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SECTION FRAN(~AISE Le voeu que nous avons exprim6 dans le plus r6cent fascicule d'y voir la vie actuelle de l'esprit en France dignement repr6sent6e est en train de se r6aliser. Nous devons ce d6veloppement favorable de nos contacts avec la pens6e frart~aise en premier lieu aux autorit6s fran- ~aises, tant chez nous qu'ert France, qui rt0us ortt puissamment aid6s darts nos efforts pour r6tablir une communaut6 culturelle inter- natiortale oh ,,notre seconde patrie" a sa place toute marqu6e. I1 ira- porte h ce sujet de t6moigner aussi notre gratitude ~ Me M. C. M. Voor- beytel, attach6 de presse n6erlandais ~ Paris, qui nous a prgt6 son pr6cieux concours avec un grand empressement toutes les fois que nous avons eu recours h lui. A l'heure aetuelle nous arriverons ~ 6tablir un service d'6chartge de publications et d'articles ainsi que des contacts per- sonnels avee des centres importants de la civilisation fran~aise. R6guli- grement paraltront des comptes rendus des travaux de ces centres dans ,,Synthese" ainsi que des rapports de nos travaux h nous dans les or- ganes de ces groupements franqais. Nous 6prouvons une satisfaction des plus vives en publiant, en t~te de la Section Frartqaise de ,,Synthese", qui paraltra sous peu aussi sous une R6dactiou sp6ciale, une Introduc- tion de Son Excellence l'Ambassadeur de France h la Haye, et cela d'autant plus que ces mots de pr6sentation pour caract6riser nos efforts rendent notre pens6e accessible au lecteur fran~ais d'une fa~on telle que nous n'aurions pas 6t6 capables de le faire. -- La R6daction. LA SOCIOLOGIE FRANCAISE PENDANT LA GUERRE Malgr6 l'ardeur optimiste de sort auteur, le Bilan de la Sociologie #an~aise contemporaine que dressait en 1935 mort; bon maitre C. Bougle, resemblait quelque peu hun bilan que l'on d6pose; il 6tait plus riche de r6ussites r6volues et de gloires pass6es que de projets et de promesses. La guerre de 1939--1945 a consomm6 l'6puisement et la liquidation du grand 61an de recherches auquel Emile Durkheim avait donn6 l'impulsion premi6re; elle a parach6v6, par la mort, la violence et le divertissement, l'extinctlon ou la dispersion des survi- vants de l'Annde Sociologique et des Annales Sociologiques, qui avaient succ6d6, entre les deux guerres, h la revue fond6e par Durkheim. Mais d6jh l'Ecole durkheimienne de sociologie se survivait ~ elle- m~me. Ce qui avait fait son importance et sa f6condit6, la conviction positiviste de l'Ecole ainsi que l'esprit syst6matique ct l'autorit6 de Durkheim, s'~tait transform6 progressivemertt en cours de d6cadertce. Lorsque Durkheim avait d6fini les r~gles d'une m6thode sociologique positive. II avait dortn6 pour mod61e aux sciences humairtes l'objectivit6 et l'explication par les causes et par les lois en honneur dans les sciences de la nature. Ses disciples ont 6t6 ainsi plus ou moins tertus ~ l'6cart des discus- sions fertiles qui, engag6es ~t l'6tranger autour de la sp~cificit6 des scien- ces humaines, ont renouvel6 les recherches sociologiques par la pratique 117

La Sociologie francaise pendant la guerre

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SECTION FRAN(~AISE

Le voeu que nous avons exprim6 dans le plus r6cent fascicule d'y voir la vie actuelle de l 'esprit en France dignement repr6sent6e est en train de se r6aliser. Nous devons ce d6veloppement favorable de nos contacts avec la pens6e frart~aise en premier lieu aux autorit6s fran- ~aises, tant chez nous qu'ert France, qui rt0us ortt puissamment aid6s darts nos efforts pour r6tablir une communaut6 culturelle inter- natiortale oh , ,notre seconde pa t r ie" a sa place toute marqu6e. I1 ira- porte h ce sujet de t6moigner aussi notre grati tude ~ Me M. C. M. Voor- beytel, attach6 de presse n6erlandais ~ Paris, qui nous a prgt6 son pr6cieux concours avec un grand empressement toutes les fois que nous avons eu recours h lui. A l 'heure aetuelle nous arriverons ~ 6tablir un service d'6chartge de publications et d'articles ainsi que des contacts per- sonnels avee des centres importants de la civilisation fran~aise. R6guli- grement para l t ront des comptes rendus des t ravaux de ces centres dans , ,Synthese" ainsi que des rapports de nos t ravaux h nous dans les or- ganes de ces groupements franqais. Nous 6prouvons une satisfaction des plus vives en publiant, en t~te de la Section Frartqaise de ,,Synthese", qui paral t ra sous peu aussi sous une R6dactiou sp6ciale, une Introduc- tion de Son Excellence l 'Ambassadeur de France h la Haye, et cela d 'autant plus que ces mots de pr6sentation pour caract6riser nos efforts rendent notre pens6e accessible au lecteur fran~ais d 'une fa~on telle que nous n'aurions pas 6t6 capables de le faire. - - La R6daction.

LA SOCIOLOGIE FRANCAISE PENDANT LA GUERRE

Malgr6 l 'ardeur optimiste de sort auteur, le Bilan de la Sociologie #an~aise contemporaine que dressait en 1935 mort; bon maitre C. Bougle, resemblait quelque peu h u n bilan que l 'on d6pose; il 6tait plus riche de r6ussites r6volues et de gloires pass6es que de projets et de promesses. La guerre de 1939--1945 a consomm6 l '6puisement et la liquidation du grand 61an de recherches auquel Emile Durkheim avait donn6 l ' impulsion premi6re; elle a parach6v6, par la mort , la violence et le divertissement, l 'extinctlon ou la dispersion des survi- vants de l'Annde Sociologique et des Annales Sociologiques, qui avaient succ6d6, entre les deux guerres, h la revue fond6e par Durkheim.

