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La sympathie comme révélation de la valeur d’autrui Intersubjectivité, affectivité et axiologie chez Max Scheler dans Nature et formes de la sympathie Mémoire Yail Angela Peraza Herrera Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Yail Angela Peraza Herrera, 2018

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La sympathie comme révélation de la valeur

d’autrui Intersubjectivité, affectivité et axiologie chez Max Scheler

dans Nature et formes de la sympathie

Mémoire

Yail Angela Peraza Herrera

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Yail Angela Peraza Herrera, 2018

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La sympathie comme révélation de la valeur

d’autrui Intersubjectivité, affectivité et axiologie chez Max Scheler

dans Nature et formes de la sympathie

Mémoire

Yail Angela Peraza Herrera

Sous la direction de :

Luc Langlois, directeur de recherche

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RÉSUMÉ

L’objectif de ce mémoire est de dégager la conception de Scheler à propos de la

sympathie et de l’amour développée dans Nature et formes de la sympathie. Plus

précisément, nous visons à montrer avec l’auteur que, contrairement à ce que proposent les

théories psychologiques, lesdits sentiments constituent des actes purs émergeant d’une

dimension supérieure, métempirique de l’homme, leur fonction étant de saisir certaines

qualités également à caractère pur : les valeurs portées par ceux qui font l’objet de notre

sympathie et de notre amour. Afin de mener à terme notre projet, notre premier chapitre

abordera les conditions de base pour la rencontre intersubjective, thème sous-jacent de tout

l’ouvrage. Nous montrerons alors que cette dernière est fondée sur deux actes à caractère

eidétique : la conscience de l’altérité au sens général et la perception d’un autre au sens

concret. Néanmoins, étant donné que cela n’est que le début du lien avec autrui, notre

deuxième chapitre présentera –suite à la critique des théories psychologiques de la

sympathie- la hiérarchie schelerienne des sentiments sympathiques, actes supérieurs à la

perception. Ici nous expliquerons que c’est la sympathie dite « Mitgefühl », en tant que

saisie affective de la valeur de l’existence psychique d’autrui, qui élève la rencontre à un

niveau ontologique et éthique-axiologique plus haut. Or, Scheler défendra que le sommet

de ladite rencontre se trouve dans l’acte de l’amour, sujet de notre troisième chapitre. Ainsi,

une fois que nous aurons réfuté les perspectives psychologiques sur ce sentiment, nous

décrirons les types scheleriens d’amour ainsi que leurs correspondances axiologiques.

Notre cheminement conclura en montrant que l’amour spirituel, en visant la valeur de la

personne spirituelle d’autrui, est le seul capable de mener la rencontre interhumaine à sa

perfection morale.

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iv

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ......................................................................................................................... iii

TABLE DES MATIÈRES .............................................................................................. iv

LISTE DES TABLEAUX ............................................................................................... vi

REMERCIEMENTS .................................................................................................... viii

INTRODUCTION............................................................................................................ 1

CHAPITRE 1. FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHELERIENNE D'AUTRUI ... 8

1.1. La conception schelerienne de la réalité ............................................................. 11

1.1.1. Métaphysique ................................................................................................ 12

1.1.2. Anthropologie ............................................................................................... 15

1.1.2.1. Ontologie .......................................................................................... 17

1.1.2.2. Historicité ......................................................................................... 20

1.1.2.3. Affectivité et intersubjectivité............................................................ 22

1.2. La question de l’autre .......................................................................................... 28

1.2.1. La conscience de la sphère de l’altérité (Mitwelt)........................................... 28

1.2.2. La perception d’autrui en tant qu’autrui ......................................................... 30

CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI:

LA SYMPATHIE ....................................................................................................... 42

2.1. La critique des théories empiriques et métaphysiques de la sympathie ............ 43

2.1.1. Théories empiriques ...................................................................................... 43

2.1.1.1. La morale de la sympathie ................................................................. 43

2.1.1.2. Les théories génétiques...................................................................... 44

2.1.1.3. Les théories phylogéniques ................................................................ 49

2.1.2. Théories métaphysiques ................................................................................ 52

2.2. La conception schelerienne de la sympathie ....................................................... 54

2.2.1. Formes inférieures de sympathie ................................................................... 55

2.2.2. Formes supérieures de sympathie .................................................................. 63

CHAPITRE 3. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR PERSONNELLE D’AUTRUI:

L’AMOUR .................................................................................................................. 71

3.1. La critique des théories naturalistes de l’amour ................................................ 73

3.1.1. Les théories positivistes ................................................................................. 73

3.1.2. La théorie freudienne..................................................................................... 76

3.2. La conception schelerienne de l’amour ............................................................... 83

3.2.1. Définitions négatives et positives de l’amour ................................................. 87

3.2.2. Formes de l’amour ........................................................................................ 95

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v

3.2.2.1. L’amour vital .................................................................................... 96

3.2.2.2. L’amour psychique .......................................................................... 102

3.2.2.3. L’amour spirituel : sommet de l’amour humain ............................... 103

CONCLUSION ............................................................................................................ 108

BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 116

ANNEXES .................................................................................................................... 119

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LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1. Stratification anthropologique et affective........................................................119

Tableau 2. Corrélation entre la hiérarchie des sentiments et la sympathie.........................120

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Man, before he is an ens cogitans or an ens volens, is an ens amans1.

1 Max Scheler, « Ordo amoris » dans Max Scheler, Selected philosophical essays, trad. David R. Lachterman,

Evanston, Northwestern University Press, 1973, p. 110-111.

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REMERCIEMENTS

Je voudrais tout d’abord remercier mon directeur M. Luc Langlois pour sa précieuse

orientation tout au long de ce cheminement. Face à mon double défi d’écrire dans une

langue étrangère et dans le cadre d’une discipline nouvelle pour moi, M. Langlois a fait

preuve d’une grande patience et d’une forte empathie, en rendant plus aisée la longue étape

de rédaction. Ses corrections opportunes et ses commentaires éclairés, ainsi que ses paroles

d’encouragement au fur et à mesure que le mémoire progressait, ont joué un rôle

fondamental dans la conclusion de ce projet.

Je tiens à remercier mes parents Marco et Amelga pour leur support inconditionnel

depuis le jour que je leur ai annoncé mon projet d’études au Québec. Beaucoup de mercis

également à ma famille maternelle, en particulier à ma tante Magda, pour se souvenir

continuellement de moi dans ses prières, et à ma cousine Mónica, pour son

accompagnement au quotidien malgré la distance.

Je tiens à exprimer ma gratitude à mes amies au Québec pour leur compagnie

chaleureuse et leur soutien continu pendant toutes les saisons que j’ai passées à la Belle

Province. Leur amitié authentique a facilité le passage aux études aux cycles supérieurs

dans un pays étranger.

Ce mémoire a aussi été possible grâce au Programme d’Exemption des Droits de

Scolarité supplémentaires dont j’ai été bénéficiaire entre 2013 et 2015.

Enfin, je dédie ce mémoire à ma grand-mère Amelga, décédée durant mes études,

pour avoir toujours été un vivant exemple de cohérence entre philosophie et vie, ce qui

demeure l’une de mes aspirations existentielles les plus profondes.

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INTRODUCTION

Dans son court essai en hommage à Max Scheler (1928), José Ortega y Gasset

affirma que le positivisme avait fait de l’homme européen un « marcheur dans le vide ».2

Ce vide, nous dit le penseur espagnol, n’était que le monde lui-même, après que les

sciences empiriques émergentes l’auraient vidé de toute essence, de toute consistance

ontologique, en le réduisant à un ensemble de faits mécaniques, aléatoires et changeants. En

ce sens, pour Ortega y Gasset, le mérite de Scheler avait été justement de nous faire

redécouvrir le monde –particulièrement le monde de l’humain- comme un monde porteur

d’une essence objective et éternelle, d’une manière d’être permanente et, en fin de compte,

d’un sens.3

Effectivement, en partant de l’idée platonicienne de la philosophie comme « amour

à l’essentiel »4 ou encore comme « participation [...] dans l’essentiel de toutes les choses

possibles » 5 , Scheler consacrera sa vocation réflexive à la recherche de l’essence de

l’homme. Afin d’atteindre cet objectif, il reprendra de manière critique – quoique peu

méthodique6- les réponses de plusieurs types de savoirs à la question anthropologique, en

2 José Ortega y Gasset, « Max Scheler. Un embriagado de esencias (1874-1928) » dans José Ortega y Gasset,

Obras completas, Tomo I, Madrid, Alianza, 1983, p. 507. Ma traduction. 3 Ibid., p. 507-511. 4 Max Scheler, La esencia de la filosofía y la condición moral del conocer filosófico (con otros escritos sobre

el método fenomenológico), trad. Sergio Sánchez-Migallón, Madrid, Encuentro, 2011, p. 18. Ma traduction. 5 On se souviendra que la philosophie chez Platon n’est pas une simple connaissance « théorique-cognitif »

(Max Scheler, op.cit., p. 17. Ma traduction) au sujet de l’être –tel que le conçoit la philosophie moderne-,

mais un véritable contact et participation avec un certain domaine de l’être, à savoir le domaine de l’essence

des choses. Cela exige d’ailleurs au philosophe une attitude concrète, ce que Scheler décrit comme un élan

spirituel vers le haut, ou en d’autres termes, comme une élévation du noyau de la personnalité du philosophe

vers le règne de l’essentiel, règne intrinsèquement voilé dans l’attitude et la conception dites « naturelles »

(non-philosophiques) du monde. Cf. Max Scheler, op.cit., p. 16-19. 6 La manière d’écrire et d’argumenter plutôt chaotique du penseur –étroitement liée à son esprit vif et inquiet-

constitue l’une des remarques communes à tous les commentateurs de Scheler. M. Dupuy, par exemple, nous

dit que « la pensée de Scheler est souvent vulnérable ; sa valeur réside plutôt dans la profusion des ‘idées’,

dans la richesse intuitive, que dans la rigueur. Scheler démontre peu ou insuffisamment ; il cherche à ‘faire

voir’ à son lecteur ce qu’il saisit lui-même comme ‘se donnant en propre’ » (Maurice Dupuy, La philosophie de Max Scheler. Son évolution et son unité, Tome I, Paris, 1959, p. 3). Quelques lignes plus loin, Dupuy

caractérise le style du philosophe comme « fréquemment confus, [...] souvent hâtif et discontinu » (Ibid., p.

4). La manière schelerienne d’écrire a également été l’un des enjeux de notre propre parcours, puisque dans

Nature et formes de la sympathie l’auteur n’introduit ni ne développe habituellement ses arguments de façon

progressive, transparente ou logique (par exemple, le chapitre sur la sympathie commence avec une critique

des théories généralement acceptées sur le sujet avant de passer à l’exposé de sa propre philosophie, mais le

chapitre sur l’amour suit l’ordre inverse). En vue de remédier cette situation, nous avons dû ajouter des

sections supplémentaires ainsi que faire des ajustements concernant l’ordre de présentation des idées au fur et

à mesure que notre recherche l’exigeait (voir à cet égard les dernières pages de cette introduction, où nous

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se nourrissant notamment des traditions anciennes (la Grèce, l’Inde), du christianisme (saint

Augustin) et des sciences modernes (la biologie, la psychologie, l’histoire). Ce procédé, soit

l’examen des idées anthropologiques sous-jacentes à différentes traditions et disciplines7,

est loin d’être une simple curiosité intellectuelle. Il répond au fait que chacun de ces savoirs

propose sa propre vision de l’homme, en créant ainsi plus de confusion que de clarification

sur la vraie nature de ce dernier. En fait, cette confusion n’a fait qu’augmenter avec l’essor

des sciences empiriques, puisqu’en enrichissant le répertoire de réponses possibles à la

question « Qu’est-ce que l’homme ? », elles ont révélé comme jamais auparavant la

complexité et la profondeur de cette énigme. Pour cette raison, Scheler affirme qu’« à

aucune époque de l’histoire autant qu’aujourd’hui, l’homme n’a été un problème pour lui-

même ».8 La tâche colossale à laquelle le penseur se consacrera -qu’il laissera toutefois

inachevée suite à sa mort en 1928 à 54 ans- sera donc l’élaboration d’une philosophie de

l’homme qui soit sensible à toutes ses dimensions (biologique, historique, psychique,

spirituelle, etc.), afin de s’approcher de manière fidèle et réaliste du mystère

anthropologique.

Dans cet ordre d’idées, l’une des dimensions de l’homme à laquelle Scheler

s’intéresse particulièrement est sa dimension affective et intersubjective. En effet, l’homme

schelerien n’est pas « l’homme » abstrait et solitaire, mais l’homme vivant, de chair et d’os,

qui est dès le début de sa vie concrète un « être de relation »,9 soit un être immergé dans un

monde avec les autres, avec lesquels il pense, agit et sent en commun.10 Ainsi, l’un des fils

explicitons le cheminement suivi dans ce mémoire). Malgré le désordre caractéristique des écrits de Scheler,

nous trouverons toutefois une heureuse harmonie entre les grandes lignes de sa pensée, comme le prouve le

fait qu’il existe une claire correspondance entre sa métaphysique, son anthropologie, son axiologie et sa

théorie des sentiments (cf. le tableau 1 en annexe en fin de ce mémoire). 7 À titre d’exemple, dans son essai « Liebe und Erkenntnis » (1923), Scheler analyse l’idée grecque et hindoue

de l’amour, pour ensuite les contraster avec la perspective chrétienne. De même, dans La situation de

l’homme dans le monde, notre auteur étudie la conception naturelle ou empirique de l’homme, soit celle de

sciences telles que la biologie, la psychologie, etc., après quoi il propose sa propre conception à caractère

eidétique. Nous trouverons encore une fois cette remise en question des théories empiriques dans Nature,

comme nous le verrons ensuite. 8 Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde, trad. Maurice Dupuy, Paris, Montaigne, 1951, p. 20. 9 Gabriel Mahéo, « Introduction » dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset (dirs.), Max Scheler. Éthique et

phénoménologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 11. 10 La pensée schelerienne est en effet influencée par les philosophes dites « vitalistes » -notamment Wilhelm

Dilthey-, lesquels proposent justement une réflexion philosophique ancrée sur la vie humaine et les

expériences concrètes qui la distinguent d’autres formes de vie. Antonio Pintor Ramos, El humanismo de Max

Scheler. Estudio de su antropología filosófica, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1978, p. 38-40.

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conducteurs de la pensée de Scheler portera précisément sur les rapports intersubjectifs

ainsi que sur le rôle des sentiments dans la constitution de ces derniers. À cet égard, il

convient de noter que l’intérêt de Scheler pour la dimension relationnelle et communautaire

de la personne humaine –intérêt qu’il partageait avec d’autres philosophes de son temps-

n’a pas une origine ni une portée exclusivement spéculative. Au contraire, il s’agit d’un

problème qui se pose de manière urgente face à un évènement historique concret : la

Première Guerre mondiale. En effet, cette dernière avait plongé l’Europe dans une crise

sociale, morale et spirituelle, démontrant ainsi la force destructrice d’une vision erronée de

l’homme et de la relation interhumaine.11 La période de l’entre-deux-guerres était ainsi

marquée par une véritable « soif universelle de communauté humaine »12 qui a inspiré

certains philosophes et phénoménologues –surtout juifs et catholiques- comme Martin

Buber, Dietrich von Hildebrand, Edith Stein et Scheler lui-même à développer une

philosophie non seulement de la personne individuelle, mais aussi des liens entre personnes

(d’où leur classification comme personnalistes13).

C’est dans ce contexte que notre philosophe publie en 1913 Phénoménologie et

théorie des sentiments de sympathie, de l’amour et de la haine (Zur Phänomenologie und

Theorie der Sympathiegefühle und von Liebe und Haas), réédité en 1923 sous le titre

Nature et formes de la sympathie (Wesen und Formen der Sympathie). Cet ouvrage -qui

appartient à l’étape dite phénoménologique et personnaliste de Scheler14- se centre sur la

Nous renvoyons le lecteur aux premières pages du chapitre 1 pour une exposition plus détaillée des influences intellectuelles de notre philosophe. 11 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 16-17; Antonio Calcagno, The philosophy of Edith Stein, Pittsburgh,

Duquesne University Press, 2007, p. 81-82. 12 Pedro Laín Entralgo, Pedro, Teoría y realidad del otro I, p. 396, cité par Antonio Pintor Ramos, op.cit., p.

16. Ma traduction. 13 Le personnalisme est un mouvement philosophique d’inspiration chrétienne qui cherchait justement à

revendiquer la personne –concept d’origine augustinienne- face à certaines doctrines individualistes et

collectivistes déterminantes pour l’histoire du XXe siècle telles que l’utilitarisme, le marxisme et le nazisme.

Cf. Emmanuel Housset, La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance

augustinienne à sa redécouverte phénoménologique, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 18-19 ; Juan Manuel Burgos, Introducción al personalismo, Madrid, Palabra, 2012, p. 7-27. Nous renvoyons le

lecteur à l’ouvrage cité de Burgos pour une exposition plus détaillée des origines, caractéristiques et

représentants de la philosophie personnaliste. 14 Effectivement, l’œuvre schelerien est divisé en trois étapes ou périodes : la première, qui comprend sa

production philosophique depuis 1899 jusqu’au 1912, se caractérise par la forte influence des courants

vitalistes et néo-kantiens ; la deuxième période, couvrant les années 1912-1921, est –comme mentionné plus

haut- la période proprement phénoménologique. C’est dans cette période –la plus féconde de sa vie en tant

qu’écrivain- que Scheler a rédigé ses œuvres les plus représentatives, y compris Le Formalisme en éthique et

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relation intersubjective et sur les sentiments qui s’y rattachent. En ce sens, il a pour but de

décrire les conditions pour la rencontre sincère, authentique avec autrui, conditions qui sont

fondamentalement à caractère affectif. Autrement dit, face à la question « Comment est-il

possible que nous nous rapprochions de l’autre, c’est-à-dire que nous devenions sensibles à

sa présence et à la valeur de son existence ? » Scheler répondra que ladite possibilité nous

est conférée uniquement par certaines formes d’affectivité, lesquelles nous fournissent des

« données » objectives si profondes, si évidentes sur l’être d’autrui que l’on ne saurait plus

–ou tout au moins on ne devrait plus- demeurer indifférents à sa présence. Plus

précisément, Scheler renvoie ici à deux sentiments faisant partie de ce qu’il appelle des

« formes de sympathie » (Sympathie, au sens générique): la sympathie proprement dite

(Mitgefühl) et l’amour (Liebe). 15 Ces actes sont d’ailleurs compris comme des actes

émotionnels, mais non pas au sens psychologique (états d’âme soumis à des variations

constantes), mais au sens eidétique, en ayant donc un caractère pur ou apriorique. Nous

traiterons plus amplement de cette idée plus loin. Pour l’instant, il suffit de remarquer que

cette conception, dans la mesure où elle sépare les sentiments de l’empirique tout en leur

conférant une importance centrale dans la relation interhumaine, représente une rupture non

seulement avec la tradition philosophique moderne, mais également avec les théories

l’éthique matériale des valeurs. Essai nouveau pour fonder un personnalisme éthique (1913-1916), De

l’éternel dans l’homme (1921) ainsi que la première édition du livre qui nous concerne, comme nous venons

de mentionner ci-dessus. Ces ouvrages, écrits dans une époque où Scheler était proche du Catholicisme,

possèdent une empreinte théiste que notre philosophe abandonnera progressivement au cours de sa troisième

période -entre 1922 et 1928, année de sa mort- au profit d’un panenthéisme qui affectera surtout « certaines

questions les plus élevées » (Heinz Leonardy, « La dernière philosophie de Max Scheler » dans Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, tome 79, n° 43, 1981, p. 369) de sa métaphysique ainsi que sa

philosophie de la religion. De cette période on peut distinguer son dernier ouvrage, La situation de l’homme

dans le monde (1928), mais aussi ladite deuxième édition du livre sur la sympathie (1923). Cette division ne

doit pas toutefois être suivie au pied de la lettre, étant donné que dans le cas de Nature -qui tombe

simultanément dans deux périodes-, l’auteur n’a fait qu’élargir ou approfondir certaines idées, sans modifier

le fond de sa pensée (voir à cet égard l’introduction de Scheler lui-même à la deuxième édition). En ce sens,

nous pouvons parler d’une certaine continuité de pensée dans les deux éditions, au moins en ce qui concerne

les idées scheleriennes qui constituent le cœur de notre recherche, à savoir sa conception des sentiments liés à

la sympathie. Olivier Agard, « Ouverture. Phénoménologie et anthropologie philosophique chez Max

Scheler », dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset, op.cit., p. 13-17 ; Max Scheler, Nature, p. 7-14. Pour

une exposition détaillée du débat concernant les possibles continuités et ruptures entre la deuxième et troisième périodes de l’œuvre schelerien, voir Heinz Leonardy, op.cit., p. 367-390. 15 En effet, dans Nature Scheler utilise le terme « sympathie » en deux sens : un sens général (Sympathie)

pour parler des sentiments qui président nos relations interpersonnelles -et dont l’amour constitue le sommet-,

et un sens spécifique pour préciser l’idée de sympathie comme partage ou participation affective à la vie

psychique d’autrui (Mitgefühl). Nous reviendrons sur ce point dans la rubrique « La conception schelerienne

de la sympathie » (deuxième chapitre). Soulignons également que le titre de l’ouvrage renvoie à la sympathie

générique, de sorte que l’amour est implicitement contenu dans celui-là et fait donc partie intégrale de l’étude

menée par notre auteur. Cela vaut également pour le titre de notre propre mémoire.

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scientifiques et psychologiques sur le sujet alors très en vogue. Dans ce cadre, ce mémoire

vise justement à examiner la conception schelerienne de la sympathie et de l’amour tout en

la contrastant avec les perspectives mentionnées. Et cela, avec le but ultime de dégager la

singularité de la pensée de Scheler concernant le rôle essentiel de ces affects dans la

rencontre interhumaine, rôle qui est d’ailleurs -nous le verrons en cours de route-

étroitement lié au domaine des valeurs.

Pour mener à bien notre recherche, nous suivrons dans une certaine mesure l’auteur

de Nature en ce que notre recherche sera axée sur trois grands thèmes (cités dans l’ordre

d’apparition dans le mémoire): l’autre, la sympathie et l’amour.16 Ainsi, nous articulerons

notre premier chapitre autour de deux sous-sections: 1) la vision schelerienne du monde et

de l’homme en général, et 2) la théorie schelerienne d’autrui. Si nous avons opté pour faire

ce passage du général au particulier –soit du monde à l’homme-, c’est parce que chez

Scheler l’être humain est un micro-cosmos, c’est-à-dire une reproduction à l’échelle de la

structure de la réalité cosmique. Bref, son anthropologie est essentiellement fondée sur sa

métaphysique, raison pour laquelle notre première sous-section abordera ces deux sujets

successivement. Nous verrons alors que dans l’univers schelerien, le monde est constitué

par ce qu’il appelle des « sphères » de l’être, parmi lesquelles on peut distinguer les sphères

du corps propre (Leib), du psychisme et de l’Absolu, ainsi que la sphère du monde

16 Nature est effectivement organisée en trois grandes sections : la participation affective (ou sympathie), l’amour (et la haine) et le moi d’autrui. On constatera toutefois que l’ordre d’exposé de nos idées différera

partiellement de celui de l’auteur, en ce que nous avons placé le sujet d’autrui au début de notre texte et non

pas à la fin comme le fait Scheler dans son ouvrage. Nous avons procédé ainsi car l’emplacement de la

section dédiée à autrui dans Nature répond plutôt à des raisons éditoriales qu’épistémologiques. En effet, dans

la première édition de 1913 Scheler n’abordait le sujet qu’à titre d’appendice. C’est dans l’édition de 1923 où

le penseur, déjà dans sa maturité philosophique, reprend la question plus amplement en lui consacrant un

chapitre au complet. Comme l’affirme Scheler lui-même : « c’est après avoir médité pendant plusieurs années

sur les problèmes que nous avions seulement effleurés dans l’‘Appendice’ à la première édition de ce livre,

que nous avons entrevu toute l’importance et toute la signification de la question relative aux liens, liens de

nature, d’existence, de connaissance, qui rattachent les uns aux autres les moi humains, les âmes humaines »

(Max Scheler, Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie émotionnelle, trad. M. Lefebvre, Paris, Payot, 1950, p. 311). Cependant, au lieu d’intégrer le nouveau chapitre dans le texte de la

deuxième édition, Scheler le place toujours à la fin de l’ouvrage en substitution de l’ancien appendice. De

cette façon, l’ordre final des chapitres est plutôt trompeur, étant donné que, du point de vue autant

méthodologique qu’épistémologique, le problème d’autrui précède celui de la sympathie ou de l’amour. En

effet, avant d’analyser les formes les plus profondes de se mettre en rapport avec l’autre, il faut d’abord

définir la notion d’« autrui » en général ainsi qu’expliquer les conditions qui fondent la possibilité desdits

rapports.

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interhumain ou de l’altérité en général (Mitwelt). Nous exposerons ensuite comment les

trois premières sphères se manifestent chez l’homme, en laissant de côté la sphère du

Mitwelt, puisque celle-ci sera abordée dans notre deuxième sous-section (1.2.). Ainsi, nous

découvrirons que l’être humain est constitué par trois « couches » ontologiques: la

corporelle, la psychique et la spirituelle17. Néanmoins, étant donné l’insistance de Scheler

sur la nature complexe de l’homme, il faudra aller au-delà de sa dimension ontologique et

esquisser aussi sa dimension historique, affective et intersubjective, telles que les conçoit

notre penseur. Ce faisant, nous aurons une idée plus claire de la richesse de l’anthropologie

schelerienne, et nous comprendrons mieux pourquoi le philosophe adopte dans ses écrits

une approche multidimensionnelle et pluridisciplinaire du phénomène de l’homme. Une

fois que nous aurons présenté les bases de la vision schelerienne de l’homme en général,

nous pourrons finalement nous concentrer sur sa dimension intersubjective en particulier,

laquelle renvoie à la sphère interhumaine ou de l’altérité. Ainsi, dans la sous-section

suivante (« la question de l’autre ») nous reprendrons et justifierons l’idée schelerienne

relative à la présence de cette sphère dans la constitution de l’homme. Nous verrons alors

que ladite présence se donne grâce au fait que dans le for intérieur de tout homme se trouve

la conscience intuitive et apriorique d’autrui, c’est-à-dire indépendamment de toute

expérience possible ou réelle avec d’autres hommes (nous laisserons la preuve

phénoménologique de cette thèse pour la section respective). C’est cette conscience plus ou

moins vague de la sphère de l’altérité –à laquelle aucun homme ne peut se soustraire- qui

rend possible toute rencontre avec autrui. Nous verrons par contre que, bien que la

conscience d’autrui en général ouvre la possibilité à la rencontre interhumaine, la rencontre

réelle entre deux personnes concrètes est seulement inaugurée au moyen de l’acte de

perception d’autrui. Nous conclurons donc notre premier chapitre avec l’examen de ladite

perception, tout en mettant en évidence son rôle limité dans la rencontre intersubjective et

la nécessité de l’acte de sympathie pour mener cette dernière à un niveau moral plus haut.

Cette affirmation initiale, soit que l’acte de sympathie est supérieur à la simple

perception d’autrui, nous mènera au cœur de notre recherche : l’étude des formes de

17 La compréhension de ces couches anthropologiques sera à son tour fondamentale pour la compréhension

des expériences de la sympathie et de l’amour, puisque celles-ci nous permettent justement de « voir », de

saisir les couches supérieures de l’autre. Nous approfondirons cette idée dans le deuxième et troisième

chapitre.

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sympathie, sujet de notre deuxième chapitre. Ainsi, la première sous-section sera l’occasion

d’examiner certaines théories autant philosophiques que scientifiques (notamment

psychologiques) que notre auteur considère comme incomplètes ou erronées du phénomène

de la sympathie. Il s’agira donc de donner des définitions négatives de la sympathie en vue

de nous approcher progressivement de sa définition positive –schelerienne-, que nous

expliciterons dans la deuxième sous-section du chapitre. Nous verrons alors que la

sympathie se manifeste sous plusieurs formes, ces formes n’étant pas détachées les unes des

autres, mais interdépendantes et regroupées selon une hiérarchie objective, allant de

l’inférieure à la supérieure du point de vue autant affectif qu’axiologique et moral. Une fois

que seront exposées les formes sympathiques inférieures, nous étudierons alors l’une de ses

formes supérieures, soit la sympathie en tant que participation affective à l’existence

d’autrui (Mitgefühl). Nous comprendrons chemin faisant comment la sympathie est capable

de jeter un pont durable de personne à personne, de nous rendre sensibles à une autre

existence que la nôtre, en éliminant ainsi toute trace de méchanceté ou d’indifférence

envers autrui.

On constatera par contre que, malgré la distinction morale que la sympathie confère

à la rencontre interpersonnelle, celle-ci ne s’épuise évidemment pas dans ce point. C’est à

ce stade seulement que nous pourrons culminer notre parcours avec un troisième chapitre

consacré à l’amour, thème transversal de toute la philosophie schelerienne. Ainsi, après

avoir montré les limitations et erreurs de la vision dite « naturaliste » (empirique) de

l’amour, nous passerons enfin à l’étude de cet acte émotionnel tel que le conçoit notre

auteur. C’est ici que nous dévoilerons comment et pourquoi l’amour –et lui seul- est l’affect

capable de mener la relation interpersonnelle à des niveaux véritablement sublimes,

pouvant même être considéré comme le couronnement de la vie affective et intersubjective.

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CHAPITRE 1

FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHELERIENNE D’AUTRUI

La tradition philosophique situe Scheler parmi les trois « pères fondateurs » de la

phénoménologie, conjointement avec Husserl et Heidegger. 18 Cependant, l’approche

phénoménologique de Scheler est tout à fait singulière, étant donné qu’il s’en sert pour

développer une vision de la réalité (métaphysique et anthropologique) sensiblement riche et

complexe, une réalité qui se révèle aux yeux de notre philosophe comme variable et

multiple mais qui possède en même temps des traits constants et éternels, c’est-à-dire une

essence susceptible d’être saisie précisément par la voie phénoménologique. Cela dit, avant

d’exposer la vision schelerienne du monde, nous nous attarderons d’abord sur le climat

intellectuel au moment où Scheler rencontre la phénoménologie, afin de saisir les motifs

qui l’amènent à l’embrasser.

En effet, vers la fin du XIXe –époque de Scheler- l’Europe en général et

l’Allemagne en particulier sont touchées par un profond malaise au niveau philosophique :

le sens d’harmonie et de conciliation entre les grandes dichotomies de la réalité (foi et

raison, sujet et objet, l’universel et le particulier, etc.) qui constitue l’héritage de l’idéalisme

allemand et surtout de l’idéalisme absolu de Hegel, se révèle comme illusoire et insuffisant

pour expliquer et faire face aux nouvelles conditions historiques et existentielles de

l’homme de fin de siècle. Ainsi, celui-ci perd la foi dans l’idée que les grands systèmes

rationnels puissent fournir comme guides effectifs de l’existence. 19 Parallèlement, les

sciences de la nature et les jeunes sciences de l’homme (l’anthropologie, la sociologie et

notamment la psychologie), ainsi que l’idéologie positiviste qui s’y rattache, connaissent un

développement inattendu et une acceptation croissante comme nouveaux points de

référence pour comprendre le monde en général et expliquer –voire orienter- la vie humaine

18 Alfons Deeken, Process and permanence in ethics. Max Scheler’s moral philosophy, New York, Paulist

Press, 1974, p. 2. 19Idée qui constitue l’objet principal de la critique acerbe de Nietzsche, l’une des icônes les plus importantes

de l’anti-hégélianisme. Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 30-31.

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en particulier. De cette façon, le naturalisme et surtout le psychologisme deviennent les

tendances philosophiques de l’époque.20

De nouvelles doctrines émergent comme réponse à cet état de choses, parmi

lesquelles on peut distinguer le néokantisme (Zeller, Liebmann) et le vitalisme (Dilthey,

Eucken) ; toutes les deux prétendaient de corriger les excès absolutistes autant de

l’idéalisme que ceux du positivisme. D’une part, le néokantisme reprendrait –à l’instar de

Kant- l’idée des limites de la raison et de la science ainsi que la séparation inhérente entre

les domaines du réel (par exemple, entre les conditions de la connaissance et celles de

l’action21), toute tentative de synthèse étant perçue comme une « trahison à la réalité ».22

D’autre part, les philosophes vitalistes, face à la prétention des sciences naturelles de

réduire l’homme à un ensemble de faits psychophysiques, postulaient l’insuffisance de ces

méthodes pour rendre compte de la richesse de la réalité humaine, laquelle ne saurait se

limiter à l’empirique. De même, lesdits philosophes s’éloignaient de toute position abstraite

et intellectualiste, s’intéressant par contre à la vie humaine en tant que vie concrète et

distincte de la vie végétale et animale. 23 Les deux courants mentionnés auront des

représentants à l’Université d’Iéna (Liebmann, Eucken) où Scheler a fait ses études, de

sorte que, dans un premier temps, notre philosophe souscrit de manière enthousiaste à ces

idées. Cependant, il les abandonne après avoir constaté qu’elles manquent de la profondeur

théorique et de la radicalité qu’il considère comme nécessaires pour faire le contrepoids aux

théories positivistes et psychologistes.24 Déçu des projets philosophiques de son temps,

Scheler était à la recherche des voies pour mieux articuler sa propre pensée lorsqu’il a

rencontré Husserl à Halle peu après la publication de l’ouvrage séminal de ce dernier, celle

qui déclenchera le courant phénoménologique : les Recherches logiques.25

20Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 45. 21« Kant reconnaît un dualisme de la connaissance et de l’action, et il est convaincu que la dignité morale ne

dépend pas du savoir. L’influence de Rousseau l’a incité à réagir contre l’intellectualisme qui met la vertu

dans la dépendance de la science ou de la culture, et en fait ainsi le privilège de ceux qui savent ou de ceux

qui pensent ». Maurice Dupuy, op.cit., p. 15. 22Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 41. Ma traduction. 23Ibid., p. 36-39. 24Scheler gardera toutefois dans sa philosophie certaines notions issues de ces premières influences, par

exemple, l’idée du respect envers l’originalité et l’irréductibilité des différentes « régions » de la réalité, ainsi

que l’intérêt passionné pour la vie et pour la spécificité de l’humain. Ibid., p. 36-44. 25 Ibid., p. 48-49.

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Au cours de cette première réunion, Husserl et Scheler ont appris qu’ils partageaient

tous les deux une conception similaire de l’intuition, en ce qu’ils lui donnaient une

signification beaucoup plus large et riche que leurs prédécesseurs, s’annonçant ainsi à leurs

yeux comme une idée fertile et prometteuse pour la philosophie.26 Cette première affinité

intellectuelle marquera le début d’une relation personnelle durable entre les deux géants de

la pensée. Néanmoins, il convient de rappeler qu’à ce moment Scheler avait déjà une

position philosophique propre qu’il affinerait dans ses écrits ultérieurs et qui se révélerait

comme nettement distincte de celle de Husserl. 27 Même leurs personnalités différaient

grandement : Husserl avait l’esprit et la sobriété du mathématicien, sa quête étant de fonder

une philosophie scientifique et rigoureuse ; Scheler, par contre, « was an extraordinarily

dynamic and vital personality who tried to live life to the utmost »28 et qui cerchait avec

passion et enthousiasme « to grasp the multidimensional richness of all reality ».29 En ce

sens, si l’on veut comprendre la phénoménologie schelerienne, il faut garder à l’esprit que

la phénoménologie, plus qu’une école ou une doctrine avec des thèses inflexibles acceptées

à l’unanimité, est un mouvement qui, en partant de certaines prémisses et procédés en

commun – la critique au psychologisme, l’intuition des essences, la primauté de

l’expérience vécue (Erlebnis)- s’est ramifié en multiples directions, sans toutefois perdre

ses racines, son noyau identitaire principal.30

Dans ce cadre, la phénoménologie fournira à Scheler d’un moyen innovant pour

canaliser l’ébullition de sa pensée, pour saisir clairement ce qui se présentait d’abord à lui

comme de vagues pressentiments par rapport à la nature du monde et de l’homme. Ainsi, le

mérite principal de Scheler a été d’appliquer la méthode phénoménologique à plusieurs

26Ibid., p. 48. 27 En ce sens, Scheler n’a jamais été un disciple de Husserl, même s’il fut partie du cercle phénoménologique

regroupé autour du Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, paru entre 1913 et 1930.

