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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN Raffaele Milani P.U.F. | Diogène 2011/1 - n° 233-234 pages 104 à 118 ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2011-1-page-104.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Milani Raffaele, « La signification contemporaine du paysage européen », Diogène, 2011/1 n° 233-234, p. 104-118. DOI : 10.3917/dio.233.0104 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Cape Breton University - - 142.12.73.66 - 27/04/2013 21h16. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Cape Breton University - - 142.12.73.66 - 27/04/2013 21h16. © P.U.F.

La signification contemporaine du paysage européen

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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN Raffaele Milani P.U.F. | Diogène 2011/1 - n° 233-234pages 104 à 118

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-diogene-2011-1-page-104.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Milani Raffaele, « La signification contemporaine du paysage européen »,

Diogène, 2011/1 n° 233-234, p. 104-118. DOI : 10.3917/dio.233.0104

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Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..

© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Diogène n° 233-234, janvier 2011.

LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN

par

RAFFAELE MILANI

Le paysage tel qu’il était : idées philosophiques et représentations artistiques

Nous commencerons par considérer la manière dont a été cons-truit le paysage à partir d’une interprétation contemporaine des origines des Lumières et du Romantisme. Chaque époque et cha-que civilisation a culturellement produit son propre paysage. Dans la Grèce antique l’humanité et la nature étaient unies en raison d’une mentalité magique et animiste ; dans l’Europe médiévale, cette unité a pris la forme de la transcendance chrétienne, et à l’époque moderne la scission entre l’homme et la nature a conduit à l’invention de ce que j’entends par paysage, à travers le dévelop-pement d’un regard forgé par la science et l’histoire de l’art. Cette dernière a connu plusieurs étapes. Burckhardt fait remonter, à juste titre, la découverte esthétique du paysage à la Renaissance italienne. Pour ce qui est de la représentation graphique de l’espace, on trouvait encore aux XVIIIe et XIXe siècles des cartes géo-graphiques où les montagnes et les lacs souffraient d’une certaine distorsion optique, comme s’il s’agissait d’impressions subjectives (ces distorsions furent par la suite corrigées grâce à la photogra-phie et à d’autres instruments scientifiques). Néanmoins, le paysa-ge se situe, dans notre esprit, en dehors du temps et on tend à le concevoir comme une façon d’embrasser la nature vivante. Si on ne peut ignorer l’importance de l’histoire, du langage et de la culture, la physionomie qui caractérise le pittoresque – en tant qu’expres-sion de lieux, d’entités physiques, de souvenirs et de sentiments – apparaît toujours comme un absolu. Même le sentiment éphémère lié à une manifestation particulière de la beauté naturelle nous apparaît comme une expérience rattachée à l’universel ®m j`⁄ oåm, une identité de l’individu avec le Tout. Le passé comme le futur obéissent à ce sentiment.

Nous avons aussi tendance à penser que l’union spirituelle du visible et de notre état d’esprit, dont parle Rehder, surgit sponta-nément chez les êtres humains. Le paysage est une forme spirituel-le où la vision et la créativité se rejoignent, car chaque regard crée un « paysage idéal » chez le spectateur. Les Anciens, ceux qui nous

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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN 105 ont précédés, ont transformé notre faculté de voir et de sentir au travers d’une conscience partagée de notre participation à la vie du monde. Il s’agit de ce processus mental fédérateur qu’est l’expé-rience esthétique, que l’on perçoit immédiatement en voyant et en ressentant. Simmel a résumé ce phénomène au début du XXe siècle, en qualifiant cette réaction spirituelle de Stimmung, tonalité ou atmosphère du paysage. Dans le sillage de Schlegel, qui évoquait le dépassement de la scission entre physis et psyche (Berliner Vorle-sungen, 1801-02), Simmel analyse les degrés affectifs stimulés par la perception de la distance et de la lumière. Les différents phéno-mènes de la perception forment une unité qui contient toutes les nuances possibles d’une réaction psychologique conduisant des émotions à l’art et de la perception à l’intuition (Simmel 1988). Nous nous comportons normalement comme des artistes, bien que dans un sens moins technique, lorsque nous observons et sélec-tionnons des objets. Nous le faisons en effet de manière créative. Nous appréhendons et interprétons le paysage conformément à l’image que nous nous faisons du monde. Ce même esprit d’originalité nous mène de l’esthétique à l’artistique. Simmel écrit : « Là où réellement nous voyons un paysage, et non plus un agrégat d'objets naturels, nous avons une œuvre d'art in statu nascendi » (Simmel 1988 : 372).

