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La saveur du Brésil

La saveur du Bresil

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Sabores do Brasil - MRE - Versão Francês

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La saveur du Brésil

MINISTÈRE DES RELATIONS EXTÉRIEURESwww.mre.gov.br

Ministre d’État Ambassadeur Celso Amorim

Secrétaire Général des Relations ExtérieuresAmbassadeur Samuel Pinheiro Guimarães Neto

Sous-Secrétaire Général de Coopération et de Promotion Commerciale

Ambassadeur Ruy Nunes Pinto Nogueira

Département CulturelEmbassadeur Paulo César Meira de Vasconcellos

Coordination de la DivulgationSecrétaire Mariana Lima Moscardo de Souza

Secrétaire Evandro de Barros Araújo

OrganisationSecrétaire Bruno Miranda Zétola

Andréa Milhomem Seixas

TraductionFlávia Medeiros de Carvalho

RévisonDaniel Ribeiro Merigoux

Projet Graphique et édition d’art : Priscilla Campos - Formatos Design Gráfico

Illustration de couverture :Marché à Bahia. Jean León Pallière, 1812.

Imprimé par :

Ministery of External Relations

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Brésil

Cette publication a été réalisée par la Coordination de Divulgation (DIVULG) du Ministère des Relations

Extérieures et par le Programme des Nations Unies pour le Développement (UNPD).

Les opinions exprimées dans les articles relèvent excusivement de la responsabilité de leurs auteurs, et ne correspondent pas nécessairement à la position du Ministère des Relations Extérieures. La reproduction

partielle ou intégrale des articles est permise à condition de citer la source.

En vertu des principes du développement durable, cette publication a été imprimée sur du papier recyclé.

MINISTÈRE DES RELATIONS EXTÉRIEURESwww.mre.gov.br

2008

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La saveur du Brésil

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IndexPréface, 4

Eddy Stols

Le métissage des aliments, 7

Paula Pinto e Silva

La cuisine à l’époque coloniale, 15

Ricardo Martins Rizzo

Politique, littérature et alimentation : José de Alencar et les saveurs dissonantes de la nation, 21

Carlos Kessel and Mônica Tambelli

La gastronomie au temps du Baron, 26

Rodrigo Elias

Feijoada : histoire brève d’une institution comestible, 33

Vinicius de Moraes

La feijoada à ma façon, 40

Bruno Miranda Zétola

Racines du Brésil, 43

Alexandre Menegale

Une douce Histoire du Brésil, 52

Adriano Botelho

La géographie des saveurs ou Essai sur la dynamique de la cuisine brésilienne, 61

João Rural

Les sentiers de la saveur, 71

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Tião Rocha

La saveur de Minas Gerais, 78

Alice Mesquita de Castro

La saveur du cerrado: Humez, goûtez, sucez, aimez., 95

Robério Braga

La saveur de l’Amazonas, 102

Carlos Roberto Antunes dos Santos

La saveur du Paraná, que la fête commence : le Barreado, expression artisanale de la cuisine du Paraná, 111

Carolina Cantarino

Baianas do acarajé : une histoire de résistance,

Mariana (Mainha) et Cleusa Oliveira, Baianas do Acarajé

Entretien, 123

Alex Atala

Entretien, 129

Ricardo Luiz de Souza

Caipirinha, autrement dit cachaça, citron et sucre : brève histoire d’une relation, 139

Comment faire une caipirinha traditionnelle, 147

Demóstenes Romano

Savoir reconnaître une bonne cachaça, 151

Carlos Eduardo Corrêa Nogueira

Entretien, 157

Glossaire général, 166

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4 Textes du Brésil . Nº 13

“D ites-moi ce que vous mangez et je vous dirai qui vous êtes.” Cette célè-

bre maxime de Brillat-Savarin exprime avec à-pro-pos le rapport entre les individus et l’alimentation. S’alimenter est bien un acte biologique, mais manger est un acte social et culturel. Les diverses procédures qui accompagnent le manger, depuis la préparation des ingrédients jusqu’à l’ingestion, dépouillent les aliments de leur apparente neutral-ité pour révéler les particularités culturelles où ils sont insérés. L’acte de manger englobe, d’une part, les influences de structures résultant de processus historiques complexes, d’autre part la nature idi-osyncrasique de chaque individu. La sélection des aliments, la façon dont ils sont cultivés, préparés et servis, ainsi que les modèles de comportement à table, les conceptions entourant l’alimentation et les repas, s’insèrent dans des manifestations cul-turelles et des structures sociales plus amples.

La mémoire gustative est un trait majeur de la relation nourriture-culture. L’association entre une certaine saveur et une circonstance spécifique se noue le plus souvent au niveau individuel, mais, comme cette relation se produit aussi dans le champ

Préface

d’une société, elle forme un tout. Les Brésiliens qui habitent loin de leur pays, de même que les étran-gers ayant séjourné au Brésil, ont certainement en mémoire un souvenir lié à la dégustation d’une fei-joada, d’un acarajé, d’une caipirinha ou d’une bonne cachaça. Tout comme il y a une “nostalgie des petits plats de grand-mère”, il y a aussi une “nostalgie de la nourriture brésilienne”, autrement dit une mé-moire gustative, à la fois individuelle et collective, constituée en élément essentiel de la consolidation des liens de l’identité.

Qu’est-ce que la cuisine brésilienne ? Rien qui puisse se résumer à un inventaire de produits typiques, comme le manioc. Il s’agit d’une culinaire complexe et dynamique, caractérisée par l’absorp-tion de certains produits, ainsi que par certaines techniques et normes de consommation, qui ont forgé les diverses habitudes alimentaires typiques du pays. L’appétissante diversité d’un pays aussi vaste et riche en culture que le Brésil ne pourrait être réduite à une seule habitude alimentaire ou à quelques stéréotypes. Aussi nous considérerions-nous comblés si la présente édition de Textes du Brésil pouvait donner ne serait-ce qu’un aperçu

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de cette diversité d’habitudes alimentaires. Ce re-cueil se voudrait une sorte d’apéritif, une invitation lancée aux amoureux de la bonne table, pour qu’ils approfondissent leur connaissance du monde déli-cieux de la culinaire brésilienne.

Cette revue se présente en quatre parties. En guise d’entrée, nous vous offrons un ensemble de réflexions sur la formation de la cuisine brésilienne, où nous abordons le mélange entre aliments, tel qu’il s’est produit au Brésil, et la formation des ha-bitudes alimentaires du peuple brésilien, à travers quelques-uns de ses développements dans la socié-té. Nous vous convions ensuite à découvrir certai-nes de nos préférences nationales culinaires, autre-ment dit les aliments communément appréciés par les groupes sociaux brésiliens les plus divers : la feijoada, le manioc et quelques sucreries brésilien-nes. Dans la troisième partie, nous arrivons au plat de résistance de la diversité culinaire brésilienne : les spécialités régionales. Le vaste répertoire de plats et d’habitudes alimentaires typiques de cha-que région du pays dévoile un peu de la richesse gastronomique incrustée dans la diversité cultu-relle brésilienne. Et, pour finir, quelques boissons

brésiliennes, comme la caipirinha, la cachaça et le vin brésilien. Si la caipirinha et la cachaça n’ont plus be-soin plus d’être présentées à la communauté inter-nationale, la qualité des vins brésiliens, bien qu’elle ait gagné en prestige, demeure peu reconnue hors de nos frontières.

Les textes qui suivent offrent donc une vision d’ensemble de la culinaire dans la culture brésilien-ne. Nous souhaitons que cette édition puisse pro-voquer, autant que possible, la saudade - c’est-à-dire la nostalgie - de la nourriture du Brésil, chez tous ceux qui ont eu le privilège d’y goûter, qu’ils soient Brésiliens ou non. Pour ceux qui n’en ont pas eu l’occasion, puisse cet avant-goût les inciter à entrer dans l’univers gastronomique brésilien. Il aurait été irresponsable de notre part d’éveiller l’appétit chez le lecteur sans lui donner les moyens d’assouvir l’envie de manger ; vous trouverez donc en annexe à cette revue un livre de recettes. Bonne lecture, et bon appétit !

La coordination de la divulgation

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6 Textes du Brésil . Nº 13

Fruits. Marché Ver-o-Peso. Belém / PA. Photo : Mônica Tambelli

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Eddy Stols

Le métissage des aliments

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8 Textes du Brésil . Nº 13

La purée de mandioquinha, une racine du gen-re manioc, vient de réussir aux tables paris-iennes, sa consécration gastronomique par

des chefs renommés, en même temps, à Bruxelles, lors des réceptions des technocrates européens, circulent des plateaux pleins de empadinhas ou chaussons aux crevettes fournis par d’anonymes cuisinières brésiliennes. La réédition des travaux pionniers sur l’histoire de l’alimentation de Luís da Câmara Cascudo et Eduardo Frieiro et des publica-tions gastronomiques, couronnées internationale-ment comme la série A Formação da Culinária Brasilei-ra (La Formation de la Cuisine Brésilienne) du Senac (Service National d’Apprentissage Commercial), confirment que l’art culinaire brésilien revendique désormais sa place dans la cuisine mondiale.

En réalité, déjà au XIXe siècle, les menus européens présentent des ‘consommés à la tapioca’ (bouillon épaissi avec de petites perles de farine de manioc) et des ‘brésiliennes’ (tourtes ou glaces garnies de noix du Brésil- castanhas-do-Pará). Si l’on veut bien remonter aux premiers siècles de la pério-de coloniale, on doit bien constater que les terres du Brésil mènent la danse de la mondialisation des ali-ments, dès qu’on considère l’échange de l’Amérique non seulement avec l’Europe, mais aussi avec l’Asie et avec l’Afrique. Par l’entremise des Portugais, le manioc devient une substance de base en Afrique, la noix de cajou se familiarise aux caris� de l’Inde, la patate douce s’implante à l’île japonaise de Kiushu, en même temps que les broas du Nord du Portugal inaugurent la substitution des céréales européen-nes par la farine de maïs, comme dans la polenta de Veneto. En revanche, les côtes brésiliennes s’en-richissent avec les cocotiers, bananiers, manguiers, jaquiers, jambosiers, poivres, palmiers de dendé. De plus, le pays se peuple aussi de bétail et de volaille, non seulement d’origine européenne, mais aussi des pintades africaines ou des zébus.

� Condiment indien fait à partir de mélanges de diverses épices, le safran en particulier. Connu aussi sous le nom anglais curry.

La cuisine brésilienne naît comme une pra-tique très hybride, qui incorpore par un métissage continu non seulement les produits et les prépara-tions portugaises et indigènes, mais aussi africaines et asiatiques. Comme tel, elle se développe très tôt comme une des plus globalisées, en incluant toutes les régions et les couches sociales, sans pour autant céder en originalité aux cuisines les plus renommées des Amériques, la mexicaine et la péruvienne.

Sans doute, celles-ci ont eu une meilleure ré-putation, puisqu’il s’agit de cultures plus structurées et par conséquent, bien mieux décrites par les chro-niqueurs de la conquête. Bernardino de Sahagún et Bernal Díaz del Castillo s’enchantent à la vue de la ri-chesse des marchés indigènes et la magnificence des festins de Montezuma. Ils y découvrent des produits surprenants comme le cacao. Même les tapisseries flamandes intronisent dans leur décoration presti-gieuse le majestueux dindon et le lama, “l’agneau des Andes”. Cependant, les conquérants espagnols ont organisé plus systématiquement le transfert de leur agriculture et de leur élevage au Nouveau Mon-de. Le grand festin organisé en 1538 par le conqué-rant Hernán Cortés dans la capitale de la Nouvelle-Espagne illustre à souhait cette autosuffisance. À ce moment-là, il y a déjà là-bas la première taverne de style espagnol. Un peu plus tard, de grands couvents féminins mettent au point des recettes sophistiquées pour recevoir leurs visiteurs masculins.

En comparaison, la culinaire luso-brésilienne fait figure de modeste et presque banale. Si en Espa-gne l’édition des recettes de cuisine est aussi précoce et abondante comme en Italie ou dans les Flandres, il est attendu au Portugal jusqu’à 1680 l’Arte da Co-zinha (l’Art de la Cuisine), de Domingos Rodrigues et jusqu’à 1780 O Cozinheiro Moderno (le Cuisinier Moderne), de Lucas Rigaud, les deux seules livres de culinaire publiés pendant toute la période coloniale. Si le maïs mérite auprès des jésuites espagnols dans la peinture et sculpture baroque un statut eucharis-tique de pain divin, le manioc ne gagne jamais ce prestige dans l’iconographie et reste rejeté comme

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une racine presque diabolique, bonne à alimenter la paresse. Des chroniques générales du Brésil demeu-rent presque inconnues et manuscrites, se sont elles qui explorent les richesses comestibles de sa géné-reuse faune et flore brésilienne comme o Tratado Des-critivo do Brasil (�587) (Le Traité Descriptif du Bré-sil), de Gabriel Soares de Souza, ou les Diálogos das Grandezas do Brasil (1618) (Dialogues des Grandeurs du Brésil), de Ambrósio Fernandes Brandão.

Ce manque d’égards pourrait être attribué à la politique controversée du secret du Portugal, puisqu’il ne convenait pas à la Couronne portugaise de révéler encore un plus le riche potentiel nutritif des capitaineries brésiliennes, célébré dans les pu-blications de voyageurs français comme Thevet ou Léry ou aux lettres jésuitiques. La valeur stratégique du manioc, qui offre des vivres bon marché et sains, aussi bien pour les soldats, que pour les esclaves, ne doit pas être éventée aux quatre coins. Une autre explication possible c’est que le Portugal portait alors plus d’attention aux épices et aux fruits des Indes orientales, en permettant que ce soit imprimé à Goa, en Inde, os Colóquios dos simples e drogas da Índia (�563) (les Colloques des simples et drogues de l’Inde), de Garcia da Orta. Rien de similaire n‘est imprimé à propos de la culinaire luso-brésilienne.

Sa moindre visibilité ressort en bonne partie de son propre processus création d’élaboration plus lente et diffuse, avec une présence moins évidente

des élites et une plus grande participation popu-laire, principalement féminine, africaine et même indienne. Dans Grandeza e Abastança de Lisboa em �552 (Grandeur et Aisance de Lisbonne en 1552), João Brandão présente sa ville comme une immense place d’alimentation. Il y raconte, en plus des taver-niers, confiseurs, bouchers, pâtissiers, “cinq cent fours pour cuire le pain et mille femmes boulangè-res, qui font le pain ou vivent de sa vente”, et en-core des centaines de cuscuzeiras, farteleiras, tripeiras, qui vendent du couscous, des biscuits et des tripes. D’autres femmes vendent du fromage frais, beurre cru et cuit, des vermicelles, des fèves et des prunes cuites, de darnes de poissons frits, des canards, des lièvres et d’autre gibier, des crevettes et des escar-gots, alféloas2, gergilada3, pinhoada�, des fruits confits, des marmelades et orangeades aux personnes qui s’embarquent pour l’Inde et la Guinée. À la même Ribeira, au bord du Tage, il y a encore celles, qui grillent des sardines. Propres, riches, avec leurs “chaînes au cou, bijoux, bracelets”, plusieurs sont Africaines, esclaves ou affranchies. Elles préfigurent les negras do tabuleiro du Brésil5.

2 Pâte de sucre ou de melasse, à point grossier, qui écrasée avec les mains devient blanche. Utilisée pour faire des bonbons.

3 Douceur faite avec les grains du sésame. � Douceur faite avec du miel et des pignons5 Note du traducteur : negras do tabuleiro – les femmes noi-

res qui vendent sur le plateau des fruits, pains, biscuits, douceurs,etc.dans la rue.

Fruits. J. B. Debret.

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Sur les centaines de petits navires qui partent des ports du nord du Portugal vers les côtes africai-nes ou brésiliennes, les marins improvisent là-même une bonne partie de leurs provisions. Des compa-gnons étrangers, comme le Vénitien Cadamosto (1455) ou le Flamand Eustache Delafosse (1479), racontent avec quelque fierté comment ils ont expé-rimenté le vin de palmier, les oeufs d’autruche, la viande de tortue coupée et salée comme si s’était du lard, ou encore de l’éléphant, bien moins savoureux. Tandis que les marins de la Compagnie des Indes Oriantales hollandaise mangent en groupes de sept, dans un seul bac, des aliments strictement régle-mentés, les navires portugais partent surchargés de grande variété de mets fins. Chacun y cuisine son propre repas selon son goût, mais toujours prêt à le partager. À bord, ils passent leur temps à la pêche; à terre, ils chassent ou collectent. Cette diète, gour-mande de diversité, peut, ensemble avec les fruits citriques et les confiseries qui évitent le scorbut, expliquer une plus petite mortalité chez les navires portugais.

Dès le début des découvertes, l’alimentation portugaise se caractérise déjà par un rare éclectisme équilibré entre les produits du monde atlantique et méditerranéen. Sur des terres hautes et basses, avec des climats différents, plusieurs fleuves et la mer très proche, les Portugais combinaient l’agri-culture, l’élevage et la pêche avec la chasse et le ra-massage. Leur cuisine alterne des pots-au-feu et des guisados6 avec des rôtis, le four avec le gril, le sain-doux de porc avec l’huile d’olive ou le beurre. Ils compensent les céréales chères par les châtaignes, les légumineuses et les racines bon marché. Peu de diètes européennes consomment tant de plantes po-tagères, des choux, des courges, des navets et des oignons. Leurs assaisonnements mélangent les épi-ces précieuses comme le safran de castela et le clou de girofle avec l’ail, les coriandres, l’anis, le roma-rin et d’autres herbes cueillies dans le plein champ.

6 Ragoût qui est préparé avec les ingredients à la braise.

Leurs fruits varient de la délicatesse nordique des pommes, poires et cerises à l’exubérance méridio-nale des figues, melons, grenades, amandes. Ils ne méprisent aucune viande, surtout l’abattage rituel du cochon et la charcuterie de sarabulho7 et de bou-dins. Préférant plutôt les porcelets, les agneaux et les chevreaux, ils mangent rarement du veau et de la génisse, sans doute parce qu’ils destinent leurs bovins plutôt à la traction et à la traite du lait pour les fromages. En mer, aucun poisson ne les échap-pent, du thon jusqu’aux sardines sans oublier tous les mollusques. Avec cette “gastronomie de l’eau”, ils devancent leurs contemporains européens pour substituer les excès carnivores médiévaux par la nouvelle mode piscivore de l’époque moderne.

En outre, l’influence du Moyen-Orient par la longue présence arabe et juive, les familiarise avec le riz, sucré ou frit au poêlon, avec la pâte feuilletée et la conserve de fruits dans le miel et le sucre, en profitant des produits presque fades comme les cé-drats et les coings. La reconquête, plus rapide qu’en Espagne, facilite la circulation interne et les foires, tandis que la longue façade maritime pousse à la na-vigation. Tout naturellement les Portugais se trou-vent parmi les premiers marchands à négocier de grandes charges comestibles, au lieu de se dédier au commerce des étoffes. Leurs fruits secs, figues, rai-sins, amandes, leurs citrons et oranges, leurs vins et leur sel se valorisent à merveille dans le commerce avec l’Europe du Nord et s’échangent contre des ha-rengs secs de la Mer du Nord, du lard et des froma-ges flamands, peut-être moins savoureux, mais de bonne conserve lors des voyages au long cours.

Grâce à cette gourmandise sans tabous, les omnivores Portugais étaient plus préparés pour s’aventurer de nouveaux mondes aux surprises ali-mentaires. Pour la survie, mais aussi par curiosité, ils expérimentent tous les produits comestibles, similai-res et susceptibles de servir à l’application de leurs techniques culinaires. Ainsi, ils ne se contentent pas

7 Fricassé d’abattis et sang de mouton ou de porc.

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seulement des substituts de la nourriture familière au Portugal, mais ils osent aussi goûter les nouveau-tés, sans développer des sentiments de culpabilité au milieu de tant d’abondance paradisiaque.

Certes, pas tous apprécient les délicatesses du Brésil. Le marquis de Lavradio réclame déjà, au mo-ment de son arrivée, en 1768, des aliments indigènes du pays “insupportables, pepinos-de-são grégorio”8. Luis do Santos Vilhena, un illustré de Bahia, méprise quelque peu les “viandas� ennuyeuses, comme sont les mocotós, les carurus�0, les vatapás��, le mingau, la pamonha, la canjica, c’est-à-dire, bouillies de maïs, l’acaçá�2, l’acarajé, le bobó, le riz au noix de coco, les haricots au noix de coco, le angu ou la polenta, le pão-de-ló de riz, le même de maïs, des sucettes de canne à sucre, des sucreries d’infinies qualités”, si bien que sa liste dévoile un premier inventaire de la cuisine brésilienne.

8 Connu aussi sous le nom de «pepino-do-diabo» , c’est une plan-te native de la Méditérranée.

9 N’importe quel type de nourriture ou friandise10 Plat afro-baiano à base de gombo, crevette sèche et cacahouète.�� Plat traditionnel de la cuisine afro-baiana, avec poisson ou

crustacés mélangés dans une bouillie de farine de manioc, sauce de l’huile de palme et poivre.

12 Espèce de gâteau de riz ou de maïs, très commun dans la nourriture afro-baiana.

Pire encore serait la boisson: “c’est une eau sale faite avec le miel et certains mélanges appelés aluá�3, qui sert parfois comme une limonade pour les Noirs”.

Heureusement il ne manque pas d’obser-vateurs plus perspicaces comme Frei Cristóvão de Lisboa dans son História dos animais e árvores do Maranhão(�627) (Histoire des animaux et arbres du Maranhão), le soldat saxon Zacharias Wagener dans son Zoobiblion, livros de animais do Brasil (c. 1634-1776) (Zoobiblion, livres des animaux du Brésil) ou le jé-suite João Daniel dans Tesouro Descoberto no máximo Rio Amazonas (Trésor Découvert sur le Haut-Ama-zonas - autour de 1758-1776). Leurs descriptions des pratiques alimentaires font monter l’eau à la bou-che. Leurs boulangères savent tirer tous les profits du manioc pour des farines fines, des gâteaux de carimã�� et des beijus�5. Du cajou, de l’ananas ou du genipayer ils distillent des vins et des liqueurs. Le jus du fruit de la passion en vinaigre va bien avec

13 Boisson rafraîchissante faite avec de l’ananas ou du riz, sucre et citron, vendue d’habitude par les femmes noires des villes coloniales.

�� Gâteau préparé avec une pâte épaisse de manioc, sous forme de disques aplatis, sechés au sol.

15 Espèce de biscuit de manioc ou de tapioca, rôti et enroulé sous forme de paille.

Travailleurs ruraux. Di Cavalcanti (1940).

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le poisson, selon une recette récupérée et remise à jour quatre siècles plus tard par des chefs étoilés de Pernambuco. Des oiseaux échassiers offrent une bonne viande blanche, en grande quantité comme les chapons et aussi fine que les perdrix. Pour peu le guaiamum, un type de crustacé, vaudrait le dazha, un crabe exalté par les poètes et peintres chinois. Le beurre se fait avec la graisse du lamentin, “qui remplit trente pots ou plus et dont la queue livre en-core beaucoup d’huile”. De sa chair, pareille à celle du porc, “il se fait des saucisses, des boudins et des gros saucissons, qui salpresos�6 ou en saumure ont le même goût que les meilleurs jambons de Lamego”. Ces salaisons de lamentin finissent par être envoyés au Portugal. Frei Cristóvão démontre encore un sens peu commun pour distinguer entre les préférences alimentaires des Indiens et des Africains. D’ailleurs, il les considère comme des partenaires de confian-ce pour ses expériences gustatives. Les Noirs, par exemple, apprécient le yoroti, une espèce de ramiers de la brousse, qui comme les pigeons du vieux continent, sont fidèles au compagnon pour toute la vie. À cause de cette qualité vertueuse, les Africains les donnent à manger à leurs femmes “pour ne pas avoir de quoi parler avec un autre homme”.

Exilé dans sa prison portugaise, le jésuite Daniel se met à rêver de son tacacá, “un peu d’eau épaissie au feu avec de la farine de carimã, du tucupi et de la pimenta malagueta”, de l’açaí, de la maniçoba, “mieux que le pot-au-feu de choux” et de la confi-ture du fruit de la passion, qui se délectent “comme des oeufs chauds”. Les oranges brésiliennes sont si grosses que “les plus grandes de l’Europe y balan-ceraient dedans”. Les noix de cajou “rissolées, se moquent des châtaignes de l’Europe”, se mélangent aux légumes ou “aux amandes et aux confiseries, recouvrant les tartines de sucre”. Collectant dans la brousse, les Brésiliens se font un festin des petites tortues, qui à peine sorties des oeufs, “sont rissolées comme des torresmos, aussi bon que les rillons de

16 Viandes conservées au soleil.

porc. Avec quelques mois, lorsqu’un peu plus gran-des, les tortues sont coupées au milieu et nettoyées pour ensuite être remplies d’épices, de vinaigre, d’oignons et rôties elles deviennent une pure mer-veille”. De chaque grande tortue ils font “sept plats ou plus: le premier le sarapatel�7, le second le sara-bulho, en troisième la poitrine rôtie, en quatrième le fricassé�8, en cinquième le pot-au-feu, en sixième la soupe, en septième le riz. Tout ceci est à peine le plus usuel, car chez les grandes maisons privées ils font encore plus de ragoûts. Des tortues plus gran-des, une seule peut nourrir toute une communau-té”. Comme n’importe quel Portugais, ils aiment à l’excès les jaunes de l’oeuf et plus particulièrement les oeufs de tortues, “presque entièrement jaunes, avec seulement un petit cercle de blanc, excellents pour faire les oeufs mollet”.

Les nourritures brésiliennes se valorisent lors de ces évocations nostalgiques et souvent leur bonne mémoire ne doit céder en rien aux fameux mots de Marcel Proust, célébrant la madeleine de la pâtisserie française. Au défaut de livres de recet-tes spécifiques, cette abondante littérature coloniale peut racheter l’histoire de la culinaire luso-brési-lienne. Ce sont autant de textes indispensables pour rehausser l’auto-estime et les plaisirs d’une cuisine brésilienne, naguère trop soumise à la xénophilie ambiante des temples gastronomiques de São Paulo et de Rio, ou trop culpabilisée par les problèmes de sous-alimentation et les écrits sur la faim.

Eddy StolsDocteur en Histoire, Professeur émérite de l’Université

de Louvain (Kuleuven), Belgique.

Article publié originairement dans la revue Nossa História (Notre Histoire), Année 3/ n° 29 de mars de 2006, p.14 à 19.

17 Plat fait avec le sang et abattis de porc ou d’un autre animal, condimenté avec le persil, feuille de laurier, oignon, ail, cu-min, clou de girofle et jus de citron.

18 N’importe quel plat culinaire fait de viande, poisson ou pou-let coupés, cuits à petit feu avec de l’oignon, persil, piment, noix muscade et d’autres condiments.

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14 Textes du Brésil . Nº 13

Boulangerie. J. B. Debret (1820-1830). Source : Musées Castro Maya – IPHAN/Minc – MEA 0305

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La saveur du Brésil 15

Paula Pinto e Silva

La cuisine à l’époque coloniale“Tout ce qu’on y plante pousse”. Ainsi les voyageurs

étrangers décrivaient-ils, dans leurs chroniques et leurs récits, les «nouvelles terres», comme on

les appelait alors. Des terres riches en espèces alimentaires délicieuses, de toutes sortes, plantées, cultivées, ou même in-digènes, pouvant pousser n’importe où, au gré des vents, de la générosité du sol ou du climat. Les voyageurs allaient porter sur cette société d’accueil, avec laquelle ils n’avaient aucune atta-che, un regard unique : en même temps que l’étrangeté aiguisait leur perception des différences, elle les amenait à chercher des ressemblances avec le monde qu’ils connaissaient déjà.

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16 Textes du Brésil . Nº 13

Ces terres leur offrent d’innombrables ver-gers, chargés d’avocats, d’açaís�, d’ananas, de ca-jás2, d’ingas, de jaques et de coings, sans parler des divers types de bananes, d’oranges et de mangues, éparpillés sur tout le territoire. Les potagers y dé-bordent d’herbes et de condiments, comme l’ail, l’oignon, la ciboulette, le persil, la coriandre, le lau-rier ou la noix de muscade. Les piments y pullu-lent : piments jaunes, rouges ou verts, pimenta-cas-tanha, pimenta-cumarim, pimenta-malagueta (pili-pili) ou pimenta-fidalga. Il y pousse quantité de légumes et plantes potagères diverses, tels que courges, asperges, maxixe (concombre des Antilles, alias Cucumis anguria), navets, palmistes, concombres, gombos, sans oublier les racines et tubercules in-digènes, comme le manioc, la patate douce, le cará (igname de Chine, alias Dioscorea batata), l’igname et les délicieux mangaritos (taros violets). Toutes ces espèces ravissaient les yeux des voyageurs et leur donnaient l’eau à la bouche. Les viandes, enfin, ne manquaient pas non plus au menu : on y trouvait une énorme variété de poissons, coquillages et crustacés, des oiseaux à profusion, ainsi que des insectes comestibles, ou encore de la viande de co-chon domestique.

Au regard de tant d’abondance, comment ex-pliquer les griefs constants, dans la correspondance des habitants du Brésil de l’époque, contre le man-que d’aliments et la pénurie de nourriture, comme l’ont noté Capistrano de Abreu et Sérgio Buarque de Holanda :

La recherche d’aliments et de pratiques ali-mentaires en Amérique portugaise se confond avec la colonisation et le peuplement de celle-ci, suivant quatre voies : celle de la colonisation côtière, au Pernambuco et à Bahia, principalement marquée par la monoculture de la canne à sucre ; celle des fronts d’expansion et de reconnaissance du terri-

� N. D. T. : Nom scientifique du palmier dont le fruit est l’açaí : Euterpe oleracea.

2 N. D. T. : Nom scientifique de l’arbre dont le fruit est le cajá : Spondias lutea.

toire, qui avancent vers le nord, renforçant la ruée ver les “drogues du sertão”3 ; celle de la colonisa-tion de l’intérieur du pays, qui part de la Vila de Piratininga (São Paulo), pour arriver dans la région de Minas ; enfin, à l’intérieur même du Brésil, où l’élevage fait son apparition.

Dès les années 1530, le littoral des «nouvelles terres» devient l’objet de disputes. Cette région, qui s’étend de la capitainerie de Pernambuco jusqu’à celle de São Vicente, est la première à accueillir les boutures de canne à sucre et les experts en fabrica-tion sucrière. En dépit des particularités du système de production, fondé sur l’esclavage, c’est dans les cuisines des casa-grande (maisons des maîtres), et autour d’elles – dans les potagers, les vergers et les basses-cours –, que vont s’opérer la transformation et l’adaptation des habitudes alimentaires plus in-times des femmes portugaises. Celles-ci délaissent les fours et cheminées de style français pour com-mencer à cuisiner hors de l’enceinte de la maison, dans une annexe, à l’instar des habitudes indigènes et africaines. La viande est parée et coupée sur le

3 N. D. T. : Sertão - zone semi-aride qui correspond grosso modo à l’arrière pays de la partie nord-occidentale du Brésil, et qui s’étend au plateau central brésilien.

Ces terres leur offrent d’innombrables vergers,

chargés d’avocats, d’açaís, d’ananas, de

cajás, d’ingas, de jaques et de coings, sans parler des

divers types de bananes, d’oranges et de mangues,

éparpillés sur tout le territoire.

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La saveur du Brésil 17

Moulin à manioc. Butler. Lithographie, 1845.

jirau (armature en bois), puis rôtie et fumée selon la méthode du moquém (gril fait de baguettes de bois). Les documents de l’époque laissent entendre que la cuisine pouvait occuper des espaces variables selon le temps et le menu. En général, la cuisine “salissante” se faisait à l’extérieur de la maison : pa-rage et découpe des viandes, ou cuisson de sucre-ries longues à préparer, comme la goiabada (pâte de goyave) et la marmelada (pâte de coing) ; la cuisine à l’intérieur des murs, ou “propre”, était réservée à la préparation des sucreries plus raffinées.

Le fait que toute la force de travail ait été mo-bilisée par la production du sucre suffit aisément à expliquer les plaintes constantes concernant la pé-nurie d’aliments, du moins pour les plus connus, comme le sel, la farine de blé, l’huile d’olive douce ou le vin. La nourriture quotidienne des moulins à sucre était donc plus sobre, plus monotone et moins savoureuse que ce qu’en disaient les voyageurs. C’était une diète basée sur les produits “de la terre”, enrichie par de la farine de manioc, des poissons et des viandes de chasse, presque toujours secs, à l’exception de la viande de porc, cuite ou rôtie, des haricots au jus clairsemé et des tubercules cuits.

La consommation de fruits secs était peu répandue chez les privilégiés, malgré l’énorme quantité d’arbres dans la région, indigènes ou plan-tés. Le plus précieux des produits - le sucre blanc – était mélangé avec des ananas, des potirons, des oranges et des papayes, pour produire des compo-

tes, des fruits secs ou en sirop. Ces modes originaux de conservation des fruits dans un climat tropical, initiaient aussi à des saveurs nouvelles, toutes en douceur, les palais encore nostalgiques des sucre-ries à base d’œufs, de farine de blé, de cannelle et de châtaignes. La rapadura (sucre en cassons), friandise rustique dure comme de la brique, substi-tuait à merveille les sucreries d’outre-mer, de même qu’elle servait comme provision, facile à produire, à transporter et à conserver. Le melaço (mélasse ex-traite de la canne), mélangée à la farine de manioc ou de maïs, pouvait aussi bien faire office de dessert chez les maîtres blancs, que de plat de résistance des esclaves noirs. L’alimentation des esclaves était basée sur des quantités énormes de manioc, cuit ou avec de la farine, du maïs pilé, broyé ou en farine, des haricots et quelques autres tubercules natifs, en plus de bananes et d’oranges.

Dans les plantations de canne, la production d’aliments à consommer était soumise à la monocul-ture. Elle était cantonnée aux interstices d’un grand système, subordonné aux exigences d’un marché externe, qui produisait une grande quantité de fari-ne de manioc, de haricots divers, de patates douces, de maïs et d’igname de Chine, mangés sans rigueur, à côté d’une culture de la sucrerie, cristallisée dans le mélange des fruits avec le sucre raffiné, dont la rapadura était le symbole le plus populaire.

La région frontalière la plus au nord, nom-mée Grão-Pará, a eu un parcours un peu différent.

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18 Textes du Brésil . Nº 13

Marché et foire. Edgar de Cerqueira Falcão. Aquarelle.

Toujours dans l’intention de défendre leurs terres, les colons portugais s’infiltrèrent dans la région amazonienne, tirant profit de l’absence des jésui-tes expulsés par Pombal� et des infrastructures des anciens villages. Ils organisèrent des expéditions en quête de “drogues du sertão”, en s’appuyant sur une main d’œuvre indigène, pour trouver des clous de girofle, de la cannelle, des châtaignes, de la salsepareille et de l’anis. L’accès à la forêt et à ses produits dépendait exclusivement, lui aussi, de la connaissance indigène. Dans ce cas de figure, plus que dans les autres, les colons ont eu une alimenta-tion fondée sur la chasse et la pêche d’espèces peu connues, agrémentée de fruits sylvestres.

C’est dans la région amazonienne qu’une pe-tite parcelle de la population coloniale a développé un penchant durable pour la graisse de tortue, le lamentin rôti dans des feuillages, le caïman au mo-quém, les légumes cuits et les piments narcotiques.

Le cas de la villa de Piratininga est lui aussi très singulier. A l’inverse des régions littorales, cette agglomération se tourne vers des formes internes d’approvisionnement et trouve dans les produits

� N. D. T. : Premier ministre, Sebastião de Carvalho e Melo, du roi dom José I (1750-1777) qui dirigea l’économie et la politi-que portugaise, nommé le Marquis de Pombal.

agricoles de subsistance le moteur de son progrès économique. D’abord, la culture sur de grandes étendues y était impossible, à cause du sol maré-cageux de la mangrove. Le noyau humain qui al-lait développer Piratininga a donc été poussé vers le plateau, à la recherche d’or, d’Indiens et de pier-res précieuses, mais il a développé, parallèlement, les cultures vivrières, que les grands propriétaires terriens de l’endroit avaient délaissées jusqu’alors. Ce modèle d’agriculture a permis à une population, qui était constamment en mouvement, de domesti-quer et occuper la terre, en s’établissant sur des ré-gions moins fertiles, plus à l’intérieur du territoire. Dans ce décor aux espaces improvisés et précaires, les étrangers ont adopté des habitudes propres aux populations indigènes et aux esclaves, avec qui ils cœxistaient la plupart de leur temps. Dans le ser-tão, les explorateurs et leurs esclaves avaient pour tout approvisionnement le gibier et la pêche, rôtis à la braise et passées à la farine. Afin d’assurer leur subsistance, ils plantaient, en chemin, du maïs, des haricots, du manioc, des bananes, des patates dou-ces et du cará (igname de Chine), aménageant ainsi des garde-manger de campagne, à partir des cultu-res indigènes des peuples de langue tupi-guarani habitant le plateau. Ils mangeaient, avec les mains, un mélange de farine de maïs, de haricot sans jus

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La saveur du Brésil 19

Angolaise avec la houe (c.1660).

et, éventuellement, un morceau de viande ou du poisson sec.

Citons enfin, dans les produits destinés à l’alimentation, la viande de bétail. L’insertion de l’homme blanc et du métis dans le sertão, liée au dé-veloppement de l’élevage, a été décisive pour que le consommateur final trouve dans son assiette de la viande fraîche, une viande maigre et dure, presque en décomposition. La pratique du séchage la vian-de coupée en fines tranches, au soleil et à l’air libre, comme le permettait le manque d’humidité natu-relle du sertão, allait fournir une viande meilleure à consommer et à stocker. A l’instar des compotes sucrées, qui conservaient les fruits dans le sucre, ou de la transformation en farine des céréales et des racines, la carne seca (viande séchée) s’est impo-sée comme un excellent aliment, adapté au climat et aux besoins en approvisionnement, dans une contrée marquée par la précarité du commerce et des produits de première nécessité.

Dans ce panorama, la répétition continue d’un certain type d’alimentation perméable aux différents contextes étudiés saute aux yeux. Il s’agit d’une nourriture tirée d’un modèle de production de subsistance, adaptée au milieu ainsi qu’à un pa-lais plus humide, comme l’était celui du Portugais, habitué aux plats cuits et en sauce.

C’était une nourriture sans raffinement, sans cérémonie ni rituel, faite pour être mangée seul ou en présence de groupes formés au hasard ; un menu ordinaire et commun, composé de farine de maïs, de manioc, de poisson ou d’un morceau de viande séchée, le tout mélangé et entièrement im-mergé dans le bouillon de haricot, des fèves ou des légumes, lesquels fournissaient chacun des appuis du trépied culinaire du Brésil colonial.

Ce système recèle un mode particulier de fai-re à manger et de manger, qui, au-delà de l’aliment lui-même, nous en dit long sur les manières origi-nales de conserver les aliments sous les tropiques, de se plier aux exigences de la subsistance et de la survie, et de transiger avec des valeurs comme la hiérarchie, l’inégalité et la faim.

Paula Pinto e SilvaDocteur en Antropologie Sociale à l’USP (Université

de São Paulo) et auteur du livre “Farinha, feijão e carne-seca. Um tripé culinário no Brasil colonial.”

(Farine, haricot et viande séchée. Un trépied culinaire dans le Brésil colonial). São Paulo: Maison d’édition

du Senac, 2005.

Article publié à l’origine dans la revue Nossa História (Notre Histoire), Année 3 / n°29 de mars 2006. p. 20 à 23.

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20 Textes du Brésil . Nº 13

Un dîner brésilien. J. B. Debret (1827).

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La saveur du Brésil 21

Ricardo Martins Rizzo

Politique, littérature et alimentation : José de Alencar et les saveurs dissonantes de la nation

José de Alencar

On admet fréquemment l’idée qu’une nation est une “communauté imaginée”. L’apparition des États nationaux, l’instauration du mo-

nopole de l’usage légitime de la force, sur un ter-ritoire et sur un peuple donné, est un fait politique et culturel, dont le sens a toujours dû faire appel à l’imagination pour s’affirmer.

L’imagination était nécessaire pour prouver qu’à chaque nation correspondait une unité. Plus encore : la tâche culturelle et politique d’imaginer une nation – c’est-à-dire projeter un idéal d’unité sur une réalité le plus souvent diversifiée et conflictuel-le – est aussi une tâche collective. La communauté imaginaire doit être pensée chaque jour, par toute la collectivité, sous peine de se désagréger.

Pour cette raison même, l’imagination de la nation est subjective et collective à la fois. Elle convertit les images en valeurs sociales partagées. Pour que ces valeurs deviennent communes, il est nécessaire de chercher activement des images recon-naissables par tous. Il n’est pas possible d’imaginer

la nation à partir d’un vide. Pour que cette image apparaisse, il est nécessaire de “la monter” en uti-lisant des éléments qui se trouvent déjà “prêts”, en quelque sorte – comme la langue, l’histoire, les ha-bitudes, la culture, les traditions, les coutumes, les saveurs.

Imaginée, la nation n’est pas pour autant une création arbitraire. Elle est assurément un “arte-fact” politique, mais “l’art” investi dans sa création concerne l’identification des éléments communs à la collectivité et à leur projection en une narration qui soit une espèce de “biographie collective”. Cette narration doit avoir le don de conduire - imaginai-rement – toute la collectivité sur la voie d’un destin historique commun.

Ce n’est pas un hasard si l’art, en particulier la littérature, a toujours eu un rôle de premier plan dans la tâche d’imaginer les communautés et les destins des peuples. La narration littéraire a la li-berté d’organiser et d’imaginer le passé, en lui don-nant de nouvelles formes et significations. Au Bré-

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22 Textes du Brésil . Nº 13

sil, avec l’indépendance, les écrivains romantiques, dont plusieurs étaient liés à la politique, se sont souciés de la récupération/invention d’une histoire nationale. Ils se sont donné pour tâche de recueillir les éléments de la naissante nationalité brésilienne et de construire avec eux une image cohérente et évolutive du pays.

José de Alencar (1827-1877) peut être consi-déré comme le plus typique de ces écrivains, bien que cet intellectuel, porteur d’un projet politique et culturel très personnel, ait exercé son activité de fa-çon très indépendante. Dans ses nombreux romans et pièces théâtrales, il a produit des images qui ont traversé plus d’un siècle en portant des symboles nationaux. Il a recherché les éléments de la natio-nalité dans l’ethnographie indigène, dans les noms des fruits, des oiseaux, des arbres, des lieux, et il n’a pas eu son pareil pour leur donner une forme spéciale – la forme d’une unité vivante – à travers laquelle le Brésil, avec toutes ses différences racia-les et régionales, était perçu et se reconnaissait lui-même comme une seule nation.

Dans le grand panorama national dépeint par José de Alencar, la langue ressort comme un élé-ment majeur, socle de la construction symbolique et littéraire. Alencar a donné à la langue portugaise des tonalités brésiliennes, des sons indigènes, des manières populaires, parfois même “artificiels”. Il a relevé des sonorités originales, innové dans la syn-taxe et le lexique. Pour toutes ces raisons, il fut du-rement critiqué par ceux qui voyaient en lui un en-nemi de la pureté de la langue. Son intention était justement de montrer en quoi la manière brésilienne de se parler et d’écrire le portugais se démarquait. Une langue devrait naître avec la nation, différente de celle parlée dans l’ancienne métropole.

Pour expliquer pourquoi la langue portugai-se du Brésil devrait être différente, Alencar s’appuie sur la science du XIXe siècle. Il trouva dans la philo-logie de l’Allemand Jacob Grimm l’explication qui corroborait son souhait nationaliste : sous l’influen-ce du milieu tropical, la propre bouche brésilienne

deviendrait avec le temps différente de la bouche portugaise. À commencer par le fait que la bou-che brésilienne serait exposée à une alimentation exubérante. Dans la préface de son roman Sonhos d’Ouro (Rêves d’or), de 1872, Alencar s’interroge : “le peuple qui mange des cajous, des mangues, des cambucás et des jaboticabas, peut-il parler une lan-gue avec une prononciation égale et le même esprit que le peuple qui mange des figues, des poires, des abricots et des nèfles ?”