Mais d6jh l 'Ecole durkheimienne de sociologie se survivait ~ elle- m~me. Ce qui avait fait son importance et sa f6condit6, la conviction positiviste de l 'Ecole ainsi que l 'esprit syst6matique ct l 'autorit6 de Durkheim, s'~tait t ransform6 progressivemertt en cours de d6cadertce. Lorsque Durkheim avait d6fini les r~gles d'une m6thode sociologique positive. II avait dortn6 pour mod61e aux sciences humairtes l 'objectivit6 et l 'explication par les causes et par les lois en honneur dans les sciences de la nature.

Ses disciples ont 6t6 ainsi plus ou moins tertus ~ l '6cart des discus- sions fertiles qui, engag6es ~t l '6tranger autour de la sp~cificit6 des scien- ces humaines, ont renouvel6 les recherches sociologiques par la prat ique

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de la sociologie compr6hensive. Sans doute Durkheim avait.il express6- ment r6serv6 et reconnu express6ment la sp6cificit6 du social mais il entendait par 1~, la volont6 de n'expliquer le ~ocial qu'~ partir du social le plus fondamental, c'est-~-dire ~ partir de la morphologie sociale. Or, si essentielle que soit au d6veloppement du groupe sa structure mor- phologique, si propices que soient aux d6terminations quantitatives et aux manipulations statistiques les consid6rations d6mographiques, cette r~gle a eu des cons6quences plutSt n6fastes: d'une part, elle a engag6 la sociologie fran~aise dans une perspective unique, la perspective mor- phologique, et du mfime coup, l'on a n6glig6 la pluralit6 des perspec- tives possibles d'explications, l'on a renonc6 t~ consid6rer une multiplicit6 d'ordres de causes (6conomiques, politiques, id6ologiques, religieuses, e t c . . . ) . D'autre part, en affirmant que le social, radicalement h6t6ro- g~ne ~ l'individuel, pouvait seul permettre d'expliquer le social, on a r6solument oppos6 sociologie et psychologie et les dogmes durcis de la ,,conscience collective" et des ,,repr6sentations collectives" ont fair peu -~ peu office de pr6jug6s anti psychologiques fort st6rilisants. II faut re- connaltre enfin que les jeunes g6n6rations se sont d6tourn6es en France des recherches sociologiques dans la mesure m~me oh, sur le plan philo- sophique, elles se d6tournaient du positivisme do nt le respect strict avait longtemps anita6 l'oeuvre des durkheimiens.

C'est pourquoi en 1939, ~ part Marcel Mauss immerg6 dans un savoir ethnologique sans limites, comme dans une mer trop vaste pour faire parvenir ses oeuvres comme des nacires jusqu'au port, les v6t6rans de l'Ecole fran~aise de Sociologie comme C. Bougle et M. Halbwachs 6taient eux-m~mes ~ peine orthodoxes. (Durkheim n'avait-il pas appel6 nagu~re le premier des denx l'enfant terrible de la sociologie ?). C'est leur disparition cependant qui marque la disparition d6finitive de l'Ecole de Durkheim. D~s Janvier 1940, C. Bougle qui avait tant fait pour maintenir le gofit des recherches sociales et 6veiller chez les jeunes la euriosit6 sociologique meurt apr~s une longue maladie avant d'avoir pu souffrir de la double d6faite provisoire de son pays et de ses convic- tions d~mocratiques. Le Centre de Documentation Sociale qu'il faisait vivre ~ l'Ecole Normale Sup6rieure rut, d~s Septembre 1940, l'une des premieres victimes des repr6sentants de u Marcel Mauss, expuls6 de sa chaire du Coll~ge de France par le Gouvernement de fait, d6- pouill~ de son appartement et de sa pr6cieuse biblioth~que par les Allemands, surv6cut aux pers6cutions raciales, mais dut interrompre pratiquement son travail.

Maurice Halbwachs seul put, sous l'occupation, poursuivre son oeuvre et publier, non seulement une belle 6dition critique du Contrat Social (1) dont les commentaires renouvellent bien des aspects de la philosophic p olitique de Rousseau mais une 6tonnante Topographie l~gendaire des Evangiles en Terre Sainte (2). D6j~, dans les Cadres Sociaux de la M~moire, publi6s en 1925, Halbwachs avait essay6 de montrer que, d~s que l'on renonce ~ faire une psychologie de l'homme isol6, l'on s'aper~oit qu'il n'y a pas de souvenirs purement int6rieurs. La m~moire est une fonction collective; la pens6e sociale est une m6-

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moire. Se souvenir, e'est localiser dans le cadre d'une histoire et d'une g6ographie sociales. Son nouveau livre a pour double but de fournir de cette th6se une exp6rienee crueiale et de pr6ciser les lois de la m6moire collective. Apr6s avoir 6tabli qu'aucun vestige et qu'aucun t6- moignage n'a pu transmettre de fa~on continue la connaissance de rein. placement historique des Lieux Saints, il s'efforce de suivre, d'6poque en 6poque, l'apparition des localisations nouvelles qui doivent 6tre te- nues, par eons6quent, pour des cr6ations de la conscience collective chr6- tienne. ,,La m6moire collective est essentiellement une reconstruction du pass6 . . . . elle adapte rimage des faits anciens aux besoins, aux moyens spirituels du pr6sent" (3). Elle fonctionne suivant des r6gles que M. Halbwachs met en lumi6re: le rythme de la m6moire collective est scand6 par celui des besoins du groupe social; il n'y a pas de m6- moire collective d'une id6e abstraite; ce ne sont pas les lieux ou les faits qui imposent les souvenirs, mais on part des doctrines ou des eroyances pour d6finir les lieux ou d6terminer les faits; la m6moire constructive fortifie les souvenirs nouveaux en leur infusant la force des traditions anciennes. Les lois qui r~glent la cr6ation des souvenirs eollectifs assurent aussi leur maintien: ainsi les localisations attirent d'autres localisations et se renforcent r6ciproquement.