La Stimmung du paysage recouvre deux sens à l’époque moder-ne : l’idéal de l’infini, qui marque la sensibilité des Romantiques, et le goût des recherches scientifiques comme chez Humboldt. Pour ce dernier, les caractéristiques du paysage, le contour des montagnes, le brouillard dans l’atmosphère, la pénombre des bois et les tor-rents se déversant sur les rochers, entretiennent une relation an-cienne et toujours à explorer avec ce qu’il y a de plus agréable dans l’existence humaine.

La « critique du voir » découle de notre réflexion sur l’ancien et le moderne, et sur les activités productives que sont le jardinage et la culture des champs. Cette critique consiste à répondre à la ques-tion suivante : est-ce moi qui déclenche la beauté des choses qui m’entourent ou les choses qui m’entourent révèlent-elles leur beau-té indépendamment de moi ? À partir du XVIIIe siècle, on a répondu à cette interrogation en mobilisant des termes qui désignaient les catégories du goût : la beauté, la grâce, le sublime, le pittoresque, le je ne sais quoi et le néogothique. Ajoutées aux grands modèles stylistiques que sont le classicisme, le baroque, le rococo et le ro-mantisme, ces notions complexes sont intimement liées à notre perception du paysage et de sa dimension esthétique et à notre sentiment envers la nature. En fait, chaque paysage appartient aux gens ; à leurs activités en tant que créateurs souverains, modi-fiant, construisant et transformant le monde physique grâce à leur talent, leur imagination et leur technologie.

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106 RAFFAELE MILANI Le paysage peut lui-même être considéré comme le produit de

l’art, le résultat d’une action ou d’un libre sentiment humain ; se-lon Ritter (1963), c’est une manifestation de la liberté de l’homme dans la nature. Mais Ritter souligne également l’aspect épiphani-que du panorama (la vista) comme manifestation de la nature au service de la contemplation. Par-delà l’histoire, dominée par la transformation technique, l’humanité peut renouer avec l’unité perdue une fois les fonctions utilitaires épuisées. Il affirme que la nature « sacrée » est devenue une nature « perdue ». Dans sa quête pour retrouver ces valeurs perdues, il ne propose pas de revenir à la naïveté des anciens : il suggère plutôt que l’on retrouve une uni-té à travers la médiation esthétique de la poésie et des arts figura-tifs ainsi que par la prise de conscience de la rupture (Entzweiung) intervenue entre le genre humain et la nature – dont témoignent l’observation scientifique et la révolution provoquée par l’introduc-tion de la perspective en peinture, à partir du XVe siècle. Pour Rit-ter, le paysage est un concept universel, inventé par la modernité pour la modernité et indissociable de la théorie du cosmos. À l’époque des Lumières, les premiers théoriciens du paysage, tels que Hirschfeld et Girardin, se souviendraient de cette conception.

La réalité que nous voyons n’est pas purement esthétique, elle est aussi éthique. Inspiré par la théorie de Spranger sur la mor-phologie de la culture, Schwind (1950) concevait le paysage comme une œuvre d’art comparable à toute autre création humaine. Il est cependant bien plus complexe. Tandis qu’un peintre peint une toile et qu’un poète écrit un poème, c’est un peuple entier qui crée un paysage. Ce dernier est le réservoir de sa culture, il porte l’em-preinte de son esprit : c’est l’élément unificateur qui assure au paysage une continuité à travers les époques. Depuis Hérodote, il ne s’agit plus de décrire une portion de la surface de la terre mais plutôt un écoumène qui englobe un peuple et sa culture. Comme l’affirme Kerényi (1980), l’esprit va à la recherche du paysage ; il existe une parenté entre eux. La nature et la culture s’interpénètrent : la vista naturelle guide et inspire l’acte créatif. Réinterprétant les catégories de réaction émotionnelle (Ergriffen-heit) proposées par Frobenius, Kerényi explique qu’un tel état d’esprit nous permet d’éliminer la distance qui nous sépare du pas-sé et de nous rapprocher d’un passé tapi dans le paysage, en nous appropriant ainsi le souvenir lointain des figures mythologiques.

Le développement du goût esthétique

Il est communément admis que le paysage est un concept mo-derne, lié au développement de la peinture à partir de la Renais-sance. Il se rattache également aux découvertes scientifiques et à l’expérience esthétique du voyage. Il en résulte que nous disposons

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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN 107 de paysages illustrés, littéraires, géographiques et imaginaires. Cela nous amène au terme de ces observations préliminaires, qui ont permis de montrer que le paysage est une construction cultu-relle, voire une invention historique orchestrée par les artistes et qui a perduré jusqu’au XIXe siècle – quelque chose à cheval entre l’agencement paysager et le Land Art, comme l’a suggéré Roger (1997). Toutefois, la dimension esthétique du paysage ne peut s’expliquer uniquement en termes de représentation artistique. Il faut prendre en ligne de compte la relation humanité/nature dans le contexte complexe de l’expérience humaine elle-même. De ce point de vue, le paysage est une entité relative et dynamique au sein de laquelle la nature et la société, le regard et l’objet regardé, interagissent en permanence depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Le fait d’observer est résolument moderne, mais ce que révèle l’observation peut, en revanche, être très ancien.

