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Par Alain Mabanckou Atiq Rahimi Marie Darrieussecq Cécile Guilbert Pierre-Marc de Biasi Jean Clair… entRetien AveC tAhAR Ben Jelloun « Derrière chaque œuvre, il y a un drame qui se cache » enquête ils publient leur premier roman EXTRAITS CINQ AUTEURS QUI VONT MARQUER LA RENTRÉE LITTÉRAIRE www.magazine-litteraire.com - Juillet-août 2011 DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 € 3:HIKMKE=^U[UU\:?a@p@b@a@k; M 02049 - 510 - F: 6,00 E - RD LA SOLITUDE D’OVIDE À BLANCHOT D’OVIDE À BLANCHOT LA SOLITUDE Par Alain Mabanckou Atiq Rahimi Marie Darrieussecq Cécile Guilbert Pierre-Marc de Biasi Jean Clair…

La solitude : D’ovide à Blanchot

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Qu’on la fuie ou qu’on la cherche, qu’elle exprime un manque ou une nécessité, la solitude est consubstantielle à la conscience moderne.

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Page 1: La solitude : D’ovide à Blanchot

Par Alain Mabanckou Atiq Rahimi Marie Darrieussecq Cécile Guilbert Pierre-Marc de BiasiJean Clair…

entRetien AveC tAhAR Ben Jelloun« Derrière chaque œuvre, il y a un drame qui se cache »

enquêteils publient leur premier roman

extraitscinq auteurs qui vont marquer la rentrée littéraire

www.magazine-litteraire.com - Juillet-août 2011

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3 Éditorial

Juillet-août 2011 | 510 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

RédactionDirecteur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] éditorial Alexis LacroixChef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93)Conception couverture A noirConception maquette Blandine PerroisDirectrice artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]/éditrice web Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (12 13) [email protected]

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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C omment ne pas s’interroger sur les rai-sons qui nous conduisent à porter tant d’attention aux premiers romans ? Avec le temps, ils ont fini par consti-tuer une catégorie à part entière.

Comme s’il s’agissait d’un genre… Ils ont le plus souvent droit à un traitement exceptionnel. Un grand quotidien avait même pris l’habitude, chaque année, de faire une photographie de groupe des primo-romanciers, comme si leur état leur assurait de plein droit leur quart d’heure warholien de notoriété. Il existe des prix (du pre-mier roman), comme s’il fallait immu-niser ces œuvres en leur injectant immédiatement la variole littéraire. Soyons justes : comment ne pas s’at-tendrir à la vue de ces textes ? Com-ment ne pas les choyer, les caresser, surtout quand ils commencent à se lover contre le lecteur ? Le premier roman a la dou-ceur duveteuse du premier-né. Il est parfois criard et insupportable, mais se montre le plus souvent maladroit et attachant. Même l’éditeur au cuir le plus épais et au cœur le plus endurci peut fondre en se penchant au-dessus du berceau éditorial. Lorsque le premier roman paraît, le cercle de la famille littéraire applaudit à grands cris : « Radi-guet ! Nous avons notre Radiguet ! »

C’ est que le journalisme, qui peut être la plus mortelle des mauvaises herbes pous-sant sur la lande littéraire, recherche

désespérément l’auteur de génie, faisant des paris improbables sur le devenir du primo-romancier. Il s’attache ainsi plus au projet littéraire qu’à la valeur du texte. Or nous savons bien qu’il n’existe pas un type de premier roman, mais plusieurs.Lorsque la romancière Isabelle Hausser publie en 1986 Célubée, elle parvient à se hisser au niveau des plus grands écrivains. L’œil de Bernard Pivot ne s’y trompe pas. Il déroule à l’auteur un tapis rouge qu’il déroulera de nouveau pour un premier roman aussi baroque et fou : Le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic. Auparavant, un primo-romancier gallois aura fait voler en éclats les cadres du roman : Mervyn Peake et son Titus d’Enfer.

Il y a donc des premiers romans qui naissent, telle Athéna, tout armés, cas-qués et cuirassés. D’autres ont besoin de plus d’atten-tion de leurs parrains lit-téraires ; ce sont ceux qu’il faut bercer et nourrir (quoi-qu’ils soient le plus souvent à la mode). Mais tous n’ont pas le destin de Bonjour tristesse de Sagan, qui s’est vendu à plus de 3 700 000 exemplaires, de Truismes de Marie Darrieussecq (230 000 exemplaires), ou d’Hygiène de l’assassin d’Amélie Nothomb (200 000 exemplaires)… Des chiffres

qui font rêver nos éditeurs. Voilà pourquoi, aujourd’hui, nous n’avons jamais eu autant de génies, de grands écrivains, et jamais moins de regrets.