Ce n’est pas un hasard si l’écrivain, pour mar-quer la différence de la façon brésilienne de parler le portugais, cite des fruits brésiliens aux noms aussi particuliers que le cajou, le cambucá et la jaboticaba, dans sa divertissante métaphore de l’influence du milieu sur la langue. Il veut garnir son propos de mots dont la prononciation sonore et franche évo-que puissamment les fortes saveurs nationales. Le romantique José de Alencar, créateur du personna-ge de l’indien Peri, de héros et d’héroïnes arrachés à leur sort (métaphore et métaphysique de l’histoire), a aussi été un réaliste, qui a recherché et décrit ce qu’il jugeait être les éléments quotidiens et histori-ques de la nationalité – toujours des éléments pré-sents dans la vie concrète de la collectivité. Soucieux d’enregistrer la vie nationale, Alencar a décrit des coutumes et des histoires, ainsi que les traditions et les particularités culinaires des différentes régions, classes et groupes sociaux. Les diverses saveurs de la nation intègrent l’atmosphère sensible de ses ro-mans, et jouent un rôle décisif dans l’évocation de notre exubérance nationale.

L’alimentation est elle aussi un élément qui définit la nationalité, à côté de la nature, dont elle descend. Alencar s’inscrit dans la tradition de l’écri-vain Pero Vaz de Caminha lorsqu’il identifie, dans la terre fertile du Brésil, le caprice d’une nature qui a prévu de satisfaire les goûts les plus osés, au point de créer le melon, “ce concombre sucré, cette indi-gestion naturelle que la terre, mère affectueuse, a eu le soin de préparer pour les estomacs désireux de fortes émotions”.

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La saveur du Brésil 23

Le plus fameux des héros de Alencar, l’In-dien Peri de O Guarani (qui a fêté ses 150 ans en 2007), symbolise une communion complète avec la “nature américaine”, tout comme “la vierge aux lè-vres de miel”, Iracema, nom donné à un autre de ses plus célèbres romans. Les qualités de ces per-sonnages reflètent les attributs de cette nature-là, dont les valeurs élevées trouvent dans la richesse naturelle leur plus fréquente métaphore. Alencar portait dans son Indianisme un projet littéraire et historiographique qui le poussait à reconstruire, avec un scrupule presque scientifique, les aspects de la vie des Indigènes brésiliens ; non sans une dose d’idéalisation, qui, au-delà des conventions esthéti-ques du Romantisme, correspondait à ses croyan-ces politiques. Le registre indianiste d’Alencar est un effort de description des éléments concrets qui animent la vie narrée des Indiens. L’alimentation y apparaît comme un trait marquant et révélateur, tant du penchant pour la description que pour l’idéalisation.

Dans O Guarani, par exemple, c’est lors d’un repas qu’a lieu l’approximation du couple romanti-que principal – l’Indien Peri et la jeune blanche Ceci, fille du gentilhomme portugais D. Antônio de Ma-riz. Après un terrible incendie, qui détruit la maison du gentilhomme, attaquée par des Indiens aimorés, la jeune Ceci erre dans la forêt guidée par son fidèle protecteur Peri, qui tente de la ramener saine et sau-ve à Rio de Janeiro. Dans son périple, le couple vit son idylle, alimenté par le festin que la nature offre à celui qui, comme Peri, saura le cueillir.

Pendant ce temps, l’Indien préparait le repas simple que la nature leur proposait. Il dis-pose sur une large feuille les fruits que Ceci a cueillis : araçás, jamboses rougeoyants, ingás à la douce pulpe, noix de coco de plusieurs espèces. Sur une autre feuille, il pose les alvéoles d’une pe-tite abeille, qui avait fait sa ruche dans le tronc d’une cabuíba, de sorte que son miel pur et clair exhale des parfums délicieux, qui s’égalent au

miel de fleur. L’Indien remplit une feuille concave d’un jus d’ananas, dont le parfum est comme l’es-sence même de la saveur : c’est le vin de ce festin frugal.

Dans un autre extrait, l’Indien Peri, dans sa lutte contre ses ennemis aimorés (aussi ennemis de la famille de son aimée Ceci), boit du curare, un puissant venin, et offre aux cannibales aimorés son propre corps envenimé. Comme son plan échoue, il absorbe un antidote en suçant la sève d’un arbre. Cet extrait sert en fait à décrire les habitudes ali-mentaires des “natifs”, en l’occurrence, le canniba-lisme, qui distingue les Indiens nobles des Indiens barbares. Dans Iracema, c’est le thème de l’hospita-lité indigène qui approche le couple romantique – l’Indienne tabajara et le colonisateur portugais Martim : “Iracema avait allumé le feu de l’hospi-talité et avait amené ses provisions pour assouvir leur faim et leur soif ; elle avait apporté le gibier qui lui restait ; de la farinha d’água (farine de manioc épaisse, fermentée), des fruits sylvestres, des alvéo-les de miel et du vin de cajou et d’ananas”.

L’intimité entre Peri et Iracema se manifeste à travers la nature brésilienne, comme on peut l’ob-server dans leur alimentation. Iracema est la gar-dienne du “secret de Jurema”. De la même façon que Peri connaît les effets du curare, Iracema sait préparer la boisson extraite de la Jurema, espèce d’ar-bre “de taille moyenne, au feuillage épais”, dont les effets hallucinogènes assurent des rêves agréables et emplis de signification spirituelle. C’est Alencar lui-même qui explique l’imbrication des habitudes alimentaires avec la culture et la religion indigènes, dans des notes explicatives. Il explique, par exem-ple, que le fruit de la jurema est “excessivement amer, a une forte odeur, et que les indiens prépa-rent avec ses feuilles et quelques autres ingrédients, une boisson qui a les effets du hachisch, produisant des rêves si vifs et intenses qu’on les ressent avec délice, comme si les hallucinations agréables de la fantaisie excitée par le narcotique étaient réelles.”

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24 Textes du Brésil . Nº 13

L’entrelacement entre la description des habi-tudes alimentaires et la vie sociale des indigènes est une constante de l’Indianisme d’Alencar, que l’on re-trouve aussi dans son roman régionaliste. Son projet littéraire, en plus de récupérer la mémoire histori-que et ethnique de la nationalité, voudrait aussi sou-der l’unité du vaste territoire de l’Empire brésilien, morcellé de par le continent et menacé, pendant la première moitié du XIXe siècle, surtout entre 1831 et 1848, par des révoltes et des insurrections sépara-tistes. Le plus long et menaçant de ces soulèvements fut la Revolução Faroupilha�, qui eut lieu dans l’état du Rio Grande do Sul entre 1835 et 1845.

L’œuvre littéraire d’Alencar a donc, entre autres projets, celui de couvrir complètement la na-tion dans le temps et dans l’espace, en établissant des références, des valeurs et des symboles. En 1870, Alencar écrit, dans le roman O Gaúcho, qui dé-peint les coutumes du sud du Brésil : “sur la page immense du sol national, l’imagination populaire écrit la chronique intime des générations” par l’in-termédiaire de l’étymologie topographique. Alencar décrit aussi, à la page des coutumes, les traits de la société qu’il prétend fixer. Le héros gaúcho2 Manuel incorpore les vertus de l’homme de la Région Sud du Brésil et vit sa vie typique. La description de son dîner bref et improvisé présente les éléments qui forment la culinaire typique du sud :

Manuel a rapidement achevé les prépara-tifs pour sa sieste ; tandis que la viande rôtissait sur le feu, il est allé à la rivière pour se laver les mains et le visage. Le repas fut expéditif. Un gros bout de viande avec quelques poignées de farine ; de l’eau bue à même l’étrier, dont le jeune homme eut le soin de laver la partie concave avant de s’en servir comme récipient.

� N. D. T. : La ‘Revolução Faroupilha» ou «Guerra dos Farra-pos», a été la plus grande révolte brésilienne (1835-1845) qui a eu lieu au Rio Grande do Sul.

2 N. D. T. : Le gaúcho est l’habitant du Rio Grande do sul.

Dans une autre description, le moment du repas aide à fixer les positions sociales :

À l’une des extrémités de la longue table étaient disposées deux assiettes avec des couverts en argent réservés au propriétaire de la maison et à son hôte. Devant eux fumaient un grand assado de couro (viande rôtie avec son cuir) et un poisson, qui occupait entièrement l’immense poêle en ar-gile. Il y avait en plus des herbes et des légumes.

Voilà pour ce qui concerne l’intérieur de la maison du propriétaire. Il y a par ailleurs le repas des subalternes : “C’était un repas frugal : un barbe-cue, plat classique dans les campagnes du sud, du fromage, des origones (tranches de pêches sèches, mangé cuites ou au naturel). Manuel mangeait ra-pidement, la tête basse”.

Dans la caractérisation de la société gaúcha devait immanquablement figurer le chimarrão3, dont la consommation quasiment rituelle suggère un certain apaisement domestique :

Le repas fini, Jacintinha prépara le chimar-rão ; pendant que Manuel aspirait la boisson avec le petit tuyau à cet effet, les trois membres de la famille ont échangé quelques mots, calmes et po-sés, sans effusions, mais aussi sans le moindre ressentiment.

A l’instar des notes explicatives qui accompa-gnent Iracema, un glossaire vient s’ajouter au roman régionaliste de Alencar, glossaire où l’on découvre qu’un “assado de couro” gaúcho est la “viande rôtie avec son cuir, qui tient lieu de casserole”.

On retrouve, dans d’autres romans régionalis-tes de cet auteur, comme O Sertanejo, la description d’habitudes similaires à celles des gaúchos. Là en-core, c’est dans le cadre des habitudes alimentaires que sont fixées les inégalités et l’échelonnement de

3 N. D. T. : Le chimarrão est un maté vert sans sucre, ou n’im-porte quelle autre boisson sans sucre, typique du Sud du pays.

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la société. Le héros de O Sertanejo s’appelle Arnaldo. Dans un passage analogue à celui sur Manuel, il est aussi question d’un repas qui, malgré sa frugalité, n’en est pas moins représentatif de la sécheresse du nord-est brésilien : “Il était composé d’un bout de carne-de-vento (viande légèrement salée et séchée au soleil) et de quelques poignées de farine, qu’il gar-dait dans sa besace. En dessert, un morceau de cas-sonade, mouillé avec l’eau de sa gourde”.

Dans ce roman, les descriptions “culinaires” accentuent l’expression des traits de la société. A ce propos, on notera la différence entre le repas du Capitaine Marcos Fragoso et celui des travailleurs ruraux, les deux étant également représentatifs des éléments qui composent l’alimentation du Nord-Est brésilien :

Le capitaine Marcos Fragoso était attablé avec ses hôtes. Les viandes déjà partiellement consommées indiquaient que le souper touchait à sa fin ; les pages ne tardèrent pas à servir le des-sert, composé de figues, de raisins secs et de noix du Portugal, apportées de Recife avec les bagages, en plus de grands bocaux avec les premiers lait caillé et requeijões� de la saison des pluies.

D’un autre côté:

Les bûcherons revenaient de la forêt en portant des fagots, pendant que les compagnons portaient à la meule des paniers de maniocs plan-tés l’année précédente, pour les moudre en farine pendant la veillée. Quelques femmes, libres ou es-claves, pilaient le maïs pour faire du xerém5.

L’impétuosité réaliste du roman d’Alencar fait émerger le monde de la production qui gouver-ne les relations sociales dans le Brésil rural du XIXe siècle, bien que la peinture des repas brésiliens tra-

� N. D. T. : Le requeijão (pl. requeijões) est un fromage industria-lisé ou artisanel préparé avec de la crème coagulée sous l’effet de la chaleur.

5 N. D. T. : Xerém - maïs pilé sans être tamisé.

hisse des couleurs idéologiques propres à l’auteur. Avec le monde de la production rurale, émerge le thème du travail esclave. Enfin, Alencar, comme on l’a vu, s’est aussi chargé d’enregistrer les nourritu-res socialement typiques, la nourriture urbaine, ru-rale, historique, régionale, la nourriture du maître et celle des esclaves. Dans son roman sur le monde des plantations, dont Til, de 1872, est un exemple, il décrit minutieusement une intense séance de jongo6 dans la senzala (logement des esclaves) de la ferme. Alencar reproduit les chants des esclaves entonnés au son des percussions énergiques de la samba :

Je ne mange pas d’igname cuit Je n’aime pas le maïs rôti Si vous voulez me faire fondre Alors donnez-moi du mendubi7.

C’est dans le contexte quelque peu clandes-tin des activités de la senzala qu’un élément des plus caractéristiques de la culinaire brésilienne fait son inévitable apparition : “De temps en temps la bonbonne de cachaça circulait entre eux. Chacun des esclaves, après mille déhanchements, feignait une moue de dégoût et avalait une grande rasade, puis, en faisant claquer la langue, recommençait à se trémousser.” Dans le jeu fictionnel, la beauté des fruits tropicaux évoque la fertilité impressionnante du vaste territoire national, tandis que l’aspérité de la cachaça traduit le délire et la violence d’une for-mation sociale forgée à rebours, par la faim et la soif de liberté.

Ricardo Martins RizzoDiplomate, titulaire d’une maîtrise en Sciences

Politiques de l’Université de São Paulo et auteur de “Cavalo Marinho e outros Pœmas” (Hippocampe et

d’autres poèmes) São Paulo: Maison d’édition Nankin, 2002..

6 N. D. T. : Jongo – danse en ronde, qui péfigure partiellement la samba.

7 N. D. T. : Mendubi – cacahouète

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26 Textes du Brésil . Nº 13

Carlos Kessel and Mônica Tambelli

La gastronomie au temps du

Baron

Baron de Rio Branco Chancelier du Brésil entre 1902 et 1912. Source : Caricatures du Baron – Collection de Coupures de l’Archive Historique de l’Itamaraty.

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La saveur du Brésil 27

La transition entre la fin de l’Empire et le début de la République a été une époque marquée par la richesse et le développement du café. Les jeunes de l’élite brésil-

ienne allaient conclure leurs études à Paris. Le raffinement était synonyme d’habitudes et de coutumes françaises. La vie urbaine qui s’intensifiait changeait les normes. À São Paulo, les femmes de la haute société commençaient à fréquenter timidement les rues en dehors des horaires de la messe. Elles défilaient dans des robes de soie très recherchées, coiffées de chapeaux cloche, portaient des gants et des éventails. Sarah Bernhardt, après l’une de ses représen-tations très disputées au Théâtre São José, avait affirmé que São Paulo était la tête du Brésil et que le Brésil était la France améric-aine. La ville de la bruine a vu arriver le XXe siècle pendant qu’elle modernisait ses constructions. La métropole du café possédait un important commerce d’objets importés, d’innombrables bibli-othèques et des librairies, comme la Casa Eclética, rue São Bento, et la fameuse Garreaux, située à l’origine rue de l’Impératrice. Dès 1900, la modernité circulait sur les lignes de tramways électriques de la ville. Dans les premières années du XXe siècle, l’édification de la Pinacothèque (1905), du Conservatoire d’Art Dramatique (1907) et du Théatre Municipal (1911) annonçait de nouvelles vogues artistiques et musicales. Le centre de “Paulicéia”� était un grand espace où la vie sociale se concentrait. Les demoiselles affichaient une l’élégance d’inspiration européenne en faisant leur footing sur la rue 15 Novembre.

Rio de Janeiro, la capitale de la République fraîchement pro-clamée, bouillonnait. La Place Tiradentes débordait de bars et de théâtres. Vous, lecteur, qui aimez sans doute la vie de bohème, se-riez certainement devenu un habitué de la confiserie Paschoal, sur le parvis de la Carioca, lieu de rencontre et de flirt de la jeunesse du temps du poète Bilac… avant que celui-ci ne se brouille avec le gérant, et n’élise comme nouveau repaire la toute nouvelle confi-serie Colombo, installée rue Gonçalves Dias. Outre Bilac, Martins Fontes et José do Patrocínio étaient eux aussi des habitués de l’endroit... La rue du Ouvidor, avec ses innombrables cafés, était surnommée le Cafédrome. Pour atténuer la chaleur de l’été carioca2, c’était à la mode de boire une blonde3, généralement de marque

� N. D. T. : Paulicéia est le nom populaire donné à la ville de São Paulo.2 N. D. T. : Carioca – relatif à la ville de Rio de Janeiro ; désigne l’habitant de Rio.3 N. D. T. : Virgem loura – surnom de la bière.

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étrangère, de marque Heineken, Carlsberg ou Gui-ness, mais il y avait aussi la Gabel, locale. Les plus habitués aux rêveries poétiques étaient les adeptes de l’absinthe, la «récompense du ciel», connue et commandée sous le nom de fée verte.

Certains sujets de conversation de comptoir sont immuables, le préféré étant de réclamer du maire, Pereira Passos, le foldingue qui s’était lancé dans des travaux inutiles... Pas si inutiles que ça, tout compte fait. Avant les transformations, Rio était un endroit à éviter. Les élites en avaient honte. Plusieurs personnes abritaient leurs familles dans d’autres villes afin de protéger leurs enfants contre les épidémies qui hantaient la capitale fédérale. Olavo Bilac applaudissait les changements dans la rubrique qu’il publiait dans la Gazeta de Notícias :

Qui a connu la ville de Rio, il y trois ans, sale et négligée, avec ses jardins taciturnes, mu-rés et sans fleurs, ses ruelles tristes, peuplées de chiens errants – et qui la voit, maintenant, avec ses nouvelles avenues en construction, ses jardins qui poussent ouverts et fleuris, ses rues élargies qui se parent d’édifices élégants, avec sa nouvelle chaussée que l’on vénère tant – reconnaîtra sans mal que dans ce court espace de temps, on a fait ici bien plus d’améliorations qu’on n’en a fait à São Paulo en trois à quatre fois plus de temps.

Les yeux humains n’ont point de mémoire vivace. Nos yeux ne se souviennent déjà plus ce qu’étaient la Prainha, la rue Treze de Maio, la Rue du Sacramento, la plage de Botafogo – et surtout, la Place de la Glória, avec son affreux Marché ! sont autant d’agonies de mes jours, cauchemars de mes nuits, tortures et supplices de ma vie!

D’ici peu, dans deux ans, quand l’avenue Centrale et l’avenue du Bord de mer seront ache-vées, quand Rio de Janeiro se remplira de carros-ses et d’automobiles, quand on entammera une vie civilisée et élégante comme celle que Buenos Aires arbore depuis si longtemps – on aura alors tout oublié de notre vie ennuyeuse et vide, sans

théâtres, sans promenades, dont la seule distrac-tion est la commérage des hommes dans la rue du Ouvidor et l’air niais des dames aux fenêtres.

Rio, ses cafés et ses botequins, que João do Rio décrivait comme des “gargotes infâmes, en-droits bizarres, inconcevables boui-bouis.”� Un jour, l’attention de ce même João do Rio fut attirée par une enseigne rue du Catete : “Café B.T.Q.”5. Le pro-priétaire des lieux lui expliqua que le nom étrange était formé des consonnes de botequim6. Créativité carioca ! Les établissements de Rio d’autrefois ne manquaient pas de noms inusités. Il y avait le Dépôt d’Oiseaux de Plumes, rue du Senhor dos Passos, le magasin Planète Provisoire... C’était la ville de Rio de la Belle Époque, où l’on suivait les conseils de Binóculo7: chapeau sur la tête et bottes aux pieds.

Le Baron de Rio Branco avait connu ses an-nées de gloire précisément dans le Rio de Janeiro du temps de Rodrigues Alves et de Pereira Passos. Ces deux derniers furent respectivement le prési-dent et le maire qui entreprirent les travaux d’amé-nagement qui, à partir de 1902, devaient moderni-ser la ville et transformer définitivement la vie de ses habitants. Les travaux comprenaient l’ouverture de rues et d’avenues, la démolition des logements insalubres, la construction d’immeubles publics aux formes architecturales d’inspiration française, l’extension et l’électrification des lignes de tramway, ainsi que l’application d’un code de bonne condui-te interdisant de cracher en public et de marcher pieds nus. Tout cela affirmait la volonté et la force

� João do Rio : “A alma encantadora das ruas”(L’âme enchante-resse des rues), Gazeta de Notícias, 28 janvier de 1907.

5 João do Rio : “Tabuletas”(Enseignes), Gazeta de Notícias, 07 mars de 1907.

6 N. D. T. : Botequim – nom populaire donné aux petits bars qui servent des boissons et des plats simples, bistrot.

7 “O Binóculo”(La Jumelle) était le nom de la rubrique de Fi-gueiredo Pimentel, dans le journal carioca Gazeta de Notícias, dans les années 1890. Les expressions telles que “ Rio est en voie de se civiliser!” et la “dictature du smartisme” sont impu-tées à Pimentel.

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du pouvoir républicain qui se consolidait après des années de crises militaires et économiques. Tout était engagé pour transformer la capitale du Brésil en une ville moderne, qui tournait la page de l’an-cienne ville coloniale, sombre et insalubre.

Certaines mesures civilisatrices visaient l’ali-mentation. On interdit de vendre le lait trait di-rectement de vaches amenées devant la porte du client, dans la rue. On fit la chasse au commerce florissant d’abats de viande sur les trottoirs. Tout cela au nom de l’hygiène et du combat des épidé-mies qui ravageaient depuis le XVIe siècle la ville de Rio de Janeiro et provoquaient une mortalité effrayante. Oswaldo Cruz, directeur général de la Santé Publique, a dû s’attaquer à peste bubonique, à la variole et la fièvre jaune, en instaurant la chasse aux rats, l’extermination des moustiques et la vacci-nation obligatoire. “Rio est en train de se civiliser!” était devenue la phrase de prédilection de la presse

de l’époque, c’était le slogan qui symbolisait la prise d’assaut des anciennes habitudes caractéristiques du Rio colonial.

Avant les grands travaux, la famille carioca achetait sa viande, son lait, ses légumes et ses fruits aux marchands ambulants qui passaient de porte en porte. Dans la Paris Tropicale idéalisée par Ro-drigues Alves, ce commerce précaire n’avait plus lieu d’être. Des maisons sophistiquées de vente au détail se sont établies tout autour de la rue du Ouvidor. Les principales maisons de denrées ali-mentaires et de boissons, généralement possédées par des Portugais, se trouvaient aux alentours de la Place 15 de Novembre. Quant aux denrées, c’était un vrai festival de produits importés. Les aliments cuits ou en jus, les haricots et la farine, entre autres plats d’inspiration portugaise, adaptés aux condi-tions du Brésil, ont peu à peu cédé la place à des créations gastronomiques plus complexes. Avec

Caricatures du Baron – Collection de Coupures de l’Archive Historique de l’Itamaraty.

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l’accroissement des flux migratoires au XIXe siècle, qui amènent au Brésil des Italiens, des Français et des Anglais, São Paulo et Rio de Janeiro ont pu bé-néficier de pâtissiers qui ont raffiné la cuisine lo-cale et introduit une gamme plus large d’ustensi-les domestiques adéquats aux nouveaux plats et à la cérémonie du dîner. Le thé, autrefois considéré comme un remède, fut promu au rang de boisson élégante, grâce aux Anglais. Peu à peu, les chefs de cuisine occupèrent l’espace réservé aux marchands ambulants.

À la Belle Époque, le Brésilien découvre les plaisirs de la sortie gastronomique. Les innombra-bles petits cafés et casas de pasto (autre dénomina-tion du restaurant, encore en usage de nos jours parmi les Portugais) offraient les hors d’œuvres et les amuse-gueules les plus variés. “O Gambá do Saco de Alferes”, une casa de pasto renommée de la région portuaire carioca, annonçait : “tous les jours et à toute heure, grande variété de plats, aussi bien du poisson que de la viande, préparés avec propre-té et célérité ; café simple ou au lait, confiseries au sirop ou en pâte. Beignets de Santa Clara et beignets de toute sorte.” Les réclames de l’Hôtel Universo, Place du Palais impérial, étaient bilingues, en por-

tugais et en anglais. Il servait des rafraîchissements acides et offrait des journaux étrangers – un luxe suprême en des temps encore très éloignés de l’In-ternet ! La boulangerie Aurora, rue de Lapa, vantait ses “empanadas très bien faites, son pain au lait, ses biscuits et tout ce qu’un établissement de cet ordre se doit d’offrir à ses clients”.

Le Baron avait son restaurant favori, le Rio Minho, qui passera à la postérité avec sa soupe Leão Veloso8 (mais ça, c’est une autre histoire, un autre diplomate, d’une autre époque... Peut-être pour un prochain texte !). Fondé en 1884, ce restaurant est demeuré jusqu’à nos jours au même numéro 10 de la rue du Ouvidor. C’était là que le Baron allait s’asseoir, sur la chaise qui lui était réservée, pour dîner copieusement après le travail. Parmi ses plats favoris, poissons et fruits de mer. Le restaurant a gardé dans son menu un plat en hommage au Ba-ron gourmand : la morue assaisonnée avec du vin de Porto, des olives et des poivrons. Il arrivait que le chancelier change ses habitudes pour aller dîner chez Britto, où son appétit dévastateur n’était pas moins célèbre.

8 Voir le petit livre de recettes en annexe.

Baron de Rio Branco. Source : PARANHOS, José Maria da Silva. Barão do Rio Branco : uma biografia fotográfica. Brasília : FUNAG, 2002, p. 43 et 95.

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Très occupé la journée, Rio Branco avait l’ha-bitude de déjeuner dans son bureau, fameux pour son désordre. Pascoal, un employé très dévoué du Ministère des Relations Extérieures (Itamaraty), étendait une nappe sur les innombrables livres et papiers qui jonchaient la table et y servait de géné-reuses parts de fricassée de crevette avec des gom-bos. Notre Jucas Paranhos adorait ces plats, malgré les conseils de son médecin qui lui prescrivait de la soupe de volaille. Le glouton avait une réponse toute trouvée : “Docteur, ne vous inquiétez pas, les crevettes sont la volaille de la mer !”

Quand il avait un peu plus de temps, Rio Branco courrait jusqu’au Brahma. “J’ai vingt minu-tes pour déjeuner !” lançait-il. Quand l’horloge ne l’aidait pas, il faisait patienter son appétit en buvant des litres de café.

Sous Rio Branco, les réceptions à l’Itamaraty étaient bien plus qu’un moment de socialisation, elles jouaient le rôle d’un véritable instrument de politique extérieure. Lima Barreto, dans ses chroni-ques pour les journaux de l’époque, avait remarqué les changements à la “Cour de l’Itamaraty” :

Alors vint le Baron do Rio Branco, et le vulgaire palais de la rue Marechal Floriano s’est transformé en l’un des centres de notre vie, en un foyer qui irradie grâces et privilèges. Avec lui sont venus les banquets, les réceptions, que les hebdo-madaires ne manquaient jamais d’évoquer avec les

adjectifs les plus flatteurs. Le protocole fut rema-nié ; des règles de préséance furent établies ; les ti-tres furent inscrits sur des plaques solennelles ; et tous les pauvres de la ville, la masse des ouvriers, des petits employés, des fonctionnaires, commen-cèrent à entendre parler tous les jours du tapis d’Aubusson, de l’argenterie, des tableaux, etc.�

C’est un fait. Les archives de l’Itamaraty de Rio de Janeiro conservent aujourd’hui encore des pages et des pages d’annotations, parfois écrites de la main du Baron lui-même, avec des listes d’invi-tés, l’ordre de préséance, l’organisation cérémoniel-le, les plans de table, les menus - toujours en fran-çais ! De vrais banquets, avec bœuf bourguignon, foie gras, cassoulet, bouillabaisse... et des desserts qui donnent l’eau à la bouche. Colombo et Pascoal comptaient parmi les fournisseurs de l’Itamaraty. Ils étaient tous deux déjà très connus depuis les temps de la Monarchie. Au Bal de l’Île Fiscale10, par exemple, Pacoal avait fournit les mets fins, servis sur des assiettes ornées de fleurs et de fruits exoti-ques, en quantités surprenantes : plus de huit cent kilos de crevettes ; trois mille plateaux de sucreries, dix mille litres de bière et presque cinq cents caisses de vin. Qu’est-ce qu’on mangeait bien, à l’époque du Baron !

Carlos Kessel et Mônica TambelliIls ont déjà fait beaucoup d’études. Lui, il faisait

de l’Histoire et elle, des Lettres. Aujourd’hui, il sont devenus diplomates, mais ce qu’ils apprécient par-

dessus tout c’est une table pleine d’amis et bien arrosée, avec beaucoup de vin.

9 LIMA BARRETO. “A Corte do Itamaraty” (La cour de l’Itamaraty). In: Lima Barreto Toda Crônica, volume 1 (1890-1919). Rio de Janeiro, Ed. Agir, 2004, p.394 à 397.

10 Dernière grande fête de l’Empire Brésilien, en hommage aux officiers du navire Almirante Cochrane, ce bal fut connu com-me le “Baile da Ilha Fiscal” (Bal de l’Île Fiscale). Sans le savoir, la Monarchie faisait ses adieux extravagants au pouvoir, le 9 novembre de 1889. Le 15 novembre de la même année la République fut proclamée.

Sous Rio Branco, les réceptions à l’Itamaraty étaient bien plus qu’un moment de socialisation, elles jouaient le rôle d’un véritable instrument de

politique extérieure.

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Feijoada et caipirinha. Source : Rio Convention & Visitors Bureau (Embratur)

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Rodrigo Elias

Feijoada : histoire brève d’une institution comestible

“Le palais n’est pas aussi universel que la faim”, disait en 1968 l’illustre Luís da Câmara Cascudo, ethnographe et folkloriste majeur de notre pays. Il faisait référence à un

plat brésilien, probablement le plus typique des plats brésiliens : la fei-joada. Selon l’auteur, il fallait un don particulier pour apprécier toutes les saveurs de ce plat, tout comme pour apprécier toutes les nuances de certains vins. En d’autres mots, la culinaire – et même la “simple” appréciation de celle-ci – suppose l’éducation d’un sens important, le goût. Penchons-nous donc sur la trajectoire de ce plat qui, en plus d’être l’une de nos institutions nationales les plus pérennes, a aussi l’avantage d’être comestible.

On admet par convention que la feijoada a été inventée dans la senzala�. Les esclaves, dans leurs rares pauses de travail à la plantation, y cuisaient des haricots, plat qui n’était destiné qu’à eux seuls, auquel ils ajoutaient des restes de viandes et certains abats de porc, glanés

� N. D. T. : Senzala – logement des esclaves, par opposition à la casa grande, où logeaient les maîtres.

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chez le maître. Après l’abolition de l’esclavage, le plat inventé par les Noirs aurait conquis toutes les classes sociales, pour finalement arri-ver, au XXe siècle, aux tables des restaurants huppés.

Ce n’est pas exactement comme ça que cela s’est passé.L’histoire de la feijoada – pour qui voudrait aussi en goûter l’his-

toire – nous ramène d’abord à l’histoire du haricot. Le haricot noir, ce-lui de la feijoada traditionnelle, est d’origine sud-américaine. Les chro-niqueurs des premières années de la colonisation mentionnent déjà ce plat dans la diète indigène. Les groupes guaranis le nommaient soit comanda, soit comaná, ou bien encore cumaná, noms qui identifiaient également certaines variétés et sous-espèces. L’utilisation du haricot par les natifs du Brésil au XVIe siècle avait été décrite par le voyageur français Jean de Léry et le chroniqueur portugais Pero de Magalhães Gândavo. La deuxième édition revue et augmentée de la fameuse His-toria Naturalis Brasiliae, de 1658, du hollandais Willen Piso, consacre un chapitre entier à la noble graine du feijœiro, qui donne le haricot.

Le mot “feijão”, cependant, est portugais. Lorsque les Européens sont arrivés en Amérique, au début de l’Âge Moderne, d’autres varié-tés du même végétal étaient déjà connues dans le Vieux Monde : la première occurrence écrite de feijão au Portugal remonte au XIIIe siècle (c’est-à-dire trois cent ans environ avant la Découverte du Brésil).

C’est seulement à partir de la moitié du XVIe siècle que d’autres variétés de haricots ont été introduites dans la colonie. Certaines étaient africaines, d’autres étaient consommées au Portugal, comme le feijão-fradinho (de couleur crème, encore très populaire aujourd’hui au Brésil, utilisé dans les salades et comme pâte pour d’autres plats, comme le fameux acarajé). Les chroniqueurs de l’époque ont compa-ré les variétés natives à celles venues d’Europe et d’Asie. Leur choix, unanime, corrobore l’opinion du Portugais Gabriel Soares de Souza, qui affirmait en 1587 que le haricot du Brésil, le noir, était le plus sa-voureux de tous. Il a été adopté par les Portugais.

Les populations indigènes, bien sûr, l’appréciaient, mais ils avaient un penchant particulier pour un autre végétal, le manioc. Cet-te racine, qu’ils mangeaient sous diverses formes – et qu’ils transfor-maient même en boisson fermentée, le cauim –, a également conquis Européens et Africains. Le manioc était l’aliment principal des Luso-américains de la capitainerie de São Paulo, les paulistas2. La farine de manioc, qu’ils mélangeaient à de la viande cuite pour en faire une sorte de bouillie épaisse, leur servait de provision tout du long de leurs interminables raids où ils capturaient des Indiens pour les ré-

2 N. D. T. : Paulista – qui se rapporte à la ville de São Paulo et à ses habitants.

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Haricots. Delfim Martins / Pulsar Imagens

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duire à l’esclavage. Mais ils mangeaient aussi des haricots. Des haricots noirs.

Le feijœiro, quelle que soit sa variété, a donc contribué lui aussi à la fixation des populations sur le territoire luso-américain. Il été cultivé essentiel-lement de façon domestique, par l’épouse et les filles du chef de famille, lequel s’occupait des autres plantations et du bétail. La culture du haricot, en raison de sa maîtrise facile et de ses coûts relati-vement bas, s’est rapidement propagée au XVIIIe siècle chez les colons. Selon Cascudo, la plantation de haricots, nommée roçadinho, s’est répandue dans les toutes les résidences humbles de l’intérieur du pays, la “cueillette” ou “l’arrachage” des haricots étant une attribution presque exclusivement fémi-nine. La dispersion de la population des XVIIIe et XIXe siècles (les zones colonisées se bornaient jusqu’alors au littoral), soit du fait des élevages de bovins de la région Nord-Est, soit du fait de l’or et des diamants de la région Centre-Ouest, ou encore des questions frontalières avec les possessions es-pagnoles au Sud, s’est largement appuyée, pour son approvisionnement, sur le prestigieux végétal. Là où il y avait des colons, il y avait des haricots. Conjointement avec le manioc, le haricot permettait à l’homme de se fixer sur le territoire et composait, avec la farine, le binôme qui “gouvernait le menu du Brésil ancien.”

Absolument tous les voyageurs qui ont décrit les mœurs des Brésiliens du début du XIXe siècle ont souligné l’importance centrale du haricot dans l’alimentation nationale. Henry Koster affirmait, en 1810, à Recife, que le haricot cuit avec du jus de pulpe de noix de coco était délicieux. Le prince Maximilien de Wied-Neuwied avait aimé manger des haricots avec la noix de coco à Bahia, en 1816. Le Français Saint-Hilaire affirmait, à Minas Gerais, en 1817 : “le haricot noir est un plat indispensable à la table du riche et ce légume est pratiquement le seul mets fin du pauvre”. Carl Seidler, militaire alle-mand, dans son récit sur la ville de Rio de Janeiro du Premier Règne, décrivait, en 1826, comment le feijão

était servi : “accompagné d’un morceau de viande bovine séchée au soleil, avec du lard à volonté”. Il énonçait une maxime qui allait traverser les siècles puisqu’elle est restée une vérité incontournable pour le commun des Brésiliens : “il n’existe point de repas sans haricots, seul le haricot assouvit la faim”. Son appréciation différait cependant de celui d’autres chroniqueurs : “le goût est âpre, désagréa-ble”. Selon lui, le goût européen mettait longtemps à s’habituer à ce plat. Les naturalistes Spix et Mar-tius, qui ont accompagné le cortège de la première impératrice du Brésil, l’archiduchesse autrichienne Leopoldina, évoquaient “la cuisine grossière avec des haricots noirs, de la farine de maïs et du lard” de Minas Gerais. Ils ont aussi cité le haricot comme aliment de base des baianos3, y compris des escla-ves. Le Nord-américain Thomas Ewbank, en 1845, avait écrit que “les haricots au lard sont le plat na-tional du Brésil”.

C’est néanmoins au peintre français Jean-Baptiste Debret, neveu et disciple de Jacques-Louis David, et fondateur de la peinture académique au Brésil, que l’on doit le portrait le plus vif de la pré-paration courante du haricot – qui n’est pas encore la feijoada –. Voici sa description du dîner familial

3 N. D. T. : Baiano – qui se rapporte à la ville de Bahia et à ses habitants.

Absolument tous les voyageurs qui ont décrit les mœurs des Brésiliens du début du XIXe siècle

ont souligné l’importance centrale du haricot

dans l’alimentation nationale.

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d’un humble commerçant carioca pendant le séjour de la cour portugaise à Rio de Janeiro : il “se com-pose à peine d’un misérable morceau de viande sé-chée, de seulement trois à quatre pouces carrés et un demi-doigt d’épaisseur, cuit à grande eau avec une poignée de haricots noirs, dont la farine grisâtre, très substantielle, a l’avantage de ne pas fermenter à l’estomac. Une fois l’assiette remplie de ce jus, où nagent quelques haricots, on y jette une grande pin-cée de farine de manioc, qui, une fois mélangée aux haricots écrasés, forme une pâte consistante, que l’on mange avec la pointe arrondie d’un couteau à large lame. Ce repas simple, répété invariablement tous les jours et soigneusement caché des passants, est préparé dans l’arrière-boutique, dans une pièce qui sert aussi de chambre à coucher”. Professeur à l’Académie Royale des Beaux Arts, Debret, qui a vécu au Brésil entre 1816 et 1831, s’est également distingué par la réalisation d’une véritable chroni-

que picturale du pays au début du XIXe siècle. Il a surtout représenté la vie à Rio de Janeiro, avec des tableaux comme Armazém de carne seca (Magasin de viande séchée) et Negros vendedores de lingüiça (Noirs marchands de saucisse), en plus de la scène de repas citée.

Les hommes ne vivaient pas exclusivement de haricots. Les Indigènes avaient une diète très variée, et le haricot n’était même pas leur aliment préféré. Les esclaves mangeaient aussi du manioc et des fruits, bien que les haricots aient été la base de leur nourriture. Reste la question de la combi-naison des aliments, abordée par Câmara Cascudo – encore lui – dans sa très belle História da Alimenta-ção no Brasil (Histoire de l’Alimentation au Brésil). A l’Époque Moderne, il y avait chez les habitants de la colonie (surtout chez ceux d’origine indigène et africaine) des tabous alimentaires qui ne permet-taient pas un mélange complet du haricot et des

Magasin de viande séchée. J. B. Debret (1825). Source : Musées Castro Maya – IPHAN/Minc – MEA 0178

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viandes avec d’autres légumes. Nombreux étaient les Africains, par exemple, d’origine musulmane ou influencés par cette culture, à qui il était inter-dit de consommer de la viande de porc. Comment auraient-ils pu faire la feijoada que nous connais-sons ?

En Europe, surtout en Europe d’héritage la-tin, méditerranéenne, il y avait – et il y a toujours, selon Cascudo – un plat traditionnel qui remonte au moins jusqu’aux temps de l’Empire Romain. Il s’agit fondamentalement d’un mélange entre plu-sieurs types de viandes et des légumes. En dépit des variations locales, c’est un genre de plat assez populaire et traditionnel. Au Portugal, c’est le cozi-do ; en Italie, la casœula et le bollito misto ; en France, le cassoulet ; en Espagne, la paella, faite à base de riz. Cette tradition est arrivée au Brésil, essentiellement par le biais des Portugais. Et, avec le temps, à mesu-re que le palais des européens d’ici s’adaptait, l’idée de préparer ce plat avec l’omniprésent haricot noir a fait son chemin - idée inacceptable, au départ, pour les normes européenes. Ainsi est née la feijoada.

Selon Câmara Cascudo, “le haricot avec de la viande, de l’eau et du sel, ça reste du haricot. Le ha-ricot clairsemé, c’est le haricot du pauvre, le haricot de tous les jours. Il y a un fossé entre la feijoada et le feijão. La feijoada contient tout un cortège de vian-des, de légumes, de plantes potagères”, combinai-son laquelle ne se produit qu’au XIXe siècle, loin des senzalas où logeaient les esclaves. Le prêtre Miguel do Sacramento Lopes Gama, connu comme le “Prê-tre Carapuceiro”, publia un article dans le journal de Pernambuco O Carapuceiro, le 3 mars 1840, où il condamnait la “feijoada assassine”. Il était scan-dalisé que ce plat fût spécialement appréciée par les hommes sédentaires et les dames délicates de la ville – dans une société profondément marquée par l’idéologie de l’esclavage. Il faut rappeler que les parties salées du porc, comme les oreilles, les pieds et la queue, étaient fort appréciées en Europe, où elles n’ont jamais été considérés comme des restes. L’aliment de base des esclaves était quant à lui du haricot mélangé à de la farine.

Ce que l’on sait, concrètement, c’est que les références les plus anciennes à la feijoada n’ont aucun rapport ni avec les esclaves ni avec les sen-zalas où ils étaient confinés, mais concernent les restaurants fréquentés par l’élite esclavagiste ur-baine. La citation la plus ancienne de la feijoada se trouve dans le Diário de Pernambuco du 7 août 1833, où l’Hotêl Théatre de Recife annonce qu’il servirait, les jeudis, la “feijoada à la brésilienne” (référence au caractère adapté du plat ?). À Rio de Janeiro, la pre-mière mention à la feijoada servie dans un restau-rant apparaît pour la première fois dans le Jornal do Commercio du 5 janvier 1849, dans le titre La belle feijoada à la brésilienne: “ Un restaurant près du bar Fama do Café com Leite, annonce que sera servie tou-tes les semaines, les mardis et les jeudis, l’excellente feijoada, pour répondre à la demande pressante de ses clients. Ce même restaurant continuera de ser-vir déjeuners, dîners et buffets à l’extérieur, avec la plus grande propreté possible, et il y aura tous les

Ce que l’on sait, concrètement, c’est que

les références les plus anciennes à la feijoada n’ont aucun rapport ni avec les esclaves ni avec

les senzalas où ils étaient confinés, mais concernent les restaurants fréquentés

par l’élite esclavagiste urbaine.

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jours de la nourriture variée. Le soir, un délicieux poisson est servi pour le souper.”

Dans ses mémoires, en 1893, Isabel Burton, épouse de l’aventurier, voyageur, écrivain et diplo-mate anglais Richard Burton, décrit la période où elle a vécu au Brésil, entre 1865 et 1869, y compris les mets raffinés. Isabel Burton écrit (son mari ga-gna l’amitié de l’empereur D. Pedro II, et elle en-tra dans le cercle raffiné de la marquise de Santos, amante notoire du père de ce dernier, D. Pedro I) que l’aliment principal du peuple du Brésil – l’équi-valent de la pomme de terre chez les Irlandais – est un savoureux plat de “feijão” (en portugais dans le texte) accompagné d’une “farinha” (sic) très épaisse, généralement saupoudrée sur le plat. Après avoir goûté trois ans durant à ce qu’elle dénomme déjà la “feijoada”, l’anglaise regrette d’avoir passé deux dé-cennies sans plus jamais en sentir l’arôme, et en livre une appréciation très positive : “C’est un délice, et je m’en contenterais bien moi-même comme dîner, comme je m’en suis presque toujours contentée.”

Voici la liste d’emplettes de la Maison Impé-riale – non celle des esclaves ou des pauvres – à la boucherie de Petropolis, le 30 avril de 1889 : de la viande fraîche, de la viande de porc, de la saucisse, du boudin, des reins, de la langue, du cœur, des poumons, des tripes, entre autres viandes. Même si D. Pedro II n’a peut-être touché à aucune de ces viandes-là – on connaît sa préférence pour la canja de galinha (soupe de volaille, avec des légumes et riz) -, il est possible que d’autres membres de sa fa-mille en aient mangé. Le livre O cozinheiro imperial (Le cuisinier impérial), de 1840, signé par R.C.M., contient des recettes de tête et de pied de porc, ainsi que d’autres viandes – avec la recommandation de les servir à de “grandes personnalités”.

