6

Click here to load reader

La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)

  • Upload
    j-l

  • View
    216

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)

Quoi de neuf ? 691

Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2010 - Vol. 4 - N°6

La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)The alimentary saga: Fortune and misfortune throughout the centuries (First part)

RésuméL’histoire de l’alimentation, qui a débuté avec Lucy notre lointaine ancêtre, a été l’objet d’une évolution continue. Aux chasseurs-cueilleurs-pêcheurs, qui se sont succédés de Lucy (3 millions d’années avant notre ère) jusqu’à l’homme de Cro-Magnon (30 000 ans avant notre ère), ont succédé les cultivateurs-éleveurs du néolithique. À partir de cette période (10 000 ans avant Jésus-Christ) les hommes ont fabriqué des produits alimentaires transformés, comme les fromages. Du XVe au XVIIIe siècle, les transports par voie maritime ont permis les échanges d’espèces alimentaires qui ont traversé l’Atlantique. Ce fut le cas pour le maïs et la pomme de terre qui nous sont arrivés d’Amérique, où ces plantes étaient connues et cultivées depuis les temps anciens. Les procédés de conservation des aliments ont commencé avec l’usage de la chaleur (le feu à l’époque de l’homme de Tautavel). La cuisson, qui est une vieille méthode pour préparer les plats traditionnels, a été complétée par la salaison et le fumage utilisés dans un but de conservation à l’ère gréco-romaine. Ces procédés ancestraux ont fait l’objet d’améliorations majeures au cours du XIXe siècle (pasteurisation, stérilisation). Pendant le XXe siècle, la réfrigération, la congélation et la surgélation ont complété la liste des nouveaux procédés de conservation qui marquent l’entrée dans l’ère moderne de l’alimentation. Les aspects les plus récents de cette histoire de l’alimentation vous seront contés dans la deuxième partie de cette revue.

Mots-clés : Alimentation – histoire – heurs – malheurs.

SummaryStarting with Lucy (3 millions years before our era), the history of human food has been subject to a non-stop revolution. After the early times of hunting-fishing-gathering, humans entered the neolithic period (~ 10 000 years B.C.), which was characterized by the domes-tication of animals and the control of plant crops. Since this period, human beings were able to produce transformed foods such as cheeses. From the 15th to the 18th centuries, the exchanges of food products and plants between continents were accelerated by the development of the naval trading across the Atlantic Ocean. Such food species as corn and potatoes that had been primarily grown on the American continent were transferred to European countries by the first navigators. The preservation processes were initiated by the discovery of fire (at the time of our Tautavel’s ancestor). Cooking, which is an old-age method for preparing many traditional foodstuffs, was completed by the use of food salting and smoking during the Greek and Roman civilizations. These ancestral processes were subject to major improvements using new technologies of preservation. Some of them were developed during the 19th century and were based on heating: pasteurization and heat sterilization, for instance. Over the 20th century, freezing whether fast or not has completed the list of newly developed food preservation processes. The most recent aspects of the alimentary story will be related in the second forthcoming part of this review.

Key-words:Nutrition – history – fortune – misfortune.

Correspondance :

Louis MonnierInstitut universitaire de recherche clinique,641, av. du Doyen Gaston Giraud,34093 Montpellier cedex [email protected]

© 2010 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.

L. Monnier1, C. Colette1, J.-L. Schlienger21 Institut universitaire de recherche clinique, Montpellier.2 Service de médecine interne et nutrition, Pôle MIRNED, CHU de Hautepierre, Hôpitaux Universitaires de Strasbourg, Strasbourg.

Page 2: La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)

Quoi de neuf ?

Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2010 - Vol. 4 - N°6

692 Quoi de neuf ?

avoir été à l’origine de notre bien être et de notre santé ! Cette crainte existe, et pour l’exorciser, l’homme accuse pêle-mêle et sans discernement l’industrie agroalimentaire, la grande distribution, les fast-food, les organismes généti-quement modifiés (OGM), les engrais, les pesticides, les nitrates [2-5]…. Un semblant de cohérence cherche à se mettre en place. Les scientifiques spé-cialisés en nutrition tentent d’établir des recommandations nutritionnelles mais, le plus souvent, ces règles sont irréalistes, illisibles et mal adaptées aux réalités de la vie [6]. À titre d’exemple, comment le consommateur est-il capable de savoir à quoi correspond une ration alimentaire quotidienne contenant moins de 10 % de calories sous forme d’acides gras satu-rés et moins de 300 mg de cholestérol [6] ? C’est pourtant ce qui est énoncé par des experts reconnus dans les recom-mandations nutritionnelles destinées à la prévention des maladies cardiovascu-laires dans la population générale. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le consommateur se perde dans le laby-rinthe des messages multiples et souvent contradictoires qui lui sont « assénés » par les nutritionnistes, les médecins, les médias, la publicité, l’industrie agroali-mentaire. La réponse du consommateur devient souvent irrationnelle, expliquant le succès de pratiques alimentaires plus ou moins farfelues car fondées uniquement sur des croyances ou sur du mysticisme. La foi dans les gourous remplace la raison. Les graisses seraient des ennemis qu’il conviendrait d’éviter. Les aliments naturels du terroir seraient meilleurs que les aliments dits industriels. Les aliments d’origine végétale seraient parés de toutes les vertus, alors que les produits alimentaires d’origine animale seraient le mal à combattre ! Telle huile végétale, parce qu’elle contiendrait un acide gras rare, absent dans les autres huiles, deviendrait une huile médicinale ! À titre d’exemple, l’huile de bourrache et l’huile d’onagre (huile issue d’une plante et non de l’âne sauvage du même nom !) seraient-elles meilleures que les autres huiles végétales parce qu’elles contien-nent un acide gras rare (l’acide gamma-linolénique) qui normalement n’est pas synthétisé par les autres végétaux ? Rien n’est moins sûr ! Et personne ne peut, à

qui a continué à préoccuper les popula-tions européennes et nord-américaines pendant une grande partie du XIXe siècle. Les maladies nutritionnelles (crétinisme nutritionnel comme disaient les scien-tifiques de l’époque) ont marqué notre proche passé. Au début du XXe siècle, les nutritionnistes étaient surtout préoccupés par les maladies carentielles : béribéri, rachitisme, xérophtalmie, pellagre, et bien d’autres. Toutes ces affections liées à des carences vitaminiques (vitamine B1 pour le béribéri, vitamine D pour le rachi-tisme, vitamine A pour la xérophtalmie caractérisée par une sécheresse et une dégénérescence de la cornée, vitamine PP ou niacine pour la pellagre) semblent appartenir à un passé médical poussié-reux [1]. Ce n’est pourtant qu’après la fin de la seconde guerre mondiale que ces pathologies ont totalement disparu des pays occidentaux, bien que certai-nes populations à risque puissent être touchées. En tant qu’Européens, ne per-dons pas de vue que nous appartenons à des populations privilégiées et que près d’un milliard d’individus souffrent sur notre terre d’une malnutrition plus ou moins sévère qui s’accompagne de son inévitable cortège de maladies avec mortalité infantile et raccourcissement de l’espérance de vie. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le principal souci des nutritionnistes dans les pays occidentaux n’est plus de combattre les carences, mais de lutter contre la « surnutrition ». L’excès en glucides, en graisses, en calories, en tout, menace les sociétés « développées ». Les États-Unis en sont la première victime, mais les autres pays suivent ou vont suivre. À ce jour, 25 % des Américains d’âge adulte sont obèses, et les deux tiers des Américains sont soit obèses, soit en sur-charge pondérale. Si rien ne se passe, la moitié des adultes qui vivent aux États-Unis seront obèses en 2025. Le sujet en poids normal sera-t-il devenu une excep-tion que l’on décrira dans les livres en parlant d’un passé révolu ? Ainsi l’aliment « source de vie » est-il progressivement en train de se transformer en agresseur environnemental de l’homme. Cause de méfait, responsable de la régression de notre espérance de vie qui a atteint à ce jour des niveaux inégalés, les aliments deviendraient-ils nos pires ennemis après