D’autre part, il s’avère opportun de considérer le goût esthéti-que dans son évolution historique. Les trois derniers siècles ont vu le développement de techniques d’observation auxquelles corres-pondent plusieurs poétiques. Conditionnés par l’évolution de la peinture, de la photographie et du cinéma, nos yeux ont peu à peu assimilé ces façons de présenter ou de représenter le paysage comme un objet esthétique. Comme on le sait, il s’agit de la version moderne d’une disposition ancienne.

Suivant la mode du Grand Tour du début du XVIIIe siècle, les jeunes aristocrates anglais étaient fascinés par les éboulements de ruines qui leur apparaissaient drapés de mystère. En amateurs, ils en collectionnaient les images mentales. Une imagination exaltée leur en fournissait les moyens. À partir d’éléments tels que les ruines, les formations rocheuses, les panoramas montagneux ou les mers déchaînées, ces individus construisaient des images senti-mentales à la manière d’un peintre qui utiliserait une fenêtre pour cadrer une scène et mettre en valeur un objet particulier. C’était une façon d’animer esthétiquement des monuments et des portions de la nature, sélectionnés pour former un catalogue grandiose, une sorte de reliquaire du plaisir esthétique. Le cadrage était aussi une technique d’évocation sur le mode nostalgique. Dans les décennies qui ont suivi, tous les voyageurs ont été influencés par ce goût es-thétique. Les principes utilisés pour la composition s’inspiraient des techniques de la peinture et on les retrouva par la suite dans la photographie et le cinéma. Ces gentlemen, cependant, reflétaient et apportaient avec eux leurs connaissances picturales : il ne fait aucun doute qu’ils avaient à l’esprit les grandes peintures de paysages du XVIIe siècle et que ces dernières ont eu un impact au niveau inconscient. Mais ils furent également sensibles à la décou-verte de la fenêtre comme un moyen à travers lequel voir le monde, en particulier à son usage par les maîtres flamands. Employée

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108 RAFFAELE MILANI dans la peinture – que l’on peut considérer comme une ouverture sur le monde –, la fenêtre justement, dans une sorte de double ef-fet, invite le spectateur à pénétrer naturellement dans le paysage en annihilant l’image tridimensionnelle propre à la perspective traditionnelle. Ce fut une découverte importante (avec celle du miroir) de l’école flamande, même si on ne peut affirmer catégori-quement, comme le prétend Rogers, qu’elle a contribué à transfor-mer la campagne en paysage. En tant qu’outil permettant d’isoler des parties du monde qui nous entoure, ce type de représentation en a aussi augmenté la valeur esthétique. Les « amateurs » du XVIIIe siècle ont importé cette technique optique du domaine de la peinture à celui de l’esthétique et l’ont rendue originale et senti-mentale. La fenêtre sur le paysage (le cadre et parfois les montants qui divisent l’espace représenté) est devenue presque un stéréotype de la peinture romantique, qu’on a retrouvé, ensuite, dans de nom-breuses descriptions littéraires.

La technique du cadre et de la fenêtre implique une vue, c’est-à-dire la reproduction d’un aspect du monde naturel. Le panorama, la vista, est un terme qui renvoie à la représentation en perspecti-ve d’un site, grâce à laquelle la réalité est appréhendée et resti-tuée. Malgré les variations de la démarche védutiste, la scène s’est développée pendant quatre siècles environ selon un même princi-pe : à savoir, qu’il s’agit de l’image mentale d’une réalité externe perçue à travers des lois rationnelles. Cela rend difficile d’opérer une distinction nette entre les peintres de panoramas et les pein-tres de paysages ou entre le védutisme, qui marque les débuts du XVIIIe siècle, et les peintures de paysages exprimant plus directe-ment les thèmes universels d’une nature plus ou moins sauvage. En fait, parallèlement aux célèbres Van Wittel, Panini, Piranesi, Marieschi, Canaletto, Bellotto et Guardi, les peintres védutistes sont au fond les premiers voyageurs anglais en Italie. Ils ne sont pas les seuls et on pourrait mentionner également les noms de Saint-Non, Hoüel, Hackert, Knight, Vivant Denon, Goethe, Schin-kel et de tous ceux qui les ont suivis. C’est le voyage sentimental du Grand Tour qui alimente la passion pour la vista panoramique. La réalité s’organise comme un immense catalogue du goût anti-quaire.