Ibid., p. 48-49. 28Anfons Deeken, op.cit., p. 3. 29Max Scheler, Nature, p. 3. Comme nous l’avons évoqué en introduction, le désordre inhérent aux textes

scheleriens constitue une preuve tangible de sa riche personnalité. Tel que le réaffirme M. Frings, « reading Scheler’s works, one has the impression that he often could not master the avalanches of thought that came

over him. Scheler was a restless person and an intense thinker. His style is not infrequently unpolished, his

German sentence structure often confusing and complicated […]. It is not surprising, therefore, that some

inaccuracies, unclear formulations, and false references have slipped from Scheler’s pen as the result of an

abounding vitality and sensitiveness even for the most hidden vibrations of human emotions and feelings ».

Manfred S. Frings, Max Scheler, a concise introduction into the world of a great thinker, Pittsburgh,

Duquesne University Press, 1965, p. 26-27. 30 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 49-52.

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domaines de la réalité insuffisamment traités par Husserl. Comme l’affirme A. Deeken,

« while Husserl laid the foundation for phenomenology and remained primarily concerned

with philosophical method as such, Max Scheler applied phenomenological method to

various philosophical themes, especially to the fields of values, ethics, and the philosophy

of religion », 31 sans oublier l’une de ses contributions les plus originales : l’étude

phénoménologique de la vie émotionnelle. Il est important de remarquer que dans la pensée

schelerienne tous les domaines mentionnés sont étroitement liés les uns avec les autres; par

conséquent, si nous voulons traiter le problème de l’intersubjectivité humaine qui constitue

l’objet du livre Nature et formes de la sympathie, il faut nous reporter d’abord –au moins

brièvement- à la vision schelerienne de la réalité en général, pour ensuite nous attarder sur

son idée de l’homme en particulier. Une fois situés dans le terrain de l’expérience humaine,

nous pourrons alors analyser la question fondamentale qui s’y rattache et celle qui nous

concerne : l’expérience de l’autre.

1.1. La conception schelerienne de la réalité

L’une des particularités de la phénoménologie est que celle-ci est conçue non

seulement comme une méthode, mais comme une certaine attitude vis-à-vis de la réalité qui

s’oppose à l’attitude « traditionnelle » en philosophie moderne. Effectivement, la tradition

philosophique qui commence avec Descartes se caractérise par une certaine méfiance

devant le monde, comme bien le montre le doute cartésien ; c’est-à-dire qu’on ne croit pas

que ce monde –la nature, l’homme, Dieu, etc.- qui apparaît devant nous soit vraiment ce

qu’il semble être ; conséquemment, il faut le tester, le vérifier, afin de saisir sa vraie

nature.32 Par contre, l’attitude inhérente à tout phénoménologue -dont Scheler- est plutôt

une attitude de confiance qui, ayant son fondement dans l’intuition, nous mène à la

conviction que le monde authentique est certainement là : le monde en général et l’homme

en particulier constituent des réalités qui, lors de la recherche phénoménologique, se

révèlent à nous tels qu’ils sont. Il s’ensuit que Scheler –en tant que philosophe

phénoménologue- ne prend pas les résultats de ses recherches eidétiques pour des illusions

ou des apparences, mais pour de véritables connaissances relatives à l’être (Sein) et

31 Alfons Deeken, op.cit., p. 3. 32 Quentin Lauer, « The phenomenological ethics of Max Scheler », International Philosophical Quarterly, 1,

1968, p. 277.

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l’essence (Wesen) des choses.33 Nous examinerons donc ces découvertes métaphysiques et

anthropologiques de Scheler, dans la mesure où celles-ci serviront de base à sa conception

d’autrui.

1.1.1. Métaphysique

La thèse phénoménologique la plus fondamentale chez Scheler est l’idée que

l’univers est structuré en grandes régions ou sphères ontologiques, chacune desquelles est

clairement et nécessairement donnée à la conscience de toute personne finie. Scheler

développe ainsi sa doctrine des sphères de l’être, en les regroupant en cinq34 : 1) La sphère

de l’Absolu (ou du divin). 2) La sphère du Mitwelt (ou « du toi et du nous »35 ou encore du

« monde interhumain » 36 ). 3) La sphère du monde extérieur. 4) La sphère du monde

intérieur (ou du psychisme) et 5) La sphère du corps-propre ou du corps en tant que réalité

vécue et vivante (Leib).37 Ces dernières trois sphères (monde extérieur, monde intérieur et

corps-propre) peuvent aussi être comprises comme faisant partie de la sphère de la vie,

raison pour laquelle Scheler ajoute parfois une dernière sphère, celle du monde inorganique

ou de tout ce qui se présente comme mort (Körperwelt).38

Qu’est-ce que sont les sphères au sens schelerien? Elles font référence aux

différents domaines de l’être qui se donnent à la conscience; en d’autres termes, il s’agit

d’un regroupement des différents champs essentiels de la réalité vers lesquels la personne

33 Quentin Lauer, op.cit., p. 277-279. À propos de l’attitude de suspicion, Scheler écrit : « Je ne réussis à décrire cette ‘attitude’ qu’en parlant d’une ‘hostilité’ tout à fait fondamentale, ou d’une méfiance à l’égard de

tout ‘donné’ en tant que tel, ou d’une angoisse ou d’une crainte devant ce donné [...] Par conséquent l’exact

opposé de l’amour pour le monde, de la confiance, de l’amour contemplatif et aimant envers lui. Il ne s’agit

au fond, que de cette haine-du-monde, de cette hostilité au monde, qui a exercé une si forte influence à travers

tout le monde moderne ». Max Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs. Esssai

nouveau pour fonder un personnalisme éthique, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955, p. 89. 34Le nombre des sphères présente certaines variations selon les commentateurs (Cf. Maurice Dupuy, op.cit., p.

371-375 ; Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 57-58 ; Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 84) ainsi que selon les

écrits de Scheler lui-même (Cf. la discussion au sujet dans Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 81-84). Pour les

besoins de notre recherche, il suffit de garder à l’esprit le fait que la sphère du Mitwelt ou celle de l’altérité est

la première qui est donnée à la conscience (après celle de l’Absolu), idée que nous approfondirons plus tard. 35Maurice Dupuy, op.cit., p. 373. 36 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 84. 37Ibid., p. 372-373. 38Ibid., p. 83. Voir le tableau 1 ci-joint en annexe en fin de ce mémoire pour une représentation graphique de

ces sphères métaphysiques et de leur hiérarchie. Nous renverrons le lecteur à ce tableau tout au long de notre

mémoire, puisqu’il s’agit principalement d’une synthèse graphique de l’anthropologie de Scheler.

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est intentionnellement orientée. La définition de M. Dupuy à ce sujet est éclairante : une

sphère

désigne une subdivision de l’être, considérée indépendamment de sa matière

effective ou virtuelle, et « donnée » de façon intuitive et directe à chaque esprit

fini, avant que tels contenus déterminés soient encore venus la remplir [...]. Les

diverses sphères ont encore ce caractère commun que l’être de chacune d’elles

est toujours donné avant tous les objets particuliers qui doivent figurer en elle :

la sphère est comparable à un « arrière-fond » qui est déjà là quand l’objet

particulier est perçu.39

Conformément à la citation précédente, les sphères ontologiques sont données a

priori, n’ayant pas besoin d’un contenu empirique pour être perçues par le sujet; au

contraire, la conscience des objets concrets liés à chacune des sphères présuppose déjà

l’intuition de ces dernières;40 comme l’affirme M. Dupuy,

la sphère du monde extérieur m’est déjà donnée quand je saisis les choses ou

les êtres déterminés qui s’y inscrivent. Et de même la donnée de la sphère

« proprio-corporelle » est antérieure à la donnée des sensations que nous

localisons dans tel ou tel de nos organes : la « vague totalité » du corps propre

est toujours à l’arrière-plan de ces sensations, aussi ne pouvons-nous éprouver

nulle d’entre elles sans que le Leib à titre de totalité soit en même temps visé-

intentionnellement. Dès lors il est vain d’essayer de construire la conscience

d’une sphère à l’aide de la conscience de ses contenus particuliers, de réduire

par exemple la conscience intuitive de la sphère d’un Mitwelt au produit d’une

généralisation des expériences particulières que nous avons faites de l’existence

concrète de certains de nos semblables.41

Deux lois sont d’ailleurs fondamentales pour comprendre la nature des sphères :

premièrement, elles sont irréductibles les unes aux autres; cela veut dire qu’elles sont toutes

originaires, chacune d’elles occupant une place spécifique et irremplaçable dans la

hiérarchie ontologique de l’être.42 Il est donc erroné, par exemple, de réduire la sphère du

monde intérieur à celle du monde extérieur, comme le fait le positivisme, ou d’expliquer le

39Maurice Dupuy, op.cit., p. 372. Souligné dans l’original. 40La différence entre la sphère ontologique comme telle et les objets particuliers qui lui correspondent possède

également une portée historique : si bien l’être des sphères est donné à tout esprit humain, les contenus empiriques qui les remplissent peuvent différer selon le temps, la culture, etc. Par exemple, aucun homme ne

peut se priver de la sphère de l’Absolu ; néanmoins, comme l’illustre la diversité religieuse dans le monde, les

objets concrets qui sont associés à cette sphère présentent des variations spatio-temporelles importantes.

Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 86. 41Maurice Dupuy, op.cit., p. 372. 42 Nous renvoyons le lecteur à l’annexe (tableau 1) à la fin de ce mémoire pour la représentation graphique de

la hiérarchie rattachée aux sphères ontologiques.

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monde extérieur comme étant le résultat du monde intérieur, comme le voulait

l’idéalisme.43 La sphère du Mitwelt, pour sa part, ne peut pas non plus être réduite à « une

sorte de combinaison entre l’expérience d’un monde intérieur et celle d’un monde de corps

donnés extérieurement ».44

Deuxièmement, les sphères ne sont pas « toutes données simultanément » 45 à

l’esprit humain : il existe un certain ordre dans la révélation des sphères à la conscience.

Autrement dit, l’expérience de la réalité se donne en étapes ou de façon successive :

l’homme commence en percevant la sphère de l’Absolu (ou du sacré, du divin, etc.),46 pour

ensuite percevoir celle du « toi » ou de l’autre; il continue en saisissant celle du monde

extérieur et celle du monde intérieur (ou psychique), pour finalement éprouver celle du

corps-propre ainsi que celle du monde inorganique. Il est important de remarquer que cet

ordre n’est pas arbitraire, puisqu’il « s’appuie sur des recherches dans les domaines de la

psychologie évolutive, la psychologie des peuples moins développés et l’histoire et la

sociologie de la culture ».47 De cette façon, l’ordre dans la révélation des sphères est valide

autant pour la vie individuelle que la vie collective de l’être humain : il reflète le

développement et l’évolution de l’enfant à l’adulte ainsi que de l’homme primitif à

l’homme civilisé, en s’appliquant également à l’histoire spirituelle de la civilisation

occidentale. 48 Par exemple, la thèse schelerienne selon laquelle la sphère de la vie en

général (dont la sphère extérieure, psychique et corporelle) est donnée à la conscience

43Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 84. 44Maurice Dupuy, op.cit., p. 373. 45Ibid., p. 373. 46 La thèse que la sphère de l’Absolu est forcément donnée à toute conscience humaine n’entraîne pas,

naturellement, qu’au niveau des faits tout homme croit en Dieu ou en une divinité quelconque. Comme

l’explique M. Dupuy, « ce qui se rencontre nécessairement en l’homme, ce n’est pas sans doute une notion

juste et raisonnable du contenu de la sphère que nous considérons [l’Absolu], mais c’est plutôt une idée

formelle de l’absolu entendu comme possédant toujours, quelles que soient par ailleurs les déterminations

variées qu’on en donne, la souveraineté de l’être et la perfection de la valeur; [...] Sans doute l’être humain

peut-il ‘refouler artificiellement’ la conscience claire qu’il a de cette région de l’être, en s’attachant à l’aspect

sensible des choses, ou en se cantonnant dans le relatif : mais cette attitude n’empêche pas que, si la sphère de

l’absolu reste alors vide de tout contenu défini, l’intention dirigée sur cette sphère continue d’exister et fait sourdement ressentir l’inconsistance de ce à quoi on prétend se limiter. Cette intention agit aussi quand la

conscience, sans même s’en apercevoir, pense et traite un objet fini ou un bien relatif comme s’ils

représentaient l’absolu de l’être et de la valeur [...]. Ainsi, que l’homme tente de s’y dérober ou qu’il

l’applique à des objets qui sont sans proportion avec elle, l’intuition de l’absolu ne cesse de lui être présente,

et d’intervenir sous quelque forme en sa connaissance et son action ». Ibid., p. 437-438. 47Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 85. Ma traduction. 48Ibid., p. 85.

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humaine avant celle du monde inorganique trouve sa preuve dans plusieurs recherches

réalisées par les sciences sociales. En effet, les recherches psychologiques révèlent que

l’enfant perçoit le monde essentiellement comme un organisme vivant, de sorte que « dead

objects are for the young child experienced as live objects, and life is projected by the child

into (dead) objects until, with growing age, a change of reality takes place, making room

for experiencing the inorganic […] ».49 Également, l’anthropologie a mis en évidence que

le monde de l’homme primitif « is essentially organistic »50 et diffère de celui de l’homme

civilisé, qui perçoit aussi la sphère inorganique. D’ailleurs, l’histoire de la pensée

occidentale démontre que “the organismic Aristotelian view of nature [...] preceded in

cultural development a view of nature determined by scientific concepts of theoretical

physics, dealing with dead matter in its various forms ».51

Ces remarques suffisent pour se faire une idée d’ensemble des sphères

métaphysiques et de la hiérarchie qui s’y rattache. Ajoutons que la compréhension de cette

doctrine schelerienne est importante car il ne s’agit pas seulement d’une vision

métaphysique ou de la réalité en général, mais elle aura aussi une résonance particulière

dans la vision de Scheler par rapport à l’homme, tel que nous le verrons ensuite.

1.1.2. Anthropologie

Dans l’avant-propos à son dernier ouvrage, La situation de l’homme dans le monde -

paru l’année de sa mort, en 1928-, Scheler formule la question fondamentale qui avait guidé

son parcours philosophique jusqu’à ce moment dans les termes suivants :

« Qu’est-ce que l’homme, quelle est sa situation dans l’être »?, ces questions,

dès l’éveil de ma conscience philosophique, ont retenu mon attention plus

fortement que toute autre. Pendant de longues années, j’ai tenté de cerner le

problème, de tous les côtés possibles : depuis 1922, rassemblant ces efforts

dispersés, j’élabore un ouvrage plus important consacré à ce sujet, et je me suis

aperçu avec une satisfaction croissante que tous les problèmes de philosophie

49Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 58. 50Ibid., p. 58. À ce sujet, Scheler affirme que « l’homme primitif et l’enfant ne ‘réalisent’ pas le phénomène

de la mort, n’ont pas la notion d’un objet ou d’un être ‘mort’. Toute la réalité s’offre à eux comme un seul et

énorme champ d’expressions, sur le fond duquel se détachent des expressions particulières ». Max Scheler,

Nature, p. 318. Souligné dans l’original. 51Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 59.

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que j’avais déjà traités venaient pour l’essentiel coïncider progressivement avec

celui-ci.52

L’ouvrage en question –qui était encore en préparation au moment de la mort de

Scheler- est son Anthropologie philosophique, lequel aurait certainement été un beau

couronnement de la vie réflexive de notre philosophe s’il avait vu le jour. Cependant, la

vision lucide sur l’homme qu’il a présentée dans son dernier livre publié a été suffisante

pour que la tradition philosophique lui confère le statut de pionnier -au côté de Helmuth

Plessner (1892-1985) et Arnold Gehlen (1904-1976)- de ce courant de pensée qu’est

justement l’anthropologie philosophique.53

Malgré l’ambigüité qui existe autour de ce terme, 54 l’engagement commun des

fondateurs de ce courant était de cerner la place de l’homme dans l’univers car, si « cette

place était incontestée dans l’antique cosmos, elle devient fortement problématique dans un

monde soumis à la contingence »55. Autrement dit, il s’agissait de dévoiler la spécificité de

l’homme, de répondre a la question de si l’homme possède une essence au-dessous des

variations historiques, culturelles, etc. ainsi qu’une singularité et une différence (de degré

ou de nature) par rapport aux autres formes de vie (végétale, animale), problèmes qui se

posent avec plus d’acuité à l’aube du XXe siècle à cause du développement accéléré des

sciences de la nature et des sciences empiriques de l’homme (anthropologie, psychologie,

etc.). En ce sens, l’anthropologie philosophique peut être comprise comme un effort pour

saisir l’être de l’homme dans son essence et totalité, le « fait anthropologique en tant que

tel », 56 raison pour laquelle le dialogue avec d’autres sciences (traditionnelles et

52 Max Scheler, La situation, p. 15. 53 Alexis Dirakis et Aldo Haesler, « Conclusion. Topique et métaphysique dans l’acosmie : Max Scheler,

Helmuth Plessner et la genèse de l’Anthropologie Philosophique » dans Gabriel Mahéo et Emmanuel

Housset, Max Scheler. Éthique et phénoménologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 229-

230. 54 À ce sujet, Dirakis et Haesler affirment que l’Anthropologie philosophique est « trop marginale pour figurer

côte à côte avec la phénoménologie ou le néo-kantisme, l’École de Francfort ou la philosophie existentielle, trop hétérogène dans son corpus conceptuel pour avoir donné lieu à une ‘école de pensée’, trop divisée sur des

questions d’héritage intellectuel [...]. S’il y a unité dans cette démarche, elle se situe dans le rejet des

anciennes anthropologies kantienne, hégélienne et darwinienne, et principalement du dualisme cartésien entre

le res cogitans (l’esprit) et le res extensa (le corps); un rejet motivé par la volonté de saisir l’homme dans son

unité indivisible [...] ». Alexis Dirakis et Aldo Haesler, op.cit., p. 230. 55Ibid., p. 231. Souligné dans l’original. 56Ibid.

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émergentes) était une exigence incontournable pour ses fondateurs. 57 Chez Scheler, ce

projet anthropologique de grande envergure se concrétise à travers d’une approche de

l’homme non seulement ontologique, mais aussi historique, éthique et affective. Ainsi,

notre philosophe n’hésite pas à reprendre pour l’analyse philosophique des sujets (par

exemple, l’historicité de l’homme et des valeurs qui le guident, les affects qui fondent nos

relations avec les autres, etc.) qui étaient dans son temps considérés comme appartenant au

domaine des sciences humaines émergentes tels que l’histoire et la psychologie. C’est cette

vision complexe et totalisante de l’homme que Scheler développe tout au long de son

œuvre fécond que nous exposerons ensuite. Nous pourrons par la suite nous concentrer sur

la dimension intersubjective en particulier, puisque l’homme ne peut jamais être compris

pleinement si nous l’abordons « au singulier » : pour Scheler, « être homme » veut dire

nécessairement « être avec d’autres hommes », comme nous l’expliquerons plus tard.

1.1.2.1. Ontologie

Fidèle à son engagement de parvenir à une compréhension profonde de l’homme et

de sa place dans le monde, Scheler développe sa doctrine des sphères de l’être afin de

cerner celle qui correspond à l’être humain; ce faisant, il découvre que l’homme est le seul

qui possède en soi chacune des grandes sphères métaphysiques, c’est-à-dire qu’il est un

micro-cosmos.58 Comme l’avance Scheler lui-même, « l’homme [...] rassemble en soi tous

les degrés essentiels de l’existence en général [...] et en lui la nature entière, du moins quant

à ses régions essentielles, atteint à l’unité la plus concentrée de son être ».59 Par souci de

clarté, nous aborderons maintenant les expressions anthropologiques60 de toutes les sphères

métaphysiques sauf celle de la sphère d’autrui ou Mitwelt, à laquelle nous consacrerons

entièrement notre deuxième sous-section (1.2.). Ainsi, si nous rassemblons les sphères

scheleriennes en trois groupes principaux, à savoir la corporéité, la conscience ou le

psychisme et l’esprit ou l’Absolu, il devient clair que cette hiérarchie métaphysique est

également anthropologique, car d’après Scheler l’être humain possède trois

57 En effet, ses trois représentants possédaient une solide formation et un vif intérêt dans d’autres disciplines ;

Scheler lui-même avait fait des études en médecine et en sociologie. Ibid., p. 232. 58 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 81. 59 Max Scheler, La situation, p. 29. 60 C’est-à-dire la façon dont chacune de ces sphères métaphysiques se concrétise ou se manifeste chez

l’homme.

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« couches » essentielles: la couche proprio-corporelle (Leib), la couche vitale-psychique et

la couche spirituelle ou encore personnelle.61 À ce sujet, remarquons que tout au long de

son œuvre Scheler insiste sur le caractère irréductible de chacune de ces « micro-régions »

de l’homme, puisque cette différentiation met en évidence les aspects de son être qu’il

partage avec le monde ainsi que ceux qui le distinguent de ce monde.

En effet, l’échelle précédente reconnaît d’abord l’appartenance de l’homme au

règne de la nature vivante : tout comme les autres organismes vivants, il est un être

corporel; tout comme les êtres vivants supérieurs –tels que les animaux- il est doté d’une

conscience.62 Étant donné que ces couches appartiennent au domaine de la vie en général,

Scheler affirme que la singularité de l’homme, ce qui le définit et le sépare des autres êtres

ne se trouve pas dans la sphère vitale. Pour comprendre cette thèse, il faut préciser que

lorsque Scheler parle de la vie, il fait référence aux impulsions d’origine psychophysique

ou à celles déterminées par des nécessités purement vitales, telles que la survie, le

prolongement ou l’amélioration de la vie (la fabrication des outils, la transformation du

paysage, etc.). L’animal constitue un bon exemple des limitations de cette sphère, étant

donné qu’il trouve sa pleine réalisation et satisfaction seulement par le fait de suivre ses

pulsions organiques et ses instincts vitaux. 63 Cependant, l’homme possède une volonté

d’aller au-delà et même en contre de ses impulsions psychophysiques,64 c’est-à-dire qu’il

possède un sens de transcendance, raison pour laquelle il n’est pas seulement un être

corporel et vital-psychique, mais aussi un esprit (Geist65). Autrement dit, c’est grâce à sa

condition en tant qu’être spirituel que l’homme a la possibilité « de se dégager de la

fascination et de la pression de ce qui est organique, de se rendre indépendant de la ‘vie’ et

de tout ce qui relève de la ‘vie’, par conséquent aussi de sa propre intelligence soumise aux

61 Cf. Patrick Lang, « Nature et formes de la sympathie : une lecture existentielle » dans Gabriel Mahéo et

Emmanuel Housset, op.cit., p. 176. Cf. également l’annexe de ce mémoire pour une illustration de la

correspondance entre les sphères métaphysiques et anthropologiques. 62 Effectivement, en parlant de la plante, par exemple, Scheler nous dit que « la réflexion la plus élémentaire,

la plus faible conscience de l’état interne, font défaut ». Max Scheler, La situation, p. 27. 63Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 279; Max Scheler, La situation, p. 72. 64« L’homme est donc l’être vivant qui peut prendre en principe à l’égard de cette vie qui le parcourt de

frémissements violents, une attitude ascétique, en réprimant et refoulant ses propres impulsions, en leur

refusant l’aliment des images concrètes et des représentations. Comparé à l’animal, qui toujours dit ‘oui’ à la

réalité comme telle [...], l’homme est ‘l’être qui peut dire non’, ‘l’ascète de la vie’, et à l’égard de tout ce qui

n’est que réalité le protestant éternel ». Max Scheler, La situation, p. 72. Souligné dans l’original. 65Ibid., p. 53.

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tendances ». 66 L’homme en tant qu’esprit est donc « le ‘Faust’ éternel, la bestia

cupidissima rerum novarum, qui est toujours insatisfait de la réalité qui l’entoure, toujours

avide de rompre les barrières de son être en tant qu’il est ici maintenant, et tel, et de son

‘milieu’ ».67 L’esprit constitue donc une catégorie à part qui ne relève pas de l’être corporel

ou vital-psychique, étant donné que celui-là même s’oppose à ces derniers.68 Dans ce cadre,

la forme dans laquelle l’esprit se concrétise dans l’homme est la personne (finie 69 ).

Personne et esprit sont ainsi étroitement liés, au point que « tout esprit réel est

nécessairement personnel et toute personne est spirituelle ».70

En vue de réaffirmer la distinction entre les sphères corporelle et vitale-psychique

d’une part, et la sphère spirituelle d’autre part, remarquons qu’un être psychophysique

exerce des fonctions toujours rattachées à un corps et à un moi vital (l’appétit, la joie, la

tristesse, etc.71) et susceptibles d’être observées ou mesurées (par exemple par la science ou

la psychologie). Ces sphères se prêtent donc à la connaissance spontanée, c’est-à-dire

qu’elles sont intelligibles grâce à la perception sensible et aux moyens d’expression

corporels, tels que le rire ou les larmes.72 Cependant, la personne spirituelle exerce des

actes73 qui ne relèvent pas de la sphère psychophysique (imaginer, penser, aimer, haïr74),

possédant ainsi une « nature intime »75 qui échappe à l’analyse empirique.76 Également, les

66Ibid., p. 53-54. 67 Ibid., p. 72. Souligné dans l’original. 68 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 287. 69 En effet, au niveau anthropologique, la couche de l’esprit se rattache à la personne finie, tandis qu’au

niveau métaphysique (la sphère de l’Absolu), l’esprit renvoie à la personne infinie, à l’idée de Dieu. Antonio

Pintor Ramos, op.cit., p. 334; Maurice Dupuy, op.cit., p. 438-441. 70 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 286. Ma traduction. 71 Patrick Lang, op.cit., p. 176. 72 Patrick Lang, op.cit., p. 187. 73En ce sens, la personne ne se révèle à nous qu’à partir de ses actes, c’est-à-dire que « who the person is is

revelated in and through the life that he is creatively living out ». A.R. Luther, Persons in love. A study of

Max Scheler’s Wesen und Formen der Sympathie, The Hague, Martinus Nijhoff, 1972, p. 99-100. Souligné

dans l’original. 74C’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être conçus comme ayant leur origine dans des pulsions organiques.

L’amour, par exemple, ne peut pas être réduit à un ensemble de réactions physiques ou à un « refoulement et

sublimation d’une énergie psychique unique, la libido » tel que proposait Freud. Patrick Lang, op.cit., p. 177-

178. 75 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 287. Ma traduction. 76 Wilfried Hartmann, « Max Scheler’s theory of person », Philosophy today, 12, 4, 1968, p. 248. Pour

éclaircir l’idée de l’indépendance des actes spirituels de la sphère corporelle et vital-psychique, prenons les

cas des grandes œuvres littéraires ou philosophiques qui constitueraient une forme d’aboutissement des actes

d’imaginer et de penser. En effet, il serait ridicule de réduire ces œuvres à des simples manifestations de

pulsions psychophysiques particulières (produits de la personnalité psychologique des auteurs, par exemple)

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traits qui correspondent aux sphères corporelle et vitale-psychique (apparence physique,

profil psychologique, etc.) se prêtent à la généralisation « en termes de ‘types’, de ‘traits de

caractère’, etc. »,77 tandis que c’est la personne -comprise comme l’« âme spirituelle »78 de

l’homme- qui constitue « le principe d’individuation suprême ».79 Cela veut dire que plus

nous connaissons la sphère spirituelle des hommes, « plus individuelle et unique devient

l’image que nous avons de ces hommes ».80 En effet, comme le précise Scheler,

plus nous nous approchons de l’être intime d’un homme, à la faveur d’une

connaissance compréhensive, guidée par l’amour de ce qu’il a de

spirituellement personnel, plus cet homme nous paraîtra unique dans son genre,

individuel, irremplaçable. Nous voyons tomber au fur et à mesure les multiples

voiles qui recouvraient le centre de sa personnalité et qui sont : son moi social,

plus ou moins général, les instincts, les besoins vitaux, les passions qu’il a en

commun avec tous les autres hommes [...]. On peut en dire autant de la

connaissance de soi-même guidée par le véritable amour de soi-même :

l’homme est d’autant plus individu qu’il est davantage personne intime, que ses

expériences internes sont plus silencieuses [...], qu’il se trouve davantage réduit

à son être, affranchi du corps.81

Il s’ensuit que la personne ne se laisse pas réduire à un ensemble ou à une

combinaison de caractéristiques physiques ou vitales-psychiques données, puisqu’elle

possède, au-delà de ces traits, « un plus »,82 un noyau intime, individuel qui appartient

uniquement à l’homme en tant qu’homme.83

1.1.2.2. Historicité

La dimension ontologique de l’homme que nous avons abordée ci-dessus n’est pas la

seule à laquelle Scheler s’intéresse, puisque, comme nous l’avons mentionné à maintes

ou bien seulement comme des « outils » avec des finalités liées au développement de la vie (nous aider à nous

sentir mieux, à surmonter des difficultés, etc.). Il faut reconnaître leur origine et visée dans une sphère supra-

vitale de l’homme si l’on veut saisir leur sens et valeur. Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 274. 77Patrick Lang, op.cit., p. 188. 78 Max Scheler, Nature, p. 188. 79 Ibid. En d’autres termes, « si [...] dans l’ordre empirique et physique, les hommes sont plus ou moins

remplaçables (selon le type auquel ils appartiennent), ils ne le sont pas du tout dans l’ordre acosmique et

métaphysique ». Ibid. 80 Patrick Lang, op.cit., p. 188. 81 Max Scheler, Nature, p. 186. Souligné dans l’original. 82 Ibid., p. 248. Souligné dans l’original. 83 Comme nous le verrons dans notre troisième chapitre, c’est l’amour le seul qui est capable de nous révéler

cette dimension spirituelle, personnelle de l’homme.

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reprises, le dessein de notre philosophe est d’aller au-delà des visions isolées ou

fragmentaires sur l’homme, qui étaient d’ailleurs très populaires dans son temps. Ainsi,

étant donné que pour Scheler l’homme constitue « an emotional, voluntative, rational,

social, historical, and evolutionary phenomenon », 84 il ne néglige pas cette dimension

fondamentale de l’être humain qui est l’histoire. À cet égard, soulignons que l’intérêt de

Scheler pour l’aspect temporel de l’homme a été originalement suscité par sa lecture des

travaux de Nietzsche concernant les valeurs, étant donné qu’

in a time when most Europeans took the limited and often narrow ethos of their

time and place for the whole of morality, it was Friedrich Nietzsche who

rediscovered the historical wealth of moral values. The reading of Nietzsche’s

powerful descriptions of the manifold moral ideas and ideals contained in

history made Scheler more alert to the multiplicity and variety of values which

had been overlooked and neglected by generations of reductionist ethicians.85

Ainsi, Scheler a développé un vif « sens historique »86 qui a influencé ses travaux

sur l’éthique et les valeurs (lesquels comprennent la relation de l’homme avec ces sphères),

notamment son Formalisme où il expose sa critique au système moral de Kant. Dans ce

cadre, bien qu’il tenait ce dernier en haute considération, au point de décrire sa doctrine

comme «la plus achevée que nous possédions en matière d’éthique philosophique », 87

Scheler affirmait en même temps que Kant, dans sa quête d’universalité, avait négligé « the

concrete richness of moral values as revealed among different peoples and in different

periods of history ».88 En effet, Scheler part du principe que, dû au fait que l’existence de

l’homme est enracinée dans une société et un temps précis, toute recherche qui l’implique

exige, pour être complète, la prise en compte de ces variables spatio-temporelles ; pour

cette raison, dans le contexte de ses recherches éthiques et axiologiques, il rejette « dès le

seuil de la philosophie, un ciel d’idées et de valeurs qui devraient exister tout à fait

‘indépendamment’ [...] de l’homme et de la conscience humaine ».89

84Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 110. Souligné dans l’original. 85 Alfons Deeken, op.cit., p. 20-21. 86 Quentin Lauer, op.cit., p.283. Ma traduction. 87 Max Scheler, Le formalisme, p. 12. 88 Alfons Deeken, op.cit., p. 7. 89 Max Scheler, Le formalisme, p. 25.

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Scheler conteste néanmoins la conclusion principale tirée par Nietzsche suite à sa

reconnaissance de la variabilité spatio-temporelle des valeurs, à savoir le relativisme moral.

À ce sujet, Scheler affirme que le royaume des valeurs lui-même et sa hiérarchie sont

objectifs, ils possèdent une essence éternelle, mais chaque société d’un temps et espace

précis saisit les valeurs d’une façon particulière, en mettant l’accent sur certaines d’entre

elles au détriment d’autres, ce qu’il appelle l’ethos d’une société donnée.90 De cette façon,

bien que « the realm of values is beyond time and history, absolute and eternally valid »,91

celles-là sont en constante actualisation au sein de l’expérience humaine, elles s’incarnent

de manières spécifiques en fonction de la « sensibilité » axiologique de chaque société et

culture. Au moyen de ces formes concrètes et finies d’ethos, les hommes d’une étape

historique donnée participent dans la sphère absolue et infinie des valeurs, puisqu’ils

saisissent « particular dimensions of the cosmos of values ».92 Scheler est donc convaincu

que la théorie et la pratique axiologiques –c’est-à-dire la façon dont les hommes vivent les

valeurs- forment un tout inséparable, puisque, plutôt que se contredire, elles sont

intimement connectées, s’éclaircissant l’une à l’autre réciproquement. Cela explique

d’ailleurs pourquoi Scheler n’hésite pas à faire usage d’un large éventail d’évidence

factuelle dans ses œuvres. En effet, d’après lui, la multiplicité conduit à l’unicité, le concret

sert à arriver à l’absolu, la pratique permet d’élucider la théorie. C’est à cause de cette

approche intégrée et pluridisciplinaire que les textes de Scheler se caractérisent par le fait

de parler « de presque toutes les choses ».93 Cet esprit de synthèse schelerien trouvera aussi

un écho dans le domaine qui nous intéresse, à savoir l’affectivité et l’intersubjectivité

humaines.

1.1.2.3. Affectivité et intersubjectivité

Tel que nous l’avons vu précédemment, Scheler ne souscrit pas à l’affirmation

nietzschéenne selon laquelle l’homme serait dépourvu de points de repère absolus capables

d’orienter sa vie morale ; il soutient par contre que ces points -les valeurs- existent

objectivement, en soulignant en outre –thèse encore plus audacieuse- que l’homme est en

90 Alfons Deeken, op.cit., p. 85. 91 Ibid., p. 86. 92 Ibid., p. 88. 93 José Ortega y Gasset, op.cit., p. 510. Ma traduction.

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mesure de les saisir uniquement par la voie émotionnelle. Dit autrement, pour Scheler les

sentiments constituent le seul moyen d’accès au monde objectif des valeurs, au point qu’un

être hypothétiquement dépourvu de sentiments, « réduit à la perception [sensible] et à la

pensée serait par là même absolument aveugle-aux-valeurs »94 puisque celles-ci « make

their appearance only in their being felt ».95 Afin de comprendre la signification et la portée

de cette thèse fondamentale de la pensée schelerienne, nous commencerons en rendant

compte de la richesse que Scheler attache au concept de « sentiment » et à la vie

émotionnelle de l’homme en général.

Effectivement, remarquons que jusqu’à Scheler, la tradition philosophique –

notamment Kant- avait identifié l’ensemble des sentiments avec la sensualité, ce

qu’impliquait que toute expérience émotionnelle –voire l’amour et la haine- pouvait être

expliquée à partir de faits empiriques (la structure psychophysique de l’homme, par

exemple). Dans cette perspective, les sentiments se révélaient comme insignifiants et même

nuisibles à tout projet philosophique cherchant à fonder une éthique absolue et universelle,

étant donné que tout ce qui découle de l’empirique et du sensible est assujetti à des

variations.96À ce sujet, il est important de souligner que Scheler était entièrement d’accord

avec l’idée kantienne d’une éthique non-empirique lorsqu’il affirme que Kant « refuse avec

[...] raison toute éthique qui voudrait tirer ses résultats de l’expérience inductive, qu’elle

s’appelle historique, psychologique ou biologique ».97 Cependant, le fait d’établir un lien

nécessaire entre l’émotionnel et le sensible (ou l’empirique) révélait à ses yeux « a false

conception of the true nature of the emotional side of man »,98 puisqu’il existe aussi « an

emotional a priori »,99 c’est-à-dire, « acts of pure feeling [...] which are as independent of

the psycho-physical structure of the human being as is pure thinking ».100 Autrement dit,

Scheler voit dans la vie émotionnelle, non pas « a chaos of confused states »101 mais « a

meaningful symbolic language »102 possédant une certaine « grammaire », un ensemble de

94 Max Scheler, Le formalisme, p. 90. 95 Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 111. 96Alfons Deeken, op.cit., p. 31; Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 50. 97Max Scheler, Le formalisme, p. 69. 98 Alfons Deeken, op.cit., p. 31. 99 Ibid., p. 33. 100Ibid., p. 31. 101 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 118. 102 Ibid., p. 119-120.

