10
Actes du Colloque international francophone « Complexité 2010 » La pensée complexe : défis et opportunités pour l’éducation, la recherche et les organisations – Lille (France) mercredi 31 mars et jeudi 1er avril 2010 1 La scénarisation pédagogique telle qu’elle est : analyse d’une activité complexe en développement dans le champ de la formation Samira MAHLAOUI, Chargée d’études au Céreq Ergape, UMR-ADEF, Université de Provence Résumé Aujourd’hui, nombre de formateurs sont amenés à formaliser leurs pratiques sous la forme de scénarios dans le but de valoriser, de partager leurs savoir-faire techniques et pédagogiques, et aussi afin de les utiliser à destination de leurs stagiaires dans le cadre de la Formation Ouverte et A Distance (FOAD). Comme toute pratique de formalisation, la construction de scénarios d’apprentissage apparaît comme une activité particulièrement complexe : le formateur (ou l’enseignant) est amené à formaliser et donc à « photographier » à l’instant « t » son activité de travail, ce qui n’est pas aisé. Au même moment, pour parvenir à cette formalisation, il doit procéder à un retour réflexif sur cette activité, contribuant ainsi à transformer cette dernière. Partant, il s’agit de se demander ce qu’implique concrètement une telle activité complexe pour le formateur. Pour répondre à une telle interrogation, ce travail s’appuie sur l’étude d’une démarche spécifique de scénarisation – le dispositif Ersce (Echange de Ressources Scénarisées) - et sur la conduite d’investigations auprès de formateurs exerçant au sein de Centres de Formation Professionnelle et de Promotion Agricole (CFPPA). L’analyse clinique (Clot, 2005 ; Clot & Faïta, 2000) de cette activité de scénarisation montre qu’elle n’a rien d’anodin, dans la mesure où elle suppose que le formateur développe une capacité à mettre en mots ses pratiques, et plus particulièrement un savoir- formaliser appréhendable comme un processus réflexif (Mahlaoui, 2007). Ce processus se caractérise par sa complexité, dans le sens où il entre en interaction et en « dialogue » avec la pratique professionnelle du formateur prise dans sa globalité. Mots clés Dispositif Ersce - formateurs agricoles - formalisation - mutualisation - scénario pédagogique.

La scénarisation pédagogique telle qu’elle est : … · La « scénarisation » comme activité de formalisation des pratiques pédagogiques : le cas de formateurs agricoles Dans

  • Upload
    vodiep

  • View
    213

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Actes du Colloque international francophone « Complexité 2010 » La pensée complexe : défis et opportunités pour l’éducation, la recherche et les

organisations – Lille (France) mercredi 31 mars et jeudi 1er avril 2010

1

La scénarisation pédagogique telle qu’elle est :

analyse d’une activité complexe en développement

dans le champ de la formation

Samira MAHLAOUI, Chargée d’études au Céreq

Ergape, UMR-ADEF, Université de Provence

Résumé

Aujourd’hui, nombre de formateurs sont amenés à formaliser leurs pratiques sous la forme de scénarios dans le but de valoriser, de partager leurs savoir-faire techniques et pédagogiques, et aussi afin de les utiliser à destination de leurs stagiaires dans le cadre de la Formation Ouverte et A Distance (FOAD). Comme toute pratique de formalisation, la construction de scénarios d’apprentissage apparaît comme une activité particulièrement complexe : le formateur (ou l’enseignant) est amené à formaliser et donc à « photographier » à l’instant « t » son activité de travail, ce qui n’est pas aisé. Au même moment, pour parvenir à cette formalisation, il doit procéder à un retour réflexif sur cette activité, contribuant ainsi à transformer cette dernière. Partant, il s’agit de se demander ce qu’implique concrètement une telle activité complexe pour le formateur. Pour répondre à une telle interrogation, ce travail s’appuie sur l’étude d’une démarche spécifique de scénarisation – le dispositif Ersce (Echange de Ressources Scénarisées) - et sur la conduite d’investigations auprès de formateurs exerçant au sein de Centres de Formation Professionnelle et de Promotion Agricole (CFPPA). L’analyse clinique (Clot, 2005 ; Clot & Faïta, 2000) de cette activité de scénarisation montre qu’elle n’a rien d’anodin, dans la mesure où elle suppose que le formateur développe une capacité à mettre en mots ses pratiques, et plus particulièrement un savoir-formaliser appréhendable comme un processus réflexif (Mahlaoui, 2007). Ce processus se caractérise par sa complexité, dans le sens où il entre en interaction et en « dialogue » avec la pratique professionnelle du formateur prise dans sa globalité.