Le paysage contemporain : esthétique, éthique, politique

Que signifie le paysage contemporain ? Après le plaisir de la beauté naturelle, le goût pour l’ancien, le sentiment et l’aura, le plus récent apport de l’esthétique consiste à vouloir transformer le politique en esthétique et vice versa. Le XXe siècle se distingue par une particularité qui consiste à promouvoir à travers les médias une nouvelle corporalité immatérielle, une nouvelle sensibilité et une nouvelle flexibilité dans les relations entre pays éloignés. Cela

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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN 109 ne recouvre plus l’exotisme ou la tradition de l’emprunt et de la citation, mais plutôt une hybridation entre la technologie, la com-munication, le style de vie et l’environnement. L’art, la beauté, la vie sociale deviennent les masques d’une esthétique de l’indéfini et de l’éphémère qui, en retour, absorbe le paysage.

La situation présente se résume à une évolution et à une perte d’identité du paysage. Les paysages n’ont pas arrêté de changer depuis que nous portons les yeux sur notre planète. Jusqu’au XIXe siècle, l’évolution a été lente, voire imperceptible. Elle s’est accélé-rée sous l’effet de l’industrialisation et de l’urbanisation. En 2008, la moitié de la population mondiale vivait dans des zones urbaines. En Europe, ce taux atteint un record de 80%. La densité de popula-tion varie en fonction du pays concerné et l’on observe, ici et là, une nouvelle tendance dans la direction inverse, à savoir des citadins qui s’installent dans des zones rurales plus ou moins retirées.

Hormis le cas des phénomènes naturels (tremblements de terre, éruptions volcaniques, érosion des sols…), les métamorphoses du paysage résultent de l’intervention humaine. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, d’importants changements économiques et politiques ont modifié les activités portuaires de Marseille, Bor-deaux, Nantes, Barcelone, Lisbonne, Londres, Gênes, Naples – et, en partie, leurs économies agricoles. Au sein de l’Union européen-ne, et sous l’effet de la Politique Agricole Commune, l’intensi-fication de la production et la modernisation des fermes ont entraî-né la création d’exploitations agricoles plus grandes ainsi que la disparition des paysages de culture intensive qui caractérisaient les petites propriétés. Ce phénomène a été exacerbé en particulier par la législation sur l’usage des terres (regroupement des petites exploitations en unités plus importantes, drainage et assèche-ment). Depuis les années soixante, en particulier, les côtes et les régions montagneuses enneigées pendant l’hiver ont été livrées à un tourisme toujours croissant et à toutes sortes d’activités de loi-sirs. Simultanément, le développement urbain et la construction d’axes routiers, d’autoroutes et d’infrastructures ferroviaires ont entraîné l’apparition de nouvelles villes.

Les conséquences de ces mutations sur les paysages d’Europe sont multiples. Elles diffèrent selon les pays et dépendent avant tout de la façon dont chaque État cherche à réguler l’impact sur le paysage et détermine ses politiques environnementales (l’industrie, l’agriculture, l’énergie, la route et le rail, le secteur immobilier pour le tourisme), par exemple à travers des centrales d’énergie (centrales nucléaires ou éoliennes, comme au Danemark, en Espa-gne, en Allemagne et en France).

De plus, la transformation du paysage rural a été marquée par l’exploitation de l’espace, ce qui a entrainé la disparition de la plu-part de ces petites cultures qui furent pendant longtemps des élé-

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110 RAFFAELE MILANI ments obligés des campagnes : taillis, vergers, modestes vignobles, parcelles réservées à l’élevage des poules, etc. Cette tendance, qui s’accompagne d’une réduction du nombre des exploitants, a abouti à une intensification des exploitations agricoles sur des terres as-sainies de tous obstacles naturels, à des propriétés de plus en plus vastes et à une agriculture intensive concentrée sur des terres en-tièrement dévolues à la monoculture. Cette dérive s’est également traduite par un type particulier de culture sous serre ou sous de gigantesques bâches en plastique, comme on en voit dans les val-lées alluviales ou le long des côtes méditerranéennes, où des champs entiers sont maintenant recouverts de ces bâches destinées à produire des fruits et des légumes hors saison. Ailleurs, là où les obstacles naturels enfreignent la mécanisation, l’activité agricole a régressé ou s’est ralliée aux politiques de conservation et protection du territoire. Dans certains cas, comme dans les fermes de monta-gne, les travailleurs agricoles ont tiré parti des avantages d’une production spécifique leur permettant de demeurer propriétaires de leurs terres. Mais ces espaces restreints ont généralement été reboisés grâce à des fonds publics.

