entre gouvernés et gouvernants.

Présentées comme opposées, elles peuvent toutefois être combinées dans un nouveau fonctionnement

démocratique liant meilleure représentativité (comme présenté dans la partie précédente) et plus forte

participation des citoyens dans la décision publique. Le dépassement de ce débat de sourd entre les

tenants d’une démocratie directe et ceux d’une démocratie représentative n’a pourtant jamais eu lieu,

les constituants ayant toujours eu peur du peuple, préférant ainsi cantonner son rôle à la simple

élection de façon à ce que la conduite effective du pays soit l’apanage des seuls gouvernants, les

citoyens étant traités comme des enfants, ou des mineurs en politique. C’est d’ailleurs ce qu’a décrit

Maurice Duverger, alertant l’opinion sur ce régime démocratique qui ne dit pas son nom,

cette « démocratie sans le peuple »235

, un régime politique au sein duquel seuls les représentants

décident et ont leur mot à dire concernant la conduite des affaires publiques. Si la classe politique et la

235

Maurice Duverger, La démocratie sans le peuple, Seuil, 1967

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

113

vie publique n’ont plus la même aura chez les Français, c’est bel et bien la conséquence d’une forte et

longue privation des pouvoirs dont souffrent les citoyens, ainsi que d’un enchaînement incessant des

désillusions post-électorales. Il convient alors de rappeler que la participation citoyenne ne doit pas se

limiter à la seule élection, mais qu’elle doit enfin connaître un tournant décisif pour la faire entrer dans

une nouvelle ère démocratique, davantage en conformité avec la volonté, de plus en plus forte, des

citoyens, désormais surinformés (et mieux informés si les réformes du « quatrième pouvoir »

fraichement présentées sont mises en œuvres), d’être plus actif dans la vie de la cité. D’autres moyens,

que la seule désignation d’un candidat aux différentes échéances électorales, doivent être développés

pour diversifier l’expression citoyenne au service de l’intérêt général participant ainsi à la définition

des politiques qui leurs sont appliquées.

Claude Bartolone a d’ailleurs investi la question, au sein du groupe de travail qu’il a co-

présidé avec Michel Winock : « Comment nos institutions peuvent-elles contribuer à rétablir le lien de

confiance entre les élus et leurs électeurs ? Comment faire en sorte que le peuple français ait à

nouveau le sentiment d’être maître de son destin ? L’une des clefs réside sans doute dans notre

capacité à remettre le citoyen au cœur des institutions, à lui rendre le pouvoir qui est le sien, lui qui

s’estime trop souvent dépossédé et, par voie de conséquence, incapable de s’inscrire dans un projet

commun »236

. Notre démocratie, devenue trop fragile et réservée à une minorité (au regard de

l’abstention désormais plus forte que la participation électorale), a un réel besoin de repenser le rôle et

les droits des citoyens pour renaître dans un cercle vertueux où démocraties participatives et

représentatives s’alimenteraient et se légitimeraient mutuellement. Pierre Rosanvallon prône, lui aussi,

cette association entre le gouvernement représentatif et la « contre-démocratie »237

. Cependant,

l’accent est mis sur la défiance des citoyens à l’égard du pouvoir et de sa fonction de surveillance,

d’empêchement et de correction de son action (« à côté du peuple électeur monte ainsi en puissance

un peuple vigilant, un peuple veto et un peuple juge »238

), dans la filiation des théories de Locke et de

Benjamin Constant notamment qui, eux aussi, octroyaient aux citoyens le rôle de contrôle de l’action

de leurs représentants. Or, tout le problème est là : les citoyens n’ont, à défaut de pouvoir participer à

l’élaboration des politiques qui leurs sont appliquées, que des moyens de s’opposer et de surveiller le

pouvoir. Certes, il s’agit là de fonctions essentielles, mais le rôle des citoyens doit aussi s’ouvrir à

d’autres horizons. Leur rôle de surveillance et de contrôle ne se limite qu’à la révolte face aux

passages en force des gouvernements successifs. Face à ces affrontements incessants qui divisent

profondément la population française et l’éloignent progressivement des gouvernants – des

affrontements qui rendent caduques le troisième pilier de la devise de la République française, la

236

ibid 39, p. 232-233 237

ibid 39, p. 384 238

ibid 20, p. 45

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

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Fraternité – ne serait-il pas préférable d’opter pour l’entrée dans la délibération des politiques

publiques de la participation citoyenne afin de bénéficier d’un net apaisement du climat politique

français au moyen de délibérations plus consensuelles, de concertations entre représentants et

représentés dans la fabrication des politiques publiques ? La citoyenneté de demain se veut

participative. A rebours d’un militantisme partisan en agonie, les citoyens demeurent engagés mais à

l’extérieur de toutes organisations, un engagement qui, à défaut de pouvoir être investi, nourrit la

rancœur, le scepticisme, la révolte (ou la résignation). La relation de confiance entre gouvernants et

gouvernés doit ainsi être réactivée, développée et surtout modernisée pour la rendre compatible aux

évolutions du début du XXIème siècle. De là dépend la sortie par le haut de la crise démocratique que

nous connaissons.