Mots clés

Dispositif Ersce - formateurs agricoles - formalisation - mutualisation - scénario

pédagogique.

Introduction

Notre communication renvoie à un travail de thèse portant sur la

formalisation des pratiques pédagogiques de formateurs (Mahlaoui, 2007). L’objet

de cette recherche n’est pas sans lien avec les transformations actuellement à

l’œuvre dans le champ de l’éducation et de la formation. En particulier, nous nous

sommes interrogés sur les conditions en termes de savoir-faire et sur la portée

potentielle pour ces formateurs d’une telle formalisation : la manière dont ils s’y

prennent pour parvenir à formaliser leurs pratiques, les outils auxquels ils ont

recours, les effets de cette activité sur leur manière de penser et de mettre en

œuvre ces pratiques. Plus précisément, au travers d’un dispositif appelé Ersce

(Echange de Ressources Scénarisées), nous nous sommes intéressés à une

démarche de formalisation des pratiques, la « scénarisation », durant laquelle des

formateurs d’adultes sont conduits à mettre en mots leurs activités sous la forme

de scénarios1 à la fois dans le cadre de la Formation Ouverte et A Distance (FOAD)

mais aussi afin de mutualiser leurs expériences pédagogiques. Ersce a été conçu et

déployé auprès de formateurs agricoles exerçant dans des Centres de Formation

Professionnelle et de Promotion Agricole (CFPPA).

Pour apporter des éléments de réponse à nos interrogations, nous avons réalisé des

investigations d’inspiration clinique (Clot & Faïta, 2000) qui visent à appréhender

la scénarisation comme une activité de travail. Ces investigations ont d’abord

consisté à filmer des séances d’initiation à l’élaboration de scénarios pédagogiques,

et à organiser des autoconfrontations simples et croisées (Clot, 2005). Ces séances

nous ont semblé bien appropriées pour dévoiler la scénarisation pédagogique dans

tous ses enjeux et ses dimensions.

Après avoir présenté l’objet de la scénarisation pédagogique au travers du dispositif

Ersce, nous préciserons le cadre méthodologique auquel nous avons eu recours,

pour enfin aborder les résultats que nous avons atteints dans notre recherche.

1 Un scénario est « un document qui comporte une succession ordonnée de séquences pédagogiques et d’activités d’apprentissage. Y sont mis en scène des ressources humaines et/ou des ressources multi-support (papier, vidéo, informatique, transparents ...). Il participe à la maîtrise d’une compétence professionnelle. Ce scénario est réalisé par un ou des formateurs (formateurs-concepteurs) pour être lu et utilisé par d’autres formateurs (formateurs-utilisateurs). Il se réfère à un cahier des charges et est construit et élaboré par des formateurs pour des formateurs (...)» (http://www.ersce.chlorofil.fr).