Parmi les rares exceptions à cette tendance générale, il faut mentionner l’Allemagne, qui est parvenue à maintenir une partie des exploitations de petites dimensions et des pratiques « traditionnelles », tandis que la Pologne est le seul pays européen où le nombre d’agriculteurs a augmenté ces dernières années ; mais il s’agit d’un cas exceptionnel. La libéralisation économique en Pologne a chassé de nombreux travailleurs du marché de l’emploi, favorisant de la sorte un retour à la terre sur le modèle du petit propriétaire terrien, même si le phénomène est circonscrit à quelques régions du pays.

Les paysages évoluent selon trois points communs, que l’on ten-te parfois d’arrêter à travers des protocoles. D’abord, les gouver-nements s’efforcent de protéger ce qui est menacé et qui appartient à un secteur territorial précis. En deuxième lieu, les autorités es-sayent de rétablir un partage optimal des ressources de l’environnement (par exemple, en assurant la quantité et la qualité de l’eau, en limitant les risques naturels ou ceux liés à l’activité humaine). Enfin, elles tentent de protéger, restaurer, voire créer des paysages comme cadres de vie en société et biens économiques, dotés de valeurs d’échange et d’usage. La réussite de ces protocoles dépend de la façon dont les Européens perçoivent les terres sur lesquelles ils vivent ou qu’ils visitent.

La diversité des paysages et le problème de leur identité

Les visions changent aussi. La perception qu’ont les gens du remodelage paysager est loin d’être simple. Les changements, mê-

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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN 111 me positifs, bénéficient rarement à tout le monde sur le long terme. Les opinions peuvent évoluer dès que l’euphorie liée à telle amélio-ration s’est dissipée. Peu avant la Deuxième guerre mondiale, per-sonne n’aurait songé à critiquer la construction d’autoroutes en Allemagne et en France, ni, après cette période, à dénoncer la des-truction des chemins arborés ou du bocage dans le sud de la Fran-ce. L’assèchement des marais, l’érection de pilones électriques à haute tension à travers la campagne, la construction de barres d’immeubles dans des quartiers entiers pour remplacer les bidon-villes des banlieues, ne furent pas davantage contestés. La situa-tion changea ensuite du tout au tout. À partir des années soixante, grâce aux mises en garde des savants à travers le monde et aux campagnes d’information sur les effets nocifs de la technologie agricole et industrielle sur la santé, la qualité de la nourriture, la faune, la flore et la protection civile, nous avons pris conscience de certaines conséquences majeures du « progrès technique ». L’agri-culture, les méthodes de construction, nos perceptions et représen-tations ont contribué à modifier ce qui s’appelait le paysage. Le tourisme ainsi que des interventions humaines de grande envergu-re ont eu un impact extraordinaire sur la relation entre les villes et la campagne de même que sur leurs caractéristiques propres.

Les paysages changent parallèlement aux transformations des forces économiques et sociales qui opèrent dans l’environnement naturel. De tels changements s’effectuent lentement – les écono-mistes font souvent état de la difficulté de les gérer – parce qu’ils sont entravés par la dialectique entre les droits des propriétaires des terres et les politiques publiques qui cherchent à agir au ni-veau local au nom de valeurs d’intérêt général. Les pays européens sont des états de droit où les citoyens ne sont pas autorisés à faire ce qu’ils veulent ! Parmi les valeurs qu’un paysage doit exprimer, l’identité occupe une place cruciale en Europe. Or est-il nécessaire de préserver l’identité d’un paysage en Europe ? Comment cette identité change ou perdure-t-elle ? Quelle relation existe-t-il entre l’identité et l’esthétique, la forme du paysage et la façon dont il est perçu ?

L’identité d’un paysage est l’expression d’une double significa-tion. En premier lieu, un paysage peut paraître identique à un autre car ils possèdent les mêmes caractéristiques, le même agen-cement et les mêmes fonctions. Les paysages italiens de Toscane ressemblent à l’arrière-pays provençal : les oliviers, les pins, les vignobles et les cyprès sont les mêmes. D’autre part, l’identité d’un paysage révèle sa spécificité en reflétant des identités particulières qui renvoient à des groupes humains ou en fournissant une identi-té individuelle sur le plan local. Les paysages toscans diffèrent de ceux de Provence par de nombreux aspects, par exemple par leur architecture ou par l’absence de champs de lavande.