En s’ouvrant à des formes de participation non électorale des citoyens, la République française

s’acclimate au « nouvel esprit de la démocratie » (Loïc Blondiaux)239

dans lequel la participation

citoyenne devient un nouveau mode de régulation de la vie politique, un réel contre-pouvoir, une

puissance populaire libérée de ses carcans dans lesquels l’avait enfermée une vision « fermée » de la

démocratie représentative et, partant, libérée de sa rancœur pour que le scepticisme laisse enfin place à

la confiance et à la responsabilité de chacune des parties prenantes à la délibération publique. Dès lors,

comme nous l’avons vu, les citoyens détiennent déjà plusieurs droits politiques en dehors des

moments électoraux (la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité par exemple),

auxquels j’ai proposé d’ajouter la possibilité de révoquer un élu en cours de mandat. Cependant, il ne

s’agit là que de moyens d’empêcher et non pas d’initiative et de participation à la fabrication des lois

qui font le quotidien des Français. C’est pourquoi il faut développer de nouveaux moyens de

participation du citoyen s’inscrivant dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler, depuis Jürgen

Habermas, « la démocratie participative »240

. « La VIème République n’est pas seulement un régime

de responsabilité et d’efficacité gouvernementale. C’est aussi, et d’abord, la République des citoyens,

de citoyens en harmonie avec leur système représentatif. Tel est le sens de la participation des

citoyens à la décision politique » ajoutent Arnaud Montebourg et Bastien François241

dans leur projet

de réforme constitutionnelle. En 2007, l’actuel Président de la République, François Hollande,

affirmait, lui aussi, la nécessité de développer de nouveaux moyens de participation des citoyens : « la

démocratie représentative doit s’enrichir d’une démocratie participative afin de revivifier le débat

public national et remettre ainsi le citoyen au centre de la chose publique ». Des propos qui

contrastent considérablement avec la manière dont le gouvernement actuel traite l’opinion publique et

les mouvements sociaux et avec sa façon de couper court à toute discussion dès lors que le débat

239

ibid 20, p. 45 240

Jürgen Habermas, Droit et démocratie, Gallimard, 14 janvier 1997 241

ibid 68

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

115

s’enlise. Alors qu’il voyait dans la démocratie participative le moyen de « redonner confiance aux

citoyens dans les institutions »242

, force est de constater que son action à la tête de l’Etat aura eu les

conséquences inverses, à savoir un éloignement conséquent des gouvernés à la classe dirigeante du

pays.

1. La dangereuse idée du vote obligatoire : l’illusion de la refondation du lien civique

Depuis quelques années, des hommes politiques de droite comme de gauche proposent, pour

refonder le lien civique et pour redonner confiance aux citoyens dans les institutions et la vie politique,

la drôle idée du vote obligatoire. A croire que l’obligation de voter permettrait de reléguer une extrême

droite surfant sur la vague de l’abstention. Bien sûr, des arguments plaident en la faveur de cette

« fausse bonne idée » (Jérémie Moualek)243

. En effet, Jean-Luc Mélenchon et Rachel Garrido pense

que « le vote obligatoire doit être vu comme l’acquisition d’un nouveau droit, d’un pouvoir

nouveau »244

. Cependant, il apparaît que ce « droit » est assorti de sanctions pour quiconque ne se rend

pas dans un bureau de vote lors des échéances électorales. Un « nouveau droit » rendu obligatoire par

la mise en place de sanctions ? « Sacré conception de la démocratie que de mettre les électeurs à

marche forcée » (Jérémie Moualek)245

. Il me semble qu’il existe, dans l’ingénierie constitutionnelle,

d’autres mesures, plus légitimes et efficaces, et certainement moins totalitaires, permettant d’accroître

la participation aux différentes échéances électorales en faisant appel, non pas à une pression exercée

sur les citoyens, mais plutôt à leur consentement, leur participation aux décisions politiques et leur

esprit républicain. Car dans ces conditions, l’obligation changerait complètement le sens du vote et en

ferait un « devoir » beaucoup plus qu’un « droit ». Il s’agirait d’un aveu de faiblesse de notre

démocratie qui, jadis, éclairait le monde entier de sa grandeur et de celle des valeurs et principes

qu’elle véhiculait.