Introduction

Dire que les aliments sont source de vie est une constatation banale que nul, aujourd’hui, ne songerait à contester. Manger pour vivre, c’est ce que faisait Lucy notre première et lointaine ancêtre qui vivait il y a 3 millions d’années en Afrique orientale dans la vallée du Rift. Sa vie, ou plutôt sa survie, était déjà condi-tionnée par son alimentation, c’est-à-dire par une quête de nourriture, rencontrée au hasard de ses pérégrinations dans la savane africaine. La cueillette de quel-ques baies, racines ou feuilles, et peut-être le dépeçage de quelques animaux venant de mourir ou chassés avec des outils rudimentaires, constituaient pro-bablement son ordinaire alimentaire, l’aléa étant la règle et la régularité l’ex-ception.

L’alimentation au cœur de la vie, des maladies et des sociétés

Les aliments sont sources de vie ; ils four-nissent de l’énergie. Cette découverte fondamentale, qui semble aujourd’hui relever de l’évidence la plus élémen-taire, n’est pourtant que très récente à l’échelle de l’humanité. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que deux savants français, Antoine Lavoisier, le chimiste, et François Magendie, le physiologiste, découvrirent, avec des outils technologi-ques rudimentaires, que l’énergie utilisée par les êtres vivants provenait des phé-nomènes respiratoires, c’est-à-dire de la combustion, en présence de l’oxygène de l’air, de certains substrats chimiques désignés sous le terme de nutriments. Ainsi naquit la nutrition, il y a un peu plus de 200 ans. Science jeune et balbutiante, la nutrition se limitait à cette époque à l’étude de la combustion de substrats nutritionnels : glucides, lipides et protéi-nes. Ainsi ces substances, considérées comme les constituants élémentaires de la matière alimentaire que nous consom-mons tous les jours, sont avec l’oxygène et l’eau les « ingrédients » indispensables à la vie. Manger est devenu une activité machinale dans nos sociétés dites déve-loppées. Assurer l’apport nutritionnel quotidien est pourtant l’un des problèmes

Page 3: La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)

La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles693

Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2010 - Vol. 4 - N°6

ce jour, fournir une réponse. Le problème est-il important ? La réponse est sûre-ment « non ». Le danger serait d’ailleurs de transformer les aliments en médica-ments et de vouloir à tout prix normaliser, rationaliser, voire médicaliser l’alimenta-tion humaine. À cet égard, l’attente des consommateurs est sûrement exces-sive par rapport aux compétences des professionnels de santé, dont la tâche principale est de soigner les patients. Lorsqu’un malade est atteint d’une affec-tion pathologique pour laquelle une inter-vention nutritionnelle a de fortes chances de s’avérer efficace, le rôle du médecin et des diététiciens devient utile, voire indis-pensable. En outre, les professionnels de santé devraient être concernés par la prévention nutritionnelle. Dans cette tâche, ils devraient être épaulés par les responsables politiques, les institution-nels publics ou privés. Seule une action concertée de tous ces acteurs pourrait aboutir. La prescription diététique est, au même titre que celle des médicaments, un véritable acte thérapeutique.

L’histoire de l’alimentation de la préhistoire à nos jours : une révolution non-stop

Reconstituer l’histoire de l’alimentation des hommes (figure 1) n’est pas une mince affaire ! Courir après sa nourritu-re en chassant, en pêchant, en cueillant et manger des aliments crus n’ayant subi aucune préparation a constitué le quoti-dien des premiers hommes. Ultérieurement, et par étapes successives, nos ancêtres ont réussi à cuisiner, à produire, à trans-former et à conserver leurs aliments. La maîtrise du feu a été la première étape. Il y a environ 400 000 ans, elle a permis aux hommes, en particulier à celui de Tautavel dans la grotte de l’Arago (à quel-ques km de Perpignan) de passer de l’aliment cru à l’aliment cuit. C’est à par-tir de cette période que l’on a commencé à « cuisiner » et à pouvoir consommer des denrées jusque-là rapidement péris-sables ou inconsommables. La cuisson est le premier procédé de conservation connu. Il ne faut pas oublier que de nos jours, le chauffage des aliments reste un moyen de protection contre la proliféra-

