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Humanitaire Enjeux, pratiques, débats 35 | 2013 Quand la santé des femmes rejoint la lutte pour l’égalité des droits La santé des femmes : le lieu du combat sur le genre ? Table ronde organisée le 7 mars 2013 Élodie Vialle, Yarom Asma Gali, Nelly Staderini, Doris Bonnet et Catherine Giboin Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/humanitaire/2252 ISSN : 2105-2522 Éditeur Médecins du Monde Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2013 Pagination : 10-33 ISSN : 1624-4184 Référence électronique Élodie Vialle, Yarom Asma Gali, Nelly Staderini, Doris Bonnet et Catherine Giboin, « La santé des femmes : le lieu du combat sur le genre ? », Humanitaire [En ligne], 35 | 2013, mis en ligne le 26 juillet 2013, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/humanitaire/2252 © Tous droits réservés

La santé des femmes : le lieu du combat sur le genre

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HumanitaireEnjeux, pratiques, débats

35 | 2013

Quand la santé des femmes rejoint la lutte pourl’égalité des droits

La santé des femmes : le lieu du combat sur legenre ?Table ronde organisée le 7 mars 2013

Élodie Vialle, Yarom Asma Gali, Nelly Staderini, Doris Bonnet et CatherineGiboin

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/humanitaire/2252ISSN : 2105-2522

ÉditeurMédecins du Monde

Édition impriméeDate de publication : 1 juin 2013Pagination : 10-33ISSN : 1624-4184

Référence électroniqueÉlodie Vialle, Yarom Asma Gali, Nelly Staderini, Doris Bonnet et Catherine Giboin, « La santé desfemmes : le lieu du combat sur le genre ? », Humanitaire [En ligne], 35 | 2013, mis en ligne le 26 juillet2013, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/humanitaire/2252

© Tous droits réservés

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10 w Dossier

La santé des femmes :

le lieu du combat

sur le genre ?

Élodie VialleLa santé des femmes est-elle un nouveau lieu de combat,de combat politique, de combat sur le genre ? C’est le sujetque nous allons essayer de traiter et il est particulièrementd’actualité à la veille de la Journée internationale de lafemme. Au-delà de cette actualité, il y en a une autre, cellequi concerne les Objectifs du millénaire pour ledéveloppement à l’horizon 2015, actuellement rediscutésaux Nations unies. À cette occasion, la santé des femmesrevient sur le devant de la scène et les ONG doiventd’autant plus en profiter que les États, dans le sillage des

Table ronde organisée le 7 mars 2013

Animée par Élodie Vialle, rédactrice en chef de youphil.com

T

Yarom Asma Gali, médecin pédiatre,directrice générale desressources au ministèrede la Santé du Niger etambassadrice de laCampagne pourl’Accélération de laRéduction de laMortalité Maternelle enAfrique (CARMMA)

Nelly Staderini, référente Santé de lareproduction audépartement médicalde Médecins SansFrontières Suisse

Doris Bonnet, anthropologue,directrice de rechercheà l’IRD

Catherine Giboin, responsable du groupesanté sexuelle etreproductive àMédecins du Monde

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institutions internationales, se sont emparés de cettequestion. Ainsi, à l’occasion des dernières Assises dudéveloppement et de la solidarité internationale, FrançoisHollande a déclaré que la promotion des femmes serait uncritère de l’aide au développement. Les ONG doivent-ellesaccompagner le changement social dans les pays danslesquels elles se trouvent ? Est-ce que la prise en chargemédicale des femmes, et notamment la santé sexuelle etreproductive (SSR), peut être le point d’entrée vers uneréflexion plus globale sur leur place au sein de cessociétés ? Il faut dire que les ONG humanitaires ont longtemps, sinonignoré, du moins mis de côté la question de la santé desfemmes. Peut-être est-ce dû à leur histoire, à leursociologie. Finalement, poser la question de la santé desfemmes « bénéficiaires » des actions des ONG, c’est peut-être aussi poser celle des femmes au sein desorganisations dans lesquelles elles travaillent… Catherine Giboin, vous êtes un peu l’inspiratrice de cedébat puisque vous portez cette question depuis plusieursannées au sein de Médecins du Monde en tant queresponsable du groupe santé sexuelle et reproductive.Mais ça ne fait pas si longtemps que l’association se posela question de la santé des femmes en tant que telle…

Catherine GiboinEn effet, j’étais à la conférence de Pékin en 1995. Oncommençait alors seulement à parler de santé sexuelle etreproductive. Et c’est en 2010 seulement qu’on a créé ungroupe de travail portant sur cette question à MdM. Bien sûr,jusqu’alors, nous avions mené de nombreux projets de santématerno-infantile (SMI), mais la question plus globale de lasanté sexuelle et reproductive, en particulier dans sadimension politique, restait à la marge. Cette différence dansle vocabulaire est essentielle. Nous avons longtemps étédans une approche très biomédicale de santé maternelle etinfantile. Cela fait très peu de temps que nous parlons decontraception, du droit des femmes. C’est une prise deconscience qui s’est faite peu à peu, grâce à la militance desgens du terrain qui nous ont aidés à réfléchir. Ce qui mefrappe toujours lors des réunions de ce groupe de travail quirassemble tous les trois mois ceux qui s’intéressent à cettequestion –  salariés, volontaires de terrain, en France, àl’international, médicaux ou pas –, c’est de voir à quel pointce qui se passe au Niger, par exemple, peut intéresser lesgens qui travaillent au Népal, en Uruguay ou en France. C’est

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vraiment, pour moi, un critère important dans notre travail :on a à apprendre de l’ensemble des missions, y compris dansles dimensions politiques et militantes.

Nelly StaderiniPour moi, la question est de savoir si avoir une politisationde la santé de la reproduction représente un objectif ouun impact. À vrai dire, à Médecins sans Frontières, ce quenous mettons en avant, ce sont nos bénéficiaires, mêmesi au niveau du mouvement MSF dans son ensemble, cen’est pas ce que nous faisons en matière de santé de lareproduction qui ressort. Pourtant, en 2012, nous avonsréalisé pratiquement 200 000 naissances et vu près d’unmillion de femmes en consultation anténatale etpostnatale. Donc les chiffres parlent d’eux-mêmes, etquand on les présente aux instances du réseau MSF,forcément cela a un poids politique. C’est donc l’actionqui va entraîner une forme de plaidoyer et pas l’inverse.