L'oeuvre dont nous venons d'esquisser les intentions pourrait fort bien servir de point de repute au moment oh s'efface la tradition socio- logique issue de Durkheim. Les principes d'explication sont demeur6s les m6mes: primat du groupe, recours h la Conscience collective, inter- pr6tation finaliste des comportements sociaux, par rapport h la soci6t6 consid6r6e comme prineipe premier ou comme bien supreme. Mais la rigidit6 de l'esprit de syst~me s'est d6nou6e par le soin apport6 h eom- prendre et h unir r6flexion psyehologique et r6flexion sociologique.

Sous roppression chaque jour plus 6crasante de l'occupant, M. I-Ialbwachs poursuivait son enseignement en Sorbonne et ses recherches lorsque le massacre de son beau.p~re, le philosophe Victor Basch, fit peser sur lui des menaces directes et il fut oblig6 de vivre /t demi cach6. En Juillet 1944, il est arr6t6 dans son appartement, conduit ~t la prison de Fresnes d'o~ il partira, par l'un des derniers trains auxquels les Allemands r6ussirent ~i faire quitter Paris sur le point d'etre lib6r6, vers le camp de Buchenwald. Mauriee Halbwaehs perdra lentement ses for- ces et mourra au camp au mois de F6vrier 1945.

Ainsi disparaissait le dernier lien qui avait uni la vieille g6n6ration avec les jeunes chercheurs. Par son universelle curiosit6, par une pro- fonde culture philosophique qu'il avait su pr6server au milieu des re- cherches les plus techniques, Maurice Halbwachs s'6tait montr6 compr6- hensif envers les jeunes et indulgent pour leurs audaces philosophiques et pour leur ,,indiscipline". Ils auraient eu plus que jamais besoin de faire appel h sa large euriosit6, et de le conserver aupr6s d'eux car c'est leur dispersion qui a caract6ris6 leur mouvement spirituel.

Chez les uns, c'est, par une r6action direete contre le positivisme, l'appel de la philosaphie qui prime, pr6c6de et conditionne les exigences

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de la recherche scientifique en sociologie. D6jh Raymond Aron publiait en 1938 une Introduction ~t la Philosophie de l'Histoire (4) destin6e /l renouveler les conditions philosophiques dans lesquelles s'op6re le tra- vail du sociologue. Aron montre qu'il est toujours possible de recon- stituer le pass6 de telle sorte que les faits sc trouvent li6s entre eux par des relations de causalit6. On peut envisager une multi tude de descrip- tions d 'un m~me ensemble historique en prenant arbitrairement tel ou tel ordre de ph6nom6nes comme ordre des causes premi6res. A la limite, 1' objet historique se dissout, car il n'est pas seulement reconstitu6, mais proprement reconstruit et reer66 par l'historien. II consiste en derni6re analyse, dans l ' interpr6tation qui e n e s t invent6e et qui d6pend essen- tiellement de la perspective dans laquelle l 'historien ou le sociologue, tr6s lucidement d'ailleurs, ont d6cid6 de se placer. On ne pourra parler d'objectivit6 historique qu'h l ' int6rieur d 'un syst6me d' interpr6tation donn6 qui sera toujours lui-m6me fonction d'axiomes arbitrairement choisis. L'histoire n'est qu'une reconstruction toujours relative par la- quelle l 'historien exprime son univers et lui-m6me autant que le pass6 qu'il s'est consciemment choisi. Toute v6rit6 est une v6rit6 historique qui nous engage et d6pend de notre d6cision, et h la limite de notre action.

Les circonstances ont donn6 "~ Raymond Aron l'occasion de se placer l 'extr6me pointe oh convergent l 'action et la r6flexion sur raction.

Pass6 h Londres en Juin 1940, il participe h la direction d'une revue mensuelle ,,La France Libre" dont il est l 'un des principaux r6dacteurs. L'ensemble de ses analyses politiques a 6t6 publi6 /~ Paris sous le titre De l'Armistice ~ l'Insurrection Nationale (5) et t6moigne de sa maltrise, de sa hauteur de vues et de sa perspicacit6. Depuis son retour en France, h la fin de 1944, d'ailleurs, il a pr6f6r6 son r61e d'observateur politique h ses travaux de philosophe et de sociologue. Tout semble le destiner /L ract ion politique ou, si les circonstances en d6cident autrement, au jour- nalisme international qui, faut-il le craindre ou l 'admirer, disputeront sans doute une grande part de son temps/ l la recherche pure (6).

Avouerai-je qu'en ce qui me concerne moi-m6me, j'ai particip6 au reflux qui emportait vers la philosophic Raymond Aron et j 'ai fit6 en. train6 beaucoup plus loin encore et avec un moindre esprit de retour. D6cid6 /~ me consacrer /l l '6tude des probl6mes de civilisation, j 'ai 6t6 progressivement amen6 /t d6finir en termes philosophiques les constella- tions de valeurs que j'avais devant les yeux. Si bien que, avant de me l ivrer/ t des analyses proprement sociologiques, j 'ai cru n6cessaire de me eonsacrer /! un essai de compr6hension ph6nom6nologique de l'essence et de la signification des valeurs, avec l ' intention de poser le probl6me de l 'action et de son fondement 16gitime; les recherches entreprises dans la Crdatio.n des Valeurs (7) pr6parent directement la voie/ i une 6thiquc. En revanche, mon essai sur la Comprdhension des Valeurs (8), en s'ef- forqant de montrer qu'on ne comprend une valeur qu'h la condition de la recr6er de fa~on r6fl6chie, pour faire apparaltre le sch6ma hi6rar- chique selon lequel elle a 6t6 une premi6re lois engandr6e, en analysant les principales attitudes cr6atrices de valeurs, pr6pare directement des reeherches eoncr6te de sociologie compr6hensive. 120

Mais bien plus fr~quemment, les chercheurs, loin de s'orienter vers la r6flexion g6n6rale ou synth6tique, suivant d'ailleurs en cela un pen- chant commun ~ notre 6poque, courent plut6t le risque de devenir des sp6cialistes. Ils semblent avoir renonc6 ~ refl6chir aux probl~mes de so- ciologie g6n6rale qui avaient absorb6 une bonne part - - et, ~ certains moments peut-~tre une trop grande part - - des pr6occupations des fon- dateurs de l'Ecole. Sans doute ces sp6cialistes ne nous int6ressent-ils que dans la mesure oh ils visent toujours, au sens le plus large du mot, l'histoire humaine et l'6volution de l'humanit6. Mais ils ont n6anmoins cess6 eux-m~mes le plus souvent de se donner le titre de sociologue pour garder le nora d'6conomiste, d'historien, de g6ographe, de linguiste.