La « scénarisation » comme activité de formalisation des pratiques

pédagogiques : le cas de formateurs agricoles

Dans le cadre de nos travaux, nous nous sommes intéressés à un cas

caractéristique des démarches de scénarisation pédagogique : celui du dispositif

Ersce (Echange de Ressources Scénarisées). Ersce est un système d’échange de

scénarios pédagogiques2 accompagnés des ressources produites par des centres de

formation, utilisables en particulier dans des FOAD. Ce système, piloté par

l’ENESAD-EDUTER3, s’adresse aux enseignants et formateurs, responsables de

formation et animateurs de Centres de Ressources à qui il propose un support

d’échange et de valorisation de leurs savoir-faire techniques et pédagogiques via

l’élaboration de scénarios, qui, une fois construits, sont mis à disposition dans une

banque de données informatisée. Ceci permet ensuite aux formateurs de

mutualiser leurs pratiques grâce à l’organisation d’échanges de ressources à un

niveau national. Les scénarios, une fois élaborés, peuvent ensuite être réinvestis

dans le cadre d’un réseau de centres locaux de formation agricole, appelé

« Préférence Formations »4, dont le rôle est de promouvoir et de développer l’offre de

FOAD des établissements. Dans le cadre du développement des FOAD, ces

scénarios sont formalisés séquence par séquence, activité par activité et de manière

détaillée. Ils mettent en scène des ressources plurimédias, qu’elles soient éditées

ou élaborées par le formateur. Ces ressources qui représentent une sorte

d’« intelligence collective » sont souvent sous-exploitées au sein des établissements.

C’est pourquoi Ersce se donne pour objectif de contribuer à décrire de manière

organisée les scénarios pédagogiques, de pouvoir leur donner un potentiel de

valorisation dans le cadre de la FOAD, et de pouvoir les échanger avec d’autres

formateurs par le biais d’une banque de données facilitant ainsi le partage de ces

scénarios.

Au travers de ce dispositif, notre recherche met en particulier l’accent sur

l’importance de la mise en mots des activités de travail dans ces opérations de

scénarisation pédagogique, et montre que cette mise en mots ne va finalement pas

2 « Un scénario pédagogique Ersce contribue à la maîtrise d’une compétence professionnelle. Il

est réalisé par un ou des formateurs pour être utilisé par d’autres formateurs. Scénario,

séquences du scénario et ressources utilisées sont présentés sous forme de fiches descriptives

(…). Chaque scénario peut être adapté par son utilisateur en changeant une séquence, une

activité, une ressource… Il devient alors un nouveau scénario (…). La valeur d’un scénario est

déterminée à partir d’un ensemble de critères liés à son usage (durée, modalités

d’apprentissage, ressources, …) et est exprimée en "Ersce". Un comité fixe le droit d’entrée et

valide la valeur des scénarios proposés » (http://www.ersce.chlorofil.fr). 3 ENESAD-EDUTER : Etablissement National d’Enseignement Supérieur Agronomique de Dijon-Institut Education et développement professionnel.

4

de soi (Guérin, 1998). En effet, elle requière chez les formateurs l’acquisition et la

mise en œuvre d’une véritable compétence dans le domaine de la formalisation. On

peut particulièrement souligner tout l’intérêt qu’il y a à soigner cette dimension

pour l’organisme de formation ou le groupe de formateurs qui entend formaliser

des pratiques pédagogiques par la voie d’un système de scénarisation. Plus

généralement, une telle mise en mots est apparue au cœur de la réflexivité requise

et favorisée par l’acte de scénarisation. En cela, nous nous sommes inscrits dans le

cadre de la tradition vygotskienne, qui postule que la pensée se réalise et se

construit à travers le langage et les mots (Vygotski, 1934/1997). Concrètement,

nous avons été sensibles aux accompagnements mis en place dans le cadre de

Ersce : au-delà de leur intérêt évident pour initier des formateurs à ce système,

leur effet positif en termes de dialogue et de co-construction des scénarios a

montré qu’ils mériteraient certainement d’être maintenus autant que possible pour

faciliter la production ces scénarios.