L’argument de la comptabilisation du vote blanc ne tient pas non plus, cette mesure pouvant

aussi être mise en place dans la situation actuelle. D’autre part, « le vote blanc d’aujourd’hui ne serait

pas celui de demain. Phénomène politique croissant depuis le début des années 1990, le vote blanc est

« le droit de choisir de ne pas choisir » qui s’inscrit – dans le même temps – dans une volonté de ne

pas renoncer à voter malgré la possibilité donnée à l’électeur de le faire. L’obligation changerait la

signification (en mêlant des électeurs « volontaires » et des électeurs craignant de payer une amende

s’ils n’effectuaient pas leur acte électoral) et donc la portée potentielle du vote blanc… Dès lors, le

vote blanc de demain risquerait de devenir l’abstention d’aujourd’hui : une masse presque

242

François Hollande, Le Parti socialiste et la VIème République, Quelle VIème République ?, Le temps des cerises, 2007 243

Jérémie Moualek, Contre le vote obligatoire et la domestication de l’électeur, Marianne – L’Agora, 16 avril 2015 244

ibid 74, p. 53 245

ibid 243

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

116

indéfinissable dont pourront se servir les élus pour décrédibiliser le pourcentage obtenu » (Jérémy

Mouallek)246

. En outre, rappeler que l’abstention est un phénomène sociologique en ce qu’il touche

massivement les classes les moins aisées est légitime. Mais voir dans le vote obligatoire, une meilleure

prise en compte des intérêts des classes populaires est un raccourci inconsistant. Le vote obligatoire

luttera contre l’abstention ? Faux, il la supprimera ! « Cela signifierait alors que le problème n’est pris

que dans un sens, en incombant la responsabilité du manque de participation politique à l’électeur

plutôt qu’aux gouvernants. Dès lors, s’intéresser davantage aux symptômes qu’aux causes pourrait

mener à la production d’un faux remède à la crise de légitimité des élus (dont ils sont plus coupables

que victimes) : un piètre placebo qui ne ferait pas longtemps illusion » ajoute Jérémie Moualek247

.

Il s’agit même d’une curieuse façon de lutter contre l’abstention au vu de la sanction qu’elle

implique. Cette fois-ci c’est le premier pilier de la devise de la République française, la Liberté, qui est

mis à mal. Les citoyens doivent demeurer libres d’aller voter ou non, ils ne doivent pas non plus être

stigmatisés et culpabilisés s’ils ne se rendent pas dans les bureaux de vote. Plutôt que d’obliger les

citoyens à voter, de les contraindre dans leur liberté, il convient plutôt de leur donner envie d’aller

voter, de faire naître en eux la motivation, la volonté d’utiliser pleinement leur droit politique, et cela

passera inévitablement par le fait de leur redonner espoir et confiance dans la vie politique – je

m’emploie d’ailleurs à présenter des dispositifs à cette fin tout au long de ce développement – ainsi

que par l’octroie de droits nouveaux de participation, comme nous allons le voir à présent. Alors que

le vent va au développement des droits extra-électoraux des citoyens afin de leur donner plus de poids

et de pouvoir dans l’élaboration des politiques publiques, une obligation de vote va à contre-courant.

La refondation du lien civique des citoyens passera donc par l’élargissement des possibilités s’offrant

à eux pour participer à la vie de la cité ainsi que par l’avènement d’une vie politique réellement

exemplaire. Afin de reconnaître tous les votes, il convient cependant de comptabiliser le vote blanc

comme un vote exprimé à l’instar de ceux désignant un candidat. Concernant les droits électoraux des

citoyens, rien n’est modifié mis à part cette reconnaissance du vote blanc. Le rôle des citoyens se veut

désormais électoral mais aussi extra-électoral dans la participation à l’élaboration des politiques

publiques. A côté du citoyen électeur que la démocratie a connu, depuis 1789, va enfin naître un

citoyen participant, un acteur qui fera son entrée dans la Constitution au regard du titre qui sera le sien

et qui présentera ses droits, ses devoirs, les liaisons entre les deux, ainsi que l’organisation de ses

relations avec les autres pouvoirs.

246

ibid 243 247

ibid 243

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

117

2. L’intervention des citoyens dans la vie publique : une puissance légitime à exploiter

L’enjeu d’une nouvelle Constitution s’inscrira dans le développement de la participation

citoyenne, cette puissance extraordinaire mais inexploitée jusqu’à présent. Certes, le groupe de travail

à l’origine de la réforme constitutionnelle de 2008 a opté pour l’octroi de nouveaux droits, à savoir la

possibilité de saisir le Conseil constitutionnel pour juger de la conformité d’une loi au bloc de

constitutionnalité, ainsi que la création d’un référendum d’initiative citoyenne. S’agissant du premier,

rien n’est à ajouter mis à part les propositions incluses dans la partie concernant la juridiction

constitutionnelle. Cependant, comme expliqué précédemment, il ne s’agit qu’un droit d’empêcher,

c’est donc au deuxième, celui qui implique la « participation » des citoyens, que l’on va s’intéresser à

présent.