Il n’y a pas, de nos jours, une recette unique de feijoada. Il semble au contraire que ce soit un plat en construction, comme l’a d’ailleurs affirmé no-tre folkloriste majeur de la fin des années 1960. Il en existe des variantes, de-ci de-là, adaptatées aux

climats et aux productions locales. Pour Câmara Cascudo, la feijoada n’est pas un simple plat, mais un menu tout entier. Au Rio Grande do Sul, comme nous le rappelle le chercheur Carlos Ditadi, elle est servie comme plat d’hiver. À Rio de Janeiro, elle est servie toute l’année, tous les vendredis, depuis les troquets bon marché jusqu’aux restaurants les plus raffinés. Au fond, ce qui compte, c’est de commémo-rer, de réunir des amis, de prendre une avance sur le week-end dans le centre financier carioca, ou même de faire une simple réunion entre amis le dimanche, à condition que ce soit autour d’une feijoada.

Un chroniqueur brésilien de la deuxième moitié du XIXe siècle, França Júnior, a fini par conclure que la feijoada ne devenait un plat à part entière que s’il était associé à un festin, à une noce, à une occasion particulière pour manger tous ces haricots. Comme dirait Chico Buarque dans sa chanson Feijoada completa : “Femme/ Tu vas appré-cier / J’ai amené quelques amis pour bavarder”. La saveur et l’occasion, c’est ce qui garantit le succès de la feijoada. En plus, bien sûr, d’une certaine dose de prédisposition historique (ou mythique) pour la comprendre et l’apprécier, tout comme l’ont fait les Brésiliens au long des siècles.

Bibliographie:CASCUDO, Luís da Câmara. História da Alimentação no

Brasil. 2ème édition. Belo Horizonte ; São Paulo: Mai-son d’édition Itatiaia ; Maison d’édition de l’USP, 1983 (2 vols.).

DITADI, Carlos Augusto da Silva. “Feijoada completa”. In: Revista Gula. São Paulo, n°67, octobre de 1998.

DÓRIA, Carlos Alberto. “Culinária e alta cultura no Bra-sil”. In: Novos Rumos. Année 16, n° 34, 2001.

Rodrigo EliasMaître en Histoire Moderne et Contemporaine par

l’Université Fédérale Fluminense et en Doctorat en Histoire Sociale à l’Université Fédérale de

Rio de Janeiro.

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40 Textes du Brésil . Nº 13

La feijoada à ma façonVinicius de Moraes

Hélène Sangirardi, ma mie Un certain jour je t’ai promis Je ne sais plus où, je l’avoueEt si tardivement – pardonne-moi !

(Mieux vaut tard que jamais!) le poètecomme l’éthique le souhaiteT’envoie enfin la recette (poétique)De sa feijoada complète.

Nonobstant cette longueur,En un clin d’œil,Le haricot devra déjà nous attendre,Trié et heureux, dans l’eau d’une bassine.

Et la cuisinière, en honneurÀ notre maîtrise de l’artAura déjà entamméLes préparatifs, et mis de côté

Tous les éléments constitutifsD’une saveur rissolée Tels que : oignons, tomates, gousses d’ailEt autres codiments opportuns

Le tout haché fin, dès le matinAfin de toujours épargnerÀ nos nobles mains d’aèdeTout contact plus... vulgaire.

Contentons-nous de paracheverCe qui n’a pas pleinement satisfaitEt surveillons la cuissonEn sirotant un whisky on the rocks

Tandis qu’à côté, à petit feuRenversé de plaisirLe lardon délicieuxDoit être aussi mis à frire

Dont la graisse, du reste(Jamais il n’y a eu de meilleure graisse !)Servira à faire revenir le chouhaché, à feu vif, vite.

La farofa ? – elle a ses jours...Mais alors, frite dans le beurre!L’orange glacée, en tranches(Seleta ou de Bahia) – et voilà.

Seulement à la dernière cuissonAvant de servir à table, on laisseCouler un peu de graisse de chipolataSur ce mets délicat– et on mélange.

Quel plaisir le corps voudrait-il en plusde manger de pareils haricots ?- Un hamac, évidemment Et un chat à caresser...

Promesse tenue. Jamais elle n’est vaine La parole d’un poète... – jamais !Embrasse-la, en Brillat-SavarinTon Vinicius de Moraes

Une fois les haricots cuits(Environ quatre heures, à feu moyen)Alors, baillant d’ennuiNous viendrons à la cuisinière

Et, courbés élégammentUn pied en avant et le bras dans le dosNous goûterons la riche noirceurOù flotteront quelques morceaux

De carne seca succulente,De saucisses replètes, de lard luisant(Jamais les oreilles de goretne la rendent opulente en excès !)

Et – crucial! – un modeste secretQui est le mien, quant à la feijoada :Une langue fraîche, bien peléeCuisant avec tout le reste.

Puis on retire des fèvesSuffisamment. Bien écrasées,Remettons-les à mijoterPour faire un beau jus bien épais

De retour aux casserolesOù il est de bonne augure que le poèteJette quelques feuilles de laurierD’un geste classique et païen.

Entre-temps, il va sans dire, Sur une flamme à part de ces ébatsDoivent frire, heureusesDe belles rondelles de chipolatas

Texte tiré du livre “Nouvelle Anthologie Poétique de Vinicius de Moraes”, sélection et organisation, Antonio Cícero et Eucanaã Ferraz, São Paulo, Cia das Letras, Maison d’édition Schwarcs Ltda., p.99, 2003.

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La saveur du Brésil 41

Vinícius de Moraes Acervo VM

Les droits d’utilisation du poème ont été autorisés par la VM EMPREENDIMENTOS ARTÍSTICOS E CULTURAIS LTDA, en plus de: © VM et © CIA. DAS LETRAS (MAISON D’ÉDITION SCHAWARCZ).

Feijoada à Minha ModaAmiga Helena SangirardiConforme um dia prometiOnde, confesso que esqueciE embora — perdoe — tão tarde

(Melhor do que nunca!) este poetaSegundo manda a boa éticaEnvia-lhe a receita (poética)De sua feijoada completa.

Em atenção ao adiantado Da hora em que abrimos o olhoO feijão deve, já catadoNos esperar, feliz, de molho

E a cozinheira, por respeito À nossa mestria na arteJá deve ter tacado peitoE preparado e posto à parte

Os elementos componentes De um saboroso refogadoTais: cebolas, tomates, dentesDe alho — e o que mais for azado

Tudo picado desde cedoDe feição a sempre evitarQualquer contato mais... vulgarÀs nossas nobres mãos de aedo.

Inútil dizer que, entrementesEm chama à parte desta liçaDevem fritar, todas contentesLindas rodelas de lingüiça

Enquanto ao lado, em fogo brandoDismilingüindo-se de gozoDeve também se estar fritandoO torresminho delicioso

Em cuja gordura, de resto(Melhor gordura nunca houve!)Deve depois frigir a couvePicada, em fogo alegre e presto.

Uma farofa? — tem seus dias...Porém que seja na manteiga!A laranja gelada, em fatias(Seleta ou da Bahia) — e chega

Só na última cozeduraPara levar à mesa, deixa-se Cair um pouco da gorduraDa lingüiça na iguaria — e mexa-se.

Que prazer mais um corpo pedeApós comido um tal feijão?— Evidentemente uma redeE um gato para passar a mão...

Dever cumprido. Nunca é vãA palavra de um poeta...— jamais!Abraça-a, em Brillat-SavarinO seu Vinicius de Moraes

Enquanto nós, a dar uns toquesNo que não nos seja a contentoVigiaremos o cozimentoTomando o nosso uísque on the rocks

Uma vez cozido o feijão(Umas quatro horas, fogo médio)Nós, bocejando o nosso tédioNos chegaremos ao fogão

E em elegante curvatura:Um pé adiante e o braço às costasProvaremos a rica negruraPor onde devem boiar postas

De carne-seca suculentaGordos paios, nédio toucinho(Nunca orelhas de bacorinhoQue a tornam em excesso opulenta!)

E — atenção! — segredo modestoMas meu, no tocante à feijoada:Uma língua fresca peladaPosta a cozer com todo o resto.

Feito o quê, retire-se o caroçoBastante, que bem amassadoJunta-se ao belo refogadoDe modo a ter-se um molho grosso

Que vai de volta ao caldeirãoNo qual o poeta, em bom agouroDeve esparzir folhas de louroCom um gesto clássico e pagão.

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42 Textes du Brésil . Nº 13

Manioc. André Thevet, 1555.

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Bruno Miranda Zétola

Racines du Brésil

“Ils ne labourent la terre, pas plus qu’ils n’élèvent d’animaux. Il n’y a ici ni bœuf, ni vache, chèvre, brebis ou poule, ni aucun autre animal habitué à vivre avec l’homme. Ils ne

mangent rien d’autre que cet igname, qu’il y a en abondance [...] Malgré cela, ils ont une démarche bien plus droite et une peau bien plus luisante que les nôtres, nous qui mangeons tant de farine et de légumes.” En dépit de certaines licences de style, Pero Vaz de Cam-inha, écrivain-en-chef de la première brigade lusitanienne à accoster les terres brésiliennes, a su montrer avec beaucoup de sensibilité, dans une lettre au roi D. Manuel I à propos de la “découverte” du Brésil, la relation de l’indigène avec le manioc, qu’il dénomma ig-name. Pour un Brésilien de quelque époque que ce soit, les différences entre le manioc et l’igname sont évidentes, soit par l’aspect, soit par le goût. Nonobstant, pour un Portugais qui voulait décrire le manioc à ses compatriotes�, l’igname était le référentiel le plus proche. Un bar-reur anonyme de cette même brigade avait rédigé un rapport où il est question d’une “racine appelée igname, qui leur sert de pain”.2 Ni lui ni Caminha n’avaient goûté ledit igname, c’est-à-dire le manioc, connu sous des dénominations aussi diverses que aipim, macaxeira, maniva, macamba, entre autres, selon la région du pays. Mais tous deux avaient

� Aliment crucial pour les Lusitains, l’igname n’est pas arrivé sur les terres brésiliennes à Porto Seguro, en 1500, avec les Portugais. Originaire d’Afrique, il est devenu, tou-tefois, un aliment très courant en Amérique Portugaise, apporté par les colonisateurs de leurs marchés au Cape Vert et à São Tomé. CASCUDO. L. C. História da Alimen-tação no Brasil (Histoire de l’Alimentation au Brésil). v. 1. São Paulo : Itatiaia, 1983.p. 92

2 Rapport du Pilote Anonyme. In : História da Colonização Portuguesa do Brasil (Histoire de la Colonisation Portugaise du Brésil), II, 115, Porto, 1923.

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44 Textes du Brésil . Nº 13

compris que cette racine, qui allait devenir cruciale pour le succès de l’entreprise colonisatrice, constit-uait la base de la nutrition des indigènes de la côte brésilienne.

Tandis que l’igname est d’origine africaine, le manioc est natif du sud-ouest du bassin amazo-nien, au Brésil. Selon les spécialistes, le manioc a été domestiqué en Amazonie il y a quatre ou cinq mille ans, à l’aide de techniques raffinées, ce qui contre-dit les représentations d’une culinaire indigène ré-duite à une simple activité d’extraction.3 Avant que les Européens n’arrivent sur le territoire américain, le manioc était déjà disséminé dans l’Amérique du Sud et Centrale, y compris au Mexique. Toutefois, à l’inverse du maïs, le manioc n’a pas abouti en Mé-soamérique et dans les autres cultures du Pacifique à un complexe alimentaire, pas plus qu’il n’y a pro-duit des boissons ou d’autres dérivés.� C’est seule-ment chez les Indigènes de la côte est de l’Améri-que du Sud que le manioc est devenu un élément indispensable et constitutif de la vie sociale.

L’importance du manioc chez les Indigènes brésiliens est attestée dans les mythes étiologi-ques, où il possède une origine sacrée, à l’instar des autres aliments de base des cultures rurales. Dans

3 A propos de la domestication du manioc, voir RIBEIRO, B. O índio na cultura brasileira (L’indien dans la culture brésilien-ne). Rio de Janeiro : Revan. 1987. p. 34 et suiv. MACIEL, M. E. en Uma cozinha à brasileira (Une cuisine à la brésilienne). In : Estudos Históricos (Études Historiques), Rio de Janeiro, n, 33, 2004. CPDOC/FGV p. 06. Ce dernier auteur signale qu’il est commun de parler de “cuisine indigène” en termes géné-riques et transformer les peuples indigènes en “indiens géné-riques”, indifférenciés et atemporels. “Dans ce processus, il est naturalisé, c’est-à-dire vu comme quelqu’un qui est proche de la nature et dont les contributions renvoient surtout aux activités de bûcheron, cueillette, pêche et chasse, et à certaines techniques”.

� Câmara Cascudo affirme que “l’intelligence des anciens pé-ruviens égalaient le manioc au maïs au même niveau glorifi-cateur. Un vase en céramique, trouvé dans un cimetière pré-colombien de Sechura, représente le dieu de l’agriculture du pérou avec un pousse de maïs dans une main et une de ma-nioc dans l’autre, avec les tubercules pendants”. op.cit. p.108.

le plus fameux de ces mythes, la fille d’un chef indi-gène tombe enceinte sans contact masculin. Le chef, qui veut punir le responsable du déshonneur de sa fille et réparer l’offense, commence par la supplier de dénoncer le coupable, puis il la menace et enfin la punit sévèrement, en vain. Elle résiste aux châ-timents, et continue de soutenir qu’elle n’a jamais eu de relation avec personne. Le chef décide alors de la tuer, mais il fait un rêve, où un homme blanc apparaît et lui demande de renoncer à la punir, par-ce qu’elle dit la vérité. Après neuf lunes, naît une fillette magnifique, dont l’extraordinaire blancheur surprend la tribu, ainsi que les peuples voisins, qui se pressent pour voir ce bébé d’une race nouvelle et inconnue. La fillette, appelée Mani, marche et parle précocement, mais elle meurt après sa première an-née, sans présenter de signe de maladie ou de souf-france. On l’enterre dans la maison où elle était née, comme le veut la coutume de son peuple. Passé un certain temps, une plante poussa sur sa tombe, une plante complètement inconnue, qu’on se garda d’arracher. La plante a poussé jusqu’au jour où une fente s’est ouverte dans la terre, dévoilant à la tribu des racines blanches et fortifiées, à l’endroit où gi-sait la fillette. D’où le nom de «Mani-oca» attribué à

Tandis que l’igname est d’origine africaine, le manioc est natif du

sud-ouest du bassin amazonien, au Brésil. Selon les spécialistes, le

manioc a été domestiqué en Amazonie il y a quatre

ou cinq mille ans.

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la racine, autrement dit «maison de Mani», puisque oca signifie maison en tupi-guarani.5

Le manioc était à la base de deux éléments incontournables de l’alimentation indigène : la fa-rine et les beijus. La farine était le produit principal et essentiel qui accompagnait tout ce qui était co-mestible, de la viande jusqu’aux fruits. Les beijus produisaient des boissons, en plus de servir comme provision pour les voyages, les guerres, la chasse et la pêche, ainsi que de monnaie de troc et d’offrande aux amis.6 Gabriel Soares de Souza, voyageur por-tugais qui rédigea en 1587 un “Traité descriptif du

5 CASCUDO, L. C. Dicionário do folclore brasileiro (Dictionnaire du folklore brésilien). São Paulo : Global, 2000. L’auteur signa-le l’existence d’autres légendes sur l’origine du manioc.

6 CASCUDO. História da Alimentação no Brasil (Histoire de l’Ali-mentation au Brésil). op. cit. p. 104. Selon l’auteur, cette prati-que a survécu au XXe siècle, car Rondon, lors de son voyage dans l’intérieur du Pays, aurait reçu, en 1928, un morceau de beiju d’une vielle femme pianokoto.

Brésil”, raconte comment on préparait ces racines : “une fois lavées, elles sont râpées sur une pierre ou une râpe à cet effet, et après avoir été dûment râpées, elles sont pressées dans une presse à pal-mier, nommée tapitim, afin d’enlever toute l’eau. Il en résulte une pâte sèche, à partir de laquelle est faite la farine. La farine est cuite dans un récipient spécial, sur lequel ils étendent la pâte, qu’ils met-tent à sécher sur un feu, pendant qu’une indienne la retourne avec une sorte de cuillère, comme si elle préparait une confiserie, jusqu’à ce que la pâte soit sans la moindre humidité et alors seulement, elle prend un aspect semblable à celui du cuscuz, en plus blanc, et c’est sous cette forme qu’on la mange. C’est très sucré et savoureux.”7

7 SOUZA, Gabriel Soares de. Tratado descritivo do Brasil em �587 (Traité descriptif du Brésil en 1587). 4ª ed. São Paulo, Compan-hia Editora Nacional et Maison d’édition de l’USP, 1971.

Hutte des Apiaká. Avril 1828. Hercules Florence.

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46 Textes du Brésil . Nº 13

Parmi les dérivés du manioc très utilisés par certaines tribus, celle des tupinambás, par exem-ple, on citera le cauim, une boisson fermentée, uti-lisée à l’occasion des fêtes et des rituels. Certains voyageurs Européens goûtèrent au cauim, comme le prêtre français Yves d’Evreux, qui en but au Ma-ranhão, au début du XVIIe siècle. Lorsqu’ils décou-vrirent que la fabrication du cauim passait par la mastication8 du manioc par les femmes tupinambá, puis par sa fermentation dans des pots, la plupart des européens ont renoncé à en consommer. Mais c’était le rituel de consommation du cauim, plus encore que sa production, qui indignait les Euro-péens. Il était consommée à l’occasion des “caui-nages”, fêtes rituelles où les Indiens ivres de cauim commettaient, aux yeux des colonisateurs, de gra-ves péchés, comme la luxure et l’anthropophagie. Les religieux Européens se sont donc efforcés de combattre cette manifestation culturelle indigène, en se concentrant surtout sur l’évangélisation des

8 La salive de la mastication aide à transformer l’amidon en su-cre, par fermentation, causant la production de gaz et la sen-sation d’élévation de température de la boisson.

femmes, puisque c’était elles qui plantaient, culti-vaient et mâchaient le manioc, et fabriquaient les récipients pour le stockage du cauim, qu’elles-mê-mes distribuaient lors des cérémonies.

Les qualités du manioc ont très vite conquis les colonisateurs portugais, pour qui la racine est devenue tellement indispensable qu’ils en faisaient un usage quotidien. Le manioc était synonyme de réserves, de provisions, de ressources. Dans le troi-sième quart du XVIe siècle, Pero Magalhães Gan-davo érit : “on y mange, en lieu et place du pain, la farinha-de-pau. C’est une farine fabriquée à partir de la racine d’une plante, nommée manioc, qui est comme l’igname.”9 Son utilisation s’est répandue, y compris chez les plus riches, comme chez les trois premiers gouverneurs-généraux du Brésil, Thomé de Souza, D. Duarte da Costa et Mem de Sá, qui te-naient à avoir de la farine de manioc fraîche, prépa-rée tous les jours, en remplacement de la farine de blé, pour produire leur pain.10 La culture de farine de manioc a eu un tel succès auprès des Luso-bré-siliens qu’ils en ont tiré quantité de mets délicats comme la farine, la mingau, le beiju et le tucupi. Elle s’est développée surtout sur le littoral, puisque les conditions sur le plateau étaient moins favorables pour en produire à une échelle suffisante�� au ra-vitaillement d’un centre de peuplement plus stable que ne l’étaient les noyaux primitifs indigènes.

L’Européen au Brésil étendait ses plantations de manioc et faisait broyer les racines dans des moulins à farine, où des machines de fer rempla-çaient celles en bois.12 Mais la technique de culture indigène demeurait –et demeure toujours, d’une certaine façon– la même. Une partie de la forêt nati-

9 Pero de Magalhães Gandavo, Tratado da terra do Brasil (Traité de la terre du Brésil), História da Província Santa Cruz (Histoire de la Provence de Santa Cruz), Anuário do Brasil (Annuaire du Brésil), Rio de Janeiro, 1924.

10 CASCUDO. História da Alimentação no Brasil. op. cit. p. 104.�� Ibid. p. 205.12 Ibid. p. 105.

Les qualités du manioc ont très vite conquis les colonisateurs portugais,

pour qui la racine est devenue tellement indispensable qu’ils

en faisaient un usage quotidien. Le manioc était

synonyme de réserves, de provisions, de ressources.

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ve était rasée, généralement par le biais d’incendies, et le manioc était planté à l’arrivée des premières pluies. Après avoir utilisé la terre durant quelques années, celle-ci était abandonnée pour faire une nouvelle plantation ailleurs. Selon Sérgio Buarque de Holanda, “dans la fabrication du manioc, qui fut le produit natif le plus rapidement adopté par une majorité de la population européenne de la co-lonie, au point de remplacer le pain de blé, il n’y aurait aucun autre progrès sensible que l’emploi de la presse à raisin aux côtés du tipiti (panier de paille).13

Contrairement à ce qu’avait suggéré Fernand Braudel, qui, en étudiant les plantes américaines, avait affirmé que le manioc ne servait de base qu’aux “cultures primitives et régulièrement médiocres”, des spécialistes ont souligné la contribution du ma-nioc à l’économie coloniale durant ses premiers siècles. Exporté vers les colonies africaines, le ma-nioc et ses dérivés souhaitaient “la bienvenue” aux Noirs captifs, bien avant qu’ils ne soient embarqués sur les navires négriers qui croisaient l’Atlantique Sud, reliant les parties africaine et américaine de l’Empire portugais. En plus de nourrir les marins, le manioc permettait d’augmenter la ration alimen-taire distribuée aux Africains, diminuant ainsi la mortalité des esclaves pendant la traversée. Luiz Felipe de Alencastro rapporte que chaque esclave recevait chaque jour 1,8 litre de manioc durant les traversées au XVIIe siècle, la même quantité que celle consommée par les indiens rameurs de l’Ama-zonie. Il s’agissait, par conséquent, d’un probable modèle alimentaire dans l’univers du travail obli-gatoire de l’Atlantique portugais.

Vers la fin du XVIe siècle-début XVIIe, l’ex-portation du manioc brésilien vers l’Afrique avait

13 HOLANDA, S. B. Caminhos e Fronteiras (Chemins et Frontiè-res). Rio de Janeiro : José Olympio, 1957. p. 205. En contrepar-tie, on observe à partir du XVIIe siècle, la dissémination de la culture du blé sur les plateaux du sud et du sud-est brési-liens.

une double fonction dans l’entreprise coloniale. De ce côté-ci de l’océan, elle favorisait le désenclave-ment économique des régions de Rio de Janeiro et de São Vicente, au point que plusieurs cultivateurs sont devenus propriétaires de moulins à sucre, grâ-ce au travail forcé indigène. De l’autre côté de l’At-lantique, l’exportation du manioc permettaient aux prédateurs et trafiquants d’Africains d’étendre leur rayon d’action. Toujours selon le même historien, c’est à cette époque que “Luanda se transforme en un énorme port de commerce négrier, parce qu’elle produit, importe et stocke les aliments nécessaires à l’approvisionnement de lots continus de gens cap-turés dans l’intérieur du pays pour être déportés outre-mer”. Les exportations de manioc, nonobs-tant, déclinent au long du XVIIe siècle, à cause de la mobilisation contre l’occupation hollandaise du Nord-Est brésilien et le transfert de la culture du manioc vers l’Afrique.

Vers la même époque, dans la région amé-ricaine de l’Empire Lusitanien, se développaient les bandeiras, entradas et monções – expéditions qui visaient à «domestiquer» l’intérieur du continent américain. Cette tâche herculéenne n’aurait pu aboutir si ces explorateurs n’avaient pas incorporé les mœurs indigènes leur permettant de s’adapter à l’environnement. En ce sens, l’inclusion du ma-nioc à leur menu quotidien a été décisive. Dans leur marche vers l’ouest, les bandeiras, qui remontaient les fleuves à partir de São Paulo, dépendaient pour se nourrir de la farine produite par leurs cultures de manioc. Les expéditions assuraient leurs arriè-res, en conservant derrière elles des campements, garnis de quelques blancs et d’une patrouille indi-gène. Ceux-ci plantaient du manioc et en faisaient de la farine, avec laquelle ils approvisionnaient les compagnons qui continuaient leur avancée. Ces lieux de production de manioc allaient devenir des points de repère relativement connus dans l’entre-lacs des chemins des explorateurs. La farine était consommée par tous, Portugais et Indiens, quel

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que fut leur grade.�� L’importance du manioc dans l’imaginaire alimentaire du Brésilien du XIXe siè-cle est bien résumée par l’épisode suivant : deux voyageurs Européens, fatigués et assoiffés, perdus à proximité du fleuve São Francisco, croisent un ha-bitant de la jungle brésilienne, et lui demandent où ils pourraient se désaltérer. Celui-ci répond: “Là-bas ! On y trouve tout ce qu’il faut : de la farine et de l’eau !”15

L’ancien système colonial, modèle économi-que où les métropoles européennes possédaient l’exclusivité des exportations et importations de leurs colonies, a été la cause de diverses crises d’ap-provisionnement de vivres dans l’Amérique Portu-gaise. La législation imposée aux colonies dénote bien le souci de favoriser les activités rentables, qui servent à justifier l’entreprise de type commercial fondée sur la monoculture16 . La production vi-vrière destinée à la colonie en propre n’a préoccupé les autorités lusitaniennes que lors des crises de vi-vres, où la responsabilité de l’approvisionnement retombait sur les conseils municipaux et les élites locales. De nombreux moulins à sucre possédaient donc des cultures vivrières annexes, qui leur per-mettaient de s’auto-approvisionner. La Couronne

�� CASCUDO. História da Alimentação no Brasil. op. cit. p. 108. Sérgio Buarque de Holanda, nonobstant, affirme que lors des “premières expéditions dans le sertão sauvage, il était totalement impossible de transporter les pousses de manioc nécessaires à la culture dans les campements où il n’existait pas déjà des tribus de cultivateurs. Premièrement, en plus des difficultés du transport du manioc, à cause de la place qu’il occupait dans les bagages, les pousses perdent évidement très vite leur capacité à germiner. Ensuite, parce qu’une fois la culture établie, il était nécessaire d’attendre au minimum un an pour obtenir une récolte satisfaisante. D’un autre côté, le maïs, sous forme de grains, prenait beaucoup moins de place, et était donc plus facile à transporter sur de longues distances. Il offrait en plus l’avantage de commencer à produire à peine cinq ou six mois - voire moins -, après la semence”. op. cit. p. 222.

15 CASCUDO. História da Alimentaçao no Brasil. op. cit. p. 106.16 LINHARES, M. Y. ; TEIXEIRA SILVA, M. C. História da agri-

cultura brasileira (Histoire de l’agriculture brésilienne). São Paulo : Brasiliense, 1981. p. 117.

Portugaise stipulait, dans la charte royale du 11 jan-vier 1701, que les maîtres devaient donner congé à leurs esclaves les samedis, pour que ces derniers puissent travailler à leurs propres cultures et sub-venir à leurs besoins.17

Là où la production des éléments de base né-cessaires à l’agro-exportation n’était ni possible, ni rentable, le maître pouvait se soustraire à son obli-gation de nourrir ses esclaves. Il fallait trouver la nourriture ailleurs, d’où l’expansion de la culture du manioc, surtout dans ces régions à la périphérie du centre dynamique de l’économie coloniale brési-lienne. Les zones du Brésil sans activités agro-expor-tatrices s’inséraient dans la division du travail déjà mondialisée, par l’intermédiaire de la production de biens de consommation et de leur fourniture aux régions plus puissantes. C’est le cas, par exemple, de la production de farine de manioc dans la région de Paranaguá, qui était vainement exportée vers São Paulo, Santos, Rio de Janeiro, le Nord du Bré-sil et la colonie de Sacramento, “au détriment des habitants de Paranaguá [...], car on craignait que la farine, déjà rare, ne se fasse plus rare encore”, selon un dirigeant local.18 En effet, à cause de la fluctua-tion des prix des denrées alimentaires de première nécessité, il y avat des signes fréquents d’agitation populaire, qui préoccupaient les dirigeants. Dans ce contexte, le Juge (également dénommé Inspecteur Almotacé) avait une importance capitale. Ce magis-trat aux privilèges et aux pouvoirs étendus, élu par le Conseil municipal, veillait à l’approvisionnement de sa circonscription. Il fixait les prix, contrôlait leur application, de même qu’il inspectait la qualité des produits et l’étalonnage des mesures.

Encore au XIXe siècle, la technique rudimen-taire de culture du manioc était pratiquement iden-tique à celle héritée des Indiens, qui n’était possible d’ailleurs qu’en raison de l’immensité des terres

17 LINHARES, M. Y. ; TEIXEIRA SILVA, M. C. op. cit. p. 120.18 WESTPHALEN, C. M. As farinhas de Paranaguá (Les farines du

Paranaguá). Rio de Janeiro ; APEC, 1976. P. 74.

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Manioc – Libre-Marché. Alexandre Tokitaka / Pulsar Imagens

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Manioc frit. Alexandre Tokitaka / Pulsar Imagens

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disponibles au Brésil. A la publication de la «Lei de Terras» (Loi sur les Terres), en 1850, l’État s’octroie à lui-même la propriété des terres dévolues. La terre, principalement la terre fertile, se transforme alors en marchandise hautement valorisée. Cette loi doit être appréhendée dans le cadre de la tentative de “modernisation” du pays. Dans la perspective de l’abolition de l’esclavage, cette mesure permettait au Gouvernement de distribuer les terres aux im-migrants européens, dont le «travail et les mœurs» étaient jugés très supérieurs à ceux des Africains par les élites locales. Le projet de modernisation du milieu du XIXe siècle opère une transformation significative dans la structure agroalimentaire na-tionale, puisqu’il inaugure une nouvelle forme de propriété (la petite unité de production), une nou-velle unité économique (la famille), un nouveau type de rapport de production (entre le cultivateur indépendant et l’État) ainsi qu’un nouveau mode

de production (par le biais des techniques appor-tées par les immigrants étrangers).19

En dépit de toutes ces transformations, le ma-nioc n’a jamais été supplanté en tant qu’ingrédient essentiel aux habitudes alimentaires des Brésiliens de toutes les régions. Sa farine accompagne le chur-rasco gaúcho jusqu’au gibier et poisson dans le Brésil central et de l’Amazonie, en passant par le pirão20 du littoral. Le manioc n’est absent d’aucun marché du Brésil, quelle que soit la région. Transformé en produit de consommation de masse, on le mange sous la forme de bâtonnets frits, servis en amuse-gueule, dans tous les bars du pays. Récupéré par les grands chefs, le manioc figure aussi au menu des restaurants huppés, soit comme garniture, soit comme l’ingrédient de recettes sophistiquées. Dé-gusté sous des formes nouvelles ou traditionnelles, partout dans le pays, le manioc –“le roi du Brésil” comme l’appelle Câmara Cascudo– est l’aliment qui fait la liaison dans la cuisine brésilienne. Gilberto Freyre donne une belle définition de cette contri-bution majeure des indigènes à la formation des habitudes alimentaires du Brésilien : “Nombreux sont les produits qui étaient préparés jadis par les mains rougies de la femme indienne, et qui conti-nuent toujours d’être préparés aujourd’hui, par les mains blanches, métisses, noires et mulâtres de la femme brésilienne, toutes origines et sangs confon-dus. La femme brésilienne a appris avec l’indienne à faire avec le manioc quantité de mets délicats”. On peut donc affirmer que c’est dans le manioc que se trouve une partie significative des racines de la culture alimentaire brésilienne.

Bruno Miranda ZétolaDiplomate ; Docteur en Histoire de l’Université

Fédérale du Paraná (UFPR).

19 Santos, C. R. A. História da Alimentação no Paraná (Histoire de l’Alimentation au Paraná). Curitiba, Fondation Culturelle, 1995. 73.

20 N. D. T. : Bouillie épaisse de farine de manioc grillée.

En dépit de toutes ces transformations, le manioc n’a jamais été supplanté

en tant qu’ingrédient essentiel aux habitudes

alimentaires des Brésiliens de toutes les régions.

Sa farine accompagne le churrasco gaúcho

jusqu’au gibier et poisson dans le Brésil central et de

l’Amazonie, en passant par le pirão du littoral.

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Alexandre Menegale

Une douce Histoire du Brésil

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Alexandre Menegale

Une douce Histoire du Brésil

Douceurs en compote. Iolanda Huzak / Pulsar Imagens

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Les sucreries brésiliennes naissent pratique-ment en même temps que le pays, avec la culture de la canne à sucre, les moulins à

sucre et les senzalas�.A l’image des miettes de pain semées dans la

forêt par les personnages du petit Poucet, notre His-toire est saupoudrée de tant de quindins, confitures, compotes et fruits cristallisés, que nos sucreries per-mettraient à elles seules de retracer un panorama chronologique complet de notre peuple, depuis les débuts jusqu’aux aux plus récentes manifestations de la pâtisserie nationale la plus raffinée. Ainsi l’em-pereur D. Pedro II préférait-il la compote de figue fraîchement préparée aux obligations et affaires de la Cour. Quant à Rui Barbosa, il ne résistait pas à une bonne cuillerée de compote de patate douce. Et que dire de João Goulart, et de Jorge Amado, ama-teurs invétérés des confiseries à la noix de coco ? Ou de l’ancien président Juscelino Kubitschek, qui ne refusait jamais une baba-de-moça, ou encore des compositeurs Roberto Carlos et Chico Buarque, qui ont sans erreur possible puisé leur inspiration entre deux portions généreuses de compote de potiron !

Quelle est donc l’origine de cette facette for-tement sucrée de notre mélange, en matière de gastronomie, et qui marque vigoureusement le mé-tissage brésilien ? Les historiens affirment que le su-cre, obtenu après l’évaporation du jus de la canne à sucre, a été découvert en Inde, aux environs du IIIe siècle. Mais ce sont les Arabes qui l’auraient intro-duit à grande échelle dans l’alimentation, en créant les amandes et les noix sucrées, en plus des compo-tes de figue et d’orange. Déjà, au XVe siècle, ayant conquis la Péninsule Ibérique, les mêmes Arabes ont inclus la canne à sucre parmi les aux boutures de plantes qui allaient produire les fruits utilisés des futures sucreries. Après être passée par l’Espa-gne et le Portugal, la canne à sucre arrive en Améri-que, grâce à nos découvreurs. Et voilà : l’invasion la

� N. D. T. : Senzala – logement des esclaves, par opposition à la casa grande, où logeaient les maîtres.

plus sucrée et la plus douce de l’histoire brésilienne était sédimentée, pour fonder une culture qui allait se perpétuer au cours des siècles à venir.

Plutôt que simplement décrire des recettes consacrées, ou des goûts qui peuplent nos souve-nirs, ou encore discuter l’origine d’une certaine alchimie, j’ai décidé de tourner les pages caraméli-sées par le temps. Je me suis laissé surprendre par la communion anthropologique-gastronomique des saveurs. Avant même d’avoir un empereur, on s’était déjà rendus aux compotes, aux gâteaux et aux friandises, avec leurs formes et adaptations locales que leur avaient données les premiers Por-tugais débarqués sur ce littoral.

Bien des sucreries considérées aujourd’hui comme brésiliennes sont en fait d’origine portu-gaise. Écoutons une savoureuse histoire à ce pro-pos. Il était courant dans les couvents d’outre-mer d’amidonner les habits des sœurs avec du blanc d’œuf. Mais que faire de tout le jaune qui restait ? Les religieuses, imaginatives, ont alors commencé à en faire des quindim, des bom-bocado, des flans, du papo-de-anjo et du manjar, afin de résorber cet-te abondance bénie en ingrédients. Après des gé-nérations, nous en sommes toujours à nous gaver des mêmes sucreries, bien que les brésiliens soient nombreux à se croire pionniers dans le doux art de la confiserie.

Sans même parler des autres invasions euro-péennes et de leurs contributions respectives à l’en-richissement de notre confiserie, nous avons récu-péré la communion de la tradition lusitanienne à travers les fruits brésiliens. Un chaînon essentiel dans la production de sucrerie nous vient alors immédiatement à l’esprit : les confiseuses noires, ti-rées de la senzala pour être placées dans les cuisines des sinhás (maîtresses de maison). Elles apportaient avec elles la farine de manioc, le fubá, la citrouille et le cará. La région géographique concernée par nos propos correspond en gros à Pernambuco, à Ala-goas et à l’arrière-pays de São Paulo.

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Rapadura versée dans le moule. Photo : João Rural

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Dans les moulins de canne à sucre de l’intérieur de Pernambuco, de Paraíba, d’Alagoas et du Maranhão, ainsi que dans les maisons de Recife, São Luiz et Maceió, les cuisinières Noires deviennent les véritables alchimistes d’une cuisine régionale en formation.

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Vendeuses de génoises. J. B. Debret (1826). Source : Musées Castro Maya – IPHAN / Minc – MEA 0203

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Nous savons que les fruits formaient depuis très longtemps la base des desserts –depuis la loin-taine Babylone jusqu’aux cours françaises et italien-nes. On peut imaginer à quel point les Portugais, qui mélangeaient le miel aux fruits avant que l’uti-lisation du sucre ne devienne courante, ont été en-chantés par les possibilités de nos pulpes, partout généreuses dans ce pays à peine découvert : ambro-sias, compotes de potiron, banane et orange, cocada, meringue, tapioca et bien d’autres nectars.

A l’époque coloniale, la cajuada (pâte de cajou) ou la goiabada (pâte de goyave) reçoivent leur let-tres de noblesse, puisqu’elles sont considérés chez le maître d’esclaves comme les deux plus beaux desserts. C’est au même moment que les arômes de bananes frites, roulées dans la cannelle, commen-cent à envahir les demeures, et que la mélasse est fondue avec la farine de macaxeira (manioc).

Dans les moulins de canne à sucre de l’inté-rieur de Pernambuco, de Paraíba, d’Alagoas et du Maranhão, ainsi que dans les maisons de Recife, São Luiz et Maceió, les cuisinières Noires deviennent les véritables alchimistes d’une cuisine régionale en formation. Sans parler de l’état de Bahia, où la tra-dition blanche est à peine perceptible aujourd’hui dans les ragoûts salés, tant elle a été supplantée par les condiments africains des cuisinières Noires.

On assiste au couronnement de la mélasse, alliée à la farine, au cará ou au fruit de l’arbre à pain. La recette portugaise très traditionnelle du riz au lait gagne une version nationale en devenant riz au lait de coco. La tapioca inaugure son règne à l’heure du thé chez le patriarche : seule ou accom-pagnée de pamonha, de beiju, de couscous et de co-cada (gâteau de coco). On note aussi l’apparition du pé-de-moleque (à la noix de cajou), de la canjica et des boulettes de maïs.

Bien que l’on ait déjà identifié les origines de la majorité de ces sucreries, de nombreuses recettes se disputent encore âprement l’authenticité du gâ-teau «Souza Leão» – qui règne toujours en maître au Pernambuco.

Les gâteaux, toujours eux : les premières re-cettes de gâteau de mariée et les fameuses pyrami-des de sucre qui trônent au centre des plus nobles tables viennent tout droit du Portugal. Il en va de même pour l’art de la décoration : on voit apparaî-tre des lettres et des dessins tracés avec de la can-nelle, des broderies sur les nappes et les serviettes, ainsi que différents formats de boîtes, d’ornements et de découpes de papier. A ce propos, citons enco-re une tradition du Brésil Colonial : lors des proces-sions religieuses, les fidèles portaient des plateaux entiers de sucreries, qu’ils offraient gratuitement à ceux qui représentaient les figures bibliques. C’est de là que viendrait l’une des premières suspicions et accusations de judaïsme au Saint Office : a cours d’une procession, un homme aurait offert des bon-bons qui représentaient des figures juives.

Au fil du temps naquit l’un des alliés les plus enchanteurs de la culinaire et, disons-le, des ha-bitudes de la civilisation moderne : le glaçon. Dès lors, les fruits brésiliens présents dans les gâteaux, les confitures et les flans, servis encore chauds, in-tègrent de nouvelles saveurs et techniques pour se transformer en glace. Consommés sous forme de crème les jours de grande chaleur, ils ravissaient la vue autant que le palais.

Débordant les frontières des riches demeures des plantations et des moulins à sucre, les glaces sont devenues l’emblème des premières confiseries des grandes villes du Brésil. Cette gourmandise a failli entraîner la disparition des fumants et déjà classiques desserts patriarcaux, en plus de discré-diter les bouillantes tasses de thé servies avec du fromage du sertão2 sur du pain grillé. Selon les his-toriens, les journaux de la première moitié du XIXe confèrent aux glaces un aura de péché: l’accès aux pâtisseries, jusqu’alors restreint à la clientèle mas-culine, s’ouvre aux premières jeunes filles.

2 N. D. T. : Sertão – zone semi-aride qui correspond grosso modo à l’arrière pays de la partie nord-occidentale du Brésil.

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Les années se suivent, et l’arrivée d’immi-grants de tous les coins d’Europe répand comme du pollen les gènes des traditions pâtissières an-glaise, française et allemande, pour ne citer que celles-là, qui incorporent, modifient et adaptent d’une façon nouvelle et brésilienne leur talent pour le sucré. A l’heure actuelle, le sucre blanc raffiné est le plus consommé, mais c’est le sucre candi, sans raffinage, qui l’emporte s’agissant de préparer su-creries et compotes. Le sucre roux et la rapadura (cassonade) sont également utilisées dans certaines recettes traditionnelles. Nous vivons enfermés un dogme qui nous impose une dichotomie entre le plaisir et la culpabilité. Les bonbons, les tourtes, les biscuits, les confitures, les compotes, les mousses, les glaces et les gélatines font parties de notre ima-ginaire gustatif.

Nos souvenirs sont faits d’images, mais aussi d’arômes. Qui ne s’est jamais abandonné à la rêve-rie après s’être barbouillé les doigts d’un morceau de pâte de goyave fait maison ? Qui ne s’est jamais

senti le plus heureux des hommes en mordant sans timidité dans la crème d’une boule de berlin, si bien nommée sonho (rêve) au Brésil ? Ou encore, qui n’a jamais débordé d’un fier chauvinisme en savourant des gourmandises préparées avec des fruits bien brésiliens ? Quelle qu’en soit la raison, l’origine de la pâtisserie nationale réside par-dessus tout dans l’anthropologie, l’histoire et l’élucidation. Arrivé(e) à la fin de ce texte, restez avec nous : fermez les yeux et rappelez tous vos souvenirs les plus chers ; vous pouvez être sûr(e) que vous y trouverez au moins une friandise, dont l’image reviendra en mé-moire pour exprimer toute l’émotion ressentie en cet instant.

Alexandre MenegaleJournaliste

Article publié à l’orgine dans la revue Sabor do Brasil (Saveur du Brésil), MRE, 2004.

Fromage et goiabada (pâte de goyave). João Prudente / Pulsar Imagens

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La partie sud de l’Amérique du Sud avec la rose des vents. Diogo Homem, 1560.

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Adriano Botelho

La géographie des saveurs ou Essai sur la dynamique de la cuisine brésilienne

La culinaire d’un pays fait partie du style de vie de son peuple. Elle exprime aussi bien les facteurs physiques de sa géog-raphie que ses aspects humains, économiques, sociaux et

culturels. On peut, au moyen d’un processus “d’ingénierie inverse”, “déconstruire” une recette, pour retrouver les produits agricoles, les techniques de culture, les condiments utilisés et le type d’élevage dom-inants dans une région. On ne peut pas, cependant, réduire un plat à ses seuls aspects matériaux. On doit également entreprendre une “archéologie des saveurs”, c’est-à-dire déduire quels étaient les prin-cipaux types de climats et de sols, les groupes ethniques en présence, les flux migratoires, les influences extérieures, ainsi que les caractéris-tiques culturelles. Les recettes représentatives d’une culinaire permet-tent ainsi de découvrir de nombreux éléments de la géographie phy-sique et humaine d’une région. Et, comme dans une voie à double sens, la connaissance préalable des facteurs géographiques qui configurent une société donnée peut aider à expliquer ses habitudes alimentaires. Comme disait Sophie Bessis�: “Dites-moi ce que vous mangez, je vous dirais quel Dieu vous vénérez, sous quelle latitude vous vivez, dans quelle culture vous êtes né et à quel groupe social vous appartenez. Lire une cuisine, c’est partir dans un formidable voyage dans la con-

� Citation de Sophie Bessis extraite de l’article de Maria Eugenice Maciel, “Uma co-zinha à brasileira” (Une cuisine à la brésilienne), Estudos Históricos, n. 33, Rio de Ja-neiro, 2004.