tion microbienne. La pasteurisation et la stérilisation, technologies modernes de conservation des aliments auxquelles sont associés les noms prestigieux de Louis Pasteur et de Nicolas Appert, sont le prolongement de la cuisson que pra-tiquaient nos ancêtres les plus lointains, autour d’un feu de bois. Il convient de noter que l’alimentation de l’homme a très peu évolué entre l’homme de Tautavel et ses successeurs. Les hom-mes préhistoriques de Cro-Magnon qui vivaient en Europe 35 000 à 10 000 ans avant notre ère, ne faisaient guère mieux que ceux qui les avaient précédés dans la longue histoire de l’humanité. Toutefois comme eux, ils étaient des omnivores, qui consommaient à la fois des aliments d’origine végétale et animale pratique-ment bruts et n’ayant subi que des trans-formations sommaires. L’omnivorisme précoce est attesté par les fouilles effec-tuées dans les sites paléolithiques. Les armes retrouvées (pointes de sagaies, de harpon, aiguilles et bâtons percés) prou-vent bien que les hommes du paléolithi-que étaient des chasseurs et des pêcheurs. La présence dans les gise-ments préhistoriques d’ossements d’ani-maux partiellement carbonisés, indique clairement que l’homme de Cro-Magnon maîtrisait le feu et consommait de la chair

cuite. Loin d’être inconnue par nos ancê-tres, la grillade au feu de bois semblait bien au contraire être une pratique cou-rante, à condition que la chasse ait été fructueuse. Les sources végétales étaient nombreuses, mais constituées par des plantes sauvages (châtaignes, champi-gnons, baies) cueillies au gré du climat et des saisons. L’équilibre entre aliments d’origine végétale et d’origine animale restait donc précaire et inconstant. De manière assez surprenante, la répartition entre les trois grandes variétés de nutri-ments était relativement correcte : 35 % de calories sous forme de protéines, 45 % sous forme de glucides et 20 % sous forme de lipides [7]. De nos jours, les recommandations théoriques préco-nisent une répartition, qui sans être iden-tique, n’est pas aux antipodes de celle de nos ancêtres : 15 % des calories sous forme de protéines, 50 % sous forme de glucides et 35 % sous forme de lipides [1, 5, 6]. L’homme de Cro-Magnon avait donc une alimentation riche en protéines et relativement pauvre en graisses. La consommation de gibier, quand il était abondant, explique la forte proportion de protéines. Par contre, à cette époque, les corps gras étaient totalement inconnus. Le préalable à toute production de corps gras (huile végétale ou corps gras solides

Futur ?

Formationde la terre

ChasseursCueilleursPêcheurs

ÉlevageAgriculture

Alimentationcrétoise

La périodedes échanges

d’espècesalimentaires

par voie maritime

Alimentationmoderne

Feu Néolithique

Lucy Cro-MagnonJésus-Christ

Procédés deconservations etde traitementsindustriels

-4 milliards -400 000 -7 000

-3 millions -30 000 -200 +200 +1900

+2000

années

0

Figure 1 : Représentation schématique de la chronologie de la saga alimentaire au cours des siècles : des chasseurs-cueilleurs-pêcheurs à l’alimentation moderne en passant par le Néolithique, l’époque gréco-romaine et la période des échanges d’espèces alimentaires par voie maritime.

Page 4: La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)

Quoi de neuf ?

Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2010 - Vol. 4 - N°6

694 Quoi de neuf ?

dérivés des produits laitiers) a été la conséquence des cultures contrôlées, c’est-à-dire de l’agriculture, et de l’éle-vage des animaux domestiques. Les huiles végétales furent extraites des grai-nes fournies par les céréales, qu’il a fallu d’abord cultiver, avant de s’apercevoir après quelques millénaires qu’elles pou-vaient fournir des huiles. La production de beurre s’est installée lentement, quand on a su élever et traire les animaux pour leur soustraire du lait. C’est avec le Néolithique, 10 000 ans avant notre ère, c’est-à-dire avec la 2e grande révolution alimentaire, que commence l’histoire du lait et de ses dérivés. C’est pendant cette période que les cueilleurs du Paléolithique se transforment en agriculteurs qui maî-trisent la culture des plantes et que les chasseurs préhistoriques se convertis-sent en éleveurs d’animaux domestiques [8]. Cette révolution qui débute au Proche-Orient, dans le « croissant fer-tile », c’est-à-dire dans l’ancienne Mésopotamie, va progressivement gagner l’Égypte puis l’ensemble du pour-tour méditerranéen. Ce n’est donc pas par hasard si l’histoire du lait et de ses dérivés (beurre, fromage) a commencé à être décrite de manière picturale sur des fresques égyptiennes datant de 4 000 ans avant Jésus-Christ (J.-C.) et trouvées sur le sarcophage de la reine Kawit, dans le temple de Deir-El-Bahari, situé entre Louksor et Karnak. Des fresques encore plus anciennes ont été découvertes en Mésopotamie, près du site d’Ur. En ce qui concerne les fromages, appelés « cadeaux des Dieux », on sait qu’ils étaient déjà fabriqués à partir du lait de chèvre ou de brebis, 7 000 ans avant J.- C. en Mésopotamie, dans la zone géo-graphique située entre le Tigre et l’Euphrate qui est considérée comme le berceau de la civilisation [9]. Dans les récits bibliques, la légende dit que David était en train de livrer des fromages lors-qu’il a rencontré et affronté Goliath. À l’époque romaine, la fabrication du fro-mage était répandue dans toute l’Italie. Il est même rapporté que tout soldat romain se voyait attribuer une ration quotidienne de 27 g de fromage. Ultérieurement, les fromages furent très prisés dans les dif-férentes cours royales ou impériales européennes. C’est ainsi que l’empereur Charlemagne se faisait livrer régulière-

ment du fromage de Roquefort à Aix-la-Chapelle, tandis que Talleyrand avait fait du Brie de Meaux, l’un des desserts favoris des participants au Congrès de Vienne en 1815. Ainsi, des produits ali-mentaires dont le seul objectif de départ était d’assurer les besoins énergétiques de base devinrent progressivement des aliments pour gourmets. Cette évolution concernera de nombreux plats locaux qui, initialement, n’étaient destinés qu’à « remplir l’estomac » : le cassoulet, la choucroute, la paella en Espagne, furent sûrement au tout début des mélanges d’aliments à visée purement nutritive. Avec le temps, ils évoluèrent de plus en plus vers des compositions culinaires de repas festifs et conviviaux. Les échanges de pratiques culinaires et de produits alimentaires entre pays et cultures diffé-rentes appartiennent à la 3e révolution alimentaire. Le développement du com-merce maritime et terrestre a permis un brassage spectaculaire des pratiques et des espèces alimentaires. Les guerres, les conquêtes et les équipées coloniales, malgré toutes leurs conséquences néfas-tes, produisirent une accélération des échanges entre civilisations. Le maïs et la pomme de terre sont au nombre des espèces végétales venues de l’extérieur et qui vinrent enrichir notre patrimoine alimentaire. La pomme de terre a été pour la première fois « domestiquée » et cultivée en Amérique du sud. Au cours des 400 dernières années, sa culture s’est répandue dans près de 140 pays. En tonnage, la pomme de terre fait partie des 10 plantes les plus récoltées dans le monde. Le maïs est actuellement la céréale la plus répandue sur le globe terrestre, car elle s’adapte à la majorité des climats. Le maïs est une source importante de protéines et de glucides pour les hommes, mais surtout pour les animaux domestiques. La graine de maïs fournit également une huile ayant des propriétés intéressantes sur le plan nutri-tionnel en raison de sa richesse en aci-des gras polyinsaturés de la série oméga 6 (acide linoléique). L’Amérique du Nord reste le principal producteur, environ 50 % de la récolte mondiale, mais le maïs sert de source d’énergie alimentaire sur tous les continents, y compris l’Afri-que. La diffusion des plantes à travers le monde, grâce au commerce maritime

