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La simulation numérique pour le calcul de la structure électronique des cristaux Virginie Ehrlacher * A l’échelle microscopique, tous les matériaux sont constitués d’atomes, ceux-ci étant eux-mêmes constitués de noyaux et d’électrons. Les cristaux ont cette singularité que leurs noyaux sont arrangés de manière périodique dans l’espace, et cette disposition particulière a une influence très importante sur le comportement des électrons, ce qui a ensuite de nombreuses conséquences à l’échelle macroscopique sur les propriétés de ces matériaux. En effet, la structure électronique d’un matériau cristallin permet par exemple de déterminer si celui-ci sera isolant ou conducteur, quelle sera sa couleur, ou s’il aura un comportement magnétique. Aujourd’hui, le nombre d’objets que nous utilisons au quotidien et pour lesquels il est essentiel d’avoir accès à une bonne description de leur structure microscopique augmente régulièrement. Citons par exem- ple les cellules photovoltaïques, les batteries, les catalyseurs, les cartes mémoire... mais il en existe bien d’autres ! De plus, la grande majorité des composants électroniques sont fabriqués à partir de matériaux cristallins comme le silicium. Fabriquer et faire des expériences sur de tels systèmes coûte souvent très cher et tester en grandeur réelle toutes les différentes combinaisons d’atomes possibles est bien sûr irréalisable en pratique. La simulation numérique est alors un outil indispensable pour guider l’intuition des physiciens et des chimistes lorsqu’ils cherchent de nouveaux matériaux, car elle permet d’obtenir de bonnes indications sur leur propriétés, sans avoir besoin de les synthétiser. Quelques exemples de systèmes dont les propriétés dépendent fortement de la structure électronique des matériaux qui les composent. De gauche à droite: les cellules photovoltaïques, les catalyseurs, les cristaux photoniques et les matériaux supraconducteurs. C’est pour cette raison que de nombreux groupes de recherche en physique et en chimie à travers le monde ont recours de manière intensive à la simulation numérique pour étudier les propriétés électroniques des cristaux. Un chiffre est particulièrement éloquent: 20% des ressources de calcul intensif dans le monde sont utilisées pour calculer des propriétés électroniques de molécules ou de cristaux. Le comportement d’une molécule ou d’un ensemble de molécules est décrit avec une très grande précision par l’équation de Schrödinger (donnée pour illustration ci-dessous), dont les inconnues à calculer sont Ψ la fonction d’onde (qui comme son nom l’indique est une fonction) et E l’énergie du système: - ~ 2 2m ΔΨ + V Ψ= EΨ. * Université Paris Est, CERMICS, Projet MATHERIALS, Ecole des Ponts ParisTech - INRIA, 6 & 8 avenue Blaise Pascal, 77455 Marne-la-Vallèe Cedex 2, France, ([email protected]) 1

La simulation numérique pour le calcul de la structure électronique

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La simulation numérique pour le calcul de la structure électronique descristaux

Virginie Ehrlacher∗

A l’échelle microscopique, tous les matériaux sont constitués d’atomes, ceux-ci étant eux-mêmes constituésde noyaux et d’électrons. Les cristaux ont cette singularité que leurs noyaux sont arrangés de manièrepériodique dans l’espace, et cette disposition particulière a une influence très importante sur le comportementdes électrons, ce qui a ensuite de nombreuses conséquences à l’échelle macroscopique sur les propriétés deces matériaux. En effet, la structure électronique d’un matériau cristallin permet par exemple de déterminersi celui-ci sera isolant ou conducteur, quelle sera sa couleur, ou s’il aura un comportement magnétique.

Aujourd’hui, le nombre d’objets que nous utilisons au quotidien et pour lesquels il est essentiel d’avoiraccès à une bonne description de leur structure microscopique augmente régulièrement. Citons par exem-ple les cellules photovoltaïques, les batteries, les catalyseurs, les cartes mémoire... mais il en existe biend’autres ! De plus, la grande majorité des composants électroniques sont fabriqués à partir de matériauxcristallins comme le silicium. Fabriquer et faire des expériences sur de tels systèmes coûte souvent très cheret tester en grandeur réelle toutes les différentes combinaisons d’atomes possibles est bien sûr irréalisable enpratique. La simulation numérique est alors un outil indispensable pour guider l’intuition des physiciens etdes chimistes lorsqu’ils cherchent de nouveaux matériaux, car elle permet d’obtenir de bonnes indicationssur leur propriétés, sans avoir besoin de les synthétiser.

Quelques exemples de systèmes dont les propriétés dépendent fortement de la structure électronique desmatériaux qui les composent. De gauche à droite: les cellules photovoltaïques, les catalyseurs, les cristaux

photoniques et les matériaux supraconducteurs.