M ontés sur les échasses de notre expertise, nous en finirions presque par oublier que le premier roman ne prend souvent tout

son sens qu’après que nous avons lu les suivants ou toute l’œuvre de l’écrivain. En septembre prochain, on s’apprête, dit-on, à publier le premier roman d’Ar-thur Conan Doyle, presque cent trente ans après sa rédaction. L’ouvrage de 150 pages, intitulé The Nar-rative of John Smith, n’a rien à voir avec les aven tures de Sherlock Holmes. Dans ce livre, Conan Doyle, qui n’a alors que 23 ans (en 1883 et 1884), met en scène un homme d’une cinquantaine d’années – cloué chez lui parce qu’il souffre de la goutte –, qui s’ex-prime sur divers sujets. L’écrivain fait ses gammes et passe en revue la guerre, la religion, la littérature au cours de conversations que le personnage, John Smith, tient avec divers visiteurs. L’histoire de ce manuscrit est assez romanesque, puisque, après avoir été adressé à un éditeur, il fut perdu lors de son transport par la poste. Doyle dut récrire son manus-crit de mémoire. Avec la mémoire du docteur Watson plus qu’avec celle de Sherlock Holmes…

[email protected]

Lorsque le premier roman paraît…

Lorsque le premier roman paraît, le cercle de la famille littéraire applaudit à grands cris : « Radiguet ! Nous avons notre Radiguet ! »

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Juillet-août 2011 | 510 | Le Magazine Littéraire

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Hommage à Jorge SemprunL’écrivain espagnol a disparu le 7 juin dernier. Retour en archives sur une autorité littéraire, morale et politique.

Chroniqueurs en herbeCréé cette année, le prix lycéen de la critique récompense des comptes rendus de livres écrits par des élèves du secondaire. Nous publions en ligne les trois meilleurs articles.Su

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n° 510 Juillet-août 2011Sommaire

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Critique : Une somme collective sur Alexandre Soljenitsyne Dossier : 2000 ans de solitude Entretien avec Tahar Ben Jelloun

Illustration de couverture : Jean-Jacques Sempé © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 49

Ce numéro comporte 4 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, et 1 CD collé page 27 sur abonnés et ventes France métropolitaine.

Premiers romans de la rentrée : tour d’horizon des textes les plus prometteurs, qu’ils soient français ou étrangers.

L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Enquête Rentrée littéraire :

les baptêmes du feu, par Lauren Malka 14 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois

Le cahier critiqueFiction 24 Marc Lambron, Carnet de bal (3) 26 Camille Brunel, Vie imaginaire

de Lautréamont 29 Frédérick Tristan, Tarabisco 30 Nina Bouraoui, Sauvage 31 Bernard Chambaz, Plonger 32 Arto Paasilinna, Le Potager des malfaiteurs

ayant échappé à la pendaison 33 Caroline Blackwood, Granny Webster 34 Arthur Miller, Présence 35 Sara Stridsberg, Darling River 36 Don DeLillo, Great Jones StreetPoésie 38 Spécial festival Voix vives de Méditerranée

en MéditerranéeNon-Fiction 40 Georges Nivat (dir.), Alexandre Soljenitsyne.

Le Courage d’écrire 43 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon.

Modèles pour une critique génétique 44 Jean-Marc Moriceau, L’Homme contre

le loup. Une guerre de deux mille ans 45 Florence Dupont, Rome, la ville sans origines 46 Friedrich Nietzsche, Dernières lettres.

Hiver 1887-hiver 1889

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Prochainnuméroenventele25aoûtDossier : Rabelais

Le dossier 50 La solitude

dossier coordonné par Maxime Rovere 52 Ovide, par Marie Darrieussecq 54 Charles d’Orléans, par Michèle Gally 55 Luis de Góngora, par Cécile Guilbert 57 Rousseau, par Jean-François Perrin 60 Kierkegaard, par Catherine Clément 62 Les romantiques, par Claude Schopp 62 Stendhal, par Michel Crouzet 64 L’élégie, par Pierre Loubier 64 Oberman, par Béatrice Didier 65 J. D. Salinger, par Nathalie Crom 66 Lettre à Meursault, par Atiq Rahimi 67 Bibliographie, par Aliocha Wald Lasowski 68 Marcel Proust, par Franc Schuerewegen 70 Nietzsche, par Patrick Wotling 72 Karen Blixen, par Catherine Lefebvre 74 Robinson Crusoé, par Alain Mabanckou 76 Blanchot et Kafka, seul à seul,

par Jérémie Majorel 78 Flaubert dans sa tanière,

par Pierre-Marc de Biasi 80 Onanisme et lecture : vertiges de l’intime,

par Thomas Laqueur 82 Jouer aux solitaires, par Denis Huë 84 Le musée des esseulés, par Jean Clair

Le magazine des écrivains 88 Grand entretien avec Tahar Ben Jelloun 94 Admiration Paul Claudel, par Linda Lê 96 Avant-premières de la rentrée : Kampuchéa, de Patrick Deville 98 J’apprends l’hébreu, de Denis Lachaud100 So Long, Luise, de Céline Minard102 Des vies d’oiseaux, de Véronique Ovaldé104 Rom@, de Stéphane Audeguy106 Le dernier mot, par Alain Rey