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règles et de lois propres. 103 L’une de ces lois est que les sentiments possèdent une

gradation qui se correspond avec les trois couches essentielles de l’homme abordées

précédemment, à savoir la sensible, la vitale-psychique et la spirituelle. Cela veut dire que,

bien qu’il existe sans doute des sentiments rattachés à la couche sensible, il y en a aussi

d’autres qui relèvent des dimensions supérieures de l’homme. Comme l’affirme Scheler lui-

même, « il existe, à côté des lois causales et des dépendances psycho-physiques qui

rattachent la vie émotionnelle aux manifestations corporelles, des lois indépendantes,

applicables aux actes et fonctions émotionnels ‘supérieurs’, totalement différents de ce que

j’appelle sentiments sensations [ou sentiments sensoriels] ».104

Cette hiérarchie émotionnelle se fonde sur la distinction entre sentiments non-

intentionnels et intentionnels. De manière générale, les sentiments non-intentionnels sont

ceux justement rattachés à la sensibilité; ils renvoient à des données, des constatations

sensorielles qui ne se dirigent vers aucun objet, comme la douleur physique. Par contre, les

sentiments intentionnels émergent de la couche vitale-psychique et spirituelle de l’homme ;

ils ne peuvent pas donc être expliqués par des causes psychophysiques et possèdent

également une visée, une orientation vers un objet, tel que le sentiment de souffrir de

quelque chose.105 En outre, remarquons qu’indépendamment de son caractère intentionnel

ou non-intentionnel, Scheler affirme que tous les sentiments possèdent un corrélat

axiologique spécifique ; en d’autres termes, éprouver un sentiment implique nécessairement

saisir une valeur. Afin d’éclaircir la vision schelerienne de l’affectivité, nous présentons

maintenant une esquisse de la hiérarchie des sentiments, tout en invitant le lecteur à la

confronter avec le tableau 1 joint en annexe à la fin du mémoire, lequel résume

graphiquement ce que nous expliquons ici-bas.

103Dans ce cadre, Scheler soutient -avec un ton visiblement indigné- qu’« if entire generations, see the whole

of emotional life as a dumb, subjectively human matter of fact, without a meaning on which objective

necessity can be based, without sense and direction, this is not something engineered by nature but is the

responsibility of men and ages. It comes from the general slovenliness in matters of feeling, in matters of love

and hate, from the lack of seriousness for all the depths of things and of life itself ». Max Scheler, « Ordo

amoris », p. 118. Souligné dans l’original. 104 Max Scheler, Nature, p. 7. 105 Matthias Schlossberger, « Nature et formes de l’intersubjectivité. La phénoménologie alternative de

Scheler », dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset, op.cit., p. 194-195.

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A) Couche du corps-propre. 1) Les sentiments sensoriels. Il s’agit de sensations

physiques liées au plaisir et déplaisir qui sont ressenties dans des parties ponctuelles et

localisables dans le corps propre, tels que le chaud, le froid, la douleur. Ils constituent des

états (affectifs) sans visée intentionnelle. Les corrélats axiologiques des sentiments

sensoriels sont les valeurs sensuelles, tels que l’utile et le nuisible, l’agréable et le

désagréable.

B) Couche vitale-psychique. 2) Les sentiments vitaux. Ils surgissent du « Je »

corporel mais ils ne sont pas localisables dans des parties spécifiques du corps ; ils

renvoient à la « conscience unitaire de notre corps-propre dans l’ensemble »,106 tels que

l’appétit et le dégoût ainsi que sentiment d’être en bonne santé et vigoureux ou épuisé.

Contrairement aux sentiments sensoriels, qui représentent des « états bruts », dans le

sentiment vital « nous sentons notre vie elle-même ; en d’autres termes dans ce sentir

même quelque chose nous est ‘donné’, qui est son ‘accroissement’ ou sa ‘diminution’, sa

maladie ou sa santé ».107 Ils sont des fonctions de caractère intentionnel en tant qu’ils

possèdent une direction : notre sens de l’appétit ou du dégoût, par exemple, se dirige

toujours vers un objet spécifique. Les valeurs correspondantes sont celles du noble et du

ignoble ou vil. 3) Les purs sentiments « de l’âme » ou sentiments psychiques. Ces

sentiments renvoient aux « qualités du Je », c’est-à-dire, à la dimension psychique de la

personne et ils ne sont pas rattachés à une manifestation physique, corporelle, comme le

sentiment d’être triste ou joyeux, raison pour laquelle ils sont dits « purs ». Ils constituent

également des fonctions avec une visée intentionnelle, comme le montre la même structure

langagière lorsque nous affirmons que nous souffrons ou nous réjouissons de quelque

chose. Leurs corrélats sont les valeurs spirituelles de culture : les valeurs esthétiques (beau

et laid) ; de justice (juste et injuste) et celles de connaissance (vrai et faux).

C) Couche spirituelle. 4) Les sentiments spirituels. À la différence des sentiments

de l’âme, les sentiments spirituels ne sont pas dépendants ou motivés par des conditions

extérieures (des évènements ou situations qui nous arrivent) ou intérieures (nos états

psychophysiques) et ils ne sont pas non plus limités à un domaine spécifique de notre

106 Max Scheler, Le formalisme, p. 346. 107 Ibid., p. 347.

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existence. Les sentiments spirituels, « dès l’instant où ils sont présents [...] et, à partir pour

ainsi dire du noyau de la personne, ils emplissent la totalité de notre existence et de notre

‘univers’ ».108 Des exemples seraient les sentiments de béatitude ou de désespoir, lesquels

ne peuvent pas être « produits ni mérités par notre comportement »109et embrassent la

totalité de notre personne, au-delà de notre dimension physique et vitale-psychique. Ces

sentiments constituent des actes, la différence principale entre fonction et acte étant le

caractère réactif de la première et actif du dernier, précisément à cause du fait que les actes

spirituels ne constituent pas une réponse ou une réaction à des objets ou des situations

spécifiques.110 Leurs corrélats axiologiques sont les valeurs spirituelles religieuses : le sacré

et le profane.111

Ayant ébauché la stratification émotionnelle schelerienne, illustrons à l’aide d’un

exemple concret la relation entre sentiment et valeur ainsi que l’importance de reconnaître

les différences essentielles entre les sentiments selon leur place dans la hiérarchie

affective : si je me blesse avec un couteau, je ressens une certaine douleur physique

immédiatement associée avec le désagréable (une contrevaleur ou valeur négative

sensuelle). Cette douleur -étant donné son caractère sensible- pourrait d’ailleurs être

ponctuellement mesurée et expliquée seulement à l’aide de notions physiologiques. Par

contre, si je rencontre un enfant abandonné dans la rue, ce que je ressentirais à l’égard de

lui serait de la souffrance, déclenchée en vue d’une situation injuste (une contrevaleur

spirituelle de culture). Cette souffrance ne saurait pour sa part être réduite à une simple

réaction physique ou psychologique ; quiconque qui essaierait de le faire, perdrait

108Ibid., p. 350. 109 Ibid., p. 351. 110 Nous avons évoqué les termes de fonction et acte dans la section correspondante aux couches essentielles

de l’homme (section 1.1.2.1.), où nous avons mentionné que l’homme en tant qu’être vital-psychique réalise

des fonctions, tandis que considéré comme être spirituel il réalise des actes. La hiérarchie émotionnelle, qui se

correspond fidèlement avec les couches anthropologiques, nous offre maintenant des exemples plus concrets

de chacune de ces notions. À cela nous pourrions ajouter les états qui se trouvent au premier niveau de la stratification émotionnelle, et qui renvoient aux sentiments que l’homme éprouve dans sa condition d’être

corporel ou sensible. 111 Gabriel Mahéo, « Le libre jeu de l’amour et de la raison » dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset,

op.cit., p. 144 ; Patrick Lang, op.cit., p. 176. La classification générale est fondée sur Max Scheler, Le

formalisme, p. 125-130 ; 337-351 et Patrick Lang, op.cit., p. 176. Notons d’ailleurs que l’amour n’apparaît

pas du tout dans cette classification. Pourquoi Scheler fait-il abstraction d’une expérience si marquante pour

l’être humain ? C’est justement parce que Scheler accorde à l’amour un poids déterminant pour la vie

affective et morale de l’homme qu’il ne le conçoit pas comme un sentiment parmi tant d’autres. Nous

examinerons ce caractère unique de l’amour dans notre troisième chapitre.

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nécessairement de vue le sens même et la profondeur de cette expérience affective. Il

s’ensuit que la différentiation entre ces niveaux émotionnels est fondamentale pour restituer

à la vie affective l’ordre et la rigueur qui lui sont propres, ce qui constitue l’un des grands

projets philosophiques scheleriens.112

Dans ce contexte, soulignons que, parmi la pluralité de sentiments qui font partie de

la vie émotionnelle de l’homme, il y en a certains qui suscitent un intérêt particulier chez

Scheler : les sentiments intersubjectifs. Ceux-ci renvoient aux modalités affectives qui nous

permettent de partager nos sentiments individuels (de joie, de souffrance, etc.) avec autrui ;

il s’agit donc des sentiments possédant un caractère essentiellement relationnel ou,

autrement dit, des manières de « co-sentir », comme la fusion affective, la sympathie,

etc.113Ainsi, d’après Scheler, ces sentiments de caractère interhumain et social possèdent

eux aussi une légalité, une ontologie propre ainsi qu’une portée axiologique et même

historique ; bref, une nature complexe qui comprend des traits autant absolus que

temporels. 114 Cela entraîne que –tout comme les émotions individuelles- les émotions

intersubjectives ne peuvent pas toutes être réduites à de simples faits empiriques ou

psychophysiques. Dans ce cadre, soulignons que parmi ce dernier type de sentiments, la

sympathie occupe une place prédominante dans la réflexion de Scheler, puisque -tel que

112 L’un des objectifs principaux de Scheler est précisément la « réhabilitation » de la vie émotionnelle de

l’homme, projet qui avait déjà été envisagé par Saint Augustin et Pascal, dont leurs écrits se trouvent parmi

les références incontournables du premier. L’importance du domaine émotionnel se révèle aussi dans le fait

que celui-ci possède une primauté -par rapport à la raison théorique- dans notre procès d’appréhender et de

trouver signification au monde et à la vie. En effet, Scheler souligne que les émotions constituent la voie

primaire pour appréhender le monde, étant donné qu’avant que le monde dans lequel nous participons soit

conceptualisé, schématisé ou jugé il est simplement donné, révélé à nous au moyen des sentiments, ce qui entraîne en même temps la découverte de valeurs. La primauté de l’émotionnel découle ainsi du fait que « we

are primarily related to the world not by way of intellectual perception but through value-feeling. Our

emotional relationship precedes our intellectual operations ». Deeken, Alfons, Process and permanence, p.

30; cf. Alfons Deeken, op.cit., p. 35-36. 113 Matthias Schlossberger, op.cit., p. 191-198 ; Jérôme Porée, « Le phenomène de la valeur, le discours de la

norme et la communauté des hommes » dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset, op.cit., p. 103. 114 Effectivement, l’intérêt de Scheler pour la dimension métaphysique-ontologique et axiologique des

sentiments intersubjectifs ne l’amène pas à se conformer avec une étude abstraite de ceux-là. Nous nous apercevrons par contre que son ouvrage consacré à ce sujet, à savoir Nature et formes de la sympathie, est

largement nourri par le concret, c’est-à-dire que le philosophe fait constamment appel aux sciences

empiriques, telles que l’histoire, l’anthropologie, la psychologie et même la biologie. Ce faisant, le philosophe

cherche à montrer que les lois qui régissent l’affectivité se manifestent ou se concrétisent dans le

développement –historique, psychologique, etc.- de l’homme, de sorte que la recherche de la nature

essentielle et de l’ordre inhérent à la vie émotionnelle humaine ne peut pas se faire de façon abstraite, elle

exige la prise en compte des manières de vivre l’affectivité dans le monde réel. Autrement dit, l’étude des

formes concrètes d’affectivité nous aide à comprendre en même temps la dimension non-temporelle ou

absolue de cette dernière.

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nous le verrons dans le deuxième chapitre- c’est au moyen de celle-là que nous pouvons

effectivement participer (et non seulement observer, comprendre rationnellement, etc.) à la

vie psychique de l’autre. Cela dit, cette participation rendue possible grâce à la sympathie

entraîne déjà une certaine immersion dans le monde d’autrui. Mais comment accédons-nous

d’abord à ce monde ? Quel est le début, le fondement de l’expérience de l’autre ? Scheler

nous dira que c’est la conscience, mais surtout la perception d’autrui en tant qu’autrui qui

nous permet de nous introduire, d’avoir un premier contact avec la vie psychique d’autrui,

thèse qui s’inscrit dans le cadre de sa théorie de la connaissance d’autrui que nous

exposerons ensuite.

1.2. La question de l’autre

D’après Scheler, la connaissance d’autrui est donnée à l’homme de deux façons :

d’une part, comme conscience de la sphère de l’altérité en général (le monde interhumain

ou Mitwelt), sans référence à telle ou telle individualité étrangère spécifique ; d’autre part,

comme perception de l’autre au sens concret lors d’une rencontre humaine quelconque. En

ce sens, par rapport à la première modalité, notre philosophe affirme que la sphère de

l’autre est nécessairement inscrite dans la conscience de tout homme, même dans celle d’un

« Robinson Crusoe » n’ayant jamais rencontré d’autres hommes. Concernant la deuxième

modalité de connaissance d’autrui, Scheler soutient que toute rencontre réelle et effective

avec autrui part de la perception de l’autre comme un autre, perception qui est non

seulement possible, mais indispensable pour entrer dans le monde psychique de cet autre

qui est devant nous. Nous consacrerons donc les lignes qui suivent à l’analyse de ces deux

aspects fondamentaux de la théorie schelerienne d’autrui.

1.2.1. La conscience de la sphère de l’altérité (Mitwelt)

Lorsque nous avons abordé les sphères scheleriennes de l’être, 115 nous avons

mentionné qu’après la sphère de l’Absolu, c’est la sphère de l’altérité (ou de la

communauté, le monde interhumain, etc.) qui est la plus originaire dans l’expérience vitale

de l’homme, même avant celle de l’ego ou du moi propre. En fait, Scheler soutient que la

catégorie du moi ne peut pas être comprise sans référence à celle d’autrui, puisque « la

115 Cf. la section 1.1.1. dans ce même chapitre.

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société existe pour ainsi dire à l’intérieur de chaque individu; [...] si l’homme fait partie de

la société, celle-ci, à son tour, fait partie de l’homme auquel la rattachent des rapports

substantiels; [...] si le ‘moi’ est un élément constitutif du ‘nous’, le ‘nous’ est un élément

constitutif, non moins nécessaire, du ‘moi’ ».116 Bref, l’un des postulats fondamentaux de la

théorie schelerienne d’autrui est que les rapports entre moi et autrui ne sont pas accidentels,

mais substantiels; comme le dit à juste titre A. R. Luther, « there are no cartesian bridges to

build to the world and other men. One’s being is originally a being-together ».117

Afin de démontrer le caractère essentiel de la relation individu-communauté,

Scheler développe l’hypothèse d’un « Robinson Crusoe ». Concrètement, il se demande si

un Robinson hypothétique, c’est-à-dire un homme ayant été isolé toute sa vie, « n’ayant

jamais rencontré d’être semblable à lui, n’ayant jamais perçu la moindre trace ou le

moindre signe attestant l’existence d’un être pareil, possède ou non l’idée de l’existence de

sociétés et de sujets intellectuellement et psychiquement analogues à ce qu’il est lui-même,

et s’il peut ou non savoir qu’il fait partie ‘d’une communauté faite d’hommes pareils’ ».118

Face à ce problème, Scheler conteste d’abord la réponse donnée par le philosophe Johannes

Volkelt, qui affirme qu’il existerait une certitude intuitive du toi, une appréhension

immédiate de l’autre qui précèderait toute expérience.119 En effet, Scheler ne souscrit pas à

cette théorie puisqu’il considère que l’évidence de l’existence d’autrui n’est pas

entièrement découplée de l’expérience. Néanmoins, cette expérience d’autrui n’est pas

empirique (ni rationnelle, d’ailleurs), mais émotionnelle. En d’autres termes, ce Robinson

posséderait des évidences de l’existence d’autres hommes non pas au moyen d’une

expérience d’observation, d’induction, etc., mais au moyen de l’expérience de sentiments

intersubjectifs, c’est-à-dire de sentiments essentiellement sociaux ou rattachés à autrui.120

Parmi ces derniers il faut distinguer la sympathie, laquelle renvoie à l’acte de partager nos

vécus affectifs (tristesse, désespoir, etc.) -et intentionnels en général- avec nos semblables.

Dans le cas de Robinson, celui-ci l’éprouverait plutôt comme un désir non-accompli de

116 Max Scheler, Nature, p. 335-336. Souligné dans l’original. 117A. R. Luther, op.cit., p. 24. 118Max Scheler, Nature, p. 342. 119 Ibid., p. 343. 120 Cf. la section 1.1.2.3. dans ce chapitre.

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partager avec quelqu’un d’autre -semblable à lui- ses sentiments de joie, de souffrance, etc.

Ainsi, ce Robinson éprouverait

un sentiment de vide et de non-satisfaction, toutes les fois qu’il voudrait

exécuter des actes de nature intellectuelle ou psychique qui ne peuvent acquérir

une unité de sens objective qu’en association avec des actes sociaux provenant

d’autres sources. C’est ainsi que ces vides et lacunes, cette impossibilité

d’aboutir qui caractériseraient ses actes intentionnels seraient de nature, à notre

avis, à lui donner une intuition et une idée très positives de la sphère du toi dont

il ne connaît d’ailleurs aucun exemplaire.121

Bref, comme l’affirme également M. Frings, « while Crusoe’s experience in fact

lacks individuals who might respond [à ses actes émotionnels], his emotive and rational

apparatus nevertheless does not lack the intentional referent of otherness as such », 122 ce

qui, d’après Scheler, révèle que l’idée d’autrui fait partie inhérente de « la structure

essentielle de la conscience humaine ».123

1.2.2. La perception d’autrui en tant qu’autrui

Tel que nous venons d’expliquer, c’est au moyen de certains actes affectifs et

intentionnels –c’est-à-dire intrinsèquement orientés vers autrui- que nous arrivons à la

conviction de l’existence de l’altérité au sens large (même si nous n’avons jamais connu

d’autres hommes). Maintenant Scheler « descend » au niveau de nos rencontres réelles et

concrètes avec autrui, en se demandant comment l’acte de la perception, compris comme

acte intentionnel et non empirique (cette dernière étant la perspective de la psychologie

expérimentale)124, peut nous donner la conviction que l’autre, en tant qu’individu concret,

121 Max Scheler, Nature, p. 343-344. Il s’ensuit que l’évidence d’autrui, contrairement à ce qu’affirme

Volkelt, ne découle pas d’une «‘certitude intuitive de quelque chose qui échappe à l’expérience’, car c’est

d’après des expériences pour ainsi dire personnelles, très intimement personnelles, d’après le sentiment très

positif d’une ‘agitation dans le vide’, que notre Robinson se serait formé cette idée du toi, de la ‘communauté

en général’ ». Ibid., p. 343-344. 122 Manfred S. Frings, The mind of Max Scheler. The first comprehensive guide based on the complete works,

Milwaukee, Marquette University Press, 1997, p. 83. 123Max Scheler, Nature, p. 335. 124 En effet, Scheler conçoit la perception « in the broad unitary sense which Merlau-Ponty indicated with his

expression ‘to think with one’s eyes’. What is perceived is at the same time meaningfully perceived.

Perception is meaningful insofar as it is perception of a unified totality » (A.R. Luther, op.cit., p. 21-22). La

perception au sens psychologique demeure aveugle à ladite totalité, car elle entraîne la réalisation

d’opérations empiriques qui ne saisissent que des aspects partiels d’autrui ; par exemple, l’observation ou

l’examen isolé de tel ou tel geste, mouvement, comportement, etc. Il en va de même avec la perception au

sens scientifique, laquelle ne saisit que la dimension corporelle de l’homme. Comme l’affirme A.R. Luther,

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existe réellement.125 Ainsi, Scheler ne parle plus du problème de « la réalité d’autrui en

général » 126 mais « de l’existence effective autour de nous, d’autres individualités

psychiques que la nôtre ».127 Dans ce cadre, le philosophe développe la thèse selon laquelle

la perception d’autrui entraîne la révélation immédiate d’une individualité réellement

distincte de moi, totale et unitaire, de sorte que c’est la perception, ainsi comprise, celle qui

nous ouvre les portes du monde d’autrui. En d’autres termes, Scheler cherche à prouver,

d’une part, que la perception et la conviction de la réalité de l’autre (au sens concret, lors

d’une rencontre humaine) ne se fondent pas sur des actes rationnels ou empiriques

(observation, inférence, etc.; bref, des actes psychologiques). D’autre part, le philosophe

vise à montrer que, lorsque nous percevons autrui et ses vécus psychiques, nous ne

percevons pas, par exemple, une simple « duplication » de nous-mêmes ou « l’écho ou la

pure transposition de notre expérience personnelle »;128 de même, nous ne percevons pas un

être exclusivement corporel ou exclusivement spirituel (une âme), toutes ces idées étant des

visions erronées et réductionnistes de la perception. Par contre, Scheler affirme que la

perception authentique d’autrui entraîne la perception d’un autre être humain comme tel,

c’est-à-dire en tant qu’unité indivisible, en tant qu’individualité extérieure et distincte de

nous-mêmes. La perception d’autrui est donc une forme de connaissance intuitive et

immédiate entraînant « la conviction ‘que devant moi se tient effectivement un autre

homme’ »,129 un homme « tout entier », dont son être et ses vécus psychiques sont aussi

réels que les miens.

« bodily presence only is given to medical doctors or to natural scientists. In the perspective of natural science

the body is treated as a thing finished and complete in itself, and as subject to observable and measurable

physical changes and modifications ». (Ibid., p. 22). Ajoutons que l’intérêt de Scheler pour examiner l’idée de

la perception comme acte eidétique, tout en l’opposant à sa conception empiriste, est plus clairement visible

dans l’édition allemande de Nature et formes de la sympathie, où le chapitre consacré à la perception du moi

d’autrui porte le sous-titre «Versuch einer Eidologie, Erkenntnistheorie und Metaphysik der Erfahrung und

Realsetzung des Fremden Ich und der Lebewesen ». Cf. Max Scheler, Wesen und formen der Sympathie dans

Max Scheler, Gessamelte Werke, Band VII, Bern/München, Francke Verlag, 1954-1997. 125 Rappelons que, d’après Scheler, cette conviction est importante car elle nous permet de reconnaître l’autre

en tant qu’« être qui sent et qui pense » (Maurice Dupuy, op.cit., p. 425). En d’autres termes, la perception au sens schelerien, en nous conférant cette certitude, nous donne un premier accès à la vie d’autrui, puisqu’elle

révèle à nos yeux sa réalité, son existence réelle. 126Ibid., p. 420. 127Ibid., p. 420. 128 Ibid., p. 415. 129 Matthias Schlossberger, op.cit., p. 204.

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Pourquoi Scheler attache-t-il une grande importance à l’éclaircissement de ce

problème? D’après lui, l’importance d’y fournir des réponses adéquates découle du fait que

la question de la perception et de la certitude de l’existence d’autrui possède des

conséquences anthropologiques importantes, puisque cette perception détermine « ce que

l’homme est, ou n’est pas capable d’être (ou de devenir un jour) pour l’homme, soit par

l’amour, par l’union et l’entente, soit par la haine et par la lutte ».130 Autrement dit, c’est

seulement en dégageant les implications de cette perception, de cette première connaissance

d’autrui que nous pouvons savoir ce que l’homme perçoit lorsqu’il se trouve devant autrui,

ce que l’autre signifie pour lui.131 Par exemple, si le fait de percevoir autrui n’est que voir

dans lui un écho de moi-même à partir de l’« association » ou du « transfert » de mes

propres vécus dans ceux d’autrui –comme le proposaient certaines théories psychologiques

assez répandues à l’époque de Scheler, et auxquelles il s’oppose fortement132-, l’homme ne

serait pour l’homme qu’une réalité floue et superficielle, toujours référée et subordonnée à

moi-même, ce qui sans doute affecterait négativement la relation (d’amour, d’amitié, etc.)

avec autrui. Il s’ensuit que l’étude de la nature essentielle de l’acte de la perception d’autrui

est incontournable pour définir le degré d’authenticité et de profondeur des rapports

humains.

Dans ce cadre, Scheler s’attarde premièrement sur l’insuffisance de la méthode

psychologique pour traiter le problème de la perception et de la connaissance d’autrui en

tant qu’autrui. À cet égard, remarquons que l’intérêt de notre philosophe pour rendre

compte des limitations épistémologiques de la psychologie découle du fait qu’à son époque,

l’approche expérimentale de cette science émergente était la plus populaire et acceptée pour

aborder les questions des rapports avec autrui. Ainsi, Scheler remet en question sa

pertinence en soulignant que cette science « accepte naïvement comme donné tout ce qu’il

s’agit encore de démontrer ». 133 En effet, la psychologie soutient que la connaissance

130Max Scheler, Nature, p. 314. 131Ibid. 132 Nous abordons la critique de Scheler à ces théories plus tard dans cette même section. À ce sujet, M.

Frings soutient que « Scheler’s treatment of ‘the oher’ was the only one at the time to have a

phenomenological basis. It was something quite new vis à vis commonly accepted theories in psychology

holding that ‘the other’ is given in terms of ‘associations’, ‘assimilations’, ‘analogical inferences’, ‘transfers’

and ‘empathy’ of one’s own ego ‘into’ that of the other. These theories, which Scheler quite successfully

refuted, had been widely accepted at the time without serious critique ». Manfred S. Frings, The mind, p. 82. 133Max Scheler, Nature, p. 322-323.

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d’autrui (mais aussi celle de soi-même) se fait à travers de la perception interne, l’attention

et l’observation, comprises comme des actes empiriques qui nous permettraient

d’appréhender les faits psychiques d’autrui, pour ensuite les formuler en jugements et les

communiquer.134 Scheler soulève plusieurs objections à l’égard de l’explication précédente.

D’abord, elle présuppose l’existence d’autres êtres humains ainsi que la possibilité

d’accéder à leur vie psychique au moyen d’actions telles qu’apercevoir, faire attention et

observer, en laissant de côté l’examen de l’essence et des limites de ces actes pour la

connaissance de la vie psychique d’autrui. À cela s’ajoute le fait que la psychologie n’opère

pas une distinction suffisante entre les phénomènes susceptibles d’être objectivés ou qui se

prêtent à l’expérimentation (répétition, reproduction, etc.) et ceux qui ne le sont pas. À ce

sujet, Scheler affirme que

nous entendons souvent les partisans de la psychologie expérimentale, qui se

livrent à l’étude expérimentale des fonctions « supérieures » (pensée, volonté,

actes religieux, etc.), déclarer que « tous » les faits psychiques et intellectuels

doivent être étudiés expérimentalement. À quoi on peut répondre que

l’ensemble de nos actes noétiques ne se prête ni à la « perception » interne, ni à

l’aperception, ni à l’attention, ni à l’observation, ni (à plus forte raison) à

l’influence expérimentale, et cela non pour des raisons en rapport avec les

limites [...] qu’on peut assigner à la connaissance ou avec des limites

méthodologiques, mais pour une raison avec laquelle il est impossible de

transiger et qui est tirée de la nature ontologique même de ces actes.135

En effet, la personne et ses actes spirituels ne sont pas accessibles à nous au moyen

d’actes tels que la perception interne, l’observation, etc. (comprises toutes comme des

procédés empiriques, psychologiques) car -contrairement à la réalité inorganique ou

purement organique (plants, animaux, etc.)- la personne possède une vie intérieure, un

centre spirituel et singulier qui ne peut pas être examiné comme un objet quelconque du

monde extérieur. Cela répond au fait que la personne n’est jamais un objet sur lequel on

apprend quelque chose, mais un être avec qui nous entrons en relation, car il ne s’agit pas

d’une rencontre entre un sujet et un objet, mais entre un être spirituel et un autre être

spirituel. 136 Ainsi, lorsque nous sommes devant une personne nous entamons

nécessairement une relation, non pas de connaissance au sens objectivant, mais de

134Ibid., p. 323. 135Ibid., p. 325-326. Souligné dans l’original. 136Ibid., p. 328.

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compréhension et de participation. En ce sens, on ne perçoit jamais une personne comme

un biologiste perçoit et connaît le monde organique, mais plutôt comme un être humain

perçoit –ou devrait percevoir- un autre être humain, c’est-à-dire comme un être capable

d’agir, de décider, de penser, de sentir, tout comme moi-même (mais non pas de manière

analogue à moi-même, soulignons). Par conséquent, la perception au sens psychologique,

c’est-à-dire comprise comme un simple acte d’observation empirique, est incapable de nous

rapprocher authentiquement au monde de l’autre.

D’ailleurs, en plus de sa critique à la méthode de la psychologie et à la

compréhension de la perception comme acte d’observation, Scheler remet aussi en cause

deux théories psychologiques qui ont tenté de réduire la perception à certains actes

empiriques et qui étaient d’ailleurs largement acceptées dans son temps : la théorie des

jugements par analogie et la théorie de l’intropathie.137 La thèse principale de la théorie des

jugements analogiques est que « we discover other people’s thought by a process of

reasoning by analogy, inferring from the Other’s ‘expressive’ bodily gestures his state of

mind which is supposed to be analogous to our state of mind (disclosed by inner

experience) if we perform the same gesture ».138Autrement dit, la croyance dans l’existence

d’autres psychismes semblables au mien découlerait d’un acte de « theoretical

cognition »,139 d’un processus de jugement (analogique) à partir des expressions corporelles

de l’autre. Néanmoins, Scheler repère plusieurs erreurs d’ordre méthodologique et

épistémologique dans cette théorie, dont nous soulignons les trois suivantes :

1) Le jugement analogique ne constitue pas une condition préalable pour arriver à la

certitude de l’existence des autres, étant donné que plusieurs recherches scientifiques sur

les animaux, les bébés et les primitifs montrent que malgré l’incapacité de ces derniers pour

faire des inférences analogiques, ils sont toutefois convaincus de l’existence de leurs

semblables. Toujours d’après ces études, cela serait possible grâce à la simple perception

des mouvements d’expression du corps qui permettrait à ces groupes de saisir très tôt dans

137Maurice Dupuy, op.cit., p. 420. 138Alfred Schutz, « Scheler’s theory of intersubjectivity and the general thesis of the alter ego » dans Alfred

Schutz, Collected papers I. The problem of social reality, The Hague, Martinus Nijhoff, 1962, p. 159. 139Ibid., p. 158.

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leur vie l’existence psychophysique d’autrui.140 Un bébé, par exemple, reconnaît quelques

semaines après sa naissance le visage et le regard amoureux de sa mère ainsi que les

expressions amicales ou hostiles des visages autour de lui, et cela, avant de commencer à

réagir à d’autres stimuli tels que les couleurs,141 et certainement beaucoup plus avant d’être

capable de faire des jugements par analogie. Ainsi, les études citées prouvent –et Scheler

l’affirme aussi- que l’expression « est la première chose que l’homme perçoive dans ce qui

existe en dehors de lui »,142 c’est-à-dire que celle-là est plus primitive que n’importe quel

genre de jugement théorique.143

2) La thèse selon laquelle l’existence d’autrui serait inférée à partir d’analogies entre

les mouvements de mon corps et ceux du corps d’autrui (c’est-à-dire qu’en percevant que

l’autre fait les mêmes gestes que moi, je pourrais conclure que je me trouve devant un autre

être humain) ne tient pas en compte des différences rattachées à la perception de soi-même

et à la perception d’autrui. Effectivement, la façon dont on perçoit habituellement nos

propres mouvements n’est pas la même que celle dont on perçoit les mouvements d’autrui :

nous percevons nos propres gestes et positions au moyen de la conscience de « kinesthetic

sensations »144 lors du mouvement, alors que la perception des gestes d’autrui se fait à

partir des « images optiques »145 (en regardant l’autre), de sorte que les deux formes de

perception (de mes propres mouvements et de ceux d’autrui) ne se prêtent pas à la

comparaison ou à l’analogie. De même, l’acte de formuler un jugement analogique à partir

de l’observation des mouvements expressifs d’autrui présuppose qu’on est devant un être

animé, vivant, et donc doté d’une vie psychique propre. En d’autres termes, si j’examine les

expressions du visage d’un individu donné afin de trouver des gestes parallèles aux miens

c’est parce que je suis déjà convaincu de l’existence d’une vie intérieure étrangère qui se

140Max Scheler, Nature, p. 348. 141Ibid. 142Ibid., p. 348-349. 143L’idée du monde comme primitivement expressif est renforcée par le fait que -tel que le montrent les

études mentionnées par Scheler- le processus d’apprentissage chez l’homme entraîne non pas une animation, mais une dés-animation progressive du monde ; en effet, pour l’enfant (et le primitif) la totalité du monde

sensible est un tout vivant, un grand champ d’expressions, et ce n’est seulement lorsqu’on commence à

grandir qu’un sentiment de déception émerge à cause du fait que « parmi les phénomènes sensibles qui

s’offrent à nous, quelques-uns seulement se révèlent comme sources d’expressions, tandis que les autres se

montrent muets et [in]expressifs ». Ibid., p. 349. 144Alfred Schutz, op.cit., p. 160. 145Max Scheler, Nature, p. 350.

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manifeste à travers des mouvements extérieurs du corps d’autrui.146Ainsi, « le jugement

analogique ne conduit nullement à l’affirmation de l’existence de l’âme. Dans les cas où

l’existence d’une âme est un fait réel, ce fait s’impose à nous en dehors de toute conclusion

analogique ».147

3) La croyance dans l’âme ou dans la vie animée d’un autre être ne dépend pas du

fait que ses mouvements d’expression soient semblables aux nôtres, puisque nous

supposons que même les animaux qui ont des mouvements expressifs entièrement

différents de ceux des êtres humains (des poissons ou des oiseaux) possèdent une « âme »,

en ce sens qu’ils sont des organismes animés.

En ce qui concerne maintenant la théorie de l’intropathie (Einfühlung 148 ) -

développée principalement par Theodor Lipps-, son hypothèse principale est que « the ego

acquires a belief in the psychical existence of Others by a process of empathy in the

manifestations of the Other’s body ». 149 Par exemple, en percevant les gestes d’une

personne fâchée, je me souviens de mes propres états de colère passés ; je peux alors

m’identifier avec les sentiments de l’autre, car je me reconnais dans lui. Ainsi, l’intropathie

n’est qu’une projection affective du moi (psychique) dans l’autre sur la base de ses

expressions corporelles,150 ce qui me permettrait de croire que l’autre existe comme être

psychophysique. Cette théorie possède des fautes similaires à celle des jugements

analogiques, puisque le fait d’interpréter certains gestes comme des mouvements

d’expression parallèles aux nôtres présuppose que nous sommes devant un être animé qui

existe réellement. Également, la projection affective entraînerait que je retrouve mon propre

moi ailleurs, « sans me donner la conviction que cet ‘ailleurs’ est représenté par un moi

extérieur à moi-même, différent de moi-même ». 151 Enfin, cette théorie nous explique

seulement notre croyance à l’existence d’autrui, mais elle ne nous fournit pas de véritables

146« Analogical inferences and apperceptions with regard to another self presuppose that the other must be

there already in the first place and that there must already be some acquaintance with another’s expressive

mouvements. Scheler contends, therefore, that these theories presuppose what they try to establish ». Manfred S. Frings, The mind, p. 83. 147Max Scheler, Nature, p. 350. 148Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 218. 149Alfred Schutz, op.cit., p. 159. 150Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 219. 151Max Scheler, Nature, p. 353.