Élodie VialleDocteur Yarom Asma Gali, vous avez travaillé une vingtained’années dans le domaine de la santé au Niger. Pour vous,ce qui est important, c’est de redonner la parole auxfemmes en faisant, précisément, du plaidoyer  : il fautinterpeller les politiques.

Yarom Asma GaliJe pense que la santé des femmes est d’abord uneaffaire de femmes. Ce n’est pas quelqu’un qui vadécider à leur place. Les femmes doivent êtreconscientes de leur devenir, de leur état de santé,même dans nos pays où les hommes ont davantage lepouvoir de décider : les femmes doivent se battre. AuNiger, nos programmes tendent surtout vers laréduction de la mortalité maternelle, mais le ministèrede la Santé publique ne peut pas tout faire. C’est pourcela que j’ai toujours mis l’accent sur la scolarisation desjeunes filles. Il faut prendre la femme dans sa globalité,avoir une vision transversale qui fasse intervenir tous lessecteurs, depuis l’éducation jusqu’aux transports, enpassant par les finances ou la communication : chaqueministère doit apporter sa contribution pour que lafemme retrouve des droits sur sa santé.

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Doris BonnetAu-delà des seules femmes, ce sont les couples eux-mêmesqu’il faut mobiliser. Même si la santé des femmes concerneen priorité les femmes, on ne peut pas évacuer les conjoints,les frères, les pères de cette question. À défaut, les femmesseront toujours dans une sorte de clandestinité. Or c’estprécisément contre cette clandestinité, ces situations desecret, de repli des femmes sur elles-mêmes et destigmatisation qu’il faut lutter.

Élodie ViallePouvez-vous nous donner un exemple de stigmatisation ?

Doris BonnetDans les cas de stérilité sur lesquels je travaille, desviolences familiales s’exercent contre les femmes  : desinsultes, des médisances, des accusations de sorcellerie, desrépudiations ; des femmes sont chassées de leur village etse retrouvent dans des campements de fortune, coupées deleurs familles. Il faut donc favoriser les mouvementsassociatifs des femmes, pour faire en sorte de leur redonnerle droit à la parole. En Afrique, par exemple, cela passe pardes émissions de télévision, car c’est un média trèspopulaire. Il permet de faire passer des informations que lescouples et les familles peuvent entendre, pour ensuite endébattre entre eux. C’est la seule façon d’arriver à sortir lesfemmes de cette difficulté à parler entre elles, en famille etsur la place publique : il faut que la parole des femmes soitpublique. Les ONG internationales et les associations localespeuvent compenser en la matière la timidité des Étatssoumis à des lobbies, aux injonctions et aux diktats desorganismes internationaux. Certes, ces derniers et lesconférences qu’ils organisent – au Caire ou à Pékin – ont desimpacts positifs  ; au moins, il y a une parole qui passe etc’est vrai que le droit des femmes a émergé sur la placepublique grâce à ces conférences. Mais en même temps, onvoit bien l’écart entre les recommandations et leurapplication au niveau étatique. L’avortement est un très bonexemple : il y a tellement de mouvements religieux qui sontcontre qu’il n’est pas rare que l’État se rétracte, si bien querien n’est fait au final.

Élodie VialleComment les ONG font-elles face à ces contraintes ?

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Nelly StaderiniMSF est d’abord une organisation médicale d’urgence dontla mission est avant tout de sauver des vies, généralementdans des contextes de crise. Cela ne veut pas dire qu’on nes’intéresse pas au planning familial, mais on ne le met pasen avant. Du coup, c’est vrai, on se retrouve dans dessituations de crise avec des « baby-booms » qui, à mon avis,s’expliquent en grande partie par le fait que les gens n’ontpas eu accès à des méthodes contraceptives. On est en trainde voir comment on pourrait aborder de manière un peuplus systématique le thème de la contraception, notammenten situation d’urgence. Mais il est vrai aussi qu’à MédecinsSans Frontières, on est souvent focalisés sur la question dutrauma et que la contraception est souvent loin d’être lapriorité.

Catherine GiboinC’est intéressant d’entendre le point de vue de Nelly Staderini,parce que nous, à MdM, une ONG médicale également, on a lachance de travailler davantage sur des projets de long termequi nous permettent d’aborder les choses de façon plus posée.Ceci étant dit, on ne parle de contraception que depuis quatreou cinq ans. Les lignes bougent, y compris en interne. On resteconfronté sur ce thème aux propres représentations del’ensemble du personnel, qu’il soit expatrié ou local. Mais jepense que l’argumentaire autour de l’espacement desnaissances ou de la contraception est une vraie thématiquesanté, notre cœur de métier  : on sait que ça contribue àl’amélioration de la santé des femmes et des enfants. Pourautant, il faut le nourrir de l’argumentaire plus global sur le droitdes femmes à décider. Je suis un peu inquiète parfois quand jevois revenir la question de la démographie, parce que c’étaitdéjà le cas quand on a commencé à parler de contraception ily a vingt-cinq ou trente ans, et on sait quelles catastrophes celaa provoqué. Aujourd’hui, il faut déconstruire ces représentationssur la question contraceptive.

Élodie VialleDonc, la question du contrôle des naissances…

Catherine GiboinAbsolument. Il ne s’agit nullement pour nous de contrôler ladémographie dans tel ou tel pays en faisant miroiter desthéories malthusianistes ou autres. C’est bien de la santé et dudroit des femmes dont on parle, et pas de la population.

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Élodie VialleDocteur Asma, au Niger, comment on aborde cettequestion de la contraception, de la planification familiale ?

Yarom Asma GaliEffectivement, quand on a commencé à aborder laquestion de la planification familiale au Niger dans lesannées 1980, il était vraiment difficile pour les agentsde la santé d’en parler sans que les leaders religieuxviennent les maudire. Mais aujourd’hui, grâce au travailque nous avons réalisé avec eux, grâce à des voyagesd’étude au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, noussommes arrivés à une meilleure compréhensionmutuelle. Désormais, le public nigérien est habitué à mevoir à la télévision pour participer à des débats sur laplanification familiale et même la maîtrise de lacroissance démographique avec ces leaders religieux.Car il ne faut pas se voiler la face : au Niger, nous avonsune moyenne de 7,6 enfants par femme – soit l’indicesynthétique de fécondité le plus élevé du monde – etun taux de croissance démographique de 3,3 %. Tousles efforts que le gouvernement et ses partenairestechniques et financiers feront pour accompagner lesinfrastructures sanitaires ou scolaires seront anéantispar cette croissance démographique qui n’est pas enadéquation avec la croissance économique. Noussommes obligés de parler de cela pour que les genscomprennent que nous avons besoin de maîtriser notrecroissance démographique si nous voulons vivre demanière décente et avoir des enfants en bonne santéque nous pourrons nourrir et éduquer.