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8Enquête

À qui ressemblera-t-il ? Quels seront ses premiers mots ? Sera-t-il béni des dieux dès le berceau ? Parmi les nombreux rituels du journaliste, l’un des plus réjouissants, avant chaque rentrée de

septembre, consiste à se faufiler dans la salle d’attente de la maternité littéraire pour guetter les nouveau-nés, dévisager les « jeunes » romanciers, discerner les pre-miers prix aux premiers cris. Carnets de naissance en main, ce « critique d’accueil », ainsi que Roland Barthes le surnommait, tente d’apercevoir, dans l’entrebâille-ment de la porte, les prochains élus. Il jauge leur poids et chuchote à ses lecteurs les noms de celles et de ceux qui, selon lui, s’inscriront dans le firmament des lettres pour les décennies à venir ou y feront un passage plus furtif. Avec plus ou moins d’intuition, il commente les sources d’inspiration moderne, tente de déceler les grands sujets de la littérature de demain. Internet ? Les réseaux sociaux ? Le printemps arabe ? L’individua-lisme ? Bien souvent, les jeunes romanciers ont à peine le temps de naître qu’ils se voient déjà associés aux obsessions les plus marquantes de notre société. Cette année, pourtant, si les tendances émergent de façon évidente, elles semblent, plus que jamais, échapper au temps et aux courants de la modernité.Famille, nature, identité et mémoire des individus face à leurs ancêtres sont autant de thèmes intem-porels qui dominent la rentrée de septembre. Lassés, semble-t-il, par l’autofiction et les voyages autour de l’ego, les jeunes écrivains préfèrent arrimer leur récit à la grande his-toire, s’interroger sur le passage des générations, sur la transmission possible entre les anciens et les mo-dernes, fabriquer le parcours initiatique de person-nages en quête de révolte. Et se révolter.

Tour d’horizon des premiers romans français et étrangers qui tenteront de faire entendre leurs voix singulières dans le brouhaha de la rentrée. Les voies qu’ils explorent sont bien loin des clichés autofictionnels.Par Lauren Malka, illustrations Jessy Deshais pour Le Magazine Littéraire

« Je n’ai jamais connu que l’aisance. Tout m’a été donné pour perpétuer ma classe. »

La Faute de goût, Caroline Lunoir

À lire La Faute de goût,

Caroline Lunoir, éd. Actes Sud, 128 p., 16 €.

Brut, Dalibor Frioux, éd. du Seuil, « Cadre rouge », 494 p., 21 €.

Ils ont tous raison, Paolo Sorentino, traduit de l’italien par Françoise Brun, éd. Albin Michel, 422 p., 22,50 €.

Famille modèle, Eric Puchner, traduit de l’anglais (États-Unis) par France Camus Pichon, éd. Albin Michel, 526 p., 24 €.

Bûchers des vanitésSe révolter, oui mais contre quoi ? C’est la ques-

tion qui hante parfois les privilégiés lorsqu’ils ont un peu de temps à y consacrer. Mathilde par

exemple, héroïne bourgeoise et tourmentée de l’unique premier roman de cette rentrée aux éditions Actes Sud, La Faute de goût, de Caroline Lunoir. Venue passer le week-end du 15 août dans sa maison de vacances familiale, Mathilde observe sa propre rési-gnation et s’interroge sur sa place dans l’histoire, tout en étirant ses jambes, ses journées et ses longueurs dans la piscine. Quels combats portent nos jeunes générations ? Quels cris animent nos esprits endor-mis ? Comment relever les idéaux d’une jeune fille qui n’observe autour d’elle que des objets vieillis, symbo-lisant le clan figé auquel elle appartient ? Comment pourrait-elle imiter le parcours de sa grand-mère, devenue « une paire de fauteuil Louis XVI transmise et disputée à chaque succession, une horloge ou ce portrait ovale de jeune fille éternelle » ? L’auteur, avocate pénaliste parisienne qui ignorait tout de l’édition lorsqu’elle a envoyé son tout premier manuscrit par la poste, s’interroge, avec une ironie aussi grinçante que ses fauteuils, sur une génération sans vie ni idéologie. Échappant à l’écueil habituel des premiers romans, qui consiste à vouloir « tout dire », Caroline Lunoir parvient à mettre en scène une quête initiatique minimaliste, resserrée sur l’essentiel. Un seul lieu, un seul week-end, cent pages et une seule métaphore, ramifiée avec maîtrise et simplicité, tout au long du récit : le végétal. Celui que l’on cultive, que l’on étend au fil des générations, qui orne – et parfois étouffe – les murs de nos maisons. Et celui qui reste « planté là », que l’on coupe trop tôt et qui s’assèche. Ce tas de feuilles mortes que redoute de devenir Mathilde en demeurant assise à « contempler [son] siècle ». « Je bronze mais j’ai peur, confesse-t-elle. Peur de ce teint hâlé sans labeur. Peur de cette vie sans lutte. […] Je me chauffe tranquillement au soleil de notre société. […] Je n’ai rien à arranger à la face du monde pour exister. Je n’ai jamais connu que l’aisance. Tout m’a été donné pour perpétuer ma classe. »

Rentrée : les baptêmes du feu

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Pour rencontrer d’autres privilégiés en proie au doute, il faudra quitter la maison de cam­pagne familiale et embarquer pour la Norvège. Dalibor Frioux, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie et déjà auteur de plusieurs essais comme Nature et culture (éd. Armand Colin), pénètre un univers peu com­mun pour son pre­mie r roman , Brut (éd. du Seuil) : celui de Katrin, ancienne top model norvé­gienne, et de son riche époux. Jusqu’à quel point une famille peut­elle tis­ser son quotidien superficiel, entre grandes marques et brillante carrière, sur le rebord d’un monde en crise ?Cette question hante aussi les roman­ciers débutants de la rentrée étrangère. À commencer par le cinéaste italien Paolo Sorrentino, récompensé au dernier Festival de Cannes par le prix œcuménique pour son film This Must Be the Place, avec Sean Penn. Dans son roman, Ils ont tous raison (éd. Albin Michel), il décrit avec humour le destin vertigineux de Tony Pagoda, chanteur à succès en quête d’une liberté nouvelle. De l’autre côté de l’Atlantique aussi, les vêtements de marque et les voitures de luxe brûlent au bûcher des vanités. Eric Puchner, auteur américain déjà traduit en France pour un recueil de nouvelles, La Musique des autres (éd. Albin Michel), publie chez le même édi­teur Famille modèle, où il observe, avec ironie et affection, la décadence domestique de son person­nage. C’est dans la tentation du rêve américain que Warren Ziller, persuadé d’offrir une vie fabuleuse à sa famille en s’installant en Californie, dilapidera tout son capital affectif et financier. Piégé dans les filets de ses propres mensonges, il découvrira, à ses dépens, la valeur de l’aveu et du dialogue.