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évidences pour justifier l’affirmation de cette existence.152 Cela dit, la critique schelerienne

principale à ces théories porte sur deux prémisses erronées qui constituent leur point de

départ commun : 1) La seule chose que l’homme peut percevoir de façon originaire et

directe est son propre moi. Dit autrement, ce que je peux éprouver et saisir immédiatement

sont mes pensées ou mes sentiments, tandis que ceux d’autrui sont –au moins dans un

premier temps- cachés à ma perception. 2) Le caractère obscur de la vie intérieure d’autrui

entraîne qu’il faut d’abord se reporter à son corps, en percevant ses mouvements et ses

gestes, car seulement ainsi nous pourrons inférer ses états psychiques ou, en d’autres

termes, saisir son âme.

Concernant la première thèse qui affirme que la perception de soi-même, de ses

propres vécus psychiques serait la plus facilement accessible, contrairement à la difficulté

inhérente à la perception d’autrui, Scheler la juge erronée en ce qu’elle ignore les faits qui

attestent l’existence d’un rapport, d’une interaction authentique entre les expériences

psychiques propres et celles d’autrui.153 En effet, Scheler souligne que nous pouvons penser

des pensées et éprouver des sentiments qui ne soient pas les nôtres sans avoir recours à un

jugement ou une projection quelconque, c’est-à-dire de manière aussi immédiate que nos

propres vécus psychiques. 154 Par exemple, lorsque nous lisons un essai, nous pouvons

penser les pensées de l’auteur tout en les identifiant comme telles, c’est-à-dire comme ses

pensées et non pas comme les nôtres. De même, nous pouvons éprouver par sympathie les

152Ibid., p. 351. 153Scheler identifie d’ailleurs une autre raison pour laquelle les théories mentionnées concluent erronément

qu’on ne peut penser que nos pensées ou sentir que nos sentiments : elles confondent la perception interne

(innere Wahrnehmung) avec la perception de soi-même (Selbstwahrnehmung). Néanmoins, Scheler souligne

que la perception interne a pour objet le monde psychique en général, de sorte que celle-là peut renvoyer

autant à mes propres expériences psychiques qu’à celles d’autrui. Dit autrement, au moyen de la perception

interne on perçoit un moi –un fait psychique (la pitié, la joie, etc.) appartenant à quelqu’un-, mais ce moi n’est

pas nécessairement le mien. Il en va de même dans le cas de la perception externe : celle-ci renvoie au monde

physique, mais non pas forcement à un objet étranger à moi. Par exemple, si je me vois dans le miroir, je

perçois mon corps de façon extérieure, tel que je perçois le corps d’autrui. Max Scheler, Nature, p. 250, 363, 368; Max Scheler, Wesen, p. 250. 154Toutefois pour Scheler la perception de soi-même n’est pas aussi évidente qu’on le croit. À ce sujet il

affirme que « l’erreur capitale des théories qui prétendent déduire la connaissance de moi extérieurs de

‘jugement analogiques’ ou de processus d’‘intuition affective’ consiste dans leur penchant à sous-estimer les

difficultés inhérentes à la perception interne de soi-même et à exagérer en même temps celles inhérentes à la

perception d’autrui. Elles ignorent que la ‘connaissance de soi-même’ a été de tout temps considérée comme

‘la plus difficile’ et que Nietzsche, par exemple, a dit ce mot profond : ‘Chacun est pour lui-même l’être le

plus distant’ ». Max Scheler, Nature, p. 366.

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sentiments d’autrui tout en reconnaissant qu’il s’agit des sentiments de l’autre. 155

Néanmoins, Scheler remarque qu’il est également possible que nous éprouvions les pensées

ou les sentiments d’autrui comme s’ils étaient les nôtres ; tel est le cas de la tradition, par

laquelle « nous en venons à considérer comme étant nôtres les pensées de nos parents et de

nos éducateurs : nous repensons alors leurs pensées (ou nous reproduisons en nous leurs

sentiments), sans avoir la moindre conscience de ce que nous faisons réellement. C’est cette

absence de conscience qui nous les fait apparaître comme étant ‘nôtres’ ».156 À l’inverse, il

est possible que nos propres pensées et sentiments nous soient donnés comme appartenant à

un autre ; nous en trouvons un exemple dans les écrivains médiévaux, lesquels « avaient

l’habitude d’attribuer leurs idées aux sources et écrits de l’antiquité classique, de donner,

par exemple, une interprétation chrétienne aux idées d’Aristote ».157

Il y a encore une dernière modalité d’interaction au niveau psychique : je peux avoir

une expérience psychique (pensée, sentiment, etc.) qui ne soit pas donnée comme

appartenant à moi ni à autrui ; c’est le cas lorsque je ne peux pas faire la distinction entre

les éléments psychiques provenant d’une source ou d’une autre. En fait, d’après Scheler,

cette « indistinction between alterity and sameness »158 représente la phase initiale dans la

constitution de l’intersubjectivité ; ce n’est que plus tard dans son développement que

l’homme commence à identifier et à différencier entre les expériences psychiques qui

appartiennent à soi-même et celles qui appartiennent à autrui.159Afin de prouver sa thèse,

Scheler renvoie à la vie psychique de l’enfant et à celle de l’homme primitif, qu’il décrit de

la façon suivante :

L’homme vit « tout d’abord » et principalement dans les autres, non en lui-

même ; il vit plus dans la communauté que dans son propre individu. [...] Les

idées, les sentiments et les tendances de l’enfant sont avant tout [...] les idées,

sentiments et tendances de son ambiance, de ses parents, de ses autres proches,

de ses frères et sœurs plus âgés, de ses éducateurs, de sa patrie, de sa nation,

155Ibid., p. 357-358. 156Ibid., p. 358. 157Ibid. 158Manfred S. Frings, The mind, p. 84. 159« Cette phase [de non-distinction entre les vécus psychiques propres et ceux d’autrui] forme le point de

départ de la répartition progressive, de plus en plus définie, des expériences psychiques ainsi ‘données’ entre

‘nous-mêmes’ et ‘autrui’, de la revendication de plus en plus précise et assurée de ce qui est ‘à nous’ et de la

mise de côté de ce qui est à ‘autrui’ ». Max Scheler, Nature, p. 359.

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etc. Plongé dans l’« esprit familial », il n’a tout d’abord aucune idée de sa vie

propre. [...] Toute l’humanité primitive nous offre ce spectacle d’une fusion

avec l’âme de la communauté, avec les schémas et les formes de la vie de la

communauté ! [...] L’impulsion qui poussait tous les membres d’une famille ou

d’une gens à venger le tort ou l’injure infligés à l’un deux, par exemple, leur

était dictée, non par la « sympathie » (qui suppose précisément que le tort ou

l’injure sont considérés comme cause de souffrances pour autrui), mais par le

fait que chaque membre éprouvait l’injure ou tort comme ayant été causés à lui

personnellement et directement : phénomène qui s’explique par le fait que,

primitivement, l’individu vit bien plus dans la communauté qu’en lui-même.160

Bref, comme l’affirme M. Dupuy, « notre vie psychique n’est point si personnelle et

si fermée ; elle est perméable au psychisme d’autrui qui, à bien des égards, nous est

immanent ».161 Cette relation dynamique, cette « compréhension réciproque »162 entre moi

et autrui trouve son expression la plus vive dans l’art, la poésie, etc., puisque la création de

l’artiste n’est pas seulement une pénétration dans sa propre âme, mais par cette voie on

pénètre de plus en plus dans la nôtre. En d’autres termes, l’œuvre d’art ne parle pas

exclusivement de l’artiste, mais de nous-mêmes et de tout homme, étant donné notre

humanité (psychisme, spiritualité) commune, partagée, qui nous rattache les uns aux autres.

Comme le fait valoir Scheler, les arts

élargissent le pouvoir et l’étendue de la perception de soi-même ‘par les autres’.

Ils réalisent ainsi une véritable avance dans les régions de l’âme et en

reviennent riches en nouvelles découvertes. [...] La mission de l’art véritable ne

consiste ni à reproduire (ce qui serait superflu) ni à nous livrer des produits de

l’imagination subjective, de la fantaisie arbitraire (produits éphémères et

impropres à intéresser en quoi que ce soit les autres), mais à pénétrer dans le

sein même du monde extérieur et de l’âme [...]. Considérée sous cet angle,

l’histoire de l’art apparaît comme une suite de campagnes entreprises en vue de

la conquête du monde intelligible, monde extérieur et monde intérieur, et avec

l’intention de le rendre concevable, d’une manière qu’aucune science n’est

capable de réaliser.163

Scheler remet ensuite en question la deuxième prémisse des théories qui font l’objet

de sa critique, à savoir que l’on percevrait toujours d’abord le corps (mouvements, gestes,

sensations telles que le plaisir et la douleur, etc.) d’autrui, sa dimension psychique étant par

160Ibid., p. 360-363. Souligné dans l’original. Dans cet esprit, A. Pintor Ramos affirme que l’expérience de la

nostrité (Wirheit) précède celle du moi (Ichheit) et du toi (Duheit). Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 221. 161Maurice Dupuy, op.cit., p. 421. 162Max Scheler, Nature, p. 365. 163Ibid., p. 369.

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principe inaccessible à la perception directe, c’est-à-dire privée et incommunicable.164 En

ce sens, notre philosophe s’oppose à cette vision en affirmant que l’homme n’est pas

condamné à vivre enfermé dans sa propre « prison psychique » ;165 au contraire, ce qui est

incommunicable, ce sont justement les états physiques d’autrui. Effectivement, je ne peux

pas ressentir exactement la même douleur corporelle ou le même plaisir sensuel que l’autre

éprouve dans telle ou telle situation. Ces sensations organiques demeurent strictement

individuelles et ne se prêtent pas au partage. Par contre, je suis capable de ressentir la même

tristesse ou la même souffrance que l’autre dans le cadre d’une situation donnée 166 : la

création et l’appréciation artistiques -par exemple, lorsque nous comprenons ou nous

identifions avec les sentiments d’un personnage littéraire- constituent des preuves

indéniables de la possibilité d’une communication intersubjective effective et d’un accès

authentique à la réalité de l’autre.167 Il s’ensuit que la saisie de ladite réalité est possible

même là où il n’existe aucune connaissance ou perception du corps, comme le montre le

fait que nous pouvons être convaincus de l’existence d’un artiste donné sans autre preuve

que le seul témoignage de son œuvre d’art. Cela montre qu’« il nous suffit de quelques

signes ou traces d’une activité spirituelle [...] ou d’une réalisation volontaire, pour conclure

sans hésitation à l’existence de moi individuels ayant laissé ces traces ou imprimé le cachet

de leur personnalité à la réalité extérieure ».168

Les arguments précédents montrent que tout individu concret n’est jamais le résultat

d’une simple somme ou juxtaposition de données corporelles, raison pour laquelle la

connaissance d’autrui ne se fonde pas sur la perception isolée des traits du corps, pour

ensuite saisir sa réalité ou son existence (psychique, spirituelle, etc.) au moyen d’une

164Ibid., p. 370, 375. 165Ibid., p. 370. 166Cela est possible grâce aux différentes formes de sympathie, lesquelles feront l’objet de notre deuxième

chapitre. 167Max Scheler, Nature, p. 377. 168Ibid., p. 354. Par exemple, je peux être convaincu de l’existence de Van Gogh seulement en regardant l’un

de ses tableaux, même si je ne l’ai jamais vu physiquement, puisque c’est la perception de son empreinte

artistique qui me révèle la réalité de son humanité et de son individualité ; comme l’affirme à juste titre G. K.

Chesterton, « l’art est la signature de l’homme », ce qui met en évidence son passage sur la Terre (Gilbert

Keith Chesterton, El hombre eterno, trad. Mario Ruiz Fernández, Madrid, Ediciones Cristiandad, 2011, p. 47.

C’est nous qui traduisons et qui soulignons). De même, la conviction que nous avons de l’existence d’un

personnage historique concret ne dérive pas du témoignage de tel ou tel auteur de l’avoir vu en chair et en os,

mais du fait de saisir la singularité de ses prouesses, de son activité publique, etc. Max Scheler, Nature, p.

354.

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inférence ou d’une projection. Effectivement, Scheler soutient que la perception d’autrui ne

suit pas du tout ce procès mécanique,169 puisque nous ne percevons jamais d’abord un corps

ou une âme, mais une totalité indivisible, une unité expressive et symbolique. Par exemple,

en rencontrant autrui ce que je saisis en premier lieu est sa disposition amicale ou

inamicale, « avant même d’avoir aperçu la couleur de ses cheveux ou de sa peau, la forme

de ses yeux, etc. ». 170 De même, lorsque je vois le sourire de l’autre je ne perçois

simplement une donnée corporelle, mais je le saisis immédiatement comme une expression

de sa joie.171 Bref, au moyen de l’acte de perception, compris comme acte intuitif, immédiat

« où ni l’inférence ni la ‘projection’ n’ont vraiment aucune part » 172 , nous saisissons

l’existence et la réalité totale de l’autre en tant qu’autre, c’est-à-dire en tant que moi

extérieur à nous. En d’autres termes, la perception d’autrui entraîne la certitude que nous

sommes devant un autre être humain complet (et non pas devant un être purement physique

ou purement psychique); nous arrivons donc à reconnaître une existence humaine

différente ou en dehors de la nôtre. Cependant, Scheler remarque que la perception par elle-

même ne nous permet pas d’apprécier l’existence d’autrui ni suscite pas en nous le désir

d’y participer : je peux effectivement percevoir la tristesse d’un individu donné, c’est-à-dire

constater qu’il y a là un être humain réel qui souffre ; rien n’empêche que j’y demeure

indifférent. Qu’est-ce qu’il manque dans ce cas ? Scheler dira que la voie vers la saisie, non

pas de l’existence d’autrui stricto sensu, mais de la valeur de cette existence est la

sympathie, de sorte que nous consacrerons le chapitre suivant à cette expérience affective

qui constitue l’un des axes de la réflexion schelerienne.

169Ces analyses isolées peuvent même nous empêcher de saisir l’être profond, l’essence de la personne, ce qui

constitue l’argument principal de la critique schelerienne au psychologisme. En effet, celui-ci prétendait de

pouvoir saisir et expliquer l’individualité personnelle au moyen de l’étude empirique de la pensée, des

sentiments, etc. Cependant, Scheler insiste sur le fait qu’il existe des actes émotionnels et volitifs qui

émergent du noyau de la personne et donc qui ne sont pas objectivables, c’est-à-dire susceptibles d’être mesurés par la voie expérimentale, tels que l’amour, le regret, etc. Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 136 ;

Alfred Schutz, op.cit., p. 152. 170 Max Scheler, Nature, p. 355-356. 171De même, je perçois « dans ses larmes son chagrin [...], dans la rougeur de son visage sa honte, dans ses

mains jointes sa prière, dans le tendre regard de ses yeux son amour, dans le grincement de ses dents sa rage

et sa colère, dans son poing menaçant son désir de vengeance, dans ses paroles le sens même de ce qu’il veut

dire ». Ibid., p. 379. 172 Maurice Dupuy, op.cit., p. 425.

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CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI:

LA SYMPATHIE

Dans notre premier chapitre, nous avons examiné de manière détaillée la conception

schelerienne de l’homme. Ce faisant, nous avons souligné que pour Scheler la réalité

humaine est nécessairement interhumaine. En effet, tel qu’il l’a montré à l’aide de

l’hypothèse de « Robinson Crusoe », l’idée de l’autre se trouve inscrite dans la conscience

de tout homme, même en l’absence de connaissance empirique d’autres hommes.

Également, en faisant appel aux dernières recherches anthropologiques de l’époque, Scheler

prouve que l’existence de l’homme est dès le début une existence rattachée aux autres,

comme l’atteste le fait que l’enfant commence son parcours vital plongé psychiquement

dans le monde des autres, c’est-à-dire que ses pensées et ses sentiments sont d’abord ceux

de la communauté qui l’entoure, et ce n’est que plus tard qu’il développe un psychisme

propre. Ce poids de l’autre dans la constitution et dans l’expérience de l’homme permet à

Scheler de conclure que toute tentative de comprendre le phénomène anthropologique exige

la prise en compte de la variable d’autrui. Pour cette raison, dans la deuxième édition du

livre sur la sympathie, Scheler accorde davantage de place à l’examen des fondements

ontologiques de la relation moi-toi, question que nous avons estimé pertinente pour

démarrer notre recherche. Ainsi, nous avons souligné que d’après Scheler ladite relation se

fonde sur la perception, comprise comme la saisie immédiate de l’autre en tant qu’individu

–dans le sens d’être unitaire, total- détenteur d’une existence originale, différente à la

mienne.

Cependant, nous avons aussi précisé que la seule perception d’autrui n’entraîne pas

nécessairement la valorisation de cette existence, puisque la perception « n’est pas encore

une pénétration dans le moi d’autrui : elle n’exclut pas l’indifférence à son égard ni

l’ignorance de son être et de sa valeur véritables. Si cette perception comporte la conviction

de la réalité d’autrui comme être qui sent et qui pense, elle ne confère pas par elle seule à

cette réalité beaucoup d’épaisseur ni d’importance »173. La solution à ce problème, nous

dira Scheler, se trouve dans la sympathie, puisque c’est cette fonction affective qui agit

comme révélatrice de la valeur de l’existence d’autrui, en nous permettant non pas

173Maurice Dupuy, op.cit., p. 425.

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seulement d’attester l’existence de l’autre, mais de donner à son existence une valeur

comparable à la nôtre. Dans les pages ci-dessous nous aborderons donc cette conception

singulièrement schelerienne de la sympathie, en commençant avec la critique du philosophe

envers les théories respectives les plus acceptées à l’époque. À ce sujet, remarquons que

cette première approche critique est importante, car en clarifiant d’abord ce qui n’est pas la

sympathie, Scheler se défait progressivement de toute vision fausse, tendancieuse ou

partiale de ce phénomène, ce qui lui conduit en même temps à la saisie de plus en plus

précise de son essence authentique.

2.1. La critique des théories empiriques et métaphysiques de la sympathie

Scheler commence son livre en remettant en question certaines opinions populaires

ainsi que quatre doctrines philosophiques sur la sympathie couramment acceptées à

l’époque. Ces dernières sont : 1. La morale de la sympathie d’Adam Smith. 2. Les théories

empirico-génétiques de la sympathie de Theodor Lipps et Gustav Störring. 3. La théorie

phylogénique de la sympathie de Darwin et Spencer. 4. La théorie métaphysique de la pitié

de Schopenhauer. Mais pour Scheler ni les opinions courantes ni les théories systématiques

sur la sympathie ne réussissent à rendre compte de sa vraie nature, et cela à cause de

plusieurs erreurs conceptuelles que nous aborderons ensuite.

2.1.1. Théories empiriques

2.1.1.1. La morale de la sympathie

Les théories éthiques des empiristes anglais étaient parmi les premières à l’époque

moderne à conférer aux sentiments une place prioritaire dans la morale. Plus précisément,

c’est Adam Smith qui accorde une importance particulière à la sympathie dans le terrain

éthique, raison pour laquelle Scheler l’aborde brièvement au début de son ouvrage. À cet

égard, remarquons que, d’après Smith, la sympathie constitue le sentiment moral suprême,

voire le fondement du jugement moral ainsi que de la conduite morale, dans la mesure où

celle-là nous permet de déterminer la moralité des actes humains, en agissant ainsi comme

guide de notre comportement. Pour ce faire, il ne faut qu’adopter une attitude de

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« spectateur »,174 c’est-à-dire prendre une certaine distance de ma position subjective et se

mettre imaginairement à la place de l’autre. Par exemple, si je veux établir la valeur morale

de ma propre action, je dois imaginer ce que les autres affectés par mon action sentiraient et

comment ils me jugeraient. Par contre, si je veux évaluer la valeur morale d’une action

d’autrui, je dois imaginer comment je me sentirais et ce que je ferais si j’étais à sa place.

Pour ces raisons, la sympathie est pour Smith « la valeur morale la plus haute ».175

Cependant, le fait d’accorder à la sympathie une valeur morale absolue est

problématique pour Scheler, puisque cette perspective ignore le fait que la sympathie est

par nature « indifférente à la valeur », 176 c’est-à-dire qu’elle peut être éprouvée

indépendamment de la moralité de la situation qui la provoque. Cela explique pourquoi il

est possible en théorie de partager même la joie d’un individu qui se réjouit en faisant

souffrir une tierce personne, ce qui « n’a certainement rien de moral ».177 D’après Scheler,

la sympathie n’est donc pas un sentiment intrinsèquement moral, puisque ce qui détermine

la moralité de notre conduite est, non pas l’expérience de la sympathie elle-même, mais la

qualité morale de l’acte qui déclenche notre sympathie. 178 Comme le souligne Scheler, «

nous ne restons dans le domaine de la morale que pour autant que nous partageons une joie

ayant elle-même une valeur morale en soi et qui découle logiquement de la situation à

propos de laquelle elle se manifeste ».179 Pour cette raison, contrairement à ce que pensait

Smith, la sympathie ne peut pas constituer le fondement de la vie morale, même si elle joue

un certain rôle dans cette dernière, comme nous le verrons plus tard.

2.1.1.2. Les théories génétiques

Avant d’exposer sa critique aux théories dites « génétiques », Scheler commence en

contestant certaines idées populaires couramment associées à la sympathie. Ainsi, il y a des

cas où nous prenons pour de la sympathie ce que n’est au fond qu’une attitude calculée,

voire égoïste; par exemple, lorsque nous nous demandons, face à la souffrance –ou à la

174 Max Scheler, Nature, p. 17. 175 Ibid. 176 Ibid., p. 18. 177 Ibid., p. 17. 178 Ibid., p. 18. 179 Ibid., 17. Souligné dans l’original.

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joie- d’autrui, « comment me sentirais-je et que ferais-je si la même chose m’arrivait à

moi ? ». La première objection de Scheler est que cette question réduit la sympathie à un

exercice mental, un raisonnement, alors qu’en réalité il s’agit d’une réaction spontanée face

aux vécus affectifs des autres.180 De même, la question précédente ne prend pas en compte

le fait que les degrés de joie et de souffrance présentent des variations importantes en

fonction des individus et des sociétés.181 À titre d’exemple, disons que l’individu A possède

une grande sensibilité à la souffrance, de sorte que le moindre malaise le rend angoissé,

tandis que l’individu B a besoin d’une souffrance considérable pour être déstabilisé. Si B se

posait la question mentionnée afin de comprendre la souffrance de A, le premier

n’arriverait jamais à comprendre le dernier ; au contraire, B prendrait la souffrance de A

comme une exagération. La formule mentionnée ignore donc la manière d’être de l’autre,

puisqu’elle est centrée sur mes réactions et mes sentiments hypothétiques, en nous dirigeant

« non vers la souffrance d’autrui, mais vers notre réaction à nous ».182 Par contre, « la

véritable sympathie se manifeste en ceci qu’elle englobe, pour ainsi dire, la nature et

l’existence d’autrui, son individualité et inclut tout cela dans l’objet de la pitié ou de la

participation joyeuse ».183

Une autre croyance générale est de concevoir la sympathie comme une

identification totale avec les sentiments d’autrui ou, en d’autres termes, comme l’acte de

« reproduire » ou de « revivre » les sentiments d’autrui jusqu’au point de les éprouver

comme si c’étaient les nôtres.184 Néanmoins, pour Scheler cette expérience n’est pas de la

sympathie, mais ce qu’il appelle « contagion affective » (Gefühlsansteckung 185), lequel

serait en fait le contraire de la sympathie. À ce sujet, la contagion se produit lorsqu’un

sentiment donné se « déplace » de façon involontaire et inconsciente d’un individu à un

autre, de sorte que le dernier finit par faire sien un sentiment qui appartient vraiment au

180 Ibid., p. 67, 83. 181 Ibid., p. 66. 182 Ibid., p. 68. À ce sujet, Scheler souligne qu’« avec la sympathie proprement dite cette réflexion et cette question n’ont rien à voir, ne serait-ce que pour la raison que dans beaucoup de cas nous pouvons répondre :

‘Étant donnés mon caractère, mes dispositions naturelles, si pareille chose m’arrivait, le malheur ne serait pas

bien grand’. C’est [néanmoins] un malheur pour ‘lui’, à cause de sa ‘nature’, étant donné son ‘individualité’».

Ibid., p. 66. 183 Ibid. 184 Ibid., p. 70. 185 Max Scheler, Wesen, p. 25.

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premier. Autrement dit, la contagion n’est que se laisser porter inconsciemment par les

sentiments d’autrui, surtout dans le contexte d’une collectivité. Des exemples de ce

phénomène seraient le bonheur que je pourrais éprouver lors d’une fête où tout le monde

est joyeux ou la tristesse qui me produirait le fait d’être à côté des gens qui pleurent. De

même, la contagion se produit souvent lors d’un grand rassemblement où les individus

finissent par être emportés –sans s’en apercevoir- dans le courant affectif de la masse ou de

la foule. Bref, la contagion découle de la simple exposition à une atmosphère affective

concrète et elle est généralement inconsciente et involontaire,186 n’entraînant aucun intérêt

véritable à l’égard de la vie psychique d’autrui.

Cela, nous dit Scheler, est loin de la vraie sympathie pour plusieurs raisons. D’une

part, contrairement à la contagion, la sympathie exige un intérêt conscient et authentique

pour les sentiments d’autrui ainsi que l’intention de les partager. 187 D’autre part, la

sympathie se fonde sur la reconnaissance du fait que les sentiments d’autrui appartiennent à

autrui et non pas à nous-mêmes, ce qui manque dans la contagion. En effet, dans cette

dernière nous sommes tellement absorbés par le courant affectif de la « masse » que nous

devenons aveugles à l’altérité d’autrui, à la spécificité de son expérience émotionnelle. La

sympathie exige par contre la conscience de l’écart entre moi et autrui, ce qui est seulement

possible lorsque la joie et la souffrance d’autrui me sont données « comme étant celles

d’autrui, sans qu’elles produisent en moi un état identique ».188 Comme l’affirme Scheler,

« que nous soyons capables de ressentir les états affectifs des autres et y compatir vraiment

et que nous soyons à même de jouir de leur joie, sans pour cela devenir joyeux nous-

mêmes, cela peut paraître ‘étrange’ ; mais c’est en cela que consiste le phénomène de la

véritable sympathie ».189

186 Max Scheler, Nature, p. 30-31. Malgré son caractère inconscient, la contagion peut, dans certains cas, être

« mise au service de la volonté consciente » (Ibid., p. 32), par exemple lorsque nous allons à la rencontre de gens heureux avec le but de nous sentir joyeux nous-mêmes ou lorsque nous évitons des situations tristes (les

funérailles, etc.) pour ne pas nous plonger nous-mêmes dans la tristesse. 187Ibid., p. 32; Eugene Kelly, Structure and diversity. Studies in the phenomenological ethics of Max Scheler,

Dordrecht, Kluwer Academics Publishers, 1997, p. 150. 188 Patrick Lang, op.cit., p. 179. 189 Max Scheler, Nature, p. 69. « La sympathie inclut la conscience de soi, la conscience de l’autre comme

autre, et par conséquent le vécu d’une distance qui les sépare ; dès que cette distance n’est plus vécue, nous ne

sommes plus en présence de sympathie véritable, mais d’un sentiment qui est pris pour de la sympathie au

moyen d’une illusion », Patrick Lang, op.cit., p. 179.

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47

Passons maintenant aux théories de Lipps et Störring. Ces théories se disent

« génétiques », car elles ramènent la sympathie au domaine de l’empirique, du

psychophysique, en cherchant les origines ou les causes de ce sentiment sur ce terrain.190

Les défenseurs de cette approche affirment notamment que la sympathie se produirait à

partir de la perception des mouvements et des gestes qui accompagnent la joie ou la

souffrance d’autrui, puisque ces mouvements (le sourire, les expressions faciales, etc.)

inciteraient en nous la reproduction d’un sentiment propre éprouvé précédemment, lequel

serait projeté sur l’expérience affective d’autrui. Ainsi, si je regarde les expressions d’une

personne qui souffre, je réagirais en ré-éprouvant mon propre sentiment de souffrance vécu

auparavant dans un contexte similaire, ce qui me donnerait l’intuition que ce sentiment que

je ré-éprouve est le même que celui d’autrui. Éclaircissons cette idée avec un exemple

précis : imaginons que nous allons chez un ami pour lui raconter une situation malheureuse

qui nous est arrivée, après quoi il nous raconte une situation similaire qu’il a vécue lui-

même, avec l’intention de nous assurer qu’il comprend bien nos sentiments, puisqu’il les a

déjà éprouvés aussi.191 Dans une perspective schelerienne, cette « sympathie » n’est pas

authentique en ce que cette démarche incite à se concentrer sur soi-même plutôt que sur

l’autre,192 tandis que la vraie sympathie mène « à s’abstraire de soi-même, à se dépasser,

pour se mettre résolument en présence d’un autre et de son état psychique individuel ».193

La théorie génétique est également erronée en ce que, pour que la sympathie se

produise, il n’est pas nécessaire d’avoir eu la même expérience ou de reproduire les mêmes

sentiments qu’autrui, puisque, si c’était le cas, il faudrait par exemple qu’en regardant un

homme qui se noie, nous éprouvions sa même angoisse mortelle et sa même douleur

physique pour pouvoir y compatir. Par contre, Scheler affirme qu’un individu n’ayant

jamais « éprouvé l’angoisse qui précède la mort, est cependant capable aussi bien de la

‘comprendre’ et d’en avoir une intuition affective que d’y ‘compatir’. Dire que pour

pouvoir compatir à cet état, nous devons avoir l’expérience tout au moins de ses ‘éléments’

190 Dermot Moran et Joseph Cohen, The Husserl dictionary, New York, Continuum, 2012, p. 137-138. 191 Cet exemple est repris de Max Scheler, Nature, p. 76. 192 Comme l’affirme A.R. Luther, « a preoccupation with one’s own experience excludes an awareness of the

other precisely as other », A.R. Luther, op.cit., p. 26. 193 Max Scheler, Nature, p. 76.

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ou avoir éprouvé réellement un sentiment analogue à celui qui précède ou accompagne la

mort, c’est user d’un sophisme ».194

En effet, il en est ainsi car si l’expérience de la sympathie était subordonnée à nos

vécus personnels, nous ne pourrions sympathiser qu’avec un cercle réduit de personnes et

dans un nombre limité de situations. Il serait d’ailleurs impossible pour nous de

comprendre la souffrance d’individus appartenant à un contexte historique, géographique

ou culturel différent au nôtre, car « nous serions enfermés, comme dans une prison sans

issue, dans nos expériences réelles, variant d’un individu à l’autre, d’un peuple à l’autre,

d’une époque historique à l’autre, et tout ce qui fait l’objet de notre compréhension et de

notre sympathie ne serait qu’une sélection portant sur quelques-uns des faits dont se

compose notre vie réellement vécue ».195 En ce sens, Scheler affirme que ce qui détermine

la possibilité de la sympathie n’est pas l’expérience personnelle, mais la strate ou le niveau

du sentiment qui est l’objet de notre sympathie. Rappelons à ce sujet que Scheler classe les

sentiments dans une hiérarchie de quatre niveaux, à savoir les sentiments sensoriels, vitaux,

psychiques et spirituels. En ce sens, notre capacité d’éprouver de la sympathie s’intensifie à

mesure que nous nous éloignons de l’échelle sensorielle et nous nous approchons à

l’échelle spirituelle.196 Par exemple, les plaisirs sensuels d’autrui, comme le plaisir qu’il

éprouve en écoutant sa musique préférée ou en mangeant son repas favori, demeurent

inaccessibles à notre sympathie ; c’est-à-dire que l’on n’est pas capable de compatir, de se

réjouir de la jouissance de l’autre dans le cadre de ce type de plaisirs liés aux sens et au

corps de l’autre. 197 Néanmoins, les sentiments vitaux et psychiques et encore plus les

sentiments spirituels d’autrui s’ouvrent à nous d’une manière plus directe198 : la tristesse ou

bien l’angoisse mortelle de l’autre sont plus compréhensibles et plus accessibles à notre

sympathie, peu importe si nous n’avons jamais vécu une situation similaire. La sympathie

194 Ibid., p. 78. 195 Ibid., p. 80. Souligné dans l’original. 196 Nous renvoyons le lecteur au tableau 2 -joint en annexe à la fin de ce mémoire- pour une illustration de la

correspondance entre les niveaux de sentiments et leur degré d’ouverture à la sympathie. 197 Remarquons que cela n’implique pas que nous demeurons indifférents, par exemple, face à la douleur

physique de l’autre, mais notre sympathie est dirigée non pas vers la douleur comme telle –laquelle est

inaccessible à nous en tant que sensations proprio-corporelles- mais vers le sentiment vital qui l’accompagne,

par exemple, le malaise, le sentiment d’être en mauvaise santé. Max Scheler, Nature, p. 79. 198 Il faut toutefois remarquer que, d’après Scheler, c’est l’amour qui peut accéder pleinement à la dimension

spirituelle de l’autre. Cf. le chapitre 3 de ce mémoire.

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est donc capable d’élargir notre horizon affectif individuel, en élevant notre vie « au-dessus

du cadre étroit de nos expériences réelles [...] ».199

Scheler rejette enfin la thèse génétique selon laquelle la sympathie ne se produirait

qu’à la suite d’un stimulus extérieur donné. À cet égard, il affirme qu’il y a des cas où

même en percevant le plus grand malheur d’autrui nous n’éprouvons aucune sympathie,

tandis qu’il suffit parfois d’avoir une rencontre ou quelques expériences en apparence

négligeables pour que nous éprouvions –pas toujours immédiatement- une profonde

ouverture « pour les douleurs et les joies humaines »,200 comme dans le cas de Buddha,201

ce qui prouve que la sympathie peut se produire même indépendamment de tel ou tel

événement extérieur.

2.1.1.3. Les théories phylogéniques

Si Scheler a montré que la sympathie ne se produit pas à partir de faits empiriques

de la vie individuelle (ma perception des mouvements d’autrui, mes expériences

personnelles, des événements extérieurs qui m’arrivent, etc.), notre philosophe réfutera

aussi l’idée que son origine se trouve dans des faits empiriques de la vie sociale, plus

précisément dans l’évolution de l’homme, tel que le propose Darwin. En effet, ce dernier

conçoit la sympathie comme une acquisition de l’espèce, c’est-à-dire que la sympathie

serait une capacité acquise au cours de l’évolution humaine.202 À ce sujet, d’après Darwin

les animaux grégaires en général et les groupes humains en particulier finiraient par

acquérir et développer –sans y réfléchir- des sentiments sympathiques mutuels puisque

ceux-ci contribueraient à leur conservation, la sympathie ayant donc « une grande valeur

utilitaire ».203 Une fois acquis, les sentiments sympathiques « s’intensifieraient à mesure

que s’élève le niveau intellectuel, le degré de solidarité et d’enchaînement des intérêts des

199 Max Scheler, Nature, p. 80. 200 Ibid., p. 82. 201 Scheler raconte en effet que Buddha « a été élevé dans la richesse, dans le luxe et au milieu de tous les

plaisirs et de toutes les jouissances de la vie, mais il a suffi de quelques exemples de maladie et de pauvreté

pour que son cœur s’ouvrit à toute la misère et à toute la douleur du monde et pour que sa vie réelle prît une

direction toute opposée à celle qu’elle avait suivie jusqu’alors ». Ibid., p. 81. 202 Ibid., p. 199-200. 203 Ibid., p. 200.

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membres de la collectivité ».204La sympathie ne serait donc qu’un sous-produit ou un

« épiphénomène » de l’instinct et de la vie sociale.205 Néanmoins, Scheler affirme que le

sentiment auquel Darwin fait référence est non pas la sympathie, mais la contagion

affective, étant donné que celle-ci se produit généralement dans le cadre d’une collectivité,

sans que cette dernière s’en rende compte. 206 D’ailleurs, bien que la sympathie puisse

augmenter « avec le degré et l’intensité de la vie sociale »207, cela vaut également pour

d’autres sentiments même contraires à la sympathie, tels que la brutalité, la cruauté, l’envie

ou la jalousie.208 En ce sens, « l’augmentation de la solidarité des intérêts et des contacts

entre les hommes a multiplié aussi bien les ‘vices’ que les ‘vertus’ »,209 raison pour laquelle

il est erroné de n’attribuer que des traits affectifs positifs à la sociabilité humaine.210

Il s’ensuit que Scheler ne conteste pas que la société puisse influer le

développement de la sympathie, puisque cela est visible, par exemple, dans le fait que

l’égoïsme inhérent de l’enfant est graduellement remplacé par une attitude bienveillante

envers autrui à mesure qu’il s’intègre à la société. Cependant, l’origine de la sympathie

n’est pas la vie sociale elle-même, mais « l’élargissement de notre compréhension des faits

psychiques d’autrui, de leurs différences et de leur nature »,211 compréhension qui est

possible grâce au fait que l’homme –voire « tout être capable de sentir »212- possède déjà,

en tant que prédisposition innée, la faculté d’éprouver de la sympathie.213Autrement dit, la

sympathie est un « don inhérent »214 à la constitution de l’homme, de sorte que celle-là

« n’est pas acquise au cours de la vie individuelle »215 ou sociale. Ainsi, Scheler conclut

que « la vie sociale comme telle n’est pas la cause empirique de la formation et du

développement de cette faculté. S’il existe un rapport entre l’un et l’autre, c’est plutôt celui

204 Ibid., p. 200. 205 Ibid. 206 Ibid., p. 31-32, 201. 207 Ibid., p. 201. 208 Ibid., p. 204. 209 Ibid., p. 203-204. 210 Ibid., p. 203. 211 Ibid., p. 198-199. 212 Ibid., p. 198. 213 Ibid. 214 Ibid., p. 204. 215 Ibid., p. 198.