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science que les sociétés ont d’elles même, dans la vision qu’elles ont de leur identité”.

Quand on parle de cuisine brésilienne (ou de cuisine italienne, française, chinoise, etc.), on fait référence aux formes culturellement établies d’un système alimentaire, composé d’un ensemble de techniques, de produits, d’habitudes et de compor-tements relatifs à l’alimentation. Ces formes ne sont nullement statiques, étant donné que les échanges, de plus en plus fréquents et intenses entre les diffé-rents peuples, modifient au fil du temps les sociétés où sont générées les culinaires. Comme le rappelle l’anthropologue Maria Eunice Maciel2, une cuisine ne peut ni être réduite à un simple inventaire ou répertoire d’ingrédients, ni convertie en formules et en combinaisons d’éléments cristallisés dans le temps et dans l’espace.

Depuis ses débuts, la cuisine brésilienne est très dynamique. Elle est le fruit de l’influence des différents groupes sociaux qui se côtoyaient, et se côtoient toujours (pas toujours de façon har-monieuse, dit au passage), au fil de notre histoire. Etant donné l’étendue du pays, la diversité de ses climats, de ses reliefs et de ses sols, ou encore la dif-férence de peuplement de ses diverses régions, on peut affirmer d’emblée que la culinaire brésilienne est marquée par une grande diversité, qui se traduit, au plan géographique, par des “plats régionaux ty-piques”. Paradoxalement, notre culinaire est égale-ment marquée par une relative homogénéité, avec de légères variations régionales, de l’alimentation quotidienne de la majorité des brésiliens, qui est dominée par le couple riz-haricots et son accom-pagnement : farine de manioc, salades et viande (bœuf, porc, volaille ou poisson).

Une géographie des saveurs du Brésil de-mande la prise en compte des aspects culinaires qui relèvent aussi bien des plats typiques (diver-sité) que de l’alimentation quotidienne (homogé-

2 Maciel, Maria Eunice. “Uma cozinha à brasileira”, Estudos Históricos, n. 33, Rio de Janeiro, 2004.

néité). En outre, comme on ne saurait envisager la cuisine brésilienne sous les seuls traits des recettes traditionnelles, sans contrarier les propos cités plus haut, nous la présenterons aussi en tant que mani-festation socioculturelle et partie intégrante d’un processus dynamique qui reflète les transforma-tions de toute une société. Ainsi nous proposons-nous d’analyser la géographie culinaire du Brésil.

Les plats typiques:La géographie de la diversité

Si l’on feuillette un livre de cuisine brésilien-ne, on est immédiatement frappé par la diversité régionale qui s’exprime dans les différentes recettes typiques de chaque cuisine. En voici des exemples : le barreado et le Arroz-de-carreteiro du Sud ; la moqueca (capixaba, avec des bananes «de la ter-re»), le tutu de feijão, la feijoada, le feijão-tropeiro du Sud-Est ; la tapioca, la carne-de-sol avec baião-de-dois, la paçoca de viande salée, la buchada de bode, la galinha à cabidela, le bobó de camarão, le sarapatel, le vatapá et l’acarajé du Nord-Est ; le pato no tucupi, la maniçoba, le tacacá du Nord ; le riz au pequi, le tutu aux saucisses, la guariroba, la mojica et le pacu rôti du Centre-Ouest.

Chacune de ces recettes révèle un style de vie, un type de relation entre l’homme et son le milieu géographique, qui se sont développés au fil des siècles et qui ont reçu les influences diverses de groupes ethniques distincts. La proximité des mers et des fleuves, le caractère méditerranéen, le type de climat, l’intensité de la présence des cultures in-digène, africaine et européenne, l’activité économi-que et le degré de développement des moyens de communication, sont autant d’éléments sociogéo-graphiques qui contribuent à la formation d’une cuisine régionale.

Une observation : à partir de l’étude des cui-sines régionales du Brésil, on peut conclure à l’exis-tence d’une grande diversité physique et culturelle à l’intérieur de chacune des cinq macrorégions ad-

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Baiana préparant l’acarajé. Christian Knepper (Embratur)

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ministratives définies par l’IBGE (Institut Brésilien de Géographie et de Statistique). Notre concept de région s’écarte donc de sa définition classique, éla-borée par la tradition française de la Géographie, qui a fait de cette unité d’analyse un élément fonda-mental de la discipline.

Quand on parle de cuisine nordestina3, par exemple, il faut rappeler que la région compte au moins deux culinaires biens distinctes : celle du lit-toral et celle de l’intérieur des terres.

La première de ces culinaires a son origine dans la civilisation du sucre du XVIe siècle. Elle a comme fondement les contributions des groupes sociaux présents sur le littoral du Nord-Est, à sa-voir, surtout, les esclaves africains et leurs maî-tres portugais, propriétaires des moulins à sucre et des plantations, ainsi que les fonctionnaires de la couronne et les commerçants. La forte intensité des contacts avec l’Europe, par l’intermédiaire du commerce du sucre, doit aussi être prise en compte dans l’analyse des caractéristiques de la culinaire du littoral au Nordeste. Les recettes traditionnelles du vatapá, de l’acarajé, du cururu – préparées avec des condiments venus d’Afrique – révèlent à la fois la forte présence africaine dans cette culinaire, et l’intensité des échanges commerciaux de produits entre le Brésil et le continent africain à l’époque co-loniale.

La deuxième culinaire, celle de l’intérieur des terres du Nordeste, est issue de l’élevage exten-sif de bovins et de caprins. Elle est marquée par le climat semi-aride et le régime intermittent des cours d’eau. Le poids de l’esclavage, moindre par rapport au littoral, a laissé place à une plus forte in-fluence indigène, aux côtés de la portugaise. Large-ment présentes, la carne-de-sol, préparée selon une technique de conservation portugaise, et la farine de manioc, vestige indigène dans l’alimentation du Brésilien, forment la base de l’alimentation à l’in-

3 N. D. T. : nordestina – relatif à la région du Nordeste brési-lien.

térieur du Nord-Est. La paçoca de carne-de-sol, -viande salée et séchée au soleil, mélangée à de la farine de manioc- est un exemple emblématique de cette combinaison.

La cuisine du Centre-Ouest révèle quant à elle les influences des flux de population établis dans cette région, presque toujours originaires d’autres parties du pays, et qui se sont mêlés aux éléments régionaux. On peut relever l’influence de la culinaire des états du Minas et de São Paulo dans l’état du Goiás, celle des régions Nord-Est et Nord dans l’état du Tocantins, et celle de l’état de São Paulo dans celui du Mato Grosso do Sul.

La Région Nord fonde sa culinaire sur les poissons et le manioc, et sur des fruits typiques, comme l’açaí et la noix du Brésil, abondamment employés. L’omniprésence du réseau hydrographi-que et la forte présence de la culture indigène ex-pliquent en partie les particularités de cette cuisine. Le tucupi, par exemple, est un élément typique de la culinaire du Pará, fait avec du manioc sauvage et du jambu (Wulffia stenoglossa), verdure typique aux propriétés anesthésiantes, qui provoque un léger tremblement de la langue. Le tucupi et le jambu se retrouvent dans deux mets fins et typiques : le ta-cacá (plat à base de crevettes) et le pato no tucupi (canard au tucupi).

La cuisine typique du Sud-Est du Brésil est, elle aussi, d’une grande diversité. Dans l’état d’Es-pírito Santo, ce sont les poissons et les fruits de mer qui forment la base de cuisine traditionnelle, dont le plat le plus connu est la moqueca capixaba. La cuisine caractéristique de Minas Gerais et de São Paulo a, quant à elle, été fortement influencée par l’activité commerciale interne de sa population, à la période coloniale . Le feijão-tropeiro est son expres-sion la plus caractéristique : des haricots mélangés à de la farine de manioc, des lardons, des saucis-ses, des œufs, de l’ail et de l’oignon agrémentés de quelques condiments. C’était l’aliment de base des conducteurs de troupeaux de mules, qui assuraient le flux commercial entre la région centrale du pays,

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le littoral de Rio de Janeiro et le Sud, ceux-là même qui fournissaient traditionnellement le bétail, sur pieds ou sous forme de viande salée prête pour l’ex-portation. L’utilisation de légumes, de fruits et de tubercules natifs est très marquée dans la culinaire de Minas Gerais, de même que la viande de bœuf, de porc et de volaille. A l’inverse, la culinaire de Rio est marquée par l’influence portugaise, princi-palement dans la consommation de morue. Un des points forts de la cuisine de Rio est la feijoada com-plète, devenue plat d’exportation et symbole de la cuisine brésilienne.

Le Sud du Brésil dévoile, dans sa culinaire, l’élément humain qui a caractérisé son occupation : la présence portugaise à l’extrême sud et sur le lit-toral, l’allemande et l’italienne dans la zone monta-gneuse du centre-nord, ainsi que la slave dans l’état du Paraná. Dans l’extrême sud, frontière nord de la Pampa, que Fernand Braudel dénommait la “civili-sation de la viande”, l’élevage extensif a déterminé la consommation généralisée de viande bovine sous la forme de churrasco (viande grillée). Les origines portugaises de la culinaire du littoral des états de Rio Grande do Sul, Santa Catarina et Paraná res-sortent dans les plats à base de poissons et fruits de mer et aussi dans le barreado, plat typique du littoral du Paraná, composé de viande longuement mijotée dans une casserole en terre glaise et servie avec du riz et de la farine de manioc. La présence d’immigrants allemands et italiens, le climat sub-tropical de la région montagneuse de Santa Cata-rina et du Rio Grande do Sul ont, ensemble, donné à la cuisine locale le vin, le blé, et de nombreuses recettes européennes.

La diversité culinaire à l’intérieur même des régions et des macro-régions est due à la combinai-son, au long de l’histoire, d’éléments géographiques, sociaux et culturels. Elle est l’expression élaborée de l’identité des Brésiliens qui vivent aux quatre coins du pays. Au delà de la culinaire régionale, expres-sion d’une diversité, la cuisine brésilienne est aussi un facteur d’unité nationale, à travers l’identifica-

tion du binôme feijão com arroz (riz-haricots) au plat quotidien typique du Brésilien, autrement dit, à un composant de l’identité nationale.

Le riz-haricots quotidien

Au delà des différences régionales, le plat quotidien présent sur presque toutes les tables du pays est constitué par le binôme riz-haricots, ac-compagné d’une salade, d’une viande quelconque et de farine de manioc. Le dictionnaire de langue portugaise Aurélio défnit le couple feijão-com-arroz comme “celui de tous les jours ; le commun ; l’habi-tuel”. Il s’agit d’un véritable pilier de l’identité na-tionale, sur lequel s’appuie tout le peuple du pays, du nord au sud.

Le haricot est un aliment de base pour le Bré-silien. La culture de ses diverses variétés était déjà connue, aussi bien dans le Brésil d’avant Cabral qu’en Europe ou en Afrique. Aussi son assimila-tion par la cuisine brésilienne a-t-elle rencontré peu d’obstacles. Selon des chiffres de l’EMBRAPA (ins-titut brésilien de recherches agricoles), la moyenne actuelle de consommation de haricot par Brésilien est de 12,7 kg par an. Selon une enquête réalisée par DataFolha dans la commune de São Paulo, 34% des personnes interviewées ont spontanément répondu que leur plat préféré était le riz-haricots, et 76% ont affirmé qu’ils en mangeaient assidûment. La pré-férence du consommateur varie selon la région et,

La diversité culinaire à l’intérieur même des

régions et des macro-régions est due à la combinaison,

au long de l’histoire, d’éléments géographiques,

sociaux et culturels.

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Le binôme riz-haricots est la base de l’alimentation du brésilien, au delà de toutes les différences régionales et sociales.

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principalement, en ce qui concerne la couleur et le type de grain.

Le riz-haricots fournit une alimentation riche en protéines. C’est l’ingrédient principal de la diète des plus défavorisés. Comme le haricot commun est cultivé toute l’année, dans la majeure partie des états brésiliens, il est constamment offert sur le marché. On le plante en permanence, que ce soit avec une technique rudimentaire, comme dans les cultures de subsistance, ou bien plus développée. Il est important de noter que la culture du haricot est assez accessible aux petites exploitations familia-les, puisqu’elle se satisfait de peu de technologie et d’une main-d’œuvre familiale. Elle se situe donc à l’opposé de la monoculture latifundiaire tradition-nelle de la canne à sucre ou du soja.

La région Sud vient en tête dans la production nationale de haricots, suivie des régions Sud-Est, Nord-Est, Centre-Ouest et Nord, par ordre décrois-sant. Le fait que le haricot soit largement disséminé, utilisé dans tout le pays, et constamment offert à un prix accessible, contribue à expliquer l’importance de cette graine dans les habitudes alimentaires des Brésiliens.

Quant au riz, il est venu remplacer la farine de manioc comme principal accompagnement du haricot. La farine de manioc continue d’être, dans certaines régions (surtout au Nord, Nord-Est et Centre-Ouest), le troisième ingrédient indispensa-ble de la table. Le riz a été introduit au Brésil par les Portugais pendant les premiers siècles de la co-lonisation. Il s’est imposé petit à petit dans les habi-tudes alimentaires brésiliennes jusqu’à devenir un élément essentiel de notre culinaire quotidienne. C’est l’un des aliments les plus équilibrés au plan nutritionnel, fournissant 20% de l’énergie et 15% des protéines per capita nécessaires à l’homme. Sa culture, extrêmement acclimatable, s’adapte aux conditions de sol et de climat les plus variées. On le cultive du nord au sud du pays, et il a même été acclimaté aux zones moins humides (riz de culture sèche). Malgré la relative dispersion de la rizicultu-

Riz, haricots, oeuf et steack. Delfim Martins / Pulsar Imagens

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re dans le territoire national, environ 60% de la pro-duction du Brésil vient de la Région Sud. Le pays se détache comme le plus grand producteur en dehors du continent asiatique et compte parmi les dix plus grands producteurs mondiaux.

La relative homogénéité de l’alimentation quotidienne du brésilien peut donc être expliquée par les influences culturelles des groupes sociaux distincts qui ont formé la société, c’est certain, mais les conditions agricoles et agraires du Brésil ont aussi leur importance. Aliment de subsistance, ri-che en substances nutritives, adapté aux climats et aux sols de presque tout le pays, pouvant être culti-vé dans de petites exploitations, et offert en perma-nence à des prix accessibles, le binôme riz-haricots est la base de l’alimentation du brésilien, au delà de toutes les différences régionales et sociales. Ce-pendant, la croissante urbanisation de la société, les transformations dans la structure socioéconomique et culturelle, ainsi que l’intensification des flux et des échanges internationaux, amènent sur le de-vant de la scène de nouvelles habitudes.

De nouvelles habitudes alimentaires chez le Brésilien ?

Dans les années 1940, seulement 30% de la population du pays était urbaine. Actuellement, 80% des Brésiliens habitent la ville. L’urbanisation marque une transformation dans les habitudes culturelles traditionnelles de la société brésilienne. De nouvelles mœurs apparaissent, sous l’effet des moyens de communication et des migrations inter-nes de population ; les rapports sociaux tradition-nels laissent place à d’autres types de rapports, en général plus dynamiques ; les idées circulent plus vite, transformant des modes de vie régionaux qui s’étaient constitués des siècles durant. Parmi ces changements, les nouvelles façons de s’alimenter gagnent de l’espace dans notre société. Le rythme de la vie urbaine, plus intense, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, explique en partie

les diverses transformations des pratiques alimen-taires des Brésiliens.

Parallèlement à la forte urbanisation, à par-tir des années 1950, on assiste au développement de l’industrie alimentaire en réponse aux nouvelles structures familiales et aux nouveaux besoins des habitants du milieu urbain. L’industrialisation des aliments consommés dans les foyers augmente ; les aliments surgelés et déshydratés, les biscuits, les pâtes, les sauces et les plats préparés, etc, pro-lifèrent. Le secteur de l’alimentaire industriel ne se contente pas de répondre aux besoins du monde contemporain, il va bien au delà en créant chez le consommateur de nouveaux besoins, à travers l’uti-lisation de stratégies agressives de marketing.

À côté de l’industrialisation des aliments, on assiste aussi, aux cours des dernières décennies, à la prolifération de la restauration rapide, qui vise la tranche de la population qui n’a pas le temps de rentrer chez elle pour préparer son repas. Les fast-food s’imposent dans l’alimentation quotidienne du Brésilien, soit à travers les établissements de self-ser-vice, soit dans les bars qui vendent des plats “tout prêts” ou des sandwiches, ou bien encore à travers les chaînes internationales de junk-food.

Parmi les aspects de l’industrialisation et de la massification des aliments, il y a aussi la valori-sation des cuisines régionales et étrangères. Le goût du “différent” et de “l’exotique” est une des carac-téristiques de la culture post-moderne des grands centres cosmopolites du monde entier, et les mé-tropoles brésiliennes ne font pas exception à la rè-gle. On pourrait parler d’une “disneylandisation”� de la culinaire mondiale, au fur et à mesure que des simulacres des différentes cuisines mondiales

� Référence à l’aspect innovateur de l’un des parcs Disney, Epcot Center, qui, en simulant différentes zones de capitales comme Mexico, Paris, Rome, Tokio ou Pékin, permet de vivre “arti-ficiellement” ces villes, et même savourer les gourmandises typiques de chacun de ces pays. La pratique du simulacre des autres cultures est l’une des caractéristiques de la culture post-moderne.

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prolifèrent à travers le globe. L’intensification des relations commerciales et financières, ainsi que la révolution des moyens de communication et de transport, ont contribué à renforcer la sensation de proximité que le consommateur éprouve à l’égard des différentes parties du monde. La culinaire, ex-pression socioculturelle des diverses sociétés, ne peut échapper à toutes ces transformations qui ont lieu à l’échelle mondiale.

Enfin, l’acte de s’alimenter en lui-même a depuis longtemps cessé de suffire à nos seuls be-soins physiologiques. L’alimentation, en plus d’être une expression culturelle, comme on l’a évoqué, est de plus en plus insérée dans ce contexte que Baudrillard5 a nommé “la société de consomma-tion”. La cuisine est successivement touchée par

5 Baudrillard, Jean. La société de consommation.

les modismes et les règles du marché, qui subor-donnent l’authenticité culturelle à l’impératif de l’homogénéisation des goûts, dictés de plus en plus par les mass média et des nécessités extérieures aux consommateurs. La “grande cuisine” se transforme en une sorte de différenciation sociale, une marque de standing, tandis que la nourriture annoncée par les grands réseaux de fast-food ou les corporations de l’industrie alimentaire se rapporte plus à un sty-le de vie qu’à l’aliment en lui-même. En témoigne la croissance des lignes de produits alimentaires light, qui vendent un style de vie sain et la recherche d’un corps aux normes de la société dominante.

Avec tous ces changements, un nouveau cha-pitre de la cuisine brésilienne va bientôt s’ouvrir. Serions-nous en train de marcher droit vers une homogénéisation appauvrissante, qui pourrait si-gnifier la fin des cuisines régionales ? Les habitu-des alimentaires du Brésilien seraient-elles en train de souffrir une transformation fondamentale, où le riz-haricots quotidien serait détrôné par d’autres plats ? Ou bien les cuisines régionales vont-elles faire l’objet de redécouverte et de revalorisation, pour devenir plus accessibles aux Brésiliens et aux étrangers ?

Seul le temps pourra répondre à toutes ces questions. Il faut cependant garder clairement à l’esprit que la cuisine brésilienne est marquée, his-toriquement, par la diversité, par l’influence des possibilités humaines et naturelles distinctes que le pays embrasse. Les changements dans notre alimentation et dans notre culinaire font partie de transformations sociales, économiques et culturel-les plus amples, qui composent, rappelons-le, un processus dynamique. La direction de ces chan-gements dépendra des chemins que la population brésilienne donnera à son mode de vie.

Adriano BotelhoDiplomate, Docteur en Géographie Humaine à

l’Université de São Paulo.

Parmi les aspects de l’industrialisation et de la massification des aliments, il y a aussi la valorisation

des cuisines régionales et étrangères. Le goût du

“différent” et de “l’exotique” est une des caractéristiques

de la culture post-moderne des grands centres

cosmopolites du monde entier, et les métropoles brésiliennes

ne font pas exception à la règle.

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Campeiros, propriétaires de troupeaux à la province de Rio Grande. J. B. Debret (1823). Source : Musées Castro Maya – IPHAN / Minc – MEA 0138

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João Rural

Les sentiers de la saveur

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La nourriture typique de São Paulo existe encore dans un certain nombre de re-coins perdus de la vallée du Paraíba. Elle

est simple et savoureuse, en plus d’être “substan-tielle”, comme on dit dans la culture paysanne. Elle est née à l’arrivée des Européens et des Noirs, qui, avec les Indigènes, ont créé une bonne partie des plats nationaux. Au cours des siècles, de nom-breuses recettes ont été modifiées par l’inclusion de nouveaux ingrédients. Dans certains cas, le plat s’est amélioré, dans d’autres la tradition historique s’est perdue.

La contribution des divers peuples a débou-ché sur des recettes variées, en particulier celles qui contiennent du manioc, du maïs, de la canne à sucre et de la viande de porc. Ainsi sont apparus le virado ou feijão-tropeiro (que l’on pourrait tradui-re par «haricots à la convoyeur»), les paçocas, les confiseries, vendues en magasin ou de fabrication familiale, l’assaisonnement avec du piment ou du poivre, et le “fogado”, plat typique de la vallée du Paraíba, à São Paulo.

Comment ces saveurs pouvaient-elles voya-ger du nord au sud du Brésil, il y a au moins quatre siècles de cela ? Elles étaient transportées par les tropeiros, ces convoyeurs de marchandises qui, au XVIIe siècle, se frayaient un chemin dans la forêt pour acheminer les cargaisons transportées à dos de bête. Avec l’essor du commerce de biens d’Eu-rope et de l’or entre Minas Gerais et les ports de la côte brésilienne, ces trains d’animaux sont devenus un moyen de transport vital pour l’économie. Au début, la plupart des ânes et des mules étaient four-nis par des élevages situés dans la région Sud du Brésil, qui pratiquaient la technique du croisement entre les chevaux et des ânes, donnant naissance à des animaux hybrides. Aux alentours de 1850, le commerce de mules entre le Rio Grande do Sul et la ville de Sorocaba, à São Paulo, était très intense : 50.000 animaux environ étaient commercialisés chaque année. A l’arrivée du cycle du café, ce sont les tropeiros qui, une fois encore, achemineront les

marchandises vers les ports. Selon des données du port de Ubatuba, à São Paulo, vers 1860, au moins 2.000 animaux arrivaient quotidiennement pour décharger le café.

Un train comptait généralement dix animaux. Un garçon, monté sur un cheval, ouvrait la marche ; c’était presque toujours le cuisinier du troupeau. Le premier animal, dénommé “marraine”, portait des petites cloches à la poitrine, les cincerros, qui tintaient pour appeler le troupeau. Certains chercheurs ex-pliquent que les autres bêtes suivaient la marraine parce qu’il prenaient le tintement des cloches pour un bruissement d’eau. Ensuite venaient les animaux de bât, toujours avec un harnachement en bois, por-tant malles, paniers, corbeilles de liane ou bambou tressé, et sacoches de cuir ou sacs à provisions. Cha-que animal portait au moins 120 kg. Le propriétaire du troupeau, monté sur un cheval, occupait la posi-tion médiane. La bête dénommée “coup de sabot”, suivie d’un homme toujours à pied, qui aiguillon-nait les animaux, fermait la marche.

Au long de leurs déplacements, les tropeiros

ont répandu des saveurs à travers tout le pays, en échangeant des produits et en faisant le mélange

que l’on fait, aujourd’hui, dans nos cuisines.

Plusieurs plats, comme le virado-de-feijão – ou le

virado paulista – datent de leur époque.

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Au long de leurs déplacements, les tropeiros ont répandu des saveurs à travers tout le pays, en échangeant des produits et en faisant le mélange que l’on fait, aujourd’hui, dans nos cuisines. Plu-sieurs plats, comme le virado-de-feijão – ou le vi-rado paulista – datent de leur époque. Lors des ex-péditions qui partaient de São Paulo pour explorer l’intérieur du pays, certains convoyeurs plantaient le long des sentiers des aliments qui pouvaient être cueillis en à peine trois mois. Dans certains cas, un groupe d’hommes restait pour s’occuper des plan-tations de maïs, de haricot et de manioc, et, une fois la récolte finie, les aliments étaient apportés aux autres convoyeurs ; dans d’autres cas, le groupe chargé des plantations partait devant et attendait les autres avec la récolte déjà prête. Quand les ex-péditions arrivaient sur le lieu de la plantation, ils cuisaient les haricots avec la viande des animaux chassés en chemin, et y ajoutaient le maïs, trans-formé en une fine farine. Voilà comment était pré-paré le virado-de-feijão, plat substantiel et apprécié des voyageurs. C’est de cette coutume que vient le conseil donné à celui qui veut s’aventurer dans les forêts du Brésil : “Pour manger, débrouille-toi (en portugais: «se vira») comme les paulistas”. L’expres-sion s’est transformée avec le temps pour donner

“virado paulista” (littéralement: la «débrouillardi-se paulista»), préparé actuellement avec de la farine de maïs, des lardons et de la saucisse.

Le feijão-tropeiro, fait avec de la carne-seca (viande séchée), de la saucisse, des lardons frits et de la farine de maïs, date de la même époque. C’était un aliment calorique qui fournissait aux hommes l’énergie nécessaire pour tenir pendant leurs longs voyages à travers le Brésil. Mais le convoyeur, qui était un homme pétri de sagesse, n’avançait que de 24 km par jour, ce qui explique comment nos vil-les sont nées : ils construisaient, à chaque halte, une cabane pour ceux qui veillaient aux approvi-sionnements. En peu de temps, les camps se sont transformés en villages, puis en villes, éloignées en moyenne de 25 km les unes des autres.

Chaque convoi possédait son pilon. La pa-çoca était le principal aliment, puisqu’il y avait toujours de la farine de manioc et de maïs dans la cargaison. En chemin, les convoyeurs chassaient ou pêchaient. La viande obtenue était boucanée à la façon des Indiens, qui, à l’époque, travaillaient comme porteurs. C’étaient eux qui enseignaient aux européens les secrets de la chasse et de la pêche dans la forêt. Après séchage, les viandes étaient pi-lées avec la farine jusqu’à avoir la consistance d’une

District de la Chapada. Juin 1827. Aimé-Adrien Taunay.

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pâte épaisse. Une fois sèche, la viande rôtie pou-vait se conserver pendant plusieurs jours. Un grand nombre de personnes pouvait être nourri avec seu-lement deux kilos de carne-seca et dix kilos de fari-ne. La paçoca était mise dans les gibernes, de sorte que les hommes pouvaient en manger n’importe quand, à pied ou à cheval. Au dessert, un casson de sucre faisait leur régal. Il leur était impossible de ne manger que de la viande, contrairement à ce que l’on voit dans certains films, car ils ne pouvaient consacrer beaucoup de temps à la chasser. Il fallait être constamment en marche. Celui qui se risquait à voler de la viande était puni de mort. Dans la ré-gion de la Vallée du Paraíba et dans les montagnes gaúchas, ce sont les pignons qui ont été un aliment crucial pour les voyageurs. Les pignons se conser-vent au moins pendant quatre mois avant de deve-nir impropre à la consommation. C’est dans cette même région que s’est développée la tradition de manger du içá (fourmis champignonnistes grillées), comme l’a souligné l’écrivain Monteiro Lobato, qui ne pouvait se passer de ce mets délicieux.

Au XVIIIe siècle, pendant le cycle de l’or, la nourriture était devenue encore plus précieuse. Comme une grande quantité de la population avait

été accaparée par l’activité minière, la production agricole et l’élevage étaient devenus insuffisants dans la région. C’est dans ce contexte de rareté que sont apparus les tropeiros de São Paulo. Ces convoyeurs se sont enrichis en transportant tout ce qui pouvait être transporté. Certains produits com-me le sel ou le sucre pouvaient être jusqu’à quatre fois plus chers qu’à São Paulo. Une bonne partie des tropeiros allaient chercher ses marchandises dans la Vallée du Paraíba, à São Paulo. De nombreuses vil-les du Sud de Minas Gerais ont été fondées par des hommes de cette région.

En s’appuyant sur l’étude des tropeiros, cer-tains spécialistes de l’alimentation au Brésil consi-dèrent que la nourriture de Minas Gerais est un avatar de celle en provenance de São Paulo, qui possédait des plats déjà bien établis. Parmi les changements survenus, on citera le virado-de-feijão, qui se transforme en tutu. Eduardo Frieiro, dans son livre “Feijão, Angu e Couve” (Haricot, polenta et chou), affirme qu’il “y a une nourriture typique de Minas, reconnaissable par la constance de préfé-rences alimentaires”, mais il ajoute cependant que “ces préférences ne sont pas exclusives” de la po-pulation du Minas. Il faut rappeler que lorsque le

Le fogado ancien. Photo : João Rural

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La saveur du Brésil 75

Minas Gerais a entammé son expansion, la Vallée du Paraíba et d’autres régions de São Paulo étaient déjà très actives depuis au moins deux siècles. C’est dans ce scénario que se détache notre tropeiro, dis-séminant sur son passage les coutumes et les tradi-tions qui étaient les siennes.

Le convoyeur emmenait du manioc et rap-portait du maïs. Il plantait la canne à sucre. Il a su comment conserver la viande de porc. Il planté les haricots, découvert le riz et révélé les fruits tropi-caux. C’est au tropeiro que l’on doit ce méli-mélo qui constituera la base de l’alimentation brésilienne pour plusieurs siècles. Naturellement, petit à petit, de nouveaux produits furent introduits, au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux immigrants, mais cette base perdure aujourd’hui encore, dans n’im-porte quelle cuisine brésilienne digne de ce nom. On ne peut parler de cuisine brésilienne sans évoquer la paçoca, la farofa, le torresmo, les farines, les hari-cots, le sucre ou le riz. Il s’agit en somme d’une cui-sine assaisonnée au gré des aventures du tropeiro.

Le menu du tropeiro Le manioc

Les premiers voyageurs arrivés au Brésil ont décrit les nombreuses merveilles et curiosités trouvées sur les nouvelles terres. Dans leurs écrits, il manifestent une attention particulière à l’égard de l’alimentation des Indiens natifs, qui consom-maient une racine blanche, désignée tantôt par “igname”, tantôt par cará. Il s’est avéré ensuite que manioca était le nom donné par les Indiens à cette racine, connue aujourd’hui sous le nom de manioc. Les indigènes fabriquaient, à partir de ce tubercule, de la farine, des bouillies et même une boisson al-coolisée, que les Européens ont appris à savourer. Ces derniers, avec leurs équipements et leur savoir-faire, ont perfectionné la préparation du manioc, pour le transformer notamment en cette fameuse farine, telle qu’on l’utilise encore de nos jours, et qui constitue l’un des piliers du trépied de base de l’alimentation au Brésil.

Le maïsEn plus du manioc, les explorateurs ont

découvert une autre nouveauté : le maïs. Tous les voyageurs ont été émerveillés par cet aliment mil-lénaire, principalement sous forme de pop-corn : jeté dans le feu, le grain de maïs se transformait en “fleur” ! Broyé sur les fameuses “pierres à râper”, le maïs était simplement concassé ou réduit à une farine épaisse, puis cuit et savouré. D’habitude, les Indiens ne mélangeaient pas les aliments. Ils bouca-naient la viande, cuisinaient le maïs, fabriquaient la farine de manioc, puis les mangeaient séparément, en jetant les aliments directement dans leur bouche. On trouve encore dans le fin fond du Brésil des in-dividus qui arrivent à jeter une pleine poignée de farine dans leur bouche, sans en faire tomber une miette.

La canne à sucreLes Européens ont introduit au Brésil la can-

ne à sucre et la technique de fabrication du sucre par nécessité. La production de sucre en cassons, de sucre roux et de mélasse est rapidement devenue une affaire juteuse, surtout pour les moulins à sucre du Nord-Est, dont la production était expédiée au Sud. Petit à petit, les moulins à sucre se sont répan-dus, de sorte que chaque région avait sa produc-tion. L’abondance en sucre a popularisé les sucre-ries, privilège réservé jusqu’alors aux seuls maîtres. Elle a également favorisé la naissance d’une nou-velle saveur brésilienne : il a suffi pour cela de réu-nir les fruits tropicaux, abondants eux aussi, de les jeter dans un chaudron et de les recouvrir de sucre. Parmi les innovations brésiliennes figure également la cachaça, qui a fait la fortune de plusieurs moulins à sucre et qui, de nos jours, conquiert une place tou-jours plus importante sur les marchés étrangers.

Le porcLes colonisateurs ont apporté avec eux leur

bétail : moutons, chèvres, poules, oies, chevaux, bœufs, etc. Le porc, cependant, est celui qui s’est

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76 Textes du Brésil . Nº 13

le mieux adapté au climat humide et à la rareté de pâturages. Il n’y avait qu’à le lâcher dans un bois et il survivait par ses propres moyens, fouillant les marécages et mangeant des racines. De cette façon, le porc est très rapidement devenu, dans l’alimen-tation quotidienne, la principale source de graisse, laquelle était déjà extraite par les Indiens des porcs sauvages, des tapirs ou d’autres grands animaux. Le saindoux, en plus de servir de condiment, faisait également office de “glacière” à aliments, puisqu’il permettait de conserver tout type de viande. D’où le fameux plat nommé “viande au saindoux”, présent dans plusieurs petites villes de l’intérieur du pays.

Le haricotLes Indiens avaient leurs haricots tropicaux ;

quant aux Portugais, ils ont toujours apprécié le ha-ricot, surtout le blanc ; et les Noirs, eux, adoraient le haricot noir. Tous ces haricots ont envahi nos cui-sines pour former plusieurs plats, encore appréciés aujourd’hui. Ajoutés au riz, apporté par les Euro-péens, les haricots ont donné naissance au plat le plus connu du Brésil : le riz-haricots.

Carne-seca (viande salée)Le tropeiro emportait toujours avec lui de la

viande et du lard salés pour s’approvisionner au fil

des déplacements de son convoi. Ce que beaucoup de gens ne savent pas, c’est comment le cuisinier dessalait le lard. Il utilisait en fait un artifice très simple : il coupait l’aliment en morceaux, le mettait dans une casserole et y ajoutait une poignée de sel supplémentaire. Quand l’eau commençait à bouillir, il remuait bien et éliminait tout le liquide, enlevant ainsi tout le sel du lard.

L’expression “être le maître de la carne-seca”, qui signifie être riche, désignait à l’origine les tro-peiros qui possédaient cet aliment, en l’occurrence ceux qui étaient rattachés aux grandes propriétés. A l’inverse, ceux qui travaillaient à leur compte, nom-més jornadeiros, en avaient rarement le privilège. L’expression s’est étendue à quiconque jouit d’une situation confortable.

Le fogado séculaireLe afogado, ou plus communément “fogado”,

est l’un des plats les plus caractéristiques de la ré-gion de la vallée du Paraíba. Il date de plus d’un siècle. Selon les anciens cuisiniers, fermiers et chercheurs, ce plat a vu le jour de façon très sim-ple. Les fermiers abattaient les vieilles vaches pour en faire la carne-seca, dont le mode de préparation aide à conserver et à amollir la viande endurcie par l’âge. Les pattes étaient délaissées par les proprié-

Le tropeiro prépare le déjeuner à la chevrette. Photo : João Rural

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taires, mais elles étaient récupérées par les esclaves, d’abord, puis par les employés des fermes. Ces par-ties étaient coupées et plongées dans de grandes casseroles, seulement avec de l’eau et du sel, durant une nuit entière, cuites à petit feu, pour ramollir. Le nom du plat est probablement dû à ce que les pattes étaient noyées - noyé se dit afogado en portugais. Un détail : le plat ne contenait pas de graisse, unique-ment le pied de vache et la mœlle, qui lui donnaient un goût spécial. Il était accompagné d’une sauce à base de rocou, d’ail, de fines herbes, de basilic et de menthe poivrée. Ces deux derniers ingrédients faciliteraient la digestion, selon les Noirs, qui les ont ajoutés à la recette. Le témoignage de Sebastião Benjamim, décédé à 103 ans, confirme ces informa-tions sur l’origine du plat : “Mon père, José Antonio Cassiano, prenait les jambes du bœuf, les brûlait et raclait bien le cuir, pour enlever les poils. Il retirait les sabots et coupait les pattes en morceaux. Après, il jetait les morceaux dans une grande casserole en fer, avec de l’eau et du sel, et les laissait “noyer” toute la nuit. Le jour suivant, il retirait les morceaux d’os et assaisonnait le tout avec du poivre rouge en poudre, de l’ail, de la menthe et du basilic, et c’était prêt. On le mangeait avec une pâte épaisse de farine de manioc frite, faite maison”.

La nourriture du tropeiroMalgré l’immense quantité et variété d’ali-

ments disponibles soit dans la nature, soit dans les bivouacs et les fermes où les tropeiros s’arrêtaient, ces derniers s’alimentaient au quotidien avec une nour-riture aussi simple que pratique, mais très “subs-tantielle” selon leur propre expression. Pendant le voyage, les haricots, le riz, la carne-seca et le lard constituaient l’alimentation de base. Il y avait aussi certaines garnitures, comme les farines de maïs et de manioc, le sel, l’ail, le sucre et le café en poudre. Tôt le matin, au réveil, le convoyeur de tête, géné-ralement un jeune homme, faisait cuire les haricots, tandis que les autres sellaient et chargeaient les bê-tes. Une fois le haricot cuisiné, le lard était frit, et

on ajoutait en complément de la farine de maïs, de façon à faire un bon feijão-tropeiro, bien épais. C’était leur petit-déjeuner. Le reste du haricot cuit, sans condiments, était mis dans un chaudron pour être consommé à midi. Pendant la halte, le convoyeur de tête faisait frire quelques lardons de plus, en enlevant l’excès de graisse. Pour faire un nouveau feijão-tropeiro, il ajoutait les haricots déjà cuits aux condiments et à la farine de maïs. Les tropeiros plus aisés mettaient de la carne-seca et de la saucisse fu-mée avec les haricots. Quant au riz, il pouvait être pur ou bien, s’il était mélangé à des lardons frits, il devenait alors un riz tropeiro. Pour terminer, le café : la poudre de café et le sucre étaient versés dans l’eau en ébullition ; une fois prête, la boisson était retirée du feu, et l’on y jetait deux morceaux de charbon, qui décantaient la poudre, de sorte qu’ils pouvaient se passer de chaussette.

Le tropeiro possédait un ustensile de cuisine fondamental, le “jacá de caldeirão”, fait de bambou. Il y plaçait une paire de récipients (un chaudron et petite casserole) en fer, des assiettes, des gobelets, des cuillères et un thermos de café. Cet ensemble comprenait aussi une chevrette, dotée de trois fers: deux d’entre eux étaient destinés à être enfoncés dans la terre, et l’autre servait de support pour ac-crocher les casseroles. Dans certains cas, cet équi-pement était improvisé avec du bois vert et utilisé une fois seulement. Il y avait aussi le “sac de train”, grande sacoche blanche remplie de sacs plus petits, où étaient gardés les haricots, le riz, la farine de ma-nioc, le sel, le sucre, l’ail, le lard salé et la poudre de café. Cette alimentation, dénuée de la moindre sophistication, comblait néanmoins les besoins des dures journées de voyage. A titre d’exemple, le tra-jet entre São Paulo et Rio de Janeiro durait quinze jours.

João RuralJournaliste. Auteur du livre de recettes Sabores do

tempo dos tropeiros (Saveurs de l’époque des tropeiros).

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78 Textes du Brésil . Nº 13

Tião Rocha

La saveur de Minas Gerais

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Si l’on souhaite parcourir les mêmes sentiers et chemins que les habitants de Minas Gerais, les mineiros, pour découvrir leurs us et coutumes, alors il faut en connaître les carrefours et les détours ; ce qui nous ramène

inévitablement à la fin du XVIIe-début du XVIIIe siècle.La Couronne Portugaise ne renonça jamais à l’idée de trouver des métaux

précieux sur ses terres en Amérique. Son espoir était alimenté par les légendes séduisantes de la ville de Manôa, de la Montagne d’Émeraudes et de Sabara-buçu. Si la découverte de l’or dans l’intérieur des terres la colonie a été jusqu’aux moindres détails le pur fruit du hasard, sa concrétisation, elle, se devait surtout à une longue persévérance.

Production de viande séchée brésilienne – J. B. Debret (1829). Source : Musées Castro Maya – IPHAN / Minc – MEA 0113

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80 Textes du Brésil . Nº 13

pents, lézards, fourmis, voire même “les animaux très blancs qui vivent dans les bambous et dans le bois pourris”. Ils mangeaient aussi du miel d’abeille, des porcs, des palmiers, des bourgeons de fougère, des ignames sauvages... et toute autre nourriture inventée par la nécessité. Les poissons aussi figuraient à leur menu : le menu fretin était cuit dans des baguettes de bam-bou creux, et les gros étaient rôtis.2

Une fois que la découverte de l’or s’est ébrui-tée, un déferlement migratoire quasiment sans pareil dans l’histoire de l’humanité a commencé à s’installer dans la région de Minas Gerais. Des hordes humaines y ont accouru de toutes parts. La nouvelle, ébruitée jusqu’au moindre recoin du Bré-sil, a également eu des répercussions qui ont pro-fondément modifié la quasi-totalté du système dé-mographique du pays. D’où le peuplement rapide et gigantesque de la région minière.

Il n’a pas fallu longtemps pour que cette ruée devienne une calamité publique. Le nombre d’am-bitieux partis à la recherche de l’or était tellement élevé qu’il risquait de provoquer le dépeuplement du Royaume. Les villes du littoral du Brésil étaient elles aussi menacées. Les mines, d’abord considé-rées comme une bénédiction du ciel, allaient être étaient perçues au bout de deux siècles de fouilles anxieuses comme une source de malheurs et de maléfices.

Les interdictions et les restrictions aux dépla-cements de population vers les mines ne tardèrent pas à faire leur apparition, dès 1709, puis en 1711. En plus des restrictions à l’entrée dans la région, d’autres mesures interdisaient l’ouverture de nou-velles routes et sentiers conduisant aux mines. Mais rien ne pouvait empêcher la population de Minas Gerais de croître à un rythme effroyablement élevé et désordonné, en dépit des distances et des obsta-cles de l’époque.

2 Lettre anonyme de 1717, citée par par Afonso de E. Taunay.

Bien que cette découverte ne puisse pas être attribuée à quelqu’un en particulier, elle a été le résultat d’efforts et de rêves ininterrompus de générations successives. Ces efforts commencent dès 1532, à l’arrivée des premiers Portugais, avec Martim Afonso de Souza. L’une des ses premières mesures a été d’envoyer une expédition, forte de 40 hommes, partant de São Vicente (São Paulo) pour remonter vers le sertão�, à la recherche de mines d’or et d’argent... Personne n’en est jamais revenu !

La nouvelle de la découverte de l’or se pro-pagea rapidement partout dans le monde. La ruée commença. Des aventuriers en tout genre affluè-rent : hommes, femmes, jeunes vieux, blancs, métis, noirs, nobles, pauvres, ecclésiastiques et membres d’ordres religieux les plus divers. Tous déterminés à s’enrichir vite, sans se soucier ni des obstacles sur leur chemin, ni de la dureté du travail qui les atten-dait, ni des dangers encourus. Ils avaient tout laissé derrière eux, sur leur terre d’origine. Ils avaient vendu leurs biens, abandonné femmes et enfants s’ils en avaient, rompu leurs fiançailles…

Le départ vers les mines était déjà un drame en soi, et le cours du voyage allait en être un autre, pénible, voire mortel. Chacun partait, avec ses mai-gres vivres dans une sacoche, confiant, enflammé par le mirage de l’or. Souvent la pire des souffran-ces les attendait : la faim. La pénurie de vivres fut si intense qu’il y plusieurs grandes famines : une en 1698, une deuxième en 1700 et la troisième en 1713. Les ressources alimentaires sylvestres des plaines et des montagnes, comme la chasse, avaient été ex-ploitées jusqu’à épuisement. De nombreux aventu-riers sont partis dans la forêt pour chasser ou sont retournés dans leur village d’origine ; d’autres en-core se sont perdus en chemin.