A peine quelques exceptions viennent-elles confirmer cette loi g~n~- rale et maintenir des sociologues proprement dits dans les chaires de sociologie des Universit6s fran~aises. C'est ainsi qu'h Paris, Georges Davy qui, sans avoir jamais fait partie de l%quipe de l'Annde Sociologique, se rattache n6anmoins h Durkheim, occupe la place laiss6e libre par Mau- rice Halbwachs h la Sorbonne. De m6me Georges Gurvitch un moment ehass6 de sa chaire de Strasbourg pour raisons raciales par le Gouv~rne- ment de Vichy et r6fugi6 pendant plusieurs ann6es aux Etats Unis, vient de.reprendre son poste. Pendant cette p6riode, c'est h la Sociologie juridique que ce dernier tint de pr~f6rence h se consacrer tant par renvoi d'articles h de nombreuses revues philosophiques, que par la publication h New York, sous le titre de Sociology of Law (9) d'une 6dition anglaise fort enrichie de ses Eldments de Sociologie juridique (10) publi6s h Paris au d6but de la guerre. De plus en plus, G. Gurvitch s'efforce d'unir Durkheim et Max Weber en appliquant les m6thodes de la sociologie compr6hensive h une r6alit6 sociale pr6sent6e darts un esprit tr6s durkheimien. Ne donne-t-il pas, en effet, pour objet h la so- ciologie d,~ l'esprit humain, au delh des superstructures sociales, au delft des conduites collectives organis6es et inorganis6es, au del~ m6me de la realit6 des symb61es sociaux et des mod61es de culture les valeurs et les id6es collectives bases spirituelles de ces symb61es et de ees eonduites ? Mais, du m~me coup, de vivifiants rapports se trouvent 6tablis entre la sociologie de l'esprit humain et la philosophic charg6e, d'une part, d'6tudier directement la totalit6 spirituelle infinie dont re- 16vent les valeurs et les id6es collectives propres ~t chaque soci6t6 et, d'autre part, d'61aborer les distinctions existant entre les divers types de valeurs. Soeiologie et philosophie, li6es l'une h l'autre, d6pendent l'une et l'autre d'une ,exp6rience collective immediate", exp6rience int6grale groupant aussi bien les donn6es spirituelles que les donn6es sensibles. La sociologie du droit, h l'histoire de laquelle l'ouvrage est consacr6, 6tudie pr6eis6ment, d'un triple point de rue syst6matique, diff6rentiel et g6n6tique, la r6alit6 sociale du droit, ses expressions col- lectives observables, et recherche les valeurs, les id6es et les sources normatives avec lesquelles cette r6alit6 juridique se trouve en rapport fonctionnel.

Les eirconstances allaient offrir h G. Gurviteh de mettre en pratique sa science juridique. A la suite des ~tudes entreprises ~ l'Ecole

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Libre des Hautes Etudes fond6e ~ New York par des savants de langue fran~aise r6fugi6s, il rut amen6 ~ publier une Ddclaration des Droits So'ciaux (11) destin6e ~ garantir les droits du citoyen d'un Etat qui se voudrait d6mocratique, en rant que ce citoyen est un producteur, un eonsommateur et, plus simplement, un homme. Pour le d6fendre contre tout arbitraire, et mfime contre tout arbitraire 16gislatif, ~ l 'aide d'une technique plus efficace que la traditionnelle s6paration des pouvoirs, G. Gurviteh propose l'usage d'un pluralisme syst6matique, en offrant un id6al d6fini d'6quilibre entre les valeurs individuelles et les valeurs des groupes.

De retour, en France, il participe d6j~, au Centre d'Etudes Sociolo. giques (12) qu'il eontribue ~ diriger, ~ une vaste enqu~te sur la struc- ture sociale de la France d'apr~s guerre. Mais une fois de plus, il se donne 6galement pour tfiche de faire connaltre la pens6e 6trang~re en France et prepare la traduction en fran~ais (13) d'un recueil d'articles publi6s sous sa direction, ~ New York, sous le titre Twentieth Century Sociology (14) et assure la parution d'une revue bisanuelle, Les Cahiers Internationaux de Sociologie.