La contribution du cadre méthodologique des autoconfrontations

à l’analyse d’une activité complexe

Nous avons conduit ici des investigations d’inspiration clinique (Clot, 2006 ;

Clot & Lhuilier, 2010) visant à appréhender dans toute sa complexité la

scénarisation pédagogique en tant qu’activité de travail. Ces investigations

consistent à recourir à un cadre méthodologique en mesure de susciter auprès des

professionnels une démarche réflexive à propos de leur activité. Cette démarche les

met à l’épreuve de leur propre subjectivité, mais aussi dans une optique collective,

des subjectivités de leurs pairs. Elle les autorise ce faisant à engager un

développement de leur expérience en matière de scénarisation. Nos investigations

ont d’abord consisté à filmer des séances dites « d’accompagnement », au cours

desquels des formateurs « experts » (connaissant le modèle de scénarisation lié à

Ersce) initient des formateurs « novices » à l’élaboration de scénarios. Ensuite, il

s’agissait d’organiser des autoconfrontations simples avec les novices, et des

autoconfrontations croisées avec les binômes concernés par les séances

d’accompagnement (Clot, 2005). Nous avons opté pour ces séances car elles ont

semblé appropriées pour dévoiler la scénarisation pédagogique dans tous ses

enjeux et ses dimensions. Notre choix méthodologique a donc guidé la sélection des

situations de travail à étudier précisément, ce qui signifie qu’il a également été

essentiel de comprendre et de s’approprier le contexte dans lequel le dispositif

4 Site web : www.preference-formations.fr

5

Ersce a été mis en place, pour mieux orienter cette sélection.

La scénarisation est typiquement une activité de construction qui requiert

chez les formateurs une capacité d’analyse des situations concrètes de formation

face aux apprenants. Elle nous est donc apparue difficilement observable, du

moins en termes de simples « gestes professionnels ». Susceptible de donner à voir

toutes les difficultés que présente l’élaboration de scénarios, le moment de

l’accompagnement nous a alors semblé intéressant pour donner à voir les

principales facettes de cette activité. Nous avons donc fait le choix de recourir à des

autoconfrontations pour bien saisir le moment de l’initiation, véritable révélateur

de l’activité de scénarisation et de ses enjeux propres. Au cours des

autoconfrontations5, dont le support est le film, l’acteur est placé face à ce qu’il fait,

ce qu’il dit de ce qu’il fait et ce qu’il fait de ce qu’il dit (Clot & Faïta, 2000). Comme

le note Clot, le film qui prépare une autoconfrontation n’est pas « l’analyse du

travail » mais « il permet simplement de construire des moyens d’action pour la

pensée »6. Les formateurs mis en scène dans les séquences sélectionnées, ont pu

effectuer des comparaisons en ce qui concerne leurs « façons de faire » des

scénarios pédagogiques.

L’intérêt des autoconfrontations est qu’elles leur permettent aussi d’être

confrontés à des séquences filmées sur leur activité (autoconfrontation simple) et

leur donne également l’occasion d’engager un dialogue entre eux sur ces même

séquences (autoconfrontation croisée avec commentaires sur des manières de faire,

débats autours d’obstacles et/ou propositions pour la résolution des difficultés

rencontrées, etc.). Les autoconfrontations ont ainsi permis de conforter et

d’enrichir l’analyse de la scénarisation grâce à l’organisation d’échanges et de

discussions centrées sur les différentes étapes réflexives pour faire preuve

d’efficacité. Elles ont permis aux acteurs de développer leur expérience

professionnelle en matière de scénarisation mais aussi, dans une certaine mesure

en matière de pratiques pédagogiques. En s’exprimant sur ce qu’ils avaient vécu

lors de la séance d’initiation, les formateurs novices (comme d’ailleurs les

formateurs accompagnateurs à leur niveau) ont pu faire la « re-découverte »

(Michel, 1998) de leur activité et prendre conscience de certaines de ses

implications potentielles plus générales. Les autoconfrontations ont engendré des

analyses et des prises de conscience chez ces formateurs. Ainsi, nous n’avons pas

5 D’après Clot, dans les autoconfrontations « la méthode d’analyse de l’activité (…) vise avant

tout à créer un cadre permettant le développement de l’expérience professionnelle du collectif

engagé dans ce travail de co-analyse » (Clot et al., 2000a, pp.3-4). 6 Conférence au département des Sciences de l’éducation à l’Université de Provence sur le thème : « L’analyse du travail entre genre et style : concepts et méthodes » (2000).