Tout ce qui pouvait passer à leur portée, n’importe quel gibier, tapirs, daims, cabiais, sin-ges, coatis, jaguars, cerfs ou oiseaux, ou bien ser-

� N. D. T. : Sertão - zone semi-aride qui correspond grosso modo à l’arrière pays de la partie nord-occidentale du Brésil.

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Plus les procédures d’extraction du métal précieux étaient compliquées et coûteuses, plus les mineurs se sédentarisaient en s’agglomérant dans des campements devenus permanents, avec des constructions solides, faites pour résister au temps. Les bourgades minières ont crû si vertigineuse-ment que, en quelques d’années, plusieurs d’entre elles sont devenues des chefs-lieux. Les villes histo-riques de Minas Gerais, gardiennes des édifications coloniales, se posèrent en marque permanente de leur époque.

Une chaîne commerciale très active s’est ins-tallée d’emblée entre les villes du littoral et le Mi-nas Gerais. La fréquentation des chemins existants devenait plus régulière avec le passage des mar-chands, des tropeiros, des comboieiros, qui guidaient les convois, et des boiadeiros, qui conduisaient les troupeaux. Ceux-là allaient et revenaient, au contraire de ceux qui, happés par la fièvre de l’or, ne pensaient qu’à l’aller.

Les bourgs et les villes du littoral n’étaient pas préparés pour faire face aux besoins des mi-neurs de Minas Gerais. A cause de la fièvre de la spéculation, tout l’approvisionnement destiné aux agglomérations côtières était envoyé vers les mines. Parallèlement à une hausse des prix, il y eut une pénurie de produits alimentaires et de vivres. La si-tuation a été si dramatique pour la ville de São Pau-lo que son Conseil municipal, lors d’une session te-nue le 19 janvier de 1705, a statué que personne ne vendrait aucun produit vivrier hors de ses limites, “que ce soit de la farine de manioc ou du blé, des haricots, du maïs, du lard ou du bétail”.

La vie dans les mines, dans les premières an-nées qui ont suivi la découverte de l’or, aurait été pratiquement impossible sans les vivres et produits de toute sorte, fournis par les bourgs et les villes de São Paulo, Rio de Janeiro et Bahia : les troupeaux de bœufs, le lard, l’eau-de-vie, le sucre, la farine, les haricots, le maïs, les tissus, les chaussures, les médi-caments, le coton, les bêches, et les produits impor-tés comme le sel, l’huile, le vinaigre, le blé, le fer, la

poudre, les vitres, le vin, les armes, sans oublier les esclaves africains, par milliers.

La population apprit lors des famines du XVIIIe siècle à mieux tirer parti des aliments dispo-nibles, pour aboutir à la cuisine actuelle de Minas Gerais, à la fois variée et abondante, simple et so-phistiquée.

Afin de remédier au manque de viande bo-vine, les habitants de Minas Gerais ont pris l’habi-tude d’élever des porcs partout où c’était possible, jusque dans les arrière-cours des maisons, coutume laquelle a persisté. La consommation de viande de porc est devenue une habitude alimentaire telle-ment enracinée chez les habitants du Minas, que la longe de porc est devenue le mets typique le plus coutumier de la région, où il est omniprésent et adulé.

Du temps des mines, les mineurs et les autres habitants de la région n’ont jamais connu l’abon-dance en alimentation. La nourriture des bandeiran-tes de São Paulo n’était guère fournie, elle non plus. L’aliment de base de la majeure partie de la popu-lation était les haricots, le maïs et le manioc. Mais les plantations de manioc étaient insuffisantes, et la canjica ne contenait même pas de sel car celui-ci n’était pas accessible à tous.

La population apprit lors des famines du XVIIIe siècle à mieux tirer parti des aliments disponibles, pour aboutir à la cuisine

actuelle de Minas Gerais, à la fois variée

et abondante, simple et sophistiquée.

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Le manioc était le principal aliment, la pi-tance quotidienne de ces populations. Ensuite, il y avait le maïs. Un chroniqueur anonyme de 1717, cité par Afonso de Taunay, énumérait plusieurs plats ou dérivés obtenus avec du maïs : “popcorn, curau, pa-monha, farine, cuzcus, biscuits, gâteaux, alcamonias (sucreries généralement faites de mélasse et de fari-ne)3, catimpuera (espèce de boisson fermentée, faite avec du maïs ou du manioc cuit ou écrasé, mélangé à de l’eau et à du miel)�, aluá (boisson rafraîchissan-te du Nord-Est, faite avec de la farine de riz ou de maïs grillée, fermentée dans des pots en argile et, au Minas Gerais, avec de l’écorce d’ananas, suivant le même procédé)5 ou encore bière de maïs vert, eau-de-vie et canjica. Enfin, la polenta de farine de maïs ou de riz, cuite en grandes quantités dans de grands chaudrons d’eau chaude, que “les riches mangent par goût et les pauvres par nécessité”.

Le style de la cuisine de Minas Gerais se révéle, principalement, à travers le complexe du maïs. Depuis le maïs vert, cuit, rôti, ou en bouillie, jusqu’au fubá (sous forme de angu, de bouillie, de galette, de biscuit, etc), le maïs arrive grand vainqueur dans tous les repas et domine même le manioc natif. L’habitant de Minas Gerais n’a jamais utilisé le pain de farine de manioc, ce pain des premiers siècles de la colonisation du Brésil : il lui a toujours préféré la bouillie de farine de maïs, les gâteaux consistants de fubá et le cobu, bis-cuit rôti et présenté dans une feuille de bananier. L’habitant du Minas a toujours privilégié, pour la mélanger aux haricots, la farine de maïs (maïs mouillé, pilé puis grillé), le angu, la farine dite de moulin (fubá grillé). Les classes défavorisées ont toujours consommé la “canjiquinha” (sous-produit du dépulpage du maïs, qui remplace le riz

3 FERREIRA, Aurélio Buarque de Holanda. Nouveau Diction-naire de la Langue Portugaise. Rio de Janeiro: Nova Fronteira, 1975. 14е impression.

� idem.5 idem, ibidem.

avec bonheur). La nuit, le lait avec de la farine (farine de maïs ou de «moulin») est apprécié pour le dîner. Le café avec de la farine de maïs et du fromage est un sacré repas. La canjica délicieuse, les pop-corn et, en rafraîchissement, de l’aluá ; le fubá avec de l’eau et de la rapadura, qui, après fermentation, a des propriétés alcooliques, était la boisson que les Noirs buvaient lors des caxambus (variété de samba), entre deux danses. Ces divers emplois du maïs dénotent le caractère composite de la cuisine de Minas Gerais.6

L’alimentation a constitué un grave problè-me pendant toute la phase minière du Brésil, non seulement pour les esclaves (mal vêtus et mal ali-mentés), mais aussi pour les hommes libres. Et ceux qui habitaient la ville ont souffert plus sévèrement encore que ceux qui vivaient sur les exploitations aurifères.

Les conséquences de l’occupation accélérée et désordonnée de la région minière ont donc été de divers ordres. Certains historiens, pour qui le motif principal de la Guerre des Emboabas7 (1709) était la lutte pour la possession des mines d’or, font ressortir que les paulistas ne voulaient pas parta-ger les mines avec des étrangers. Il y eut en effet, à l’origine de cette guerre, une jalousie des paulistas suscitée par la concurrence du Portugal et de Bahia, et une rivalité pour contrôler l’or. Ces motifs sont secondaires, cependant, comparés au monopole de certaines denrées indispensables à la vie dans le Minas Gerais, comme les contrats de viande de boucheries, ou la spéculation sur tous les articles de première nécessité et leur contrebande, promus

6 TORRES, João Camilo de Oliveira. História de Minas Gerais (Histoire de Minas Gerais), vol.I. Belo Horizonte. p. 161.

7 Guerre des Emboabas – Conflit armé qui a eu lieu au Brésil de 1707 à 1709. Il a opposé les paulistas et les Portugais, pour le contrôle de l’or. Emboabas est un nom d’origine tupi donné par les paulistas aux Portugais.

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par les habitants de la métropole, alliés à ceux de Bahia.8

On peut donc considérer qu’à l’origine de ce qui caractérise les mineiros, où cette culinaire s’im-pose, il y aurait entre autres la Guerre des Emboabas, présentée dans les manuels scolaires comme étant l’une des premières manifestations de “l’esprit na-tiviste” du peuple brésilien.

Un autre fait historique contient en filigrane le problème du ravitaillement de la capitainerie : le soulèvement de 1720, à Vila Rica, connu sous le nom de Rébellion de Felipe dos Santos, contre l’installa-tion de fonderies dans la région aurifère. Cette révol-te populaire était accompagnée de la volonté d’abo-lir les contrats concernant l’eau-de-vie et le tabac.

8 “Memória Histórica da Capitania das Minas Gerais” (Mémoi-re Historique de la Capitainerie de Minas Gerais) In.: Revista do Arquivo Público Mineiro, vol. II. p. 425.

Par sa gravité, le problème de l’approvision-nement des zones minières a formé le terreau des principaux événements politiques du Minas Ge-rais, dans le premier quart du XVIIIe siècle. Il se répercute sur la formation socioculturelle de notre peuple, manifestée dans notre savoir et dans no-tre faire, d’où s’élèvent, fumantes, des chaudières en cuivre, chaudrons en fer fondu et casseroles en pierre, les odeurs, les couleurs et les multiples sa-veurs de nos nourritures.

Les réponses et les solutions que le Minas Gerais a apportées à la nécessité de survivre ont en-gendré des usages personnels et familiaux qui, peu à peu, cuits au bain-marie, se sont transformés en habitudes locales qui, à leur tour, cuites à petit feu, se sont généralisées en coutumes régionales, jus-qu’à ce qu’elles éclatent comme du pop-corn ou des lardons dans la graisse chaude, pour enfin aboutir à nos traditions culturelles.

Friture des lardons. Photo : João Rural

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De cette façon, et suivant ce processus, l’ha-bitant de Minas Gerais a survécu à la faim pour consolider une tradition culinaire une riche et va-riée, entièrement au profit des produits les plus élé-mentaires – haricots, maïs, manioc, viande – trouvés ou disponibles dans la région. La faible variété des ressources de la période coloniale a été la condition de l’apparition et du développement d’une culinai-re créative et innovatrice, caractérisée par la recher-che de la saveur et la combinaison des goûts, avec le peu de produits dont il disposait.

John Mawe, premier voyageur étranger à pouvoir entrer dans le territoire de Minas Gerais, sur autorisation du Prince Régent, affirmait en 1809 : “Tiens donc ! Tant qu’il y aura du maïs et de l’eau, les habitants d’ici ne mourront pas de faim”.9

9 “Viagem ao interior do Brasil, particularmente aos distritos de ouro e do diamante, em 1809/1810” (Voyage à l’intérieur du Brésil, particulièrement dans les districts de l’or et du dia-mant, en 1809/1810).

Saint Hillaire10 observa le penchant des habi-tant du Minas Gerais pour les sucreries et les confi-tures, et leur passion pour les préparer. Il critiqua néanmoins l’utilisation abusive du sucre, qui an-nulait le goût des fruits. Beaucoup d’étrangers qui goûtent à nos sucreries partagent la même opinion. Certains voyageurs français ont trouvé étrange que l’on puisse manger une sucrerie avec du fromage, ce qui est une véritable hérésie culinaire selon ces grands connaisseurs. Ils ne savent pas ce qu’ils per-dent : de la pâte de goyave avec du fromage de Mi-nas, miam-miam !

Pendant ce temps, des familles entières de confiseurs étalaient (et continuent d’étaler) dans les rues des plateaux couverts de gâteaux sucrés à la noix de coco, des rouleaux de fromage, des brevi-dades et des pés-de-moleque. D’autres familles arron-

10 “Viagem pelas Províncias do Rio de Janeiro e Minas Gerais” (Voyage à travers les Provinces de Rio de Janeiro et de Minas Gerais).

Troupeaux de cargaison. Photo : João Rural

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dissaient leur fin de mois en vendant des gâteaux de haricot très poivrés, et d’autres encore, fabriquaient dans des bassines de cuivre les amandes pour les cornets de la Semaine Sainte.

La quitanda, ne l’oublions pas, est une pâtis-serie installée chez un particulier, où sont préparés les biscuits, la broa, les roscas, les sequilhos (petits gâ-teaux secs), les gâteaux, le tout présenté sur des pla-teaux. La quitandeira est celle qui fabrique ou vend ces produits. Les femmes d’Ouro Preto avaient la réputation d’être d’excellentes de pâtissières.

Les femmes noires et métisses avaient beau s’atteler à la préparation de pâtisseries, il n’y en avait jamais assez pour satisfaire la gourmandise des travailleurs des mines. Une multitude de fem-mes noires et métisses, esclaves ou libres, sillon-naient les collines et les bordures des rivières avec leurs plateaux, en incitant les Noirs à dépenser l’or qui ne leur appartenait pas avec les pâtisseries.

Un des premiers gouverneurs de la région s’était décidé à résoudre le problème :

...il est interdit : aux femmes de se rendre sur les mines d’or, avec des beignets, des gâteaux, des sucreries, du miel, de l’eau-de-vie et d’autres boissons, parce qu’elles sont envoyées par certai-nes personnes sur les mines et les lieux d’extrac-tion de l’or dans le but de détourner le métal de ses propriétaires, à qui il est destiné, pour le re-mettre à des mains qui ne versent pas le quint à sa Majesté...

“Les batées les plus riches des mines” étaient celles qui ont continué à appartenir aux “femmes noires qui portaient des plateaux de pâtisseries”��, ce qui conduisit à l’interdiction du 11 septembre de 1729 ; une de plus, qui, comme les précédentes, resta sans effet.

�� FIGUEIREDO, Luciano. Mulheres nas Minas Gerais (Les Fem-mes à Minas Gerais). In: História das Mulheres no Brasil (His-toire des Femmes au Brésil). São Paulo: Contexto. p. 151.

Selon un diction populaire, “la faim des pau-vres est vengée par l’indigestion des riches”.

Les habitants de Minas Gerais ont toujours été très grignoteurs, amateurs de sucreries et de frian-dises, comme la plupart des Brésiliens d’ailleurs, connus pour leur “sensualisme apicole”.12

Qu’elles soient mises sur un plateau pour être vendues en magasin ou dans la rue, nos su-creries sont toutes des célébrités : doce de leite (les plus authentiques du Minas Gerais sont enroulés dans la paille de maïs) à la bergamote, au citron et à l’orange, brevidade, gelées, pâtes de goyave et de banane, pé-de-moleque, pamonha enveloppée dans une feuille de bananier, queijadinha, mãe-benta, quebra-quebra, broinha de farine de maïs ou de caca-houète, biscuit de tapioca, et bien d’autres, toutes issues de notre confiserie luso-brésilienne. Leurs noms suggèrent la tendresse et la gentillesse du siè-cle du flirt, du romantisme (XVIIIe) : le suspiro (lit-téralement: un soupir ; meringue, en français), les

12 MÂNTUA, Simão. Cartas de um chinês (Lettres d’un chinois).

Selon un diction populaire, “la faim des pauvres est vengée par

l’indigestion des riches”.Les habitants de Minas

Gerais ont toujours été très grignoteurs, amateurs de sucreries et de friandises,

comme la plupart des Brésiliens d’ailleurs,

connus pour leur “sensualisme apicole”

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melindres (gentilesses), les arrufados (crissements), les esquecidos (oubliés), les beijos-de-freira (baisers de bonne-sœur), les papos-de-anjo (gorjes d’ange), la baba-de-moça (bave de jeune fille), les quindins-de-iaiá (pétulance de iaiá)...

Il y avait toujours dans le garde-manger un compotier rempli de mélasse, à manger avec de la farine de maïs ou des morceaux de fromages. Dans les boutiques et les bars, on pouvait être sûr de trou-ver des carafes d’eau-de-vie, des pão de queijo, des biscuits fourrés à la crème, du pop-corn et enfin de la rapadura (casson de sucre), ingrédient indispen-sable à toute pâtisserie familiale digne de ce nom.

Peu à peu, le péril de la famine s’est dissipé, mais les prix restaient très élevés. Nombreux furent les ambitieux, venus à Minas Gerais pour s’enrichir avec l’or, qui découvrirent que tout comte fait, il était plus facile d’en obtenir par le commerce, une fois qu’il avait été extrait par d’autres. Et voilà le chemin tout tracé pour que les habitants des mines se mettent à commercer, deviennent de fins négo-ciants, marchands, chefs de convoi ou tropeiros, pour enfin se transformer en redoutables banquiers et usuriers.

Grâce au système de ravitaillement orga-nisé et assuré par les trains d’animaux convoyés par les tropeiros, plus rien ne manqua aux habitants de Minas Gerais. Vers la moitié du XVIIIe siècle, l’or abondait. On racontait partout que les minei-ros payaient généreusement leurs fournisseurs. Des liaisons régulières s’établirent par le biais des convois. La crainte de la famine et de la disette dis-parut pour toujours. L’abondance de produits et de vivres s’installa.

Vila Rica “abondait en vivres et ses terres produisaient beaucoup de plantes maraîchères, comme les choux, les choux pommés et les oignons. Il y avait aussi une profusion de fruits, surtout des pêches, des coings, des oranges, des pommes. Bien que la terre fût peu cultivée, rien ne manquait à ses habitants, grâce aux arrivages quotidiens de vivres, apportées à dos de bête par les convois chargées de

lard, de maïs, de haricots, de fromages et d’huile d’olive, vendus à des prix assez raisonnables”.13

La cuisine du Minas Gerais doit aux anciens tropeiros (convoyeurs) le plat nommé feijão-de-tro-peiro en hommage, justement, à ces valeureux ex-plorateurs de la jungle brésilienne.

Le centre des activités marchandes n’était autre que les boutiques. On pouvait y trouver (mais le plus souvent on n’y trouvait pas) de la cachaça, du sel, du sucre, des haricots et de la carne seca (viande salée), du tabac en cordes, des fers à cheval, des gousses d’ail, des armes à feu et des missels.

L’extraction de l’or et des diamants était très absorbante. L’abondance de la production minière n’a pas laissé d’espace à l’apparition d’une agricul-ture ou d’un élevage intenses. A l’apogée de la pha-se de l’or, il était impossible pour l’agriculture de se développer puisqu’elle ne pouvait pas rivaliser avec les mines s’agissant d’acheter les esclaves. Le prix qu’un un mineur payait pour un esclave noir était complètement hors de portée pour un cultiva-teur.

Les parcs à bétail s’implantèrent lentement dans la Capitainerie, se disséminant sur les éten-dues de terre aux abords du Fleuve São Francisco, comme un prolongement naturel de l’élevage déve-loppé à Bahia.

En dépit des nombreuses adversités, la Capi-tainerie de Minas Gerais se dirigeait lentement vers l’autonomie alimentaire. La Vila de Sarabá produi-sait du maïs, des haricots, du riz et de la canne à su-cre ; Vila Risonha et Bela de Santo Antônio da Manga de São Romão fournissaient du bétail, des poissons et des fruits du sertão. Vila Nova da Rainha cultivait les “fruits délicats de notre Portugal”, comme les pommes, les pêches, les raisins et les prunes ; Serro Frio exportait du maïs, des haricots et du fromage ; et Vila de São José do Rio das Mortes (actuelle Ti-

13 ROCHA, José Joaquim da. Memória Histórica da Capitania de Minas Gerais (Mémoire Historique de la Capitainerie de Minas Gerais), relatif à l’année de 1778.

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radentes), qui était la mieux pourvue de toutes les villes de la Capitainerie, approvisionnait la plupart des circonscriptions avec son lard, son bétail, ses fromages, son maïs, ses haricots et son riz.

La population de Minas Gerais consom-mait la viande de bœuf, en grosses tranches salées (carne-seca, charque, carne-de-sol, carne-de-vento ou jabá). A l’exemple de la viande de porc et du lard, le bœuf était conservé au moyen de fumage, de sel, de sa transformation en paçoca et de la conservation dans de la graisse (toujours pratiquée).

Au nord de Minas Gerais, le repas courant de la population rurale demeure les haricots avec de la farine et du jabá. Le plat, servi avec de la sauce de cumari, du piment pili-pili et de l’huile de palme, est tellement corsé qu’il faut quelques bonnes ra-sades de cachaça avec de la junça ou des feuilles de figue pour arriver à le déguster.

Le déclin des mines d’or et de diamant, qui s’est amorcé à la fin du XVIIIe siècle, a été la princi-pale raison du changement d’activité du Minas Ge-rais. L’industrie minière a été relayée par l’élevage, les manufactures et l’agriculture. Les cultures se sont multipliées sur le lieu même des exploitations. Les mines agonisantes ont commencé à s’appuyer sur les cultures, qui ont avidement occupé les terres fertiles des alentours des mines.

Au début du XIXe siècle, le panorama éco-nomique de Minas Gerais contrastait avec celui du siècle précédent. Grâce au développement de l’agri-culture, de l’élevage et des manufactures, la Capi-tainerie accédait à l’autonomie sous divers aspects. Non seulement elle s’émancipait d’une grande par-tie de ses fournisseurs externes, mais elle commen-çait aussi à ravitailler à son tour des régions dont elle dépendait auparavant. En somme, la situation économique s’inversait.

Le naturaliste allemand Hermann Burmeis-ter, qui a voyagé à travers le Minas Gerais en 1851, a consigné quelques curieuses impressions à propos des sites, des paysages, de la faune et des coutumes des habitants des diverses régions qu’il a visitées.

À Mariana et à Ouro Preto, il fait un rapport inté-ressant sur les horaires des repas et sur ce qui était mangé habituellement :

À dix heures, déjeuner : des haricots, du angu, de la carne seca, de la farine, du lard, du chou, du riz, et parfois du poulet. On mangeait à volonté, mélangeant tout dans une même assiette (usage toujours d’actualité). Entre 3 et 4 heures de l’après-midi, on répétait le même menu, avec des produits frais. Durant le repas, on buvait de l’eau, un peu d’eau-de-vie et, à la fin, une tasse de café. Chez certaines familles, un troisième repas était consommé entre 7 et 8 heures du soir, mais ce n’était pas la coutume générale. À cette heure-là, on servait des plats plus légers (sic), comme la canjica avec du lait et du sucre, du thé à l’orange avec du lait, accompagné d’un biscuit ou d’un gâ-teau plus raffiné, comme le pão-de-ló ou le pain de maïs. Il trouva le thé à l’orange très agréable...

Le commun de la table mineira (chez ceux qui peuvent se le permettre, bien entendu) suit une tradition demeurée quasiment identique dans la majorité des cas, avec peu de variations selon les

Le commun de la table mineira (chez ceux qui peuvent se le permettre, bien entendu) suit une

tradition demeurée quasiment identique dans

la majorité des cas, avec peu de variations selon les différentes zones de l’état

actuel du Minas.

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88 Textes du Brésil . Nº 13Pão-de-queijo. Daniel Augusto Jr. / Pulsar Imagens

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différentes zones de l’état actuel du Minas, du sud jusqu’aux proximités de Bahia. On y mangeait, et on y mange toujours, principalement, des haricots, du angu, de la farine de maïs ou de manioc, du riz, de la longe de porc, des saucisses, de la viande de bœuf, boucanée ou fraîche, du poulet, et comme lé-gume, du chou.

Les haricots règnent en maître. “Le haricot est le pilier de la maison”, dit le refrain populaire. Il occupe la première place, principalement le hari-cot mulatinho, mais d’autres variétés sont également consommées : le haricot chumbinho, le haricot man-teiga, le haricot roxinho et le haricot noir. A ses côtés viennent la bouillie de maïs, puis les lardons frits. Le riz rivalise actuellement avec les haricots. Le riz blanc, cuit à notre façon, bien décollé, ne peut être absent d’aucune table de Minas Gerais. Et, pour fi-nir, le chou.

Les haricots avec du angu, des lardons frits, de la farine et du chou en lanières ou haché – voilà la nourriture quotidienne du foyer, sous sa forme la plus simple et la plus commune.

On appelle “feijão-de-tropeiro”, “feijão-das-onze” ou “feijão-de-preguiça”, le haricot cuit pres-que sans jus, non écrasé, et mélangé à des lardons frits et à la farine de manioc.

Un autre plat incontournable pour le palais des habitants de Minas Gerais, considéré le plus mi-neiro de tous les plats, c’est le tutu de feijão, fait avec du haricot mulatinho. Après la cuisson, les haricots sont épaissis avec de la farine de manioc ou de maïs et servi avec des lardons frits, de la saucisse ou des œufs durs, coupés en rondelles... Miam-miam !

Tout comme la simple feijoada, parfois prépa-rée avec de la viande de porc salée, ou de la viande séchée, le tutu de feijão est un plat consistant, qui appelle un apéritif, en l’occurrence un bon verre de cachaça. À la fin du repas, rien de mieux qu’une tasse de café fort.

Les petits gâteaux au haricot sont très ap-préciés pour grignotter un peu, avant le dîner ou

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le souper, accompagnés d’une excellente cachaça fa-briquée à partir de canne à sucre de Cayenne.

L’alimentation journalière de l’homme ru-ral, du paysan ou de l’habitant du sertão, se résume presque toujours à des haricots, du angu, du riz cuit, un légume quelconque et, dans le meilleurs des cas, des œufs et de la volaille. La farine de manioc n’est absente d’aucun repas...

Le angu de farine de maïs ou de manioc est un plat très consistant, indispensable à l’alimenta-tion des paysans, mais on le retrouve également sur les tables des citadins. Le mineiro le prépare habi-tuellement sans sel, tradition héritée du XVIIIe siè-cle, quand le sel était un produit cher et rare.

Ce plat-là gagne beaucoup en goût si on y ajoute des lardons frits ou des saucisses. Et si on rajoute, en plus, quelques herbes hachées, à l’étouf-fée, quel délice !...On obtient alors la triade tradi-tionnelle : haricots, angu et chou.

En l’absence de farofa, on ajoute générale-ment de la farine simple, grillée ou non, aux haricots et à leur jus, pour leur donner de la consistance.

Avec le fubá de maïs, on fait du mingau, bouillie très populaire, simple ou sucré, saupoudré de cannelle. On peut le manger avec des morceaux de fromage, du lait ou même le miel, au petit-déjeu-ner, ou, comme dernier repas du soir... Il y aussi le mingau de maïs vert et le angu au lait.

Vers la fin du XIXe siècle, dans toutes les fer-mes du Minas Gerais régnait le plat quotidien sui-vant: haricots avec du angu et des lardons grillés, longe de porc rôtie, saucisses, chou et la typique farine de maïs de Minas Gerais. Les dimanches, il y avait invariablement du poulet. Comme dessert, on servait des sucreries dans des moules et des com-potes, avec du fromage, ou de la mélasse avec de la farine ou du manioc. Après le souper, sur la tra-ditionnelle véranda des fermes, on servait du thé de congonha ou bien du café sucré avec de la rapa-dura.

Ainsi l’agriculture s’est-elle petit à petit ré-pandue, de même que l’élevage. Le sud du Minas Gerais offrait les meilleures conditions à leur ex-pansion. L’industrie de produits laitiers fit ses dé-buts. Le mineiro éleveur de bétail fit son apparition. Bien que sa consommation de lait fût modeste, il est à l’origine de l’un des traits les plus marquants du Minas Gerais typique : l’industrie du fromage. Celle-ci a donné le “fromage de Minas”, un fro-mage blanc, rond, savoureux, dont la présence est indispensable sur nos tables à l’heure du café, ac-compagné de sucreries...

Les circonscriptions de l’ouest du Minas sont de gros producteurs de porcins. La viande de porc, surtout le lard, est consommée dans toute la région et constitue le condiment indispensable de tous les plats de la cuisine régionale.

A la fin du XIXe siècle, le commun des tables plus modestes se réduisait à des haricots avec de la farine et du angu, complétés par quelque verdure ou autre produit potager : chou, gombo, chayotte, laite-ron, igname, potiron ou taro violet. Parfois la nour-riture de base pouvait se limiter à des haricots, des lardons frits et du riz. La viande manquait presque

Vers la fin du XIXe siècle, dans toutes les fermes du Minas Gerais régnait le plat quotidien suivant: haricots avec du angu et des lardons grillés, longe de porc rôtie, saucisses,

chou et la typique farine de maïs de Minas Gerais.

Les dimanches, il y avait invariablement du poulet.

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toujours au menu, mais elle n’était pas indispensa-ble, à l’inverse des haricots ! En lieu et place du pain, on utilisait souvent du beiju (galette de tapioca), de la farine de maïs ou des biscuits de polvilho (tapio-ca). Le pain était pour ainsi dire un produit étranger dans la cuisine de Minas Gerais traditionnelle.

Pour leur part, les classes plus aisées pou-vaient se régaler avec une grande variété de pâtis-series, friandises et autres gourmandises :

• Petit-déjeuner : une assiette de bouillie de fubá, simple, saupoudré de cannelle ou ac-compagné de mélasse et de morceaux de fromage ; ou bien du café au lait avec des pâtisseries ou des tartines beurrées (avec du beurre étranger) ;

• Déjeuner : des haricots, sous forme de tutu de feijão, avec des lardons frits, des saucis-ses ou de la longe de porc ; ou seulement des haricots et, parfois, du chou, ou du virado de farine de manioc ou de maïs, du angu, simple ou garni de lardons frits et de gombo ; du riz blanc décollé, de la viande de bœuf séchée ou du porc frais ou salé, et, plus rarement, de la viande de bœuf fraîche. La viande de bœuf, séchée ou fraîche, rôtie, en ragoût ou en dés, avec soit du riz, soit du manioc, soit du chou, ou avec de l’igname ou des haricots verts ; ou bien du bœuf, effiloché, ou frit avec des œufs brouillés, ou bien encore cuit avec des légumes. La volaille, en sauce de préférence, avec du angu et des gombos. Peu de légu-mes : du chou, de la laitue, du chou pommé, du laiteron ou du taro. En dessert : de la pâte de coing ou de goyave, de la mélasse ou une autre sucrerie “en boîte”, accompagnée de fromage blanc ou de requeijão frais. Pour fi-nir : bananes, oranges ou papaye.

• Goûter : un café, accompagné ou non de pâ-tisseries.

• Dîner : une soupe de légumes ou de viande, avec de la farine de maïs, de cará ou d’igna-me, de manioc, de haricot blanc, de fubá aux

herbes ; des haricots seuls ou du virado avec de la farine ; du ragoût de viande avec des gombos ou des aubergines, du manioc ou de la patate douce ; du riz avec des œufs frits. Dessert: pâte de fruit avec fromage ou requei-jão frais.

• Souper : canjica avec ou sans cacahouètes, ou fromage ; ou bouillie de fubá.

• En boisson : un petit verre de cachaça, comme apéritif (réservé aux hommes).

• Condiments : oignons, ciboulette, ail, laurier, rocou, piment pili-pili, poivre, coriandre.

• Graisse : saindoux de porc.Cette nourriture quotidienne des familles

riches du XIXe siècle - abondante et bon marché, variée et saine, facile à digérer et, plus important encore, savoureuse - , a perduré jusqu’à nos jours, avec peu de variations, pour devenir le menu tradi-tionnel de la cuisine de Minas Gerais.

Le secret est passé de mère en fille, comme un bijou de famille - une pépite d’or ou un diamant, dirait-on au pays des mines - : la façon bien mineira de faire la cuisine, de “hacher et noyer” les ingré-dients disponibles, comme disaient nos anciennes cuisinières. Même si les maîtresses de maison de Minas Gerais ne connaissaient pas la science de l’alimentation, elles excellaient toutefois dans l’art de l’alimentation, ce qui comptait (et compte) bien plus.

Minas Gerais... est une petite synthèse, un carrefour. Il y a au moins plusieurs Minas Gerais, il y en a tellement à la fois et un seule en même temps. Comme l’écrivait Guimarães Rosa :

Il y a la forêt, par delà la montagne, encore suintante des vents marins, agricole ou sylvicole, densément fertile ; il y a les pacifiques et les belli-queux. Il y a le Sud, caféier, sis sur la terre mauve pentue ou sur des collines que des européennes apprêtent, qui sait l’un des plus sages refuges de la joie en ce monde ; il y a les timides, et les audacieux jusqu’à l’imprudence. Il y le Triangle,

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92 Textes du Brésil . Nº 13Poulet avec du gombo. Maison d’édition Peixes (Embratur)

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région développée, forte et franche ; il y a les es-prits routiniers, et les aventuriers. Il y a l’Ouest, taciturne, aux manières courtaudes, mais éleveur et politique, pétri de ruse ; il y a les légalistes et les révolutionnaires. Il y a le Nord – sertão aux ha-bitants chauds, bucoliques, tantôt baianos sur les bords, tantôt nordestins dans l’aridité intraitable de la caatinga, qui écopent du polygone de la sé-cheresse ; il y a les naïfs et les finauds à l’extrême. Il y a le centre chorographique de la vallée du Rio das Velhas, calcaire, clément, clair, ouvert à la joie de toute nouvelle voix ; il y a les avares et les pro-digues. Il y a le Nord-Ouest, avec ses plateaux aux immenses étendues dégagées qui rejoignent Goiás et Bahia sur la gauche puis remontent jus-qu’aux ondulants Piauí et Maranhão.

Je crois que la légitimité de Minas Gerais s’est faite à travers le mélange, ou la cœxistence entre cer-tains de ces défauts et qualités, avec la permanence des caractéristiques essentielles à notre identité.

Existe-t-il, finalement, une nourriture de Mi-nas Gerais ?

Voilà la réponse – bien typique de chez nous – : oui et non à la fois !

Oui, parce qu’on peut identifier une constan-te dans l’équation des préférences alimentaires du peuple qui habite le Minas. Et non à la fois, parce que ces préférences ne sont pas exclusives de ce même peuple.

La constante se définit, bien sûr, par la cui-sine de tous les jours, basée premièrement sur le tri-nôme haricot, angu et chou, suivi par le riz, ensuite la viande (porc de préférence ) et, enfin, modéré-ment, les légumes et autres plantes potagères.

Les plats considérés typiques de Minas Ge-rais sont : le tutu de feijão avec des lardons frits ou des saucisses, la longe de porc rôtie et le chou ha-ché fin. On peut encore citer le poulet au sang avec du angu et des gombos. Ces plats sont considérés comme étant légitimes de Minas Gerais, sans être pour autant exclusivement de cette région.

Mais comment ces plats-là ont-ils accédé au statut de plat de Minas Gerais ?

Par la façon mineira de les cuisiner, qui est comme un rituel. Par la façon mineira de les servir, semblable à une liturgie. Par la façon mineira de les savourer, pareille à une communion !

“Il n’y a rien de meilleur dans la cuisine uni-verselle”, affirmait Guimarães Rosa, non sans quel-que patriotisme exacerbé.

“Et pourquoi pas ?” répondait-il lui-même, en ajoutant : “le vrai patriotisme est dans la sen-sualité gustative de la table, le couvert, le dessert et la desserte. Le pétrole ne sera pas autant à nous ; de chez nous, bien de chez nous, sont les doce-de-leite et l’effiloché de viande salée. Pardonnez-moi – mon plat à moi c’est le plat du Minas véritable-ment principal ; poulet en sauce avec des gombos, de la citrouille (ad libitum l’aubergine) et du angu, plat en aquarelle, qui coule, visqueux comme la vie elle-même, et ruisselant de piment”.

Bibliographie

ZEMELLA, MAFALDA P. O Abastecimento da Capitania das Minas Gerais no Século XVIII (Approvisionnement de la Capitainerie du Minas Gerais au XVIIIe s.), Boletim 118, História da Civilização Brasileira nº 12, Universi-dade de São Paulo, SP - 1951.

FRIEIRA, EDUARDO. Feijão, Angu e Couve - Ensaio sobre a comida dos mineiros ; (Haricots, angu et chou - Essai sur la nourriture des mineiros) Centro de Estudos sobre Mi-nas Gerais, Universidade Federal de Minas Gerais, Belo Horizonte/MG - 1996.

ANDRADE, CARLOS DRUMMOND DE. Brasil, Terra & Alma - Minas Gerais (Brésil, terre et âme - Minas Gerais), Maison d’édition de l’auteur, Rio de Janeiro/RJ, 1967.

ROCHA, TIÃO. (org.) Afinal, o que é ser mineiro? (Qu’est-ce qu’être mineiro, en fin de compte ?) Service Social du Commerce de Minas Gerais, Belo Horizonte/ MG, 1995.

Tião RochaAnthropologue et folkloriste

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94 Textes du Brésil . Nº 13Fleur du pequi. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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Alice Mesquita de Castro

La saveur du cerrado

Humez, goûtez, sucez, aimez.

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Pour aborder la cuisine méconnue du cerra-do1 il faut être dispos et dénué de préjugés. Celui qui s’y risquera ne le regrettera pas.

Les arbres tourmentés, qui semblent avoir poussé sans la moindre eau, dans l’une des régions semi-arides du Nordeste, peuvent donner l’impres-sion d’une terre desséchée, orpheline de vie, de couleurs et de saveurs. Il n’en est rien. La flore du cerrado, cette savane qui occupe 25% du territoire national, est l’une des plus riches du Brésil. Du fait de sa situation centrale, le cerrado abrite des spéci-mens présents dans la majeure partie des biomes brésiliens (que ce soit la Forêt Amazonienne, la caa-tinga ou la Forêt Atlantique). Sa biodiversité est si variée et particulière qu’il nous donne une irrésisti-ble envie de dévoiler ses secrets, qui, en matière de la culinaire, sont étonnamment nombreux.

Dans le Nordeste, il y a des fruits exotiques comme la graviola (Anone muricata) et l’umbu (Spon-dias tuberosa). Dans le Sud, c’est la diversité des rai-sins et des coings qui attire l’attention. Au Nord du pays, l’açaí (Euterpe oleracea) est devenu un produit d’exportation à succès, à cause de son goût parti-culier, de sa texture et de sa belle couleur. Dans la région du Brésil central (qui comprend les états de Goiás, Tocantins, Mato Grosso, ainsi que l’ouest et le nord de Minas Gerais, l’ouest de Bahia et le Dis-trict Fédéral), il semble que les fruits locaux soient encore plus méconnus qu’ailleurs. Ceux qui ont en-tendu parler de pequi auront probablement appris autre chose : si on ne mord pas ce fruit comme il faut, on risque d’avoir la langue couverte de bou-tons jusqu’à la gorge. N’empêche que la liqueur de pequi s’exporte déjà vers le Japon. Et l’amande de baru (baru, quelqu’un sait ce que c’est ?) est un objet de convoitise en Allemagne.

Le Caryocar brasiliense Camb, ou pequizeiro, l’arbre qui donne le pequi, peut atteindre dix mètres de haut. Ses fruits sont recouverts d’une peau verte,

� N. D. T. : cerrado – Type de végétation assimilé à la savane, caractéristique du Plateau Central brésilien.

et leur pulpe jaune, qui est la partie utilisée en cui-sine, fournit la base aux plats les plus populaires de la culinaire de Goiás : le riz au pequi, le poulet au pequi et la guariroba.

Le pequi possède des caractéristiques uni-ques. Il contient à l’intérieur des milliers d’épines minuscules. Il exige donc de sérieuses précautions pour être consommé : il faut gratter sa pulpe avec les dents. Si par malheur le fruit est mordu direc-tement, les épines se plantent dans toute la bouche d’une façon pour le moins désagréable.

J’en sais quelque chose. Dans les années 80, lors d’un déjeuner chez une amie, j’ai été victime des épines du pequi. On m’avait bien averti qu’il fallait gratter la pulpe avec les dents, sans mordre le fruit directement, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Je croyais avoir pris toutes les précautions né-cessaires, lorsque j’ai soudain senti ma langue brû-ler comme si j’avais bu de l’acide. J’ai été de chez mon amie directement chez le dentiste – qui a passé une heure et demie à enlever les épines une à une, muni d’une loupe. Les effets de ma négligence se sont fait sentir deux mois durant. De temps à autre, je me réveillais avec une sensation bizarre dans la bouche. C’était le pequi.

On raconte que les habitants du Goiás aiment bien faire le coup du pequi aux étrangers qui igno-rent cette particularité désagréable du fruit. Ils s’amusent en regardant votre réaction dès des pre-mières morsures, puisqu’ils ne tarderont pas à sa-voir si le fruit vous est familier (ou non !). Si vous êtes victime des épines du pequi, les spécialistes conseillent généralement l’ingestion d’une cuillère d’huile d’olive, qui aurait la faculté d’amollir les épines, qui peuvent alors être retirées plus facile-ment, et avec bien moins de souffrances.

Il y a d’innombrables façons de préparer le pequi. L’une des plus intéressantes est la liqueur faite avec du sucre caramélisé et l’infusion du fruit dans de l’alcool de céréales.

Mais le cerrado ne vit pas seulement du pequi. L’araticum (Anona crassiflora), le palmier buriti (Mau-

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Pequi. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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Buriti . Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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ritia vinifera), le murici (Byrsonima), le cajá (Spondias lutea), la mangaba (Hancornia speciosa) et la cagai-teira (Eugenia dysenterica) ont aussi des teneurs en vitamines du complexe B, telles que les vitamines B1, B2 et PP, équivalentes ou supérieures à celles trouvées dans les fruits comme l’avocat, la banane et la goyave, traditionnellement considérés comme de bonnes sources de ces vitamines. Le Ministère de la Santé encourage la mise en place de pro-grammes d’éducation alimentaire pour stimuler la consommation de produits riches en vitamine A et en d’autres substances nutritives. Voilà les fruits du cerrado promis à une large utilisation !

La cagaita (Eugenia dysenterica), qui appartient de façon distante à la même famille que la pitanga (fruit du cerisier de Cayenne, alias Eugenia uniflora), est un fruit typique du cerrado, en voie d’être connu. Elle est de forme arrondie, de couleur jaune clair. Ce fruit succulent au goût acide a une peau est fine, et contient environ 90% de jus. Malgré ses nom-breuses vertus, la cagaita doit être consommée avec modération, autrement elle rend ivre comme l’al-cool. La gueule de bois en moins. Incroyable, n’est-ce pas ?

Et le palmier buriti ?À Brasília, le siège du gouvernement du

District Fédéral a reçu le nom de Palais du Buriti en hommage à cet arbre typique de la région. Ses feuilles luisantes ressemblent à d’énormes éven-tails. Ses fruits sont consommés surtout sous forme de jus et de gourmandises faites maison.

Sa pulpe, fraîche ou surgelée, est utilisée pour préparer des sucreries, des sorbets, des crè-mes et des compotes. L’huile de la pulpe sert de condiment dans la cuisine et comme produit de base dans la fabrication de savon.

Arrivées à maturité, ses feuilles sont utilisées pour recouvrir les toits des maisons dans l’intérieur du pays, et les nouvelles jeunes servent à la confec-tion de hamacs, de chapeaux et de paniers.

La dernière coqueluche du cerrado brésilien s’appelle castanha do baru, connue aussi sous les noms de cumbaru, barujo, coco-feijão et cumarurana.

Le baru est produit dans des quantités de 500 à 3000 fruits par arbre (Dipteryx pterota). Sa taille varie de 5 à 7 cm de longueur et de 3 à 5 cm de dia-mètre. La couleur du fruit mûr est brunâtre, comme sa pulpe. Chaque fruit possède une amande de cou-leur marron, riche en calories et en protéines. J’uti-lise couramment le baru dans des recettes comme le Doce de Leite au baru et le pesto de baru. Son goût est semblable à celui de la cacahouète, en un peu plus doux au palais.

Les fruits du cerrado nous surprendront tou-jours ! Il y a quelque temps de cela, j’ai acheté de la farine de jatobá (Hymenaea courbaril) dans une ferme de l’intérieur de Goiás. Je l’ai rangée dans un pla-card, chez moi, pour plus tard en faire du pain et des biscuits. Après quelques jours, une odeur si for-te avait envahi la cuisine qu’on n’osait même pas y mettre les pieds. J’ai appris à mes dépens que la fa-rine de jatobá ne se conserve qu’au frigo et pendant un temps très court. Son odeur caractéristique tend à augmenter avec la fermentation naturelle. Les ha-bitants de la région apprécient beaucoup le jatobá, aussi bien sous forme de bouillie que de pain.

Dans la même famille que le cachiment (Anona reticulata), le corossol (Anona muricata) et la pomme cannelle (Anona squamosa), il y a aussi l’ara-ticum (Anona crassiflora), qui a une peau plus dure et un goût bien plus prononcé. J’ai déniché la recette du gâteau à l’araticum dans la ville de Pirenópolis, dans l’état de Goiás.