Élodie VialleConcrètement, comment avez-vous vous avancé avec lescommunautés religieuses ?

Yarom Asma GaliDans un premier temps, comme je l’ai dit, nous avonsproposé aux leaders religieux d’échanger avec leurshomologues de pays où la contraception ne pose pasde problème, comme la Tunisie et le Maroc. Ensuite,nous avons travaillé avec eux dans le cadre même denotre Livre Saint, le Coran, regardant verset par versetce que dit le texte sur cette question. Nous avons alorsélaboré un document que nous avons appeléL’Argumentaire islam et planification familiale sur lequel

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nous nous appuyons pour faire de la sensibilisation surla planification familiale. Et ce sont des leaders religieuxeux-mêmes qui font ce travail, expliquant à lapopulation que, pour sa santé et celle de ses enfants,une femme a besoin d’espacer les naissances. Ils ontmaintenant à leur disposition des élémentsconvaincants pour dire que la religion n’est pas contrela planification familiale.

Élodie VialleQue ce soit pour la scolarisation des jeunes filles ou lasensibilisation à la planification familiale, tout cela relèved’une certaine manière du plaidoyer, à l’image du travailque font les ONG. Mais on peut se poser la question, NellyStaderini : est-ce que cela relève du mandat des ONG defaire du plaidoyer pour la santé des femmes ? Ou bien, dece point de vue là, y a-t-il une position différente selon lesONG, par exemple entre Médecins Sans Frontières etMédecins du Monde ?

Nelly StaderiniNon. Autant Médecins du Monde et Médecins SansFrontières connaissent encore pas mal de divergences,autant il y a un point sur lequel elles sont d’accord et c’estbien le mandat de «  soigner-témoigner  ». Je me posedavantage de questions sur la manière de faire ceplaidoyer. Qu’un État propose à sa population unediscussion sur l’aspect démographique, je n’y vois aucuneobjection, mais je dirais que ce n’est pas le problème desONG et qu’elles doivent même prendre garde à ne pas semêler de cette affaire-là. C’est probablement parce qu’il ya eu cette confusion que, dans certains pays, on a connuun échec en matière de planning familial. L’autre échec,selon moi, a été de vouloir faire évoluer le droit desfemmes en ne parlant qu’à ces dernières. Je pense qu’onaurait dû parler aux hommes et aux femmes. Pendantlongtemps, on a voulu parler aux seules femmes etmaintenant, on parle au couple mère-enfant. Est-ce quel’homme va devoir rester encore longtemps absent decette histoire ? À mon sens, on fait beaucoup plus de malque de bien en laissant les hommes de côté. C’est unequestion sur laquelle les ONG doivent réorienter leuraction de plaidoyer. Mieux encore, il nous faut rétablir ledialogue entre les hommes et les femmes. Les ONG ontleur part de responsabilité en la matière, à commencerpar Médecins Sans Frontières, une ONG médicale qui, à

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ce titre, s’intéresse au patient dans sa dimensiondavantage individuelle que relationnelle. Pensons àl’exemple du VIH, une question sur laquelle nous sommespionniers  ; et pourtant, nous soignons des patientsindividuels, alors que c’est « la » maladie de la relation parexcellence. Là aussi, je pense que c’est une grave erreur.Je suis partie en mission au Pakistan en 1999 avecMédecins du Monde en tant que sage-femme. C’était il ya quinze ans, et pourtant on parlait déjà de contraceptionaux hommes. C’était extraordinaire, on avait mêmeorganisé des réunions avec des femmes d’un côté et deshommes de l’autre. Chaque groupe devait élire unreprésentant pour s’occuper des problèmes liés àl’accouchement. Les hommes étaient aussi impliqués,notamment dans le transport, pour améliorer l’accès auxsoins obstétricaux d’urgence. C’était vraiment trèspionnier.

Yarom Asma GaliSi, au Niger, nous avons axé nos interventions sur lesfemmes, c’est parce qu’on doit mettre d’abord l’accentsur l’éducation des jeunes filles  : plus elles serontéduquées, plus elles pourront gagner leur autonomie.Mais je suis d’accord avec ce que disait Nelly Staderini,à savoir qu’il ne faut pas exclure les hommes, ne serait-ce que parce ce que – en particulier dans le contexteafricain – ce sont eux qui détiennent bien souvent lepouvoir de décision. C’est pourquoi nous avonsexpérimenté dans certaines de nos régions ce que nousavons appelé «  l’école des maris » où la communautétout entière détermine elle-même les critères du marimodèle : celui qui ne bat pas sa femme, qui l’aide dansles tâches quotidiennes, lui permet de participer à desactivités associatives, lui permet de sortir toutsimplement. La communauté a ainsi choisi neuf marismodèles qui se réunissent régulièrement et travaillenten collaboration avec les structures de santé de larégion. Cette expérience démontre clairement qu’enimpliquant les hommes, en leur expliquant, on lève lesbarrières qui empêchaient jusqu’alors les femmes de serendre dans les structures sanitaires. Dans les régionscomprenant une « école des maris », nous avons vu lesindicateurs de la santé et de la reproduction êtremultipliés par deux, voire trois ou quatre. Nous avonsvu des maris accompagner leur femme à la consultationde planification familiale, puis vérifier eux-mêmes

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qu’elle prenait la pilule ou que les enfants avaient étévaccinés. Dans le village où l’on a implanté « l’école desmaris », c’est la communauté qui inflige une sanction de5 000 à 10 000 francs CFA au mari qui accepte que safemme accouche à domicile.

Élodie VialleOn voit bien qu’on est là au-delà du médical parce qu’unemeilleure prise en charge médicale des femmes passe parce que l’on a appelé le « renforcement des capacités » desfemmes dans d’autres secteurs, comme l’éducation ou lafinance. Est-ce que les ONG médicales n’auraient pasintérêt à se rapprocher d’initiatives portées par d’autresorganisations œuvrant en ce sens ?

