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1 « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort » : La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza Syliane Malinowski-Charles, Université du Québec à Trois-Rivières Dans Benoît Castelnérac et Syliane Malinowski-Charles, dir. : Sagesse et bonheur : Études de philosophie morale, Paris, Hermann, 2013, p. 65-80. À la proposition 67 de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza énonce une affirmation qui va à l’encontre de toute la tradition philosophique de son époque, une tradition qui, héritée de l’Antiquité, s’était transmise à partir de Socrate jusqu’à la période moderne, en particulier par l’intermédiaire des courants néo-platonicien et stoïcien. Cette tradition concerne le rapport de la philosophie à la mort, et s’énonce de la façon suivante, reprise comme titre d’un de ses Essais par Montaigne : « Que philosopher, c'est apprendre à mourir » (Essais I, chapitre XX). Or, Spinoza énonce l’exacte antithèse en affirmant que « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » (E IV P67 1 ). Cette assertion repose bien évidemment sur une philosophie de la puissance constitutive de tout être, la théorie du conatus, en vertu de laquelle l’essence de tout être est de persévérer dans son être (E III P7). La pensée de la mort, conçue comme la destruction d’un individu, ne représente donc pas la fin de la démarche de l’homme libre ou du sage selon Spinoza. Mi eux encore, la mort ne semble pas même pouvoir être pensée comme quoi que ce soit de réel dans une philosophie où la substance même est « vie », comme le rappelle Sylvain Zac 2 . Quelles sont les raisons de ce refus catégorique par Spinoza de l’idée de mort, et 1 Pour les citations de l’Éthique, la lettre E suivie d’un numéro en chiffres romains désigne la partie, et « P » suivi d’un numéro en chiffres arabes renvoie au numéro de la proposition dans cette partie. Les abréviations habituelles « Dem. » pour « Démonstration », « S » pour « scolie » et « C » pour « corollaire » peuvent également suivre le numéro de proposition. Nous utilisons la traduction de Charles Appuhn dans Spinoza, Œuvres III : L’Éthique, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, en la corrigeant au besoin (traduction d’affectus par « affect » plutôt que par « affection »). 2 Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1963.

La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

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Page 1: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

1

« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort » :

La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

Syliane Malinowski-Charles, Université du Québec à Trois-Rivières

Dans Benoît Castelnérac et Syliane Malinowski-Charles, dir. : Sagesse et bonheur : Études de

philosophie morale, Paris, Hermann, 2013, p. 65-80.

À la proposition 67 de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza énonce une affirmation qui va à

l’encontre de toute la tradition philosophique de son époque, une tradition qui, héritée de

l’Antiquité, s’était transmise à partir de Socrate jusqu’à la période moderne, en particulier par

l’intermédiaire des courants néo-platonicien et stoïcien. Cette tradition concerne le rapport de la

philosophie à la mort, et s’énonce de la façon suivante, reprise comme titre d’un de ses Essais

par Montaigne : « Que philosopher, c'est apprendre à mourir » (Essais I, chapitre XX). Or,

Spinoza énonce l’exacte antithèse en affirmant que « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à

la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » (E IV P671). Cette

assertion repose bien évidemment sur une philosophie de la puissance constitutive de tout être, la

théorie du conatus, en vertu de laquelle l’essence de tout être est de persévérer dans son être (E

III P7). La pensée de la mort, conçue comme la destruction d’un individu, ne représente donc pas

la fin de la démarche de l’homme libre ou du sage selon Spinoza. Mieux encore, la mort ne

semble pas même pouvoir être pensée comme quoi que ce soit de réel dans une philosophie où la

substance même est « vie », comme le rappelle Sylvain Zac2.

Quelles sont les raisons de ce refus catégorique par Spinoza de l’idée de mort, et

1 Pour les citations de l’Éthique, la lettre E suivie d’un numéro en chiffres romains désigne la

partie, et « P » suivi d’un numéro en chiffres arabes renvoie au numéro de la proposition dans

cette partie. Les abréviations habituelles « Dem. » pour « Démonstration », « S » pour « scolie »

et « C » pour « corollaire » peuvent également suivre le numéro de proposition. Nous utilisons la

traduction de Charles Appuhn dans Spinoza, Œuvres III : L’Éthique, Paris, Garnier-Flammarion,

1965, en la corrigeant au besoin (traduction d’affectus par « affect » plutôt que par « affection »). 2 Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1963.

Page 2: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

2

comment cette position peut-elle se comprendre ? Sa position est-elle, comme pour les

Épicuriens, que « la mort n’est rien pour nous » pour la raison qu’elle n’est pas là en même

temps que nous y sommes3 ? Est-elle, comme dans le Phédon de Platon, que la mort n’est pas un

mal car elle nous délivre du corps ? Ou bien, Spinoza reconnaît-il à la mort un pouvoir effrayant,

et pense-t-il — contrairement aux Stoïciens — qu’il est impossible de ne pas en être attristé si

l’on pense à sa nécessité ? En somme, à quelle tradition exactement Spinoza s’oppose-t-il ; et

finalement, quelle solution alternative Spinoza nous propose-t-il pour la vie concrète face aux

affects tristes ?

La réponse à ces questions nous permettra d’analyser sa position vis-à-vis du néo-

platonisme, de l’épicurisme et du stoïcisme sur la question de la mort, de clarifier le fait que

l’individu et la vie ne sont pas définis en termes exclusivement biologiques chez Spinoza, et de

comprendre que c’est probablement parce que le sage a réellement peur de la mort qu’il en écarte

la pensée, par une stratégie d’évitement qui correspond aux consignes données par Spinoza pour

écarter les affects négatifs. Ce faisant, cette analyse nous permettra également de voir comment

Spinoza intègre un donné indéniable de l’expérience commune, le suicide, au sein de son

système qui l’en excluait pourtant a priori par ses fondements théoriques ; et comment sa théorie

de la méditation de la vie s’arrime à sa pensée beaucoup plus large de l’éternité de l’esprit.

1. À qui Spinoza s’oppose-t-il avec cette conception de la mort ?