Rentrée : les baptêmes du feu

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14La vie des lettres

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la règle. Les corps, les objets et les écrans donneront le tournis aux textes – non pour les exclure, mais pour les faire reve-nir, les accommoder, les digérer, les rendre virtuels, se les appro-prier. La littérature ne s’est pas absentée : elle revient, elle nous revient, sur un mode culinaire, ou sur un mode spectral.La danse de Boris Charmatz n’existerait pas sans la littéra-ture. Une rencontre décisive avec Odile Duboc déboucha, dans les années 1990, sur un Projet de la matière inspiré par les mots de Bachelard et de Blanchot. Cet été, Enfant ouvrira

C haque année, on se pose les mêmes questions. Pour-quoi va-t-on à Avi-gnon ? Pour écou-

ter des textes ou pour voir des images ? Pour applaudir aux représentations ou pour partici-per aux performances ? Pour tout comprendre, ou pour ne rien entendre ?Avouons-le, ainsi posées, les questions ont de quoi faire peur. Elles dominèrent pourtant les débats critiques qui attisèrent l’édition 2005, placée sous le signe de Jan Fabre. Quelques livres tentèrent alors de mesurer les engouements et les angoisses. Régis Debray commit avec mau-vaise foi un incertain Sur le pont d’Avignon. Georges Banu et Bruno Tackels publièrent un livre collectif où Le Cas Avignon était envisagé par des metteurs en scène, des critiques, des journa-listes, mais aussi des sociologues, des concepteurs de programmes, des directeurs d’institution.Polymorphe à souhait, placée sous la direction associée d’un chorégraphe, Boris Charmatz, l’édition qui s’annonce ne déroge pas à ce qui est devenu

Avignon (84) Du 6 au 26 juillet

théâtre�Danse avec les motsLa 65e édition du Festival d’Avignon croisera chorégraphie, arts plastiques et vidéo. Pour faire écran aux textes ? Non, pour mieux les faire entendre.

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la Cour d’honneur, avec vingt-sept enfants âgés de 6 à 12 ans. Cette pièce n’est pas étrangère aux propos de Lyotard sur l’en-fance comme parangon de l’hu-manité. Quant à Levée des conflits, programmée ensuite au stade de Bagatelle, elle fera écho à la réflexion de Barthes sur le neutre.Ce sont Kafka, Musil, Melville, ou encore Faulkner qui ont tenu

une place prédominante dans le travail chorégraphique de Fran-çois Verret. Courts-circuits, pré-senté dans la cour du lycée Saint-Joseph, croisera cette année le roman de Don DeLillo, L’Homme qui tombe (description d’une rue de New York au soir du 11 Septembre) et l’essai scienti-fique d’Oliver Sacks, neuropsy-chiatre, L’Éveil (Cinquante ans de sommeil) – la description d’une pathologie incurable dont les malades, en pleine léthargie, ne peuvent sortir qu’en avalant des drogues puissantes et dan-gereuses. François Verret décrit un espace « post-traumatique » où les hommes bricolent leur propre survie.Depuis dix ans, Guy Cassiers tra-vaille avec Tom Lanoye, qui a réé-crit pour lui Klaus Mann, ou encore Euripide, Eschyle, Mala-parte, George Bush et Donald Rumsfeld. Caméras, images vidéo, paroles projetées, musique en direct, servent ici à interroger le monde contemporain. Tom Lanoye a cette fois composé un texte rapprochant deux contem-porains du Moyen Âge, Jeanne d’Arc et Gilles de Rais : encore une manière d’interroger les mécanismes des appareils juri-diques et religieux.Il n’est donc pas toujours néces-saire d’entendre le texte pour le percevoir et en concevoir les effets. Plus que jamais, les traces de la littérature se déposent dans l’œuvre des metteurs en scène, chorégraphes et plasticiens, où il est plutôt tentant d’aller les chercher. Christophe Bident

www.festival-avignon.com/

en voici deux qui croient encore à la littérature. À la littérature et au théâtre, conjointement. depuis quarante ans, Micheline et Lucien Attoun ont joué des ondes, du papier et des scènes pour faire découvrir d’innombrables textes d’auteurs inconnus. Koltès, Lagarce, pour ne citer qu’eux, sont passés par théâtre ouvert — ses livres, ses mises en espace, son émission de France Culture. Forcément, rien ne fut facile. Les Attoun commirent peut-être des erreurs, des injustices. Koltès parle dans sa correspondance des « attouns dérisoires ». L’adjectif est vachard, mais la minuscule vaut pour une célébration : de tous les noms, Attoun

est le seul qui vienne à l’esprit pour désigner les découvreurs de littérature théâtrale. C’est que donner à lire, à voir et à entendre des textes ignorés demande une prise de risque au quotidien. C’est ce risque, et ses succès, que le Festival d’Avignon honore cette année. Alain Françon, Benoît Lambert, Frédéric Maragnani et Jean-Pierre Vincent mettront en espace des textes de naomi Wallace, Philipp Löhle, Éric Pessan et Sam holcroft. Vous ne connaissez pas tous ces auteurs ? C’est bon signe. théâtre ouvert n’a pas tant souhaité se commémorer que continuer son travail.

www.theatre-ouvert.net/

Théâtre ouvert, association de découvreurs

Lyotard et DeLillo, notamment, nourrissent cette année des créations.