Pour ceux qui n’ont pas encore goûté à ce fruit merveilleux nommé guariroba (à ne pas confon-dre avec gororoba, la tambouille), il ne savent pas ce qu’il perdent !

La guariroba est une espèce de palmier qui peut atteindre 20 mètres de haut. Ses feuilles peu-vent avoir jusqu’à trois mètres de longueur. Ses fruits, qui poussent en grappes, sont de couleur vert-jaunâtre. Il possède une amande blanche oléa-

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Araticum. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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gineuse comestible, qui est le principal ingrédient avec lequel sont farcis les délicieux empadão2 de Goiás.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, one ne trouvait au Brésil que de la farine de blé importée. Mais l’empadão était déjà considéré comme l’un mets fins du pays. Sa pâte était préparée à l’origine avec du fromage, du saindoux de porc, du sel et des œufs. La farce comprenait du fromage, des œufs cuits, des olives, du poivre, de la viande de porc en mor-ceaux, des cuisses de poulet entières, des morceaux de saucisse et des guarirobas. Tous les ingrédients étaient mis à dorer au feu jusqu’à ce qu’ils aient la consistance d’une sauce. Le plat était cuit dans des moules en argile de 38 centimètres de diamètre.

À l’époque, personne ne se hasardait à épais-sir ce mélange avec des pommes de terre. Cette re-

2 N. D. T. : empadão – Espèce de grande quiche sèche garnie de viande de poulet, de fromage, etc.

cette de l’empadão date des années 30. En plus des pommes de terres, on y ajouta des tomates. Selon les textes historiques, c’est la guariroba qui a fourni aux bandeirantes l’énergie suffisante pour qu’ils ex-plorent le Goiás. C’est à l’un deux que reviendrait l’idée d’ajouter la guariroba à la farce de l’empadão. La guariroba est également connue sous le nom de palmite amer, pour faire plus raffiné.

Après douze ans passés à travailler, goûter, manger, aimer et vanter les fruits du cerrado, j’ai suffisamment d’expérience pour vous le dire : plon-gez-vous dans la cuisine du centre ouest ! Elle est encore peu connue, peu exploitée, mais, à l’image d’un pays lointain, elle est pleine de secrets et de surprises. Toujours je m’y aventure, et je ne le re-grette jamais.

Alice Mesquita de Castro Propriétaire du Restaurant Alice, à Brasília.

Baru. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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Robério Braga

La saveur de l’Amazonas

Tacacá. Photo : Luiz Braga (Embratur)

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La saveur de l’Amazonas compte parmi les divers brésils éparpillés sur le conti-nent Brésil. Elle séduit et enchante. Elle

est présente dans les fruits, dans les liqueurs, dans les plats et simples et les gourmandises de la forêt. Tous servis sans aucun des raffinements des grands banquets.

Les plats que les mains indiennes ou métisses élaborent avec simplicité, sans touche ni retouches, sont toujours très particuliers. Il y en a qui deman-dent des années de connaissance et d’expérience, et qui sont aussi raffinés dans leur préparation qu’ils sont simples dans leur présentation.

Le pachicá, espèce de sarapatel� fait avec de la tortue, nous séduit par son goût de nostalgie, puis-qu’il n’est pas servi chez n’importe qui. Coupé en morceaux, assaisonné avec de la chicorée, de la pi-menta-murupi, du sel et du citron, il est servi dans une carapace de tortue. En garniture, de la farine suruí, que les citadins appellent farinha-d’água.

Si vous avez une envie folle de connaître des plats faits avec de la tortue, vous adorerez le pica-dinho (viande finement coupée), le ragoût et le sara-patel de tortue. Ces plats spéciaux sont servis dans les grandes occasions. Dire que sous l’Empire, ces plats faisaient partie de la table des gens simples, qu’ils s’achetaient dans la rue, sur les marchés !

De nombreux plats servis avec du piracuí (fa-rine de poisson) sont considérés comme un repas complet. La farine, presque toujours fabriquée à partir du poisson acari ouvert, salé, séché, effiloché et déshydraté, peut être servie seule ou comme gar-niture aux pouvoirs spéciaux.

La pêche offre d’autres mets délicieux, com-me le poisson rôti sur un gril tapissé de feuilles de bananier. Ceux qui n’en seraient toujours pas convaincus pourront découvrir et savourer le ca-

� Ntd : mets préparée avec du sang, du foie, du mou, les tripes et le cœur de certains animaux comme le porc et le mouton, accopagné d’une sauce abondante bien piquante (d’Après Aurélio do Século XXI).

viar amazonien fait avec les œufs du poisson piraru-cu (Arapaima gigas), mis à macérer dans une terrine nommée alguidar, avec du vin ou du vinaigre. La pâte qui en résulte est égouttée dans une passoire en arumã2 puis fumée dans un four en bois, en bois résistant de préférence et sans acidité. Finalement, la pâte peut être mise dans des boîtes de conserve, pour attendre les fêtes, lorsqu’elle sera passée au bain-marie et consommée.

Certaines saveurs plus urbaines ont acquis un goût et des condiments qui donnent l’eau à la bouche. C’est le cas du poisson tambaqui (Colossoma bidens), servi en tranches frites ou cuites, dans une sauce succulente assaisonnée avec du persil, de la ciboulette, de l’oignon, de l’ail, de la tomate et du rocou. Le tambaqui est également très apprécié lors-qu’il est cuit à la braise, selon le procédé indigène nommé moquém.

Ah, les plats appétissants de pirarucu ! Ce poisson peut cependant avoir des conséquences néfastes pour le sang – il est donc interdit aux fem-mes qui viennent d’accoucher – ou causer du prurit. Selon l’époque, on peut en manger dans n’importe quel restaurant de la région. Le pirarucu peut être préparé frit, en galette, cuit, et de façon sophisti-quée, comme le pirarucu de casaca (littéralement : pirarucu en veston), servi mélangé à une farofa très spéciale, lors des grandes commémorations. C’est un poisson très polyvalent. Le pirarucu, séché ou frais, est digne des tables les plus nobles et, à côté du tambaqui finement coupé, il assurera le succès des festins les plus huppés ou des interminables dî-ners d’affaires. Ceux qui ont la chance d’y goûter se régaleront aussi avec les croquettes de pirarucu.

Si l’on veut dûment savourer le goût de l’Amazonas, il faut être patient et avoir du temps libre, surtout au moment d’enlever les arêtes des poissons locaux. Tout un art ! Mais le gourmet ne devra faire montre de réelle habilité que s’il est en présence d’un jaraqui, d’un matrinxã, d’une bran-

2 N. D. T. : arumã – Plante qui sert à la fabrication de paniers.

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Poisson pirarucu pêché dans le fleuve Juruá, en novembre 1212. Source : A ciência a caminho da raça: imagens das exposições científicas do

Instituto Oswaldo Cruz ao interior do Brasil entre 1911 e 1913. Fondation Oswaldo Cruz – Maison Oswaldo Cruz, Rio de Janeiro, 1991.

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quinha ou d’une sardine, soit, en définitive les plats les plus appréciés par les indigènes de la région.

Si une épine vous reste en travers de la gorge, faites-vous secourir par un indigène qui vit au bord du fleuve. Il entamera une prière pour que l’arête vous soit extirpée de la gorge, en implorant Jésus de Nazareth ou en évoquant les pouvoirs de Saint Blaise, puis il procédera à de nombreux rituels, com-me celui de faire passer les assiettes entre convives, ou remuer de fond en comble, avec un tison, le feu où le poisson a cuit. L’indigène vous servira certai-nement aussi un peu de farine ou de banane pour mieux vous soulager de ce désagrément.

Pour déguster un plat bien savoureux, vous n’aurez qu’à choisir parmi des centaines de mets, comme l’effiloché de pirarucu garni de riz de pupu-nha (Bactris gasipae), la mojica de tambaqui, le pirão spécial, la pescada (sciénidé) au four farcie de farofa de manioc, laquelle, pour certains, n’arrive même pas à la cheville du jaraqui frit, des sardines farcies dans la feuille de bananier ou du pacu (metynnis) au four. Le tout accompagné de pain d’açaí. Et, pour finir, de la crème de cupuaçu, de l’araçá-boi et du gâteau de banane.

Et la saveur des fruits ? Fraîchement cueillis et aussitôt servis nature, ils semblent transpirer l’odeur de la forêt. La pupunha, qui fait office de pain chez l’indigène, est présente au petit-déjeuner, au goûter. On trouve parfois sur quelque berge per-due du fleuve l’arbre ce fruit à mésocarpe couleur orange, de forme variable et dont la taille varie de 2 à 5 cm environ. On peut le manger cuit, sous forme de farine laminée ou au naturel. Il contient de la vitamine A à en revendre !

Et le tucumã (Astrocaryum tucuma) ? Déli-cieux. L’arbre qui donne ce fruit est utile aussi bien pour la guerre, la chasse ou la pêche que pour s’ali-menter. Il sert même à distraire les enfants ! Le stipe de ce palmier est utilisé par les habitants de la fo-rêt pour fabriquer des arcs, des lances et certaines pointes des flèches destinées à la chasse. Ses épines servent aussi à faire les perforations des lèvres, des

oreilles et du nez coutumières chez les indigènes. Ses fibres ont une multitude d’utilités. Son fruit est singulier : drupe arrondie, normalement de 4 à 6 cm, de couleur vert-jaunâtre et orangé ; sa pulpe est dense et oléagineuse. Ce fruit possède presque cent fois plus de vitamine A que l’avocat et trois fois plus que la carotte. Ses noyaux font le bonheur des enfants, qui jouent au football de table avec, choi-sissant pour chaque équipe les meilleurs arrières et avants-centres.

La pitomba (Talisia esculenta), qui jonche les rues des villes et les champs, avec son goût acide bien particulier, s’unit aux fruits du jenipapo (Geni-pa americana) dans un monde de délices. Le génipa, dont on extrait la teinture bleu foncée utilisée pour peindre le corps, sert aussi à préparer des boissons rafraîchissantes, du vins et des compotes.

Le cupuaçu (Theobroma grandiflorum) avec lequel on prépare du sorbet, des boissons rafraî-chissantes, des compotes, du salami, du vin, de la liqueur et du chocolat, et dont les grains contien-nent de la caféine et de la théobromine, s’est déjà ré-pandu à travers le monde. On dit même que le fruit a été breveté à l’étranger. Il est servi dans des bols, dans des verres en fer-blanc ou en aluminium, dans des calebasses ou des coupes raffinées Son arôme et sa saveur sont bien amazoniens, bien brésiliens.

Le guaraná de l’Amazonas est l’élixir de lon-gue vie par excellence. Les Indiens mawé, pour qui il a grande importance religieuse et sociale, le servent dans des calebasses, passées de bouche en bouche. C’est ainsi depuis la création du monde.

Prenez donc du vin d’açaí, du jus de graviola, d’aluá de fête. Terminez sur une liqueur de génipa, en infusion de huit jours, de fin sirop de sucre et lé-gèrement mélangé avec la cachaça de bonne qualité.

Vous pouvez y ajouter des abricots, à manger frais ou servis dans du vins et du soda. Et aussi de la noix du Brésil, inflammable, qui flambe, illuminant les cabanes indigènes lors des longues fêtes qui du-rent des jours et des nuits. Cette noix est mangée telle quelle ou utilisée dans la cuisine typique et la

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Noix de cajou. Marché Ver-o-Peso. Belém / PA. Mônica Tambelli

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confiserie. Elle remplace l’huile d’olive, lubrifie les mécanismes des montres les plus délicates et est employée en pharmacie et en parfumerie. L’arbre qui donne cette noix peut atteindre une hauteur en-tre 40 à 60 mètres environ. Il a déjà fait verser du sang, de la sueur et des larmes dans l’arrière-pays.

Si votre souhait est d’avoir une pleine table de sucreries, imaginez donc : du cupuaçu sous for-me de gâteau, flan, pâte, confiture, compote, crème, mousse, ou de salami ; de la pupunha en farine, gâ-teau, flan ; du buriti et de l’arabu, mets préparé avec des œufs de tortue, de la farine de manioc et du su-cre, servi avec du café bien chaud. Tout cela com-pose la nourriture du peuple et la saveur de la forêt. Elle sert autant comme enseignement qu’à se mo-quer, rêver, raconter des histoires de revenants, de la même façon qu’elle nourrit les poètes et les chan-teurs, ou se transforme en mythes, en passions, en anecdotes, en danses de salon ou folkloriques. La saveur devient alors plus amusante.

La saveur de l’Amazonas – tout à fait brési-lienne – donne des rimes, de la musique, des chocs électriques de piraquê (anguille électrique). Elle peut ronger, blesser, couper, ou donner une raclée si c’est une raie, ce poisson qui se déplace dans les eaux

avec des mouvements de ballet. Cette saveur de-mande un glossaire pour expliquer ce qu’est un aru-bé, une atura, un beiju, une curimata, un tipiti et tant d’autres choses qui truffent le langage si typique de la région. Et qui explique également l’origine du feu par le manioc, l’origine du tabac, de la fête du miel, de l’histoire de la vieille femme qui recueillait des noix, du chasseur de jaguar, du mythe du timbó.

Si vous voulez avoir chaud, sentir votre lan-gue brûler, essayez donc l’un de ces assaisonne-ments divers et variés pour relever le goût de vos plats : la malagueta (pili-pili), olho-de-peixe, pimenta de cheiro (Capsicum chinense Jacquin), piment Josefa, murupi, matafrade, rosa, chumbinho, camapu, cajurana, acari, murici, olho de pombo (Rhynchosia phaseoloides), comari, tous aussi magnifiques dans leur couleur que dans leur forme. Le goût piquant peut être sou-lagé par certains fruits sylvestres déjà connus à la ville, et d’autres naturels des bords des fleuves : la cacahouète, l’ananas, l’araçá (Psidium littorale ou goyave-fraise), le bacuri (Platonia insignis), le biribá (Annona lanceolata), le cacau-azul (Theobroma syl-vestre), l’ingá (Inga), le pajurá (Couepia bracteosa), le pequiá (Caryocar villosum), la purunga (Lagenaria vul-

Fruits régionaux. Photo : Luiz Braga (Embratur)

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garis), le taperabá (Spondias lutea) et la sova à pulpe sucrée et agréable.

La saveur de l’Amazonas est présente dans les mythes et dans les histoires de poissons, dans la commémoration des saints, dans les promesses et ex-voto, dans les récoltes ; elle est présente dans la vie sociale des pêcheurs, des guérisseurs ; dans la médecine de la forêt, la farine, les bords du fleuve, l’étiage ; dans la solitude des veillées funèbres, les superstitions qui entourent l’imaginaire indigène, les labyrinthes des igapós (forêts inondées) ; présen-te dans les fêtes raffinées, dans les garrafadas (po-tions curatives), dans les bains à vertus curatives diverses, dans les rondes d’enfants, sur les étagères des magasins huppés, le comptoir des épiceries ; elle est présente sur la dalle froide des marchés, les étalages des rues, les couverts en argent et les verres en cristal.

Si après tout cela, notre hôte décide de deve-nir pêcheur sur les rivières et les fleuves de l’Ama-zonie, afin de mieux savourer sa victoire, il ne doit pas omettre de glisser dans sa poche une dent de caï-man, qui le protègera des attaques des anacondas.

Glossaire:

Aluá – Boisson faite avec de l’eau-de-vie, de l’infu-sion de café et du gingembre.Arubé – Espèce de moutarde fabriquée avec de la pâte du manioc, du sel et du poivre.

Aturá – Panier pour amener à la maison les pro-duits de la terre, en particulier le manioc.Beiju – Biscuit de l’Amazonas. Gâteau de fécule de manioc. Nourriture régionale. Il existe divers types de beiju : le beiju-assu, le beiju-puqueca, le beiju-co-ruba ; le beiju-cica et le beiju-menbeca. Tout dépend de la consistance, du degré de cuisson et de l’humi-dité du biscuit.Caboco – Homme de la région amazonienne, origi-naire de la forêt. Forme régionale de dire et d’écrire le vocable “caboclo”.Pimenta-murupi – Une des nombreuses variétés de piment de la région amazonienne, comme la pimen-ta de cheiro, l’olho de peixe, la mata frade, et la pimenta malagueta.Sarapatel – Espèce de soupe de tortue faite avec les tripes de l’animal cuites dans son propre sang.Tipiti – Cylindre de nervures de feuille de palmier, bien tissées ensemble. Tendues aux extrémités, el-les compriment la pâte pour en extraire un liquide avec lequel on prépare le tucupi, le vin de cacao et aussi la farinha d’água.

Bibliographie:

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PERET, José Américo. Amazonas: História Gente e Costu-mes (Amazonie : Histoire et coutumes). Senado Federal. Brasília, 1985.

PEREIRA, Nunes. Alimentação Indígena (Alimentation in-digène). Livraria São José ; Rio de Janeiro, 1974.

Robério BragaAvocat et historien, actuel Sécrétaire d’État de la

Culture du Gouvernement de l’État de l’Amazonas.

Article publié à l’origine dans la revue Sabor do Brasil (Saveur du Brésil), MRE, 2004.

La saveur de l’Amazonas est présente dans les

mythes et dans les histoires de poissons, dans la

commémoration des saints, dans les promesses et ex-

voto, dans les récoltes

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110 Textes du Brésil . Nº 13

Barreado. Photo : Priscila Forone - Secrétariat d’État au Tourisme de Paraná

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La saveur du Brésil 111

Les cuisines se transforment en perma-nence. Les cultures alimentaires, quel que soit l’époque et le lieu, sont confrontées

à des situations qui peuvent causer des ruptures, comme la mise en place de nouvelles techniques et de formes de consommation, et l’introduction de leurs produits, rencontre et fusion, à partir de l’innovation et de la créativité. Ces transforma-tions de la cuisine finissent par être absorbées ou “digérées” par la tradition, qui, à l’étape suivante, crée de nouveaux modèles adaptés aux précédents modèles conventionnels. En provoquant une cer-taine révolution culinaire, la rupture apporte dans son sillon les traits de la transition, qui demeurent cependant marqués par la tradition.

Les cuisines locales, régionales, nationales et internationales sont les produits du métissage culturel, qui fait en sorte que chaque cuisine révèle

Carlos Roberto Antunes dos Santos

La saveur du ParanáQue la fête commence : le Barreado, expression

artisanale de la cuisine du Paraná

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112 Textes du Brésil . Nº 13

les vestiges des échanges culturels. Aujourd’hui, les études sur la nourriture et sur l’alimentation envahissent les sciences humaines, à partir de la prémisse que la formation du goût alimentaire n’est pas due, exclusivement, à l’aspect nutritif ou biologique. L’aliment constitue une catégorie his-torique, car les normes de permanence et de chan-gement des habitudes et pratiques alimentaires ont des références dans la dynamique sociale même. Les aliments ne sont pas uniquement des aliments. S’alimenter est un acte nutritionnel, manger est un acte social, puisqu’il est constitué d’attitudes liées aux us et coutumes, aux protocoles, aux conduites et aux situations. Aucun aliment qui entre dans nos bouches n’est neutre. La dimension historique de la sensibilité gastronomique explique les mani-festations culturelles et sociales qui sont le modèle d’une époque, tout comme elle s’explique à travers

elles. En ce sens, ce que l’on mange est aussi impor-tant que quand, où et comment on mange, et avec qui. L’alimentation a enfin trouvé sa place dans l’histoire.

Au Brésil, historiquement, on a cultivé la diversité alimentaire, dans une synthèse entre les cultures primitives, avec la superposition d’ethnies de différentes cultures, qui, en symbiose, ont forgé nos habitudes alimentaires et constitué une culinaire riche. La mémoire gustative, conjointement avec les savoirs, saveurs, techniques et pratiques culinaires, ont été les créateurs et les fondateurs des cultures régionales. Pour résister aux cuisines compartimen-tées et cosmopolites, la société cherche de plus en plus à récupérer et valoriser, au nom de la qualité, les cuisines locales et régionales, chargées de cultu-res. De cette façon, le local et le régional précèdent le national et l’international, et la gastronomie dé-

Barreado. Photo : Priscila Forone - Secrétariat d’État au Tourisme de Paraná

Page 115: La saveur du Bresil

La saveur du Brésil 113

voile l’identité de cet ensemble de “Brésils”. Il est fréquent que cette valorisation attribuée soit suffi-samment forte pour instaurer une permanence, une tradition, qui impliquent, de façon artisanale, non seulement la reproduction du plat, mais, souvent, la recréation des processus et des conditions de pré-paration du plat. Ainsi, l’acte de préparer un plat ré-gional comme “autrefois” gagne un statut national, principalement stimulé par le contexte touristique. En ce qui concerne le littoral de l’état du Paraná, on peut mentionner le Barreado, un aliment mémoire, comme exemple de ce processus.

Les thèmes de la cuisine et de la table régio-nale du Paraná dévoilent l’époque de la mémoire gustative, dans laquelle la préparation du Barreado se double d’une certaine ritualisation, de même que la séquence et les façons de le servir à table. De cette façon, l’étiquette de la table se réfère à la représen-tation symbolique régionale, car cette cuisine expri-me le langage qui traduit ses relations sociales.

Tout un chacun trouve sa place dans la diver-sité gastronomie du Paraná. C’est à partir de toute une richesse ethnique et culturelle que toute une cuisine a pu être inventée, avec des plats produits par les peuples locaux ou bien apportés par les di-vers migrants et immigrants, dans un processus permanent d’adaptation et de réadaptation.

En réalité, il n’existe pas de cuisine typique-ment paranaense�, car sa trame constitue un mélange des saveurs les plus variées, qui va de la cuisine lo-cale (luso-brésilienne) jusqu’à la cuisine des pay-sans et des immigrants. De cette manière, le savoir gastronomique local et régional, ajouté aux savoirs externes, a permis les permanences autant que les changements : certains plats n’ont pas changé et d’autres ont été adaptés aux circonstances du goût et des pratiques alimentaires. Tout ceci est le pro-duit de l’historique dynamique des diverses ré-gions de l’état du Paraná.

La cuisine du Paraná offre des mets fins de la cuisine typique locale et des plats qui utilisent des aliments incorporés à l’histoire et à la culture de l’alimentation du Paraná, comme le pignon, le maïs, les haricots de diverses couleurs, le manioc, le riz, la viandes de bœuf, de porc et de volaille, les lardons frits, le tapioca ou la banane, qui don-nent des plats comme : le barreado, la paçoca de pignon, la quirera lapiana, le porc avec de la quirera de maïs, le Arroz-de-carreteiro, le feijão-tropeiro, la polenta avec du poulet, la longe de porc au pignon, la côtelette à la campeira, le mouton à la farofa, le churrasco (barbecue) du Paraná, et aussi le dessert du Bar Palácio à Curitiba, connu comme “Mineiro de Botas” (le mineiro botté).

L’acte de préparer un plat régional doté d’une tradition et d’une histoire, gagne un statut national lorsqu’il s’insère dans un contexte touristique. C’est le cas du barreado, un aliment mémoire, considéré l’unique plat typique de l’état du Paraná. Préparé depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle sur le littoral du Paraná, le barreado est un plat fait à base de viande de bœuf cuite avec des condiments, pen-dant douze heures environ, dans une casserole en argile hermétiquement close à l’aide d’une espèce de pâte de farine de manioc. Le nom du plat vient de l’expression en portugais “barrear a panela”, qui désigne justement le scellage d’une casserole avec

� N. D. T. : paranaense – Relatif au Paraná, habitant de cet état.

La cuisine du Paraná offre des mets fins de la cuisine typique locale

et des plats qui utilisent des aliments incorporés à l’histoire et à la culture

de l’alimentation du Paraná

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114 Textes du Brésil . Nº 13

de la pâte de farine de manioc. Après la cuisson, la viande est entièrement effilochée et servie avec de la farine de manioc, de la banane et de la cachaça de banane. La recette, transmise par tradition orale, possède certaines variations, principalement en ce qui concerne les condiments utilisés dans la vian-de (certains y ajoutent seulement du lard, d’autres des gerbes de fines herbes retirés avant de servir ; d’autres encore y mettent des tomates pour “amélio-rer” la couleur du plat ; d’autres encore disent que la viande doit être cuite seule, sans addition d’eau). Il y a également des variations dans la manière de préparer le plat, car plusieurs personnes allèguent que le barreado “authentique” est celui où la cas-serole, une fois scellée, doit être enfoncée dans un trou avec des feuilles vertes, avec un brasier allumé dessus. Cette technique a était nommée “biaribi” ou “biaribu” aussi bien par les Amérindiens que par les Africains, dès la fin du XVIIIe siècle.

Les origines du barreado sont obscures, car les communes de Antonieta, Morretes et Parana-guá, qui revendiquent toutes trois la “paternité” du plat, en donnent des versions constamment diffé-rentes. Les habitants de Antonieta, qui possèdent

la plus forte tradition du carnaval du Paraná, ont tendance à associer le barreado au “entrudo”, une fête profane, païenne, qui a précédé le carnaval. L’entrudo au sens premier remonte aux vieux rites romains, puis il a été pratiqué au Portugal, toujours caractérisé par une certaine permissivité, un esprit critique par rapport aux autorités, à l’ordre et à la morale en vigueur. En outre, les habitants de Mor-retes ont tendance à identifier l’origine du barreado à leur ville, en répandant que les tropeiros – person-nages qui intégraient une espèce de système privé de transport de marchandises dans la région Sud du Brésil –, lorsqu’ils descendaient le chemin de la Graciosa, de retour du plateau central, apportaient un pot-au-feu bien assaisonné et qui se conservait pendant de longues journées.

Le barreado est un aliment lié directement au littoral du Paraná. Sa consommation est notoire pendant les fêtes religieuses, les festivités publi-ques, les commémorations, les jours fériés et les divertissements populaires. Il faut souligner que, tous les week-ends, les villes du littoral du Paraná s’embellissent pour recevoir les touristes qui arri-vent de toute part pour déguster ce plat. À Curitiba, certains restaurants de nourriture typique ne ser-vent le barreado que certains jours de la semaine.

Sous l’impulsion du barreado, les villes du littoral se sont constituées en capitales gastrono-miques. On aura compris que le terme capitale ne signifie pas forcément, ici, un espace politico-ad-ministratif, mais un réseau, un territoire constitué symboliquement par la “Sainte Alliance” entre l’alimentation, l’histoire, la tradition et le tourisme. Le “réseau” du barreado, qui constitue un lieu de l’histoire, ouvre un espace de consommation qui stimule le développement de la région, en même temps qu’il confère à celle-ci une identité et la ren-force.

Pour cette raison, les cuisines régionales du littoral du Paraná jouent le rôle d’instruments de valorisation culturelle et de drainage de ressources.

Le barreado est un aliment lié directement au littoral du Paraná.

Sa consommation est notoire pendant les fêtes religieuses, les

festivités publiques, les commémorations, les jours fériés et les divertissements

populaires.

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La saveur du Brésil 115

La permanence des habitudes alimentaires “du lit-toral” est directement liée à une territorialité gas-tronomique démarquée par le barreado, créant des espaces de loisir, de sociabilité et, surtout, de convi-vialité gastronomique.

Dans la logique du territoire créé, défini et occupé par le barreado, l’identité construite se pro-page de manière à différencier une spécificité, une typicité. Plus ce territoire ou ce réseau est typique, plus il apportera de bénéfices aux villes.

En ce sens, la fête du barreado et le territoire où ce plat est produit font partie d’un vaste réseau touristique qui, nourri par l’histoire et par la tradi-tion, transforme les villes de Morretes, de Antonina et de Paranaguá en véritables capitales gastronomi-ques.

Puisque la cuisine est un microcosme de la société et une source inépuisable d’histoire, il est important de souligner que plusieurs de ses pro-ductions sont considérées comme un patrimoine gustatif de la société. Par tout ce qu’il représente, du point de vue de l’originalité et de la créativité, le barreado est devenu un plat typique, artisanal et chargé de symbolisme, d’identité locale et régio-nale, se constituant en monument, en bien culturel, en patrimoine immatériel.

Références Bibliographiques:

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CASCUDO, L.C. História da Alimentação no Brasil (Histoi-re de l’alimentation au Brésil), S. Paulo, USP 1983.

FLANDRIN, J. L. & MONTANARI, M. História da Alimen-tação (Histoire de l’alimentation), S. Paulo, Liberdade, 1998.

Barreado. Photo : Priscila Forone - Secrétariat d’État au Tourisme de Paraná

GIMENES, MARIA Henriqueta S.G. Cozinhando a tradição: a degustação do barreado no litoral paranaense (Comment faire revenir la tradition : dégustation du barreado sur le littoral du Paraná). Curitiba: projet de Doctorat en His-toire et Culture de l’Alimentation, SCHLA, UFPR, 2006.

HOBSBAWN, E. RANGER, T. A invenção das tradições (L’invention des traditions), Rio de Janeiro, 1997.

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SANTOS, C.R.A História da alimentação no Paraná (His-toire de l’alimentation au Paraná). Curitiba, Fundação Cultural, 1995.

_____________. Por uma história da alimentação (Pour une histoire de l’alimentation). In História: Questões & De-bates. Curitiba, Ed. UFPR, n° 26/27, jan/dez, 1997.

______________. A alimentação e seu lugar na História: os tempos da memória gustativa. In História: Questões & De-bates. Curitiba, Ed. UFPR, n° 42, jan/jun, 2005.

Carlos Roberto Antunes dos SantosProfesseur , Docteur de l’Université Fédérale du

Paraná (UFPR)

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116 Textes du Brésil . Nº 13

Marché à Bahia. Jean León Pallière, 1812.

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La saveur du Brésil 117

L’office des baianas do acarajé est classé patrimoine culturel du Brésil. Lorsque l’acarajé a été inscrit au patrimoine, de

nombreux malentendus et incompréhensions ont surgi, reléguant à l’arrière-plan un acte de valori-sation d’une profession féminine historiquement présente dans ce pays : les baianas porteuses des plateaux. La fierté tirée de cette reconnaissance pouvait se lire sur les visages de ces femmes noires, appartenant aussi bien aux nouvelles qu’aux anci-ennes générations, présentes à la cérémonie de re-mise de diplôme de leur office, qui a eu lieu le 15 août 2005 au siège de l’IPHAN (Institut du Patri-moine Historique et Artistique National), à Salva-dor de Bahia.

Carolina Cantarino

Baianas do acarajé : une histoire de résistance

Page 120: La saveur du Bresil

118 Textes du Brésil . Nº 13

Baiana. Source : O Rio antigo do fotógrafo Marc Ferrez, 3e édition, 1989. Maison d’édition Ex Libris Ltda.

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La saveur du Brésil 119

Pendant la cérémonie, les baianas do acarajé étaint parées de leurs habits traditionnels. Leur piè-ce de vêtement la plus caractéristique est la grande jupe en cercle, avec ses ornements divers, comme les “panos da costa”, le turban sur la tête, la blouse et les colliers aux couleurs de leurs orixás� respectifs. Dans les rues de Salvador comme dans d’autres vil-les de l’état de Bahia et, plus rarement, dans d’autres régions du pays, les baianas traditionnelles portent toujours leurs plateaux, qui contiennent non seule-ment l’acarajé et tous ses compléments possibles, comme le vatapá et les crevettes séchées, mais aussi d’autres “nourritures de saint” : l’abará, le lelê, la queijadinha, la passarinha, le bolo de estudante (gâteau d’étudiant), la cocada blanche et noire. Certains pla-teaux de baianas de Salvador sont devenus sophis-tiqués : ils sont enclos de verre et arborent de coû-teuses casseroles en aluminium à côté des vieilles cuillères en bois.

L’acarajé, vedette du plateau, est un petit gâteau caractéristique du candomblé2. Le terme aca-rajé est un mot composé de la langue iorubá: “acará” (boule de feu) et “jé” (manger), c’est-à-dire, “man-ger une boule de feu”. Son origine est expliquée par un mythe sur la relation de Xangô3 avec ses épouses, Oxum et Iansã�. Ainsi ce petit gâteau est-il devenu une offrande à ces orixás.

Bien qu’il soit vendu dans un contexte pro-fane, l’acarajé est encore considéré par les baianas comme étant un aliment sacré. Pour elles, le petit gâteau fait avec du haricot blanc frit dans l’huile de palme ne peut être dissocié du candomblé. C’est pourquoi la recette, bien qu’elle ne soit pas secrète,

� N. D. T. : orixás – Divinités crées par un Dieu suprême, Olo-rum ou Zamby.

2 N. D. T. : Candomblé – Religion originaire du Bénin et du Ni-géria, introduite au Brésil par les esclaves africains venus de cette région d’Afrique.

3 N. D. T. : Xangô – Divinité manifestée dans la force du ton-nerre et le feu provoqué par la foudre.

� N. D. T. : Oxum – Divinité des eaux douces. Iansã - Divinité des vents, des fortes pluies, des éclairs.

ne peut être modifiée, et ne doit être préparée que par les “fils-de-saint”5.

“On peut penser que nous accordons plus d’importance à l’acarajé qu’au travail des baianas do acarajé, et voici pourquoi : l’acarajé est l’élément central de ce complexe culturel. L’office des baianas n’aurait pas l’importance qu’il a si l’acarajé n’était qu’un simple aliment traditionnel parmi d’autres”, affirme Roque Laraia, anthropologue de l’Univer-sité de Brasília et membre du Conseil Consultatif de l’IPHAN, dans son rapport sur la proposition de classement de l’office des baianas do acarajé. L’in-ventaire qui a instruit la procédure de classement a été fait par le Centre National de Folklore et Cultu-re Populaire.

Les recherches, menées par les anthropolo-gues Raul Lody et Elisabeth de Castro Mendonça, ont consisté à faire des entretiens, une étude biblio-graphique, des enregistrements audiovisuels età visiter, entres autres, les lieux de prédilection des baianas do acarajé dans la ville de Salvador, à sa-voir : Bonfim, Pelourinho, Barra, Ondina, Rio Ver-melho et Piatã. Le quartier de Brota a également été visité à cause de la présence d’un baiano, porteur de plateau et évangéliste.

Les baianas souffrent d’une concurrence de plus en plus forte de la vente de l’acarajé dans les bars, les supermarchés et les restaurants, qui le commercialisent comme un produit de fast-food. Il

5 N. D. T. : Fils-de-saint/Fille-de-saint - Nom donné à l’initié(e) dans le candomblé. Il marque la filiation d’un initiateur et d’une maison de culte.

Bien qu’il soit vendu dans un contexte profane,

l’acarajé est encore considéré par les baianas comme

étant un aliment sacré.

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120 Textes du Brésil . Nº 13

s’agit là d’une appropriation qui va à l’encontre de l’univers culturel original de l’acarajé. Le fait qu’il soit présenté et vendu par des adeptes de religions évangéliques – qui mettent des Bibles sur leurs pla-teaux – sous le nom de “petits gâteaux de Jésus” a également engendré des polémiques.

“Si votre religion est opposée au candom-blé, pourquoi vendez-vous de l’acarajé plutôt que d’autres gâteaux ?” s’indigne Dona Dica devant son plateau, sur le parvis Largo Quincas Berro D’Água, au Pelourinho, en soulignant que l’acarajé, pour la plupart des baianas porteuses de plateaux, filles-de-saint, est indissociable du candomblé. Cette indis-tinction entre mets et religion n’en est pas moins une stratégie de différentiation de leur produit, dans le contexte concurrentiel exacerbée qui sévit à Salvador. Cette ville séduit un grand nombre de touristes du fait qu’elle est considérée comme le lo-

cus des africanismes du Brésil. C’est incontestable-ment à partir d’elle qu’une commercialisation de la culture noire s’est développée.

Si les baianas jugent inacceptables les chan-gements touchant au caractère religieux, elles ac-cueillent à bras ouverts d’autres transformations. “Jadis le travail était très dur. On devait peler les haricots et les broyer sur la pierre. Cette peine nous est désormais épargnée puisque de nos jours les filles se servent d’un broyeur électrique ou d’un mixeur”. C’est l’opinion de Arlinda Pinto Nery, qui a travaillé avec son plateau pendant plus de 50 ans et qui a appris son office avec sa mère.

Dona Arlinda est membre de l’Association des «Baianas de Acarajé e Mingau» de l’état de Ba-hia, qui existe depuis 14 ans, et compte deux mille associés chez les baianos et baianas do acarajé et les marchands d’autres types de nourriture comme le

Événement du classement de l’office des “Baianas do Acarajé” comme patrimoine immatériel du Brésil. Photos : Carolina Cantarino

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La saveur du Brésil 121

mingau (bouillie), la pamonha6 et le cuscuz7. Le tra-vail de l’association, qui possède déjà un label de qualité, est tourné vers la professionnalisation de l’activité. Les partenariats avec le SEBRAE (service de soutien aux micro et petites entreprises) et le SE-NAC (service national d’apprentissage commercial) permettent aux associés de suivre des cours sur la manipulation des aliments, les normes d’hygiène et les finances, pour qu’ils puissent mieux gérer leurs gains.

Les femmes porteuses de plateaux d’hier et d’aujourd’hui

La commercialisation de l’acarajé avait déjà débuté à l’époque de l’esclavage, avec les esclaves dites «de rapport», qui sortaient travailler dans les rues pour rapporter de l’argent à leurs maîtresses (en général de petites propriétaires appauvries). Elle exerçaient plusieurs activités, dont la vente de gourmandises sur leurs plateaux. Sur la côte occi-dentale de l’Afrique, les femmes pratiquaient déjà le commerce ambulant de produits comestibles, qui leur conférait une autonomie par rapport aux hommes et qui, souvent, leur permettait d’assurer la subsistance de leur famille.

Pareillement, le commerce de rue dans les villes brésiliennes a repésenté pour les femmes es-claves bien plus qu’une simple prestation de ser-vices à leurs maîtres. Il leur a permis, à bien des occasions, de faire vivre leur propre famille. Ces femmes ont en outre été importantes pour tisser de liens communautaires entre les esclaves urbains et, partant, pour la création des confréries religieuses et du candomblé. Plusieurs filles de saint ont com-mencé à vendre l’acarajé pour s’acquitter de leurs obligations religieuses, qui devaient se renouveler périodiquement.

6 N. D. T. : Pamonha - Friandise cuite et présentée enroulée dans la paille de maïs, faite avec du maïs vert, du lait de coco, du beurre, de la canelle, du réglisse et du sucre.

7 N. D. T. : Cuscuz - Friandise préparée avec de la farine de tapioca et de la copra râpée, trempées dans du lait.

C’est grâce à cette liberté de mouvement que les esclaves porteuses de plateaux étaient perçues comme des éléments dangereux, visés par des com-portements et des lois répressives.

La vente de l’acarajé a persisté comme une activité économique significative pour beaucoup de femmes, même après la fin de l’esclavage. De nos jours, des familles entières se cachent derrière chaque baiana, accrochées à leurs plateaux : 70 % des femmes qui appartiennent à l’Association des Baianas de Acarajé e Mingau de l’état de Bahia sont des chefs de famille. La routine de ces femmes se caractérise par l’achat des ingrédients nécessaires à la préparation de l’acarajé. C’est un travail quoti-dien, ardu et sans répit : elles doivent se lever tôt pour aller sur les marchés et ramener des produits de qualité à des prix accessibles. Le prix de la cre-vette et de l’huile de palme sont ceux qui varient le plus. Plusieurs d’entre elles rencontrent des difficul-tés pour acquérir de nouveaux plateaux, ou encore pour les ranger, de sorte qu’elles doivent parfois les laisser sur la plage.

“Il arrive que nous nous sentions orphelines parce que nous travaillons seules, avec notre pla-teau, exposées au soleil, au froid, à la chaleur et même à la violence. Mais nous sommes des fem-mes noires et persévérantes: si on ne vend pas aujourd’hui, on vendra demain. Nous sommes un symbole de résistance qui remonte à l’esclavage”, se souvient Maria Lêda Marques, présidente de l’As-sociation qui, conjointement avec le terreiro (lieu de culte afro-brésilien) Ilê Axé Opô Afonjá et le Centre d’études afro-orientales de l’Université Fédérale de Bahia, a fait la demande auprès de l’IPHAN pour que l’acarajé soit inscrit au patrimoine.

Carolina CantarinoAnthropologue et chercheur du Laboratoire D’Études Avancées en Journalisme (LABJOR), de l’Université

Régionale de Campinas (Unicamp).

Article publié à l’origine dans Patrimônio (Patrimoine) – Revue Eléctronique de l’IPHAN (ISSN : 1809-3965).

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122 Textes du Brésil . Nº 13“Baianas do Acarajé”. Photos : Anneluize Shmeil

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La saveur du Brésil 123

Entretien :

Mariana (Mainha) et Cleusa Oliveira, Baianas do Acarajé

Mariana Oliveira, plus connue comme “la baiana de la tour de télé”�, est l’un des personnages les plus populaires de Brasília. La “Barraca da Mainha” (baraque de Mainha), nom

qu’elle donne elle-même à sa petite entreprise, est établie depuis près de quarante ans dans la capitale Fédérale, où elle connaît un vif suc-cès aussi bien auprès des touristes brésiliens et étrangers que des habitants de la ville. En témoignent les invitations que Dona Mariana et sa fille Dona Cleusa reçoivent de diverses autorités pour qu’elles préparent leur fameux acarajé pour des cérémonies publiques. Dans une entrevue à Textes du Brésil, Dona Cleusa commente certaines particularités de son office, récemment classé Patrimoine Historique Immatériel.

TB : Vous savez ce que signifie le mot acarajé?Baiana : Il est d’origine africaine. Il vient de “acará”, qui signifie

boule de feu. “Jé” veut dire manger.

� N. D. T. : Il s’agit d’une tour de transmission de 224 m de hauteur construite à Brasília. A ses pieds se tient un marché traditionnel d’artisanat avec des stands qui vendent un peu de tout (vêtements, objets, nourriture, etc.)

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124 Textes du Brésil . Nº 13

TB : Ce sont seulement Les fils et filles-de-saint qui peuvent faire l’acarajé ?

Baiana : Oui. Les fils et filles-de-saint font l’acarajé pour le donner en offrande. Au moment de leur initiation, ils en font offrande à Iansã. La recommandation est qu’il soit soit préparé par une fille de Iansã.

TB : Quels sont les rituels de l’utilisation du acarajé au candomblé ?

Baiana : C’est la nourriture de Iansã. On fait des petits gâteaux qu’on lui offre. À l’origine – c’est ce que dit l’histoire, qui n’est pas de mon époque, ni de celle de ma mère, mais du temps de mon ar-

rière-grand-mère – les Africaines qui venaient et en faisaient. Leur religion était le candomblé. Et elles ne recevaient la grâce que si elles priaient, dansaient pour le saint et lui offraient l’acarajé. Certaines lui offrent simplement le gâteau cru. Ça dépend de ce que le saint demande. D’autres l’offrent frit, pur, sans rien. L’offrande a lieu près du bouquet de bambou. Ça, c’est pour Iansã, mais ce n’est pas “l’office” ! On vend l’acarajé comme si c’était un “office”. D’abord, on fait les grâces, ensuite, on fait “l’office”. Les Africaines – d’après les histoires que j’entends depuis que je suis née – étaient très mal-traitées par leurs “sinhás” (maîtresses). Alors elles gardaient pour Iansã un peu de l’acarajé qu’elles faisaient et mangeaient, pour le lui offrir, en la

Photo : Anneluize Shmeil

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La saveur du Brésil 125

priant d’infliger une bonne raclée à la “iaiá”2. La foi déplace des montagnes, n’est-ce pas ? Elles avaient la foi que cela irait calmer la “sinhá”3, qui devien-drait toute douce. Iansã est la maîtresse du vent, c’est Sainte Barbara. Voilà comment ils faisaient l’of-frande. C’est la même chose pour ceux qui croient en Saint Antoine. Quoi lui offrir, à Saint Antoine de Padoue ?! Un petit pain. J’offre un petit pain pour un enfant et Saint Antoine me donne une grâce. Les femmes noires, les Africaines qui sont venues dans notre pays, offraient un petit gâteau à Iansã pour qu’elle calme la sinhá. Ça ne pouvait pas faire de mal, c’était pour le bien, pour calmer la cruauté de la sinhá. Et, lorsqu’elle avait faim, elle pouvait le cuire et le manger. Notre histoire est belle, n’est-ce pas !

TB : L’acarajé utilisé par le candomblé est-il différent de celui qui est vendu dans les rues, sur les plateaux?