Sans doute convient-il pour commencer d’expliquer ce lieu commun de la philosophie depuis

l’Antiquité consistant à dire que le philosophe est celui qui accepte la mort, et dont la sagesse est

3 Épicure, Lettre à Ménécée, par. 125, in Lettres et maximes, Paris, PUF, 1992, p. 219 : « Ainsi le

plus terrifiant des maux, la mort, n’est rien par rapport à nous, puisque, quand nous y sommes, la

mort n’est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus ».

Page 3: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

3

une méditation de la mort, afin de faire ressortir à qui s’en prend exactement Spinoza en

affirmant le contraire. Ce lieu commun comporte des variantes et se justifie pour des raisons

différentes selon les courants. Les Épicuriens suggèrent de ne pas se préoccuper de la mort car,

pour des raisons physiques, elle n’est autre que la dislocation de ce qui nous constitue, et il n’y a

par conséquent plus de « nous » qui puisse l’éprouver : en un sens, Spinoza restera assez proche

de cette idée avec sa conception de la mort de l’individu dès que son rapport constitutif est

détruit, comme nous le verrons. Il s’oppose donc plutôt à deux autres conceptions : la première,

qui se retrouve chez le Platon du Phédon, fait du corps le tombeau de l’âme, et de la mort une

libération qui n’est donc pas à craindre ; la deuxième, qui constitue la trame de fond de beaucoup

d’écrits stoïciens, consiste à dire que la philosophie doit méditer sur la mort comme fin

nécessaire de toute chose afin d’apprendre à se détacher des événements douloureux de

l’existence. Nous défendrons ici l’idée que non seulement c’est à ces deux dernières conceptions

que s’oppose le plus Spinoza, mais encore que c’est probablement sa propre évolution de pensée

vis-à-vis d’un élément plus proprement platonicien de négation du corps qui justifie l’apparition

de ce thème dans l’Éthique.

Le thème de la mort est central dans la pensée des Stoïciens. Dans le premier livre des

Tusculanes, Cicéron développe sous une forme argumentative dialoguée sa célèbre idée que

philosopher, c’est apprendre à mourir, avec comme finalité « de montrer, si possible, que non

seulement la mort n’est pas un mal, mais qu’elle est même un bien »4. Une pensée de Marc-

Aurèle, reprenant Épictète, conseille d’embrasser chaque jour son enfant comme si c’était le

dernier5. Et Sénèque s’exprime en ces termes dans une lettre à Lucilius : « cette vie, il ne faut pas

4 Cicéron, Tusculanes, livre I, VIII, 16, in Tusculanes, livres I et II, Paris, Les belles Lettres,

2002, p. 14. 5 Marc-Aurèle, Pensées, livre XI, pensée 34 : « En embrassant son enfant, il faut, comme disait

Page 4: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

4

toujours chercher à la retenir, tu le sais : ce qui est un bien, ce n’est pas de vivre, mais de vivre

bien. Voilà pourquoi le sage vivra autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut »6. Ou encore,

dans une autre : « oui, Lucilius, loin d’avoir à redouter la mort, nous lui devons de ne plus rien

redouter »7. Finalement, c’est bien la même tradition qui inspire Montaigne lorsqu’il reprend

l’adage cicéronien comme titre du chapitre XX du premier livre des Essais (« Que philosopher

c’est apprendre à mourir »), qu’il développe ainsi :

Le but de notre carrière c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée: si elle nous effraye, comment

est-il possible d'aller un pas avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire c'est de n'y penser pas. Mais de

quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? Il lui faut faire brider l'âne par la queue8.

Si le vulgaire fait les choses à l’envers, c’est qu’il ne songe qu’à la vie et repousse l’idée même

de la mort — on peut noter avec intérêt l’inversion de cette conception chez Spinoza, pour qui

c’est le vulgaire qui pense à la mort et le philosophe qui choisit d’en détourner sa pensée. Dans la

conception stoïcienne, l’idée de la mort doit être présente en tout temps dans l’esprit du sage, où

elle joue un double rôle. Sur le plan métaphysique, elle accoutume le philosophe à considérer la

nécessité comme une chose à accepter et avec laquelle vivre — ce qui représente l’un des grands

objectifs de l’éthique stoïcienne. Sur le plan affectif, elle favorise le détachement des biens

périssables — autre élément essentiel de cette éthique —, lequel à son tour permet l’ataraxie. En

effet, n’étant pas attaché aux choses et aux êtres de ce monde, le sage stoïcien n’est pas affecté

par leur perte, et son esprit n’est pas troublé par la mort.

Aux yeux de Spinoza, cette théorie des Stoïciens est erronée. Dans la préface de la

Épictète, se dire en soi-même : Peut-être mourra-t-il demain. – Paroles de mauvais augure! Dit-

on. – Nullement, répond-il, simple indication d’une réalité naturelle; ou bien alors il serait de

mauvais augure de dire que les épis seront moissonnés » (in Pierre-Maxime Schuhl, dir., Les

Stoïciens, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard (Pléiade), 1962, p. 1240). 6 Sénèque, Lettres à Lucilius, livre VIII, lettre 70, par. 4 (in Sénèque, Entretiens. Lettres à

Lucilius, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 780). 7 Ibid., livre III, lettre 24, par. 11, p. 661.

8 Montaigne, Les essais, livre I, chap. XX, Paris, PUF/Quadrige, 2004, p. 84.

Page 5: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

5

cinquième partie de l’Éthique, Spinoza s’en prend à eux, au motif qu’ils croient que l’être

humain peut s’affranchir totalement de ses affects par la volonté, comme si — et c’est ici qu’on

comprend que Spinoza pensait déjà à eux dans la préface de la troisième partie — ils

représentaient, par leur volonté, « un empire dans un empire » :

Ici (…), je traiterai donc de la seule puissance de l’âme, c’est-à-dire de la raison, et avant tout je montrerai

combien d’empire et quelle sorte d’empire elle a sur les affects pour les réduire et les gouverner. Nous

n’avons pas en effet sur eux un empire absolu, comme nous l’avons déjà démontré. Les Stoïciens, à la

vérité, ont cru qu’ils dépendaient absolument de notre volonté et que nous pouvions leur commander

absolument. Les protestations de l’expérience, non certes leurs propres principes, les ont cependant

contraints de reconnaître la nécessité pour réduire et gouverner les affects d’un exercice assidu et d’une

longue étude9.