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de coordination parallèle ».216 Bref, au moyen de sa critique aux théories génétiques et

phylogéniques, Scheler rend compte du fait que la sympathie n’est pas à l’origine un acte

empirique, mais pur. Compte tenu de l’importance de cet attribut pour comprendre la vision

schelerienne de la sympathie, il vaut la peine de s’arrêter sur ce point un instant.

Dans ce cadre, l’insistance de Scheler sur le caractère pur de la sympathie

s’explique par le fait que la sympathie comprise comme phénomène empirique la viderait

de toute valeur et profondeur véritables. En effet, une sympathie empirique serait

dépendante du domaine de l’expérience ou du sensible, ne pouvant pas être éprouvée à

moins que j’aie tel ou tel vécu, par exemple, après avoir vu quelqu’un qui souffre. Mais

même dans le cas où j’aie vécu -directement ou indirectement- une expérience de

souffrance, rien n’assurerait que j’éprouverais toujours cette sympathie dans le cadre de

rencontres ultérieures avec d’autres personnes souffrantes, puisque tout ce qui découle du

domaine du fait, de l’expérience, est susceptible de changement et de variation. Une

sympathie empirique serait d’ailleurs un sentiment distribué de façon arbitraire entre les

hommes, puisque celle-là serait dépendante de multiples variables : le degré de sensibilité

affective de chaque individu, les rencontres possibles avec des personnes souffrantes, etc. Il

s’agirait ainsi d’une attitude occasionnelle accessible seulement à quelques-uns ou dans le

cadre de quelques situations spécifiques.

Scheler rejette cette vision de la sympathie comme fait contingent, accidentel, en

soulignant que celle-là n’est pas « acquise » en regardant un ou plusieurs hommes

souffrants -comme si ce sentiment n’existait pas avant ces rencontres-, étant donné que ces

expériences peuvent seulement manifester la sympathie, la faire sortir de son état latent, en

lui donnant des objets sur lesquels elle peut s’appliquer. 217 Néanmoins, ce qui met en

lumière la dimension pure de la sympathie ainsi que sa place dans l’essence ontologique de

l’homme –avant toute expérience empirique- est que même sans objet auquel s’adresser, la

sympathie ferait encore son apparition, quoiqu’en demeurant inaccomplie. Effectivement,

tel que nous l’avons prouvé dans notre premier chapitre, même un « Robinson Crusoe »

n’ayant jamais eu aucun contact avec autrui éprouverait la sympathie comme un

216 Ibid., p. 204. 217 Ibid., p. 98.

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« sentiment du vide », c’est-à-dire comme un besoin non satisfait de partager avec autrui sa

vie intellectuelle, émotionnelle, etc.218 Ayant mis en évidence le caractère pur ou non-

empirique de la sympathie, Scheler s’attache ensuite à déterminer la validité des théories

qui confèrent à la sympathie une signification ou une portée métaphysique, ce que nous

aborderons dans la section ci-dessous.

2.1.2. Théories métaphysiques

La quatrième critique schelerienne s’adresse aux théories métaphysiques de la

sympathie, dont la doctrine de la pitié –ou sympathie dans la souffrance- de Schopenhauer.

Cependant, remarquons que d’après Scheler ces théories sont déjà plus précises par rapport

aux théories empiriques en ce qu’elles conçoivent la sympathie, non pas comme une

connaissance rationnelle219 ou un fait psychophysique,220 mais comme une expérience de

nature prélogique et irréductible à l’empirique. 221 Cela dit, leur erreur principale est

d’insister à tort sur le fait que la sympathie aurait la fonction métaphysique de nous révéler

l’unité « caché » de l’être. En effet, ces théories -appelées aussi « métaphysico-monistes »-

partent du principe que le monde, derrière sa pluralité apparente, posséderait une seule

substance, une essence supra-individuelle,222 laquelle ne serait perceptible qu’au moyen de

la sympathie.223

Dans ce cadre, Scheler affirme que l’importance métaphysique de la sympathie ne

repose pas tant sur sa fonction de nous fournir telle ou telle connaissance positive ou réelle

–comme celle de l’unité du monde- que sur sa capacité à supprimer une connaissance

218 Ibid. Cf. la section 1.2.1. du premier chapitre. 219 À cet égard, Schopenhauer affirme que « la participation aux maux d’autrui, participation immédiate, qui

n’est pas longuement raisonnée et qui n’en a pas besoin, voilà la seule source pure de toute charité [...] et d’où

découlent tous ces actes que la morale nous prescrit sous le nom de devoirs de vertu, devoirs d’amour, devoirs

imparfaits. Cette participation tout immédiate, instinctive même, aux souffrances dont pâtissent les autres, la

compassion, la pitié, voilà l’unique principe d’où naissent ces actes, du moins quand ils ont une valeur

morale ». Arthur Schopenhauer, Le fondement de la morale, trad. A. Burdeau, Paris, Aubier/Montaigne, 1978,

p. 139. 220 Max Scheler, Nature, p. 92-93. 221 Ibid., p. 90. En effet, Schopenhauer souligne que « ce phénomène [de la pitié] est, je le répète, un mystère :

c’est une chose dont la Raison ne peut rendre directement compte, et dont l’expérience ne saurait découvrir

les causes », Arthur Schopenhauer, op.cit., p. 141. Souligné dans l’original. 222 Comme l’affirme Schopenhauer, au fond il n’aurait qu’« un seul et même être qui se manifeste dans tout ce

qui vit », Arthur Schopenhauer, op.cit., p. 186-187. 223Max Scheler, Nature, p. 91.

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illusoire qu’il appelle « égocentrisme ». Cette attitude renvoie à « la tendance à identifier

des valeurs personnelles avec les valeurs du monde environnant, et les valeurs du monde

environnant avec le monde des valeurs en général ». 224 Dit autrement, l’égocentrisme

entraîne la prise à tort de notre réalité individuelle comme « le monde », c’est-à-dire

comme la réalité dernière, comme ayant « une portée cosmique, universelle ». 225 Bref,

l’égocentrisme n’est que l’absolutisation de ma propre valeur et de ma propre réalité et, ce

faisant, je relativise autant la valeur que la réalité d’autrui. En ce sens, l’égocentrique ne

manque pas de conviction que les autres possèdent une certaine valeur et qu’ils existent,

mais les deux –la valeur et l’existence d’autrui- sont subordonnés aux intérêts et à l’être de

l’égocentrique. L’existence d’autrui est alors assumée, mais cette existence constitue une

« existence d’ombre »226, pas aussi précieuse, solide ou palpable que celle de l’égocentrique

lui-même.227

D’après Scheler, l’illusion égocentriste décrite ci-dessus peut être surmontée

uniquement au moyen de la sympathie, puisque c’est elle qui révèle « l’égalité de valeur

existant entre notre moi et les autres hommes »228 ainsi que la « solidité » de la réalité de

ces derniers.229 En effet, saisir la valeur d’autrui entraîne nécessairement le sortir d’une

« existence d’ombre », puisque tout ce qui se dévoile comme porteur de valeur, comme

précieux à nos yeux, cesse d’exister de manière marginale pour nous; son existence devient

aussi « solide » que la nôtre. Pour cette raison, Scheler affirme que « dès que cette égalité

de valeur nous est révélée, l’autre devient pour nous aussi réel que notre propre moi ».230

Revenant sur la thèse fondamentale des théories métaphysico-monistes, à savoir que

la sympathie nous révélerait l’essence unitaire du monde, Scheler finit par la rejeter

224 Ibid., p. 94. À cause de son lien étroit avec les valeurs, Scheler qualifie l’égocentrisme de « timétique »,

terme qui vient du mot grec qui signifie « valeur » ou « prix ». Ibid. 225 Ibid., p. 93. Scheler distingue trois types d’égocentrisme: s’il affecte la façon dont on conçoit les objets du

monde réel, il s’appelle solipsisme; s’il touche la conduite pratique, il renvoie à l’égoïsme et, finalement, s’il

se manifeste dans la vie amoureuse, il porte le nom d’auto-érotisme. Ibid., p. 93-94. 226 Ibid., p. 94. 227 La différence entre l’égocentrique et le non-égocentrique se rattache donc au degré de réalité que chacun

des deux attribue aux autres. Dans ce cadre, il n’est pas difficile de dégager les conséquences morales de la

métaphysique erronée de l’égocentrique: si je conçois la réalité des autres comme subordonnée à la mienne,

ils ne seront pour moi que des objets dont je peux m’en servir pour mon propre bénéfice. Ibid., p. 95. 228 Ibid., p. 96. 229 Ibid., p. 94, 96. 230 Ibid., p. 96.

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précisément parce que la sympathie entraîne la conscience, non pas de l’affinité, mais de la

différence et de la distance entre les personnes. En effet, la personne qui éprouve une vraie

sympathie reconnaît toujours que « son point de départ n’est pas le même que celui de ses

voisins »,231 de sorte que « l’impuissance où nous demeurons, lors même que nous nous

réjouissons ou souffrons avec un autre, à nous réjouir ou à souffrir comme il se réjouit ou

souffre lui-même, fait partie de la compréhension propre à la sympathie véritable ».232 Bref,

la sympathie, tout en reconnaissant l’existence d’autrui en tant qu’autrui, reconnaît

également l’écart entre mes propres vécus affectifs et ceux d’autrui, étant donné que

ses états affectifs sont absolument impénétrables, ne peuvent être éprouvés et

vécus par un autre exactement de la même manière dont ils sont éprouvés et

vécus par elle. La conscience qu’en tant qu’hommes finis nous ne pouvons pas

voir exactement ce qui se passe dans l’âme des autres (nous ne sommes

d’ailleurs pas toujours capables de nous faire une idée exacte de ce qui se passe

dans notre propre âme) est inhérente, et essentiellement inhérente, à toute

sympathie.233

Ainsi, ce fait s’oppose à la thèse de la sympathie comme révélatrice d’une prétendue

unité cosmique, puisque si ce sentiment a pour fonction primordiale de briser l’illusion

égocentrique en nous révélant la valeur et la réalité de l’autre –aussi réelle et solide que la

mienne-, il n’est pas possible que la sympathie nous révèle en même temps l’inexistence de

ladite altérité.234 Bref, si la sympathie a une portée métaphysique, celle-ci n’est pas la

révélation de l’unité, mais de la différence essentielle entre moi et autrui.235

2.2. La conception schelerienne de la sympathie

La critique de Scheler aux idées couramment acceptées sur la sympathie nous a déjà

fourni quelques pistes concernant la conception schelerienne de ce sentiment, la plus

importante étant qu’en distinguant entre la sympathie et d’autres expériences affectives tels

que la contagion, Scheler a mis en évidence l’irréductibilité et la singularité de la première.

Ce point clé établi, notre philosophe s’attache maintenant à élaborer une classification et

une description ponctuelles des sentiments intersubjectifs ou, dit autrement, des formes de

231 Ibid., p. 103. 232Jérôme Porée, op.cit., p. 105. 233 Max Scheler, Nature, p. 106. 234 Ibid., p. 104-105. 235 Ibid., p. 104.

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partage affectif en vue de mieux cerner la particularité et la place de la véritable sympathie

dans ce contexte. Cette démarche permet à Scheler non seulement de dégager la nature

essentielle du sentiment en question, mais aussi d’approfondir sa portée métaphysique et

morale. Dans ce cadre, il convient de remarquer que Scheler emploie le terme de

« sympathie » en deux sens : d’une part, la sympathie au sens large (Sympathie) renvoie

non pas à un sentiment unique, mais à l’ensemble des vécus émotionnels correspondant à la

sphère intersubjective, ce qui entraîne qu’« à toutes les formes de rencontres humaines

correspondent des formes déterminées de sympathie »;236 d’autre part, la sympathie au sens

concret (Mitgefühl) fait référence à la participation affective (par opposition à la contagion

affective ou à la reproduction affective mentionnées auparavant) dans la vie psychique

d’autrui.237 Compte tenu de cette distinction, nous examinerons les différentes formes de

sympathie au sens large, tout en soulignant la spécificité de la sympathie au sens concret,

c’est-à-dire en tant que participation affective.

2.2.1. Formes inférieures de sympathie

D’après Scheler, la sympathie se divise en formes inférieures et supérieures selon

une hiérarchie ascendante, de la plus généralisée (et de valeur inférieure) à la plus

exceptionnelle ou rare (et de valeur supérieure).238 Ces formes de sympathie sont la fusion

ou identification affective (Einsfühlung), 239 la reproduction affective (Nachfülhen), la

sympathie proprement dite ou participation affective (Mitgefühl),240 l’amour de l’humanité

(Menschenliebe) et l’amour acosmique de Dieu (Gottesliebe) et de la « personne »

spirituelle (akosmistische Personliebe).241 Il est à noter que toutes ces formes « se fondent

236 Matthias Schlossberger, op.cit., p. 193. 237 Les termes allemands sont repris de Max Scheler, Wesen, p. 17-19. 238Michael D. Barber, Guardian of dialogue. Max Scheler’s phenomenology, sociology of knowledge and

philosophy of love, Lewisburg, Bucknell University Press, 1993, p. 116. 239Dans l’édition allemande du texte, l’auteur utilise un seul terme, Einsfühlung, pour faire référence à ce qui

est traduit comme « fusion » et « identification » dans l’édition française, raison pour laquelle nous

employons ces deux mots indifféremment. Max Scheler, Wesen, p. 29-48. 240Le titre en allemand de la première partie du livre est en fait Das Mitgefühl, ce qui est traduit en français

soit comme « participation affective », soit comme « sympathie ». Max Scheler, Wesen, p. 17; Max Scheler,

Nature, p. 15. 241 Les termes allemands sont repris de Max Scheler, Wesen, p. 105.

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les unes sur les autres » 242 ce qui veut dire que « les plus hautes ne peuvent pas se

développer sans les plus basses ».243

Dans ce cadre, la fusion affective (Einsfühlung) -qui est à la base des formes de

sympathie- se caractérise par le fait que « notre moi considère inconsciemment comme

étant sien un processus circonscrit appartenant à une autre personne »244, jusqu’à arriver à

« l’identification complète [...] entre mon moi et un moi étranger ».245 Il s’agit donc d’une

véritable union ou identification au niveau vital ou existentiel, 246 identification qui peut

avoir lieu avec un être autant individuel que collectif (une communauté ou l’humanité tout

entière). La fusion peut même se réaliser avec l’ensemble de la nature (vivante et

inanimée247) ou avec le cosmos, ce qui s’appelle fusion cosmique ou cosmo-vitale.248 Pour

comprendre la façon dont la fusion opère aux niveaux plus larges (avec l’humanité, la

nature en général, etc.), il faut tenir compte du fait que cette faculté affective n’exige pas

que nous éprouvions les sentiments sensoriels de l’objet de notre fusion (ce qui serait une

242 Patrick Lang, op.cit., p. 183. 243 Ibid. 244 Max Scheler, Nature, p. 34. 245 Ibid. 246 Ibid., p. 37. 247Scheler a bien noté qu’il existe des cas de fusion affective avec la nature inanimée, par exemple entre

certains peuples « primitifs » qui s’identifient avec des pierres; néanmoins, le philosophe souligne qu’« avec

les choses mortes, et données comme telles, aucune fusion affective n’est possible [...] C’est seulement

lorsque le corps mort, le corps inanimé, avec son changement et son mouvement, ses actions et réactions, sa

naissance et sa disparition, est conçu, non comme tel, mais sous la forme d’une intuition ou d’une idée, et tel est le cas de l’organisme, dont nous avons l’intuition ou l’idée la plus directe et la plus pure, c’est alors que la

fusion affective peut s’étendre à l’Univers entier, devenir cosmique. C’est alors que l’ensemble des

manifestations de la nature représente, dans son indivisibilité, un champ d’expression universel et changeant

de ce seul et unique organisme cosmique et de sa vie indivisible, partout répandue ». Ibid., p. 36, 128.

Souligné dans l’original. 248 Ibid., p. 136. Notons qu’il y a un certain rapport entre la contagion et la fusion affective en ce que les deux

sont inconscientes et involontaires. À cet égard, Scheler ne détermine pas clairement s’il existe une différence

de nature ou de degré entre les deux phénomènes : dans un premier temps le philosophe établit une nette

distinction entre les deux, mais quelques pages plus loin il affirme que la fusion constitue « un cas exagéré,

autant dire un cas limite de la contagion » (Ibid., p. 26, 34). Cependant, si la différence entre les deux

sentiments est finalement de degré, ¿pourquoi la contagion est-elle exclue des formes authentiques de sympathie, tout en ayant une valeur négative, tandis que la fusion est à la base de ces formes, ayant par contre

une valeur positive ? Nous sommes enclins à penser que cela pourrait s’expliquer par le fait que la fusion –

surtout la fusion cosmique- dépasse généralement la simple « ‘extase’ momentanée » (Ibid., p. 35) propre à la

contagion, pouvant même devenir une orientation vitale comme dans le cas de Saint François d’Assise que

nous aborderons plus loin. De même, alors que la contagion se limite à absorber un sentiment déterminé (la

joie, la tristesse, etc.) d’autrui, la fusion peut aboutir à une union totale avec ce dernier. Ainsi, étant donné que

la fusion est potentiellement capable d’embrasser l’être d’autrui de manière plus profonde, c’est cette faculté

qui serait en mesure de préparer le terrain pour l’établissement d’un véritable rapport avec autrui au moyen

des formes supérieures de sympathie.

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fusion concrète); il suffit que l’individu total ou bien ses sentiments supérieurs (psychiques,

spirituels) demeurent accessibles à nous ou, dit autrement, qu’ils soient intelligibles

affectivement pour nous (ce que Scheler appelle une fusion abstraite). Selon les mots de

Scheler, « je puis réaliser ma fusion affective avec tout ce qui vit, avec l’humanité dans son

ensemble, avec un peuple, une famille, sans pour cela embrasser tous les états affectifs [ou

sentiments sensoriels] concrets que possède le sujet avec lequel je réalise cette fusion ».249

Par exemple, je peux m’identifier avec la souffrance (un sentiment psychique) des gens

vivant dans un pays en guerre, même sans pouvoir éprouver la douleur physique (un

sentiment sensoriel) de chacune des personnes qui habitent dans ce pays.

Mais ce qui précède constitue un exemple hypothétique. Est-il possible par contre

de trouver des exemples réels de fusion affective? Scheler répond par l’affirmative et le

prouve en faisant appel à une variété de cas tirés de l’anthropologie et de l’histoire ainsi que

de la psychologie, dont nous ne mentionnerons ici que quelques-uns. À ce sujet, le

philosophe repère la fusion ou l’identification affective dans le contexte des peuples dits

« primitifs », comme celle qui se réalise entre le membre d’un totem et son animal

totémique ou entre le membre d’une tribu et ses ancêtres ; dans ces deux cas, il n’y a plus

deux moi, mais un moi uniquement : l’individu est son animal ou son ancêtre. 250 Le

mystique de l’antiquité fait aussi preuve de fusion affective lorsqu’il réussit, dans le cadre

d’un état extatique, « à se sentir vraiment identifié avec l’être, la destinée et la vie du dieu

ou de la déesse »251 en devenant « lui-même dieu ».252 La fusion apparaît également dans

les collectivités ou dans les foules vivant dans un état de guerre ou de révolution, étant

donné qu’elles parviennent à former –lors de l’extase d’une bataille ou d’un

rassemblement- une unité ou un bloc indivisible.253

249 Ibid., p. 149. 250 Ibid., p. 36. 251 Ibid., p. 37. 252Ibid. 253 Ibid., p. 60-61. Par rapport aux foules, Scheler affirme que « la fusion a lieu, d’une part, entre les membres

de la foule et le chef [...] et, d’autre part, il se produit une fusion réciproque des membres de la foule (par

contagion cumulative et récurrente) emportée par le même courant impulsif et affectif qui détermine le

comportement de toutes les parties, en le soumettant à sa propre rythme, et chasse capricieusement devant lui

idées et projets d’actes comme le vent chasse les feuilles qu’il arrache de l’arbre ». Ibid., p. 44.

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Du côté de la psychologie, la vie psychique infantile et, plus précisément, les jeux

de l’enfant constituent un exemple révélateur de fusion affective, puisque « ce qui pour

l’adulte n’est qu’un ‘jeu’ est pour l’enfant une chose ‘sérieuse’ ou, tout au moins, une

‘réalité’ momentanée ».254En effet, lorsqu’une petite fille joue « à la maman » avec sa

poupée, elle ne fait pas « comme si » mais elle est réellement la maman, c’est-à-dire que la

petite fille fusionne avec cette dernière. De même, la technique de l’hypnose ainsi que

certains troubles psychopathologiques -comme l’identification avec une autre personne (un

personnage historique, etc.)- constituent aussi des exemples de fusion affective, dans la

mesure où il s’agit de situations dans lesquelles l’individualité, la distance entre mon propre

moi et le moi d’autrui est annulée.255Cependant, d’après Scheler « le prototype [...] de toute

fusion affective avec le Cosmos »256 est l’acte sexuel qui découle de l’amour entre deux

personnes (et non pas du simple désir « de jouissance, d’emploi utilitaire »257), étant donné

qu’au moyen de cet acte, « les deux partenaires, enivrés jusqu’à l’oubli de leur personnalité

spirituelle, croient se replonger dans le même courant vital dans lequel il n’existe plus de

séparation entre les deux moi individuels ».258Autrement dit, l’acte sexuel entraîne une

fusion affective réciproque, laquelle « transforme deux vies en un seul courant vital

impétueux ».259

Nous trouvons aussi des exemples concrets de fusion affective dans l’histoire,

notamment dans la vie de ceux que Scheler appelle les « génies affectifs »260, c’est-à-dire

les grands personnages d’Orient et d’Occident qui ont atteint des niveaux exceptionnels de

fusion affective.261 Parmi ces cas, Scheler fait ressortir celui de Saint François d’Assise,

archétype de la fusion cosmique ou cosmo-vitale. À ce sujet, Scheler remarque que ce type

de fusion n’entraîne pas nécessairement un panthéisme, puisque Saint François, par

exemple, voyait

254 Ibid., p. 42. 255 Ibid., p. 37-44. 256 Ibid., p. 167. 257 Ibid., p. 44. 258 Ibid. Souligné dans l’original. 259 Ibid., p. 115. 260 Cf. le chapitre V de Nature et formes de la sympathie. 261 On peut citer par exemple la fusion négative ou souffrante hindoue (Bouddha), la fusion positive ou

joyeuse grecque (Platon, Aristote) et la fusion panthéiste de la Renaissance (Dante, Pétrarque). Nous

renvoyons le lecteur au chapitre V de Nature et formes de la sympathie pour une information détaillée de ces

formes de fusion.

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dans chaque produit de la nature une œuvre du Dieu créateur, spirituel et

invisible, une des marches de l’énorme échelle par laquelle la nature cherche à

s’élever vers Dieu, un escabeau sur lequel Dieu appuie ses pieds, une révélation

de sa grandeur. D’après cette interprétation, la nature serait [...] non un objet

direct de fusion affective avec une vie universelle détachée du Dieu spirituel ou

même occupant le même rang que lui (c’est ce qu’elle était pour les panthéistes

de la Renaissance), mais ainsi qu’en témoigne nettement son hymne au soleil,

un symbole et un moyen de comparaison.262

L’examen des manifestations empiriques de la fusion affective permet à Scheler de

tirer certaines conclusions concernant la nature de ce phénomène: d’abord, la fusion est

automatique, de sorte qu’elle ne se produit « jamais à la suite d’un effort volontaire ».263

Ensuite, la fusion est associée à un certain degré de « primitivisme »,264 c’est-à-dire qu’elle

apparaît surtout dans les stades, pour ainsi dire, « primaires » de l’évolution et de l’histoire

humaines, comme le montre le fait qu’elle est plus fréquente dans les peuples dits

« primitifs » ou dans l’étape infantile du développement humain individuel.265 Finalement,

Scheler soutient que la fusion se réalise surtout au niveau de la sphère vitale de l’homme,

thèse sur laquelle nous nous attarderons un instant.

En effet, rappelons que la sphère vitale « se trouve à mi-chemin entre la conscience

du corps qui, dans une unité spécifique et sui generis, comprend toutes les sensations

fournies par les organes et par les sensations affectives localisées, et le côté spirituel et

noétique de la personnalité, considérée comme le centre de toute l’activité intentionnelle

‘supérieure’ ».266 En ce sens, alors que les sphères sensible et spirituelle sont individuelles

et « appartiennent à chaque homme en propre et n’appartiennent qu’à lui »267 -étant ainsi

inaccessibles à la fusion complète-,268 la sphère vitale humaine participe de ce que Scheler

262Max Scheler, Nature, p. 139-140. 263 Ibid., p. 59. 264 Ibid., p. 37. 265 Ibid., p. 54. Il convient de souligner que le caractère inconscient et primitif de la fusion n’implique pas que

cette dernière soit une faculté affective méprisable ; en fait, Scheler regrette qu’elle ait été « perdue » au cours

du processus évolutif humain en faveur de la rationalité, étant donné que la perte de la faculté de la fusion entraîne à son tour la perte de notre capacité de rapprochement et de connexion avec le monde. Ibid., p. 54-55. 266 Ibid., p. 56. En ce sens, la couche vitale est le siège de « nos instincts en rapport avec la vie et avec la mort,

nos passions, nos sentiments, nos désirs et nos impulsions (faim et soif, impulsions vitales érotiques avec

toutes leurs formes secondaires : désirs de puissance, de domination, d’expansion, d’affirmation de soi-

même) [...] ». Ibid., p. 58. 267 Ibid., p. 56. 268Pour cette raison Scheler critique même l’idée de l’union mystique comme une « fusion » spirituelle avec

Dieu, puisque « la véritable mystique spirituelle laisse toujours subsister, entre l’homme et Dieu, entre

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appelle l’« élan vital » commun à l’ensemble des êtres vivants,269 de sorte que c’est cette

sphère qui serait en mesure d’être particulièrement ouverte à la fusion. D’après Scheler, un

argument en faveur de cette hypothèse est le fait que la fusion entraîne, dans le sujet qui

l’éprouve, un certain « oubli » de son être corporel ainsi que de son centre spirituel, comme

c’est le cas pour l’acte sexuel, les extases mystiques de l’Antiquité et les actions impulsives

des « foules révolutionnaires ».270 En effet, dans tous ces cas, « l’homme doit s’élever

‘héroïquement’ au-dessus de son corps et de tout ce qui présente pour lui de l’‘importance’,

il doit oublier ou, tout au moins, ne pas tenir compte de son individualité, renoncer à sa

dignité spirituelle, contempler d’un œil impassible le flux de sa vie ‘instinctive’ ».271

Concernant la thèse de Scheler selon laquelle la fusion affective ou l’identification

« avec tout ce qui est vivant en général »272 constitue la « fondation » des autres formes de

sympathie, notre philosophe soutient qu’

un minimum de fusion affective non spécifiée est nécessaire pour rendre

possible l’intuition d’un être vivant (voire du mouvement organique le plus

simple, en tant que distinct du mouvement d’un objet inanimé) en tant qu’être

vivant, et que c’est sur cette base de la plus primitive intuition des êtres

extérieurs que s’édifient la « reproduction affective » la plus élémentaire, la

« sympathie » non moins élémentaire et, par-delà ces deux attitudes, la

« compréhension » spirituelle.273

l’existence de l’un et celle de l’autre, un minimum de distance, ce que j’appelle une ‘distance intentionnelle’,

et conduit tout au plus à une union inadéquate ». Ibid., p. 58. 269 Remarquons que le concept d’« élan vital » chez Scheler n’a pas la même signification que chez Bergson.

En effet, Scheler rejette la thèse bergsonnienne (qui est aussi la thèse des théories métaphysico-monistes en

général) qui suggère l’existence d’une « essence cosmique par l’‘élan vital’ » (Ibid., p. 117), c’est-à-dire d’un

principe d’unité cosmique qui embrasserait tout mode d’être, puisque, si c’était le cas, la sphère spirituelle de

l’homme en particulier ne serait qu’« une ‘efflorescence’, une ‘sublimation’ de la vie » (Ibid.). Cela s’oppose

au souci schelerien de préserver l’autonomie de chacune des couches anthropologiques (corporelle, vitale-

psychique et spirituelle) et surtout celle de l’esprit, étant donné qu’« aucune manifestation noétique

[spirituelle], quelles que soient sa forme et sa variété, ne se laisse ‘réduire’ aux lois biopsychiques » (Ibid., p.

117-118). Il admet par contre –mais seulement en tant que possibilité- l’existence d’un principe unique valide

exclusivement pour la sphère vitale ou, selon ses propres mots, « un principe vital universel et unificateur,

supra-singulier, source d’une finalité réelle valable pour tous les genres, pour toutes les espèces, pour tout ce

qui est vivant sur la terre » (Ibid., p. 117), perspective qu’il ne considère toutefois « comme suffisamment prouvée », Ibid., p. 117. 270« Les foules révolutionnaires offrent, dans leurs mouvements, les mêmes états de griserie collective, dans

lesquels le moi corporel et le moi spirituel se fondent et disparaissent dans le mouvement vital passionné de la

collectivité une et indivisible ». Ibid., p. 61. 271Ibid., p. 59-60. 272 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 238. Ma traduction. 273 Max Scheler, Nature, p. 53.

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En d’autres termes, grâce à la fusion nous percevons la dimension vitale d’autrui.

L’autre se révèle ainsi comme un être capable de se réjouir, de souffrir, etc., ce qui

constitue à son tour la « matière première » de toute forme de partage affectif.

Effectivement, aucun partage n’est possible sans la révélation initiale de l’autre comme un

être extérieur à moi doué de sentiments et de vie en général.274 C’est donc l’intuition de la

vitalité d’autrui donnée premièrement par la fusion qui déclenche les autres actes de

sympathie.

Une fois que l’autre s’est révélé en tant qu’être doué d’une vie affective, il est

possible alors de reproduire affectivement (Nachfülhen) ou « revivre » (Nachleben)275 son

sentiment. À ce sujet, la reproduction affective peut être définie comme « a feeling of the

Other’s feeling, more than a mere knowing about it or a judgment that the Other has that

feeling. In vicarious feeling one grasps the quality of the Other’s feeling without it

migrating into oneself ».276 Dit autrement, dans la reproduction nous n’éprouvons pas le

sentiment d’autrui comme tel, mais nous comprenons affectivement le caractère, la

particularité propre à ce sentiment. Il s’agit de saisir la qualité ou la spécificité du sentiment

d’autrui, de se faire une représentation, une « idée complète » 277 de l’état psychique

d’autrui, sans l’éprouver nous-mêmes. 278 Contrairement à la fusion, la reproduction

affective exige donc une prise de distance –consciente- par rapport à autrui.279 Bref, la

reproduction constitue un acte cognitif qui nous permet de connaître et de comprendre la

vie psychique d’autrui280, raison pour laquelle Scheler l’appelle aussi « compréhension

affective ».281 D’après Scheler, cette forme de sympathie apparaît dans plusieurs domaines

274 À cet égard, rappelons que si Saint François était capable de fusion affective avec l’ensemble de la nature

(humaine et extra-humaine), c’était précisément car il la concevait comme un champ d’expression ou une

incarnation de la « vie divine ». Ibid., p. 141. 275 Max Scheler, Wesen, p. 19; Max Scheler, Nature, p. 20-21. 276 Michael D. Barber, op.cit., p. 116. 277Max Scheler, Nature, p. 21. 278« Nous ressentons pour ainsi dire les sentiments d’autrui, ce qui est plus qu’une simple connaissance ou un simple jugement qu’autrui éprouve tel sentiment donné. Mais nous n’éprouvons pas le sentiment réel, en tant

qu’état psychique. En revivant les sentiments d’autrui, no nous rendons également compte de la qualité de ces

sentiments, sans nous laisser envahir par ceux-ci ou sans éprouver réellement des sentiments semblables ».

Ibid. 279Ibid., p. 149. 280 La reproduction affective « is a cognitive act, one in which we understand the emotional acts of persons ».

Eugene Kelly, op.cit., p. 151. 281 Dans l’édition allemande du livre qui nous concerne, Scheler utilise -en plus de Nachfühlen- le nom

Verständnis et le verbe Verstehen pour parler de la reproduction affective, termes qui se traduisent par

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de la vie humaine, parmi lesquels l’évolution affective de l’homme. À ce sujet, notre

philosophe affirme que la reproduction représente d’une certaine manière une évolution à

l’égard de la fusion affective; ainsi, il nous dit qu’

en se plaçant au point de vue de l’évolution affective, qu’il s’agisse de

l’évolution qui, de l’enfant, aboutit à l’homme adulte ou de celle qui aboutit de

l’animal à l’homme ou de l’homme primitif au civilisé, [...] les états les moins

évolués sont caractérisés principalement par la fusion affective, tandis que dans

les états plus évolués, c’est la reproduction affective qui domine [...]. C’est ainsi

[...] que la petite fille qui joue « à la maman » avec la poupée réalise une fusion

affective aussi bien avec sa poupée [...] qu’avec sa propre mère [...]. Lorsque

l’enfant qui se livre à ce jeu est déjà grande, nous assistons, non à une fusion,

mais à une reproduction affective. C’est ainsi que l’identification primitive avec

les ancêtres est l’effet d’une fusion affective qui, avec le temps, se transforme

en une reproduction affective de la vie des ancêtres dans le culte pieux de ceux-

ci. C’est ainsi que le troupeau, la horde et la foule nous offrent une pure fusion

affective, alors que les « communautés vitales » (famille, par exemple) ne sont

fondées que sur la reproduction affective.282

Nous trouvons un deuxième exemple de reproduction affective dans l’art et la

littérature. En effet, les romanciers et les dramaturges doivent tous avoir la capacité de

reproduire affectivement ou de comprendre les sentiments de leurs personnages pour bien

les caractériser. De même, nous sommes en tant que lecteurs capables d’être profondément

émus par les tragédies d’Ana Karenina ou de Madame Bovary grâce à la reproduction

affective, laquelle nous permet de comprendre leur souffrance. À cet égard, il convient de

noter que la non-existence réelle de l’objet de la reproduction –comme c’est le cas avec les

personnages littéraires- n’empêche pas ladite expérience affective, puisque celle-ci « porte

sur la qualité de l’état d’autrui, non sur sa réalité ».283 En ce sens, autant la fusion que la

reproduction peuvent s’adresser à des objets qui n’existent pas ou qui ne sont pas vivants

réellement, mais auxquels l’individu leur confère -pour des raisons religieuses, esthétiques,

psychologiques, etc.- une vitalité et une affectivité relatives. Ce point est particulièrement

important pour saisir la différence entre les formes de sympathie présentées jusqu’à

maintenant et la sympathie proprement dite, laquelle nous aborderons ensuite.

« compréhension » et « comprendre » respectivement. Max Scheler, Wesen, p. 19, 22-23. Patrick Lang,

op.cit., p. 179. 282 Max Scheler, Nature, p. 150. 283 Ibid., p. 151.