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112 RAFFAELE MILANI L’identité d’un paysage dans cette deuxième acception n’est pas

éternelle. Elle peut disparaître si ceux qui l’ont connu meurent sans « passer le relais ». C’est le cas de nombreux sites de pèlerina-ge européens qui ont été abandonnés, à l’exception des grands sites comme Saint-Jacques de Compostelle, El Rocío en Espagne, Fati-ma au Portugal et Loreto en Italie. Ce genre de paysage (presque) oublié comprend d’innombrables lieux créés par des pratiques ru-rales ou urbaines : la lavandière au lavoir, la gardeuse d’oies ou de chèvres qui mène son troupeau le long de la route, le colporteur sur le pas de la porte, le rémouleur sur la place du village, le laitier ou le fromager qui vend ses produits, le forestier ou le bûcheron au travail, le cultivateur avec son cheval ou son bœuf de labour dans les champs, ainsi que les processions religieuses. Autant de scènes pittoresques qui, il y a un demi-siècle, permettaient d’identifier des lieux aujourd’hui parfois restaurés, voire réinventés (le lavoir, la borie de Provence ou les trulli dans les Pouilles).

L’identité d’un paysage peut finalement être créée de toutes pièces. C’est le rôle des professionnels du paysage de remarquer ce qui a été négligé, de lui redonner un sens local ou supralocal, de faire ressortir les dysfonctionnements environnementaux, écono-miques et sociaux. C’est le cas des paysages parsemés de moulins à vent ou à eau qui ont été abandonnés et détruits depuis le XIXe siècle. Ces dernières décennies, des associations, des cher-cheurs d’université et des particuliers ont redonné vie et sens à ces témoins du passé, souvent dans un but touristique ou ludique. Sur un mode moins nostalgique, les créations architecturales et envi-ronnementales des gares de TGV (Avignon ou Aix-en-Provence), les nouveaux jardins publics à Berlin, le Musée des Arts Premiers du quai Branly à Paris et la gare centrale de Madrid se targuent de promouvoir de nouvelles identités environnementales, susceptibles d’attirer, dans l’avenir, des admirateurs.

Nous serons toujours en quête d’une identité individuelle ou col-lective du paysage. Parmi les facteurs décisifs, il faut noter les caractéristiques qui distinguent chaque paysage. Ces particularités constituent des repères importants en périodes de crise sociale ou personnelle (déracinement/enracinement). Elles n’échappent pas aux phénomènes de mode ou à des modèles tout faits de paysage. Mais cette quête d’identité est discutable, voire dangereuse, car elle risque d’étouffer toute idée de changement, de différence et d’innovation. Les guerres des Balkans en ont fourni une illustra-tion récente : différentes communautés se réclamaient d’une iden-tité fondée sur la terre et le paysage, exprimant de la sorte des revendications qui n’ont fait qu’exacerber les tensions.

Ce ne sont pas seulement la forme et les éléments constitutifs du paysage qui ont changé. Son fonctionnement biophysique et social a aussi évolué. Ces aspects écologiques et sociaux ne jouis-

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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN 113 sent pas d’une reconnaissance unanime : certaines écoles de pensée ont en fait dénié aux paysages toute dimension écologique et socia-le, préférant privilégier leur valeur esthétique dans une volonté de ne pas cantonner le paysage à l’écologie ou à la sociologie. Néan-moins, il est généralement admis que le paysage englobe tous ces divers aspects. À en juger par les nombreuses enquêtes de terrain qui ont été réalisées dans les domaines les plus divers, le paysage est, pour la plupart des gens, associé à la beauté ou à l’harmonie, même si ces termes ne se limitent pas à leur sens esthétique : l’harmonie exprime aussi la relation que l’humanité devrait entre-tenir avec la nature ; c’est également l’harmonie que les individus devraient établir entre eux. Un beau paysage – un paysage beau en tant que tel – doit, au premier abord, apparaître vierge de pollution et être exempt de conflits sociaux.

En effet, une beauté souillée n’est pas dépréciée uniquement pour des raisons esthétiques. La dégradation d’un paysage tient autant à la perte de son harmonie écologique qu’à l’apparition de plaies sociales telles la violence ou la ségrégation. La dévalorisa-tion d’un paysage urbain de banlieue, par exemple, dépend moins de sa laideur extérieure que du fait qu’il rime avec pauvreté, délin-quance, chômage et pollution.