La suite, passant à Descartes qui développe lui aussi le thème des exercices à faire pour maîtriser

ses passions, laisse de côté les Stoïciens. L’essentiel est dit, toutefois : ceux-ci se trompent en

croyant que l’on peut acquérir une maîtrise absolue de nos émotions, comme si l’on pouvait s’en

départir totalement. L’expérience s’oppose à cette conception en leur rappelant, même à eux, que

tout en l’homme résiste ardemment à cette négation de sa nature affective. Et aux yeux de

Spinoza, ce n’est pas qu’une question de difficulté de l’exercice ; pour lui, il est clair que c’est

une tâche vaine car elle est contre-nature : il est tout bonnement impossible pour un être humain

de se départir de ses affects. La tâche de Spinoza sera donc, plutôt que de les nier, de les

transformer, en passant d’un mode généralement passif de l’affectivité à un mode actif de celle-

ci. Les Stoïciens sont donc des cibles évidentes de la proposition 67 de la quatrième partie de

l’Éthique où il est dit que « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ». À son époque, le

néo-stoïcisme était très en vogue10

, et Spinoza reproche aux Stoïciens leur idéalisme en matière

9 E V Pref.

10 Sur le rapport critique de Spinoza aux Stoïciens, on consultera notamment l’introduction de

Pierre-François Moreau au collectif paru sous sa direction Le stoïcisme au XVIe et au XVII

e siècle

(Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, t. 1), Paris, Albin Michel, 1999, et les

travaux de Jacqueline Lagrée, notamment « Spinoza et le vocabulaire stoïcien dans le Traité

Théologico-politique », in Pina Totaro, dir. Spinoza, Ricerche di terminologia filosofica e critica

Page 6: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

6

de nature humaine, idéalisme peu envieux d’ailleurs par la froideur impersonnelle qui s’en

dégage. La similitude de leur conception de la liberté au sein de la nécessité ne doit pas faire

oublier que Spinoza est d’abord et avant tout dans un rapport critique envers eux.

Ce thème est toutefois bien plus ancien encore que le stoïcisme, et Spinoza, qui

connaissait fort bien ce courant, était également très familier de la philosophie de Platon,

transmise notamment par les courants néo-platoniciens de la Renaissance et, dans la tradition

juive, par le biais de la kabbale11

.

Les véritables origines de la conception selon laquelle le philosophe se prépare à la mort

remontent, au-delà de Platon, aux traditions orphique et pythagoricienne, qui ont eu une

influence majeure sur Platon. Apparues en Grèce au VIe siècle avant J.-C., ces traditions

religieuses établissaient l’idée que l’âme est enfermée dans le corps durant cette vie, et que la

mort, en la libérant, lui permettrait de retrouver son réel élément, spirituel et supérieur12

— ce

que Platon exprimera par l’expression « sôma sêma », « le corps est un tombeau » ou « une

prison », dans le Cratyle (400 b-c). Et l’on connaît les développements que fait Platon de cette

thèse à travers la voix de Socrate dans le Phédon, le dialogue où sa mort est mise en scène, qui

sera précisément le dialogue sur lequel se fondera la lecture néo-platonicienne des œuvres de

testuale, Florence, Olschki, 1997, p. 91-105. On peut aussi mentionner l’article récent de Jon

Miller dans Olli Koistinen, dir., Cambridge Companion to Spinoza’s Ethics (Cambridge, Cambridge

University Press, 2009, chap. 5, p. 99-117), qui propose une analyse comparative des deux

théories sur le plan du monisme de la substance et met en lumière leurs différences, au-delà

d’une ressemblance extérieure. 11

À un point tel qu’une étude ancienne voyait dans Spinoza un néo-platonicien déguisé : cf.

Émile Lasbax, La hiérarchie dans l’univers chez Spinoza, Paris, Félix Alcan, 1919. 12

Sur cette question, on pourra consulter, par exemple, G. S. Kirk, J. E. Raven et M. Schofield,

The Presocratic Philosophers (Cambridge, Cambridge University Press, 2nd

ed., 1983), p. 219-

222 ; Werner Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers (Oxford, Oxford University

Press, 1947), p. 73-89, et Eric Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of

California Press, 1951, chap. 5.

Page 7: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

7

Platon13

. Platon y développe notamment l’idée que la véritable sagesse ne peut être rencontrée

dans cette vie à cause de notre enveloppe corporelle, et par conséquent, que l’homme épris de

sagesse — c’est-à-dire le philosophe — n’a aucunement peur de la mort qui le réunira à cette

sagesse :

C’est donc, Simmias, que ceux qui, au sens droit du terme, se mêlent de philosopher, réellement s’exercent

à mourir et qu’il n’y a pas d’hommes qui aient, moins qu’eux, peur d’être morts. Voici de quoi t’en rendre

compte : s’ils se sont en effet brouillés de toute manière avec leur corps et que leur ambition soit, pour leur

âme, d’être en elle-même et par elle-même, s’ils avaient peur, s’ils s’irritaient au moment où cela a lieu, ne

serait-ce pas, de leur part, une inconséquence sans borne ? s’ils n’étaient pas joyeux de s’en aller vers ce

lointain endroit où ils ont espoir de trouver ce dont, durant leur vie, ils étaient amoureux, et c’était de la

pensée qu’ils étaient amoureux ? espoir aussi d’être séparés de ce compagnon avec lequel ils étaient

brouillés ?14

Non seulement le philosophe n’a pas peur de la mort, mais même, il y pense et s’y prépare

comme à une délivrance. La sagesse supposant un détachement des biens de ce monde, « les

vrais philosophes s’exercent à mourir » car ils doivent garder à l’esprit en permanence le

caractère éphémère de toute chose dans cette existence pour ne pas s’y attacher outre mesure

(idée que poursuivra le stoïcisme). Mais chez Platon s’ajoute l’idée du contraste entre la durée

finie des biens matériels et l’éternité des idées ou formes que contemple le philosophe, et qui

seules méritent son amour. De ce contraste naît une appréciation plus juste de la valeur suprême

des choses éternelles et non périssables, qui renforce par conséquent leur amour chez le sage.