6

considéré la réflexivité que suppose et engendre la scénarisation pédagogique

indépendamment du langage et des mots auxquels cette réflexivité est de fait

intimement liée. Ensuite, il faut noter l’importance de la dimension collective de la

scénarisation, alors que cette dernière pouvait apparaître, à première vue et si l’on

fait abstraction de ses finalités, comme une activité essentiellement individuelle.

Lorsqu’ils s’initient à l’élaboration de scénarios, les formateurs réfléchissent

aux différentes étapes de ce processus d’élaboration et ré-interrogent leurs

pratiques pédagogiques en employant un vocabulaire issu de leur groupe

professionnel et plus particulièrement de la manière dont le dispositif Ersce a été

conçu et prescrit. Même quand ils deviendront eux-mêmes des « experts » de la

scénarisation, ils ne seront donc jamais isolés. En fin de compte, la réflexivité dont

ils font preuve dans le cadre de Ersce n’est pas à considérer comme une capacité

qui leur est totalement propre, sans lien d’interdépendance avec leurs pairs.

La scénarisation comme activité complexe

Comme toute activité de travail, objet complexe par excellence, la

scénarisation pédagogique peut s’appréhender dans ce qui fait son unité et sa

multiplicité, c’est-à-dire dans ce qui lui donne tout son sens et sa consistance,

dans toute sa complexité (Mandon, 2009 ; Morin, 1990). La finalité de la

scénarisation est de construire un scénario d’apprentissage qui renvoie

précisément à une compétence professionnelle à faire acquérir à des stagiaires ou

apprenants. En ce sens, c’est une pratique qui s’inscrit dans le cadre de l’approche

par les compétences, en développement dans les milieux de la formation et de

l’éducation (Lemaître & Hatano, 2007). Toutes les actions, toutes les opérations

liées à la scénarisation tendent à produire un tel scénario renvoyant à pareille

compétence à faire acquérir. La formalisation du processus lié à cette acquisition

constitue l’intention permanente de cette activité. En même temps, pareille

formalisation se caractérise par sa richesse, sa pluralité, en termes de

composantes. Pour préciser la manière de faire acquérir une compétence donnée

sous la forme d’un scénario, il faut tout à la fois déterminer des ressources

pédagogiques à mobiliser, un mode particulier d’organisation du travail, un

planning, bref une stratégie d’apprentissage dans toute sa diversité en termes de

contenus. Sans quoi le scénario, visant une compétence particulière, resterait

abstrait, inconsistant, sans réel existence.

Ensuite, la scénarisation pédagogique, en tant qu’activité de formalisation

d’une pratique professionnelle, donc de mise en mots d’une action, n’est

7

décidément pas une activité simple. Le formateur est amené à formaliser et donc à

« photographier » ou à fixer à un moment donné sa pratique selon un modèle

préconçu par les concepteurs du système Ersce, selon par conséquent un certain

langage prédéterminé, prédéfini, qui ne va pas de soi. De plus, pour élaborer un

scénario, le formateur est conduit à prendre de la distance, du recul par rapport à

son activité quotidienne. Cela suppose, de sa part, la mise en œuvre d’un véritable

savoir-formaliser. Dévoilé par les films et les autoconfrontations, ce savoir-

formaliser se décline sous la forme d’un processus réflexif enchaînant et articulant

au moins quatre moments-clefs : le choix de l’objet du scénario, qui correspond à la

compétence professionnelle à faire acquérir aux apprenants ; l’évocation des

différentes situations d’apprentissage que requiert cette acquisition ; l’explicitation

des grandes étapes du scénario pédagogique en voie d’élaboration ; et enfin, la

description et l’analyse fines du contenu du scénario.