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2.2.2. Formes supérieures de sympathie

Dans les pages qui précèdent, nous avons vu que la sympathie ou participation

affective (Mitgefühl) entraîne nécessairement que la joie ou la souffrance d’autrui se

révèlent à nous comme appartenant à autrui, sans que ses sentiments « migrent » vers nous,

comme c’est le cas dans la contagion affective. Nous avons également souligné que la

sympathie n’implique pas non plus de parvenir à « an ecstatic union between two

people »,284 ce qui est par contre le résultat de la fusion affective. En effet, la sympathie ne

cherche pas à s’identifier avec l’autre, mais à entrer en rapport avec lui et, pour ce faire, on

ne doit pas sentir comme l’autre, mais sentir avec lui285 à partir de la compréhension de sa

vie psychique. Mais la sympathie ne s’agit pas uniquement de comprendre le sentiment

d’autrui comme dans la reproduction affective, mais d’y participer ou de le partager.286 Il y

a donc une différence importante entre comprendre et participer aux sentiments d’autrui,

puisque je pourrais bien « me faire une idée complète des états d’âme d’autrui [...] sans

éprouver pour cela la moindre sympathie ».287Ainsi, bien que la sympathie présuppose la

reproduction affective, puisque « toute participation à la joie ou à la souffrance d’autrui

suppose une connaissance quelconque des états d’âme d’autrui, de leur nature et de leur

qualité », 288 la sympathie exige, outre la connaissance, l’intention de prendre part aux

sentiments d’autrui289 (que ce soient de joie ou de souffrance290).

284Dillard-Wright, David, « Sympathy and the non-human: Max Scheler’s phenomenology of interrelation », Indo-Pacific Journal of Phenomenology, 7, 2, 2007, p. 3. 285 De cette façon, « sympathy is a relational unity rather than a unity of identification » (A. R. Luther, op.cit.,

p. 36). Cette idée de la sympathie comme relation est mieux perçue dans le terme allemand Mitgefühl à cause

du préfixe Mit qui signifie « avec ». Ibid., p. 26. 286 La sympathie « involves the added component of actual participation in the Other’s feeling as presented in

vicarious feeling » (Eugene Kelly, op.cit., p. 116). Une forme de sympathie (Mitgefühl) peut-être même

supérieure, mais que Scheler n’examine pas en détail est le sentiment éprouvé en commun ou la « pénétration

affective réciproque » (Miteinanderfühlen) dont le seul exemple donné par notre philosophe est la situation

dans laquelle « le père et la mère se tiennent auprès du cadavre de leur enfant aimé » (Max Scheler, Nature, p.

26-27). Dans ce cas, les deux parents « ressentent en commun, éprouvent en commun, subissent en commun,

non seulement ‘la même’ situation, au point de vue de sa qualité et sa valeur, mais aussi la même réaction émotionnelle à cette situation » (Ibid., p. 27). Il s’agirait donc d’un partage affectif, d’une sympathie plus

intense ou pénétrante que, par exemple, la sympathie provenant d’une personne qui présente ses condoléances

aux parents. Ibid., p. 26-27, 151 ; Max Scheler, Wesen, p. 23, 107. 287 Max Scheler, Nature, p. 21. 288 Ibid., p. 20. 289 Ibid., p. 27. 290 En effet, d’après Scheler la sympathie est subdivisée en deux catégories : la sympathie dans la joie

(Mitfreude) et la sympathie dans la souffrance (Mitleid) ; cette dernière peut aussi se traduire en français

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Dans ce cadre, Scheler affirme que dans la sympathie, nous reconnaissons que le

partage du sentiment d’autrui sera toujours incomplet et inadéquat dû au fait que nous

sommes deux personnes distinctes, mais, ce faisant, nous reconnaissons également « that

the other possesses the same hidden inner life that I also possess ».291 Ainsi, la sympathie

ne supprime pas la distance ou la différence entre moi et autrui : elle m’invite à aller à sa

rencontre, tout en m’engageant à respecter les limites de son individualité. 292 Bref, la

sympathie est « the reaching towards another as other, a revelation of the other as he is and

lives ». 293 Cela réaffirme la thèse schelerienne que la sympathie, du point de vue

métaphysique, entraîne la révélation de la valeur de l’existence d’autrui. En d’autres

termes, la sympathie « est accompagnée chez nous de la conscience que tel ou tel moi

extérieur, voire que le moi extérieur en général, possède la même réalité que notre propre

moi »;294 ainsi, l’existence d’autrui devient aussi solide et aussi précieuse que la mienne.

Cela met en évidence une différence fondamentale entre la fusion et la reproduction

affectives, d’une part, et la sympathie, d’autre part, puisque, contrairement aux premières,

comme « pitié » ou « compassion ». Scheler se demande d’ailleurs pourquoi la pitié a toujours été plus

étudiée et plus appréciée que la sympathie dans la joie. En répondant à cette question, les philosophes

pessimistes comme Schopenhauer affirment que cela découlerait du fait que « la somme des souffrances

dépasserait infiniment la somme du bonheur » (Ibid., p. 206), mais d’après Scheler cette thèse n’est pas

suffisamment démontrée. D’autres soutiennent qu’il est plus difficile de partager la joie que la souffrance

d’autrui car la première inciterait à la jalousie, tandis que la dernière entraînerait un sentiment de soulagement

à cause du fait que c’est l’autre qui souffre et non pas nous ; par contre pour Scheler cette attitude ferait

preuve d’une fausse sympathie. On dit encore que la valeur supérieure de la pitié résiderait dans le fait que celle-ci serait en mesure de devenir « le point de départ d’une activité secourable » (Ibid., p. 207), c’est-à-dire

d’actions pratiques, ce qui n’est pas le cas pour la sympathie dans la joie. Cependant, Scheler affirme que

cette valeur accordée à la pitié à cause de ses conséquences pratiques découle d’une perspective purement

utilitariste. En ce sens, Scheler conclut que, du point de vue moral, la sympathie dans la joie a même plus de

valeur que la pitié, puisque la première « est souvent obligée, pour se manifester, de lutter contre l’obstacle

qu’elle trouve dans l’envie » (Ibid.), ce qui témoigne « d’une plus grande noblesse d’âme » (Ibid., p. 207; cf.

p. 87-88). Les termes allemands sont repris de Max Scheler, Wesen, p. 142. 291 David Dillard-Wright, op.cit., p. 3. 292 « Throughout his writing, Scheler works to preserve difference as a foundational part of the experience of

sympathy […]. In his theory, sympathy is not a transfer of another’s experience into my own consciousness,

nor is it a reproduction drawn from my own experience in order to approximate the other’s experience. Scheler preserves a sphere within the other that remains unknown to me, that is forever private and enclosed

[…]. Sympathy can advance to the boundary of that inner realm, but never beyond […]. The reason Scheler

spends so much time separating arguments based on emotional ‘infection’ and ‘vicarious reenactment […]

from sympathy proper is that he sees that, in order for sympathy to remain genuine, it must preserve both the

foreign nature of the other and my own wilful capacity to sympathize. Scheler reserves the label of sympathy

for cases in which I feel for another despite my inability to really know what the other person is

experiencing ». David Dillard-Wright, op.cit., p. 3. Souligné dans l’original. 293 A. R. Luther, op.cit., p. 89. 294 Max Scheler, Nature, p. 151.

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qui peuvent s’adresser à des objets irréels -comme un personnage littéraire-, la sympathie

entraîne nécessairement « le postulat de la réalité du sujet avec lequel on sympathise ».295

Par ailleurs, outre sa signification métaphysique, est-ce que la sympathie possède

aussi une signification, une valeur morale? D’après Scheler, la sympathie a effectivement

une valeur morale positive, mais il faut par contre la préciser et la nuancer, puisqu’il ne

s’agit pas d’une valeur absolue. Remarquons d’abord que, d’une façon générale, la

sympathie a une valeur positive à l’égard de la contagion affective, étant donné que cette

dernière « n’apporte rien à la compréhension d’autrui ». 296 Néanmoins, lorsque nous

analysons plus en détail le phénomène de la sympathie, sa valeur devient moins évidente.

En effet, la valeur positive ou négative de la sympathie dépend premièrement de « la

valeur que présente la situation ayant provoqué la souffrance ou la joie d’autrui ».297 Dit

autrement, le seul fait de sympathiser avec quelqu’un ne confère pas une valeur morale

absolue à cette sympathie, puisque nous devons nous demander si la personne et les

circonstances spécifiques avec lesquelles nous compatissons sont elles-mêmes morales. Par

exemple, si je compatis avec un criminel qui est affligé de ne pas avoir réussi à tuer sa

victime, ou bien si je partage la joie qu’une personne éprouve en torturant une autre –ce qui

est possible pour la sympathie-, peu importe la profondeur de ma participation affective,

celle-ci n’aura aucune valeur morale positive. Deuxièmement, la valeur de la sympathie

varie selon la couche affective à laquelle elle s’adresse; par exemple, la sympathie qui a

pour objet un sentiment psychique comme la souffrance possède une valeur inférieure que

celle qui porte sur un sentiment spirituel tel que le désespoir, puisque celui-ci découle du

« noyau intime de la personne, [...] [du] centre de son affectivité ». 298 D’après ces

arguments, il est donc erroné d’attribuer une valeur morale absolue à la sympathie, puisque

sa valeur présente des variations selon le contexte émotionnel dans lequel elle se déroule.

Compte tenu de cette variabilité, Scheler rejette la thèse selon laquelle la sympathie pourrait

être le fondement ou la source des valeurs morales, comme le propose la morale de la

295Max Scheler, Nature, p. 152. 296 Patrick Lang, op.cit., p. 179. 297 Max Scheler, Nature, p. 209. 298 Ibid.

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sympathie abordée au début de ce chapitre.299 En ce sens, « l’erreur de la morale de la

sympathie n’est pas de donner une valeur éthique à la sympathie, mais de lui donner une

valeur exclusive et d’y subordonner toutes les autres valeurs ».300

Pour reprendre la réflexion sur les formes de sympathie ainsi que sur leur

interrelation, la sympathie proprement dite fonde la forme suivante, à savoir l’amour de

l’humanité. En effet, si la sympathie est capable de nous dévoiler la réalité et la valeur de

tout être vivant en général (en incluant les animaux, l’ensemble de la nature, etc.),301

l’amour de l’humanité révèle la valeur spécifique de l’être humain, ce dernier compris

comme espèce, comme une catégorie homogène. 302 Cet amour entraîne que « chaque

homme n’est aimé que pour autant qu’il représente un ‘exemplaire’ de l’espèce

‘homme’ ».303Autrement dit, il s’agit d’une « general benevolence »304 envers tout homme

à cause du seul fait d’être homme. L’amour de l’humanité ne fait donc « aucune distinction

morale et spirituelle entre les hommes, ne marque aucune préférence pour les uns aux

dépens des autres ».305 Dans ce cadre, autant la sympathie que l’amour de l’humanité sont

indifférents aux valeurs, en ce sens qu’ils peuvent se manifester indépendamment des

valeurs positives ou négatives rattachées à leurs objets ou aux actions de ces derniers.306

Comme l’affirme Scheler, l’amour de l’humanité « ne fait aucune distinction entre un

compatriote et un étranger, entre un criminel et un juste, entre valeur raciale et infériorité

raciale, entre instruction et manque d’instruction, voire entre bon et mauvais, etc. Comme

299 Ibid., p. 210. 300 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 239. Ma traduction. 301 David Dillard-Wright, op.cit., p. 8. 302Ce type d’amour renvoie donc à ce que l’on appellerait la philanthropie ou l’altruisme. Max Scheler,

Nature, p. 152 ; Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 238. 303Max Scheler, Nature, p. 156. 304 Michael D. Barber, op.cit., p. 116. 305 Max Scheler, Nature, p. 155. 306 Lorsque Scheler affirme, concernant la sympathie, qu’elle est indifférente aux valeurs, il ne veut pas dire

que la sympathie ne nous révèle aucune valeur, puisque nous avons déjà vu qu’elle nous révèle la valeur de

l’existence d’autrui, en nous rendant sensibles à ses joies et à ses souffrances. En ce sens, Scheler renvoie

plutôt au fait que la sympathie demeure aveugle à la qualité axiologique de ces joies et de ces souffrances

d’autrui, à la valeur morale des expériences affectives d’autrui avec lesquelles nous sympathisons. C’est pour

cette raison qu’il est possible pour la sympathie « de compatir à des tristesses ou de faire écho à des plaisirs

qui compromettent le progrès spirituel de ceux qui les ressentent » (Maurice Dupuy, op.cit., p. 430), tel que

nous l’avons mentionné à la page précédente, lors de notre discussion concernant la valeur morale de la

sympathie.

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la sympathie, il porte sur tous les hommes, uniquement parce que ce sont des hommes, dans

leur distinction spécifique de l’animal d’une part, de Dieu de l’autre.307

De son côté, l’amour de l’humanité, en tant qu’amour générique, fonde l’amour de

la personne spirituelle. Cet amour –que nous approfondirons dans notre troisième chapitre-

est celui qui s’adresse à la spécificité, à l’unicité d’un être humain concret. Pour cette

raison, c’est l’amour spirituel qui peut pénétrer « dans des couches de plus en plus

profondes »308 jusqu’à « atteindre le point où commence l’être personnel de l’homme ».309

Il est à noter que l’amour de la personne spirituelle se fonde sur l’amour de l’humanité, car

avant que je puisse accéder à ce centre spirituel et personnel, je dois être en mesure de

concevoir l’existence de ce dernier dans les hommes en général, dans tout homme sans

distinction. Ainsi, c’est à partir de la bienveillance généralisée que je peux par la suite me

centrer sur l’unicité d’une personne spécifique, comme le montre le fait historique que

« l’amour chrétien de la personne spirituelle n’a pu devenir une réalité que sur le terrain

préparé par l’« humanitas » des derniers prophètes et de l’antiquité qui avait réussi, à la

faveur de processus historiques compliqués, à battre en brèche la hiérarchie de l’amour de

la Grèce et de la Rome anciennes : amour de l’ami et haine de l’ennemi, respect pour

l’homme libre, mépris pour l’esclave ».310 Enfin, l’amour de Dieu constitue le « sommet »

des formes de sympathie, car Dieu est « l’amour infini »,311 la personne la plus parfaite

(« personne de toutes les personnes »312), celui qui possède « la qualité morale la plus

élevée et dans sa modalité infinie », 313 de sorte que l’amour, en tant que mouvement

intrinsèquement orienté vers des valeurs supérieures,314 trouverait son aboutissement dans

la sphère la plus haute, « la sphère de l’infini ».315

Scheler conclut son analyse en insistant sur le fait qu’il existe une coopération, un

ordre logique entre les formes inférieures et supérieures de sympathie, de sorte qu’« il est

307 Max Scheler, Nature, p. 152. 308 Ibid., p. 155. 309 Ibid. 310 Ibid., p. 157. 311 Ibid., p. 245. 312 Ibid., p. 118. 313Ibid., p. 245. 314 « Love is always a movement from lower to higher values ». Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 69. 315 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 344. Ma traduction.

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impossible de développer pleinement chez l’homme une force affective présentant une

valeur supérieure et, de ce fait, moins générale, sans avoir au préalable développé celle qui

la précède immédiatement dans l’échelle des valeurs et qui, de ce fait, présente une

généralité plus grande ». 316 Étant donné l’interdépendance de toutes ces formes de

sympathie, aucune d’elles ne peut être considérée comme « dépassée » par la science ou la

religion, puisque, ce faisant, « on coupe ainsi la racine, [...] on supprime les sources

nourricières »317 des formes de sympathie plus élevées.

Cet argument constitue le point de départ de Scheler pour défendre particulièrement

la réhabilitation de la fusion affective cosmique chez l’homme occidental. En effet, d’après

notre philosophe, cette fonction a été méprisée surtout par la science moderne, pour

laquelle la fusion n’est qu’un ensemble de projections anthropomorphiques sur le monde

organique. Néanmoins, pour Scheler la fusion constitue plutôt l’affect qui nous révèle le

monde « comme une ‘totalité’, comme un organisme universel, animé d’une seule vie :

c’est ce qui s’appelle ‘conception du monde organologique’ » 318 et qui s’oppose à la

conception mécanique, laquelle établit « entre l’homme et la nature, une nouvelle distance

spirituelle ».319 Effectivement, alors que la perspective mécanique cherche à dominer et à

maîtriser la nature comme s’il s’agissait d’une relation maître-serviteur, la perspective

organologique favorisée par la fusion aspire à « rétablir des rapports fraternels entre

l’homme, d’une part, [et] la plante, l’animal, le nuage et le vent, d’autre part »,320 de façon

analogue à une relation entre frères et sœurs.321 En ce sens, c’est la fusion qui nous fournit

« la connaissance du ‘sens’ positif et de la ‘valeur’ positive de la nature »,322 de sorte que

son oubli nous conduit à ne voir dans la nature qu’un mécanisme destiné à être maîtrisé et

contrôlé, en aboutissant à un ethos froid et utilitariste non seulement à l’égard du monde

naturel, mais aussi de l’humanité elle-même. Cela se traduit par une critique sévère de

316 Max Scheler, Nature, p. 159. 317 Ibid. 318 Ibid., p. 128. Souligné dans l’original. La conception organologique entraîne que « l’ensemble des manifestations de la nature représente, dans son indivisibilité, un champ d’expression universel et changeant

de ce seul et unique organisme cosmique et de sa vie indivisible, partout répandue ». Ibid. Souligné dans

l’original. 319 Ibid., p. 129. Souligné dans l’original. 320 Ibid., p. 132. 321 Ibid., p. 131, 138. Dans cette perspective, la nature se révèle non pas comme un objet étranger et lointain,

mais comme si elle était « a partner seeking dialogue ». Michael D. Barber, op.cit., p. 114-115. 322 Max Scheler, Nature, p. 160.

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Scheler adressée à la société de son temps; toutefois, les paroles de notre philosophe

gardent toute leur actualité, comme le montre le passage suivant :

L’ethos qui ne repose pas sur la fusion affective ne recommandera l’amour et la

douceur à l’égard des animaux et des plantes [...]. Il ne faudra pas s’étonner

alors de voir [...] l’homme, détaché de toute fusion cosmo-vitale, se révéler

comme un facteur de destruction de la nature organique [...]. Et il n’y a rien

d’étonnant non plus si dans ce régime capitaliste, exclusif de toute fusion

affective, les simples valeurs d’utilité et de rendement sont mises au-dessus des

‘valeurs vitales’ (même des valeurs vitales humaines), si les hommes et les

choses ne sont appréciés que dans la mesure où ils contribuent à accroître la

réserve des objets et des biens matériels nécessaires au maintien de notre

civilisation industrielle; rien d’étonnant enfin si l’on se refuse à reconnaître aux

valeurs vitales une importance positive, bien qu’inférieure à celle des valeurs

spirituelles et culturelles dont elles sont cependant une condition nécessaire et

indispensable.323

Tel que le suggère la citation précédente, le manque de fusion contribue à

l’aggravation d’un problème encore plus profond, à savoir le renversement des valeurs.

Cela entraîne qu’au lieu de respecter l’ordre axiologique objectif en sacrifiant les valeurs

les plus basses (utilitaires) en faveur des plus hautes (vitales, spirituelles), on place ces

dernières au-dessous des premières, ce qui ne fait que déstabiliser la vie intérieure et

extérieure de l’homme. Pour cette raison, « les sacrifices [...] ne doivent se faire au nom des

valeurs utilitaires, voire au nom de la ‘science’, pour autant que la science poursuit des buts

purement techniques ».324 D’après Scheler, la preuve la plus évidente du rapport étroit entre

la science et les valeurs d’utilité est le fait qu’« il y a des ‘martyrs’ de la philosophie,

considérée comme la ‘gaya scienza’, et des martyrs de la foi qui provoquent, à juste titre,

notre admiration. Quant aux martyrs de la ‘science’, loin d’être sublimes, ils sont tout

simplement comiques ».325 Enfin, notons d’ailleurs que les valeurs les plus hautes, à savoir

les valeurs spirituelles ou personnelles, sont rattachées à l’amour et non pas à la sympathie

proprement dite. Quels sont donc les liens entre amour et personne ainsi que ceux entre

amour et valeurs spirituelles? Pourquoi Scheler confère-t-il à l’amour un statut supérieur du

323 Ibid., p. 162. 324 Ibid., p. 164. 325 Ibid. Pensons à Galilée : en effet, il n’a pas été disposé à donner sa vie pour une théorie scientifique car il a

justement saisi la vie humaine comme une valeur au-dessus de la science et de la technique.

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point de vue axiologique par rapport à la sympathie? Ce sont les questions auxquelles nous

nous attacherons à répondre dans le troisième chapitre.

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CHAPITRE 3

LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR PERSONNELLE D’AUTRUI: L’AMOUR

Dans le chapitre précédent, nous avons affirmé que la sympathie est capable de nous

révéler la valeur de l’existence d’autrui, c’est-à-dire qu’au moyen de ce sentiment, l’autre

devient « celui dont tous les sentiments et toutes les expériences valent autant que les

miennes ».326 Néanmoins, cette valorisation de l’autre est encore, pour ainsi dire, assez

générale : nous parvenons à saisir la valeur existentielle de l’autre, mais non pas sa valeur

personnelle. Autrement dit, dans la sympathie, nous percevons l’autre comme un être

différent de nous, avec une vie et une existence aussi solide que la nôtre, mais nous ne

percevons pas encore ce qu’il y a d’unique, d’individuel, de spécifique dans cet autre, sa

valeur en tant que personne irremplaçable.327 Bref, bien que la sympathie réussisse à diriger

notre regard et notre intérêt vers l’autre, elle ne nous engage pas si profondément avec lui,

car la sympathie ne peut pas atteindre, à elle seule, le centre le plus personnel et singulier

de l’homme, son « axiological uniqueness », 328 ce qui correspond à l’amour de nous

révéler.329 Comme l’affirme à juste titre M. Dupuy,

si la sympathie nous introduit déjà dans le domaine de l’autre, nous initie à une

vie distincte de la nôtre et souvent très différente, l’amour va beaucoup plus

loin dans le même sens ; il s’arrête sans doute devant le secret de la ‘personne

intime’, mais il atteint pourtant au cœur même de l’individu aimé, et par la suite

les valeurs qu’il découvre ou pressent en lui sont irréductibles et ne sauraient

être rangées en des catégories abstraites [...].330

Cela dit, il est important de souligner que le fait que l’amour dépasse les limites de

la sympathie n’entraîne pas que l’amour soit en quelque sorte un aboutissement ou une

326 Antonia Birnbaum, « Préface : peut-on penser la sympathie? » dans Max Scheler, Nature et formes de la

sympathie, trad. M Lefebvre, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 28. 327« La sympathie [...] nous conduit à reconnaître le point de vue de l’autre, et nous révèle en lui une valeur

comparable et égale à la nôtre. Mais cette valeur-là confère à autrui un droit à notre attention, plutôt qu’à

notre estime; nous lui donnons bien désormais dans notre univers une place qui ne lui était pas d’abord

concédée, nous sommes ouverts à ses joies et à ses peines, mais restons plus sensibles à leur existence qu’à leur prix ». Maurice Dupuy, op.cit., p. 430. 328Alfons Deeken, op.cit., p. 192. 329Maurice Dupuy, op.cit., p. 429-430. À ce sujet, Scheler affirme que « la sympathie comme telle est

incapable de reculer la barrière qui nous ferme l’accès à la compréhension de la personnalité absolument

intime [...]. Elle est incapable de transformer un rapport ‘périphérique’ en un rapport ‘de profondeur’ [...].

Seul l’amour spontané est capable de faire reculer cette limite ». Max Scheler, Nature, p. 108. 330 Maurice Dupuy, op.cit., p. 430-431.

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modalité plus développée de la sympathie, ou que la sympathie soit une condition préalable

de l’amour, puisque dès le début de son ouvrage, Scheler affirme que l’amour constitue un

acte originaire et irréductible à d’autres phénomènes, en incluant la sympathie.331 Dans ce

cadre, l’amour est même un acte encore plus primitif que la sympathie, au point que c’est la

sympathie qui est en fait fondée dans l’amour (et non pas l’inverse332), ce qui trouve sa

pleine confirmation dans le fait que « nous ne sympathisons que dans la mesure où nous

aimons et que la profondeur de notre sympathie est en fonction de celle de notre amour.

Lorsque nous n’aimons pas profondément l’objet vers lequel nous porte notre sympathie,

celle-ci ne tarde pas à s’évanouir ».333

Scheler précise toutefois que cette thèse « ne veut pas dire [...] que pour sympathiser

avec un objet, nous devons au préalable l’aimer »,334 puisqu’il y a certainement des cas où

nous éprouvons de la sympathie pour des personnes que nous n’aimons pas.335 Y a-t-il donc

une contradiction dans la pensée de Scheler par rapport à ce sujet ? Nous considérons plutôt

qu’en disant que la sympathie est fondée sur l’amour, Scheler cherche à mettre l’accent sur

le fait que la sympathie trouve sa véritable profondeur et authenticité lorsqu’elle est

« englobé[e] dans un acte d’amour ».336 En effet, en l’absence de l’amour, notre sympathie

–surtout la sympathie dans la souffrance ou pitié- peut éveiller « un sentiment d’‘orgueil

lésé’, de ‘honte’, d’‘humiliation’ »337 dans la personne avec laquelle nous sympathisons.

D’après Scheler, la cause de ces sentiments négatifs se trouve dans le fait que la sympathie

sans amour « n’atteint pas le centre de la personne », 338 c’est-à-dire que nous nous

intéressons à une personne malheureuse, par exemple, non pas parce que nous percevons la

valeur spécifique et intrinsèque de la personne en tant que telle, mais parce que cette

331En effet, au début de son ouvrage sur la sympathie, Scheler affirme qu’il est erroné de considérer la

sympathie ou participation affective « comme antérieure à l’amour et à la haine » (Max Scheler, Nature, p.

15), ainsi que de voir « dans l’amour une forme particulière ou une conséquence de l’attitude de participation

affective ou de compassion ». Ibid., p. 15. 332Cette affirmation possède même le caractère d’une loi pour Scheler. Ibid., p. 214. 333Ibid. Pour cette raison Scheler affirme que « l’orientation de la sympathie suit rigoureusement celle de

l’amour »; autrement dit, la profondeur de mon amour déterminera la profondeur de ma sympathie ou

participation aux sentiments de l’autre. Ibid. 334 Ibid. 335 D’ailleurs, Scheler souligne que lorsque nous aimons déjà quelqu’un, il est impossible de ne pas éprouver

de la sympathie envers celui-là. Ibid., p. 215. 336 Ibid. 337 Ibid. 338 Ibid., p. 214.

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personne souffre ou, plus précisément, parce qu’elle souffre plus que nous. Autrement dit,

nous n’accordons notre sympathie à cette personne que parce qu’elle est plus malheureuse

que nous, ce qui entraîne « une certaine attitude hautaine et protectrice »339 qui nous place «

au-dessus de l’autre ».340 De cette façon, « la sympathie n’est effective que là où elle est

saturée d’amour »,341 c’est-à-dire que, bien que la sympathie puisse avoir lieu détachée de

l’amour, elle en a besoin pour atteindre ses manifestations les plus sublimes.

L’examen du contraste entre la sympathie et l’amour met en relief une première

caractéristique de ce dernier, à savoir que l’amour est irréductible à la sympathie.

Néanmoins, il reste à préciser davantage l’idée schelerienne de l’amour, ce qui constitue

l’objectif du présent chapitre. Dans ce cadre, nous commencerons –comme nous l’avons

fait pour la sympathie- avec la critique schelerienne aux théories naturalistes de l’amour,

étant donné que ce sont ces théories qui étaient les plus dominantes à l’époque et qui

peuvent « more readily lay claim to proof ».342 La réfutation de ces théories nous donnera

en même temps une première approche de la vision de Scheler au sujet de l’amour, laquelle

nous approfondirons dans la deuxième partie de ce chapitre.

3.1. La critique des théories naturalistes de l’amour

Les théories qui font l’objet de la critique de Scheler se disent « naturalistes » car –à

l’instar des théories empiriques de la sympathie (Smith, Darwin, etc.)- elles réduisent

l’amour à un épiphénomène de la vie pulsionnelle ou instinctive. De manière générale, ces

théories peuvent être divisées en deux groupes: les théories positivistes et la théorie

freudienne, que nous aborderons ensuite.

3.1.1. Les théories positivistes

Les théories positivistes –en particulier celle de Feuerbach et de Spencer- suggèrent

que l’instinct sexuel constitue l’origine ou la racine de tous les instincts et sentiments

sociaux, y compris des différentes formes de sympathie et d’amour. Dans ce cadre, le

339 Ibid., p. 212. 340 Antonia Birnbaum, op.cit., p. 27. 341 Antonia Birnbaum, op.cit., p. 25. 342 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 134.

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processus qui permettrait de passer du plan sexuel au social serait le « transfert » et le motif

qui déclencherait ce passage se trouverait dans l’« intérêt ».343 À cet égard, le transfert

entraîne que l’instinct et le sentiment d’attachement initialement adressés au sexe opposé se

détacheraient de cet objet primitif pour s’étendre progressivement vers des cercles de plus

en plus larges, tels que la famille et la tribu ou la patrie et, finalement, l’humanité tout

entière. Les formes amoureuses ne seraient donc qu’un seul instinct transféré à des objets

nouveaux. 344 D’ailleurs, la création de liens avec des membres des cercles plus larges

répondrait à la conscience que chaque individu aurait du fait que son bien-être dépendrait

de son appartenance à ces groupes, de sorte que c’est l’intérêt –ou l’avantage- qui

favoriserait le développement des liens sociaux.345 Toujours d’après cette théorie, il y aurait

néanmoins dans la vie sociale un « perspectivisme des intérêts », c’est-à-dire que nos

sentiments d’attachement, sympathie, bienveillance, etc. seraient plus forts envers ceux

appartenant à nos cercles les plus proches (la famille ou la patrie, par exemple), tandis que

les sentiments mentionnés seraient plutôt faibles pour ceux faisant partie des cercles plus

éloignés, comme les peuples des pays lointains.346

Cependant, cette théorie n’est pour Scheler qu’une simplification, un

réductionnisme du phénomène de l’amour, étant donné que, d’une part, celle-là « ne

reconnaît pas dans toutes ces manifestations amoureuses autant de variétés autonomes, mais

croit pouvoir les déduire d’une seule et même variété qui affecte seulement des formes

différentes, à mesure qu’augmente le cercle humain qui constitue son objet ».347 D’autre

part, le postulat des théories naturalistes –notamment de Feuerbach- selon lequel tout

amour est rattaché à l’instinct sexuel se révèle faux lorsque nous examinons de plus près les

différentes formes amoureuses. Ainsi, l’amour sexuel ne peut pas être réduit à cet instinct

ou à une « sympathie voluptueuse »,348 puisque les amoureux ne voient jamais dans l’autre

un simple « excitateur de volupté »,349 mais un être porteur de certaines qualités et valeurs

343 Max Scheler, Nature, p. 260. 344 Ibid., p. 277-278. 345 Ibid., p. 259-260. 346 Ibid., p. 276-277. 347 Ibid., p. 277-278. 348 Ibid., p. 283. 349 Ibid.

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supérieures.350 Également, l’amour maternel ne peut pas être conçu comme un résultat du

transfert sur l’enfant de l’amour pour le père, puisqu’il existe des cas, par exemple, où la

mère aime son enfant sans n’avoir jamais aimé le père. Enfin, l’amour filial ou l’amour des

enfants pour les parents ne peut pas être réduit à un simple intérêt qui découlerait du fait

que les premiers dépendent des derniers. Cet amour, par contre,

comporte quelque chose de plus, puisqu’on voit des enfants qui, devenus

orphelins de bonne heure, au point de ne jamais avoir vu ni connu leurs parents

véritables, éprouver cependant un sentiment d’abandon, de solitude, de manque

d’appui, et cela malgré la meilleure éducation et les meilleurs soins qu’ils ont

reçus des parents adoptifs : on dirait que ces enfants éprouvent un amour pour

les êtres auxquels ils doivent la vie, bien qu’ils n’aient jamais connu ces

êtres.351

Une autre erreur de ces théories est qu’elles ignorent le lien essentiel entre amour et

valeurs, lien qui fournit les raisons véritables pour lesquelles nos affects semblent diminuer

vis-à-vis des groupes plus larges ou éloignés de nous. À cet égard, Scheler affirme que si

nos sentiments et notre amour sont plus intenses envers les membres de notre cercle proche,

ce n’est pas à cause d’un simple intérêt égoïste, mais à cause du fait que nous sommes plus

capables de saisir les valeurs individuelles, uniques à ces personnes, ce qui devient de plus

en plus difficile lorsque nous passons d’un cercle proche et individualisé à un autre lointain

et collectif.352 En effet, les valeurs que nous pouvons percevoir dans un groupe ou une

collectivité –tel ou tel peuple ou l’humanité dans son ensemble- sont toujours des valeurs

communes à ce groupe, c’est-à-dire plus générales (comme les valeurs vitales ou

psychiques), puisque la dimension personnelle –qui est à la fois la dimension spirituelle et

sacrée- est par nature saisissable dans un contexte individuel et non pas collectif. Il s’ensuit

que notre amour sera moins élevé (et intense) dans ce dernier contexte (le contexte

350 Ibid. 351 Ibid. Pour Scheler, l’exemple précédent constitue d’ailleurs une preuve que, contrairement à ce qui prétend

le naturalisme, l’amour n’est pas rattaché à l’expérience sensible, de sorte qu’on ne pourrait aimer (ou haïr)

que ce que l’on ait vécu ou perçu empiriquement, étant donné que « nous sommes capables d’aimer et de haïr

ce dont nous n’avons jamais eu de perception sensible, ce qui n’a jamais pu faire l’objet de notre ‘expérience’

soit par sa présence réelle, soit à la faveur d’excitations exercées sur nous ». Ibid., p. 283. 352 Ibid., p. 278.

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collectif), car « à mesure qu’on se détourne de l’individualité et de ses valeurs, l’amour lui-

même revêt une valeur inférieure ».353

Scheler critique ensuite la thèse naturaliste -développée surtout par Spencer- d’après

laquelle l’amour, compris comme l’attention désintéressée envers l’autre, deviendrait

inutile une fois que la majorité des personnes aura assuré son bien-être grâce aux progrès de

la civilisation et à la « solidarité des intérêts »,354 c’est-à-dire à l’aide mutuelle qui n’aurait

pour but que de tirer des bénéfices les uns des autres. Toutefois, cette théorie ne considère

pas que l’amour entraîne toujours une « ascension continue »355 envers des valeurs de plus

en plus hautes. En d’autres termes, le véritable amour se caractérise par le fait de découvrir

continuellement de nouvelles valeurs dans l’être aimé, ce qui constitue une tâche

permanente. Pour cette raison, comme l’affirme Scheler,

l’idée d’un « état moral » définitivement satisfaisant de l’humanité, exclusif de

tout amour et de tout sacrifice, est un non-sens : alors même qu’il serait

possible de concevoir la réalisation d’un état civilisé, ‘parfait’ au point de vue

des valeurs qui caractérisent une civilisation, l’œuvre de l’amour serait loin

d’être achevée, car le prolongement ascensionnel des valeurs positives données

constitue une de ses tâches phénoménologiques les plus essentielles.356

3.1.2. La théorie freudienne

Après avoir examiné et réfuté les théories positivistes, Scheler accorde une attention

particulière à la théorie ontogénique de Sigmund Freud, puisqu’il considère cette dernière

comme l’aboutissement des théories naturalistes de l’amour.357 À ce sujet, il est important

de souligner que la théorie freudienne s’appuie fortement sur les postulats de la psychologie

associationniste ou empiriste, postulats que Freud transfère au domaine de la vie sexuelle et

353 Ibid. Dans ce cadre, il faut remarquer que Scheler ne nie pas l’existence d’un amour authentique pour

l’humanité ou un peuple donné, mais cela est possible seulement lorsqu’on conçoit ce dernier comme un

« individu collectif » et non pas comme une « masse », c’est-à-dire qu’on les voit comme un « grand Tout [...]

comme un être souffrant, luttant [...], comme un être que Dieu seul est capable de saisir dans sa valeur adéquate et qui ne peut être l’objet que de l’amour divin ». Ibid., p. 280. 354 Ibid., p. 287. 355 Ibid., p. 288. 356 Ibid. 357« C’est la théorie ontogénique [freudienne] qui peut être considérée comme le couronnement des théories

naturalistes, en général, et comme leur principe d’unité ». Ibid., p. 261.