Nelly StaderiniMais on le fait déjà ! Même dans les contextes d’urgence,l’éducation à la santé fait clairement partie de notreaction. Mais attention, en effet, à ne pas éduquer que lesfemmes. Pour reprendre l’exemple du VIH, ce qui s’estpassé en matière de transmission du virus de la mère àl’enfant est proprement phénoménal. Prenons le cas duSwaziland, le pays qui connaît la prévalence la plusimportante au monde avec près de 40  % des femmesenceintes atteintes par le VIH : dans sa grande majorité,faute de messages en ce sens et notamment à destinationdes hommes, la population ne sait pas que le père peuttransmettre le VIH à son enfant via la mère et imagine aucontraire que seules les femmes transmettent la maladie.Autre exemple dans les camps de réfugiés où l’on amajoritairement des femmes et des enfants : de plus enplus d’ONG menant des programmes contre les violencessexuelles aident les femmes à développer des stratégiespour éviter de se retrouver dans des situations à risque.Or des études ont montré que cet empowerment desfemmes –  par l’éducation, par la microfinance  – peutdéséquilibrer la relation entre maris et femmes. Certes,de cette manière, on a réduit les cas d’agressionssexuelles par des inconnus, mais on a fragilisé les maris ausein du couple, si bien qu’on a pu voir une augmentationdes violences domestiques. Cela reste encore très taboudans les ONG, car on ne sait pas comment traiter cesviolences intrafamiliales. Il faut donc faire attention : toutce qu’on fait pour rendre la femme plus forte a forcémentun impact chez les hommes. C’est bien pour cela qu’il fautvraiment les impliquer dès le départ.

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Élodie VialleVous parlez en quelque sorte d’une ligne à ne pas franchirentre les actions de sensibilisation, d’éducation ou de prisede parole qui vont favoriser la prise en charge médicaledes femmes et celles qui risquent de bouleverser descultures locales ou des équilibres locaux. Cela renvoie,pour les ONG, à ce débat sur le néocolonialisme : est-cequ’on n’impose pas les valeurs d’un monde à un autre ?Doris Bonnet, quel regard l’anthropologue que vous êtesporte-t-elle sur ce sujet ?

Doris BonnetAvant de répondre à votre question, je voudrais d’abord direque la santé des femmes ne doit pas être seulement celledes femmes mariées. Or l’un des points d’achoppement desstructures de planification familiale, c’est précisément quebeaucoup d’entre elles s’adressent uniquement aux femmesmariées. Et quand une jeune femme non mariée s’yprésente, on lui dit de revenir quand elle aura eu sonpremier enfant. C’est dire s’il y a quand même un petitproblème pour admettre qu’une jeune femme puisse avoirdes relations sexuelles par désir et non par devoir. Or, en lamatière, tout se joue entre ces deux notions : est-ce qu’onpeut admettre la notion de désir d’enfant, d’autonomie outout simplement d’une vie sexuelle sans procréation ? Car sil’on est constamment dans cette notion de devoir, le débattourne court.Pour revenir à votre question sur la possible imposition devaleurs, je pense que l’émergence des classes moyennes enAfrique est sous-estimée par les chercheurs et peut-êtremême par les ONG. Les nouveaux moyens decommunication auxquels ces classes moyennes ont de plusen plus accès sont de toute façon en train de véhiculer desvaleurs qui sont communiquées à l’ensemble des familles etdes foyers d’Afrique. Plus largement, il faut prendre encompte les facteurs d’innovation  : aujourd’hui, les gensreçoivent l’information, mais ils voyagent aussivolontairement ou contraints par la situation économique.Dans ces conditions, dire qu’on impose des valeurs, c’est nepas reconnaître aux gens leur capacité à bouger, à absorberet à transmettre eux-mêmes des valeurs qu’ils peuventd’ailleurs modifier à leur convenance. C’est donc rester surun schéma « à l’ancienne » que de dire que l’on impose desvaleurs. C’est plus compliqué que cela, plus subtil aussi : onobserve une sorte de pluralisme des valeurs. Dans le travailque je mène actuellement au Cameroun, je me rends

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compte que deux modèles de reproduction coexistent  : laclasse moyenne tient un discours qui peut être dévalorisantet critique envers la classe plus pauvre des villageoises oùil n’y a pas, ou à moindre échelle, de maîtrise de la féconditépar exemple. Mais il existe aussi un discours critique de cesclasses défavorisées envers les classes moyennes qu’ellesaccusent de manquer de solidarité. La question de lasolidarité et des inégalités sociales se pose au sein mêmedes familles : dans chaque famille, les membres adhèrent àdes modèles familiaux différents. On est loin d’un schémabinaire. Mais quoi qu’il en soit, la santé des femmes est uneentrée fondamentale pour interroger le genre et lesrelations de pouvoir.

Yarom Asma GaliJe voudrais revenir sur la question de l’autonomisationdes femmes, car il faut faire très attention. Dans noscommunautés, c’est l’homme le chef de famille. C’estsur lui que reposent normalement toutes les dépenses.Nous avons vu venir dans nos pays des ONG désireusesde faire la promotion de la femme. Par exemple, l’uned’elles est venue dans le village, elle a réuni les femmes,a demandé à chacune d’elles ce qu’elle voulait faire.L’ONG leur en a donné les moyens. La première année,ça a bien marché : les femmes ont obtenu des produitsde leurs cultures. Mais la deuxième année, tout s’estarrêté. Pourquoi ? Les hommes ont fait remarquer queleurs femmes avaient fini par avoir plus de moyensqu’eux, qu’elles les méprisaient alors que c’étaient euxqui avaient donné les champs à leurs femmes – danscertaines de nos communautés, les femmes n’ont pas ledroit d’avoir la possession des terres. Alors les hommesont repris leurs champs. Voilà pourquoi le projet aéchoué. C’est une façon de dire que, si on veut aider lesfemmes, il faut comprendre la structure de la société,comprendre la structure de la famille, au risque de créerd’autres problèmes. C’est pour cela que j’insiste sur lascolarisation des jeunes filles parce que c’est ce qui varégler la majorité des problèmes des femmes.Je voudrais également revenir sur le problème desjeunes et des adolescents, car ils sont les grandsabsents de la plupart de nos programmes. Or, comme lesoulignait Doris Bonnet, les jeunes filles ne peuvent serendre dans un service de planification familiale aurisque d’être rejetées par la société. Mais c’est pour celaque nous voyons des adolescentes qui pratiquent des

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avortements clandestins, voire des infanticides et seretrouvent ensuite en prison. Nous devons donc faire ensorte que les structures sanitaires soient adaptées auxjeunes. Au Niger, nous avons commencé à aménager leslocaux de manière à ce que les jeunes filles puissentavoir accès aux services de santé reproductive sans êtrestigmatisées. Nous avons aussi ouvert une «  ligneverte » que l’adolescent peut appeler pour obtenir desinformations en lien avec à la santé reproductive.