A Bordeaux enfin, Jean Stoetzel qui a rapport6 d'un s6jour aux Etats Unis une Th~orie des Opinions (15) qui rassemble et organise toute une masse d'6tudes 6parpill6es dans mille publications am6ricaines et consacr6es (en particulier par L. L. Thurstone, par F. I-I. Allport, e tc . . . ) ~ l '6tude quantitative et au sondage des opinions. Stoetzel con- sid~re que l 'opinlon peut s 'exprimer dans une formule qui, sur une question d~termin6e, re~oit l 'adh6sion totale du sujet sous la forme d 'un simple oui ou d'un non. I1 est en effet possible de d6finir en les graduant selon une 6chelle objective les formules susceptibles d'expri- mer les diverses nuances de l 'opinion imaginables sur un sujet donn6. Cela admis, on peut essayer de d6finir la distribution des opinions des membres d'un groupe selon ses diverses nuances, car on constate que cette distribution ob6it ~ des lois statistiques. S'il s'agit d'opinions pri- vies, elles se r6partissent selon une courbe binomiale. S'il s'agit, au contraire, d'opinion publique, c'est-~-dire d'opinions sur lesquelles in- fluent des facteurs sociaux d'accumulation, elles se distribuent selon nne courbe en J, ou parfois, en double J, qui d6notent des manifesta- tions eonformistes. Bien stir, d~s qu'il s'agit de groupes vastes, il de- vient impossible de relever directement l 'opinion de chacuu des mem- bres. C'est pourquoi, les enqufiteurs am6ricains ont imagin6, pour un groupe donn6 dont on veut 6tudier l 'opinion, de d6finir le pourcentage des individus de ce groupe selon leur age, leur profession, leur r6par- tition g6ographique, leur religion etc. Si l 'on affecte le nombre des r6ponses des coefficients ainsi obtenus, Jean Stoetzel estime qu'il suffit, pour obtenir de connaltre avec une approximation satisfaisante l 'opiniou d 'un groupe social du type de la nation fran~aise de faire porter l'en- qufite sur 5.000 personnes seulement. On voit les cons6quences politiques et sociales qu'il espbre pouvoir tirer, ~ l ' imitation du populaire Gallup, d 'nne pareille m6thode de sondage. II a d'ores et d6j~ organis6 un Insti tut fran~ais d'Opinion Publique dont l'activit6 et les moyens ne font

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que s 'accroltre. Dans rEtude expdrimentale des Opinions (16) Jean Stoetzel discute des probl~mes techniques pos6s par la m6thode des son- dages et consacre nne 6tude curieuse aux distributions non conformistes d'opinions avec l ' intention de mont re r que les manifestations atypiques ne consti tuent pas un obstacle au t ra i tement .s ta t is t ique, et pour ainsi dire industriel de l 'opinion.

Au Maroe enfin, oh il enseignait depuis 10 ans, Charles le Coeur trouva l 'occasion de son oeuvre et, h61as, eelle de sa mort . Mobills6 avant le d6barquement en Italie. il participa h la campagne dans les rangs de la 5~me division marocaine motoris6e et fut tu6 en Juin 1944, peu apr~s la lib6ration de Rome, I1 avait pu achever en 1939 et pr6senter en 1940 une th~se de doctorat intitul6e Le Rite et rOutil (17) o/1 il s 'effor~ait de r6soudre les contradictions qui lui semblent exister entre l 'homme tel qu'il apparai t aux autres, cr6ateur de rites, homo vates, et l 'homme tel qu'il s 'apparai t ~ lui-mSme, technicien inventeur et ma- nieur d'ontils, homo faber, tout fair social est un fait total, rituel et utilitaire ~ la fois: ainsi la populat ion t6da, si pratique, si raisonnable, s'impose, en m~me temps, en vivant dans les d6serts du Tibesti une gageure gratuite dont les rites d'accomplissement rel~vent de la pure po6sie. De m~me, la monnaie, falt social qui se prate ~t un emploi si utilitaire, demeure cependant, peu ou prou, un f6tiche irr6ductible des 616ments purement rationnels. L'action humaine, bien que soumise

la r6flexion th6ologique, n'en est pas moins cr6atrice d 'une sensibilit6 qui s 'exprime en rites.

C'est pourquoi Le Coeur a .tit6 argument de cette experience contre toute doctrine qui ne saisit qu 'un aspect du social, aussi bien contre Marx et le mat6riallsme historique ou contre le pr61ogisme de L6vy Bruhl. Le premier ne consid~re ~ tort, dans le social que l 'aspect util i taire et rationaliste, l 'autre a bien mis en lumi~re l 'existenee d 'une cr6ation ri- tuelle et po6tique, non logique, mais il n'a pas soupqonn6 que ees rites sont reconnus comme mystiques par ceux-l~ m~mes qui les ont invent6s. Ajoutons qu'il n 'y en a pas davantage de la mentalit6 primitive ~ la mentalit6 moderne et que les doctrines durkheimiennes de l 'origine so- ciale de la raison et de la r6alit6 t616ologiques du social s'en t rouvent renvers6es. Le pluralisme social des rites coexiste avee la rationalit6 des techniques: l 'homme social s'en aeeommode, au sociologue de prat iquer une m6thode assez ouverte pour at teindre paradoxalement ~ leur com- pr6hension simultan6e.

Ainsi se clSt la courte liste des t ravaux proprement soeiologiques qui ont r6ussi ~ voir le jour pendant la guerre. Mais, faute de pouvoir parler de leurs travaux, il faut au moins ment ionner les noms des jeunes sociologues d' inspiration marxiste qui, eomme G~orges Fried- mann ou comme Henri Mougin, ont 6t6 part icuii6rement emp~eh~s de travailler par les circonstances, mais qui, d6jh, t6moignent de leur activit6 retrouvSe. C'est ainsi que Friedmann, en m6me temps qu'il publie un Leibniz et Spinoza (18), fruit 6vident des m6ditations solitai- res auxquelles son activit6 philosophique (mais non pas son activit6 sociale, car il part icipa activement darts la R6sistanee clandestine dans

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la r6gion de Toulouse) se trouva contrainte pendant l' occupation; il poursuit son enqu~te sur le machinisme et l'humanisme dont les pre- miers r6sultats parurent nagu6re sous le titrc La Crlse du Pragr~s (19), et annonee une 6tude sur les probl~mes humains d u maehinisme industriel ainsi qu'un essai sur la civilisation technicienne.