initié par Christophe Colomb, s’est étalée sur la période allant du xve au XVIIIe siècle. Ainsi, la mondialisation dont nous par-lons tant de nos jours n’est pas une nou-veauté puisqu’elle avait déjà commencé il y a plus de 400 ans. Les pratiques com-merciales des siècles passés et les échanges d’espèces alimentaires entre continents sont à l’origine des boulever-sements qui ont entraîné de multiples conséquences économiques, sociales et politiques.

Histoire de la conservation des aliments

De nos jours, il est bien connu qu’il faut diminuer la disponibilité de l’eau dans les aliments pour empêcher la proliféra-tion microbienne et pour permettre leur conservation [10]. L’adjonction de sel ou de sucre, le séchage sont des procédés de conservation qui sont basés sur ce principe, mais il est bien évident que nos ancêtres ignoraient tout des bases scien-tifiques de ces méthodes qu’ils utilisaient de manière totalement empirique. Au IIe millénaire avant J.-C., c’est-à-dire bien avant la fondation de Rome, la salaison était utilisée comme méthode de conser-vation pour les viandes, les poissons, les olives. En plus du séchage, le fumage est un moyen de conservation des pois-sons connu depuis l’antiquité. La fumée utilisée dans le fumage contient de nombreux composés volatiles, comme l’acétaldéhyde, l’acétone, des phénols et polyphénols qui ont un pouvoir anti-septique [11]. Nos ancêtres n’en savaient rien, mais ils employaient ce procédé. Le sel, conservateur de base de nombreux produits alimentaires, a été pendant plusieurs siècles une denrée straté-gique et recherchée. Ce n’est pas par hasard que la gabelle avait été instaurée comme impôt par les rois de France, dès le moyen âge. Aujourd’hui, ces procé-dés de conservation ancestraux sont toujours d’actualité. La guerre livrée par les nutritionnistes, et en particulier par les hypertensiologues, aux industriels de l’agroalimentaire suspectés de saler abusivement les aliments disponibles en grande distribution n’est qu’un épisode de plus à verser au dossier de la saga du sel utilisé comme conservateur à tra-

Page 5: La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)

La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles695

Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2010 - Vol. 4 - N°6

vers les âges. Le XIXe siècle et le début du XXe siècle ont vu apparaître de nou-velles méthodes de conservation qui ont contribué à inaugurer l’ère de l’alimenta-tion industrielle. Deux savants français ont participé à cet avènement : Louis Pasteur pour le procédé de pasteurisa-tion, et Nicolas Appert pour le procédé de stérilisation, souvent désigné sous le terme d’appertisation en hommage à son inventeur. Ces deux méthodes font partie d’un groupe de procédés plus généraux qui englobent les procédés physiques de conservation par la chaleur, le froid, l’irradiation et la lyophilisation.

Les procédés de conservation par la chaleur [11]

La pasteurisation consiste à utiliser des températures relativement faibles. Pour le lait, les températures appliquées sont de 85 °C pendant 15 à 20 secondes. D’autres produits alimentaires, comme les jus de fruits, les conserves de fruits, peuvent être soumis au procédé de pas-teurisation. Il convient de souligner que cette méthode ne détruit pas les germes. Elle ne fait que stabiliser le produit en empêchant la prolifération ultérieure des microorganismes, mais sans détruire ceux qui sont déjà présents. Un pro-duit pasteurisé doit être conservé entre 0 °C et 6 °C et consommé dans un délai maximal de 7 jours.