Catherine GiboinL’approche « genre » nous oblige à réfléchir sur les relationsde pouvoir. On aura fait un grand pas quand on sera sorti deslogiques en vertu desquelles on voit les femmes soit commedes «  populations bénéficiaires  » –  dans le meilleur des cas  –, soit comme des «  populations vulnérables  », soitcomme des « victimes » – le pire sans doute que l’on puissefaire. On pourra alors développer une réflexion plus globalequi mette en jeu les relations de pouvoir.

Nelly StaderiniJe n’ai pas de problème avec le fait qu’on se mette àréfléchir en matière de genre parce que, comme jel’expliquais pour le VIH ou la contraception, on est trèsclairement passé à côté de cette dimension. En revanche,les ONG restent quand même avec un mandat qu’elles nedoivent sans doute pas outrepasser. En tout cas, celui deMédecins Sans Frontières est très clair et lui enjoint derester sur le soin individuel. Il peut certes avoir un impactsur des changements de société ou de comportements,mais ce n’est pas notre objectif premier.À Médecins Sans Frontières, on a de plus en plus dedonnées sur ce que l’on fait, mais on manque d’outils pourles analyser. Pour le moment, on peut simplement dire lenombre de consultations qu’on a en matière deplanification familiale alors qu’il serait intéressant deconnaître, par exemple, le nombre de femmesadolescentes ou de femmes venues pour un implantaprès plusieurs années de pilule et un enfant. C’est parces informations et une analyse extrêmementcontextuelle que l’on pourra comprendre dans quelleculture on travaille et sur quels leviers on peut agir. Onest encore très loin du compte.

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Élodie VialleUn article très intéressant de Carla AbouZahr de l’OMS1

démontre que le taux de mortalité maternelle des États-Unis est passé, entre 1900 et 2000, de 700 à moins de10 décès pour 100 000 naissances. L’auteur explique quec’est la reconnaissance sociale, économique et politique dela femme, mais également l’implication du personnelmédical dans cette reconnaissance qui a finalementfavorisé cette diminution du taux de mortalité maternelle…

Catherine GiboinLa mortalité maternelle représente en effet un excellentindicateur des inégalités de santé. Or aux États-Unis – unmodèle en matière d’inégalités – la mortalité maternelle aeffectivement diminué drastiquement en un siècle. On voitque c’est bel et bien la volonté politique et l’implication desprofessionnels de santé relativement au statut de la femmequi font toute la différence. On sait aujourd’hui ce qu’il fautfaire pour éviter un décès maternel et l’on estime d’ailleursque 80 à 90 % des décès maternels qui surviennent – uneviolation des droits humains selon le Conseil des droits del’homme des Nations unies – seraient évitables. Pour autant,rien n’est jamais gagné  : la dernière décennie a montréqu’aux États-Unis, le taux de mortalité maternelle que vousévoquiez –  aux alentours de 10  décès pour100 000 naissances – avait de nouveau augmenté durant ladernière décennie pour tourner autour de 20 à 25 pour100 000.

Yarom Asma GaliLe Niger est un pays où la mortalité maternelle est trèsélevée, de l’ordre de 554  décès pour100  000  naissances  : toutes les deux heures, unefemme y décède des suites de l’accouchement  !L’implication du personnel de santé, des structuressanitaires, du politique est essentielle, mais il faut allerau-delà : c’est vraiment à partir de la communauté quetout se joue. Le plus gros blocage que nousconnaissons, c’est celui de la décision d’emmener unefemme enceinte qui a commencé le travail à aller dansla structure sanitaire, car cette décision ne lui revientpas. C’est le mari, ou la belle-mère s’il n’est pas là, qui vadécider si l’on emmène la femme à l’hôpital ou si elle vaaccoucher à domicile. Au Niger, aujourd’hui, 70 % denos accouchements se passent à la maison. C’est bien lesigne que nous devons d’abord agir dans la

1. Carla AbouZahr,

« Safe Motherhood : a

brief history of the

global movement 1947–

2002 », British Medical

Bulletin, vol. 67, 2003,

p. 13-25.

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communauté pour faire passer le message qu’il estimportant d’aller vers les structures sanitaires.

Nelly StaderiniJe ne le conteste pas, mais quand on voit la spectaculaireprogression de l’Éthiopie ces dernières années en matièrede réduction de la mortalité maternelle, c’est parce qu’ily a eu une véritable volonté de mettre en place un certainnombre de stratégies. Au Niger, où nous avons unemission, il arrive que la communauté nous demanded’emmener dans nos voitures des femmes pour lesconduire au centre de santé public. Pourtant, ellespeuvent y perdre la vie parce que les personnels ne sontpas suffisamment formés ou parce qu’ils n’ont pas lesmédicaments nécessaires. Il va donc bien falloir agir aussià ce niveau structurel à un moment, car les gens de lacommunauté finiront par venir dans ces centres, neserait-ce que parce qu’ils ont la télévision et qu’ils voientbien ce qui se passe ailleurs. Mais c’est aussi souventparce que la population n’a pas confiance dans le systèmede santé, particulièrement dans les sages-femmes quin’accueillent pas toujours bien les femmes ou ne font pasattention à la confidentialité, qu’elles sont réticentes àvenir accoucher dans les structures de santé.

Yarom Asma GaliJe me suis justement inspirée de l’expérience del’Éthiopie que nous connaissons très bien au Niger poury être allés. Nous avons répliqué certaines de leursmesures. Ils sont intervenus au niveau communautaireen créant près de 30  000  postes d’agents de santécommunautaires dans tout le pays. C’est vraiment lacombinaison de toutes ces stratégies à l’échelle duNiger qui permettra de réduire la mortalité maternelle.

Élodie VialleOn parle beaucoup des femmes bénéficiaires, mais qu’enest-il de la place des femmes au sein même des ONG ?Quand on repense à l’histoire du mouvement humanitairefrançais, la part belle est faite à ces médecins, hommesblancs se penchant au chevet des populations démunies…Du coup, n’est-ce pas aussi difficile de faire avancer cettequestion-là au niveau des femmes salariées ou volontairesdes ONG ?

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Nelly StaderiniMédecins du Monde et Médecins Sans Frontières ont aumoins déjà eu chacun une femme présidente… Celamontre que les femmes peuvent arriver très haut dans lahiérarchie des structures. Pour autant, est-ce que cela achangé quelque chose ? Je n’en suis pas tellement sûre etsurtout je ne crois pas que l’histoire des femmes doives’écrire uniquement avec des femmes ou que les femmesdoivent avoir le pouvoir pour défendre les femmes. ÀMédecins Sans Frontières, une des personnes qui a lemieux porté le dossier des femmes jusqu’à maintenant,c’est le directeur médical de la section belge qui est unhomme. Personnellement, je ne veux pas m’enfermerdans ce discours.