Les circonstances on voulu que les serviteurs les plus f6eonds de la sociologie aient 6t6, ces derni~rcs ann6es, des non-sociologues. La grande influence de Francois Simiand n'a pas peu contribu6 h irriguer les champs d'6tudcs 6conomiqucs d'intentions sociologiques. On en verrait peut-~tre le meilleur t6moignage dans l'oeuvre r6cente que Fun de ses disciples Robert Marjolin, Monnaie, Prix, Production (20)~ o71 l'auteur s'appliquant ~ l'6tude des mouvements ~eonomiques de longue dur6e, s'efforce de montrcr que la rigueur avec laquelle Simiand af- firme que l'6volution 6conomiquc est fonetion du taux d'accroissement du stock d'or dans le monde et, plus g6n6ralement, des variations d'accroissement de la quantit6 de monnaine, tient davantage ~ une pers- pective m6thodologique qu'aux faits. Tout en reconnaissant que los vari- ations du stock d'or permettent seules ~ un mouvement de hausse ou de baisse /~ se maintenir, il rechercherait plutSt les causes de la prosp6rit6 dans l'existence d'un 6cart suffisamment grand entre le taux de l'int6r~t ;~ long terme sur le march6 de l'6pargne et le taux du rendement net des entreprises. Si au contraire, le taux d'int6r~t l'emporte, la conione- ture se renverse et on constate que s'ouvre une p6riode de d6pression Sensible ~ l'influence de Raymond Aron, Marjolin est amen6 ~ souligner, beaucoup plus que ne l'avait fair Simiand, la diversit6 des causes qui influent sur l'6conomie.

Mais c'est au confluent de l'6conomie politique et de l'histoire, au point oh convergent l'influence de Francois Simiand et de Maurice Halbwachs d'une part, de Marc Bloch et de Lucien Febvre, d'autre part, que les recherches scientifiques comportent le plus de cons6quences so- ciologiques TantSt c'est l'influence de Simiand qui l'emporte, comme dans les 6tudes de Labrousse (21) sur le mouvement des prix au XVIII6me si6cle en France et sur la crise de l'Economie fran~aise la fin de l'ancien r6gime. Sur une p6riode limit6e (1774--91) La- brousse tend manifestement ~ pr6ciser les travaux de Simiand sur le mouvement g6n6ral des prix avec des proc6d6s m6thodologiques tr~s voisins, o/1 la statistique est employ6e avec autant de rigueur quanti- tative que le permettent les documents utilis6s, c'est-~-dire les mer- euriales, que l'on ne traite jamais cn 6chantillons, mais toujoars en s6ries. S'appuyant sur une enqu~te eonsacr6e sur la crise viticole, Labrousse montre que les salari6s agricoles ont, /~ cette 6poque gagn6 en s6curit6~ mais qu'ils ont pay6 cet avantage d'un abaissement de leur niveau de vie qui les a incit6s ~ participer /t la r6volution bour- geoise. Sur ce cas particulier, il essaie, d'une part~ de mesurer les con- s6quences sociales des crises 6conomique et, d'autre part, il s'efforce d'opposer ~ l'6conomie capitaliste pour laquelle vaudraient les lois de Simiand une 6conomie pr6-capitaliste of~ les crises 6conomiques seraient engendr6es par les mauvaises r6cohes.

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TantSt, c'est l'influence de Marc Bloch qui domine. Son influence seule, h61as, car, oblig6 d'enseigner pendant les premieres ann6es de l'occupation allemande ~ l'Universit6 de Montpellier, il avait bientSt pris une part active ~ la R6sistance; il 6tait devenu ~ Lyon, l 'un des chefs du Mouvement clandestin; puis, arr~t6 par l'ennemi, interrog6, tortur6, il fut fusill6 par lui en Juillet 1944. La Soci~td fdodale aura 6t6, en m~me temps que l'un de ses chefs d'oeuvre, la derni~re oeuvre publi6e par lui de son vivant.

La premiere partie avait ~t6 pubii6e d~s 1939 (22). Elle visait une d6termination des structures institutionnelles de la f6odalit6 et une definition de la civilisation f6odale. Marc Bloch s'efforce de

montrer comment la f6odalit~ halt d'un mouvement de d6fense de la civilisation occidentale menac6e par les invasions islamiques, hongroi- ses et normandes et par les troubles qui s'ensuivirent. Les seigneuries rurales, appuy6es sur la pr6sence de patrimoines territoriaux survivent et survivront m~me ~ l'fige f6odal. Mais alors apparalt l'institution vas- salique, le lien de vassalit6 6tant librement contract6 par l'individu en 6change d'une protection revue; peu ~ pcu, le vassal re~oit de son seig- neur un fief pour prix de ses services, fief d'abord viager, mais qui tend ~ devenir h6r6ditaire. En m~me temps, la situation des paysans ind6pendants 6tant devenue pr6caire, ceux-ci s'engagent dans des liens hSr6ditaires de d6pendances personnelles et tombent au rang de serfs. C'est sur ce terrain social (23) que se constitue progressivement la classe sociale des nobles, classe profond6ment hi6rarchis6e de guerriers professionnels, ouverte aux vassaux militaires et aux paysans enrichis devenus chefs de village, qui cristallise en classe, grace ~ des c6r6monies d'initiation dont la principale fut l'adoubement. Apr~s avoir montr6 comment le pouvoir royal conserve son prestige sinon son efficacit~, tout au long de l'~ge f6odal, Marc Bloch fait comprendre les causes de son renforcement progressif, ~ travers les violences, les d6sordres et la dispersion des justices; il d6crit la reconstitution des Etats, lorsque la renaissance 6conomique et intellectuelle a rendu le souverain plus puis- sant et les esprits plus aptes ~ comprendre le lien abstrait de la souve- rainet6. I1 peut alors d6finir les caract~res essentiels de la civilisation f6odale: lien d'ob6issance et de protection d'homme ~ homme, h6r6dit6 des fiefs, formation d'une noblesse guerri~re h structure hi6rarchis6e, servage de la paysannerie, dispersion des pouvoirs. On ne peut imaginer volont6 plus marqu6e chez un historien d'6tudier et d'enseigner le col- leetif, le social.