Encore une fois, la réforme de 2008 apparaît comme une réformette et déçoit au regard des

attentes inhérentes à la participation citoyenne. En effet, Jack Lang, ayant participé au groupe de

travail, rappelle qu’il y a « toute une série d’autres droits que certains auraient souhaité voir figurer

dans le texte mais qui n’y figure pas »248

. Que dire de l’effectivité de ce référendum d’initiative

citoyenne inséré dans l’article 11 de la Constitution qui, à défaut d’être effectif, apparaît comme une

nouvelle illusion de la prise en compte des exigences des citoyens à vouloir participer à l’élaboration

des lois qui impactent leur quotidien. Selon Guy Carcassonne, « il ne s’agit ni d’une initiative

populaire, ni d’un référendum. Il ne s’agit pas d’une initiative populaire, puisqu’elle doit d’abord être

prise par un cinquième des parlementaires. Il ne s’agit pas non plus d’un référendum car si l’initiative

réussit l’exploit de rassembler plus de quatre millions de signatures cela ne lui donne droit qu’à ce

que le Parlement en débatte, et ce n’est qu’à défaut de cela que le chef de l’Etat la soumet au

peuple »249

. A cet égard, il convient de rendre effectif ce droit citoyen en l’améliorant, car avouons

toutefois que cela reflète une innovation considérable pour des citoyens qui, lorsque son utilisation

sera rendue possible, bénéficieront d’une initiative à la légitimité incontournable, une légitimité

indépassable contre laquelle des parlementaires ne pourront pas écarter sauf à prendre le risque de voir

s’abattre sur eux la foudre populaire et le spectre de la non-réélection. Comment donc améliorer ce

dispositif innovant mais dont l’utilisation par les citoyens n’est pas encore possible ? En effet,

actuellement, si par miracle des citoyens parviennent à donner mandat au Parlement d’examiner leur

proposition, ce dernier peut décider de la rejeter et de ne pas transmettre au chef d’Etat le soin

d’organiser un référendum. Dans ces circonstances, le peuple est certes à l’initiative, mais n’a pas le

dernier mot, le référendum n’étant donc pas obligatoire. A la difficulté, voire l’impossibilité de réunir

quatre millions de citoyens autour d’une proposition s’ajoutent alors complexité et succès aléatoire

248

ibid 98 249

ibid 52, p. 100-101

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

118

d’un tel mécanisme. Ainsi, le rapport Bartolone-Winock propose « l’élargissement et le

perfectionnement » du référendum d’initiative populaire présentant par ailleurs « un double intérêt :

d’une part, en ouvrant aux citoyens l’accès à la décision publique, ils renforceraient la confiance dans

le système politique, d’autre part, en contribuant à la légitimité des décisions publiques, ils

amélioreraient l’adhésion qu’elles suscitent »250

. Une adhésion progressive des citoyens à la

démocratie passera inévitablement par l’essor des droits des citoyens en matière de participation à

l’élaboration de la législation, un « patriotisme constitutionnel »251

en somme pour reprendre les

termes de Jürgen Habermas. Le pouvoir exécutif ne sera donc plus en situation de monopole

concernant l’usage du référendum. Dès lors, le nombre de citoyens signataires de la proposition

populaire doit nécessairement être abaissé pour rendre ce droit effectif. La coproduction entre citoyens

et parlementaires doit cependant à mon sens être sauvegardée, une minorité parlementaire pouvant

signer une proposition de loi à l’initiative d’une minorité de citoyens. Enfin, la consultation citoyenne,

à savoir l’étape ultime de ce référendum d’initiative populaire, est désormais obligatoire, à l’exception

près que le texte est adopté dans sa version initiale par le Parlement. Le chef de l’Etat, en tant

qu’arbitraire, aura le droit de saisir la juridiction constitutionnelle afin qu’elle entreprenne un contrôle

a priori de cette proposition de loi citoyenne.

J’estime, comme exprimé précédemment, que la démocratie représentative doit se nourrir de la

démocratie participative naissante. Par conséquent, il sera souhaitable de charger les députés

d’organiser des ateliers législatifs citoyens en circonscription, comme le prône Claude Bartolone,

mêlant citoyens volontaires (ou désignés), associations, professionnels du milieu concerné et/ou

experts et le député de la circonscription, dans l’objectif de discuter et débattre sur les textes de loi en

amont du vote à l’Assemblée nationale. Ce type de réunion de démocratie participative sera très

bénéfique, tant pour le citoyen que pour le député et, partant, pour la démocratie elle-même. Malgré

les apparences, l’organisation de ces ateliers législatifs citoyens ne sera pas complexe et donnera enfin

aux députés une raison valable pour « rentrer en circonscription ». A cette occasion, pourront aussi

être débattu des sujets et des problématiques non pris en compte par le gouvernement ou les

parlementaires, permettant ainsi de stimuler la vie démocratique et la participation citoyenne, à

l’image des expériences de jurys citoyens déjà entreprises dans de nombreuses démocraties

européennes. La participation citoyenne permettra à coup sûr de faire émerger de nouvelles visions des

choses, un véritable débat pluraliste et dépourvu de toute pression politique ou médiatique et étrangère

à toute tentative de régulation institutionnelle quelle qu’elle soit.