Catherine GiboinJe vois les choses un peu différemment. Historiquement, nos«  pères fondateurs  » étaient effectivement des hommes,mais quand j’entends parler de « la nécessaire testostéronepour partir en mission », je pense que les représentations dumonde médical –  en gros des hommes médecins et desfemmes infirmières – ont de beaux jours devant elles. Et cen’est pas le pourcentage de femmes présentes dans lesconseils d’administration des grandes ONG qui va changerles choses… En revanche, j’ai remarqué –  notamment àMédecins du Monde, quand on a commencé à parler d’IVG –qu’il y avait aussi peut-être un problème générationnel : lesjeunes médecins considéraient cela comme relativementacquis, contrairement à leurs aînés… De fait, les gens qui ontmilité à Médecins du Monde pour l’IVG ont plus de 60 ans.

Élodie VialleVous parlez de l’IVG. Je me demande justement : le combatpour les femmes, aujourd’hui, c’est la contraception oul’avortement ?

Yarom Asma GaliPour moi, en tant que femme nigérienne, je pense quec’est l’accès à la contraception. Il faut vraiment prévenirpour ne pas être obligé de pratiquer l’avortement, quireste un acte lourd. Il faut donc que les femmes – que cesoit l’adolescente, la jeune fille ou la femme en couple –aient accès facilement à l’information et aux différentessolutions possibles. C’est un sujet très sensibleaujourd’hui dans nos pays, au Niger particulièrement : sivous venez y parler d’avortement, c’est sûr que ça ne

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va pas passer, même si nous avons ouvert des centresde soins post avortement afin de venir en aide auxfemmes qui le pratiquent. La planification familiale està l’inverse une solution pour éviter d’arriver àl’avortement, puisque celui-ci n’est pas autorisé auNiger.

Nelly StaderiniLe débat sur l’avortement est problématique parce que,bien souvent, on ne sait pas de quoi on parle. Il existe unavortement précoce, un avortement tardif, un avortementqui est en fait une fausse couche, un avortementvolontaire de la femme, etc. Aujourd’hui, on fait unamalgame entre ces différentes situations. Quand onparle des soins post avortement, ils s’adressent aussi bienà des femmes ayant connu des fausses couches – et pourqui ce n’était donc pas un choix – qu’à des femmes ayantsouhaité, en pleine connaissance de cause, maiscertainement pas par plaisir, d’arrêter une grossesse.Pourquoi aujourd’hui, dans certains pays, accepte-t-on lacontraception et pas l’avortement ? Parce qu’on accepteun espacement des naissances, mais on ne supporte pasl’idée du droit à choisir la non-naissance, un choix qui estlié au désir d’avoir un enfant et non pas au devoir.

Élodie VialleQuelle doit être alors la position des ONG qui veulentintervenir dans un pays où l’avortement est interdit ? Dansun centre de Médecins du Monde en Haïti, on m’a affirméqu’on refusait de pratiquer les avortements, mais qu’onacceptait d’aider les femmes qui en avaient pratiqué etconnaissaient des complications. Est-ce qu’il n’y a pas unecertaine hypocrisie à raisonner ainsi ?

Nelly StaderiniJe ne crois pas qu’il y ait de l’hypocrisie, même si on nepeut pas toujours tout dire. C’est le même problème quela présence « clandestine » de Médecins Sans Frontièresen Syrie  : le gouvernement sait qu’on est là, il n’est pasd’accord, mais il ferme les yeux. D’une certaine manière,c’est la même chose quand la loi nationale interditl’avortement. Si je prends l’exemple de l’Amérique latine,la stratégie de MSF ne sera jamais de faire un petit centreoù l’on pratiquera des avortements. En revanche, onchoisira de s’installer dans des structures d’État où l’onsait bien que c’est interdit – donc on ne le pratique pas – ,

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mais on précise que pour MSF, cela fait normalementpartie des soins proposés dans nos protocoles. Et peu àpeu, on essaie de le faire accepter par le ministèreconcerné. On se situe là davantage dans une logique depolitisation du débat, en prenant en compte la situationpolitique et culturelle du pays pour faire avancer leschoses. Mais que ce soit pour l’avortement ou autrechose, je conclurais sur la notion de légitimité : si les ONGmédicales ont une certaine légitimité en termes de soins,en matière de changements culturels, on trouve leslimites de notre légitimité.

Catherine GiboinJe pense quant à moi qu’on est en position de soutenir desactions qui contribuent au changement social, même s’il fauteffectivement prendre en compte les contextes. À quelquesexceptions près dans le monde, il existe toujours une petitemarge de liberté pour pratiquer des IVG, selon le contextelégal pas toujours très clair et pour appuyer lesprofessionnels de santé nationaux qui peuvent craindre dese placer dans l’illégalité. Tout dépend aussi desorganisations qui existent au niveau national et aveclesquelles on peut travailler. On peut aider à faire avancer leschoses, mais ce ne seront jamais ni MdM, ni MSF qui pourrontporter de façon unilatérale ce genre de combat.

Élodie VialleNous allons maintenant donner la parole au public.

Intervention dans la salle – Anne Demange, étudiante enmaster de Coopération internationale à Paris 1La couverture sanitaire universelle est finalement très liéeà toutes ces questions de pouvoir de décision au sein ducouple. Est-ce que la gratuité des soins ne constitue pasun levier suffisant pour agir sur la santé des femmes  ?Quelle est votre position là-dessus  ? Est-ce que vousessayez d’intégrer dans vos actions de plaidoyer l’idéed’une couverture sanitaire universelle en lien avec lesquestions de genre ?

Yarom Asma GaliAu Niger, la couverture sanitaire a longtemps été trèsfaible puisque, avant 2006, un Nigérien sur deux avaitaccès aux services de santé de base. En 2006, nousnous sommes lancés dans une politique de gratuitépour le couple mère-enfant, d’abord pour la césarienne,

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ensuite pour les soins aux enfants de moins de 5 ans,enfin pour la consultation prénatale, la planificationfamiliale et la prise en charge des cancersgynécologiques. Pour le Niger, c’est une démarcheimportante que nous sommes en train de suivre et quia, dès à présent, permis de lever la barrière financière etde multiplier par deux, voire davantage, nos indicateursde santé.