Le chorégraphe Boris Charmatz apparaissant, aux côtés de Jeanne Balibar, dans sa chorégraphie La Danseuse malade (théâtre de la Ville, 2008).

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E lle a poursuivi son idole, son idole pourrait la poursuivre… Dans

Oublier Modiano (éd. Léo Scheer), la romancière Marie Lebey relie une trame autofic-tionnelle classique à son obses-sion pour Patrick Modiano. De même que Modiano a traqué dans son œuvre les figures éva-nescentes de son passé, Marie Lebey a cherché Modiano, filé son fantôme, dans les lieux de ses livres et, plus problématique, parmi les témoins de son en-fance… Son roman a reçu des commentaires élogieux, de Jean-Paul Enthoven dans L’Express et de Jérôme Garcin dans Le Nou-vel Observateur. Il n’a, en re-vanche, pas été du goût du prin-cipal intéressé, qui l’a fait savoir aux éditions Léo Scheer par le biais d’une mise en demeure.La réaction a surpris : si Patrick Modiano ne s’est jamais privé d’utiliser des personnages réels, comment peut-il reprocher à une consœur de s’être approprié sa personne ? Selon Me Laurent Merlet, avocat de l’écrivain, Marie Lebey aurait dépassé les limites d’une simple appropriation romanesque. « Si elle se bornait à des commentaires sur l’œuvre et la vie de Patrick Modiano, nous ne lui reprocherions rien. Mais elle s’immisce dans ses sen-timents, lui prête des pensées qui ne sont pas les siennes sur certains éléments de sa vie fami-liale – éléments relevant de la vie privée, au sens juridique. Ainsi va-t-elle chercher chez un ancien professeur des correspondances de Modiano, qu’elle publie et dont elle tire la conclusion que la mère de Modiano aurait cher-ché à se débarrasser de lui, après la mort de son frère Rudy. Comme l’a écrit Modiano, “elle l’accable de faux souvenirs”. »L’affaire apparaît donc plus com-plexe que le stéréotype du grand romancier réagissant sans me-sure au crime de lèse-majesté commis par une modeste auteur

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Philippe Beck, le récrivainL’ impersonnage n’est pas le contraire d’un personnage ;

il est une expérience singulière, pleine de l’expérience du monde et des autres. » Telle est la définition du sujet

lyrique selon l’écrivain Philippe Beck, auteur d’Un Journal, non pas intime, mais qui parle du dehors. C’est à partir de cette définition que le poète-philosophe développe la figure de Merlin dans Merlin deux fois (Flammarion, à paraître fin 2011), l’enchanteur-enchanté qui regarde le monde et découvre la rudesse du merveilleux.Philippe Beck, dont la poésie, empreinte de rugosité, veut faire entendre « le chant physique du sens » (comme dans Beck, l’im-personnage, livre d’entretiens qu’il publie avec Gérard Tessier chez Argol en 2006), se présente comme un « récrivain ». C’est ainsi que ses Chants populaires (Flammarion, 2007) réinventent les contes de Grimm. Il s’agit d’interroger le secret des contes pour y décou-vrir les dispositions et les affects humains.Cette préoccupation est au cœur du travail de Beck. Depuis sa thèse de doctorat, soutenue sous la direction de Jacques Derrida et consa-

crée à « Histoire et imagina-tion », jusqu’à sa réflexion actuelle sur la poétologie, au cœur de son enseignement à l’université de Nantes, où il est maître de conférences, Philippe Beck vise à déterminer la force du poème, ce langage individué des hommes, en suivant une théorie critique et historique forgée à partir de sa lecture de Hölderlin.Dans Qu’est-ce que la poésie ? (à paraître aux éditions Gallimard), Beck repense l’articulation entre anthropologie et poétique, et

questionne de nouveau la relation entre art et politique, revisitant les notions de sens, de signification et de teneur dans la forme poé-tique, de Baudelaire à Walter Benjamin. En écho au Pour un Mal-herbe de Francis Ponge, le Contre un Boileau de Beck (Fayard, à paraître en 2012) critique la position intellectualiste de Boileau. Face au discours rationaliste et préceptuel, Beck se veut défenseur du vers, réhabilitant les formes délaissées d’Horace ou de Quinti-lien, comme le signalait déjà son livre Poésies didactiques (Théâtre typographique, 2001). Il retrouve le problème de l’expression dans un ouvrage à paraître sur la multitude littéraire (aux éditions Le Bruit du temps, en 2012), qui cherche à débrouiller le nœud mytho-logique de la littérature. Son titre : La Berceuse et le Clairon. « Une poétique du monologue extérieur et de la musique du sens dans le poème, oui, c’est cela sans doute que je cherche », conclut Phi-lippe Beck, auquel un colloque de Cerisy sera consacré en 2013. Aliocha Wald LasowskiÀ lire

Beck, l’impersonnage, rencontre avec Gérard Tessier, éd. Argol, 240 p., 25 €.