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77

affective.358 Dans ce cadre, rappelons que la psychologie associationniste affirme que toute

tendance, même la plus élémentaire –comme la faim- est le « résultat mécanique d’un

processus associatif ».359 Dans le cas de la faim, par exemple, la psychologie empiriste

argumente que celle-ci n’est pas une disposition innée, mais acquise de la façon suivante:

après que la mère ait nourri son nouveau-né à plusieurs reprises, celui-ci finirait par

associer le sein maternel avec la sensation de plaisir qui accompagne le fait d’être nourri, et

c’est ainsi que la faim serait née. Cela entraîne que la faim n’existerait jusqu’à ce que le

nouveau-né ait éprouvé la sensation agréable provenant du lait maternel.360

Pour comprendre comment Freud applique ces principes à sa propre théorie, il faut

d’abord définir l’un de ses concepts fondamentaux, à savoir la libido. Celle-ci est conçue

comme la pulsion qui tend à la recherche continue de sensations voluptueuses (sexuelles)

chez l’homme ; en d’autres termes, elle est « la force impulsive qui tend à la reproduction, à

la répétition de ces sensations »361 ou encore l’envie de ré-éprouver ce plaisir voluptueux.362

Selon Freud, cette pulsion a une origine semblable à celui de la faim, c’est-à-dire qu’elle

n’est pas constitutive de l’homme, mais apparaît peu après la naissance et, plus

précisément, après que le nouveau-né ait accidentellement éprouvé le plaisir sensuel qui

découle de l’excitation de ses zones érogènes (lesquelles ne sont pas d’ailleurs les mêmes

que celles de la vie adulte).363 Dans ce contexte, il faut remarquer que la libido n’équivaut

pas à l’instinct ou impulsion sexuelle comprise comme l’« impulsion vers un individu du

sexe opposé»,364 étant donné que d’après Freud la libido n’est pas intrinsèquement orientée

vers un objet en particulier ; son objet est en fait tout ce qui procure du plaisir

358 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor y el instinto sexual en la antropología de Max Scheler », Anales del

Seminario de Historia de la Filosofía, vol. 30, n° 1, 2013, p. 179. À ce sujet, Scheler affirme que « cette

théorie, la plus récente de toutes, après avoir fait siens les principes d’explication fournis par la psychologie

associationniste anglaise et sa théorie de la sympathie, a essayé d’utiliser ces principes en vue de l’explication

de la marche tant typique qu’atypique qu’affecte chez un individu humain l’évolution des impulsions

amoureuses, la succession de leurs objets, de leurs formes et de leurs modalités ». Max Scheler, Nature, p.

261. 359 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179. Ma traduction. 360 Max Scheler, Nature, p. 295; Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179. 361 Max Scheler, Nature, p. 262. 362 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179. 363 Max Scheler, Nature, p. 262; Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 178-179. 364 Max Scheler, Nature, p. 262.

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voluptueux au sujet en question.365 En ce sens, l’impulsion sexuelle –non plus innée, mais

développée dans la puberté- n’est que le résultat du fait que la libido « finit par se fixer,

dans sa recherche d’un ‘objet’, sur un représentant du sexe opposé »,366 et cela, dû à un

simple hasard.367

Concernant l’amour, celui-ci se développerait à partir d’un processus également

rattaché à la libido : la sublimation. En effet, pour Freud l’énergie libidinale peut être

refoulée et donner lieu à la névrose, ou bien sublimée et dériver dans une activité élevée ou

spirituelle. Le refoulement de la libido implique que celle-ci serait immobilisée, paralysée

grâce aux sentiments tels que la pudeur, la honte, etc., « mais, ainsi que le montrent les

rêves [...], elle continue à agir dans la ‘subconscience’. C’est sur ce refoulement de la libido

et de tous les contenus qui forment ses objectifs que reposerait l’étiologie de la plupart des

névroses ».368 Néanmoins, la libido refoulée peut également mener à la sublimation, qui

entraîne que celle-là « se détache de son contenu primitif, c’est-à-dire de la sensation

voluptueuse et de tous les objets qui s’y rattachent, pour se déplacer [...] de la sensation

voluptueuse [...] sur d’autres objets qui seront désormais aimés par eux-mêmes,

365 Pour cette raison, Freud affirme que l’homme aurait, dès la première enfance, une « disposition perverse

polymorphe », Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. Fernand Cambon, Paris,

Flammarion, 2011, p. 177 ; cf. Max Scheler, Nature, p. 263. Dans ce cadre, pour Freud, le terme de

« perversion » n’a pas en soi un sens péjoratif ; il renvoie simplement aux conduites voluptueuses déviées du

but sexuel, conduites qui ne sont pas pathologiques que lorsqu’elles remplacent entièrement et en tout temps

ce but : « quand la perversion n’entre pas en scène à côté du normal (but sexuel et objet), là où des circonstances favorables la promeuvent et où des circonstances défavorables entravent le normal, mas quand

elle a remplacé et supplanté le normal en toute circonstance ; - c’est à savoir dans le cas d’exclusivité et de

fixation de la perversion que nous nous voyons la plupart du temps fondés à la juger comme un symptôme

pathologique ». Sigmund Freud, op.cit., p. 127-128. Souligné dans l’original. 366Max Scheler, Nature, p. 263. À ce sujet, Freud souligne que « la disposition aux perversions est la

disposition universelle originelle de la pulsion sexuelle humaine, à partir de laquelle se développe, au cours de

la maturation, le comportement sexuel normal [orienté vers le sexe opposé] à la suite de modifications

organiques et d’inhibitions psychiques ». Sigmund Freud, op.cit., p. 242. Scheler s’opposera à cette vision en

affirmant que « quelle que soit la phase de la vie à laquelle elle se produit, une perversion constitue toujours

une déviation de l’instinct normal, déviation plus ou moins morbide et que ne peut en aucune façon être

considérée comme une propriété générique et ‘innée’ ». Max Scheler, Nature, p. 298. Souligné dans l’original. 367 Max Scheler, Nature, p. 263. 368Ibid., p. 264. Freud explique que, dans le refoulement, « les excitations concernées sont en l’occurrence

produites comme d’habitude, mais empêchées d’atteindre leur but par une entrave psychique et poussées sur

mainte autre voie, jusqu’à ce qu’elles se soient exprimées comme symptômes. Le résultat peut être une vie

sexuelle à peu près normale [...] mais complétée par une maladie psychonévrotique ». Sigmund Freud, op.cit.,

p. 252.

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indépendamment de tout rapport voluptueux ».369 Il s’ensuit que ce sont ces sensations qui

« fourniraient les principaux matériaux servant à la formation de tous les sentiments de

sympathie et de toutes les variétés d’amour qu’on retrouve à l’âge mûr, jusqu’aux

sentiments et formes les plus ‘élevés’, les plus ‘sublimés’, les plus ‘spiritualisés’ ».370

Dans ce cadre, la critique de Scheler se centre d’abord sur la centralité exagérée

donnée à la sphère vitale en général et sexuelle en particulier (en négligeant les autres

couches de l’homme, notamment la spirituelle).371 À cet égard, le fait de placer la sphère

vitale et sexuelle au centre de l’être de l’homme, en la concevant comme l’origine de toute

activité supérieure, entraîne que toutes les conduites qui semblent se détourner ou nuire à la

sphère de la vie ne peuvent pas être expliquées qu’en leur attribuant une racine de ce genre

–en concret, libidineuse ou sexuelle- camouflée ou bien en termes de déviations « de

l’impulsion vitale saine et normale ». 372 Cette interprétation est particulièrement

problématique en ce qui concerne les formes élevées d’amour ; pensons, par exemple, à

l’amour de Dieu ou à l’amour conjugal : un amour si sublime comme celui de Saint-

François pour Dieu et pour sa création ne serait qu’une « convoitise sexuelle voilée »373 et

son vœu de pauvreté « une privation de valeurs vitales ».374 De même, l’amour mutuel entre

les époux serait au fond irrationnel, voire « ‘nuisible à l’espèce’ »,375 étant donné qu’il fixe

des limites à l’impulsion sexuelle et de procréation.

Les conclusions simplistes de la théorie de Freud mettent en lumière son incapacité

à rendre compte de la richesse de la vie amoureuse humaine. Cette incapacité découle

369 Max Scheler, Nature, p. 264. Selon les mots de Freud, la sublimation constitue un processus « lors duquel

s’ouvre pour des excitations excessives issues de sources éparpillées de la sexualité la possibilité de s’écouler

et d’être employées dans d’autres domaines » (Sigmund Freud, op.cit., p. 253), ayant comme résultat « un

accroissement non négligeable du potentiel de rendement psychique ». Ibid. 370Max Scheler, Nature, p. 262. Pour Freud c’est donc « sur la ‘sublimation’ [...] qui reposent les progrès de la

vie sociale, de l’art, de la science, de la civilisation en général, pour autant qu’il s’agit des facteurs psychiques

qui président à ces progrès ». Ibid., p. 264. 371Scheler reconnaît néanmoins les mérites de la théorie freudienne, comme le fait d’avoir tracé une ontogénie

des sentiments sympathiques et amoureux, sujet « qui jusqu’à présent avait été presque complètement

négligé » (Ibid., p. 288), ainsi qu’avoir accordé « une attention particulière aux manifestations des sentiments

sympathiques et de l’amour, surtout dans leurs modalités érotiques et sexuelles, au cours de la première enfance (avant l’âge de 6 ans). Ils nous ont ainsi révélé un coin tout à fait inconnu de l’âme enfantine ». Ibid.,

p. 288-289. 372Ibid., p. 269. 373 Ibid., p. 271. 374Ibid., p. 269. 375Ibid., p. 272.

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principalement du fait que ladite théorie néglige l’existence de phénomènes « dans lesquels

s’expriment des actes et des valeurs faisant partie d’un ordre supérieur »376 et qui « ne se

laissent ni expliquer par des faits quelconques faisant partie de la sphère vitale ou de

l’amour vital ni déduire de l’un quelconque de ces faits ».377 En effet, l’amour franciscain et

l’amour conjugal n’entraînent pas une hostilité à la vie ou aux valeurs vitales, mais une

ouverture à des valeurs supérieures qui exige le sacrifice, le dépassement des valeurs

inférieures ; comme l’affirme Scheler, ceux qui choisissent cette voie –parfois douloureuse-

de renoncement,

loin de cesser de voir dans la vie un bien de grande valeur (car, s’il en était

ainsi, pourraient-ils la « sacrifier » ?) aiment la vie, mais ils aiment encore autre

chose, et plus que la vie. Si ces hommes supportent la douleur, ce n’est pas

parce qu’ils y sont insensibles, mais parce que la fidélité et l’amour qu’ils

expriment ainsi pour ce qui leur est sacré leur permet de supporter la douleur

avec une joie devant laquelle toutes les autres joies et félicités de la vie

s’effacent et disparaissent.378

Scheler critique également les deux concepts principaux de Freud : la libido et la

sublimation, mais il commence sa critique en s’opposant à la conception empiriste de la

tendance en général, conception développée par la psychologie empiriste ou

associationniste et sur laquelle –rappelons-le- se base la théorie freudienne. En reprenant

l’exemple de la faim, cette psychologie soutient erronément que le nourrisson n’aurait pas

ladite sensation qu’après avoir éprouvé la sensation de plaisir qui accompagne

l’allaitement, thèse qui est fort discutable, car elle ignore que la faim –comme toute

tendance en général- est une impulsion primitive ou constitutive de la nature humaine,

possédant d’ailleurs une direction, une orientation inhérente vers des valeurs et, dans ce cas,

vers les valeurs de la nourriture, ce qui est ignoré par les théories psychologiques empiristes

et freudienne.379 En effet, la faim n’est jamais éprouvée en tant que sensation isolée, elle est

toujours accompagnée de l’appétit (ou du dégoût), c’est-à-dire d’une envie ou d’un désir de

manger, ce qui implique déjà une intuition des valeurs vitales de la nourriture ou, autrement

376Ibid., p. 267. 377Ibid. 378Ibid., p. 269. 379 Ibid., p. 295. Ainsi, pour Scheler, toute tendance, tout instinct et désir possèdent une direction axiologique

inhérente : nous ne désirons que ce qui possède en avance une certaine valeur pour nous. Leonardo Rodríguez

Duplá, « El amor », p. 180.

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dit, une intuition que la nourriture (un fruit mûr, par exemple) me fait du bien, qu’elle a une

valeur positive, nutritive380 pour mon corps (ou, dans le cas du dégoût, une valeur négative,

comme un fruit pourri).381 L’intuition des valeurs de la nourriture existe même là où il n’y a

pas encore une expérience, une conscience ou une représentation de cette aspiration,

comme le montre le fait que le nourrisson a instinctivement de la faim et de l’appétit sans

avoir aucune idée ou image préalable de tel ou tel aliment ;382 son envie de manger découle

donc d’une intuition innée de la valeur de la nourriture en général pour son corps et son

bien-être physique, raison pour laquelle, une fois exposé au sein maternel, il trouve cet

aliment satisfaisant et il finit par le désirer en toute conscience.383

De manière analogue, pour Scheler la libido constitue une pulsion innée, primitive,

qui ne prend pas naissance après avoir éprouvé un plaisir voluptueux donné ; au contraire,

le plaisir sensuel est possible grâce au fait que la libido possède déjà une orientation innée,

naturelle, vers les valeurs du sexe opposé.384 Évidemment, il n’y a au stade de la petite

enfance aucune conscience ou représentation de l’objet concret qui satisfera cette

impulsion, mais il s’agit dès le début d’« une orientation précise vers un certain type de

valeurs vitales ». 385 En d’autres termes, l’orientation vers les valeurs de la sexualité

opposée n’est pas une tendance acquise (soit peu après la naissance, soit dans la puberté),

mais elle fait partie de la constitution de l’être humain, elle est inscrite dans sa nature en

tant qu’être sexué.386

380 Ibid., p. 174. 381 « La ‘faim’ est une impulsion instinctive ayant d’emblée une orientation déterminée, accompagnée

d’appétit ou de dégoût et qui n’est pas seulement supprimée par le rassasiement, mais qui aussi, et surtout,

‘satisfaite’; elle implique d’avance [...] une intuition de la valeur de la nourriture ». Max Scheler, Nature, p.

295. Souligné dans l’original ; cf. Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 174-175. 382 Max Scheler, Nature, p. 273-274 ; Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179-180. 383 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 180. 384 Ibid., p. 180; Max Scheler, Nature, p. 294. 385 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 181. Ma traduction. 386 Ibid., p. 181-182. Dans la période infantile qui précède la puberté, la libido est encore dépourvue d’un

objet concret, mais il y a déjà une sorte de pressentiment que cette pulsion est liée au sexe opposé; comme

l’affirme Scheler, « la phase de la véritable orientation vers le sexe opposé [...] est précédée d’un vague

pressentiment, d’une sorte de recherche tâtonnante, le sujet se demandant avec inquiétude ce qu’il doit penser

de ses premières impulsions et quels rapports existent entre son orientation actuelle et l’expérience

antécédente qui lui avait révélé l’existence de différences sexuelles ». Max Scheler, Nature, p. 294.

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Pour sa part, la conscience de ces valeurs se développe à mesure que la libido se

transforme en instinct sexuel dans le cadre du passage de l’enfance à la puberté.387 En effet,

l’instinct sexuel se caractérise par une orientation consciente et générale vers le sexe

opposé et ses valeurs, mais il faut souligner que cet instinct, à lui seul, n’est pas capable de

saisir les valeurs vitales spécifiques à ses objets d’intérêt et donc d’en faire un choix. En ce

sens, le seul instinct ne peut jamais se transformer en amour sexuel pour une seule

personne. Ainsi, il est erroné de voir dans l’amour sexuel –et dans d’autres formes

d’amour- une dérivation de la libido ou de l’instinct sexuel.388 Quelle est donc la relation

entre cet instinct et l’amour ? D’après Scheler, il s’agit d’un rapport non pas de cause à

effet, mais de collaboration : l’instinct sexuel délimite seulement le champ des objets vers

lesquels notre amour sexuel sera orienté; dit autrement, l’instinct sexuel nous dirige vers le

sexe opposé, mais de façon plutôt « générique ».389 L’amour sexuel, par contre, « se montre

déjà capable de faire un choix parmi les phénomènes qui s’offrent à lui »,390 ce choix

portant idéalement sur les individus qui incarnent les valeurs du noble.391

Le concept freudien de sublimation pose aussi des problèmes pour Scheler. En effet,

si toute activité supérieure (artistique, spirituelle) provient de la sublimation de l’énergie

libidinale, il s’ensuit qu’« aucune des formes de notre activité ne posséderait son ‘énergie’

propre, chacune d’elles puisant l’énergie dont elle a besoin pour se manifester à une source

unique et commune, représentée par la libido. Les rapports entre la ‘libido’ et l’activité

‘spirituelle’ seraient donc, d’après Freud, tels que tout gain d’énergie réalisé par l’une

signifierait pour l’autre une perte équivalente ».392 Si tel était le cas, l’homme devrait faire

face à un véritable dilemme : soit il s’occupe exclusivement de sa sphère vitale, des

activités liées à la procréation, etc., soit il se consacre à l’activité intellectuelle et spirituelle

en renonçant au bonheur qui accompagne la vie de famille. Au niveau de la société, cela

entraînerait qu’un peuple qui choisit de cultiver plutôt la vie artistique, intellectuelle,

387 Max Scheler, Nature, p. 296. Ici Scheler s’oppose encore à Freud en ce que l’instinct sexuel ne constitue

pas simplement l’une des multiples fixations particulières de la libido, mais plutôt une forme mature de cette dernière. Leonardo Rodríguez Duplá « El amor », p. 181. 388 Max Scheler, Nature, p. 274-275; 299-300. 389 Ibid., p. 300. 390 Ibid., p. 299. 391Ibid., p. 301. Nous approfondirons le lien entre amour et valeurs dans la deuxième section de ce chapitre. 392Ibid., p. 304.

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spirituelle, etc., « se verrait de plus en plus condamné à l’abstinence, jusqu’à la complète

annihilation ».393

Bref, l’examen des dernières conséquences de la théorie freudienne met en lumière

ses limitations par rapport à l’explication de la vie émotionnelle en général et de l’amour en

particulier. En s’opposant à ces conceptions réductionnistes de l’amour, Scheler proposera

par contre une vision élargie et approfondie de ce phénomène, tout en soulignant que

l’amour n’est pas « one act among many able to be executed within human being. Love is

foundational; it is profoundly descriptive of human being ».394 Comme nous le verrons ci-

dessous, notre philosophe cherche donc à restituer à l’amour la dignité et la centralité qui

lui sont propres.

3.2. La conception schelerienne de l’amour

D’après la critique précédente, il s’avère clair que Scheler accorde une place

décisive à l’amour dans sa pensée. En fait, l’importance de l’amour dans l’univers

schelerien est telle que sa philosophie peut être considérée à juste titre comme une

« philosophie de l’amour »,395 puisque ce phénomène est celui qui nous donne « la clé

ultime de sa pensée concernant la vie émotionnelle, l’éthique, le personnalisme et la

religion ».396 La centralité de l’amour chez Scheler découle du fait que, selon l’une de ses

maximes –que nous avons mis en épigraphe-, « man, before he is an ens cogitans or an ens

volens, is an ens amans ».397 En effet, d’après Scheler l’amour est l’acte qui nous ouvre à la

dimension axiologique du monde, qui nous rend sensibles à la valeur, au prix de toutes les

choses. Pour cette raison, l’amour est le phénomène originaire qui détermine l’orientation

393 Ibid., p. 305. À cet égard, Scheler affirme par contre que « chaque couche de notre existence psychique,

depuis la simple sensation jusqu’aux manifestations spirituelles les plus élevées, contient une quantité

d’énergie qui lui est propre et qui n’a rien à voir avec l’énergie instinctive de la libido ». Ibid. 394 A.R. Luther, op.cit., p. 101. Souligné dans l’original. 395 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 240. Ma traduction. En effet, d’après M. Frings, « the extent to which

Scheler treats the theme of love is unique in contemporary philosophy. However Scheler’s thinking might influence the further course of philosophy in this century, and whatever judgments and criticism will be made

for or against it, he will always remain the great philosopher of love. In the history of philosophy, love has

been rarely treated as a philosophical subject par excellence, and this includes, strangely enough, the

philosophemes of the Christian Middle Ages, save for St. Augustine. The scope and depth of Scheler’s

philosophy of love can only be compared with that of Plato, St. Augustine, Pascal and Malebranche ».

Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 77. 396 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 240. Ma traduction. 397 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 110-111.

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de nos pensées, nos désirs et nos actes. Par exemple, « one engages in science because it is

recognized by an individual as a value for him; one decides this course of action rather than

another because it appears to be meaningful, that is, a value, for him [...]. The point here

[...] is that value perception grounds all other activity, is primordial, and that all value

perception is rooted in love ».398 Ainsi, « love is always what awakens both knowledge and

volition; indeed, it is the mother of spirit and reason itself ».399 En d’autres termes, l’amour

dicte ce que nous trouverons digne de connaître, de désirer et de faire; c’est l’amour qui

décide où nous dirigerons notre attention et notre estime. De manière générale, l’amour

constitue donc le mouvement par lequel nous sommes attirés vers certaines valeurs –ou,

plus précisément, vers des objets portant certaines valeurs400-, tandis que le mouvement

contraire, la haine, est celui qui nous conduit à rejeter d’autres. 401 Ces mouvements

intérieurs renvoient à des mouvements de notre « cœur » (Gemüt402), un terme que Scheler

reprend de Pascal. À ce sujet, pour Pascal le cœur n’est pas

the expression of the emotional in opposition to the logical, not feeling in

opposition to the intellect, not ‘soul’ in opposition to ‘mind’. ‘Coeur’ is itself

mind: a manifestation of the mind. The act of the heart is an act productive for

knowledge. Certain objects only become given in the act of the heart […]. To it

corresponds the experience of value: the specific, irreducible sensibility, the

vibration of the mind at the contact of value. But not of the theoretical mind, of

the reason, but of the mind which appreciates and values, that is, of the heart.403

398 A.R. Luther, op.cit., p. 124-125. 399 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 110. Souligné dans l’original. 400Au sens strict, l’amour n’a pas comme objet la valeur comme telle, mais quelque chose porteuse de valeur,

c’est-à-dire que « ce n’est pas une valeur que ‘j’aime’, mais toujours quelque chose à quoi est inhérente une

valeur » (Max Scheler, Nature, p. 223). Dit autrement, l’amour se dirige toujours vers des objets dans lesquels

celui-là pressent une valeur, de sorte que s’il existait (à titre d’hypothèse) des objets « indifférents du point de

vue axiologique, ces objets ne seraient pas dépositaires d’amour ». Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 248. Ma

traduction. 401Ainsi, « everything which man does, chooses, wills and thinks, is founded on the attracting and repelling

movements of love and hatred ». Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 70. Souligné dans l’original. 402 Dans l’édition allemande du texte « Ordo amoris », Scheler utilise le terme Gemüt qui est traduit dans la

version anglaise comme « inner moral tenor ». Le philosophe utilise également le mot « Herz » (littéralement

« cœur » et traduit aussi dans le texte en anglais comme « heart ») mais en précisant qu’il s’agit d’un usage au

sens figuré. Max Scheler, « Ordo amoris » p. 116. Cf. également l’édition allemande d’« Ordo amoris » (Max

Scheler, « Ordo amoris » dans Max Scheler, Gessamelte Werke, Band X, Bern/München, Francke Verlag,

1954-1997, p. 361). Remarquons que nos prochaines notes en bas de page où nous citons « Ordo amoris »

continueront à faire référence à l’édition en anglais uniquement. 403 Romano Guardini, Pascal for our time, trad. Brian Thompson, New York, Herder and Herder, 1966, p.

129-130.

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Dans ce cadre, ce sont les mouvements de notre cœur ou les mouvements de

l’amour et de la haine qui nous incitent à nous rapprocher des valeurs supérieures ainsi qu’à

nous éloigner de celles inférieures, étant donné que notre cœur est déjà intrinsèquement

attiré par ce qui possède une valeur supérieure et positive (par exemple, le beau) et repoussé

par ce qui a une valeur inférieure et négative (par exemple, le laid, le désagréable). D’après

Scheler, ces préférences404 révèlent l’existence d’un « ordre du cœur » ou un ordo amoris,

c’est-à-dire que l’ordre objectif des valeurs est déjà imprimé dans le cœur de l’homme.

Bref, le cœur « is itself a structured counter-image » 405 de la hiérarchie éternelle des

valeurs, « a microcosmos of the world of values ».406 L’ordo amoris signifie donc « the

objective right order of love or the ordered counterpart of the hierarchy of values reflected

in the heart of man ». 407 À cet égard, remarquons que cette définition renvoie à la

404Dans la terminologie schelerienne, le mot « préférer » (une valeur) n’équivaut pas à celui de « choisir ». Le

choix constitue un acte volontaire, empirique et inductif qui se rapporte aux biens matériels, tandis que la

préférence est un acte cognitif, apriorique et intuitif au moyen duquel se manifeste le poids objectif des

valeurs, c’est-à-dire leur polarité (positivité ou négativité) ainsi que leur place (supériorité ou infériorité) dans la hiérarchie axiologique. Par exemple, je peux choisir entre plusieurs genres de musique en fonction de celui

qui me résulte le plus agréable, mais le fait même de préférer la valeur de l’agréable au désagréable n’est pas

un choix, mais une préférence (apriorique). En ce sens, s’il est vrai que chaque société diffère de ce qu’elle

considère comme agréable et désagréable, il est également certain que toute culture préfère l’agréable au

désagréable. Ainsi, « que l’agréable soit préféré [...] au désagréable, ce n’est pas [...] un principe qui repose

sur l’observation et sur l’induction ; il appartient à l’essence de ces valeurs et à l’essence de la perception-

affective d’ordre sensoriel ». (Max Scheler, Formalisme, p. 125). Scheler approfondit cette idée en disant que

« si par exemple un voyageur, un historien, un zoologiste nous décrivaient une espèce d’hommes ou

d’animaux chez qui le désagréable serait préféré à l’agréable, nous ne lui accorderions a priori aucune créance

et nous n’aurions aucune créance à lui accorder. Nous dirions : ‘Voilà une hypothèse exclue ; ou bien ces

êtres sentent d’autres choses que nous comme agréables et désagréables, ou bien alors ils n’ont l’air de

préférer le désagréable que parce qu’il existe pour eux une valeur (peut-être inconnue) d’une certaine ‘modalité’ supérieure et c’est en la préférant qu’ils se trouvent par accident préférer le désagréable ; ou bien

encore, il s’agit d’une perversion des instincts qui leur fait vivre ‘comme agréables’ des choses nuisibles à la

vie, etc.». Max Scheler, Formalisme, p. 125-126 ; Alfons Deeken, op.cit., p. 49. 405Max Scheler, « Ordo amoris », p. 116. 406 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 116. Souligné dans l’original. 407 Alfons Deeken, op.cit., p. 178. En effet, Scheler reprend la célèbre formule de Pascal –« le cœur a ses

raisons »- pour développer son idée de l’objectivité et de l’ordre rigoureux propre à l’amour et au cœur. Dans

ce cadre, il souligne que « Pascal’s saying expresses an insight which today is slowly struggling its way up

from the rubble of misunderstandings: there is an ordre du coeur, a logique du coeur, a mathématique du coeur as rigourous, as objective, as absolute, and as inviolable as the propositions and inferences of deductive

logic. The figurative expression ‘heart’ does not designate, as both philistines and romantics think, the seat of

confused states, of unclear and indefinite agitations or some other strong forces tossing man hither and thither

in accord with causal laws (or not). Nor is it some static matter of fact silently tacked on to the human ego. It

is the totality of well-regulated acts, of functions having an intrinsic lawfulness which is autonomous and

rigorous and does not depend on the psychological organization of man; a lawfulness that operates with

precision and exactness. Its functions bring before our eyes a strictly objective sphere of facts which is the

most objective, the most fundamental of all possible spheres of fact; one which remains in the universe even if

Homo sapiens is destroyed, just as does the proposition 2 x 2 = 4 ». (Max Scheler, « Ordo amoris », p. 117-

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signification normative de l’ordo amoris, au sens où il s’agit du « correct and true ordo

amoris ».408À cela s’ajoute une signification descriptive, puisque l’ordo amoris peut aussi

renvoyer à « the system of actual valuations and value-preferences operative in an

individual man’s life. The ordo amoris is thus the basic structure of a person’s moral

makeup and the foundation from which all the individual acts of his moral behavior

arise ».409

Cela entraîne que l’« ordre du cœur » d’une personne donnée (sens descriptif) sera

moralement correct –c’est-à-dire correspondra avec l’« ordre du cœur » vrai, authentique

(sens normatif)- lorsque celui-là reflète fidèlement l’ordre axiologique. Cet ordre intérieur

rattaché aux valeurs se manifeste, par exemple, dans le fait que nous tendons à aimer ce qui

se dévoile comme sacré et non pas comme profane ainsi qu’à être attirés vers le beau et non

pas vers le laid. Également, l’ordo amoris est mis en évidence chaque fois que nous

préférons ce qui est noble au simplement utile ou lorsque nous sacrifions notre confort ou

nos biens matériels pour une vérité élevée, une cause juste, etc. Pour cette raison, « le sujet

qui aime, et qui aime de façon juste, redécouvre l’ordre objectif [des valeurs] dans son for

intérieur comme un écho venant du cosmos qui résonne dans son cœur ».410 Toutefois,

Scheler ne se limite pas à rendre compte de la primauté de l’amour dans l’être et dans

l’existence de l’homme. Tel que nous l’aborderons ensuite, il s’attache aussi à préciser sa

spécificité par rapport à d’autres sentiments et attitudes ainsi qu’à démonter les croyances

fausses à son égard, pour enfin élaborer une typologie des formes que l’amour peut revêtir.

Ce faisant, Scheler révèle graduellement au lecteur sa conception –originelle, lucide et

profonde- de l’amour.

118. Souligné dans l’original). Cette sphère de faits objectifs renvoie évidemment aux valeurs et à leur

hiérarchie éternelle. 408Max Scheler, « Ordo amoris », p. 103. 409Alfons Deeken, op.cit., p. 178. 410Frédéric Vandenberghe, « L’archéologie du valoir. Amour, don et valeur dans la philosophie de Max

Scheler. En hommage à Paul Ricoeur (1913-2005) » dans Revue du MAUSS, 1, n° 27, 2006, p. 141. Souligné dans l’original. Il faut remarquer que Scheler -grand connaisseur de la nature humaine- n’ignore pas que dans

le domaine des faits, l’homme n’est pas toujours fidèle au vrai ordo amoris, raison pour laquelle il admet

l’existence d’un « désordre du cœur » ou d’une « confusion of ordo amoris » (Max Scheler, « Ordo amoris »,

p. 103). Le fait de placer les valeurs sensuelles au-dessus des valeurs spirituelles pourrait en constituer un

exemple. Néanmoins, cette possibilité n’annule pas du tout la dimension objective de l’amour, tout comme un

mauvais jugement ou un raisonnement incorrect n’annule pas l’objectivité de la raison logique. Comme

l’affirme M. Frings, « the heart in its own sphere of being possesses a strict analogy to logic: one can love

with (emotional) insight as well as one can form judgments with (logical) insight ». Manfred S. Frings, Max

Scheler, p. 72.

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3.2.1. Définitions négatives et positives de l’amour

Avant de procéder à l’étude phénoménologique positive de l’amour, Scheler

commence en donnant des définitions négatives à ce sujet, en vue d’écarter certaines idées

répandues qui ne reflètent pas la véritable essence de l’amour. Ainsi, notre philosophe

conteste la thèse –défendue par les empiristes anglais- qui soutient qu’il y aurait

nécessairement un élément de bienveillance (Wohlwollen411) dans tout amour, voire que les

deux notions seraient équivalentes, en rattachant ainsi l’amour à l’idée du bien et, plus

précisément, à l’idée d’une tendance ou d’une aspiration vers le bien (de quelque chose ou

de quelqu’un). Cependant, Scheler remarque que le bien ou la bienveillance ne constitue

pas « un élément nécessaire et essentiel de l’amour » 412 , et cela pour deux raisons :

premièrement, nous pouvons aimer des objets envers lesquels l’attitude de bienveillance –

au sens de viser le bien de l’objet aimé- est vide de sens, par exemple, lorsque nous aimons

Dieu, l’art ou la science. Deuxièmement, l’amour ne peut être réduit à aucun type de

tendance que ce soit, puisque toute tendance possède deux caractéristiques incompatibles

avec l’amour : d’une part, celle-là cherche toujours à obtenir quelque chose ou, dit

autrement, « à réaliser un certain contenu »,413 et d’autre part, une fois que la tendance a

satisfait ce but, elle disparaît totalement. Mais autant l’obtention de quelque chose que la

satisfaction qui s’ensuit sont des concepts étrangers à l’amour. En fait, l’amour « suit même

une loi opposée à celle de la tendance ou du désir »414, car tout désir cesse au moment

d’être satisfait, tandis que l’amour « reste inchangé ou bien manifeste une activité plus

intense, dans le sens d’une pénétration plus profonde dans son objet », 415 ne pouvant

simplement cesser comme cesse le désir pour quelque chose une fois que celle-ci est

obtenue.

Scheler critique ensuite l’idée très répandue que l’amour ne constituerait plus qu’un

sentiment ou une passion, étant donné que les sentiments en général renvoient à des

réactions, à des attitudes passives, en allant ainsi à l’encontre de la nature de l’amour qui est

411 Max Scheler, Wesen, p. 145. 412 Max Scheler, Nature, p. 211. 413 Ibid., p. 212. 414 Ibid. 415Ibid.

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avant tout un mouvement actif ou « un acte spontané ».416 De cette façon, l’amour et la

haine ne peuvent pas être ramenés à des faits plus simples en général, comme des tendances

ou des sentiments. Au contraire, l’amour est même « indépendant des variations des états

psychiques ; comme des rayons calmes et fermes, les manifestations de l’amour restent

concentrées sur l’objet une fois choisi, malgré et en dépit de ces variations ».417

L’amour –tout comme son contraire, la haine- ne constitue pas non plus un acte

cognitif, c’est-à-dire qu’il n’entraîne pas une connaissance ou un jugement rationnel par

rapport à l’objet aimé et aux valeurs qu’il porte.418 Comme l’affirme M. Frings, « love (and

hatred) is an immediate mode of response to objects of value and does not in any way have

anything to do with judgments about objects and their values ».419 En ce sens, l’amour et la

haine possèdent un « caractère élémentaire [...], encore plus élémentaire et plus primitif que

celui des ‘jugements’ »,420 puisqu’ils s’adressent « nécessairement au noyau individuel des

choses, au noyau-valeur, pour ainsi dire, qui échappe à tout jugement, voire à toute

perception ».421

Dans cet ordre d’idées, l’amour n’équivaut pas strictement à la perception de

valeurs, mais en fait il la précède : l’amour est un acte par lequel nous tournons notre

attention, notre intérêt vers l’autre, condition pour ensuite devenir sensibles aux valeurs que

celui-là porte. Dit autrement, avant que je sois capable de découvrir les valeurs propres à

quelque chose, il faut d’abord que celle-ci devienne l’objet de mon attention, que je me

dirige vers elle.422 Pour reprendre les mots de G. Mahéo, « sans un acte d’amour pour

416 Ibid. p. 214. 417 Ibid., p. 221. 418 Scheler s’oppose donc à la conception intellectualiste de l’amour de Platon, d’après laquelle l’amour –

éros- ne serait qu’un mouvement, une tendance « de la connaissance imparfaite à la connaissance parfaite ».

Max Scheler, « Amor y conocimiento » dans Max Scheler, Amor y conocimiento y otros escritos, trad. Sergio

Sánchez-Migallón, Madrid, Palabra, 2010, p. 23, ma traduction; Alfredo Álvarez Lacruz, El amor: de Platón

a hoy, Madrid, Palabra, 2006, p. 210. 419Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 68-69. Souligné dans l’original. 420 Scheler ajoute encore que l’amour et la haine « représentent des attitudes émotionnelles, primitives et

directes à l’égard de ce qui possède une valeur, sans que la perception même de la valeur [...] y intervienne ».

Max Scheler, Nature, p. 222, 224. 421Ibid., p. 224. 422Comme l’affirme A. Deeken, « there can be no knowing [de valeurs] without the knowing subject going

out of himself and participating in another being. This self-transcending movement is love or self-surrender ».

Alfons Deeken, op.cit., p. 186.