250

ibid 39, p. 70 251

ibid 39, p.70

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

119

Par ces quelques dispositifs, démocratie représentative et démocratie participative

s’alimenteront et se renforceront mutuellement créant ainsi un cercle vertueux indispensable à la sortie

par le haut de la crise démocratique que nous connaissons. Donner aux citoyens de véritables pouvoirs

dans cette co-construction de la législation française tant en amont – par le biais du référendum

d’initiative populaire renforcé et de l’atelier législatif citoyen – qu’en aval de la promulgation – par la

saisine de la juridiction constitutionnelle. Cependant, tout le potentiel des citoyens n’est toujours pas

exploité et un instrument moderne pourra développer cette participation citoyenne tant recherchée :

Internet.

3. Le développement de l’e-démocratie : l’adaptation de la démocratie à l’ère du

numérique

La révolution numérique offre des possibilités gigantesques à la démocratie pour se

moderniser et pour faciliter l’intervention et l’adhésion des citoyens dans le jeu institutionnel pour en

faire un réel acteur. Bien sûr, il existe une fracture numérique entre les citoyens ayant accès à Internet

et ceux qui n’en possèdent pas, mais il est tout à fait légitime de penser que, dans un avenir très

proche, la quasi-totalité des foyers français en seront dotés. Bien sûr, Internet permet à n’importe quel

citoyen d’émettre toutes formes d’informations, certains étant alors sceptique à l’égard d’une pleine et

entière liberté d’expression rendant par conséquent possible la diffusion d’information et de points de

vue extrémistes. Cependant, j’estime que la liberté d’expression doit être totale, y compris si certains

diffusent des messages extrémistes comme, jadis, le faisaient les « grincheux » au fond du café. Les

empêcher de s’exprimer librement c’est rendre impossible toute tentative de les remettre dans le droit

chemin. Les laisser s’exprimer librement et leur offrir les possibilités de s’investir plus activement

dans la vie de la cité c’est respecter les principes démocratiques et les droits individuels dont jouissent

les citoyens, c’est aussi les intégrer dans la vie démocratique, là où les points de vue se confrontent et

changent au contact d’autrui, et qui plus est là où la liberté d’expression est totale et où le débat

démocratique bat son plein, c'est-à-dire sur Internet.

Quoi qu’il en soit, la démocratie a tout à gagner de s’adapter à la révolution numérique et au

potentiel infini d’Internet. A cet égard, il apparaît essentiel de construire des espaces d’expression

citoyenne garantis par le régime politique et par une Constitution moderne. La naissance de l’e-

démocratie permettra, au-delà des moyens de participation déjà développés au dessus, d’en créer

d’autres et de faciliter l’intervention citoyenne pour le bien être commun. « En ce sens, l’outil

numérique devient un outil de démocratie, ou du moins il est mis au service d’une procédure de

démocratie participative à grande échelle. Il est vrai qu’il facilite l’accès à l’information et permet

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

120

une participation et une interaction massives » ajoutent Béligh et Hamdi Nabli252

. Ainsi, seront créées

des plateformes de dépôt d’amendements et de proposition de loi d’initiative citoyenne librement

déposés par des citoyens auxquels pourront s’ajouter d’autres citoyens co-signataires. Libre alors aux

députés d’en reprendre certains en apportant leurs signatures et en les défendant en commission ou en

séance plénière dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Certains diront alors que l’identité des signataires

ne pourra pas être contrôlée et qu’il y aura des dérives au regard de l’intrusion de lobbies. Mais les

lobbies ne sont-ils pas déjà présents massivement au Parlement ? En revanche, donner la parole aux

citoyens et la mettre en valeur dans l’arène démocratique permettra de valoriser une pluralité de points

de vue autres que ceux des lobbies.

Le développement de l’e-démocratie est une chance considérable de reconnaître et de garantir

le droit constitutionnel des citoyens à participer à la vie de la cité, une cité dont ils sont à présent des

acteurs réels et non plus des observateurs passifs. Le chemin paraît long, pourtant ce n’est là qu’une

illusion, que des âmes sages et lavées de tout intérêt dépasseront en mettant en œuvre ce chantier

primordial pour l’avenir de la démocratie française.

***

Conseil constitutionnel, pouvoir médiatique et démocratie participative : trois contre-pouvoirs

aux légitimités différentes, trois contre-pouvoirs aux rôles différents dans le jeu institutionnel, trois

contre-pouvoirs réintégrés dans une démocratie moderne, une démocratie exemplaire, une démocratie

avec un grand « D », une démocratie laissant la place à des acteurs, certes non élus, mais aux fonctions

essentielles au bon fonctionnement de tout régime politique, trois contre-pouvoirs au fonctionnement

encadré constitutionnellement, trois contre-pouvoirs démocratisés en somme, trois contre-pouvoirs qui

gagneront en légitimité dans un nouveau régime, cette VIème République que j’appelle de mes vœux.