C’est pour cette raison que de nombreux groupes de recherche en physique et en chimie à travers lemonde ont recours de manière intensive à la simulation numérique pour étudier les propriétés électroniquesdes cristaux. Un chiffre est particulièrement éloquent: 20% des ressources de calcul intensif dans le mondesont utilisées pour calculer des propriétés électroniques de molécules ou de cristaux.

Le comportement d’une molécule ou d’un ensemble de molécules est décrit avec une très grande précisionpar l’équation de Schrödinger (donnée pour illustration ci-dessous), dont les inconnues à calculer sont Ψ lafonction d’onde (qui comme son nom l’indique est une fonction) et E l’énergie du système:

− ~2

2m∆Ψ + V Ψ = EΨ.

∗Université Paris Est, CERMICS, Projet MATHERIALS, Ecole des Ponts ParisTech - INRIA, 6 & 8 avenue Blaise Pascal,77455 Marne-la-Vallèe Cedex 2, France, ([email protected])

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Cette équation est très appréciée des théoriciens. En effet, à partir de la solution Ψ de cette équation, il estpossible de calculer toutes les propriétés souhaitées du matériau considéré. Malheureusement, la simplicitéapparente de l’équation est trompeuse. Car si on peut écrire l’équation sur une ligne, la résoudre est uneautre paire de manche ! Il est effectivement en général impossible d’avoir une expression exacte de sa solution,et le seul moyen d’obtenir une valeur approchée des grandeurs intéressantes est d’utiliser des algorithmesinformatiques spécialisés. Mais, même en utilisant des codes de calcul extrêmement performants, la résolutionde cette équation est d’autant plus difficile que le nombre d’atomes et d’électrons dans le système devientgrand (comme dans un cristal). Cette équation de Schrödinger, quoique très belle en théorie, est donc d’unintérêt pratique assez limité pour l’étude des grandes molécules et des cristaux.

C’est la raison pour laquelle les physiciens et les chimistes on développé de nombreux modèles approchés,basés parfois sur des considérations empiriques, mais qu’ils espèrent être proches de la réalité et plus facilesà simuler numériquement. Il est impossible de donner une liste exhaustive de tous les modèles existantsdans la littérature, mais nous évoquerons tout de même ici la théorie de la fonctionnelle de la densité, àpartir de laquelle ont été déduits les modèles les plus largement utilisés dans les simulations. Pour preuvede l’importance de cette théorie en physique, les trois articles les plus cités de Physical Reviews (un desplus prestigieux journaux de physique) sont dédiés à l’étude de la théorie de la fonctionnelle de la densité,et Walter Kohn a obtenu le prix Nobel de Chimie en 1998 pour ses contributions dans le domaine. Enparticulier, l’article fondateur de Pierre Hohenberg et Walter Kohn en 1964 a presque 40 000 citationsdans google scholar, ce qui est énorme ! Ces modèles sont extrêmement utiles en pratique car ils servent àcalculer les propriétés de toutes sortes de molécules, comme celles utilisées dans les médicaments par exemple.Cette théorie repose sur un théorème essentiel, d’abord énoncé dans l’article de Hohenberg et Kohn, puisprouvé rigoureusement d’un point de vue mathématique par Elliott H. Lieb. Ce résultat précise que l’énergied’un nombre fini d’électrons à l’équilibre peut s’écrire comme une fonction qui dépend uniquement de ladensité électronique du système. La densité électronique est une quantité beaucoup plus facile à calculernumériquement que la fonction d’onde Ψ, et elle contient la plupart des informations nécessaires pour prédireles propriétés des matériaux.

Les contributions des mathématiciens dans ce domaine sont variées. D’une part, l’étude des propriétésmathématiques de ces modèles permet de mieux les comprendre et de les comparer entre eux, ce qui permet desélectionner ceux qui sont les plus fiables et réalistes, ou d’en développer d’autres plus performants. D’autrepart, les mathématiciens interviennent aussi pour aider à développer des stratégies de calcul plus efficaces,de manière à résoudre les problèmes sur ordinateur plus rapidement et avec une plus grande précision.

On peut citer trois contributions importantes des mathématiciens dans le domaine particulier de lasimulation des cristaux :

• Une propriété importante des modèles est leur stabilité quand le nombre de particules dans le systèmeaugmente, ce qui est bien sûr crucial pour les cristaux qui comportent un très grand nombre deconstituants. Ici "stabilité" signifie qu’on se demande si toutes les particules constituant le matériaupeuvent coexister ensemble sans que le système s’effondre sur lui-même, ou sans qu’ils s’échappent.Les travaux principaux dans cette direction sont dus à Elliott H. Lieb à Princeton (USA) et sescollaborateurs puis, en France, à Isabelle Catto, Claude Le Bris et Pierre-Louis Lions pour les modèlesde type théorie de la fonctionnelle de la densité.