Andr6 de Leage a doublement port6 t6moignage de l'influenee de Marc Bloch, car s'il s'affirmait son disciple par son oeuvre, il le suivait dans la mort qu'il trouvait sur le front de Luxembourg, peu de mois apr~s lui. Etudiant un eonflit de civilisation dans le Haut Moyen Age (24) il montre comment s'op~re en Bourgogne la rencontre de deux Frances et m~me de deux Europes. Rencontre d'une civilisation indo- Europ~enne venue du ~Nord-Est, caract~ris~e par les families vastes, le village fortement group6 autour du chef,.les seigneuries puissantes et concentr6es, et d'une civilisation venue du Sud (Est, c'est-a-dire du

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proche Orient et d6finie par la communaut6 viIlageoise sans chef, peupl6e de families restreintes et sem6es de seigneuries faibles et dis- pers~es. Dans l'une dominent les liens d'homme h homme, clans l'autre les 616merits de structures domaniales, la Seigneurie halt ~ ce contact, non pas d'une usurpation au d6triment de la communaut6, mais de l'affaiblissement des pouvoirs publics. La communaut6 paysanne se constitue en face de la seigneurie territoriale et par r6action contre elle.

Les Annales d'Histoire Sociale qui avaient paru annuellement pen- dant l'occupation sous le fitre de MJlanges d'Histoire Sociale ont repris leur cadence d'avant guerre, sous la direction de Lucien Febvre et se sont donn6es pour t~che de maintenir vivant, dans tous les domaines de l'Histoire l'esprit qui animait leurs fondateurs, Bloch, Halbwachs et Febvre. Charles Moraze qui se rattache ~ elles vient de publier une France Bourgeoise oh il s'efforce de s'61ever ~t des rues synth6tiques et de pr6parer la d6finition d'une civilisation occidentale.

D'autres animateurs ont 6t6 cependant moins suivis, ou plut6t leur influence n'a pas suscit6 depuis quelques temps de r6sultats concrets. La g$ographie physique, inspir6e par Emmanuel de Maronne a rencon- tr6 plus d'adeptes que la g6ographie 6conomique et humaine h laquelle Albert Demangeon, mort au d6but de la guerre, avait propos6 une m6- thode riche d'aper~us sociologiques. De m~me, l'orientation sociolo- gique qn'un Antoine Meillet avait donn6e h la linguistique est demeur6e en g6n6raI st6rile et les linguistes se sont concentr6s, ces derni~res an- n6es, plus volontiers sur des probl~mes techniques de structure mor- phologique ou syntactique que sur des probl~mes vocabulaires plus f6conds en indices de port6e sociale. Cependant Georges Dumezil a tir6 du m~me esprit de synth~se et de g6n6ralisations des hypotheses bril- lantes qui ne peuvent manquer d'int6resser le soeiologue. Accordant h nn empire indo-europSen une existence historique, il d6couvre et ana- lyse deux formes primitives de la souverainet6 essentielles h toute ci- vilisation indo-europ6enne (26) l'une inspir6e magique, violente, totali- taire (celle que l'exerce Varuna, chez les indo-iraniens, Jupiter, Romu- lus, Horatius Cocl~s chez les latins, Odhin chez les germains), l'autre, r6gl6e, jurudique distributive, lib6rale (celle de Mitra, de Dius Fidius, de Numa, de Mutius Scaveola, de Tyr). Dans une nouvelle sSrie d'ouvra- ges c'est toute la conception indo-europ6enne de la soci6t6 qu'il s'efforce de mettre en lumi~re (27) : I1 montre comment l'autorit6 du chef, s'ing~re dans nne soeiSt6 form6e de trois grandes classes, celle des pr~tres, celle des guerriers, celle des agriculteurs-61eveurs, le chef lui-m~me 6tant issu de l'une ou l'autre des deux premieres. A l'image de ces trois classes, route la repr6sentation de la vie sociale se partage en trois groupes sur toute l'aire d'extension de la civilisation indo-europ6enne de l'Inde (Mitra-Varuna, puis Indra, enfin les nombreux dieux de l'abondance et de la f6condit6) h Rome (Jupiter, Mars, Quirinus et les trois flamines qui leur corespondent), ehez les Celtes de Gaule ou d'Islande ou chez les Germains. Sans doute, l'ordonnance de la R6publique platonicienne en trois classes n'est-elle qu'un 6cho non reconnu d'un vieux th~me

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indo-europ~en. De son c5t6, Gabriel le Bras a poursuivi son effor t et maintenu

vivante une 6quipe de chercheurs qu'il avait group6e autour de lui. II annonce un prochain livre consacr6 ~ l'Eglise et le Village et propose

ses disciples un sujet d'enqu~te nouveau: une g~ographie religieuse de la France of~ la m6thode carthographique sera int imement con- jugu6e avec la m6thode statistique. I1 l'a pr6par6e lui-m~me, en publiant depuis 1941, une introduct ion ~ l 'histoire de la prat ique religieuse (28) dans laquelle il analyse, d 'une part , les vicissitudes des religions chr6- tiennes en France, d 'autre part , l ' influence des diff6rents factcurs soci- aux, sexes, tangs d'fige, professions, classes, partis, groupements r~gio- naux, e t c . . . , sur le d6veloppement de la prat ique religieuse. I1 s 'efforce de d6finir la mesure selon laquelle ce circuit social, du profane au sacr6, du sacr6 au profane, est l 'un des composants essentiels de notre civili- sation et affecte l 'ordre social sur le plan domestique comme sur le plan politique.

Malgr6 les efforts de regroupement qui s'op~rent, ici ou 1~, aux Annales d'Histoire Sociale ou autour du Centre d'Etudes Sociologiques, il faut bien reconnai t re qu'il n 'y a plus de doctrine comme aux sociolo- gues fran~ais ~ l '6poque actuelle ni m~me d'nnit6 de m6thode ou de technique. Si l 'on ajoutait encore ~ ce panorama l 'activit6 des folk- loristes qui ~ la suite de Saint Yves, avec Van Gennep (29) ou Varagnac, s 'adonnent ~ de fertiles recherches, ou celle des ethnologues parmi les- quels se croisent l ' influence de Durkheim prolong6e par celle de Mauss, et les influences souvent contradictoires de Lucien Levy-Bruhl ou de Rivet, aid~ de Griaule, on serait amen6 ~ reconnaitre , malgr~ la perma- nence toujours fiddle ~ elle-m~me de Henri Berr et de son centre de Synth$se (30), une diversit6 et m~me une dispersion extreme clans la recherche sociale en France. Une lois de plus, des intellectuels fran- qais se mont ren t peu aptes ~ assumer, de faqon prolong6e, un travail d'6quipe, et ~ jouer le rSle de manoeuvre, dans le sillon trac6 par un Maitre spirituel; chacun 6pouvre le besoin de repenser la m6thode et de remet t re en cause les conclusions revues; que l 'on songe anx plus fiddles d 'entre les jeunes, ~ Marjolin et ~ Labrousse par rappor t Simiand ou $ Deleage par rappor t ~ Marc Bloeh.