252

ibid 20, p. 61

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

121

Conclusion – 2012, l’occasion était pourtant belle …

Réconcilier la République française avec la démocratie et avec son peuple, telle a été mon

intention, tel a été l’objet de ma réflexion dont le développement que je conclus en ces termes donne

une illustration. Mais aussi réconcilier la vie politique française avec la morale, avec une certaine

exemplarité, avec une véritable volonté de s’investir pour le bien commun, comme l’avait prôné, il y a

plusieurs siècles, l’immense Jean-Jacques Rousseau, « le Newton du monde moral » comme l’appelait

Emmanuel Kant. Sensible à la fraternité républicaine, au vivre en commun, je ne peux que m’attrister

de la tournure qu’a pris le quinquennat actuel, un quinquennat de gauche. La gauche, fille de la

Révolution française. Une gauche qui a renoncé à son héritage. Une gauche dont le retour au pouvoir

s’est fait contre le peuple, contre la démocratie. Un retour au pouvoir qui a attisé les tensions sociales,

qui a divisé un peuple français qui, pourtant, avait tant besoin de se retrouver. Une gauche au pouvoir,

enfin, qui a transformé ce qui n’était alors que volonté de débat et de discussion, voire revendications

sociales, en colères, troubles, émeutes, révoltes, … par son insolente intransigeance.

Alors que Nicolas Sarkozy donnait l’illusion d’un pouvoir présidentiel retrouvé, il n’a pas

hésité à faire plusieurs fois marche arrière et à n’utiliser sous aucun prétexte l’article 49-3, arme

antidémocratique suprême de la Vème République. A l’inverse, François Hollande, sauveur aux mille

promesses au printemps 2012 et favorable à une présidence « normale », une présidence plus ouverte

et plus respectueuse de la séparation des pouvoirs et des droits des citoyens, a mené le régime

politique actuel au paroxysme de la monarchie républicaine. La monarchie républicaine, ce régime où

la volonté d’un homme prime sur la délibération du Parlement, sur l’opinion publique, sur toute forme

de débat et donc, sur la démocratie. Un homme, ce monarque absolu au règne de cinq ans, qui n’a fait

qu’une bouchée de la volonté des citoyens qui pourtant apparaît comme « la loi la plus importante de

toutes, qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans le cœur des citoyens ; qui fait la

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

122

véritable constitution de l’état ; qui prend tous les jours de nouvelles forces ; qui, lorsque les autres

lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son

institution » (Jean-Jacques Rousseau)253

.

Pourtant ce Président « normal », du temps où il ne l’était pas, ou pas encore, était bel et bien

favorable à un changement de régime, au passage à une VIème République refondant la démocratie

française sur de bonnes bases. Un candidat « normal » qui, une fois devenu Président de la

République, affirma : « Nous avons découvert que ces institutions protégeaient et que ce n’était pas si

désagréable en période de bourrasque électorale. Le syndrome d’une gauche condamnée à ne rester

que deux ans au pouvoir était notre hantise. Par rapport aux affres qu’avait vécues Léon Blum en

1936 ou aux dérives de la IVème République, la Vème République n’avait pas que des vices : elle

permettait de donner à la gauche la capacité d’agir »254

. Agir, certes, mais agir contre le peuple,

contre les électeurs et sympathisants de gauche qui, pour un grand nombre, rechigneront à coup sûr à

lui redonner leur confiance en 2017. Ce revirement en faveur de la Vème République et des pouvoirs

considérables qu’elle offre au détenteur du pouvoir suprême ne rappelle-t-il pas celui de François

Mitterrand qui, lui aussi, s’adapta rapidement aux règle, pour le moins confortables, de la monarchie

républicaine ? Pourtant Edwy Plenel, lors d’un entretien à la rédaction de Médiapart, l’avait prévenu

du caractère corrupteur du poste suprême, y compris pour un candidat se voulant exemplaire à l’image

de celui qu’il fut (ou qu’il disait être) avant le 6 mai 2012. « On nous a déjà fait le coup. Le coup du

Président qui va présider autrement. François Mitterrand, Lionel Jospin, … Faites moi confiance, je

changerai la donne »255

.

Hier l’occasion était belle – la gauche de gouvernement détenait la majorité présidentielle,

législative et sénatoriale (idéal pour mettre en pratique un programme ambitieux autour duquel de

nombreux Français se sont retrouvés, un programme qui a ressuscité l’espoir du peuple de gauche) –,

la désillusion est aujourd’hui immense. François Hollande voulait mettre un terme au « mal

gouvernement » qui trouble la démocratie française depuis de nombreuses années, s’engageant par

ailleurs en matière institutionnelle. De nombreux engagements que l’on retrouve en partie dans ma

réflexion, à l’image de sa volonté de faire du Premier ministre plus qu’un collaborateur, d’accroître le

pouvoir du Parlement, de modifier le mode de scrutin, de mettre un terme à la gérontocratie qui mine

la vie politique française, de renforcer la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée

nationale, de supprimer la catégorie de membres de droit au Conseil constitutionnel, d’organiser un

grand débat sur l’indépendance et le pluralisme des médias et de se donner les moyens de réguler leur