Or, on peut penser que Spinoza aurait des raisons pour être d’accord avec ces motivations

strictement platoniciennes de la méditation de la mort. En effet, plusieurs éléments dans sa

propre philosophie conduisent à l’idée que les biens périssables doivent être évalués comme tels

à l’aune d’une comparaison avec un bien éternel impérissable. Telle est du moins l’idée

13

Dans d’autres dialogues, notamment L’apologie de Socrate (29a-c), Platon adopte plutôt l’idée

que la mort n’est rien pour la raison qu’on ne sait pas ce qu’elle est. Spinoza pourrait donc être

« socratique » en ce sens; mais ce n’est pas la lecture de Platon qui s’était transmise jusqu’à lui. 14

Platon , Phédon, 67e-68a (in Œuvres complètes, trad. Léon Robin, vol. I, Paris, Gallimard,

1950, p. 780).

Page 8: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

8

principale du prologue du Traité de la réforme de l’entendement, où Spinoza utilise une narration

fictive sur le mode traditionnel des récits de conversion pour justifier la nécessaire conversion à

la philosophie et le détournement des biens incomplets.

Toute notre félicité ou notre infélicité dépend d’une seule chose, à savoir, de la qualité de l’objet auquel

nous adhérons par l’amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d’un objet qui n’est pas aimé ;

on n’éprouvera nulle tristesse s’il périt ; aucune envie, s’il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune

haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l’âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l’amour des

choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons de parler [à savoir, les richesses, les

honneurs et le plaisir]. Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie pure, qui est

exempte de toute tristesse ; ce qui est éminemment désirable et doit être recherché de toutes nos forces (TIE

§9-10).

Notre amour des choses périssables doit laisser la place à un amour de la vérité et de Dieu, le

seul être éternel et infini. C’est là un motif qui concorde avec ce qu’on trouve chez Platon et dans

le néo-platonisme. En revanche, la dimension platonicienne de rejet du corps comme prison dont

l’âme a hâte de se libérer est un point sur lequel Spinoza ne pouvait être d’accord, du moins dans

l’Éthique. Car le monisme paralléliste qui y est exposé stipule l’égalité des attributs, et donc le

parallélisme de l’âme et du corps.

Chez Spinoza, notre nature finie peut être vue comme la raison du caractère invincible de

la dimension imaginaire de notre pensée, qui nous enchaîne à une certaine passivité. Or, la

question est de savoir si cette finitude est reliée de manière essentielle à notre corporalité chez

Spinoza ou non, ce qui le rapprocherait du platonisme ou l’en éloignerait. La réponse théorique

est fournie par le parallélisme des attributs : en vertu de celui-ci (cf. notamment E IIP7 et 8), il

est clair que cette finitude ne doit pas s’expliquer exclusivement par la dimension corporelle de

notre être. En tant que nous sommes des êtres exprimés par deux attributs, la finitude de l’esprit

doit s’interpréter du point de vue de l’attribut pensée, non du point de vue d’un autre attribut. Il

est vrai toutefois que Spinoza garde une certaine ambiguïté, au point que plusieurs ont cru qu’il

reléguait le corps dans la dimension passive, tandis que l’esprit, s’affranchissant progressivement

de la passivité, s’affranchissait également progressivement du corps. Cette lecture a été soutenue

Page 9: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

9

par des interprètes appartenant à toutes les traditions, tels Alquié15

en France, Bartuschat16

en

Allemagne, ou Margaret Wilson aux États-Unis17

, et ce n’est que très récemment (chez Pascal

Sévérac en particulier18

) que la dimension active du corps a été mise en évidence dans le texte de

l’Éthique.

De fait, nous pensons que Spinoza a évolué, notamment entre le Court Traité et

l’Éthique, d’un dualisme initial à la Descartes où l’âme subissait passivement les perceptions qui

provenaient du corps, à un monisme paralléliste où esprit et corps sont simultanément passifs ou

actifs dans leur rapport aux choses extérieures19

. Dans l’Éthique même, nous sommes d’accord

avec Pascal Sévérac pour dire que Spinoza intègre bien la dimension d’activité dans le corps.

Toutefois, l’évolution de sa pensée explique que cette dimension soit relativement secondaire, et

en tout cas moins évidente, que la dimension d’activité de l’esprit. À de multiples égards, tout se

passe comme si l’esprit en progressant en sagesse « faisait tout le travail » et que l’activité du

corps ne soit qu’un corrélat parallèle à cette transformation trouvant, elle, son origine dans

l’esprit. Selon cette conception de la maturité, le corps n’est pas le tombeau de l’âme, mais une

enveloppe matérielle exprimant exactement le même degré d’activité qu’elle. S’il y a bien une

telle évolution dans sa pensée, peut-être Spinoza rejette-t-il explicitement le modèle platonicien

de la philosophie comme méditation de la mort, que sous-tendait celui du corps-tombeau de

l’âme, pour faire la place à sa nouvelle théorie de l’égalité parfaite de l’âme et du corps dans

15

Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. 16

Wolfgang Bartuschat, « Remarques sur la première proposition de la cinquième partie de

l’Éthique », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1994/1, p. 5-21. 17

Cf. Margaret Wilson, « Spinoza’s Theory of Knowledge », in Don Garrett, dir., The

Cambridge Companion to Spinoza, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 130 :

« Spinoza succumbs to … the temptation to exalt mind over body ». 18

Cf. Pascal Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005, en

particulier p. 204-216. Cf. également p. 171-176 pour l’analyse et la réfutation de Bartuschat. 19

Cf. notre « Douleur et plaisir chez Spinoza, ou les sensations à la jonction de l’esprit et du

corps », in Historia Philosophica, vol. 8, 2010, p. 11-26.

Page 10: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

10

l’Éthique, même si son exposition ne paraît pas autant développée. Cela expliquerait en tout cas

pourquoi on ne trouve aucune trace de l’idée que le philosophe doit se détourner de l’idée de la

mort dans les œuvres antérieures à l’Éthique.