Un Journal, Philippe Beck, éd. Flammarion, 200 p., 20 €.

travaux en cours

ayant voulu l’honorer. « En utili-sant un référé, nous aurions pu faire retirer le livre de la vente. Nous avons préféré, par une mise en demeure, mettre l’édi-teur devant ses responsabilités et lui proposer un règlement amiable. » Les éditions Léo Scheer ont rejeté cette offre, ar-guant que le livre était un hom-mage, relevant de l’imagination et s’appuyant sur des faits que Modiano aurait rendus publics, notamment dans Pedigree. « Comme il est écrit en qua-trième de couverture, Pedigree est un constat, objecte Laurent Merlet. Modiano n’y livre pas de sentiments personnels sur ses parents. Il écrit même : “On ne doit pas parler à la place d’un autre.” » Le refus des éditions Léo Scheer laisse deux issues. « Soit on en reste là, et cette mise en demeure marquerait un coup d’arrêt pour ceux qui seraient tentés d’utiliser Patrick Modiano comme un personnage », précise Laurent Merlet. Soit commence-rait une procédure judiciaire pour atteinte à la vie privée. On imagine mal Patrick Modiano, ré-puté pour sa discrétion, choisir cette solution. Alexis Brocas

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édition L’affaire Modiano

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Marie Lebey.

Philippe Beck.

Page 8: La solitude : D’ovide à Blanchot

Le Magazine Littéraire | 510 | Juillet-août 2011

24 Critique |Fiction

Carnet de bal (3), Marc Lambron, éd. Grasset, 530 p., 22 €.

A u début, prudemment, on s’attarde sur la table des matières, afin de repérer les chroniques qui nous plaisent. Qui choi-sir : Lauren Bacall ou Isabelle Huppert ? Andy Warhol ou Robert Capa ? Sagan ou

Gracq ? Il paraît qu’un carnet de bal était un petit car-net qui servait d’aide-mémoire aux danseuses, au début du xixe siècle. Elles pouvaient ainsi noter l’ordre des danses prévues dans la soirée, et, surtout, le nom du partenaire qui les avait sollicitées. En choisissant ce terme un peu désuet pour titrer ses recueils de chroniques, Marc Lambron prend les choses avec lé-gèreté ; il espère qu’on se divertira. C’est lui-même qui danse avec mille autres – mais une seule danse, et pas plus, et jamais deux fois sur le même tempo. Parce que Lambron sait qu’on s’ennuierait vite, que les mots mon-tent à la tête, et que seul compte de s’étourdir. Bien sûr, certains lui reprocheront son style et ses étin-celles ; on dira que c’est brillant, comme s’il était devenu honteux de briller. Sans doute l’accusera-t-on aussi de name- dropping : mais est-ce sa faute à lui si les personnages de son roman sont célèbres ? Oui, ses chroniques valent un roman : d’ailleurs, tous ses héros sont em-pruntés à la littérature. Demy Moore est « une Phèdre améri-caine » ; David Bowie, « Les Méta-morphoses d’Ovide expliquées aux téléspectateurs de MTV » ; Michael Jackson, « un personnage de Tim Burton au pays de Lolita ». Comme une figure tutélaire, Marcel Proust surgit inévitablement, dans les chroniques sur Yves Saint Laurent, sur Sagan, sur Hou Hsiao-hsien, et même sur Goscinny. C’est que Lambron voit le réel au travers de l’art ; et comme il décrit sou-vent ses rencontres avec des artistes, on dira que la boucle est bouclée. Ses chroniques ne décrivent d’ailleurs pas tant ceux qui sont sous les lumières que la manière dont les lumières les brûlent adorablement. Ils sont tous irréels et injoignables, éloignés de tous, et pourtant devant nous. Voici Nicole Kidman, somp-tueuse et glaciale. Mais « She’s acting all the time, souffle une femme à côté de moi, étonnée ». Notez bien que c’est la femme qui s’étonne, et non l’auteur.

Lambron a suffisamment côtoyé les artistes pour ne plus s’étonner des poses ; il sait que l’artifice est l’autre nom du naturel chez ceux qui ont vaincu l’opposition entre l’authenticité et l’apparence.En lisant ses descriptions de Kate Moss ou d’Arielle Dombasle, on songe à Baudelaire : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable », mais surtout à Marivaux s’apercevant que sa jeune maîtresse répétait devant un miroir les poses faussement naïves qu’il appréciait tant : « Je vous demande pardon d’avoir mis jusqu’ici sur le compte de la nature des appas dont tout l’honneur n’est dû qu’à votre industrie. […] Je viens de voir les machines de l’Opéra. Il me divertira toujours, mais il me touchera moins. » Chez Lambron, les machines de l’Opéra humain divertissent, et parce qu’elles divertissent elles nous touchent davantage. Il n’a pas son pareil pour décrire la terrible sophistication

Le bal des têtes

Marc Lambron portraiture des personnalités de tous horizons dans le troisième tome de son Carnet de bal.