Lorsque l’on se penche plus concrètement sur ce parcours réflexif, on

s’aperçoit en effet que la démarche comporte de telles particularités. D’abord,

l’acteur évoque par une formulation des situations d’apprentissage l’orientation

vers laquelle il souhaite tendre. Pour ce faire, il passe par la compétence

professionnelle qu’il vise en précisant ce qui l’intéresse en tant que formateur (en

termes de pédagogie), et en faisant en sorte de répondre au besoin réel des

stagiaires concernés (ainsi que de leurs futurs employeurs), en y incluant le

développement de leur autonomie. Cela signifie que l’apprenant doit pouvoir

travailler seul de manière autre que le face à face traditionnel (FOAD). Après avoir

identifié la compétence visée et le domaine d’intervention l’acteur passe par une

phase d’explicitation de son choix en précisant ce qu’il souhaite traiter (choix des

séquences, des thèmes, des activités, etc.). Une « mise à plat » des différentes

étapes est faite sans entrer dans une description détaillée. Ensuite, dans le cadre

d’une description contextualisée et d’une analyse du contenu du scénario par le

formateur lui-même (« initié »), il est intéressant de le voir, dans certains cas,

employer d’une part des stratégies dans le but de faire passer un message qu’il

n’arrive pas à exprimer spontanément (comme le recours à des exemples de

situations déjà vécues). Cela lui permet de mieux argumenter lorsque cela est

nécessaire. Mais c’est lors de la description des ressources que les difficultés

apparaissent. En effet, c’est à ce niveau que peuvent ressortir et se déployer de

manière plus visible les activités des apprenants. Et pour ce faire il s’agit, pour le

formateur, de « partir des activités » puis, de « raccrocher au cours » et non l’inverse

: cette situation inhabituelle demande un nouveau travail de réflexion sur « la façon

de faire » par le formateur initié.

8

Car la scénarisation, à l’instar de toute activité de formalisation de pratique

professionnelle, n’est pas sans implications potentielles sur l’activité plus globale

du formateur. Cela en fait une activité particulièrement complexe. En effet, pour

parvenir à formaliser sa pratique, le formateur doit procéder à un retour réflexif tel

sur sa pratique pédagogique qu’il en vient à la transformer, à la faire évoluer, à la

développer le plus souvent. Ainsi, en essayant de fixer sa pratique dans le cadre

d’un scénario d’apprentissage, il la questionne, la remet en cause le cas échéant,

en tire des enseignements pour sa manière de faire à venir. Il entre ainsi dans une

relation « dialogique » avec sa pratique et permet ainsi son évolution, sa

dynamique. L’activité de scénarisation pédagogique apparaît donc d’autant plus

complexe qu’elle interagit avec la pratique plus globale des formateurs.

Activité réflexive, la scénarisation porte ainsi en germe des transformations

dans la façon dont les formateurs regardent et exercent leurs pratiques

pédagogiques. Concrètement, elle les invite à percevoir ces pratiques

différemment : elle les décentre relativement par rapport aux référentiels de

formation et à leurs cours ; elle les incite à raisonner plus en termes de

compétences professionnelles à faire acquérir aux stagiaires ; etc. Elle les amène

aussi à mieux se situer par rapport à leurs pairs et à se référer davantage au

collectif qu’ils constituent avec ces derniers, par-delà l’établissement de formation

auquel ils appartiennent. Ainsi, dans le cas du dispositif Ersce, la pratique de la

scénarisation génère-t-elle des effets formateurs ou plus largement de

« professionnalisation », allant jusqu’à influer sur la dynamique globale du métier

de formateur agricole.