Baiana : Ca dépend de l’orixá. Certains le veulent frit, d’autres le veulent cru. Iansã l’aime bien petit, frit, pur et sans garniture.

TB : Quels sont les “secrets” pour faire un bon acarajé ?

Baiana : Je vous le dirais si ce n’était pas un secret ! (rires)

TB : Comment est servi l’acarajé ?Baiana : Quand je suis née, ma mère faisait le

petit gâteau de haricot, elle faisait frire trois petites crevettes, qu’elle coupait, poivrait et ajoutait du va-tapá. C’est tout ! Mais plus maintenant, puisqu’il y a beaucoup de gens qui ne mangent pas de crevette, alors on voit souvent les baianas préparer séparé-ment le vatapá, les crevettes et la salade. À Salvador,

2 N. D. T. : Iaiá – Titre donné par les esclaves aux filles et jeunes filles des maîtres de maison.

3 N. D. T. : Sinhá – Titre donné par les esclaves aux maîtresses de maison.

il y en a qui le servent avec du cururu – une autre nourriture d’orixá qui n’a rien à voir avec l’acarajé. C’est juste pour que le touriste apprenne à manger du curucu.

TB : La façon de faire l’acarajé est devenue patrimoine culturel du Brésil...

Baiana : Dieu Merci ! C’est surtout dû à nos efforts, parce que si on ne s’était pas battues !... Il y avait des gens qui faisaient la farine de haricot n’importe comment pour l’exporter. Sur l’emballage il y avait l’image d’une baiana, pour faire croire que c’était fait par une baiana. Notre association de Sal-vador a remué ciel et terre pour que ce patrimoine soit reconnu comme le nôtre et pour faire breveter notre culinaire. Autrement il serait arrivé la même chose qu’avec l’açaí, que les Japonais avaient bre-veté. Vous vous rendez compte ! Ils sont venus ici, au Brésil, il ont acheté de l’açaí, il l’ont breveté et

Les femmes noires, les Africaines qui sont venues dans notre pays, offraient un petit gâteau à Iansã

pour qu’elle calme la sinhá. Ça ne pouvait pas faire de mal, c’était pour

le bien, pour calmer la cruauté de la sinhá. Et, lorsqu’elle avait faim,

elle pouvait le cuire et le manger. Notre histoire est

belle, n’est-ce pas !

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126 Textes du Brésil . Nº 13

voilà, maintenant c’est à eux ! L’acarajé est à nous, et nous en sommes fières !

TB : Pourquoi la recette de l’acarajé ne peut-elle pas être modifiée?

Baiana : Parce qu’autrement ça ne marcherait pas. D’abord, c’est une nourriture sacrée. En plus, si elle était modifiée, ça ne serait plus la même chose, ça ne serait pas bon. Par exemple, nous les baianas, nous nous sommes battues pour faire interdire la publicité d’une fabrique de charcuterie qui mettait de la saucisse dans l’acarajé. De qui se moque-t-on ! Parce que la recette appartient à une nation, à une religion, on ne peut permettre à personne de la modifier.

TB : En quoi la réglementation de la profession de baiana do acarajé, en vigueur à Salvador, est-elle importante ?

Baiana : C’est très important pour nous. Parce que nous sommes déjà nombreuses. On dit souvent que le baiano est le plus paresseux des bré-siliens. Il n’aime pas se lever tôt, il n’aime pas beau-coup travailler. Comme il faut bien que quelqu’un le fasse, alors ce sont les baianas qui travaillent. El-les se lèvent tôt. Certaines vont laver le linge à la Lagoa do Abaeté. D’autres vont travailler chez la sinhá. D’autres encore sont d’excellentes cuisinières

– car notre cuisine compte mille et un plats, et il suffit d’un peu de piment, d’huile de palme et de l’eau de poisson, pour préparer plusieurs plats dif-férents. C’est pourquoi l’initiative de notre inscrip-tion au patrimoine a fait notre bonheur. L’acarajé est à nous, il appartient aux baianas do acarajé.

Mais le reste du Brésil n’est pas encore ré-glementé. Il y a partout au Brésil des gens se di-sent baianos et qui vendent l’acarajé fait n’importe comment. Je ne vois pas pourquoi ils ne seraient pas réglementés. Il a déjà beaucoup d’acarajé dans les rues, beaucoup trop. Avant, les gens voyaient l’acarajé et disaient: “j’en veux pas de ce truc-là !”. Aujourd’hui le Brésil entier mange l’acarajé.

TB : Quels sont les accessoires typiques de la baiana do acarajé ?

Baiana : Notre costume. Il est très important. Il y a celles qui l’aiment en tissu imprimé, d’autres le préfèrent blanc. Comme la baiana généralement est bien noire, l’uniforme tout blanc la fait ressor-tir. Il a aussi nos guias-de-santo (colliers consacrés). Plusieurs d’entre nous utilisent la guia et ne savent même pas quel est le saint qui lui correspond ! Ça ne peut pas aller ! Elles s’en servent comme un bijou quelconque ! Il faut le dire haut et fort que les guias ne servent pas seulement pour faire joli. Il y a des baianas qui portent une feuille de rue (Ruta graveo-lens) sur la tête, pour chasser le mauvais œil. Les gens pensent que c’est contre le mal de tête, mais c’est aussi contre les “mauvais sorts”. Et cela sèche vite...

TB : Qu’y a-t-il d’autre sur le plateau de la baiana, en plus de l’acarajé?

Baiana : Beaucoup de choses ! On peut y trouver de l’abará, du vatapá, du cuscuz, de la coca-da. La cocada ne peut pas manquer au plateau de la baiana. Même lorsqu’on fait des buffets, où les gens ne veulent pas de cocada parce qu’il y a déjà de nom-breux desserts, j’en apporte au moins une trentaine,

Notre cuisine compte mille et un plats, et il

suffit d’un peu de piment, d’huile de palme et de l’eau de poisson, pour

préparer plusieurs plats différents.

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et si le client y “touche”, il doit la payer ! (rires). Un plateau sans la cocada, ce n’est pas drôle !TB : Comment voyez-vous la concurrence des supermarchés et des bars qui vendent de l’acarajé ? C’est bon ou mauvais pour vous ?

Baiana: Cela ne nous a pas du tout nuit. Cela n’a fait qu’étendre l’exposition de notre produit, ce qui est merveilleux. C’est comme le churrasquinho (petit barbecue) que tout le monde vend partout dans le pays. Mais il n’y a que l’acarajé fraîchement préparé par la baiana qui soit bon.

TB : Les innovations technologiques, comme les mixeurs, ont-elles rendue plus facile la préparation du acarajé ?

Baiana: Non. On n’utilise rien de tout ça. Le mixeur on l’utilise juste pour battre le manioc et faire le bobó, même pas pour pétrir le pain, qu’on laisse tremper et qu’on pétrit avec les mains. Nous devons garder la tradition. On n’utilise pas telle-ment le mixeur, surtout pour battre la pâte. Sans compter que quand on commence à pétrir la pâte, on ne peut pas s’arrêter. Si on commence, il faut continuer jusqu’à la fin.

TB : Quelle est la réaction des étrangers qui goûtent à l’acarajé ?

Baiana : Mais les étrangers sont émerveillés, enchantés ! Parfois, les étrangers viennent par bus ou un minibus entiers. Ils commencent à y goûter tout en se méfiant, parce qu’ils ont peur que ça leur “brouille l’estomac”. Ils en demandent un et ils font “miaaam”, comme cette fameuse présentatrice d’émissions culinaires à la télévision, et puis tout le monde en mange.

TB : Ils le veulent relevé (épicé), d’habitude ?

Baiana: Non, ils craignent que ce soit trop fort. C’est seulement les Indonésiens et les Africains

qui le demandent bien épicé. Eux, ils mangent ce gâteau pur, pur et avec du piment. Alors, ils disent “bagadou, bagadou”. Je n’ai aucune idée de ce que ça veut dire, “bagadou”. Moi, c’est du piment que je mets !... (rires)

TB : Vous pourriez nous donner la recette de l’acarajé ?

Baiana: Oui, dans la mesure du possible. En vérité, l’acarajé dépend surtout de la “main” de la baiana ! Vous achetez du petit haricot blanc. Mieux vaut en acheter beaucoup (environ deux kilos) par-ce qu’on en “casse” un sac par jour. On le casse et on le laisse tremper pour enlever la cosse. Après, on moud et on assaisonne, avec du sel et de l’oignon blanc. De l’oignon blanc, pas du rouge ! Il faut bat-tre pas mal. Ajoutez-y un peu de sel, de l’oignon et battez. Battre, voilà le secret ! Après vous modelez chaque petit gâteau que vous faites frire dans l’hui-le de palme pour le dorer. Si vous utilisez une huile quelconque, il deviendra tout blanc. •

Les étrangers sont émerveillés, enchantés !

Parfois, les étrangers viennent par bus ou

un minibus entiers. Ils commencent à y goûter

tout en se méfiant, parce qu’ils ont peur que ça leur “brouille l’estomac”. Ils en demandent un et ils font

“miaaam”

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Alex Atala

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Créatif et inquiet, Alex Atala est connu au Brésil et à l’étranger pour son exploration des possibilités gastronomiques des in-

grédients nationaux, à partir de bases classiques et de techniques actuelles. Atala a débuté sa carrière à l’âge de 19 ans en Belgique, pour ensuite partir vers de nouveaux défis dans les cuisines de France et d’Italie. En 1994, il est revenu à São Paulo et, à la fin de l’année 1999, il a inauguré le restaurant D.O.M., qui lui a valu, entre autres distinctions, d’être classé deux années consécutives (2006 et 2007) parmi les 50 meilleurs restaurants du monde par la publication du Restaurant Magazine. En plus de savoir cuisiner, Atala est un savant de la gastron-omie brésilienne. Il est l’auteur de plusieurs textes où il défend la valorisation d’ingrédients nationaux dans la grande cuisine. Dans une entrevue accordée à Textes du Brésil, ce chef commente sa vision de la formation de la cuisine brésilienne et des ses tend-ances actuelles.

Entretien :

Alex Atala

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130 Textes du Brésil . Nº 13

TB : Le Brésil est un immense pays qui possède une grande diversité culturelle. Est-il possible, malgré cela, d’affirmer qu’il existe une culinaire particulière qui l’identifie ?

Alex : Je pense qu’il faut faire la différence entre ce qui est régional, ce qui est typique et ce qui est folklorique. La représentation majeure du Brésil, à plus grande échelle, est peut-être la feijoada, qui possède des racines noires aussi bien qu’indigènes. C’est un élément présent sur la table du Brésilien, un trait effectivement national. Je crois qu’on peut dire que ce plat-là et la caipirinha sont des représen-tations folkloriques de la culture brésilienne.

Il y a, par ailleurs, les plats typiques, les cui-sines typiques. L’influence de la culinaire portugai-se, par exemple, est perceptible aussi bien à Minas Gerais qu’à Florianópolis, qui possède une cuisine plus açoréenne, avec de très beaux plats. L’influen-ce de la culinaire africaine peut être sentie, de façon générale, au Nordeste. Quant à l’Amazonie, elle possède une cuisine autochtone. Je ne pense pas seulement à l’état de l’Amazonie, mais à toute la ré-gion autour, avec la diversité et les microclimats qui lui sont propres.

Il me semble donc important de séparer ce qui est folklorique de ce qui est typique et de ce qui est régional. Notre culture nous apparaît alors dans toute sa richesse : non seulement par son immen-sité continentale, mais aussi par sa diversité.

TB : L’unité de notre culinaire va-t-elle au-delà du haricot avec du riz ?

Alex : Étant donné notre grande richesse, je pense que le haricot et le riz forment la recette la plus consommée. Je crois, aussi, que le manioc est l’axe central de la cuisine brésilienne. Il est présent depuis les tables caboclas� jusqu’aux grandes tables.

� N. D. T. : Caboclo – Désigne l’indien(ne) ou l’indien(ne) métissé(e), ou encore l’habitant des fôrêts ou de la campagne de la région amazonienne.

Mais ce ne sont que les bases. La cuisine brésilienne ne se résume pas au riz avec le haricot.

TB : Lorsqu’on entre dans un de ces restaurants self-service de nourriture vendue au kilo, comme le font couramment tous ceux qui travaillent dans les grandes villes, on y trouve du riz avec des haricots, du sushi, du barbecue, des pâtes, etc. Qu’est-ce que cela nous apprend sur la cuisine brésilienne ?

Alex : Je pense que cela reflète ce qu’est, réel-lement, le Brésil : un habit d’arlequin, un patchwork de cultures qui, au final, sont respectées et unifiées de façon singulière et positive.

TB : Si, conformément à ce qui est dit dans la Fisiologie du Goût, “nous sommes ce que nous mangeons”, peut-on dire que l’existence d’une culinaire brésilienne est le corollaire de l’existence même d’un peuple brésilien, malgré toute sa diversité intérieure ?

Alex : Il suffit de penser que l’alimentation sillonne toutes les études en sciences humaines. On peut dire, en effet, que nous sommes ce que nous

Je pense que cela reflète ce qu’est, réellement,

le Brésil : un habit d’arlequin, un patchwork de cultures qui, au final, sont respectées et unifiées

de façon singulière et positive.

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mangeons. Ce n’est pas la question, car je suis plei-nement d’accord avec cette affirmation, et je crois que cela renforce tout ce que je viens de dire : cette force que le Brésil possède, cette ouverture à d’autres cultures sans perdre l’originalité. Ceci renforce, je le répète, ce prisme de la culture que nous avons.

TB : Malgré la diversité des cultures qui forment le Brésil, la culinaire, surtout la nourriture quotidienne, est d’une grande homogénéité. Est-il juste alors de dire que ce qui définit la cuisine brésilienne c’est l’assimilation, non l’origine ?

Alex : D’une certaine façon, oui, on peut être d’accord avec l’idée que le Brésil supplante les cultures étrangères qui sont venues ici. Il existe une personnalisation de la culture étrangère à la loca-lité. Celle-ci est donc une des premières forces à

travers laquelle le Brésil montre un potentiel pour la cuisine employée internationalement.

TB : Si vous croyez en l’existence d’une cuisine légitimement brésilienne, ouverte à d’autres cultures, sans toutefois se dénaturer, pourquoi publiez-vous un livre qui a comme objectif de faire une publicité plus grande pour les ingrédients, les procédés et les recettes de la cuisine de l’Amazonie ?

Alex : Dans un premier temps, lorsque les Européens sont arrivés, ils ont dû tropicaliser leurs recettes. Le Brésil vivait une autre réalité, très puis-sante. Ainsi notre culture a-t-elle plusieurs fois sup-planté la culture étrangère, d’une manière générale. Dans le cadre de mon travail, j’ai écrit ce livre pour valoriser la culinaire brésilienne.

D.O.M Restaurant

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132 Textes du Brésil . Nº 13

Le riz avec les haricots, par exemple, est un plat typique d’un jeune pays colonisé. Bien que l’homme ait commencé à manger bien avant d’ap-prendre à communiquer, et que l’alimentation soit une activité vitale, la gastronomie a seulement 200 ans. Par le fait d’être un jeune pays qui reçoit l’in-fluence de plusieurs cultures, le Brésil finit par se détourner de sa cuisine plus rurale, plus cabocla, dès lors que l’acte de s’alimenter revêt un certain statut social.

Moi, personnellement, je n’arrive pas à me convaincre qu’un œuf puisse être moins important qu’une truffe. Je milite donc pour une cuisine de terroir, une cuisine paysanne, une cuisine patrimo-niale brésilienne. parce que c’est ce qui a permis à la France, à l’Italie, à l’Espagne et au Japon d’accéder au sommet de la cuisine. Ils y sont arrivés justement

parce qu’ils sont fiers de leur culture régionale, fiers de leurs paysans, pour ainsi dire.

En France, lorsqu’un chef est respecté, c’est parce qu’il fait de la nourriture française, pour des personnes françaises, qui ont mangé de la nour-riture française toute leur vie. C’est la qualité de son travail qui lui confère son statut. Au Japon, un sushiman est honoré pour les mêmes motifs. Je pen-se qu’un bon cuisinier brésilien doit faire montre de la même habilité avec notre culture.

La différence entre le bon, le très bon et l’ex-ceptionnel dépend du répertoire. Pour nous, Brési-liens, c’est difficile de juger les truffes, les caviars et même les champignons et les sauces sophistiquées. Mais tous les Brésiliens sont sans aucun doute des experts en riz avec des haricots.

TB : Pourquoi, en allant au restaurant, sommes-nous plus proches de l’autre côté de l’Atlantique – ou même du Pacifique – que de notre campagne ? Pourquoi est-il plus facile de manger mexicain, japonais, chinois, égyptien et même javanais, que de manger de la nourriture manauara, dans plusieurs capitales du Brésil ?

Alex : Je pense que la nouvelle société pro-pose l’expérimentation. Les habitudes en sont in-fluencées. Il y a aussi la caractéristique multicul-turelle du Brésil, qui pèse beaucoup dans ce sens. C’est amusant d’imaginer qu’il y a vingt ou trente ans, la nourriture japonaise ne plaisait à personne alors qu’aujourd’hui, les enfants de 8 à 10 ans en viennent à préférer un sushi bar au McDonald’s.

On voit comment le goût peut être développé. Si on l’expose à la variété dès la première enfance, l’horizon du palais tend à une très grande ampli-tude. Nous sommes donc immensément privilégiés d’être un pays si riche en ingrédients et en culture.

L’ouverture à la cuisine internationale, d’un autre côté, va avec le fait que nous sommes une culture jeune, ouverte à des influences multiples.

En France, lorsqu’un chef est respecté, c’est parce qu’il fait de la

nourriture française, pour des personnes françaises,

qui ont mangé de la nourriture française

toute leur vie. C’est la qualité de son travail qui lui confère son statut. Je pense qu’un bon cuisinier brésilien doit faire montre de la même habilité avec

notre culture.

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La saveur du Brésil 133

TB : Vous ne pensez pas que cette tendance, en contrepartie, pourrait être un symptôme indiquant que notre cuisine a perdu ses racines, perdu le contact avec la terre elle-même ?

Alex : Bien que la cuisine régionale ait perdu un peu de son éclat, je pense que ce processus fait partie d’un cycle. Il existe aujourd’hui un mouve-ment que je n’ai pas lancé, de personnes comme Paulo Martins, à Belém, ou César Santos, à Olinda. Ce sont des professionnels du pays entier, du nord au sud, qui militent pour les cuisines régionales avec beaucoup de propriété. Je crois que ce retour aux sources fait partie du processus de maturation de notre culture.

Contrairement à moi, qui fait de la haute gastronomie, ces personnes défendent leurs cuisi-

nes régionales, leurs origines, ce que je trouve très beau. Le plus important, sans aucun doute, c’est de valoriser l’alimentation du Brésil.

TB : Dans ce contexte, est-il encore possible d’identifier, clairement, les cuisines régionales typiques ?

Alex : Il y certains grands recoupements, comme le trait portugais commun à Minas Gerais, São Paulo et Rio de Janeiro. On assiste parfois à des discussions que je considère illogiques, par exem-ple sur les différences entre le tutu de São Paulo et le tutu de Minas Gerais. Est-ce vraiment si impor-tant, quand on pense que leur biome est le même ?

La culture humaine ne respecte pas beau-coup les divisions géographiques, dans la mesure où elle est très adaptée au biome. L’important c’est

Sorbet de jaboticaba. D.O.M Restaurant

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134 Textes du Brésil . Nº 13

de savoir qu’il y a une différence entre une forêt atlantique, un cerrado et une forêt équatoriale.

En Amazonie, il y a d’interminables discus-sions sur la qualité du tucupi de Manaus et celui de Belém ; sur l’açaí de Manaus et celui de Belém. On cherche à savoir si c’est la noix du Pará ou de l’Acre. Il me semble que ces discussions perdent leur lé-gitimité dès que l’on commence à vouloir qu’une région soit meilleure qu’une autre et qu’on oublie le sens de la citoyenneté, qui va de l’individuel vers le collectif.

TB : La cuisine régionale englobe non seulement des plats, mais aussi des ingrédients typiques. N’est-il pas chaque fois plus difficile d’avoir accès à ceux-ci, dans la mesure où la production et la consommation se massifient ?

Alex : Oui, d’une certaine façon, c’est indé-niable. D’un autre côté, nous, les Brésiliens, prin-cipalement les producteurs et les exploitants, nous devons améliorer notre rapport aux ingrédients de

base. Ici, on maltraite les poissons, de même que les légumes récoltés dans la ceinture urbaine. Nous sommes donc souvent fautifs là où il faudrait res-pecter la nature, cette nature qui est si généreuse avec nous, et qui est agressée par les mêmes agri-culteurs et pêcheurs qui en tirent leur subsistance.

Ma relation avec la nature est une caractéris-tique très forte de ma personnalité. C’est de famille. Mais je ne suis pas un cas isolé. Si vous prenez les icônes suprêmes de la gastronomie, vous trouverez chez chacun d’eux un lien très fort avec l’environne-ment. Pensez au caviar, aux truffes. L’homme doit aller lui-même dégager les truffes ou pêcher l’estur-geon sauvage pour obtenir le meilleur caviar. C’est incroyable de voir à quel point l’un des plus hauts degrés de la culture humaine est intrinsèquement lié à la nature.

Je crois que l’alimentation peut être non seu-lement une forme de conservation de l’environne-ment, comme aussi une excellente alternative pour générer des ressources pour les populations des ré-gions des berges fluviales. C’est important d’ajouter de la valeur aux forêts, qui doivent avoir plus de valeur debout qu’abattues.

TB : Des statistiques indiquent une réduction de la consommation du haricot avec riz dans la cuisine traditionnelle. Qu’est-ce que cela signifie pour notre cuisine?

Alex : La plus grande concentration de po-pulation au Brésil se trouve dans les métropoles. L’alimentation à grande échelle et la production de nourriture industrialisée rendent la vie beaucoup plus facile au quotidien, mais elles sont très nui-sibles aux cultures régionales, surtout si on pense aux plats typiques du sertão du Brésil ou de cultu-res plus petites, restreintes à des micro-régions. A ce titre, je pense que l’industrie alimentaire est plus dangereuse que les fast-food, qui sont un phénomè-ne urbain. Les saucisses et les conserves touchent durement les régions les plus pauvres.

Ma relation avec la nature est une

caractéristique très forte de ma personnalité. C’est de famille. Mais je ne suis

pas un cas isolé. Si vous prenez les icônes suprêmes

de la gastronomie, vous trouverez chez chacun

d’eux un lien très fort avec l’environnement.

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La saveur du Brésil 135

Moi, j’ai un rêve. Je ne dirais pas un projet, mais un rêve, celui d’améliorer la cesta básica2. Pas seulement les produits de base, mais aussi leur em-ballage. Il est important de rappeler que, pour les Indiens, les populations des berges fluviales et le caboclo, l’emballage du fruit, c’est sa peau, celui du poisson, ses écailles, et celle de l’animal, sa four-rure. Ils jettent ces résidus dans l’environnement. C’est quelque chose d’intrinsèque à la culture de ces populations.

Mais comme les aliments fournis dans les ra-tions alimentaires de base sont emballés dans du plastique et de l’aluminium, si vous allez en Ama-

2 N. D. T. : Ration alimentaire minimale distribuée aux familles les plus défavorisées, contenant des produits de base comme du riz, des haricots, du café, du sucre, etc.)

zonie, dans des endroits extrêmement reculés, vous tombez sur des sacs en plastique et sur des boîtes de conserve qui jonchent le sol. Je considère cela comme une agression que nous, habitants des vil-les, commettons contre l’environnement, un total manque de conscience de l’étendue du problème. Cette ration de nourriture devrait être revue et cor-rigée, non seulement en ce qui concerne ses ingré-dients, mais aussi ses emballages, en tenant compte des régions concernées.

TB : Vous avez déjà commenté l’influence étrangère dans la cuisine brésilienne. Inversement, que dire de la présence de notre cuisine sur les tables étrangères ?

Salade de courgette. D.O.M Restaurant

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136 Textes du Brésil . Nº 13

Alex : A l’étranger, notre plus grande force, c’est d’être Brésilien. Je pense qu’il y a une grande différence entre être un chef de cuisine équatorien, vénézuélien, gabonais ou du Timor-Oriental. Nous bénéficions d’un charisme que le pays possède déjà, ce qui est très positif.

Notre autre force réside dans la diversité des fruits, qui sont nos grandes vedettes. Lorsqu’on est à l’étranger, on doit savoir utiliser ces deux atouts majeurs pour montrer que nous sommes un pays tropical riche en saveurs, en ouvrant un espace pour montrer les possibilités du tapioca, des fa-rines, des herbes, des tubercules, des palmites, de toute la gamme de poissons, de viandes. Cette exu-bérance est contagieuse.

En matière de grande gastronomie, je sais par expérience propre que tous les chefs de cuisine sont fascinés par le tucupi, aussi complexe que le curry indien. Le produit est comme une large vitrine de notre cuisine, car il sert aussi bien de condiment que de conservateur. Ses facettes sont multiples, non seulement du point de vue du goût, mais aussi dans ses applications.

TB : En ce qui concerne ses racines, notre cuisine ressemble-t-elle à d’autres cuisines ou est-elle très particulière ?

Alex : Elle est très particulière. Il y a des cui-sines dans la zone tropicale qui possèdent des in-grédients communs. Dans les Caraïbes, on trouve un certain type de mandioquinha (Arracacia xan-thorrhiza) ou de haricot. En Asie, en Thaïlande, on trouve du lait de coco, de la coriandre, du poivre. Bien que les cuisines tropicales possèdent plusieurs ingrédients en commun, je pense que notre façon de faire est différente.

TB : Pourquoi ne sommes-nous pas encore une puissance culinaire internationale ?

Alex : Je crois que c’est une impasse caracté-ristique des pays jeunes. Pour le Brésil, il ne suffit pas d’avoir un bon travail en cuisine, loin s’en faut. En France, en Italie, dans les pays qui font référen-ce, il a fallu plus qu’un seul bon chef ou une seule bonne étude pour réaffirmer une qualité. Mais ce processus est déjà en cours au Brésil.

TB : Pourquoi la grande gastronomie étrangère, et la française en particulier, a-t-elle autant de prestige au Brésil ?

Alex : D’un côté, je pense que c’est la per-sistance d’un trait du Brésil colonial, c’est naturel. D’un autre côté, le fait que la gastronomie fran-çaise ait débuté avant celle de tous les autres pays lui confère une position de leader dans la cuisine. C’est pourquoi notre main d’œuvre, surtout la plus jeune, accorde plus d’attention à d’autres cuisines qu’à la nôtre. Mais je pense que cela fait partie d’un processus. Nous nous trouvons dans une phase de transition. Ce scénario peut être bouleversé dans les prochaines années.

TB : Malgré le prestige de la grande cuisine étrangère, votre restaurant, le D.O.M., spécialisé en cuisine brésilienne, a été le seul restaurant du Brésil à figurer sur la liste des 50 meilleurs du monde de la revue anglaise Restaurant. Quel est la voie à suivre pour consolider la gastronomie brésilienne ?

Alex : La gastronomie est l’art de placer un ingrédient ou une recette au meilleur moment. Nous avons, au Brésil, des produits et des recettes pour accomplir la gastronomie, au sens le plus lar-ge du mot. Il est également important de souligner, à propos de la gastronomie, qu’elle ne se réduit pas à des ingrédients chers ou à des procédés difficiles.

Je vais vous donner un exemple de ce que j’entends par gastronomie. Si on va à Bahia, on

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La saveur du Brésil 137

trouvera une dizaine de baraques qui vendent de la nouriture sur la plage. L’une fait du poisson frit mieux que les autres. C’est dû à l’accomplissement adéquat de toute une série d’étapes. Il est probable que le propriétaire de cette baraque s’est levé tôt, qu’il a correctement nettoyé son poisson avant de le mettre au réfrigérateur. Ensuite, il a fait chauffer l’huile à la bonne température, il a bien assaisonné le poisson, il l’a fait frire juste le temps qu’il fallait, il l’a disposé sur une belle assiette, qu’il a garnie avec de bons ingrédients, et une autre personne a pris ce plat dans la cuisine pour le servir à la table du client. Un plat ne commence ni ne termine dans la cuisine. En réalité, il commence dès le moment où l’on choisit les ingrédients pour finir lorsque l’as-siette est vide devant le client satisfait.

Pour moi, c’est ça la gastronomie. Elle en-globe toute une procédure, avec une série d’étapes, qu’il reste à perfectionner d’une façon générale au Brésil.

TB : Faut-il être un bon cuisinier pour devenir chef de cuisine?

Alex : Oui, absolument ! En voici un exem-ple. Un professeur, docteur en médecine, fait une faculté, puis 4 ans d’internat pour enfin devenir médecin. A la suite de longues études et, plus im-portant encore, après avoir exercé sa profession, il accède enfin au doctorat et au professorat. Je pen-se qu’en cuisine, c’est pareil : on a beau avoir une formation théorique, il n’y a que la pratique pour ouvrer la technique.

En ce sens, la cuisine italienne peut être une bonne source d’enseignements pour la cuisine bré-silienne. La mamma cuisine très bien, mais quand c’est la nona qui cuisine, toute la famille se met à genou pour manger. La culinaire italienne est une culinaire familiale. La mamma cuisine bien, parce qu’elle fait ça tous les jours, mais la nona cuisine mieux que tout le monde parce que la cuisine est toute sa vie. C’est le grand héritage culturel que nous a laissé la culinaire italienne : nos recettes pa-

trimoniales sont très bonnes, mais la dévotion à la cuisine, à la sélection des produits, au service, à la cuisson, à tout ce qui entoure un bon repas, nous font défaut.

TB : Comment votre expérience personnelle a-t-elle influencé cette dévotion que vous manifestez envers la cuisine et votre intérêt pour la gastronomie ?

Alex : J’ai commencé en faisant la vaisselle, pour après apprendre à hacher. J’ai appris à laver les casseroles, pour après cuisiner avec et ainsi de suite. Ça été un processus d’apprentissage. Je ne suis pas né chef de cuisine, pas plus que je ne le suis devenu du jour au lendemain. Par nécessité, je me suis soumis à des tâches plus basses et, petit à petit, je suis tombé amoureux de la culinaire.

Alors, quand je suis revenu dans mon pays, je n’ai pas voulu jouer les Français, les Italiens, les Belge ou autre. J’ai voulu être Brésilien, car je croyais en mon pays et à ma culture, aux saveurs que j’avais connues depuis mon enfance et que je jugeais aussi bonnes que celles que j’avais connues à l’étranger. C’est ce passé qui m’aide, sans aucun doute, dans le travail que je développe actuellement.

TB : Est-ce que tout le monde peut avoir accès à la gastronomie ?

Alex : L’exemple que j’ai donné du poisson frit à Bahia s’applique à toutes les circonstances : au Marché Ver-o-Peso, avec l’açaí ; à São Paulo, avec les beignets des halles ; à Rio de Janeiro, avec la nourriture des bistrots ; au Ceará, avec la carne-seca ou la caranguejada ; à Bahia, avec la moqueca.

Enfin, nos cuisines de base sont fameuses, non pas parce qu’elles sont sympathiques, mais parce qu’elles sont bonnes. Il est possible de les transformer en grande cuisine. N’oubliez pas qu’un croque-monsieur, une crêpe Suzette ou un penne ar-rabiata sont, en réalité, des cousins de recettes quo-tidiennes. •

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Caipirinha à base de cachaça. Ricardo Azoury / Pulsar Imagens

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Cachaça, citron et sucre. Lorsqu’on raconte l’histoire de la caipir-inha, on se réfère à l’histoire de la relation entre les trois pro-duits, une relation réussie, durable, et qui possède une légion

d’admirateurs. Pour commencer, remontons dans le temps et racon-tons, brièvement, l’histoire de la cachaça et du sucre.

D’où sont-ils venus ? La canne à sucre est apparue dans le Paci-fique Sud, pour suivre un itinéraire qui allait l’amener jusqu’en Inde, où son sucre allait être extrait pour la première fois, cinq siècles avant J.-C. De l’Inde, elle a migré vers le Moyen-Orient, où furent crées les premières routes liées à ce produit. De là, la canne à sucre est arrivée en Méditerranée. Plus de mille ans après, elle était cultivée sur les Îles Canaries, dans l’Atlantique. Elle a été transportée de ces îles vers le Brésil, où elle a fait du Nordeste son royaume. Dès le XVIe siècle, elle était déjà devenue le principal produit colonial d’exportation.

Ricardo Luiz de Souza

Caipirinha, autrement dit cachaça, citron et sucre :brève histoire d’une relation

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Quant à la cachaça, elle a été conçue dans les premières décennies de la colonisation, dans la ca-pitainerie de São Vicente, qui correspond à l’actuel état de São Paulo. À la fin du XVIe siècle, on signalait l’existence de huit grands moulins à sucre consacrés à sa production. Au début, la boisson ne possédait pas de grande valeur commerciale. Elle était fabri-quée par les esclaves, en cachette, parce que leurs maîtres leur en interdisaient la consommation. Il en fut ainsi jusqu’à ce que la cachaça soit adoptée une fois pour toutes par l’ensemble de la population – y compris les maîtres d’esclaves –, jusqu’à devenir un produit d’exportation, associé aux routes commer-ciales de la traite des esclaves, étant donné son large succès en Afrique.

Le terme “pinga” (littéralement : goutte), qui désigne familièrement la cachaça, vient des gouttes de condensation qui tombaient du plafond, dues aux émanations de vapeur produites par le long processus de fermentation du liquide. Et lorsque la pinga s’abattait sur les esclaves, elle faisait mal, d’où un autre vocable pour la désigner : aguardente (par

jonction des mots água et ardente, qui signifient res-pectivement «eau» et «ardente»). Selon une autre hypothèse, ce mot vient de aqua ardens, nom donné à la distillation de l’eau-de-vie, connue depuis le XIIe siècle par les alchimistes européens.

Encore à la période coloniale, une distinction apparut entre les versions importée et nationale de la boisson. On appelait bagaceira la boisson distillée importée du Portugal, et cachaça celle qui venait de Rio de Janeiro et de Minas Gerais. Le cachaceiro, fu-ture désignation générique de l’alcoolique, ne dési-gnait à l’époque que ceux qui vendaient cette bois-son. Le terme cachaça, d’ailleurs, est spécifiquement brésilien. Un grand connaisseur du sujet, comme Câmara Cascudo, n’a pas seulement confirmé l’inexistence du vocable au Brésil, mais a aussi af-firmé n’avoir jamais entendu tel mot au Portugal. En espagnol, la cachaça est une espèce de lie de vin.

La boisson s’est rapidement imposée au goût populaire et s’est répandue dans tout le Brésil à me-sure que le pays se peuplait. À Minas Gerais, terre de l’or, du diamant et du froid, la production et la consommation de cachaça trouvent un terrain fer-tile. Les inconfidentes� l’ont même élue comme une espèce de boisson nationale, symbole des Brésiliens, à préférer au vin, produit par les Portugais, donc considéré comme la boisson des oppresseurs. Do-mingos Xavier, par exemple, l’un des leaders de la révolte, était propriétaire d’un alambic et étanchait la soif des participants à ses réunions avec la cachaça qu’il produisait lui-même. Et, plus avant dans le temps, rappelons que les révolutionnaires de 1817, à Pernambuco, ont eux aussi souhaité transformer la cachaça en symbole national, en réponse à une tenta-tive de plus des portugais pour interdire la boisson.

À ce rythme-là, la boisson n’a pas tardé à rebaptiser le port de Parati, qui devint synonyme

� N. D. T. : Inconfidentes – Vient de Inconfidência Mineira ou Conjuração Mineira. Nom des conjurés appartenant au mouve-ment des Inconfidentes, qui se sont rebellés entre autres choses contre la domination des Portugais, dans la capitainerie de Minas Gerais.

Quant à la cachaça, elle a été conçue dans les premières décennies

de la colonisation, dans la capitainerie de São Vicente, qui correspond à l’actuel état de São

Paulo. À la fin du XVIe siècle, on signalait

l’existence de huit grands moulins à sucre consacrés à

sa production.

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Caipirinha. Source : Rio Covention & Visitors Bureau (Embratur)

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de pinga. Ou bien est-ce Parati qui a baptisé la ca-chaça ? L’ordre des facteurs importe peu, mais le fait est que c’est autour du port que sont apparus des alambics construits par des Portugais. Le Caminho Novo (Nouveau Chemin), qui reliait Minas Gerais et la mer, a facilité l’ascension de la cachaça vers les montagnes, lesquelles n’étaient pourtant pas dému-nies en la matière. Les alambics divers et les petits moulins à cachaça qui y proliféraient étaient déjà le symbole de cachaças plus sophistiquées. La produc-tion s’est vite propagée dans la province de Rio de Janeiro, pour arriver jusqu’à Campos dos Goiata-cases, traditionnel producteur de sucre. La boisson était si importante que la région a été le théâtre, en 1660, la Révolte de la Cachaça : pendant cinq mois les insurgés ont pris et gouverné la ville de Rio de Janeiro, pour s’opposer à l’interdiction de fabriquer et vendre l’eau-de-vie.

La cachaça était produite, normalement, dans de petits moulins à sucre - les engenhocas -, et sa consommation était surtout le fait des classes les plus défavorisées de la population coloniale. À Minas Gerais, par exemple, la grande production d’eau-de-vie, au XVIIIe siècle, est due au marché consommateur constitué par les communautés auri-fères, mais elle a eu comme autre facteur détermi-nant la position particulière des moulins à sucre du Minas : privés de l’accès au marché extérieur, ils se

sont spécialisés dans la production à petite échelle pour un marché local.

Comme le rythme de production de la ca-chaça s’est maintenu sans interruption après l’In-dépendance, Minas Gerais est devenu, depuis lors, son centre de production par excellence. Aussi l’existence d’engenhocas est-elle attestée dans la cam-pagne de Minas Gerais, tout au long du XIXe siècle, par les voyageurs. Richard Burton y fait allusion à Jaboticatubas, et le Conte de Castelnau, à un autre de ces moulins, près de Juiz de Fora. Saint-Hilaire, quant à lui, définit la cachaça comme “l’eau-de-vie du pays”.

A l’instar du tabac, la cachaça est devenue une monnaie d’échange dans la traite des esclaves. Une fois le que produit est entré dans un circuit écono-mique dépassant le cadre domestique, plusieurs propriétaires d’engenhocas se sont tournés vers la production d’eau-de-vie destinée au commerce ex-térieur.

Une dichotomie s’est alors installée entre les grands moulins à sucre, qui se consacraient en prio-rité au sucre en visant le marché de sucre extérieur, et les engenhocas. Ces dernières, clandestines pour la plupart, étaient dépourvues des machines néces-saires à la production du sucre et encore moins du capital pour les acquérir. Elles se consacraient exclu-sivement à la production de rapadura et de cachaça, destinée en majorité au marché intérieur.

Il faut ajouter que la cachaça et le vin n’étaient pas les seules habitudes éthyliques de l’époque co-loniale. Par exemple, l’aluá (nom africain donné à la boisson fermentée de maïs, d’origine indigène) était également populaire. La consommation de cachaça a elle-même connu des variations, comme le cachimbo ou la meladinha, une cachaça au miel.

A certaines occasions, la consommation de boissons alcoolisées était même utilisée comme un médicament. Elle pouvait servir aussi bien de for-tifiant, bu le matin ou dans des situations qui exi-geaient un grand effort physique, que de protection de l’organisme, dans des cas spécifiques.

La cachaça était produite, normalement, dans de petits moulins à sucre - les engenhocas -,

et sa consommation était surtout le fait des classes les plus défavorisées de la

population coloniale.

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Du point de vue économique, la cachaça était considérée comme un produit moins noble que le sucre, parce qu’elle était surtout destinée à la consommation locale ou, lorsqu’elle était exportée, à l’Afrique. Elle n’accédait donc pas au marché euro-péen tant convoité. Destituée de noblesse, elle n’en a pas moins pris pied dans le marché et conquis une popularité croissante.

En ce qui concerne la relation entre la cachaça et le vin, on a assisté à la période coloniale à l’ap-parition d’une nouvelle dichotomie, qui a persisté jusqu’à nos jours dans les habitudes éthyliques du Brésilien. Le vin était présent lors des fêtes, des réunions festives ou traditionnelles, qui s’accompa-gnaient de chants, comme le coreto. Le vin est resté traditionnellement associée aux occasions solennel-les et à l’élite, contrairement à la cachaça. C’est dans ce sens-là que l’expression vin de messe est deve-nue proverbiale.

Dès lors, la cachaça s’est révélée un concur-rent gênant pour les vins portugais, d’où l’interdic-tion par la Couronne Portugaise d’en fabriquer. La première mesure de prohibition, qui date de 1639, époque à laquelle le succès de la cachaça deve-nait évident, est restée lettre morte. La Couronne, s’apercevant de son échec, préféra se rendre à l’en-nemi pour mieux l’exploiter, par le biais d’impôts divers, comme la taxe d’aide à la reconstruction de Lisbonne, détruite en 1765 par un tremblement de terre, ou bien la subvention littéraire, instituée à Minas Gerais pour financer le paiement des profes-seurs de la Couronne.

Au fil du temps, la boisson a été perçue comme un fortifiant, et même comme un aliment indispensable pour les esclaves, tel qu’on peut le lire dans les rapports des fonctionnaires de la Cou-ronne. D’ailleurs, la cachaça et ses variantes, comme la pinga (gnôle) avec du citron et du miel, ont été considérées très tôt comme un saint remède contre la grippe et les rhumes, suivant une croyance en-racinée dans l’imaginaire et la pharmacopée po-pulaires, qui dès le début attribue à cette boisson

– consommée modérément, il va de soi – des fonc-tions thérapeutiques.

La caipirinha fait son apparition quand les es-claves, grands expérimentateurs et créateurs de la culinaire brésilienne, décident de mélanger à la ca-chaça des jus de fruits qui, comme le citron, étaient traditionnellement ignorés par l’élite blanche. La boisson a eu comme antécédent la batida2 de citron, d’origine esclave elle aussi, et qui a été parachevée par l’ajout de sucre et d’écorce du citron. L’origine du terme “caipirinha” demeure toutefois obscur, puisqu’il n’y a aucun rapport historique entre sa consommation et l’image du caipira (le «plouc», lit-téralement), habitant de l’intérieur des terres bré-siliennes, traditionnellement associé aux régions agrestes de Minas Gerais et de São Paulo.

On ne sait pas non plus comment est venue l’habitude de faire des batidas avec la cachaça, étant donné que la caipirinha est seulement un cocktail

2 N. D. T. : batida – Boisson préparé avec de la cachaça, du sucre et un autre ingrédient, en général du jus de fruits, mélangés comme un cocktail.

La caipirinha fait son apparition quand

les esclaves, grands expérimentateurs et

créateurs de la culinaire brésilienne, décident de mélanger à la cachaça

des jus de fruits qui, comme le citron, étaient

traditionnellement ignorés par l’élite blanche.

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Pingas curtidas (eaux-de-vie avec fruits). Photo : Christian Knepper (Embratur)

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parmi tant d’autres. Mais c’est elle la plus fameuse d’entre eux, il est vrai, et sans doute la plus caracté-ristique du Brésil. La noix de coco, le cajou et le fruit de la passion sont également utilisés dans d’autres variantes comme le leite-de-onça, fait à partir de ca-chaça et de crème de cacao. Toutes ces boissons pos-sèdent des prédécesseurs comme la jinjibirra, ou “bière des pauvres”, faite de jus de canne à sucre et de fruits, consommée au Nordeste jusqu’au début du XIXe siècle. Pareillement, à Minas Gerais, il était courant de consommer du punch préparé avec de la cachaça, de l’orange amère et du sucre.

Qu’est-ce que la caipirinha, en fin de compte ? Selon la définition qu’en donne le Décret n° 4.800, de 2003, c’est une “boisson typique brésilienne, avec un degré d’alcool compris entre quinze et trente-six pour cent, à vingt degrés Celsius, obtenue exclusi-vement avec de la cachaça, à laquelle sont ajoutés du citron et du sucre”.

Née des mains et de la créativité des esclaves, la caipirinha a conquis, avec le temps, une renommée internationale. Elle a déjà été inclue par l’Association Internationale des Barmen parmi les sept classiques mondiaux du cocktail, se transformant en boisson très appréciée dans des pays comme l’Allemagne ou les États-Unis, qui possèdent un potentiel consi-dérable en consommation et tradition éthyliques.