253

ibid 7, p. 335 254

ibid 81, p. 8 255

François Hollande et Edwy Plenel, Hollande et la démocratie, Médiapart, 17 avril 2012

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

123

fonctionnement, de mettre en place des dispositifs permettant une participation citoyenne plus

importante, … En somme, une ambition qui n’a rien à envier aux principes développés au cours des

quatre parties de ma réflexion. Mais une ambition, comme souvent, non suivie d’effet. Une ambition

mise aux oubliettes, reflétant la faculté historique des dirigeants français à se défaire facilement de

leurs promesses sans que leur pouvoir ne soit remis en question et sans que leur responsabilité ne soit

mise à mal. Et au peuple de gauche de se demander : pourquoi la gauche qui, pourtant fait sienne de

façon quasi-exclusive la thématique de la refondation démocratique du régime politique, ne se lance

jamais dans une réforme constitutionnelle d’ampleur lorsqu’elle arrive au pouvoir ? Pourquoi les

derniers épisodes de la gauche au pouvoir se sont-ils soldés par des échecs retentissants, par des

désillusions immenses dans le cœur des citoyens, et qui plus est dans celui des sympathisants de

gauche, par le meurtre de l’espoir de voir arriver, demain, les beaux jours, ceux du vrai changement,

du progrès social, du renouveau démocratique, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité …

Pourquoi tant d’espoirs douchés ? Pourquoi la frustration est-elle plus forte ? Sans doute parce que,

quand la gauche arrive au pouvoir, les citoyens placent en elle tous leurs espoirs ; des espoirs auxquels

se substituèrent vite rancœur, déception, découragement, voire regret ; regret d’avoir cru en une force

politique qui une fois de plus les a laissés dans l’oubli pour se pavaner dans leurs palais dorés. Hier

l’occasion était belle, la désillusion est aujourd’hui immense.

Qui pour reprendre le relais à l’approche des élections présidentielles de 2017 ? A trop vouloir

se focaliser sur une éventuelle « guerre des chefs » au sein de l’exécutif, on omet souvent qu’il existe

une autre gauche. Une gauche qui murit à l’ombre de ces sauveurs immortels se battant pour le poste

suprême, celui du monarque républicain, ce despote éclairé. Une gauche qui développe des

alternatives et notamment en matière institutionnelle car, depuis de nombreuses années, elle n’a pas

manqué de pointer du doigt la dérive antidémocratique de la Vème République pour en proposer une

réforme globale. Je place mon espoir en cette gauche, même si je suis conscient que la route est longue

et que la campagne de 2017 sera pour elle ce qu’ont été les 12 travaux pour Hercule. Je place mon

espoir en elle car cette gauche demeure la seule à prôner une remise à plat de notre Constitution.

Combien de temps faudra-t-il attendre encore pour que les fondements de ce régime antidémocratique

se délitent ? Après avoir été un des sujets principaux de la campagne de 2012, le débat autour de la

nécessaire réforme démocratique globale de notre régime politique, condition sine qua non d’une

sortie de la crise démocratique par le haut, semble avoir perdue de la vitesse. Cette crise, qui hante la

démocratie française et creuse tous les jours un peu plus le gouffre entre des citoyens désemparés et

une élite politique préservant les fondements antidémocratiques d’un régime qui lui va si bien, ne

semble pas s’interrompre demain. Le vieux monde meurt à petit feu, mais combien de temps faudra-t-

il pour que le nouveau apparaisse ? Il y a un demi-siècle, François Mitterrand critiquait ce monarque

absolu, « un dictateur » qui « n’a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

124

défi »256

. Il s’est réveillé un soir de mars 2016 à travers « Nuit debout », mais parviendra-t-il à relever

cet ultime défi, celui qui lui permettra de remettre à plat les fondements d’un régime antidémocratique

qui ne dit pas son nom, ce régime qui à défaut de pouvoir peser sur le cours des choses, ne lui offre

que la révolte ou la résignation, ce régime qui fait de la volonté d’un seul la parole divine contre

laquelle il est vain de vouloir s’engager ? Cela fait un demi-siècle…

Pierre-Mendès France n’a pas pu voir de ses yeux la trahison mitterrandienne, comme il n’a

pas pu espérer au regard de la révolte citoyenne naissante sur la place de la République, pourtant sa

conscience nous anime encore aujourd’hui. Comme il aimait le dire, « la démocratie est avant tout un

état d’esprit ». Oui, cet état d’esprit qui m’anime aujourd’hui, tel le Gauvain de Victor Hugo, ce

représentant de la « République de l’idéal » se battant contre les tenants de la « République de

l’absolu »257

qui réduisent la politique à la corruption, à la stratégie mesquine et au calcul froid. Cet

état d’esprit qui, je l’espère, animera et fera jaillir des jeunes générations une passion pour la chose

publique, une envie débordante de s’investir dans la vie de la cité et de magnifier la République

française, ce cadeau de la Révolution que nous voulons voir refleurir en ces moments miséreux.