Conclusion

Le thème de la scénarisation pédagogique traduit un enjeu de plus en plus

crucial dans le champ de la formation aujourd’hui : les transformations des métiers

de la formation apparaissent tellement importantes qu’elles requièrent une

identification et une formalisation des pratiques à l’œuvre dans ce champ, ne

serait-ce que pour accompagner ces transformations. Ersce illustre bien ici les

systèmes de mutualisation de savoir-faire techniques et pédagogiques en

développement dans les secteurs de l’éducation et de la formation. Il met ainsi en

évidence les changements, auxquels les formateurs sont confrontés, et qui

induisent de nouvelles problématiques pédagogiques.

L’analyse clinique de scénarisation a montré qu’il s’agit bien d’une activité

complexe et qui n’a rien d’anodin. Elle se définit par rapport à une finalité, à savoir

9

une compétence professionnelle à faire acquérir à des stagiaires. Elle implique

nombre de précisions, d’indications, d’analyses, de choix pour tendre vers cette

acquisition de compétence. De nature réflexive, une telle activité suppose par

ailleurs que les formateurs soient en mesure de développer et de mettre en œuvre

une capacité à mettre en mots leurs pratiques pédagogiques, et particulièrement ce

que nous avons appelé un « savoir-formaliser ». A travers l’expérience des différents

formateurs agricoles, nous avons pu voir qu’au-delà des styles singuliers, ce savoir-

formaliser prenait la forme commune d’un processus réflexif enchaînant et

articulant au moins quatre moments-clefs : le choix de la compétence

professionnelle devant faire l’objet du scénario ; l’évocation des situations

d’apprentissage liées à cette compétence professionnelle ; l’explicitation des

grandes étapes du scénario pédagogique en voie d’élaboration ; et enfin, la

description et l’analyse du contenu de ce scénario. Enfin, alors même que l’activité

de scénarisation photographie et fixe pour ainsi dire la pratique pédagogique du

formateur, elle contribue en même temps à la transformer, à la faire évoluer.

Bibliographie

Clot Y. (2005). « L’autoconfrontation croisée en analyse du travail : l’apport de la

théorie bakhtinienne du dialogue », in Filliettaz, Bronckart J.P. L’analyse des

actions et des discours en situation de travail. Louvain-La-Neuve : Peeters.

Clot Y., Faïta D. (2000). « Genre et style en analyse du travail : concepts et

méthodes ». Travailler n°4. Paris : CNAM., p. 7-42.

Clot Y., Faïta D., Fernandez G., Scheller L. (2000). « Entretiens en

autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité ». Pistes, vol.2,

n°1, pp.1-7.

Clot Y., Lhuilier D. (2006). « Clinique du travail et clinique de l’activité ». Nouvelle

revue de psychosociologie, n°1, Paris : Editions Erès, pp. 165-177.

Clot Y., Lhuilier D. (2010). Agir en clinique du travail. Toulouse : Editions Erès.

Guérin F. (1998). « L’activité de travail », in Kergoat J. et al., Le monde du travail.

Paris : Editions La Découverte, pp. 173-178.

Lemaître D., Hatano M. (2007). Usages de la notion de compétences en éducation et

en formation. Paris : L’Harmattan.

Mahlaoui S., (2007). Expression et formalisation des pratiques en formation

d’adultes : Le cas d’un système d’échange et de valorisation de scénarios

d’apprentissage. Thèse en sciences de l’éducation, Université Aix-Marseille I.

Mandon N. (2009). Analyser le sens et la complexité du travail - La méthode ETED.

10

Paris : L’Harmanttan.

Michel A. (1998). « La mémoire au centre de la transformation des situations de

travail ? ». Les Territoires du Travail. n°1, p. 104-109.

Morin E. (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris : ESF Editeur.

Vygotski L. (1934/1997). Pensée et langage (F. Sève, trad.). Paris : La Dispute.