On peut conclure cet exposé sur les adversaires de Spinoza dans la fameuse proposition

67 de la quatrième partie en résumant la position de Spinoza par rapport aux trois raisons

principales qui ont motivé l’adoption de la formule traditionnelle inverse.

— On peut penser que la philosophie comme méditation de la vie, non de la mort, est

une idée d’abord et avant tout dirigée contre le stoïcisme, très répandu aux XVIe et

XVIIe siècles.

— Spinoza ne n’oppose pas directement, en effet, à la pensée du caractère périssable des

biens sensibles, par opposition aux formes éternelles avec lesquelles l’esprit peut

s’unir, qui se retrouve dans la philosophie platonicienne.

— En revanche, chez Platon, le corps est la prison de l’âme, et sa présence explique

qu’en cette vie l’âme ne puisse pas s’envoler librement vers la connaissance pure à

laquelle elle aspire naturellement : le Spinoza de l’Éthique ne partage en rien cette

conception, et ainsi, une évolution dans sa pensée (initialement encore dualiste)

pourrait même expliquer pourquoi ce thème du rejet de la pensée de la mort n’était

pas présent dans les œuvres antérieures à l’Éthique.

Dans tous les cas, ce rejet de la pensée de la mort s’explique d’abord et avant tout chez Spinoza

sur la base de sa conception active de la substance, et dans le cadre de sa théorie des affects.

C’est donc en son sein qu’on peut désormais saisir ce qu’est la mort aux yeux de Spinoza.

2. Ce qu’est la mort pour Spinoza

Page 11: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

11

Et tout d’abord, comment la position de Spinoza se justifie-t-elle ? Autrement dit, quelles raisons

internes sa philosophie nous donne-t-elle pour comprendre cette affirmation apparemment

surprenante que l’homme libre est, de tous, celui qui pense le moins à la mort ? Cette proposition

inaugure une section faisant le portrait du sage ou de l’homme libre à la fin de la quatrième

partie. À ce titre, le refus de la pensée de la mort (prop. 67) se comprend en association avec le

refus des concepts fixes de bien et de mal (prop. 68), avec un incitatif à la prudence qui consiste

dans l’évitement des dangers (prop. 69), avec la nécessaire collaboration avec les autres hommes

et une attitude bienveillante envers eux (prop. 70-71), et finalement, avec la droiture dans les

rapports humains (prop. 72) et un « engagement communautaire » ou social réel (prop. 73)20

.

Comme le dit Macherey,

Cette description, qui conjugue les forces de l’imagination et de la raison, procède par une succession

d’instantanés, de « flashes », faisant ressortir avec une particulière acuité, en contraste avec ceux qui

caractérisent au contraire une vie asservie, les aspects les plus saillants de cette forme parfaite d’existence,

comme si elle correspondait à un état de fait effectif21

.

C’est donc que le refus de penser à la mort est particulièrement caractéristique de l’homme libre

par opposition aux autres hommes, qui la craignent. Mais il faut ici distinguer deux choses : la

crainte de la mort, et la pensée (ou méditation) volontaire de la mort. Dans la tradition à laquelle

s’oppose Spinoza, le sage pense à la mort, mais ne la craint pas. Or, la proposition 67 nous

indique seulement que le sage, lui, ne pense pas à la mort, et elle ne nous renseigne pas sur ses

motivations pour ce faire. Quelles peuvent-elles être ? Et par ailleurs, est-il possible que

l’homme libre spinozien craigne, lui aussi, la mort ?

Si l’on en croit Pierre Macherey, la réponse est un non radical : l’homme libre ne craint

20

Nous utilisons ici les termes choisis comme sous-titres à son analyse linéaire par Pierre

Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la condition humaine,

paris, PUF, 1997, chap. 6 : « La vie des hommes libres », p. 375-431. 21

Ibid., p. 381.

Page 12: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

12

pas la mort, car il sait qu’elle n’est rien, inscrivant ainsi Spinoza en ligne directe des arguments

de la Lettre à Ménécée d’Épicure22

. « En effet, dans le fait de reconnaître une existence à la mort,

qui est un défaut d’existence et rien d’autre, il y a une contradiction dans les termes »23

,

explique-t-il dans le commentaire qu’il réserve à cette proposition. La mort n’est effectivement,

pour Spinoza, que la modification du rapport intrinsèque qui constitue un individu. Il peut se

produire de nombreuses morts dans la vie d’une personne, dans la mesure où celle-ci se

transforme parfois de manière radicale, tel ce dramaturge espagnol cité au scolie de la

proposition 39 de la même partie qui, ayant perdu la mémoire suite à une « maladie », ne se

souvenait plus même avoir composé ses vers. Spinoza introduit ainsi son cas : « parfois en effet

un homme subit de tels changements qu’il serait difficile de dire qu’il est le même », ce qui

explique sa définition générale de la mort comme quelque chose de distinct de la mort biologique

stricte :

Il faut, toutefois, noter ici que la mort du corps, telle que je l’entends, se produit, quand ses parties sont

disposées de telle sorte qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établisse entre elles. Je n’ose nier

en effet que le corps humain, bien que le sang continue de circuler et qu’il y ait en lui d’autres marques de

vie, puisse néanmoins changer sa nature contre une autre entièrement différente. Nulle raison ne m’oblige à

admettre qu’un corps ne meurt que s’il est changé en cadavre ; l’expérience même semble persuader le

contraire.

Ceci a conduit Paolo Cristofolini à une boutade assez remarquable dans Chemins dans

l’Éthique : « Nous pouvons en tirer que, selon Spinoza, beaucoup de morts-vivants se promènent

sur terre »24

.

Pierre Macherey lui fait écho en disant plus prosaïquement que la mort, dans ces

conditions, n’est qu’un « incident mécanique »25

. Revenant sur cette théorie que Spinoza

explique toujours en termes physiques comme la dissolution du rapport qui constituait un

22

Ibid., p. 386, note 1 : « Cette idée est voisine de celle exposée par Épicure à ce même sujet

dans la Lettre à Ménécée ». 23

Ibid., p. 383. 24

Paolo Cristofolini, Spinoza. Chemins dans l’Éthique, Paris, PUF, 1996, p. 52. 25

Pierre Macherey, op. cit., p. 285.