Catherine GiboinDe nombreux mécanismes d’exemption ont été mis en placeen Afrique, mais aussi en Asie. Ils représentent une partie duprocessus futur de couverture médicale universelle. C’est l’undes deux axes de plaidoyer de Médecins du Monde, enparticulier à destination des femmes enceintes et desenfants. Le premier projet de Médecins du Monde en ce senss’est d’ailleurs développé au Niger en 2006, et cela avraiment eu un impact positif sur les indicateurs sanitaireset la fréquentation des centres. Certes, cela peut aboutir àune augmentation considérable de la fréquentation descentres de santé, mais c’est bien parce que les besoinsexistent. La pression sur les systèmes de santé doit donc êtreprévue, accompagnée et cela renvoie à cette question quej’évoquais : comment ces expériences de gratuité vont-ellesvenir nourrir la réflexion en cours sur la couverture médicaleuniverselle ?

Nelly StaderiniIl faut tout de même préciser que la gratuité est un termetrompeur  : c’est un mécanisme différent de gestion del’argent dévolu au champ sanitaire. Ça marche au Niger,semble-t-il, mais le Tchad est, par exemple, en échec.Beaucoup d’argent est arrivé au niveau du pouvoircentral, mais il ne redescend pas sur les structuressanitaires. On arrive donc à une situation paradoxale oùdes structures sanitaires qui s’autogéraient tant bien quemal, mais parvenaient avec de petits budgets à acheterdes médicaments, sont désormais totalement démuniesparce que leurs factures ne sont pas honorées par leministère, si bien qu’elles n’ont plus de médicaments.Potentiellement, c’est une catastrophe.

Intervention dans la salle – Alexandrine Saligari, sage-femme, volontaire pour Médecins du MondeJe voudrais réagir au propos de Nelly Staderini faisantle lien entre émancipation des femmes et

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augmentation des violences domestiques. J’ai passé unmois dans le camp de Zaatari en Jordanie et je peuxvous assurer que, même sans l’émancipation desfemmes, la violence domestique est très importante. Jepense qu’il ne faut vraiment pas avoir peur de dire quela grande majorité des femmes dans le monde vit dansdes sociétés patriarcales où la domination masculineest omniprésente. Les violences faites aux femmesconstituent un des fondements de cette oppression etle révélateur extrême de toutes ces inégalités entre leshommes et les femmes.Par ailleurs, c’est vrai qu’on a toujours peur d’êtretraités de néocolonialistes, mais on pratique alors unesorte de relativisme culturel qu’il faut, à mon avis, à toutprix refuser au risque d’accepter des pratiques –  jepense aux mutilations sexuelles – totalement contrairesau droit des femmes.Enfin, je ne peux qu’être d’accord avec ce que vousavez dit par rapport à l’éducation : si les jeunes fillesterminent l’éducation secondaire, la mortalitématernelle et la mortalité infantile baissent. Il estévident que le droit des femmes est à la frontière entrela santé, le social, l’éducation… L’égalité passe parl’émancipation économique et politique des femmes,mais surtout par le droit des femmes à disposer de leurcorps, c’est-à-dire les droits sexuels et reproductifs. Jefinirai par le propos qu’a tenu la ministre française desDroits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, lors de la50e session de la Commission de la condition de lafemme : « La négation de ces droits est trop souvent lapremière expression des violences qui sont exercées àl’encontre des femmes, dès lors qu’elles se traduisentpar le contrôle de leur corps ou sa contrainte, et lesliens entre la lutte contre les violences faites auxfemmes, l’accès au droit et à la santé sexuelle etreproductive, mais également une prévention plusefficace du VIH/sida sont aujourd’hui très clairementmis en lumière. »

Intervention dans la salle  –  Marie-Pierre Martinet,secrétaire générale du planning familialJe pense qu’il y a une confusion intellectuelle sur la notionde genre. Le genre, ce n’est pas s’adresser aux hommes etaux femmes  ; cela renvoie à la manière dont lesassignations aux rôles sociaux que la société impose auxhommes et aux femmes joue dans leur relation. On entend

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souvent l’expression « faire du genre », mais ça ne veut pasdire grand-chose. Quand on intervient, en matière d’accèsà la contraception pour les femmes, mais aussi pour leshommes, la question est bien celle de cette assignation auxrapports sociaux de sexe et au rôle que la société imposeà chacun des deux sexes. C’est là-dessus qu’on est obligéde travailler pour permettre aux femmes de négocier avecleurs partenaires, par exemple, le port de ce préservatif.

Intervention dans la salleComment des ONG médicales comme MdM ou MSFabordent-elles les questions de mutilations sexuelles ou leviol ? À quel point pouvez-vous traiter de ces questionsqui touchent à la santé, mais qui sont aussi éminemmentpolitiques ?

Nelly StaderiniÀ Médecins Sans Frontières en tout cas, on est très clairslà-dessus  : on aborde ces questions uniquement sousl’ordre médical dans le but de réduire la mortalité et lesmorbidités liées à ces actes et pratiques.

Catherine GiboinLa position de Médecins du Monde est différente. Noussommes à la fois sur un argumentaire médical et un soutienà des organisations militantes dans les pays qui travaillentsur ces questions-là. J’avoue que, personnellement, j’ai unpeu de mal avec la notion de frontière entre le médical et lepolitique. J’apprécie beaucoup la formule du professeurMahmoud Fathallah, un éminent gynécologue égyptien,longtemps icône de la lutte contre la mortalité maternelle,qui dit en substance que si on lui demandait aujourd’hui defaire une prescription pour une femme, il écrirait une seulechose sur l’ordonnance  : le mot « pouvoir »… Pour moi, lamédecine est fondamentalement politique.

Yarom Asma GaliSans tomber dans le relativisme culturel, je pense qu’ilfaut contextualiser les problèmes de violence. Lorsquenous avons fait l’enquête démographique de santé en2006 au Niger, 50  % des femmes avaient réponduqu’elles comprenaient que leurs maris les battent quandelles avaient fait quelque chose d’anormal. Si cesfemmes pensent cela, c’est parce qu’elles ont étééduquées en ce sens. Pourtant, nous disposonsmaintenant de structures pour recenser et lutter contre

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les violences faites aux femmes. Ainsi, dans notre loi dela santé et de la reproduction, les viols ouvrent le seulcas où l’IVG est autorisée. C’est une façon de fairepasser des messages.