Par Laurent Nunez

Léa

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Elle arrive, tailleur-pantalon noir, sac à chaînette sur l’épaule. L’œil photographie instanta-nément les convives. Aussitôt, comme pour une entrée en scène à Broadway, elle fait le geste d’un invalide qui chercherait ses cannes, et lâche sa punchline : « J’ai oublié mon déambulateur. » Façon de dire que le temps a passé, qu’elle le sait et que l’on n’en fera pas une affaire. Elle s’appelle Lauren Bacall.

Carnet de bal (3), Marc Lambron

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Juillet-août 2011 | 510 | Le Magazine Littéraire

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Bienheureux les fous, Aksakov, Odoïevski, Polévoï, édition établie et traduite par Virginie Tellier, éd. José Corti, « Collection romantique », 224 p., 21 €.

C’ est devenu suffisamment rare pour être noté : avant de découvrir le texte, il faudra glisser un coupe-papier entre les pages afin de les séparer les unes des autres. Dans ce

geste, on reconnaît la marque des éditions José Corti, maison fondée en 1925 qui se distingua par la publication, sous l’Occupation, de textes clandestins et, plus tard, d’ouvrages rares, dont ceux du fidèle Julien Gracq. Aujourd’hui, une faible part du catalogue requiert encore l’emploi d’une lame (notamment depuis le lancement, en 2004, de la collection de poche « Les Massicotés »). Bienheureux les fous résiste et s’offre selon le vieil usage. Ce lent dévoilement lui sied, comme si l’ouvrir c’était partager un secret, voire un interdit. Un secret, parce que les trois récits qu’il rassemble sont méconnus, autant que leurs auteurs : Nicolas Polévoï (1796-1846), Constantin Aksakov (1817-1860) et Vladimir Odoïevski (1803-1869). Un interdit, car le motif qui traverse le recueil est celui, fascinant, dangereux, de la folie. Mais de quelle folie parle-t-on ? Pas simplement la démence et la camisole qui va avec. Il est question de la folie romantique, soit, ainsi que l’écrit Virginie Tellier, traductrice, dans sa préface, « l’apa-nage des artistes, des penseurs, des mystiques, des illuminés, de tous ceux qui refusent le rationalisme des Lumières et sa prétention à définir une fois pour toutes ce qu’est l’homme et ce qu’il doit être ». La folie comme combat, comme ouverture à l’idéal.On pense d’abord au Journal d’un fou de Gogol, publié en 1835, et à la douloureuse solitude de Poprichtchine. Les héros de « La félicité de la folie », de « Walter Eisenberg » et de « La Sylphide » sont ses doubles, ses « frères d’ombre » ; leurs trajectoires furent publiées dans des revues des années 1830. Les textes ont en com-mun de tracer une nouvelle voie pour la littérature russe, nourrie par la culture européenne, et annonciatrice des œuvres de Dos-toïevski et de Boulgakov. En commun encore, la peinture d’une société bourgeoise faite de carcans, où l’originalité est immédiate-ment associée à l’étrangeté, donc au danger. Pour autant, chacun des fous ici présentés se heurte à la réalité à sa manière. Les choix narratifs opérés par les auteurs té moignent en effet de la diversité de l’époque, véritable période d’expéri-mentation. Dans « La félicité », l’his-toire d’Antioch se fait ainsi entendre à travers la voix d’un certain Leonid, après une séance de lecture publique du Maître Puce d’Hoffmann. Celle de Mikhaïl Platonovitch dans « La Syl-phide » prend une forme épistolaire, puis diariste. Entre les deux, celle enfin de Walter suit un schéma plus classique. Elle raconte l’éloignement progressif d’un artiste qui renonce à tout dialogue pour s’enfoncer dans la contemplation de ses tableaux. Seul face à sa toile, il finit par voir s’animer les figures qu’il dessine. Le sous-titre de ce récit, peut-être le plus emblématique des trois, aurait pu donner son nom à l’ensemble du recueil : « Une vie dans un rêve ».