Page 13: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

13

individu singulier, Macherey en tire la conclusion dans son commentaire de la proposition 67

qu’« il n’y a donc pas lieu de prendre la mort tellement au tragique, comme s’il s’agissait de

quelque chose d’inexplicable et de mystérieux, donc de totalement terrifiant, tel que précisément

le représente le point de vue qu’exploitent les “superstitieux” de manière à en faire un instrument

de pouvoir et d’oppression »26

. Puis, en référence à E V P38 S, Macherey conclut que « la mort

n’a rien en soi qui doive la faire redouter, le fait de se délivrer de la crainte de la mort étant un

aspect décisif de la poursuite du processus libératoire : c’est ainsi que le fait de former davantage

d’idées adéquates doit automatiquement chasser la crainte de la mort »27

. Le scolie invoqué,

rappelons-le, suit la proposition 38 voulant que...

...plus l’âme connaît de choses par le deuxième et le troisième genres de connaissance, moins elle pâtit des

affects qui sont mauvais et moins elle craint la mort », ce qui revient à dire, comme Spinoza l’énonce dans le

scolie de cette proposition 38, que « la mort est d’autant moins nuisible qu’il y a dans l’âme plus de

connaissance claire et distincte et conséquemment d’amour de Dieu.

Cette affirmation ouvre la porte à la question de l’éternité de l’esprit chez Spinoza, car on peut

effectivement se dire que, si une partie de l’âme du sage persiste après la mort, cet événement

doit lui paraître moins dramatique — autre élément qui contribuerait à dire que le sage spinozien

ne craint pas la mort. De fait, on le sait, « l’âme humaine ne peut être entièrement détruite avec le

corps, mais il reste d’elle quelque chose qui est éternel » (E 5P23), or cette chose éternelle est la

partie active de l’âme, à savoir l’entendement : « à mesure donc que l’âme connaît plus de choses

par le deuxième et le troisième genres de connaissance, une plus grande partie d’elle-même

demeure »28

, dit la démonstration de la proposition 38, Éthique V. C’est pourquoi le sage, qui

26

Ibid., p. 386. 27

Ibidem. 28

E 5P38D. Cette démonstration a ceci de particulièrement intéressant qu’elle utilise les

propositions 29 et 23 ensemble pour justifier l’affirmation citée ci-dessus, leur conférant par là

même une signification que ces passages ne dévoilaient pas séparément.

Page 14: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

14

connaît « plus » et « mieux » que l’homme du commun, a une plus grande partie de son âme qui

est éternelle, tandis que ce qui relève de l’imagination, et qui est dominant dans l’esprit du

vulgaire, périra totalement avec le corps. « L’âme humaine peut être d’une nature telle que la

partie d’elle-même périssant, comme nous l’avons montré (prop. 21), avec le corps, soit

insignifiante relativement à celle qui demeure [remanet] » (E V P38S). Or « la partie éternelle de

l’âme est l’entendement, seule partie par laquelle nous soyons dits actifs (prop. 3, p. III) ; cette

partie, au contraire, que nous avons montré qui périt, est l’imagination elle-même (Prop. 21),

seule partie par laquelle nous soyons dits passifs » (E V P40C).

Dès lors, le sage craint-il la mort ? Si elle équivaut à sa destruction complète, peut-être

que oui, mais s’il demeure au-delà de la mort de son corps et en a conscience, peut-être que non.

Ici, il faudrait d’abord s’entendre sur le sens de « demeurer », que presque tous les

commentateurs actuels29

prennent en un sens purement métaphorique, alléguant que l’éternité et

le temps sont deux dimensions totalement différentes, et qu’à la fin de notre temps sur terre, le

fait qu’une partie de nous soit éternelle ne change rien au fait que rien de nous ne demeure. Nous

croyons pour notre part que Spinoza utilise à dessein, et au sens propre, l’idée que quelque chose

de ce que nous avons été « demeure ». Cette lecture radicale devrait consoler le sage dans la

pensée que son entendement est éternel et demeurera éternellement, car cela revient à lui dire que

la mort ne concernera pas la meilleure partie de lui et qu’il persistera à travers ses idées

adéquates.

Chantal Jaquet, pour sa part, pense que l’idée de « rester » ou « demeurer » que l’on

29

Cf. notamment S. Nadler, E. Curley, et en bref la quasi intégralité des commentateurs actuels,

non seulement de langue anglaise mais partout dans les pays où une tradition spinozienne s’est

implantée dans les deux dernières décennies. Dans un travail présenté au Mid-Atlantic Seminar

in Early Modern Philosophy à l’Université Princeton en février-mars 2007, nous avons

commencé à réfuter cette thèse presque universellement admise que l’éternité n’est pas à

comprendre comme une sempiternité, et même une forme d’immortalité, chez Spinoza.

Page 15: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

15

trouve dans le texte de Spinoza ne peut se comprendre que de manière métaphorique, et en tout

cas pas comme un temps prolongé indéfiniment. « L’éternité ne permet ni de supprimer la mort

ni de la vaincre, car elle n’est ni une survie post-mortem ni une résurrection. Nous sommes

éternels et nous mourrons »30

. Mais, tout en s’accordant (on le voit) avec Macherey sur le fait

que la mort ne laisse « rien », Chantal Jaquet émet un jugement beaucoup plus nuancé que lui

concernant la crainte de la mort chez l’homme libre aux yeux de Spinoza. Et sa position nous

convainc plus que celle de Macherey selon laquelle, fondamentalement, la mort n’est rien pour le

sage et qu’elle ne l’affecte pas du tout, parce qu’il comprend qu’il n’y a pas d’au-delà à redouter,

que ce n’est qu’une transformation naturelle, parmi tant d’autres.