Mais je suis peut-fitre trop franqais moi-m~me pour ne pas estimer que, si la recherche sociale y a sans doute perdu dans certain domaines, quant au caract~re syst6matique et exhaustif de ces r6sultats, elle y a sans doute gagn6 en esprit et en avenir. Elle y a gagn6 d 'abord de se d6solidariser d 'un scientisme trop peu conscient de ses pr6-suppositions philosophiques, ensuite de s'~lever au-dessus de ces d6coupages 6troits t radi t ionnellement 6tablis entre sociologie et psychologie, sociologie et 6conomie politique, sociologie et histoire, qui entravaient le progr~s de la ,,science humaine". Et puis, en ~chappant ~ toute contrainte d'Ecole et au fur et h mesure qu'ils se dispersaient davantage, les chercheurs ont 6t6 amen6s ~ se t rouver d 'accord en esprit pour t rai ter les sciences sociales comme un tout, pour les aborder avec des intentions largement

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synth~tiques et pour leur appliquer des m6thodes scientifiques. Si diver- ses que soient les orientations particuli~res, de quelque c8t6 que l'on se tourne, le m~me mot d'ordre, emprunt6 aux sociologues proprement dits, retentit: le seul devoir est de comprendre (31). C'est lui qui anime tous les chercheurs actuellement au travail.

C'est pourquoi on peut esp6rer que la erise de la sociologie fran- ~aise, qui ne s'est appauvrie qu'en f6eondant de sa substance les sciences humaines sp6ciales actuellemeut florissantes, u'est qu'une crise de croissance.

Raymond Polin (Universit6 de Lille)

NOTES

(1) J. J. Rousseau - - Le Contrat Social ~ Introduction et commen- taires par M. Halbwachs, Paris 1943.

(2) M. Halbwaehs - - La Topographie L@endaire des Evangiles en Terre Sainte, Paris 1941.

(3) Id. ibid p. 9. (4) Raymond Aron - - Introduction ~ la Philosophie de l'Histoire

Essai sur les limites de l'Objectivitd historique. Paris 1938. (5) id. De l'Armistice ~ l'Insurrection Nationale --- Paris 1945. (6) id. - - L'Age des Empires et l'Avenir de la France. Paris 1946,

donne le ton des activit6s actuelles de rauteur. (7) Raymond Polin - - La Crdation des Valeurs ~ Recherches sur le

fondement de l'activitd axiologique. Paris 1944. (8) id. La Camprdhension des Valeurs - - Paris 1945. (9) Georges Gurvitch - - Sociology of Law ~ New York 1942. (10) id. Elements de Sociologie juridique. Paris 1940. (11) id. La Ddclaration des Droits Sociaux. New York 1944. (12) Le Si~ge du Centre d'Etudes So.ciologiques est situ6 2 rue Mont-

pensier, Paris 2i~me. Diverses enqu~tes sont d6j~ raises en train: La jeunesse fran~aise et l'opposition des g6n6rations (G. Gurviteh), Le Droit Fran~ais vivant (Henri L6vy Bruhl), La Pratique religieuse (Gabriel Le Bras), l'Evolution des M6tiers en France (G. Fried- mann), La Structure Sociale des Colonies (Leenhardt), Langage et Soci6t6 (R. Caillois).

(13) ~ paraitre en 1946 sous le titre: Sociologie du XXe si~cle. (14) G. Gurvitch - - and others. Twentieth Century Sociology. A Sym-

posium. New York 1945. (15) Jean Stoetzel - - Thdorie des Opinions. Paris 1943. (16) id. L'Etude exp~rimentale des Opinions. Paris 1943. (17) Charles Le Coeur - - Le Rite et l'Outil. Essai sur le rationalisme

social et le pluralisme des civilisations. Paris Presses Universitaires 1939.

(18) Georges Friedmann - - Leibniz et Spinoza ~ Paris 1946. (19) id. La Crise du Progr$s ~ Paris 1936. (20) Robert Marjolin - - M o n n a i e , Prix, Production. Paris 1945.

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(21.)

(22)

(23)

(24)

(25) (26)

(27) (28)

(29)

(30)

(31)

C. E. Labrousse - - La Crise de l'Economie Fran~aise it la /in de l'Ancien R~gime et au ddbut de la Rdvolution Franfaise. Paris 1944. Marc Bloeh - - La Soci~td F~odale, la Formation des liens de dd- pendances. Paris 1939. id. La Socidtd f~odale. Classes et Gouvernement des hommes. Pa. ris 1940. Andr6 Del~age - - La Vie Rurale en Bourgogne jusqu'au d~but du Xl~me si~cle. M~con 1941. 2v. Charles Moraz6 - - La France Bourgeoise. Paris 1946. Georges Dum~zil - - Mitra Varuna. Essai sur deux reprdsentations indo.europdennes de la Souverainetd. Paris 1940. id. Jupiter, Mars, Quirinus - - Paris 1941--1945, 3 s~ries. Gabriel Le Bras - - Introduction ~ rhistoire de la Pratique religi- euse. Paris 1941 et 1945 2 vol. A. Van Gennep. Manuel du Folklore fran~ais contemporain. Pa- ris 1941. La Revue de Synth~se, suspendue pendant la guerre, vient pr~eis~- ment de repara l t re en Mai 1946. Mare Bloch - - La Socidtd [dodale, les Classes et le Gouvernement des hommes p. 56.

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