des femmes. Mais il ne cherche jamais à les disséquer : ce serait se prétendre supérieur – puis ce serait les tuer. L’écrivain est visiblement tombé amoureux, non des personnalités qu’il décrit, mais des personnages qu’il regarde. Il cerne tout de suite les failles et les blessures, sans juger. C’est Truman Capote avec un cœur. La seule fois où Lambron s’agace franchement, c’est contre Philippe Djian. « Cet homme écrit comme on change un pneu : avec une manivelle. » Mais, encore une fois, il prend le parti des êtres fictifs : « On a affaire à un romancier qui ne laisse aucune chance à ses personnages. Ils sont otages d’un Néron du trai-tement de texte qui les façonne pour mieux les brûler, espérant sans doute que l’incendie fera naître des notes pathétiques sur sa lyre électrique. » Tout est dit, à l’envers, du projet de Marc Lambron. Il ne brûlera pas devant nous ses personnages, fussent-ils célèbres et adorés. « Ces gens, Iggy Pop, Michel Houellebecq, Kate Moss, Frédéric Beigbeder, je les regarde un peu comme des amis de la famille, des cousins inattendus que l’on n’aurait pas imaginé fréquenter quand on étudiait au lycée les lettres de Cicéron ou L’Éducation sentimentale de Flaubert. »Lambron a suivi les séminaires d’Althusser, de Lacan et de Barthes : il sait que l’Histoire est un processus sans sujet, que le sujet est structuré par le langage et que le langage mythifie la réalité. Alors il écrit ses chroniques du bout des doigts, pour effleurer le réel sans le déformer davantage. Quelques feuillets suf-fisent à forger un portrait : Michael Jackson, Kate Moss, David Bowie, Robert Capa, et puis bien sûr, en miroir, et par deux fois, Roland Barthes. Karl Lagerfeld est décrit en quatre saynètes qui valent une épaisse bio-graphie. Tout est léger, parce qu’il serait grossier d’être pesant. Mais tout cela possède, comme disait Verlaine, « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». « Elvis Presley, disparu le 16 août 1977, aurait eu 67 ans en 2002 » ; « en 2011, Serge Gainsbourg aurait 83 ans ». C’est notre monde que décrit Lambron ; ou ce qu’il en reste. Qui sait quand finira le bal ? Une mélancolie dis-crète, secrète (sauf dans les pages dédiées au Palace), surgit de ces pages raffinées. Marc Lambron n’aime visiblement pas se dévoiler – ce n’est pas lui mais Andrée Putman qui révèle, dans la première partie du livre : « Même dans les bals, je songeais à des choses tristes. » Il écrit comme d’autres jouent au billard, et ne vise que par la bande. Voilà pourquoi les titres de ses livres sont très souvent des reprises de films ou de pein tures, comme s’il voulait prouver, à l’entrée de ses œuvres, qu’on n’accède jamais au monde réel que par de précédentes transpositions – et que c’est une blague de dire de lui qu’il est chroniqueur. 1941 pro-venait d’un film de Spielberg ; Les Menteurs,� d’un film d’Élie Chouraqui. L’Œil du silence était d’abord une peinture de Max Ernst. Carnet de bal rappelle un film de Julien Duvivier, sorti en 1937. Le sujet en était admi-rable : une jeune veuve, retrouvant le carnet de ses 16 ans, décide de partir à la recherche de ceux qui furent ses cavaliers de bal… Nous sommes en 2011 : cette jeune veuve, ce n’est pas l’écrivain – c’est son lecteur, qui découvre ahuri que le temps passe vite, et que nous-mêmes trépasserons.

Démences à la russePar Thomas Stélandre

Page 10: La solitude : D’ovide à Blanchot

Dossier 50

Le Magazine Littéraire | 509 | Juin 2011

Dossier

D’Ovide à Blanchot

Deux mille ans de solitudeDossier coordonné par Maxime Rovere

La solitude s’impose à notre siècle comme une composante essentielle de l’existence humaine. Traumatisées par les grands agré-gats totalitaires du xxe siècle, les sociétés occi-dentales se sont décomposées en masses où chaque individu, méfiant envers ses voisins, se conçoit d’abord seul, envers et contre tous – incompris, insatisfait, mais aussi, à sa manière, indépendant. Qu’on la fuie ou qu’on la cherche, la solitude est devenue consubstantielle à notre conscience. Pour-tant, rien n’exclut qu’il s’agisse en partie d’une illusion. « Nul homme n’est une île », écrivait le grand John Donne (1572-1631). Curieuse-ment, il faut admettre que l’on n’est jamais seul tout seul : la solitude est une absence. Elle ne peut apparaître que dans l’océan de nos relations, parmi les vagues et les tempêtes que suscitent nos proches, dans le repli ou le reflux qui ramène, régulièrement, chacun à soi. Que ce retrait soit source d’extase ou d’angoisse, il n’a rien d’une donnée première ou méta-physique ; mais cela ne diminue en rien son éclatante réalité. Il peut exprimer un manque affectif, une nécessité intellectuelle ou un choix radical de vie. Dans tous les cas, le solitaire est celui que personne n’interpelle, celui qui, à force de n’être pas nommé, finit par acquérir une sorte de transparence.C’est ainsi que la solitude moderne a quitté les lieux désertiques pour se loger au cœur de l’expérience urbaine : « En cette grande ville où je suis, écrivait Descartes à Guez

L de Balzac, le 5 mai 1631, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la mar-chandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les ani-maux qui y paissent. »L’absence aux siens peut ainsi relever d’une ascèse, étroitement liée à la littérature. Il ne s’agit pas seulement d’un motif, c’est d’abord un genre de vie : retiré du commerce du monde, le solitaire, se tenant à l’écart, est conduit à perdre ses repères (les conve nances sociales, les modes liées à l’histoire) pour faire l’épreuve de la rupture avec la société. Pour

retrouver quoi ? Cha-cun y répond à sa manière, car le dia-logue intérieur ne s’interrompt jamais. Les écrivains que nous avons sollicités

pour proposer des variations sur les grandes figures de solitaires (Ovide l’exilé, Robinson le naufragé, Meursault l’étranger) l’illustrent avec éclat. Notre sentiment de solitude pour-rait ainsi nous faire meilleurs que nous sommes. Oui, notre incapacité à remplir nos fonctions ou à nous identifier parfaitement à un rôle est la marque la plus réjouissante d’une latence, ou d’une marge, où se joue notre liberté. M. R.

Qu’on la fuie ou qu’on la cherche, qu’elle exprime un manque ou une nécessité, la solitude est consubstantielle à la conscience moderne.

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Page 11: La solitude : D’ovide à Blanchot

Dossier Dossier 51

Juin 2011 | 509 | Le Magazine Littéraire

Paysage aux lanternes, Paul Delvaux, 1958.

D’Ovide à Blanchot

Deux mille ans de solitude