Dans un article entièrement consacré à la question de la mort dans Éthique IV, Chantal

Jaquet s’oppose d’emblée à toute vision qui consisterait à réduire le mal que représente la mort

selon Spinoza :

Si l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, ce n’est pas parce que la mort est moins que rien. Elle

constitue au contraire un phénomène redoutable. Spinoza reconnaît l’existence d’une peur de la mort et

établit une proportion entre son intensité et la capacité plus ou moins grande à connaître adéquatement les

choses par la raison et la science intuitive (…). Minimale chez le sage, maximale chez l’ignorant, cette peur

de la mort est irréductible : il est impossible de l’éradiquer totalement31

.

La mort est un mal « en ce qu’elle empêche que nous possédions un bien, autrement dit ce que

nous savons avec certitude nous être utile »32

car, comme l’énonce la démonstration de la

proposition 39 de la quatrième partie, « elle fait que le corps humain est détruit, et par

conséquent est rendu tout à fait inapte à être affecté de plus de manières ». Or, comme on le sait

depuis le scolie de la proposition 13 de la deuxième partie, « un corps est d’autant plus parfait

30

Chantal Jaquet, « Le mal de mort chez Spinoza, et pourquoi il n’y faut point songer », in

Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, dir. Ch. Jaquet, P. Sévérac et A.

Suhamy, Paris, Kimé, 2003, p. 147-162 ; ici, p. 153. Pour cette thèse, cf. également son ouvrage

fondamental Sub Specie Aeternitatis. Étude des concepts de durée, temps et éternité chez

Spinoza, Paris, Kimé, 1997. 31

Art. cit., p. 147-148. 32

Ibid., p. 151-152.

Page 16: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

16

qu’il est apte à agir et à pâtir de bien des manières à la fois »33

. Donc, « la mort est mauvaise

parce qu’elle sonne le glas des affections du corps », ce qui se traduit en termes mentaux par le

fait que « l’esprit est inapte à percevoir et à passer à une plus grande perfection »34

. En somme,

comme le dit encore Chantal Jaquet, « en supprimant toute aptitude du corps, la mort empêche

l’accroissement de la partie éternelle de l’esprit. Elle a donc des incidences sur le salut, puisque

la béatitude est fonction de la plus ou moins grande partie de l’esprit qui demeure »35

.

Reconnaître que la mort est mauvaise chez Spinoza, comme le proposent de manière

convaincante ces analyses, c’est permettre une lecture relativement différente des raisons pour

lesquelles « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ». D’une part, c’est parce que « la

connaissance du mal est une connaissance inadéquate », comme l’énonce la proposition 64 de la

quatrième partie de l’Éthique, de sorte qu’« il ne saurait y avoir de véritable méditation sur la

mort, tant les idées à ce sujet se révèlent incertaines et indéterminées »36

. Voici un point qu’il

n’est, bien évidemment, possible de soutenir que si l’on s’accorde sur le fait que la mort est un

mal, et même le mal par excellence probablement37

. Ainsi, nous pouvons reconnaître avec

Chantal Jaquet que contrairement au sage épicurien qui « est constamment sans crainte face à la

33

Ibid., p. 152. 34

Ibidem. La démonstration repose sur E V P39 : « Qui a un corps apte à un très grand nombre

de choses a un esprit dont la plus grande partie est éternelle ». 35

Ibidem. 36

Ch. Jaquet, art. cit., p. 158. Notons d’ailleurs que Chantal Jaquet interprète la théorie de

l’identité personnelle contenue dans le scolie déjà cité de la proposition 39 d’Éthique IV de

manière beaucoup plus nuancée que les lectures habituelles, en relevant toutes les expressions

qui dénotent un doute dans la pensée de Spinoza, une fluctuation de l’âme l’empêchant d’en

donner une définition franche. C’est un point qui nous paraît intéressant, mais pas totalement

convaincant. On peut effectivement penser que l’application précise de la théorie spinozienne de

l’identité à l’expérience soit quelque peu malaisée et incertaine, sans que la théorie de Spinoza

elle-même le soit pour autant. 37

Malgré les apparences, Macherey accorde finalement ce fait lorsqu’il dit vers la fin de son

commentaire de la proposition 67 que la mort est un mal à éviter, ce qui fait de la non-pensée de

la mort une stratégie volontaire du sage pour repousser la crainte de la mort (op. cit., p. 387).

Page 17: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

17

mort », « le sage spinozien, en revanche, n’affiche pas une impassibilité totale face à la mort et la

craint un tant soit peu »38

.

La deuxième raison pour laquelle l’homme libre refuse la pensée de la mort, c’est

justement parce qu’elle lui est profondément nuisible, et même qu’elle est un mal invincible,

auquel est attachée, logiquement, une crainte non moins inextinguible que celui-ci. « Ainsi,

l’homme meurt littéralement par peur de la mort. Loin d’écarter le mal, une réflexion à son sujet

risque de l’anticiper. Voilà pourquoi l’Éthique n’invite pas à méditer sur ce thème pour libérer de

la crainte, car le remède pourrait se commuer en poison », résume Chantal Jaquet en des termes

éloquents39

. En effet, Spinoza a établi dès la proposition 10 de la troisième partie de l’Éthique

qu’« une idée qui exclut l’existence de notre corps, ne peut être donnée dans l’âme, mais lui est

contraire ». Notons que c’est la même raison qui justifie cette proposition et le fait que le suicide

ne puisse tout simplement pas provenir du « soi » conatif, mais nécessairement d’éléments

extérieurs anéantissant l’individu singulier40

. Citons simplement ce qu’en dit Spinoza au scolie

de la proposition 20, à titre de bref rappel :

Personne n’omet d’appéter ce qui lui est utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des causes

extérieures et contraires à sa nature. Ce n’est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c’est toujours

contraint par des causes extérieures qu’on a la nourriture en aversion ou qu’on se donne la mort, ce qui peut

arriver de beaucoup de manières […]. Mais que l’homme s’efforce par la nécessité de sa nature à ne pas

exister, ou à changer de forme, cela est aussi impossible qu’il est impossible que quelque chose soit fait de

rien, comme un peu de réflexion permet à chacun de le voir41

.