• Le calcul de la structure électronique des cristaux en présence de défauts est très important, c’est-à-direlorsque la périodicité de l’arrangement des noyaux n’est pas tout à fait vérifiée. En effet, ces défautssont responsables de nombreuses propriétés macroscopiques des matériaux, telles que la plasticité. EricCancès, Mathieu Lewin et leurs collaborateurs ont travaillé sur les défauts dans les matériaux cristallins,et ont proposé et étudié un nouveau modèle qui était inconnu des physiciens et chimistes. L’avantagede ce modèle est qu’il devrait permettre de décrire des défauts chargés, ce qui est encore un problèmedifficile à l’heure actuelle. Des travaux sont en cours pour utiliser ce modèle sur des exemples concrets,ce qui ne peut se faire que dans des collaborations pluridisciplinaires avec des physiciens et chimistes.

L’illustration ci-dessous montre un cristal de silicium dans lequel un atome a été enlevé. Un calculnumérique (avec les logiciels BigDFT, ABINIT et V_Sim) a permis de déterminer l’énergie du systèmeen fonction de la position d’un autre atome du cristal entre deux lacunes.

Le suivi des défauts, individuels ou en petit nombre, est un problème crucial pour le bon fonction-nement des dispositifs électroniques contemporains. Des défauts non maîtrisées peuvent perturber les

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caractéristiques électriques du composant. Mais, d’un autre côté, on peut aussi les utiliser pour modi-fier ces caractéristiques à notre guise, à condition de pouvoir contrôler la position et la concentrationdes impuretés.

Photo 5 et 6. A gauche: simulation sur ordinateur d’un cristal de silicium dans lequel un atome a étéenlevé, la position d’un autre atome étant variée entre deux lacunes du réseau. A droite: valeur del’énergie en fonction de la position de l’atome entre les deux lacunes. Les points indiquent les calculseffectués ; la courbe a été obtenue par interpolation. (calcul effectué par Damien Caliste, Konstantin

Z. Rushchanskii et Pascal Pochet)

• Enfin, les mathématiciens ont également permis d’améliorer de manière significative les performancesdes codes de simulation utilisés pour calculer les propriétés des molécules. Un très bon exemple d’untel travail, effectué en collaboration par des mathématiciens et des chimistes, est celui effectué par EricCancès, Filippo Lipparini, Yvon Maday, Benedetta Menucci et Benjamin Stamm sur le calcul des pro-priétés d’une molécule en présence de solvants. Leur méthode, basée sur des arguments mathématiques,a été implémentée dans Gaussian, l’un des codes les plus utilisés par les physiciens et les chimistes pourcalculer les propriétés électroniques de molécules, et elle a permis d’accélérer d’un facteur dix le calculdes propriétés de l’hémoglobine par rapport aux méthodes existantes !

Il y a certes encore beaucoup de choses à faire dans ce domaine et il y a fort à parier que les mathémati-ciens continueront à y contribuer de manière significative. Cependant, il est indispensable que ces dernierstravaillent en interactions fortes avec physiciens et chimistes pour que de réelles avancées soient faites.

Pour aller plus loin:

• V.J. Rydnik. ABC’s of Quantum Mechanics. The Minerva Group, 2001.

• Damien Caliste, Konstantin Z. Rushchanskii & Pascal Pochet Vacancy-mediated diffusion in biaxiallystrained Si. Applied Physics Letters 98, 031908 (2011)

http://scitation.aip.org/content/aip/journal/apl/98/3/10.1063/1.3548547

• P. Hohenberg & W. Kohn. Inhomogeneous electron gas. Physical Reviews, 136, B864–B871 (1964)

• E.H. Lieb. Density Functional for Coulomb systems. International Journal of Quantum Chemistry,24, 143–277 (1983)

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• I. Catto, C. Le Bris, & P.-L. Lions. Sur la limite thermodynamique pour des modèles de type Hartreeet Hartree-Fock. Notes aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, Série I, 327 259–266 (1998)

• E. Cancès, A. Deleurence & M. Lewin. A new approach to the modeling of local defects in crystals:The reduced Hartree-Fock case, Communications in Mathematical Physics 281, 129-177 (2008)

• F. Lipparini, B. Stamm, E. Cancès, Y. Maday & B. Mennucci. Fast domain decomposition algo-rithm for continuum solvation models: Energy and first derivatives. Journal of Chemical Theory andComputation 9 (8), 3637-3648 (2013)

Copyright:Photo 1: http://fr.wikipedia.org/wiki/Cellule_photovoltaïquePhoto 2: http://www.forum-auto.com/pole-technique/mecanique-electronique/sujet411844.htmPhoto 3: http://www.savoirs.essonne.fr/sections/ressources/photos/photo/modele-de-cristal-photonique/?cHash=a26adcfed7c1a5f737918d9c6e2bb32cPhoto 4: http://www.univ-paris-diderot.fr/sc/site.php?bc=40ans&np=Supraconductivite_100ansPhoto 5 et 6: Damien Caliste, Konstantin Z. Rushchanskii et Pascal Pochet

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