La stérilisation, ou appertisation, met en jeu des températures élevées pendant un court intervalle de temps. Elle est utilisée dans la fabrication des conserves, en sachant que certaines vitamines thermosensibles peuvent être détruites : vitamines B1 et C. En revan-che, les molécules de texture sont en général préservées. La stérilisation est également utilisée dans les laits UHT (Ultra Haute Température) avec chauf-fage à 140-150 °C pendant quelques secondes. La stérilisation est un procédé qui détruit les microorganismes présents dans le produit. Le lait UHT peut être conservé pendant 90 jours si l’emballage reste fermé.

Les procédés de conservation par le froid : réfrigération, congélation et surgélation [11]

La réfrigération est un procédé de conservation à court terme à une tem-

pérature de 2 à 5 °C. Elle n’empêche pas la croissance des microorganismes.

La congélation empêche la crois-sance des microorganismes, mais elle ne détruit pas ceux qui sont déjà pré-sents dans le produit. En général, la croissance des microorganismes est bloquée à partir de -3 °C. La température de sécurité utilisée dans la congélation est de -18 °C. Pour certains produits, tels que les poissons, les crèmes gla-cées, les températures de congélation conseillées sont plus basses : -30 °C. La congélation est un procédé qui permet une excellente préservation des qualités organoleptiques du produit alimentaire. Cependant, elle peut avoir des effets délétères sur les structures tissulaires en entraînant des délabrements au niveau de l’architecture des cellules végéta-les. La congélation lente (baisse de la température supérieure à 10 °C/minute) entraîne la formation de cristaux de glace extra-cellulaires qui dilacèrent les parois cellulaires et entraîne un déplacement d’eau du milieu intracellulaire vers le milieu extra-cellulaire avec effondrement des structures cellulaires (figure 2). Au moment de la décongélation, on assiste à une exsudation importante d’eau et à un ramollissement des tissus, lequel donne un aspect peu présentable au

produit décongelé (figure 2). Ce procédé a donc un certain nombre de limitations, en particulier quand il est appliqué aux produits alimentaires d’origine végétale. Pour minimiser les phénomènes d’ex-sudation et l’effondrement des struc-tures cellulaires végétales, il convient d’utiliser le procédé de surgélation qui n’est rien d’autre qu’une congélation accélérée. Dans ce cas, il y a formation de microcristaux qui n’entraînent pas d’éclatement des structures cellulaires. Ceci permet de minimiser les phéno-mènes d’exsudation au moment de la décongélation, à condition que celle-ci soit rapide : réchauffage par micro-ondes. Ce procédé de surgélation peut être appliqué à la conservation des végétaux. D’un point de vue général, ce sont les procédés thermiques les plus intenses et les plus courts, comme la stérilisation ou la surgélation, qui assurent la meilleure préservation des qualités physiques (texture) et organo-leptiques des aliments.

La lyophilisation est un procédé sûr, utilisé pour certains produits : lait en poudre par exemple. Ce type de lait peut être conservé pendant un an, l’emballage étant fermé. Le principe de la lyophilisation est basé sur la réduction de la disponibilité de l’eau, qui dans ce

Formation de macrocristaux

d’eau

Formation de microcristaux

d’eau

Préservation desstructures

Exsudation +Effondrement cellulaire

Structure cellulaireau départ

Lente

Rapide

Congélation Décongélation

Figure 2 : Effet de la congélation lente ou rapide (surgélation) sur les structures tissulaires des aliments. La surgélation assure la préservation des structures cellulaires au moment de la décongélation, alors que la congélation lente ne le permet pas

Page 6: La saga alimentaire : ses heurs et ses malheurs au cours des siècles (1re partie)

Quoi de neuf ?

Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2010 - Vol. 4 - N°6

696 Quoi de neuf ?

cas est réduite à zéro, puisque le pro-cédé est destiné à supprimer la totalité de l’eau présente dans le produit ali-mentaire.

L’irradiation des aliments par des rayonnements gammaElle est destinée à détruire tous les parasites ou micro-organismes pré-sents dans les produits céréaliers après

la récolte. L’irradiation étant réalisée avec une source externe, le risque de contamination radioactive est totale-ment absent. Quelques écologistes mal informés pensent parfois le contraire. Malheureusement, ils continuent à agi-ter les foules de manière irresponsable en faisant croire aux consommateurs que la stérilisation par irradiation est dange-reuse.