Il en découle que « l’âme, autant qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la

puissance d’agir du corps » (E III P12) ; c’est-à-dire, pour le dire autrement encore avec Spinoza,

38

Ch. Jaquet, art. cit., p. 153. 39

Ibid., p. 159-160. 40

Sur le suicide comme produit du rapport de forces intérieur-extérieur, cf. E IV P18S et 20S, E

III P4 : « aucune chose ne peut être détruite sinon par une chose extérieure », et E III P6D :

« aucune chose n’a rien en soi par quoi elle puisse être détruite ». Cf. également l’article de

Steven Barbone et Lee C. Rice, « Spinoza and the Problem of Suicide », International

Philosophical Quarterly, 34/2, 1994, p. 229-241. 41

E IV P20S.

Page 18: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

18

que « l’âme a en aversion d’imaginer ce qui diminue ou réduit sa propre puissance d’agir et celle

du corps » (E III P13C). C’est là une nécessité naturelle, un affect de répulsion incontrôlé.

Mais le sage, lui, choisit délibérément de ne pas penser à la mort, car il sait qu’y songer

ne pourra pas le sortir du marasme occasionné par le ressassement de ses idées tristes. À

l’instinct naturel déduit du conatus s’ajoute donc un choix rationnel et délibéré, fondé sur la

connaissance du jeu mécanique des affects entre eux. Le sage est celui qui a compris la

signification d’E IV P20 et est capable de la formuler lui-même : « plus on s’efforce à chercher

ce qui est utile, c’est-à-dire à conserver son être, et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de

vertu ; et au contraire, dans la mesure où l’on omet de conserver ce qui est utile, c’est-à-dire son

être, on est impuissant ». La mort est une idée qui nous fait du mal, qui est « inutile » pour la

conservation de notre être. En tant qu’idée triste, elle nous détruit, et c’est donc un choix de la

raison de tenter de l’écarter. C’est donc justement parce que le sage craint la mort et reconnaît

que son idée lui est néfaste qu’il choisit, délibérément, d’en détourner son esprit, se concentrant

alors sur des idées sources de joie telles que les idées adéquates.

Voilà pourquoi Spinoza se contente de cette affirmation dans la démonstration qui suit E

IV P67 :

Un homme libre, c’est-à-dire qui vit suivant le seul commandement de la raison, n’est pas dirigé par la

crainte de la mort (Prop. 63), mais désire ce qui est bon directement (corollaire de la même prop.), c’est-à-

dire (prop. 24) désire agir, vivre, conserver son être suivant le principe de la recherche de l’utile propre ;

par suite, il ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie.

En réalité, on ne doit pas croire que le sage chasse cette pensée de manière insouciante. Il agit

bien en fonction du « principe de la recherche de l’utile propre ». Or, celui-ci lui indique que « la

joie n’est jamais mauvaise directement mais bonne ; la tristesse, au contraire, est directement

mauvaise » (E IV P41), proposition à laquelle fait écho un corollaire cité par Spinoza dans la

démonstration ci-dessus : « par un désir tirant son origine de la raison nous poursuivons le bien

Page 19: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

19

directement et fuyons le mal indirectement » (E IV P63C). Les idées tristes s’occasionnent

mutuellement les unes les autres, enfermant l’individu dans la passion, tandis que les idées

joyeuses renforcent l’être et l’outillent par là même pour refuser la servitude qui l’attache aux

passions, notamment aux passions tristes. Comme le dit E IV P18 : « un désir qui naît de la joie

est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un désir qui naît de la tristesse ». En effet, « un

désir qui naît de la joie, est donc secondé ou accru par cette affection même de joie (déf. de la

joie dans le scolie de la prop. 11, p. III) ; au contraire, celui qui naît de la tristesse est diminué ou

réduit par cette affection même de tristesse (même scolie) » (E IV P18D).

Or, c’est un fait indéniable : la pensée de la mort occasionne nécessairement des idées

tristes, et par là même des affects tristes. Car connaître une chose comme un mal, c’est être triste

en en ayant conscience42

; donc l’idée de la mort est nécessairement une tristesse. En aucun cas

elle ne peut, comme chez les Stoïciens, être indifférente, et encore moins, comme chez Platon, ne

peut-elle être la promesse d’un bien.

Par conséquent, nous en concluons qu’il est faux de croire que la théorie de Spinoza sur

l’éternité de l’esprit considère la mort comme un rien sans importance. Même l’homme libre

pourrait être détruit par cette idée, dont il reconnaît la nocivité, et c’est pourquoi il la fuit, non

par crainte, mais par un désir ancré dans la raison. Nous avons vu que, par cette conception,

Spinoza s’opposait de front à toute une tradition héritée de l’Antiquité. Probablement formulée à

l’encontre du néo-stoïcisme qui fleurissait à son époque, la formule d’E IV P67 selon laquelle

« l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort » reflète une conception qui n’était pas neuve

pour Spinoza, pour qui la raison commandait déjà dans les œuvres antérieures de fuir les maux et

les idées sources d’une tristesse inéluctable. Néanmoins, nous avons suggéré que son apparition

42

E IVP8 : « La connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’affect de la joie ou

de la tristesse, en tant que nous en avons conscience ».

Page 20: La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza

20

au sein du portrait de l’homme libre reflétait aussi une nécessité nouvelle et propre à l’Éthique de

se démarquer de la conception néo-platonicienne selon laquelle le corps, inférieur à l’âme, était

un fardeau dont celle-ci ne pouvait que vouloir se débarrasser. L’égalité stricte des attributs dans

l’Éthique implique que la mort concerne tout autant l’âme que le corps. La mort, comme nous

l’avons vu, ne survient d’ailleurs pas qu’à la fin du processus extérieur de continuation de

l’apparence physique, mais intervient lors de tout changement radical d’identité ou de

personnalité. Or cette mort qui ne peut intervenir que de l’extérieur pour l’individu est un mal,

source nécessaire de crainte, et sa pensée nous est, de ce fait, nocive. La décision du sage

spinozien d’éviter cette pensée fait de lui l’antithèse du sage antique sous ses diverses formes, et

malgré d’autres ressemblances en termes d’éthique ou d’ontologie avec tel ou tel système

(épicurien, ou stoïcien notamment), confère à la conception spinozienne de la sagesse une

marque propre à la fois originale et cohérente.

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