Le Brésil cherche sa place sur ce marché, fort de quelques 30 mille producteurs et cinq mille mar-ques de cachaça. La production annuelle atteint 1,3 milliards de litres, dont 900 mille sont industrialisés et 400 mille viennent d’alambics. Les exportations, qui atteignent 70 millions de litres, sont vendues vers plus de 70 pays.

La caipirinha demeure cependant une bois-son de fabrication essentiellement domestique, bien qu’il existe un marché de caipirinha industrialisée déjà consolidé. La tradition veut que chacun fabri-que la sienne, pour sa propre consommation, pour les amis, ou bien, dans les bars et les restaurants, les clients préfèrent laisser le dosage aux soins du

barman. La boisson, aussi associée aux festivités spéciales, n’a pas de lien avec la consommation quotidienne, contrairement à la cachaça. La prépa-ration de la caipirinha est donc un rituel festif, mais attention, encore faut-il savoir la préparer ! Il y a toujours un expert attitré pour accomplir cette tâ-che. Traditionnellement, la boisson est vue comme la moins forte en alcool et la mieux acceptée socia-lement, ce qui engendre un paradoxe : l’amateur de la caipirinha n’est pas toujours un amateur de la cachaça, considérée trop forte. Les caipirinhas et les batidas, d’une façon générale, sont donc perçues et consommées comme des variantes festives de la cachaça.

Ricardo Luiz de SouzaDocteur en Histoire par l’Université Fédérale de Minas

Gerais (UFMG). Professeur de UNIFEMM, Centre Universitaire de Sete Lagoas. Auteur de Identidade

nacional e modernidade na historiografia brasileira: o diálogo entre Silvio Romero, Euclides da Cunha,

Câmara Cascudo et Gilberto Freyre (Belo Horizonte. Maison d’édition Autêntica, 2007) et de nombreux articles publiés dans des revues académiques, dont Cachaça, vinho, cerveja: da colônia do século XX.

Estudos Históricos, n° 33 – Rio de Janeiro – FGV, 2004.

Née des mains et de la créativité des esclaves, la

caipirinha a conquis, avec le temps, une renommée

internationale. Elle a déjà été inclue par l’Association Internationale des Barmen

parmi les sept classiques mondiaux du cocktail.

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146 Textes du Brésil . Nº 13Photo : Bruno Miranda Zétola

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La caipirinha compte parmi les drinks les plus connus et appréciés dans le monde. Il en existe une grande variété de recettes.

Au Brésil, le Décret n° 4851 établit que la “caipir-inha est la boisson typique brésilienne, avec un de-gré d’alcool compris entre quinze et trente-six pour cent, à vingt degrés Celsius, obtenue exclusivement à partir de cachaça, à laquelle sont ajoutés du citron et du sucre”. Cette définition assez large permet d’élaborer la caipirinha de diverses façons, selon le goût de chacun. Il existe cependant certains trucs pour préparer une caipirinha, présents dans presque toutes les recettes, comme l’utilisation de glaçons en cubes, autrement ils se diluent trop vite et la caipirinha devient aqueuse, ainsi que l’utilisation de verres larges et bas, qui permettent de piler le citron plus facilement. Textes du Brésil va mainte-nant vous présenter l’une des recettes brésiliennes les plus traditionnelles pour préparer la caipirinha.

Comment faire une caipirinha traditionnelle

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1. Coupez le citron en morceaux de taille moyenne. Un demi-citron suffit pour chaque dose de caipirinha.

2. Mettez les morceaux de citron dans le verre et ajoutez-y deux ou trois cuillères à soupe de sucre.

3. Utilisez un mortier ou un pilon en bois pour presser les morceaux de citron et en extraire le jus.

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La saveur du Brésil 149

4. Versez de la cachaça à volonté.

5. Ajoutez deux ou trois cubes de glace.

6. Remuez bien la boisson pour mélanger le sucre.

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Écriteaux d’un bar avec des synonymes pour le mot cachaça. Ricardo Azoury / Pulsar Imagens

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La saveur du Brésil 151

Comment reconnaître une bonne cachaça ? Pour commencer, la bonne vraie cachaça a un arôme agréable, à la différence de beaucoup que l’on trouve sur le marché. Elle ne “brûle pas

quand elle descend dans la gorge”, pas plus qu’elle ne donne une forte haleine ou la gueule de bois.

Bien que ce soit une boisson distillée, comme le whisky, et non fermentée, comme le vin, une bonne cachaça, vraiment bonne, ressem-ble plus au vin qu’au whisky. Malheureusement, peu de personnes le savent. Il sont rares, les alambics qui produisent la plus authentique et ancienne boisson brésilienne, avec la qualité spéciale que pourraient avoir toutes les cachaças (à propos d’ancienneté, certains documents permettent d’affirmer que le premier moulin à sucre du Brésil a été construit en 1534, par Martim Afonso de Sousa, donataire de la Capi-tainerie de São Vicente).

Dans l’univers très riche et peu connu de la cachaça, le consom-mateur est submergé par un déluge d’informations inféodées aux seuls intérêts commerciaux, par des opinions incohérentes presque toujours contaminées par l’exhibitionnisme de celui qui produit ou qui consomme, comme si tout n’était que mystère et exclusivité dans la production et la dégustation d’une bonne cachaça.

Demóstenes Romano

Savoir reconnaître une bonne cachaça

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152 Textes du Brésil . Nº 13

Avant d’avoir mon premier alambic, j’ai fait beaucoup de recherches sur la production et la consommation de cachaça au Brésil. J’ai été voir de nombreux producteurs, j’ai pris des cours, j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver, y compris dans le peu d’universités qui s’intéressaient à ce sujet, et j’ai eu beaucoup de longues conversations dans la campa-gne du Minas Gerais.

Pendant mes recherches, j’ai été surpris de constater à quel point la cachaça était promise à un brillant avenir, bien qu’elle soit entourée d’amateu-risme, de préjugés et de marginalité. Comme dans la vie ou la gestion des affaires, plus le stade d’évo-lution est bas, plus on a d’espace pour grandir.

Si le lecteur pense ne pas savoir produire ou déguster une bonne cachaça, soyez sans crainte, ceci arrive même chez les appréciateurs brésiliens.

Si vous pensez que vous êtes désinformé à propos de la cachaça, sachez que le problème ne vient pas de vous : la désinformation qui entoure la cachaça est presque toujours déguisée par un man-que de définitions primaires, à commencer par le nom du produit : cachaça, pinga, caninha ou aguar-dente ? Sans parler des synonymes populaires : bi-rita, branquinha, cobertor de pobre, dengosa, uca, tira-teimas, mé, água que passarinho não bebe, canjebrina.

Comme notre intention, ici, est de donner certaines orientations concernant la production et à l’évaluation de la qualité, nous laisserons le lecteur juger par lui-même.

Pour que les débutants puissent se situer, il est question ici de cachaça artisanale, produite à petite échelle, parce que quantité et qualité ne font bon ménage dans ce processus. C’est la même diffé-rence qu’il peut y avoir entre préparer un bon repas pour dix personnes, cuit au feu de bois, et en prépa-rer un pour cent personnes.

Voici, en résumé, les étapes du procédé de fabrication traditionnel d’une cachaça :

1. Culture de la canne à sucre – n’importe la-quelle des centaines de variétés de canne à sucre se prêtent à la distillation. La différence

entre l’une et l’autre est une question de pro-ductivité, de quantité de jus ou de teneur en saccharose, plutôt que de qualité de la cacha-ça. Rappelons qu’il faut proscrire l’utilisation de produits toxiques, du brûlis et d’autres pratiques écologiquement condamnables.

2. Broyage – la canne à sucre est broyée, généra-lement dans des moulins à sucre convention-nels, à meule, pour en extraire le jus, com-munément nommé garapa. Lors du broyage, deux facteurs influent de façon décisive sur le degré d’acidité de la cachaça : la propreté et l’hygiène du moulin, et le temps jusqu’au broyage de la canne (plus le temps de cou-pe, transport et broyage est court, mieux ce sera).

3. Fermentation – la garapa va du moulin à su-cre dans des réservoirs ou dans des cuves, améliorant ainsi le produit final, par filtrage des bagasses ou autres résidus solides. De la garapa nouvelle et propre est quotidienne-ment reversée dans ces réservoirs, avec une teneur en saccharose autour de 15 degrés brix (échelle qui indique la teneur en saccharose, mesurée par un saccharimètre) et un pH de 4,8 à 6,0. Dans la procédure artisanale de pro-duction de la cachaça, qui utilise la fermenta-tion dite “caipira”, environ 20% du récipient contient du fubá (farine de maïs) grillé et un pourcentage plus petit de son de soja et de riz. Dans ces substances nutritives organiques imbibées de garapa prolifèrent des micro-or-ganismes, en particulier des levures, des cel-lules eucaryotes comme les “saccharomyces” et “schizo-saccharomyces” – qui sont les plus efficaces pour la transformation de la saccha-rose en éthanol. La conversion du sucre en al-cool permet la transformation de la garapa en moût, qui est la matière prête pour la phase de la distillation. Dans de bonnes conditions, le temps de fermentation varie de 12 à 24 heu-res, période de décantation comprise.

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Bouteille de cachaça. Ricardo Azoury / Pulsar Imagens

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Chaque détail de la procédure de pro-duction a son importance pour que la cachaça soit bonne ou pas (dans sa saveur, son arôme, sa légèreté, sa douceur, effets indésirables du lendemain - lisez : gueule de bois). Mais l’en-semble des détails de la phase de fermentation est essentiel et difficile à gérer. Il suffira de se souvenir que ce que nous appelons la fer-mentation, en pratique, c’est la création d’êtres vivants, les levures, invisibles à l’œil nu, ex-trêmement sensibles et exigeantes quant aux horaires d’alimentation (renouvellement de la garapa sucrée par nature), temps de repos (dé-cantation), conditions ambiantes (température locale et hygiène du récipient) et conditions pour la reproduction et le renouvellement des cellules.

Si vous avez l’occasion de visiter tous les équipements d’un alambic, donnez la priorité à la partie vitale, où la fermentation a lieu, et cherchez à observer les cinq indices de qualité du processus qui influent directement sur la qualité du produit final :

3.1 arrivé sur les lieux, respirez profondément et sentez s’il y a un arôme de fruits mûrs, suave et agréable, ou si l’odeur est un mélange d’al-cool et de quelque chose d’aigre, comme s’il y avait quelque chose en décomposition, exha-lant de l’acidité.

3.2 regardez s’il y a des mouches et des mousti-ques dans l’environnement de fermentation. La présence de “mouches du vinaigre” (droso-philes) indique une infection par des bactéries acétiques qui augmentent l’acidité du moût et du produit final.

3.3 un autre indice de qualité de la fermentation (ou mieux, de la culture de levures) concerne l’aspect de l’écume à la surface du moût, sem-blable à une ébullition. C’est l’action des levu-res sur les sucres, provocant la formation de gaz carbonique dans une proportion d’une molécule de gaz pour chaque molécule d’étha-

nol. Vous pourrez aussi constater ceci, à l’œil nu : la présence de bulles est un mauvais si-gne, et plus elles sont grandes, plus c’est mau-vais. Cependant, s’il l’ébullition est semblable à celle qui se produit quand on cuisine, princi-palement des sucreries, alors c’est bon signe.

3.4 Renseignez-vous sur la routine des horaires de renouvellement de la garapa, du temps de décantation du moût, du niveau du brix (te-neur en saccharose) de la garapa inroduite dans le réservoir. Plus y a de constance et de discipline, mieux c’est.

3.5 voici une question clé pour une macro-infor-mation : quel est la périodicité pour renou-veler, changer, refaire le “ferment” ? Un bon indice de qualité, c’est de constater si la le-vure ne “s’affaisse” pas, ne “mollit” pas et ne “meurt pas” au moins sur toute la durée d’une moisson conventionnelle, d’environ six mois. Pour celui qui distille toute l’année, le ferment doit être bien toute l’année et tout le temps, et oxygénée seulement de temps à autre.

4. Distillation – tellement elles “se nourrissent” du sucre de la garapa, les levures le transfor-ment en moût, faisant chuter la teneur en saccharose de 15 degrés brix environ à zéro. Alors on laisse un peu reposer le moût sans sa saccharose, pour que s’opère la décantation et “le repos” des levures. Le moût va ensuite dans les alambics, dans d’énormes “cassero-les”, pouvant contenir de cent à mille litres. La distillation de la cachaça a lieu par chauffe (feu direct ou chaudière) du moût qui commence à s’évaporer lorsqu’il entre en ébullition. La vapeur monte dans l’alambic, se transforme en liquide et se condense lorsqu’elle entre en contact avec le fond du réfrigérant rempli d’eau courante froide.

À ce stade de la distillation, il est absolu-ment essentiel de retirer les premiers litres de cachaça (ce premier jet est appelée la “tête”) qui sont inévitablement contaminés par des élé-

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ments agressifs pour la santé et le bon goût du consommateur. Après ces éléments plus volatils, la distillation passe à l’étape de pro-duction de la meilleure partie de la cachaça, nommée le “cœur”. Ce produit de meilleure qualité représente dix pour cent du total du moût. Après le “cœur” vient la “queue”, ou “l’eau faible”, qui est au moins aussi nocive à la santé et au bien-être du consommateur que la “tête”.

C’est ici que se noue l’une des impossi-bilités de concilier quantité et qualité dans la production réellement artisanale, et éthique d’une excellente cachaça. Le choix d’avoir un bon produit est de ne pas mélanger le “cœur”, d’un côté, avec la “tête” et la “queue” de l’autre.

5. Stockage et vieillissement – mettre en bou-teille la cachaça nouvelle et la lancer sur le marché sans “maturation” pose un problème de santé publique. Lancer une cachaça nou-velle sur le marché sans l’avoir mise en bou-teille, cela devient une affaire criminelle, du ressort de la police.

La cachaça stockée dans des fûts, des tonneaux ou dans des cuves de bois présente des différences énormes du point de vue de la saveur et de l’occurrence d’éléments vola-tils. Il y a donc des différences marquantes entre la boisson produite le jour, celle qui a été stockée depuis un mois et celle qui a vieilli pendant six mois, surtout si le bois uti-lisé a la bonne porosité, le bon âge et la bonne oxygénation, sans interférer dans la saveur, comme c’est le cas le chêne ou du balsa. Si la cachaça est gardée dans du verre, le vieillis-sement est très lent, il peut prendre des an-nées avant d’atteindre la maturité, alors que dans le bois, quelques mois suffisent pour que la boisson arrive à maturité.

Alors, comment reconnaître une bonne ca-chaça? Voici une réponse sans contre-indications : en y goûtant et en étant exigeant.

Ne vous laissez pas impressionner par les étiquettes, les dépliants ou les anecdotes mirobo-lantes. Goûtez-y, mais n’en buvez goutte si elle des-cend en vous brûlant ou en vous arrachant la gorge. N’en buvez pas non plus si vous sentez une odeur d’alcool et non de canne à sucre. Si vous remarquez de l’acidité (goût ou odeur de vinaigre), souvenez-vous du respect que vous devez avoir à l’égard de votre système digestif !

Ne dévalorisez ni votre odorat ni votre pa-lais à cause de conditionnements et de “folklores” autour de la cachaça teintée ou la cachaça blanche, «rosaire» ou «pas rosaire». Les falsificateurs mal-honnêtes savent bien comment la colorer ou la blanchir. Ayez confiance en votre capacité d’éva-luation, d’analyse et comparez les cachaças les unes aux autres, comme on le ferait avec n’importe quoi d’autre dans la vie.

Je regrette de ne pas pouvoir recevoir cha-cun des lecteurs chez moi, là où j’ai mon alambic, pour apprécier ma production et goûter à la cachaça de la Fazenda Boi Parido. Les enthousiastes sont les bienvenus !

Demóstenes RomanoJournaliste et producteur de cachaça.

Article publié à l’origine dans la revue Sabor do Brasil (Saveur du Brésil), MRE, 2004.

Alors, comment reconnaître une bonne

cachaça? Voici une réponse sans contre-

indications : en y goûtant et en étant exigeant.

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Carlos Nogueira

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Carlos Eduardo Corrêa Nogueira est le Di-recteur des Relations Internationales chez Miolo, l’un des plus grands producteurs

de vin au Brésil. Dans une interview accordée à Textes du Brésil, Nogueira nous parle des qualités des vins brésiliens et nous confie quelques détails à propos de la réussite de Miolo dans la viticulture et la production de vins fins au Brésil. Selon cet in-génieur agronome, certains marchés rencontrent des résistances à ses produits, malgré leur haut niveau de qualité, parce que la tradition vinicole brésilienne est peu connue à l’étranger. A ce propos, Nogueira évoque certaines initiatives pour rompre avec des stéréotypes qui handicapent le vin brésil-ien, afin de le transformer en succès international, comme la caipirinha et la cachaça brésiliennes.

Entretien:

Carlos Eduardo Corrêa Nogueira

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Tonneaux. Source : Vinícola Miolo Ltda

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TB : Quels sont les origines de la production vinicole au Brésil ?

CECN : La première trace de viniculture au Brésil remonte à 1538, sur le littoral de São Paulo, où Brás Cubas a commencé à étudier les possibi-lités de développement de cette activité. Quelques plants ont ensuite été propagés, principalement par les jésuites. La culture de la vigne s’est établie dans la région de Sept Peuples des Missions et sur les îles de l’embouchure du fleuve Guaíba. Mais la viniculture n’a réellement débuté comme activité commerciale qu’à partir de 1875, avec l’immigra-tion italienne au Brésil.

TB : Malgré toute son ancienneté, la tradition vinicole brésilienne est encore peu connue. Que font les institutions liées au monde du vin pour améliorer l’image des vins brésiliens ?

CECN : Actuellement, les institutions œu-vrent intensément à sa divulgation. L’objectif prin-cipale est la divulgation. La Uvibra, en particulier, fonctionne au niveau national depuis 40 ans déjà. Elle constitue le principal forum de défense de la viticulture brésilienne et de gestion auprès des gou-vernements. Sa principale action, que nous voulons développer encore plus, est la promotion du vin brésilien par l’intermédiaire de campagnes publi-citaires, qui divulguent la consommation de vin et ses propriétés bénéfiques à la santé. Voilà la princi-pale mission de ces entités, en plus de défendre le secteur et travailler auprès du Gouvernement dans l’élaboration de politiques sectorielles.

TB : Existe-il un plan de divulgation de l’Uvibira ou des producteurs de vin ? Comment se passe ce processus de divulgation, surtout à l’étranger ?

CECN: La divulgation, principalement à l’étranger, est faite par l’intermédiaire de Wines from Brazil, qui est notre grande entité représenta-

tive de la viniculture nationale en termes d’expor-tation. C’est un programme sectoriel intégré, qui bénéficie du soutien de l’APEX (Agence de Promo-tion d’Exportation et Investissements), où d’autres entités, comme le SEBRAE (Service Brésilien d’Ap-pui aux Micro et Petites Entreprises) travaillent en partenariat. L’action de Wines from Brazil vise jus-tement la promotion du vin brésilien à l’étranger. Il représente, aujourd’hui, 17 vinicoles associées, si je ne m’abuse. Ces vinicoles se réunissent pour promouvoir le Brésil à l’étranger. Elle participent à des foires, elles font des visites techniques sur les marchés, organisent des événements de promotion – comme des dîners harmonisés avec du vin -, des dégustations dans les hôtels, les restaurants et les ambassades (le corps diplomatique nous a beau-coup aidé). Voilà donc les principales activités au plan international.

TB : Quels sont, actuellement, les marchés les plus réceptifs et les plus indifférents par rapport au vin brésilien ?

CECN : Les marchés les plus réceptifs sont ceux des consommateurs traditionnels de vin, com-me les marchés européen et l’américain. Ces mar-chés, déjà mûrs, reconnaissent la qualité. Il est inu-tile d’essayer de vendre de la qualité à quelqu’un qui ne saura pas la reconnaître. Ce sont donc les marchés les plus mûrs qui acceptent le mieux no-tre produit, parce que le vin brésilien, aujourd’hui,

La viniculture n’a réellement débuté comme

activité commerciale qu’à partir de 1875, avec l’immigration italienne

au Brésil.

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offre un excellent rapport qualité/prix, principale-ment dans les catégories premium et au-dessus. Le Brésil, actuellement, ne cherche pas à se positionner pour concurrencer les prix des vins d’Argentine ou du Chili, surtout pour une question de volume de production. Le Brésil produit environ 40 millions de litres de vin fin, tandis que l’Argentine en pro-duit 1,2 milliards et le Chili 900 millions. Ces deux pays ont les moyens de produire des vins à un prix moindre, grâce à une économie d’échelle. Néan-moins, pour ce qui est de la qualité, le Brésil, du fait qu’il a une diversité climatique bien plus éten-due que les deux autres, produit des vins depuis son extrémité Sud jusqu’au Nordeste. Au Chili et en Argentine, par exemple, tous les vignobles sont irrigués avec l’eau glacée des Andes. Quant à l’Aus-tralie, la majeure partie de ses vignobles se trouvent dans les régions semi-désertiques. Cette diversité, du climat autant que du sol, mais aussi culturelle, donne lieu à une très grande diversité de produc-tion, qui permet une offre des produits impossible dans des pays producteurs traditionnels. Voilà ce qui fait notre différence majeure sur le marché ex-térieur. Nous ne nous présentons pas comme un nouvel entrant quelconque qui vend du vin bon marché. Nous arrivons avec des vins sophistiqués,

différenciés, à forte valeur ajoutée. C’est le principal positionnement des vins brésiliens. Par conséquent, ce les marchés déjà mûrs, qui reconnaissent la qua-lité, qui sont les marchés les plus réceptifs, ceux où les client savent dire, lorsqu’ils ouvrent deux bou-teilles de vins, “celle-ci est vraiment meilleure que celle-là”.

Les marchés les moins réceptifs sont les moins mûrs, qui ne connaissent pas encore les vins, et les achètent selon leur réputation. Comme le Brésil n’a pas une très grande tradition vinicole et qu’il n’est pas encore reconnu internationalement comme un grand producteur de vin, est souvent victime de préjugés qui freinent son entrée dans les marchés émergeants, comme la Chine et l’Amérique Lati-ne, qui n’ont pas encore la culture et l’habitude de consommer du vin. Nos principaux marchés sont les États-Unis, la Suisse, la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Tous sont des producteurs tradition-nels de vin, à l’exception de l’Angleterre.

TB : Outre le manque de renommée, quels sont les autres défis pour la promotion du vin brésilien à l’étranger ?

CECN: Le premier défi est de faire du Brésil un pays connu en tant que producteur de vin. Il faut arriver à graver dans la mémoire du consommateur international que l’association entre vin et Brésil n’a rien d’absurde. C’est encore chose courante, malgré une évolution certaine. La deuxième étape, c’est de montrer que le vin brésilien est un produit de haute qualité et qu’il offre un rapport qualité/prix au-dessus de la moyenne. Actuellement le Brésil se concentre sur les vins de qualité premium ou mieux, à plus forte valeur ajoutée. Donc, notre deuxième défi est justement de faire en sorte que le consom-mateur international reconnaisse cette qualité que nous offrons. Le troisième défi, qui intervient à un stage bien plus avancé, est de réussir à différencier les régions internes du Brésil aux yeux du consom-mateur international. Quelques années de présen-

Cette diversité, du climat autant que du sol, mais aussi culturelle, donne lieu à une très grande

diversité de production, qui permet une offre des produits impossible dans

des pays producteurs traditionnels.

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Vignes. Source : Vinícola Miolo Ltda

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tation et de communication du produit brésilien à l’étranger seront encore nécessaires pour arriver à faire reconnaître la différence entre un vin de la ré-gion du Vale dos Vinhedos et un vin de la région Nordeste brésilienne, de Santa Catarina, de la ré-gion de la Campanha au Rio Grande do Sul. Nous souhaitons que, dans le futur, ces typicités régiona-les soient reconnues, comme cela se passe dans la plupart des pays du monde qui possèdent déjà ce travail avancé.

TB : Existe-il déjà des appellations d’origine au Brésil ? Si oui, lesquelles ?

CECN: Oui. La première appellation d’ori-gine qui est apparue au Brésil, le Vale dos Vinhe-dos, date de 2001. Il s’agit d’une indication d’ordre géographique. D’autres régions travaillent dans le même sens, mais actuellement il n’y a que le Vale dos Vinhedos qui possède une indication géogra-phique approuvée par notre Institut National de la Propriété Industrielle. Il existe au Brésil des zones

de production, qui sont requises pour l’exporta-tion, autrement le marché ne les reconnaîtrait pas comme du vin fin. Il y a la zone de production de la frontière, qui comprend le sud du Rio Grande do Sul, la zone de production de la Serra Gaúcha, et la zone de production du Vale do Rio São Francisco, qui englobe toute la zone de production au Nor-deste. Nous avons le projet d’agrandir et de créer de nouvelles zones de production, principalement, avec le développement de la région. À Santa Cata-rina, par exemple, on fait du très travail, ce qui de-vrait donner naissance, dans un futur proche, à une nouvelle zone de production, voire même à certai-nes indications d’origine.

TB : Divers spécialistes affirment que le Brésil n’offrirait pas les conditions nécessaires à la production de vins de haute qualité, étant donné son climat tropical. Quels sont les fondements de cette affirmation ?

CECN : Ce sont Néo-Zélandais qui ont mis un point à la théorie selon laquelle les vins de qua-lité ne pouvaient être produits que dans les régions tempérées, entre les parallèles 40 et 45 nord et sud. Les Néo-Zélandais produisent des vins d’excel-lente qualité au-dessus de 45° de latitude sud. Les Canadiens, avec leurs ices wines, ont aussi contri-bué a mettre à bas cette idée. Et mon avis est que le Nordeste va en finir une fois pour toutes avec cette fausse idée. C’est déjà parfaitement prouvé que la production est possible, du Grœnland jus-qu’au Nordeste brésilien. Certains pays qui étaient la cible de blagues dans le monde du vin, comme l’Angleterre, qui faisait dire “c’est aussi rare que du vin anglais”, , produisent aujourd’hui des vins ex-cellents. Ce lobby d’une région préférentielle a été mis à bas dans les dernières années. Aujourd’hui, le Brésil, avec sa dimension continentale, produit du vin sur tout son territoire, à l’exception de l’Amazo-nie. Partout ailleurs dans le pays, il y a des régions de production très intéressantes, des vins intéres-

Actuellement le Brésil se concentre sur les vins

de qualité premium ou mieux, à plus

forte valeur ajoutée. Donc, notre deuxième

défi est justement de faire en sorte que

le consommateur international

reconnaisse cette qualité que nous offrons.

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sants, des projets très bien développés, qui avan-cent rapidement.

TB : Où en est le projet de plantation de vigne au São Francisco ? Beaucoup avaient affirmé qu’il ne serait pas possible d’y produire du raisin de qualité, mais actuellement, on y fait deux récoltes de raisin par an.

CECN: Tout à fait. Exactement. Ce projet du Vale do São Francisco est très intéressant et as-sez ancien, car il a été lancé dans les années 40 par Cinzano, qui y produisait du vermouth. En 1970, la ferme Milano, du groupe Persisco Pizzamiglio, y a aussi développé un projet très intéressant, égale-ment lié à la production de vin. En 1980 la vinicole Aurora a commencé à son tour un projet nommé “Bebedouro” (abreuvoir), qui stimulait la migra-tion de familles productrices de raisins dans cette région. Actuellement, plusieurs autres projets y

voient le jour, comme la Garziera du Brésil, la Gar-ziera de l’Italie, le Bianchetti Tedesco, l’Ouro Verde, le Botticelli, qui est déjà assez ancien, et, plus ré-cemment, la Rio Sol, issue de l’union de la Portu-gaise Dão Sul, le groupe Raimundo da Fonte et de l’importatrice Expand. On voit bien, alors, que ce projet n’est pas une invention récente. Au bout de 67 ans de développement, on peut dire qu’il a déjà cessé d’être, depuis un certain temps, un défi ou une curiosité, pour devenir réalité. Un des princi-paux spécialistes de vins anglais, Jancis Robinson, a dit à propos des vins produits au Nordeste du Brésil et de leur qualité, qu’ils possèdent certaines variétés bien développées, assez caractéristiques et entièrement adaptées à la région. Parmi ces varié-tés on peut citer le shiraz et le muscat. Ce que l’on cherche aujourd’hui au Nordeste ce sont de nou-velles variétés de raisins adaptés à la région pour agrandir la gamme produite. Mais les variétés déjà établies, comme le cabernet sauvignon, le shiraz, les muscats et le chenin blanc, sont pleinement dé-veloppées, elles sont sur le marché international et sont déjà reconnues.

TB : Où trouve-t-on la majeure partie de la production de vin au Brésil ?

CECN : On peut considérer que la majeure partie de la production nationale, quelques 90%, en parlant des vins fins, se trouve au Rio Grande do Sul. La production concentrée dans le Nordes-te brésilien ne représente que 5 à 7%. Au Brésil, il existe une grande différence entre les vins fins et les vins communs. Pour avoir une idée, la totalité du marché brésilien tourne autour de 350 millions de litres, dont 268 millions de vin commun, élabo-rés à partir de raisins hybrides américains ; les 82 millions de litres restants correspondent à des vins fins, faits avec du raisin propre à la production de vin (cabernet, merlot, chardonnay, etc.).

TB : Quelles sont les principales qualités du vin brésilien ?

Un des principaux spécialistes de vins

anglais, Jancis Robinson, a dit à propos des vins

produits au Nordeste du Brésil et de leur qualité, qu’ils possèdent certaines variétés bien développées,

assez caractéristiques et entièrement adaptées

à la région. Parmi ces variétés on peut citer le

shiraz et le muscat.

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CECN: Je pense qu’il est difficile de parler du vin brésilien comme un tout. Nous avons une très grande diversité de production. On peut parler des caractéristiques des vins de la Serra Gaúcha, de cel-les des vins de la région Nordeste ou de celles des vins de Santa Catarina. Chaque région possède des caractéristiques très différentes. Par contre, on peut affirmer que la plus grande partie de la production se trouve dans le Rio Grande do Sul. Les principa-les caractéristiques seraient la légèreté et la forte présence de fruit. Ce sont des vins très fruités, avec un équilibre excellent entre la structure et l’acidité. Comme ils sont très équilibrés en degré alcoolique, ils sont légers et agréables à boire. Mais, je le répète, le Brésil est très étendu. On a dans le Rio Grande do Sul même, la région de la Frontière ou celle de la Campanha, aux excellentes conditions de climat et de sol, où l’on trouve des vins aussi très fruités, très structurés, mais avec un degré d’alcool plus élevé en fonction du grand déficit hydrique à l’époque de la récolte. On peut donc dire que la principale ca-ractéristique du vin brésilien, en général, est d’être fruité, léger, parfumé et bien équilibré en degré al-coolique.

TB : Le vin brésilien souffre-t-il encore de préjugés de la part des Brésiliens eux-mêmes ? Quel est le vin plus apprécié par le palais brésilien ?

CECN: Oui, il souffre encore de beaucoup de préjugés. Le Brésil fait partie des pays qui ne sont pas encore mûrs. Notre consommation per capita tourne autour de 1,8 litres par an. Selon les chiffres de 2007, le total des ventes de vins fins au Brésil a été de 70 millions de litres, dont 22 millions sont brésiliens et 48 millions importés. En ce qui concer-ne les vins mousseux, le marché a été de 12 millions de litres, dont 7,6 millions sont brésiliens et 4,5 mil-lions sont importés. On note que la consommation de vin augmente au fur et à mesure que la culture augmente, et que le produit brésilien connaît une valorisation croissante. C’est fréquent à l’étranger,

où les consommateurs savent déjà reconnaître un produit de qualité. Je crois que la situation s’inver-sera bientôt au profit du Brésil.

Le consommateur n’est pas seul responsa-ble de cet état de choses. Les produits participent beaucoup à cette perception négative du vin bré-silien. C’est seulement au cours des dix dernières années qu’il y a eu un grand investissement dans la production nationale de vins fins et une incroyable amélioration de la qualité. De nombreux consom-mateurs brésiliens n’ont pas accompagné cette évo-lution et ont encore l’image du vin brésilien comme étant un produit de basse qualité. Auparavant, cette image déformée pouvait se justifier dans le cas de certains produits, à cause de mauvaises technolo-gies, mais actuellement le Brésil est en avance par rapport à plusieurs pays producteurs anciens et traditionnels, parce que l’on acquiert tout ce qu’il y a de plus moderne pour ce qui est de l’élabora-tion du vin. Les principaux viticulteurs brésiliens disposent de conseillers internationaux qui aident à l’élaboration et à l’apport technologiques. Sur une période de dix ans, le vin a pu ainsi atteindre un niveau de qualité international, tant et si bien qu’il est en passe d’être reconnu dans le monde comme un produit d’exportation.

TB : Existe-il des différences entre les vins brésiliens consommés au Brésil et ceux destinés à l’exportation ?

CECN : Ils s’agit en gros des mêmes produits, qui sont d’ailleurs emballés au même moment. La différence se trouve seulement sur l’étiquette, parce que celle du vin exporté répond aux exigences lé-gales du pays de destination. On observe que, en ce qui concerne le vin exporté, le marché cherche et consomme des vins à plus forte valeur ajoutée, catégorie premium ou mieux.

TB : Les mousseux brésiliens possèdent une qualité qui les place parmi les

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meilleurs au monde. Quels sont leurs caractéristiques ?

CECN : La principale région de production de mousseux est la Serra Gaúcha. Les variétés com-me le chardonnay, le pinot noir et les proseccos eux-mêmes se sont très bien adaptés à cette région dont le sol et le climat privilégiés confèrent à ces produits beaucoup de fraîcheur et de jovialité. Le mousseux brésilien est un produit assez aromatique, qui tire sa fraîcheur de l’excellent équilibre entre acidité et structure. Dans les régions où l’on ne trouve pas cette structure et cette acidité, les mousseux sont moins rafraîchissants. Cette caractéristique de fraî-cheur du mousseux brésilien le fait ressortir inter-nationalement. On pourrait dire que, dans les cinq dernières années, le Brésil n’est devancé que par la région de Champagne, en France, en ce qui concer-ne le nombre de prix internationaux de mousseux.

TB : Quelle est l’accueil des mousseux brésiliens à l’étranger ?

CECN: Le grand problème de l’exportation de mousseux est que le Brésil ne produit pas du mous-seux commun. Notre exportation est centrée sur les mousseux premium (haut de gamme), tandis que le marché est dominé par les mousseux bon marché,

surtout par les cavas espagnoles et les proseccos ita-liens – produits qui dominent le marché des bas prix. En ce qui concerne les produits à valeur ajoutée, les Français, grâce à toute leur réputation, dominent pratiquement seuls le marché. Mais le marché est en train de changer. La consommation de mousseux qui n’était pas très importante dans le monde, qui se limitait aux fêtes et aux célébrations, commence déjà à entrer dans la consommation quotidienne. On voit déjà se répandre, au Brésil et dans le monde, les «champagneries» – qui vendent des mousseux – où l’on commence à valoriser la qualité et à accorder de l’importance au prix. Dans ce créneau, lorsque vous voulez de la qualité sans avoir à payer un prix très élevé, il y a les mousseux brésiliens, qui sont des produits de qualité, mais pas trop chers. C’est dans ce marché-là que le Brésil est en train de s’insèrer en ce qui concerne les mousseux.

TB : Le succès à l’étranger de la caipirinha et de la cachaça brésiliennes, qui sont presque comme des icônes de la patrie, gêne-t-il la visibilité de nos vins à l’extérieur ?

CECN: Tout ce que vous pourrez dire ou montrer en terme de qualité à propos du Brésil dans le monde, aidera le vin brésilien. À l’étranger, on dit beaucoup de bien de la caipirinha, qui est un icône brésilien, et dans notre pays aussi elle est considé-rée comme un excellent drink. Différentes initiati-ves, que ce soit notre cachaça, nos vins, nos stylis-tes, nos top models, ou nos joueurs de football, ont remporté un succès international fantastique. Tout ce que l’on peut divulguer qui montre tous les bons côtés d’un pays sophistiqué, gai, tout cela aide, bien sûr, à la promotion du vin brésilien. L’Allemagne, aujourd’hui, est l’un des principaux consomma-teurs au monde de caipirinha, et l’un des principaux marchés pour la cachaça. Mais l’Allemagne est égale-ment un excellent importateur de vins brésiliens. •

On pourrait dire que, dans les cinq dernières années, le Brésil n’est

devancé que par la région de Champagne,

en France, en ce qui concerne le nombre de

prix internationaux de mousseux.

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Abará – Plat typique de Bahia. C’est un petit gâteau en forme de boule fait du haricot râpé sans la cosse, assaisonné avec de l’huile de palme, du poivre, cuit au bain-marie et enveloppé par des feuilles de ba-nanier.

Acarajé – Boulette de gâteau de la gastronomie afro-baiana, faite de pâte de haricot « à œil noir » (dolique mongette), frite dans de l’huile de palme, et servie avec de la sauce de poivre, d’oignon et de crevette séchée. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication.

Açaí – Fruit de la région amazonienne.

Angu – Pâte consistante faite avec de la farine de maïs (fubá), de manioc ou de riz, de l’eau et du sel, échaudée.

Araçá – Fruit de petite taille, arrondi, son goût rap-pelle un peu la goyave. Utilisé pour la fabrication de sorbets, de raffraîchissements, de douceurs. Il existe plusieurs sortes d’araçás.

Arroz-de-carreteiro – Plat typique de la gastrono-mie du Sud. Préparé avec du riz et de la viande sa-lée séchée au soleil. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication.

Baba-de-moça – Friandise faite avec du sucre fon-du, du lait de coco et du jaune d’œuf.

Glossaire général

Baião-de-dois – Plat typique de la gastronomie de l’état du Nordeste du Ceará, constitué essentielle-ment de haricot et de riz. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication.

Barreado – Plat typique de la gastronomie de l’état du Paraná. La viande est cuite à feu doux, pendant plusieurs heures, dans une casserole en argile cou-verte. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication.

Beiju – Gâteau de pâte de tapioca ou de farine de manioc, très fine.

Bom-bocado – Friandise faite avec du sucre, du jau-ne d’œuf, du lait de coco, de la farine, et de la noix de coco râpée ou du fromage.

Brevidades – Boulettes de gâteaux faites de sucre, polvilho (farine de manioc), œufs, etc. et rôties au four.

Broa – Pain arrondi, préparé avec du fubá de maïs ou de riz, du cará, du polvilho, etc.

Bobó de camarão (bobó) – C’est l’un des plats prin-cipaux de la gastronomie de Bahia : crevettes aux oignons, que l’on fait revenir dans l’huile avec du lait de coco, de l’huile de palme et une crème faite à base de manioc et oignons frits dans l’huile.

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Cajá – Fruit amer et aromatique, très répandu dans la région amazonienne.

Canjica – Au Nordeste du Brésil on dit mungunzá et au sud du pays, c’est le curau. C’est une espèce de bouillie qui a une consistance cremeuse faite avec du maïs vert râpé, du lait ou du lait de coco et sau-poudré avec de la cannelle.

Cará – Tubercule comestible très riche.

Carne-de-sol – Viande légèrement salée et séchée au sol, nommée aussi carne-de-vento, carne-do-ser-tão.

Cobu – Biscuit de fubá, rôti sur des feuilles de ba-nanier

Cupuaçu – Fruit de la région amazonienne, très uti-lisée dans la préparation de compotes, de raffraî-chissements, etc.

Farinha d’água – Farine très granulée, de couleur jaune, faite de manioc.

Farofa – Farine comestible grillée ou échaudée avec du beurre ou un corps gras, et des fois mélangée avec des œufs, des olives, de la viande, etc.

Fubá – Farine de maïs ou de riz.

Ingá - Fruit d’un arbre très commun au Brésil, de la famille des légumineuses.

Mãe-Benta – Petits gâteaux créés par une pâtissière qui s’appelait Benta qui a vécu à Rio de Janeiro, au début du XIXe siècle. Elle était la mère d’un chanoi-ne très connu à l’époque, d’où le nom du gâteau, en français « Mère Benta ». Ces gâteaux sont préparés avec de la farine de riz, des œufs, du sucre, du lait de coco, etc.

Manjar branco – Sorte de flanc, fait avec du lait et de la maïzena. Il est généralement servi avec des prunes noires en boîte de conserve. La recette fi-gure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication.

Maniçoba – Fruit d’un arbre du Nordeste ou d’un aliment fait de pousses de manioc mélangées à de la viande de bœuf ou de poisson, assaisonné avec du poivre et du sel.

Mocotó – Pied de bovin, sans le sabot, utilisé aussi bien dans les plats salés que sucrés (d’après le dic-tionnaire Aurélio do Século XXI).

Mojica - Bouillon de poisson épaissi avec de la fa-rine de manioc.

Moqueca (capixaba) – Plat typique brésilien, fait en général avec du poisson ou des fruits de mer, pou-vant aussi être préparé avec de la volaille, des œufs, etc. Il s’agit d’un ragoût assaisonné avec du persil,

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de la coriandre, du citron, de l’oignon et surtout du lait de coco, de l’huile de palme et du poivre.

Paçoca – Plat typique de la gastronomie brésilien-ne, préparé avec de la viande salée séchée au soleil et mélangée à de la farine de manioc ou de maïs.

Pamonha – Espèce de gâteau, salé ou sucré, fait avec du maïs vert, du lait de coco, du beurre, de la cannelle, du sucre, de l’anis, cuit dans la feuille de maïs même ou dans une feuille de bananier, atta-chées aux extrémités.

Pão-de-ló – Gâteau très léger et mœlleux, fait avec de la farine de blé, des œufs et du sucre.

Papo-de-anjo – Friandise à base d’œufs, dont les jaunes bien battus sont rôtis dans de petits moules et ensuite plongés dans de la sauce chaude.

Pé-de-moleque – Friandise de consistance solide, faite avec du sucre ou de la rapadura et des mor-ceaux de cacahouètes grillées.

Pequi – Fruit typique du cerrado brésilien. Peut être utilisé comme liqueur ou comme condiment pour le riz.

Pirão – Espèce de bouillie épaisse faite d’un bouillon de viande de bœuf, de poisson, etc, auquel on ajoute de la farine de manioc. La recette du pi-rão figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication.

Quindim – Friandise à base de jaunes d’œufs, noix de coco et sucre. Il a l’aspect d’un flan, petit ou grand, et est de couleur jaune.

Rapadura – Douceur dont le principal ingrédient est le jus de canne à sucre. Il a la forme d’une brique et est bien solide.

Tacacá – Plat typique de la région amazonienne. Bouillie presque liquide de tapioca assaisonnée de tucupi, jambu, crevette et poivre.

Tapioca – Fécule comestible retirée du manioc.

Torresmo – Lard frit en petits morceaux.

Tucupi – Sauce traditionelle de la région amazo-nienne, rétirée du manioc râpé. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette pu-blication.

Tutu de feijão – Haricots cuits, que l’on fait revenir avec de la farine de manioc ou de maïs .

Virado – Plat typique de la région de São Paulo fait avec des haricots cuits, égoutés, que l’on fait reve-nir dans de beaucoup de corps gras et de condim-ments, mélangé avec un peu de farine de maïs ou de manioc. Il est souvent servi avec des saucisses frites, des œufs frits et des côtelettes de porc.

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Ministre d’État Ambassadeur Celso Amorim

Secrétaire Général des Relations ExtérieuresAmbassadeur Samuel Pinheiro Guimarães Neto

Sous-Secrétaire Général de Coopération et de Promotion Commerciale

Ambassadeur Ruy Nunes Pinto Nogueira

Département CulturelEmbassadeur Paulo César Meira de Vasconcellos

Coordination de la DivulgationSecrétaire Mariana Lima Moscardo de Souza

Secrétaire Evandro de Barros Araújo

OrganisationSecrétaire Bruno Miranda Zétola

Andréa Milhomem Seixas

TraductionFlávia Medeiros de Carvalho

RévisonDaniel Ribeiro Merigoux

Projet Graphique et édition d’art : Priscilla Campos - Formatos Design Gráfico

Illustration de couverture :Marché à Bahia. Jean León Pallière, 1812.

Imprimé par :

Ministery of External Relations

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Extérieures et par le Programme des Nations Unies pour le Développement (UNPD).

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