Face à l’évolution lente ou rapide du paysage en Europe et à la menace d’une réduction de son extraordinaire diversité et richesse, les bénéfices fournis par le tourisme se concentrent sur les sites les plus célèbres. Alors que des localités moins connues présentent essentiellement un intérêt local, on observe une tendance à trans-former certains paysages en musées à ciel ouvert ou à les éterniser à travers des projets de restauration grandeur nature. Les villes-musées existent déjà : la ville de San Gimignano en Italie, dominée par ses treize tours, est devenue une attraction touristique in-contournable en Toscane. C’est aussi le cas, dans la région du La-tium, de la petite ville de Tuscania. Hormis les magasins pour tou-ristes, la ville est en large partie désertée. En France, le village de Brouage qui date du XVIIIe siècle, dans le marais poitevin, menaçait de devenir une ville-fantôme avant d’être ressuscitée, depuis une quinzaine d’années, grâce au tourisme régional et national. Le village de Covarrubias en Espagne en est une autre illustration. Soutenus par l’activité touristique, ces sites de plus en plus nom-breux en Europe sont des villes de loisirs. L’architecture historique est préparée pour recevoir les visiteurs et les emplois sont liés aux recettes du tourisme (hôtels, restaurants, magasins d’antiquités, boutiques…). Ce sont des monuments, ou plus exactement des temples qui figent le souvenir de réalisations mémorables à des fins commerciales.

De même, des parties entières de la campagne peuvent devenir des musées à ciel ouvert. Cela est plus difficile que dans le cas d’un

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114 RAFFAELE MILANI environnement bâti car la campagne existe difficilement sans fer-miers qui cultivent les champs ou élèvent du bétail. Dans les ré-gions protégées d’Europe, là où la défense d’un patrimoine identi-taire est très marquée, on a tendance à intégrer des parties du paysage au sein de musées, tout en préservant leurs fonctions en-vironnementales, voire agricoles, ainsi qu’en introduisant de nou-veaux usages.

Si ces espaces ruraux traditionnels ont servi de modèles ou de sources d’inspiration artistique à un moment historique précis, on parlera de paysage culturel (Kulturlandschaft). Le désir des popu-lations locales de conserver ces paysages justifie le recours à des techniques agricoles propres à en assurer la pérennité (pâturages ou fenaison dans le cas des prairies, par exemple), excluant du coup les formes habituelles d’exploitation des terres. Le paysage demeure donc agricole mais il est privé de ses vrais fermiers.

Natura naturans, natura naturata

Les expressions natura naturans et natura naturata ont été re-prises il y a quelques années par Mikel Dufrenne pour défendre la cause d’une nouvelle philosophie de la nature. Dufrenne ne les interprète pas au sens métaphysique traditionnel, affirmant en revanche que l’humanité et la nature se présentent comme étant à la fois séparées et liées l’une à l’autre. Dans ce contexte d’interaction et de différence, il affirme qu’à défaut d’un homo arti-fex il ne peut y avoir aucune natura artifex, car il s’agirait alors d’une illusion excluant le genre humain. La nature est en effet un produit culturel et historique. La natura artifex se situerait donc à mi-chemin entre le naturel et l’artificiel, entre nature et art. On la retrouve par exemple dans l’intégration de l’architecture proto-industrielle au paysage urbain ; ce qui se présentait comme étant tout à fait anormal – une fois son rôle technique et social achevé – pouvait à la fin être intégré au paradigme esthétique du nouveau paysage urbain. Dans cette perspective, la nature se présente comme naturans tant à travers un groupe humain qu’à travers l’artiste dont le travail consiste à la transformer. Natura naturans et natura naturata furent et demeurent au cœur de l’acte de faire en matière de moulage et d’imitation, de vérité et d’artifice. Dans le cas de l’art, nous entendons l’art du paysage urbain ou agraire, les arts collectifs ou d’individus qui, en imitant la nature, agissent comme naturantes à travers le « génie » que cette même nature greffe sur nos esprits. Et par naturatum, nous entendons ce qui est profondément enraciné dans notre conscience, ce qui forme le mon-de qui nous appartient. Il incombe donc à l’humanité – conformé-ment à la pensée de Dufrenne, qui prolonge celles de Simmel, Schwind et Straus – de vivre la nature comme son monde,

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LA SIGNIFICATION CONTEMPORAINE DU PAYSAGE EUROPÉEN 115 d’engendrer le possible esquissé par le réel. Dans ce sens, l’humanité est à la fois sujet et objet du pouvoir de la nature. Na-ture, art et culture se rejoignent dans le paysage. Le pittoresque que l’on trouve dans les théories de Rousseau, Kant, Goethe et Simmel est donc devenu obsolète.