Conflits d’intérêtLes auteurs déclarent ne pas avoir de conflit d’intérêt avec le contenu de ce texte.

Références[1] Apports nutritionnels conseillés pour la population française, 3e édition CNERNA-CNRS Ambroise Martin (coordonnateur). Paris : Technique et Documentation; 2001.p.605.

[2] Bakshi A. Potential adverse health effects of genetically modified crops. J Toxicol Environ Health B Crit Rev 2003;6:211-25.

[3] Key S, Ma JK, Drake PM. Genetically modi-fied plants and human health. J R Soc Med 2008;101:290-8.

[4] Walker R. Nitrates, nitrites and N-nitroso com-pounds: a review of the occurrence in food and diet and the toxicological implications. Food Addit Contam 1990;7:717-68.

[5] Wardlaw GM, Insel PM, Seyler MF. Contemporary nutrition. Issues and insights (second edition). Saint Louis, USA: Mosby-Year Book Inc; 1994.p.602.

[6] Krauss RM, Eckel RH, Howard B, et al. AHA Dietary Guidelines: revision 2000: A statement for healthcare professionals from the Nutrition Committee of the American Heart Association. Circulation 2000;102:2284-99.

[7] Delluc G, Delluc B, Roques M. La nutrition pré-historique. Périgueux: Pilote 24 ; 1995.p.224.

[8] Guilaine J. La France d’avant la France. Du Néolithique à l’âge du fer. Paris: Hachette; 1980.p.296.

[9] Buttriss J. Cheeses. In: Macrae R, Robinson RK, Sadler MJ, editors. Encyclopedia of food Science, food technology and Nutrition. London: Academic Press Ltd; 1993.p.802-856.

[10] Cheftel J-C, Cheftel H. Introduction à la bio-chimie et à la technologie des aliments. Volume 1. Paris: Technique et Documentation; 1976.p.382.

[11] Cheftel J-C, Cheftel H, Besançon P. Introduction à la biochimie et à la technologie des aliments. Volume 2. Paris: Technique et Documentation; 1976.p.420.

Au terme de cette première partie, nous sommes déjà entrés dans le XXe siècle et dans

la nutrition industrielle avec les procédés physiques de conservation des aliments.

Toutefois, nous nous sommes arrêtés au seuil de la dernière révolution alimentaire

qui nous conduira à la disparition des maladies carentielles, tout au moins dans les

pays développés. Cette ère débute avec le début du XXe siècle et elle trouvera son

complet épanouissement à la fin de la seconde guerre mondiale. C’est à cette date

que commence l’alimentation moderne avec ses qualités et ses défauts. L’alimentation

plus saine, plus hygiénique, a permis d’améliorer le statut nutritionnel général des

populations. En revanche, l’abondance alimentaire à des coûts de plus en plus faibles

a conduit au phénomène de surnutrition, avec son cortège de pathologies : obésité,

syndrome plurimétabolique, etc. Pour terminer ce chapitre de manière optimiste, nous

rappellerons que l’homme n’a jamais vécu aussi longtemps et que l’espérance de vie

atteint des records inégalés. N’oublions pas que l’homme avait une espérance de vie de

l’ordre de 30 ans à l’époque romaine. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que

l’espérance de vie moyenne atteigne 55 ans, soit un gain de 25 ans sur une période de

2 000 ans. En un siècle, de l’année 1900 à l’an 2000, nous avons progressé de plus de

25 ans, pour atteindre une espérance de vie voisine de 80 ans. Nous avons parcouru au

cours de ces dernières années ce que l’homme avait péniblement accompli au cours

des vingt siècles passés. Il est évident que les progrès de la médecine ne sont pas

étrangers à cette évolution, mais l’alimentation moderne – malgré tous les défauts dont

on l’accable – a certainement contribué à l’allongement de la vie humaine.

La suite dans la seconde partie de cette saga…

Conclusion