Nelly StaderiniC’est là où j’en reviens à la notion de légitimité. Enmatière de mutilations génitales, notre politique àMédecins Sans Frontières est de désinfibuler, en généralau moment de l’accouchement, et de ne pas ré-infibuleraprès. C’est un message que nous véhiculons pendant lesgrossesses, à l’occasion de groupes de discussion avecles femmes, et ce n’est pas remis en question par lesfemmes elles-mêmes qui, généralement, ne se font pasré-infibuler ensuite. Notre rôle d’éducation, en matière desanté, est ici fondamental et, à vrai dire, efficace. Tout estquestion de savoir à quel niveau on situe la politisationdu débat. Certes, Médecins Sans Frontières est uneorganisation éminemment politique, même si on nel’affiche pas en tant qu’objectif. Pour les infibulations,nous n’allons donc pas appuyer des associations luttantcontre cette pratique, parce que c’est une questionculturelle sur laquelle nous ne sommes pas neutres etencore moins légitimes. Qui sommes-nous pour direcomment se comporter ? En revanche, en remettant ledébat au niveau médical, en évoquant les conséquencesde telles pratiques, on arrive à faire bouger les choses.

Intervention dans la salle – Doctorante en Sociologie àl’École normale supérieureJe prépare une thèse portant sur l’impact de l’émigrationsur la santé mentale, à partir de l’exemple des migrantschinois et de leurs descendants à Paris. On a peu parlé del’effet psychologique des violences sur la santé mentaledes femmes. Est-ce que Médecins du Monde intervient surla santé mentale de telle ou telle population ?

Catherine GiboinEffectivement, nous avons des projets de santé mentale. Laquestion des violences nécessite en effet une approche globalequi inclut le médical, y compris la santé mentale, et le légal. Letravail en partenariat avec des organisations locales capablesde fournir une aide aux femmes est essentiel. Il en va de mêmedes approches «  communautaires  ». Ainsi, au Liberia, nousavons mené un travail avec des femmes ayant subi desviolences qui prenaient en charge de « jeunes » victimes.

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Doris BonnetLa psychiatrie est un peu le parent pauvre de la santé enAfrique, alors que c’est une discipline qu’il faudraitdévelopper. L’approche communautaire est parfoisdangereuse en ce que l’on tombe assez vite dans lerelativisme culturel, par exemple avec la prise en charge demalades par des guérisseurs traditionnels suivant desméthodes quelquefois extrêmement violentes. Les rituelsont une fonction symbolique certes précieuse, mais ilspeuvent devenir vraiment dangereux pour le patient quandils s’accompagnent, par exemple, de pratiques decontention pour immobiliser le corps et le priver de touteliberté de déplacement. De bonnes expériences associentdes psychiatres hospitaliers à des thérapeutes traditionnels.En tout cas, elles évitent de tomber dans les travers durelativisme culturel.

Nelly StaderiniÀ MSF, nous avons un protocole médical de prise encharge des violences sexuelles dans lequel nous avonsinclus cette dimension de la santé mentale. En revanche,on se rend compte que dans les contextes d’urgence,comme aujourd’hui en Syrie ou au Liban, il n’est pas facilede laisser une place à cette forme de prise en charge.

Intervention dans la salle – Sandrine Simon, Médecinsdu MondeJe travaille sur la santé sexuelle et reproductive. Je trouvequ’on a peu abordé la parole des femmes et de fait, nousautres ONG, c’est peut-être un élément important qu’onoublie trop souvent dans nos interventions. Mesurer lasatisfaction des usagers de nos services n’est pas aisé. Il ya toute une partie de la population qui ne vient pas dansnos services de santé et il faudrait trouver des mécanismespour interroger nos interventions en donnant la parole auxfemmes, à la population en général.

Doris BonnetAu Cameroun où je travaille actuellement sur l’assistancemédicale à la procréation, beaucoup de femmes me disentqu’elles ne peuvent pas parler. C’est vrai qu’il y a une chapede plomb sur la difficulté à parler de ses problèmes desanté, de ses difficultés familiales. À la fin des entretiens quej’ai avec ces femmes, je leur demande toujours  : « Est-cequ’il y a une question que j’ai oublié de vous poser ? » Et

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souvent, les femmes me disent : « Parlez de nous, allez diretout ce que je viens de vous dire, parce que, moi, je ne peuxpas le dire publiquement. » D’une certaine manière, ellesdemandent aux chercheurs d’être un peu leur porte-parole.Même si ça fait trente ans que je parcours l’Afrique, c’estquelque chose qui m’a surpris et ému.

Intervention dans la salleJ’ai l’impression qu’on laisse un peu trop la femme dans sonrôle de mère, alors que ce n’est pas que cela, une femme. Ducoup, les inégalités de genre en matière de santé neconcernent pas uniquement la maternité ou même lasexualité. Je pense qu’il serait bon d’ouvrir le débat au fait queles inégalités de genre peuvent pénaliser aussi les femmesdans l’accès à la santé de manière générale : une femme peutaussi avoir le paludisme, une grippe, etc. Par ailleurs, suivantle concept d’intersectionnalité, il faudrait penser les inégalitéspour les femmes en englobant les inégalités sociales,économiques, de classe, d’origine car elles sontinterdépendantes les unes des autres : isoler le genre, ça peutaussi l’affaiblir.

Catherine GiboinQuand on parle de mortalité maternelle à Médecins duMonde, il n’est pas rare qu’on me reproche, amicalement biensûr, de ne voir la femme que comme un agent dereproduction  ! J’accepte la critique, mais je trouve que lamortalité maternelle reste encore un des meilleursindicateurs dont on dispose pour traduire les inégalités desanté. Certes, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg,mais elle permet de traduire comment un système de santéfonctionne et dysfonctionne, depuis la communauté de basejusqu’à l’hôpital de référence. Bien sûr, il existe desdéterminants socio-économiques de la santé, mais je trouvequ’il serait tout autant dommageable de réduire lesinégalités auxquelles sont confrontées les femmesuniquement à données socio-économiques, ce quireviendrait à exclure le genre…

Élodie ViallePour conclure, je retiendrai de ce débat qu’il fautconsidérer la femme non plus comme un patient isolé, maisdans sa relation à l’autre, notamment à l’homme, qu’il soitmari ou conjoint. Il vous semble également nécessaired’intervenir à plusieurs niveaux parce que, même si onparle des ONG médicales, la place de la femme se joue à

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plusieurs niveaux, notamment socio-économiques. Quantau plaidoyer, il n’a de sens que basé sur l’action. Enfin, lascolarisation, l’éducation en général restent des objectifsfondamentaux sur lesquels il est nécessaire d’insister.