Cependant, il faudrait considérer ce sujet à la manière de Mark Augé. C’est dans l’écart entre ces deux positions que l’on remarque historiquement la perte de ce goût qui pendant des siècles a formé une esthétique du paysage (naturel ou urbain). Cette esthétique s’accompagnait d’une théorie du regard reposant sur des façons précises de voir : le belvédère, le cadre et la veduta. Tout cela est déjà présent dans ces arts visuels et tridimensionnels que sont la peinture, la photographie et le cinéma à la manière des peintres. Si l’on se situe à mi-chemin entre l’interprétation de Dufrenne et celle d’Augé, la décadence du pittoresque et l’émergence du planifié sau-tent aux yeux, tandis que l’utopique, enraciné dans l’Europe de la Renaissance, est en voie d’extinction. Si l’on étudie de ce point de vue l’impact de l’urbanisation sur le monde, le phénomène de la globalisation et la surcharge planétaire, il devient clair que l’Europe finira par cesser d’exister. Ses valeurs esthétiques et ses critères de goût sont dépassés. La mort de la Renaissance, du ba-roque, des mondes pittoresque et romantique, et de leurs expres-sions ultimes au XXe siècle, d’un côté ; de l’autre, un univers virtuel qui nous bombarde en permanence d’images et de messages au point de nous aveugler. Cela signifie la fin de la contemplation et de l’aura – celles des mystiques du Moyen Âge et de Rousseau. S’élevant des décombres de la civilisation européenne et surgissant des brasiers fumants de la pensée et de la civilisation artistique occidentales, le goût prend une nouvelle direction : le plaisir mani-feste de la désorientation, la disparition du centre, une uniformité générale provoquée par la mondialisation. Conséquence de la crise urbaine, certains architectes ont créé des matériaux et des formes hybrides. Le déclin de la compatibilité environnementale dans la multiplication des espaces urbains sur toute la planète a abouti à l’invention de jardins verticaux. Les excentricités des urbanistes célèbres fleurissent dans de tels non-lieux. Le monde entier en est parsemé d’exemples.

Délaissant le lien et le contexte, nous ne visons plus que l’objet architectonique que l’on voit surgir d’une agglomération unifor-mément bétonnée. C’est la « ville » d’aujourd’hui qui engloutit les ressources matérielles comme immatérielles. D’un point de vue esthétique, anthropologique et politique, c’est un enjeu. C’est com-me si la géographie entre la ville et le paysage environnant se dé-sintégrait, avec des lopins de terre à mi-chemin, prêts à se faire dévorer par de nouvelles annexions urbaines.

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116 RAFFAELE MILANI Vers de nouvelles formes de paysage

Ainsi peut-on situer la nouvelle esthétique du paysage entre le conservatisme et le modernisme. Les architectes des métropoles s’arrogent le droit de construire en agitant la liberté du modernis-me. Ils prétendent maintenant pénétrer jusque dans les villes his-toriques pour y déconstruire des équilibres qui se sont formés au fil des siècles et dont témoigne la variété des styles. Les défenseurs du paysage, motivés par l’harmonie et la conformité, respectueux d’une idée non intrusive de gestion de l’environnement, cherchent à organiser les différents sédiments de l’histoire de l’art paysager (cultures, plantation des arbres, etc.) et réintroduisent les techni-ques traditionnelles de restauration. Les villes se dressent face à des parcs naturels et à des espaces protégés. Ces derniers sont en augmentation. Les nouvelles formes de l’esthétique exprimeront la corporéité et les sensibilités humaines qui aboutissent à deux solu-tions généralement antithétiques : d’une part, de vastes parcs et espaces protégés, de l’autre, des conurbations massives où se jux-taposeront d’anciens et de nouveaux bâtiments. Cependant, certai-nes grandes villes se situent emblématiquement entre l’artificiel et le naturel, qu’elles tentent de réconcilier. À l’intérieur de leurs vastes jardins, on crée d’immenses volumes matériels, tandis que les villes historiques – sites de la mémoire, dévastés et intégrés à la gelée suffocante d’agglomérations en béton – recherchent une harmonie toujours hors de portée : la légèreté des parcs et des es-paces protégés à travers de longs chemins verdoyants.

La beauté prend de nouveaux aspects. Les artistes et les philo-sophes cherchent à comprendre les raisons de ce bouleversement. Tandis que, d’un côté, les catégories esthétiques traditionnelles perdent de leur force, de l’autre elles attirent l’attention sur la vir-tualité et le plaisir de l’identique. D’après de ce que montrent l’architecture et l’aménagement urbain contemporains, l’esthétique actuelle s’aventure vers une poïesis dépourvue de sentiment et de passion : elle s’inscrit dans la continuité des excès postmodernistes avec leur mélange explosif de haute technologie et de verdure de luxe. Le monde de Hundertwasser, les compositions botaniques de Patrick Blanc, l’architecture « verte » d’Emilio Ambasz et les faça-des végétales d’Édouard François sont représentatifs de ce clonage et de cet esprit holographique ; il en est de même pour les réalisa-tions végétales de Terunobu Fujimori et les Singapore Songlines de Rem Koolhaas. Le paysage sous ses formes urbaines et naturelles se voit donc transformé par l’art en une aventure éphémère, un écho de la terre et de ses éléments.

Raffaele MILANI. (Université de Bologne.)

Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert.

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