« Ô République universelle

Tu n’es encore que l’étincelle,

Demain tu seras le soleil. »

Victor Hugo – Les Châtiments

256

ibid 61, p. 251 257

Victor Hugo, Quatrevingt-Treize, Le livre de Poche, 11 avril 2001

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

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François Mitterrand, Lettre à tous les Français, avril 1988

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Périodiques

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Olivier Doubre, Une monarchie républicaine, En finir avec la Vème République, Politis n°1318, 11

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Documents audio-visuels

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11 janvier 2012

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Duhamel, Colloque : La Vème République en débat, Amphithéâtre Emile Boutmy, 12 septembre 2008

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reconstruire la gauche en France, France Inter – Agora, 3 janvier 2016

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

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Tables des matières

INTRODUCTION – RETOUR SUR LE « PEUPLE » COMME ACTEUR POLITIQUE

OUBLIÉ ……………………………………………………………………………………… 5

Quel est le peuple de « Nuit debout » : un populisme de gauche ? – 6

Un peuple incapable de participer aux affaires publiques ? – 7

Un peuple mal représenté ? – 10

Un peuple mal gouverné ? – 14

Un peuple en crise avec les fondements d’un régime oligarchique ? – 18

CHAPITRE 1 – CHANGER LA CONSTITUTION OU CHANGER DE CONSTITUTION :

UN FAUX DÉBAT ? ……………………………………………………………………….. 23

La Vème République : Le régime politique moderne attendu, au sortir de la

guerre ? – 25

La Vème République : ce régime politique archaïque et non-démocratique ? – 30

Une VIème République : remède miracle contre la crise démocratique ? – 35

CHAPITRE 2 – LE RÉGIME PRIMO-MINISTÉRIEL OU COMMENT GUÉRIR LA

DÉMOCRATIE DES POISONS DU PRÉSIDENTIALISME ……………………………. 41

Pourquoi doit-on en finir avec la « monarchie républicaine » ? – 42

L’évolution vers un régime présidentiel à l’américaine : l’expérience dangereuse à

éviter ? – 47

Quelle réorganisation du pouvoir exécutif ? – 50

3. Le Président de la République : du despote éclairé à l’arbitre suprême – 52

4. Le Premier ministre et le Gouvernement : vers un régime primo-ministériel – 55

CHAPITRE 3 – REPARLEMENTARISER LA RÉPUBLIQUE POUR UNE VÉRITABLE

DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE ET DÉLIBÉRATIVE …………………………….. 60

La rationalisation du parlementarisme ou la pollution de la démocratie française ? – 61

Un Parlement qui s’autodétruit tant objectivement dans la pratique réelle du

pouvoir que subjectivement aux yeux des Français par des défauts d’exemplarité et

de représentativité – 69

La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle

130

Repenser le rôle et le fonctionnement du pouvoir législatif : comment redorer

l’image du Parlement dans un régime novateur ? – 75

5. La question du bicaméralisme : quel devenir pour le Sénat ? – 76

6. Cumul des mandats et mode de scrutin : vers une redéfinition de la démographie du

Parlement ? – 79

7. Encadrement de la fonction parlementaire : des élus plus représentatifs et

exemplaires ? – 83

8. Un Parlement au rôle accru : le pouvoir législatif moderne dont la France a besoin ? – 87

CHAPITRE 4 – LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL, LES MÉDIAS ET LES CITOYENS :

DES CONTRE-POUVOIRS À REPENSER DANS UNE DÉMOCRATIE

RENAISSANTE…………………………………………………………………………….. 94

Du Conseil à la Cour constitutionnelle : la démocratisation et la redéfinition des

pouvoirs d’une institution majeure de la République française – 95

3. Du contrôle a priori au contrôle a posteriori, une évolution essentielle du rôle du

Conseil constitutionnel – 95

4. La composition problématique et antidémocratique du Conseil constitutionnel : une

nécessaire démocratisation du mode de nomination – 97

La problématique de l’indépendance et du pluralisme des médias : l’urgence de la

démocratisation d’un quatrième pouvoir illégitime – 99

4. L’indépendance des médias : une imposture antidémocratique à démonter – 100

5. Le pluralisme des médias : un critère démocratique essentiel mais ignoré – 105

6. Pour une réappropriation des médias par les journalistes et pour les citoyens : élément

essentiel d’une refondation démocratique à venir – 110

L’avènement de la démocratie participative à la française : le renouvellement des

droits politiques du citoyen – 112

4. La dangereuse idée du vote obligatoire : l’illusion de la refondation du lien civique – 115

5. L’intervention des citoyens dans la vie publique : une puissance légitime à exploiter – 117

6. Le développement de l’e-démocratie : l’adaptation de la démocratie à l’ère du

numérique – 119

CONCLUSION – 2012 : L’OCCASION ÉTAIT POURTANT BELLE…………………. 121

BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………………………………… 125