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quelque chose (ou quelqu’un) le sujet serait incapable de percevoir la moindre valeur ».423

Bref, la profondeur dans notre perception de valeurs est en fonction de la profondeur de

notre amour : plus notre amour s’élargit, plus s’élargira aussi notre horizon axiologique ou,

en d’autres termes, plus nous aimons, plus nous sommes capables de percevoir des

nouvelles valeurs dans la personne ou chose aimée.424

Effectivement, si l’amour était une conséquence d’un jugement ou de la perception

d’une valeur, il constituerait une réaction et non pas un acte, ce qui s’opposerait à sa nature

spontanée. Scheler insiste donc sur le fait que l’amour n’est pas « une réaction subséquente

à une valeur préalablement perçue ». 425 En fait, toutes les valeurs que nous pourrions

percevoir dans l’objet aimé ne se présentent comme telles que parce que c’est l’objet aimé

qui les porte. Par exemple, je n’aime pas une personne parce que je la trouve « belle » ou,

en d’autres termes, mon amour n’est pas une réaction à la beauté d’autrui, mais je suis

capable d’apprécier sa beauté unique parce que je la regarde avec des yeux d’amour ; ou

bien, je ne l’aime pas parce qu’elle est juste, mais j’apprécie le caractère juste de cette

personne au moment où elle devient l’objet de mon amour. Ainsi, « toutes les

caractéristiques, toutes les activités et toutes les œuvres de l’objet aimé ne reçoivent toute

leur valeur que de cet objet lui-même qui en est le porteur, ou du sujet qui les réalise ».426

C’est n’est pas donc la valeur qui est la cause de l’éveil de mon amour, mais c’est en fait

l’amour qui est la condition qui permet que je sois capable de percevoir ces valeurs.

D’après Scheler, la preuve que l’amour n’est pas le résultat de la perception de telle ou telle

valeur se trouve au moment où nous essayons de donner aux autres des raisons de notre

amour pour quelqu’un ou quelque chose, car « on constate alors que les ‘raisons’ alléguées

sont des raisons trouvées après-coup et ne sont en aucune manière adéquates à ce qu’elles

sont destinées à justifier, à fonder ».427 Une deuxième preuve est le fait que l’apparition des

mêmes valeurs de la personne aimée dans une autre personne n’éveille pas nécessairement

notre amour pour cette dernière, l’objet original de notre amour demeurant ainsi

423Gabriel Mahéo, op.cit., p. 144. 424 Max Scheler, « Amor y conocimiento », p. 45-46. 425 Max Scheler, Nature, p. 230. 426 Ibid., p. 224-225. 427 Ibid., p. 224. Scheler même affirme que le fait de vouloir répertorier et ranger les qualités et les valeurs de

la chose aimée serait « une ‘faute’, une ‘indélicatesse’, une ‘profanation’ de l’amour [...]. On ne lit pas une

lettre d’une personne aimée en lui appliquant les ‘normes’ de la grammaire, de l’esthétique ou du style. On

croirait commettre une ‘profanation’ en le faisant ». Max Scheler, Nature, p. 224.

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irremplaçable.428 En outre, Scheler souligne qu’à la différence de la sympathie ou de la

pitié, l’amour et la haine ne constituent pas des attitudes émotionnelles intrinsèquement

sociales, puisque l’on peut s’aimer ou se haïr soi-même, de sorte que « pour qu’il y ait

amour et haine, il n’est donc nullement nécessaire que l’acte soit dirigé sur ‘autrui’ »,429

que ce soit un autre individu ou une collectivité.430

Scheler approfondit ensuite les définitions positives de l’amour et de la haine, en

commençant par l’identification des similitudes et des différences entre les deux. À cet

égard, le seul point commun entre eux est que « they do not fall within the zone of

indifference, but take a strong interest in the object as the bearer of some value ».431 En ce

sens, si l’amour peut être considéré comme « un mouvement qui se dirige des valeurs

inférieures aux valeurs supérieures », 432 la haine « représente un mouvement en sens

inverse »,433 c’est-à-dire que la haine fait abstraction des valeurs les plus hautes, tout en

dirigeant son regard positivement vers les valeurs les plus basses. En d’autres termes, dans

l’amour, c’est une valeur supérieure qui est donnée immédiatement, tandis que dans la

haine c’est une valeur inférieure qui est saisie de la même façon.434 Cela entraîne que la

haine ne constitue pas une négation des valeurs en général, puisqu’elle implique une

« intention positive »435 envers les valeurs inférieures. Un exemple serait l’acte de haïr une

personne qui se révèle à nos yeux comme injuste: dans ce cas il est évident que la haine ne

nie pas cette valeur; au contraire, elle la perçoit clairement et se dirige positivement vers

elle.

428 Ibid., p. 224; Leonardo Rodríguez Duplá, « La esencia y las formas del amor según Max Scheler »,

Anuario Filosófico 1, 45, 2012, p. 79-82. 429 Max Scheler, Nature, p. 226. 430Dans ce cadre, Scheler rejette les théories positivistes qui prétendent identifier l’amour avec l’altruisme,

étant donné que celui-ci entraîne nécessairement un « oubli de soi » pour aller vers autrui, c’est-à-dire « une

sollicitude de l’homme pour les autres hommes, une forte tendance à faire abstraction de soi-même et de ses

propres faits et expériences psychiques » (Max Scheler, Nature, p. 226). Mais cet oubli de soi ne constitue pas

une caractéristique essentielle à l’amour, puisque si tel était le cas, l’amour de soi-même ne serait pas

possible. Il faut également souligner que Scheler ne nie pas qu’il y ait un « amour d’autrui », puisque, tel que nous l’avons vu dans notre chapitre sur la sympathie, il reconnaît l’existence d’un amour de l’humanité

(collectif) ainsi que d’un amour personnel (individuel). Ainsi, Scheler vise seulement à souligner que l’altérité

n’est pas essentielle à l’expérience de l’amour. Ibid., p. 226-228. 431 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 125. 432 Max Scheler, Nature, p. 229. 433 Ibid. 434 Ibid. 435 Ibid.

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Toutefois, le fait que l’amour et la haine soient les deux mouvements antithétiques

qui gouvernent la vie intérieure de l’homme n’entraîne pas qu’ils soient « equi-primordial

modes of behaviour »,436 c’est-à-dire que la haine en particulier n’est pas aussi originaire

que l’amour, puisque « our heart is primary destined to love, not to hate ».437 En fait, la

haine présuppose l’amour pour quelque chose de valeur supérieure qui devrait exister ou

avoir la place de la chose de valeur inférieure visée par la haine : en reprenant l’exemple de

la personne injuste, si je la hais c’est parce que je considère que c’est la personne juste qui

devrait exister à sa place, parce que je perçois le juste comme la valeur qui devrait

prédominer dans le monde. La haine découle ainsi de l’intuition que l’ordre objectif des

valeurs est en train d’être renversé, de sorte que celle-là « is always and everywhere a

rebellion of our heart and spirit against a violation of ordo amoris ».438

Examinons maintenant de plus près les caractéristiques propres à l’amour.439 À ce

sujet, le fait que l’amour constitue un mouvement implique que celui-ci « n’est pas une

contemplation fixe [...] d’une valeur existant devant nos yeux et donnée une fois pour

toutes »,440 c’est-à-dire que l’amour ne cesse pas après avoir perçu telle ou telle valeur,

mais il possède un dynamisme intrinsèque qui l’amène à découvrir constamment des

valeurs de plus en plus hautes dans son objet. Pour mieux saisir ce point, il convient de

retenir l’échelle schelerienne des valeurs (sensuelles, vitales, spirituelles de culture et

spirituelles religieuses) 441 , étant donné que tout objet potentiel d’amour possède une

image axiologique idéale et particulière qui se fonde plus ou moins sur l’image axiologique

générale représentée par la hiérarchie mentionnée.442 Par exemple, un être humain concret

possède idéalement certaines valeurs sensibles, vitales-psychiques et spirituelles et c’est

l’amour qui est capable de pressentir ces dernières par voie d’un mouvement ascendant. En

effet, ces valeurs ne se présentent pas toutes d’un coup dans l’acte d’aimer ; l’amour

s’éveille là où il y a un objet porteur de valeur, cette valeur pouvant correspondre

436 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 126. 437 Ibid. Souligné dans l’original. 438 Ibid., p. 127. Souligné dans l’original. 439 Il convient de remarquer qu’« all that Scheler says about love pertains to hatred, too, only with a negative

sign ». Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 69. 440 Max Scheler, Nature, p. 230. 441 Cf. le tableau 1 en annexe. 442 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 249.

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initialement, par exemple, à la sphère vitale ou psychique, de sorte que c’est le dynamisme

propre à l’amour qui dévoilera graduellement les valeurs supérieures initialement cachées

ou existant jusqu’à ce moment « à titre de potentialités »,443 à savoir les valeurs spirituelles

et personnelles.444

Cela dit, il est important de souligner que l’amour n’impose pas « à son objet des

valeurs extrinsèques à sa nature »,445 puisqu’il dévoile plutôt les valeurs supérieures qui

correspondent à l’essence axiologique particulière de cet objet. Ainsi, cette essence ou

image axiologique idéale « existe déjà d’une façon latente dans les valeurs données qui

s’offrent à notre perception, ce qui exclut toute ‘projection’ dans les choses d’une valeur

qu’elles ne comportent pas et, avec la projection, toute illusion ».446 Dans cet ordre d’idées,

l’amour possède un caractère créateur, mais non pas dans le sens où l’amour créerait « les

valeurs ou leur supériorité », 447 mais dans le sens où il est capable de découvrir de

nouvelles valeurs, ces valeurs étant nouvelles pour l’amant, c’est-à-dire inconnues par ce

dernier avant l’éveil de l’amour. Bref, ces valeurs « ne sont supérieures et nouvelles que par

rapport à notre perception ».448

Par ailleurs, Scheler s’oppose à l’idée que l’homme serait le seul sujet ainsi que le

seul objet d’amour ou, autrement dit, « qu’il s’agit dans l’amour et dans la haine de faits

spécifiquement ‘humains’, c’est-à-dire propres à l’espèce humaine, se rattachant à la nature

psychologique particulière de cette espèce ». En effet, l’amour ne porte pas sur l’être

humain en particulier, mais sur le royaume des valeurs, de sorte qu’il ne se dirige vers l’être

humain que parce que celui-ci constitue un objet –parmi bien d’autres- porteur de valeurs.

D’après Scheler, la preuve que l’homme ne constitue pas l’axe de l’amour est que « nous

aimons une foule de choses qui n’ont rien à voir avec l’homme et dont la valeur est

absolument indépendante de celle de l’homme », comme c’est le cas de l’amour de la

443 Max Scheler, Nature, p. 231. 444 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 249-250. 445 Ibid., p. 250. Ma traduction. 446 Max Scheler, Nature, p. 231. 447 Ibid. 448 Ibid. Si l’amour est un acte créateur dans le sens indiqué en haut, la haine est, au contraire, un acte

destructeur, « car elle tend à détruire les valeurs supérieures [...] et a pour conséquence de nous rendre

incapables de discerner et de préférer ces valeurs supérieures ». Ibid.

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nature, de la connaissance, de l’art ou de la patrie.449 L’insistance de Scheler sur ce point

répond d’ailleurs à un objectif spécifique : réfuter la thèse de Feuerbach selon laquelle la

seule façon d’aimer la réalité extrahumaine (mondaine et divine) serait par voie d’un

« transfert anthropopathique »,450 qui consiste à attribuer des traits ou des valeurs humaines

à tout ce qui ne l’est pas. Ainsi, notre amour pour la nature serait le résultat d’une

projection de sentiments et de caractères humains dans celle-là. Également, nous aimerions

l’art seulement par le fait qu’il constituerait une expression, un reflet de la vie et de la

nature humaine. Enfin, même l’idée de Dieu comme sujet qui aime et comme objet de notre

amour ne serait « qu’une conséquence de l’introjection affective de tous les états

psychiques de l’homme dans l’ensemble de l’Univers ».451 Cette perspective donc réduit

toute la réalité à des projections humaines, de sorte que tout objet d’amour serait tel

seulement lorsqu’il serait possible de le ramener au niveau anthropologique.

Toutefois, Scheler qualifie cette vision plutôt comme « une forme apparente [...] et

fantomatique »452 de l’amour, puisque l’amour véritable de la nature se caractérise par le

fait d’apprécier cette dernière par elle-même, parce qu’elle possède des qualités

axiologiques propres et tout à fait différentes de celles de l’être humain. Pour sa part,

l’amour de l’art ne consiste pas à voir ma propre condition humaine ou mes propres

sentiments reflétés dans telle ou telle œuvre, mais à découvrir des valeurs au-delà des

valeurs humaines, plus hautes que ces dernières, dans une œuvre donnée. Tel que l’affirme

Scheler, « le véritable amour de l’art porte sur quelque chose d’extra-humain, sur quelque

chose qui élève l’homme, en tant qu’homme, au dessus [sic] de lui-même ».453 De même,

l’amour de Dieu n’est pas l’amour pour ce qui serait en réalité une projection illusoire, un

reflet de l’homme lui-même, mais cet amour porte sur « quelque chose de transcendant, qui

449 Leonardo Rodríguez Duplá, « La esencia », p. 73; Max Scheler, Nature, p. 233. Évidemment, Scheler renvoie ici à la conception plus générale de l’amour en tant qu’orientation vers un objet précieux, c’est-à-dire

vers un objet dans lequel on pressent des valeurs, conception qui élargit nécessairement les possibles objets

d’amour. En ce sens, même si cette idée peut aussi s’appliquer à l’amour humain –puisque celui-ci constitue

aussi une orientation de notre attention vers la personne aimée, porteuse de valeurs-, la spécificité de cet

amour et ses degrés de perfection seront abordés dans la section suivante, concernant les formes de l’amour. 450 Max Scheler, Nature, p. 233. 451 Ibid. 452 Ibid., p. 233-234. 453 Ibid., p. 234.

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dépasse l’homme, et non seulement l’homme, mais tous les êtres finis, et qui est ‘sacré’,

‘infini’ et ‘bon’ en soi ».454

Scheler rejette également toute « attitude pédagogique » 455 associée à l’amour :

l’amour n’est pas un effort pour améliorer l’objet ou la personne aimée ; il ne cherche pas à

lui dicter un pathos spécifique, car la prescription est une caractéristique incompatible,

voire contraire, à l’essence de l’amour. De cette façon, l’amour n’est pas un « devoir-être »,

puisqu’il « se porte sur les objets tels qu’ils sont ».456 Il faut toutefois préciser que Scheler

ne dit pas que l’amour demeure fixé sur les valeurs réelles ou empiriques que l’on perçoit

déjà dans l’objet aimé, mais son caractère dynamique entraîne qu’il se déplace toujours vers

le haut, en aspirant à la réalisation des valeurs supérieures propres à l’objet, conformes à sa

particulière image (ou essence) axiologique idéale. Ainsi, l’amour ne dit pas « ‘tu dois

devenir ceci ou cela’ »,457 mais plutôt « ‘deviens ce que tu es’ ».458 L’amour serait donc

« soif ontologique par rapport à l’autre » ;459 c’est-à-dire que l’amour « vise à faire accéder

son objet à sa perfection spécifique ». 460 Bref, comme l’affirme Scheler, « l’amour est un

mouvement à la faveur duquel tout objet individuel et concret, porteur de valeurs, réalise

les valeurs les plus hautes compatibles avec sa nature et sa destination idéale ; ou encore :

l’amour est un mouvement à la faveur duquel l’objet individuel et concret réalise la valeur

idéale inhérente à sa nature. La haine suit un mouvement opposé ».461

454 Ibid. « Authentic love of nature discloses itself in an act in which nature is loved for its own sake, that is, in terms of the value intrinsic to its be-ing, rather than a sentimental, self-preoccupied attitude towards nature.

Authentic love of art discloses itself not in a sentimental, self-preoccupied attitude towards a work of art, but

in an act which perceives the value intrinsic to the work of art itself […]. It is the value intrinsic to nature, to

an art work, to knowledge, to man, to God, which is discovered in authentic love, which is to say something

encountered which enhances the life of man » (A.R. Luther, op.cit., p. 109. Souligné dans l’original). On

pourrait ajouter que l’amour véritable se caractérise par le respect de la nature ontologique de l’objet aimé –

que ce soit Dieu, l’art, un être humain, etc.- tout en évitant n’importe quel type de projections sur lui. 455 Max Scheler, Nature, p. 236. 456 Max Scheler, Nature, p. 239. 457 Ibid. Souligné dans l’original. 458 Ibid. « Le propre de l’amour [...] est de porter moins sur l’être empirique d’autrui que sur sa vérité, sur ce

qu’il doit devenir pour ‘se conformer à sa destination’. L’amour ne va donc pas sans inquiétude et sans exigence, comme d’ailleurs toute activité qui se réfère à des valeurs ; mais il respecte la liberté d’autrui en ce

sens qu’il ne tente pas de lui imposer une volonté étrangère et impersonnelle, mais de lui révéler sa volonté

propre ou de l’aider à découvrir sa voie et les conditions de son ‘salut’ ». Maurice Dupuy, M., op.cit., p. 432. 459 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 252. Ma traduction. 460 Maurice Dupuy, op.cit., p. 433. 461 Max Scheler, Nature, p. 241. En effet, la haine serait le mouvement par lequel un objet donné réaliserait -

grâce à la médiation de celui qui hait- les valeurs les plus basses correspondant à sa nature : si je hais un

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Passons maintenant à l’examen des formes spécifiques de l’amour humain. Afin de

comprendre le sens de cette typologie, il convient de garder à l’esprit l’idée que l’amour –

tel que nous l’avons abordé auparavant- constitue essentiellement l’acte par lequel nous

nous orientons vers des valeurs de plus en plus hautes. Dans ce cadre, étant donné que

l’amour entraîne un mouvement de l’inférieur au supérieur du point de vue axiologique,

l’amour humain en particulier aura des gradations selon la strate de valeurs qu’il vise dans

l’autre. L’amour possède donc une hiérarchie aussi précise que celle des valeurs, les deux

étant intimement liées, comme nous le verrons ci-dessous.

3.2.2. Formes de l’amour

D’après Scheler, il existe trois formes d’amour humain : l’amour vital, l’amour

psychique et l’amour spirituel. Ces formes sont énumérées en respectant leur ordre

hiérarchique : de la plus commune à la plus exceptionnelle, de celle ayant la plus faible

valeur à celle étant la plus précieuse. En ce sens, bien que les trois soient des formes

d’amour authentique, elles représentent des degrés de perfection différents dans le domaine

de l’amour humain. Plus précisément, chaque forme d’amour est dirigée vers une couche

spécifique de l’homme ainsi que liée à un « niveau » axiologique précis : l’amour vital est

orienté vers la couche vitale et se rattache aux valeurs vitales (le noble) ; l’amour psychique

est axé sur la couche psychique tout en visant les valeurs spirituelles de culture (le beau, le

juste, le vrai) et l’amour spirituel porte sur la couche spirituelle ou personnelle, se

rattachant aux valeurs spirituelles religieuses (le sacré).462 Le lecteur attentif remarquera

que Scheler a omis l’idée d’un amour « sensible », c’est-à-dire celui rattaché à des objets

portant des valeurs sensuelles, soit l’agréable et l’utile. Cette omission répond au fait que ce

genre d’« amour » n’existe pas, puisque « l’agréable peut seulement être senti, perçu, être

individu donné parce que je le perçois comme injuste, je dirigerai mon attention vers cette valeur et je

chercherai à la mettre en évidence ainsi qu’à dévoiler d’autres valeurs similaires. On voit clairement ici le

caractère destructif de la haine et son opposition par rapport à la nature créative de l’amour. 462Cette correspondance entre les formes d’amour, les couches de l’être humain et les valeurs « manifests a

profound unity of vision in Scheler’s philosophy of love […], a wholeness that blends the otherwise disjointed

and sometimes perplexing fragments of his thought into an organic system of striking harmony » (Alfons

Deeken, op.cit., p. 196). Soulignons d’ailleurs que la correspondance de chaque forme d’amour avec un type

spécifique de valeurs a une portée morale, puisqu’un type d’amour donné sera moralement correct s’il est

dirigé vers les objets porteurs des valeurs qui lui correspondent. Par exemple, si notre amour spirituel ou

absolu est orienté vers Dieu –un objet qui porte la valeur spirituelle du sacré-, ledit amour sera bien dirigé ou

moral, ce qui ne serait pas le cas s’il était orienté, par exemple, vers les plaisirs sensuels, c’est-à-dire vers des

objets portant des valeurs inférieures comme celle de l’agréable. Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 257.

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objet de jouissance ; on peut s’‘intéresser’ aux choses agréables ou indirectement agréables

(‘utiles’), mais [...] on ne peut pas les ‘aimer’ ».463 Ce fait axiologique a d’ailleurs une

portée morale, car en partant du principe qu’aucune forme d’amour n’est possible envers

des objets qui portent uniquement les valeurs de l’utile ou de l’agréable –tels que les objets

inanimés conçus comme tels-, on peut conclure qu’il est moralement acceptable d’avoir une

attitude utilitaire envers ces objets. Néanmoins, cet utilitarisme devient moralement

inacceptable lorsqu’on a cette intention vis-à-vis des êtres qui portent des valeurs

supérieures (vitales, spirituelles), comme dans le cas d’une personne humaine.464

Il convient également de remarquer que la typologie amoureuse que nous venons de

présenter ne constitue pas une abstraction : chacune de ces formes se manifeste ou s’incarne

de manières concrètes dans le monde réel, en renvoyant à des relations d’amour qui sont

familières pour tous (amour sexuel, conjugal, entre amis, etc.). De cette façon, chaque

forme d’amour possède, en plus d’un corrélat axiologique, un prototype de relation

amoureuse, ce qui permet de saisir d’une manière plus précise la spécificité de la forme

d’amour en question.465

3.2.2.1. L’amour vital

Examinons maintenant l’amour vital, le premier dans l’échelle amoureuse. Cet

amour se caractérise par le fait qu’il porte sur les valeurs de ce que Scheler appelle le

« noble » ; son contraire, la haine vitale, portant par contre sur les valeurs du « vil ». Notre

philosophe utilise ces termes dans un sens similaire à celui sous-jacent dans l’expression

« noblesse de sang » ou un « cheval noble » : il s’agit de la reconnaissance de l’objet en

question comme étant « un exemplaire magnifique de son espèce »466 dû au fait qu’il est

dans le point culminant de sa vie ou qu’il possède des qualités vitales qui le distinguent, qui

l’élèvent au-dessus d’autres « exemplaires ». Ainsi, le noble est une valeur associée à

l’excellence vitale de l’objet, laquelle peut renvoyer à sa physionomie, sa vigueur physique,

sa bonne santé, sa capacité reproductive, etc. La valeur contraire, le vil, porte donc sur les

463 Max Scheler, Nature, p. 252. 464 Max Scheler, Nature, p. 252-253. 465 Cf. le tableau 1 dans l’annexe en fin de ce mémoire pour un résumé des formes de l’amour ainsi que de

leur corrélat axiologique et de leur prototype de relation amoureuse correspondants. 466 Leonardo Rodríguez Duplá, Leonardo, « La esencia », p. 90. Ma traduction.

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êtres saisis comme malades, épuisés ou dans une étape de décadence vitale ; il s’agit d’êtres

qui manquent de distinction ou d’attributs remarquables du point de vue vital.467 Dans ce

cadre, le prototype de l’amour vital est l’amour sexuel, ce qui entraîne qu’il existe une

correspondance précise entre ce dernier et les valeurs vitales.

Effectivement, l’amour sexuel se fonde sur la reconnaissance d’autrui comme un

individu de qualités vitales exceptionnelles, thèse qui est confirmée par le fait que

l’attraction érotique s’oriente vers celui qui fait preuve, par exemple, d’une force physique

ou d’une beauté physique admirable, ou encore d’une vie particulièrement vigoureuse,

réussie, remarquable, etc. L’amour sexuel se dirige donc vers l’objet qui incarne un type

précis de valeurs vitales. Toutefois, il s’avère que plusieurs individus pourraient

éventuellement incarner cette strate de valeurs (de beauté, vigueur, etc.), de sorte que

l’amour sexuel –pour qu’il soit tel et non pas uniquement jouissance sexuelle- doit faire un

choix toujours en cherchant le meilleur « spécimen » : celui dans lequel il pressent ces

qualités au plus haut degré et qui deviendra finalement son « partenaire de

reproduction ».468 Cela réaffirme l’appartenance de l’amour sexuel à la sphère vitale ainsi

que son importance dans ce domaine, puisque c’est grâce au choix favorisé par ce type

d’amour que les amoureux contribuent à l’objectif principal de la vie, lequel n’est pas la

simple multiplication quantitative, mais la véritable amélioration ou « ennoblissement » de

l’espèce.469

À la lumière de ce qui précède, il est clair que dans l’amour sexuel l’autre se révèle,

non pas encore comme une personne unique et irremplaçable, mais comme un

« exemplaire », quoiqu’exceptionnel. Un trait fondamental de cet amour est donc son

caractère non-individuel, comme le montre le fait que l’être humain peut être attiré du point

467 Ibid., p. 90-91. 468 Ibid., p. 172. Ma traduction. 469 Cf. Leonardo Rodríguez Duplá, Leonardo, « El amor », p. 172. Par contre, ce choix ne se fait pas à partir

d’un calcul froid et réfléchi, mais d’une visée intuitive, d’un pressentiment de l’existence de ces valeurs dans

l’individu aimé sexuellement. Selon les mots de Scheler, « grâce à l’amour sexuel, les individus qui

l’éprouvent entrevoient par anticipation les meilleurs mélanges possibles de valeurs devant être transmises

par hérédité, et cela sous la forme, non d’une ‘représentation’ ou d’une ‘notion’, mais sous celle d’une

véritable intuition instinctive de valeurs ». Max Scheler, Nature, p. 179. Je souligne.

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de vue érotique par plusieurs « exemplaires » de son espèce.470 À cet égard, remarquons

que l’accent de Scheler sur la nature vitale de l’amour sexuel, ou dit autrement, sur sa place

exclusive dans la sphère de la vie cherche également à s’opposer à d’autres conceptions de

cette forme d’amour très répandues à l’époque,471 lesquelles commettent l’erreur de placer

l’amour sexuel soit au-dessus, soit au-dessous de la sphère qui lui revient. Ces conceptions

sont : 1. La vision « romantique » 472 ou spiritualiste (Simmel, Grotjahn); 2. La vision

bourgeoise ou utilitariste ; 3. La vision naturaliste dont le représentant principal est

Sigmund Freud. Étant donné que nous avons déjà analysé la vision freudienne de l’amour

sexuel et les erreurs sous-jacentes à ladite théorie, nous n’examinerons que les deux

premières.

D’abord, la vision romantique accorde à l’amour sexuel une place et une importance

égale aux valeurs supra-vitales ou spirituelles (de culture) telles que l’art, la connaissance et

la justice.473 La spiritualisation de l’amour sexuel implique que celui-ci serait la forme

d’amour la plus élevée, la plus personnelle et une fin en soi.474 Cependant, d’après Scheler,

derrière cette apparente élévation de l’amour sexuel se cache une dévalorisation de ses

véritables exigences. En effet, pour l’amant romantique, ce qui alimente sa passion est

l’expérience même de l’amour sexuel et non pas l’individu auquel cet amour est dirigé.

Autrement dit, la caractéristique principale de l’amour romantique est qu’il est orienté non

pas vers le bien-aimé comme tel, mais vers les sensations ou les sentiments que ce dernier

produit dans l’amant, sentiments qui en fait s’accentuent ou s’enflamment lors de l’absence

du bien-aimé. Par contre, une fois que celui-ci est présent, ce prétendu « amour » s’évanouit

470 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 177. Le fait que l’amour sexuel soit non-individuel ne veut pas

dire qu’il soit frivole ou irresponsable, puisqu’il est appelé –comme nous l’avons déjà mentionné- à faire un

choix parmi les possibles partenaires érotiques, choix fondé sur le pressentiment de valeurs vitales. La non-

individualité rattachée à l’amour sexuel renvoie donc au fait que celui-ci n’est pas encore en mesure de viser les valeurs les plus personnelles et uniques à l’autre. 471 Leonardo Rodríguez Duplá, Leonardo, « El amor », p. 173. 472 Max Scheler, Nature, p. 177. 473 En effet, comme le montre le tableau 1 dans l’annexe ci-jointe, c’est plutôt l’amour psychique qui doit être

placé au même rang que ces valeurs spirituelles de culture. 474 Max Scheler, Nature, p. 178-180.

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et l’amant romantique est capable de se déplacer facilement d’un objet à un autre afin

d’éveiller à nouveau ces sentiments extatiques ;475 pour cette raison,

chercherait-on vainement chez lui [l’amant romantique] l’élan élémentaire et

l’orientation droite et unilatérale de la passion amoureuse. Il ne se sent jamais

lié par cette obligation impérieuse, exclusive, ayant tous les caractères d’un

instinct, qui caractérise le véritable amour sexuel. Il est engagé simultanément

dans de ‘nombreuses’ complications sentimentales, et dont chacune est

susceptible d’engendrer un de ces ‘états d’âme’ que nos romantiques décrivent

avec tant de complaisance et dont ils exagèrent si singulièrement la valeur et

l’importance.476

En ce sens, même si la vision romantique de l’amour sexuel n’est pas en fin de

compte si élevée, Scheler critique néanmoins le discours spiritualiste des romantiques, en

mettant l’accent sur le fait que l’amour sexuel –comme nous l’avons déjà souligné-

appartient à la sphère de la vie et non pas à celle de l’esprit.477 Cela veut dire que l’amour

sexuel doit être clairement distingué de l’amour proprement personnel, ce dernier étant

celui qui est en mesure de pressentir les valeurs les plus hautes et uniques à la personne.

Dans le contexte de la sphère vitale, l’amour sexuel possède toutefois une primauté par

rapport aux autres formes d’amour vital (amour de la vie, de la nature, etc.), comme le

montre le fait que « dans les limites de la sphère vitale, on parle de l’amour sexuel comme

de l’‘amour’ tout court, comme de l’amour par excellence ».478 En effet, il est bien connu

que l’expérience de ce type d’amour peut représenter « dans ses expressions et

manifestations les plus élevées, l’efflorescence la plus délicate, le point culminant, le

sommet illuminé de la vie de l’homme ».479 C’est précisément l’importance de l’amour

475« Le romantique ne conçoit l’amour que sous la forme d’une ‘aspiration’ qui, loin de trouver sa satisfaction

dans l’acte sexuel (et beaucoup de romantiques l’évitent délibérément) et de croître avec lui, finit le plus

souvent par s’évanouir et disparaître. L’‘éloignement’ est considéré par le romantique comme un moyen

favorisant les rêveries voluptueuses; aussi l’‘amour romantique’ subit-il le plus souvent une baisse sensible en

la présence de la personne aimée ». Max Scheler, Nature, p. 178. 476Ibid. 477Ibid., p. 300 ; Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 257. Rappelons que, d’après Scheler, la sphère de l’esprit

est la plus personnelle et individuelle de l’homme. En ce sens, le philosophe considère que l’amour sexuel,

laissé à lui-même, n’est pas capable d’atteindre le centre le plus intime, l’unicité du bien-aimé, raison pour laquelle il nie son statut d’acte spirituel. Ce sont plutôt l’amour psychique et surtout l’amour spirituel, en tant

que formes d’amour plus profondes, qui permettent la révélation de la personne aimée comme unique et

irremplaçable. Cette thèse deviendra plus claire lorsque nous abordons, dans les pages qui suivent, les formes

supérieures de l’amour. Leonardo Rodríguez Duplá, Leonardo, « El amor », p. 177. 478 Max Scheler, Nature, p. 300. 479 Ibid., p. 175. Scheler souligne néanmoins qu’« en tant que fonction vitale psychique l’amour sexuel ne

saurait jamais devenir une valeur supra-psychique autonome et indépendante [...] ». Ibid.

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sexuel dans la vie -comprise comme l’une des sphères anthropologiques- de l’homme qui

explique pourquoi les poètes lui ont dédié leurs meilleurs vers480 et pourquoi les amoureux

sont prêts à sacrifier ses propres besoins et d’autres valeurs vitales au nom de cet

amour.481Ainsi,

dans le système de nos instincts vitaux et dans le système correspondant de nos

manifestations amoureuses, l’instinct sexuel et l’amour sexuel représentent [...]

un facteur primordial et fondamental en ce sens que toutes les autres variétés

d’amour vital et de vie instinctive vitale tirent toute leur force et toute leur

vivacité de cet instinct le plus central de la vie qu’est l’instinct sexuel [...]. On

peut donc dire que l’amour sexuel n’est pas une simple variété de l’amour vital,

mais sa variété fondamentale, en même temps que la base de toutes les autres

variétés d’amour [vital] [...].482

Si les doctrines romantiques confèrent à l’amour sexuel –au moins en théorie- un

statut trop élevé, trop spiritualisé, la vision bourgeoise voit dans ledit amour un simple

instrument pour atteindre des objectifs superficiels et mondains, à savoir le plaisir et la

procréation. En ce sens, la mentalité bourgeoise (capitaliste) – laquelle était en plein essor à

l’époque de Scheler483- se caractérise par la « subordination des valeurs de vie aux valeurs

480 Leonardo Rodríguez Duplá, « La esencia », p. 71. 481« Malgré la plus grande urgence que présentent pour la conservation de l’individu le besoin de manger et

d’autres besoins analogues, leur satisfaction est souvent négligée au profit de celle de l’instinct sexuel qui, à la

faveur de l’amour sexuel, attire un individu vers un autre individu déterminé; et qu’il n’existe pas de valeur

vitale que l’individu ne soit prêt à ‘sacrifier’, dans des circonstances données, à l’amour sexuel ». Max

Scheler, Nature, p. 300-301. 482 Ibid., p. 300. 483 Scheler résume le processus historique qui aurait permis l’ascension des valeurs bourgeoises de la façon

suivante : « L’édifice de la société nouvelle, produit de la poussée bourgeoise commencée au XIIIe siècle, de

l’émancipation du tiers état par la Révolution française et du mouvement démocratique qui l’a suivie, exprime

bien, sous ses dehors politiques et économiques, l’aspect extérieur de cette transmutation des valeurs qui, elle,

résulte d’une explosion de ressentiment accumulé petit à petit par une orientation de la vie de plus en plus

puissante et générale et qui a réussi à faire triompher ses valeurs propres. À mesure que les marchands et les

industriels parvenaient au pouvoir (notamment en Occident), que leur manière d’être, leurs estimations, leurs

goûts, leurs réactions devenaient facteurs de sélection jusque dans la profondeur de la culture, à mesure que le

symbolisme et l’imagerie impliqués dans leurs façons d’agir supplantaient les vieux symboles religieux, leur

manière même de juger des valeurs devenait partout la norme même de la ‘morale’ tout court » (Scheler,

Max, L’homme du ressentiment, p. 163-164. Souligné dans l’original). Comme le remarque la citation précédente, Scheler trouve l’origine de ce processus dans le ressentiment –celui du bourgeois, dans ce cas-, un

concept qu’il reprend de Nietzsche et qui peut être défini, de manière générale, comme « un auto-

empoisonnement psychologique, qui a des causes et des effets bien déterminés. C’est une disposition

psychologique, d’une certaine permanence, qui, par un refoulement systématique, libère certaines émotions et

certains sentiments, de soi normaux et inhérents aux fondements de la nature humaine, et tend à provoquer

une déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de la faculté du jugement.

Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout : la rancune et le

désir de se venger, la haine, la méchanceté, la jalousie, l’envie, la malice ». Max Scheler, L’homme du

ressentiment, trad. non signée, Paris, Gallimard, 1970, p. 16. Souligné dans l’original.

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d’utilité »484 ; en d’autres termes, le bourgeois renverse l’ordre objectif des valeurs en

plaçant les valeurs sensuelles (comme l’agréable et l’utile) au-dessus des valeurs vitales,

c’est-à-dire des valeurs associées au noble, ne voyant dans le bien-aimé qu’un simple objet

de plaisir ou bien un simple moyen pour perpétuer la race, pour assurer sa descendance.485

Pour sa part, le mariage spécifiquement bourgeois poursuit des fins aussi égoïstes, puisque

le choix du conjoint se fait en fonction de son statut social, économique et en général de

tout facteur qui puisse garantir un niveau élevé de bien-être personnel.486

Scheler s’oppose à cette perspective en affirmant que l’amour sexuel, en tant que

« manifestation la plus sublime de la vie »487, est appelé à dépasser les valeurs les plus

basses (les valeurs sensuelles) et faire un choix, non pas parmi les individus qui puissent

mieux combler le désir de jouissance, de reproduction, de confort personnel ou de statut

social élevé, mais parmi ceux « qui attestent une vie noble, florissante et pleine de force, en

se détournant de ceux qui témoignent d’une vie lasse, vulgaire, dépérissante ».488 Ainsi,

l’amour sexuel ne devrait pas « plus être sacrifié à la puissance, à l’honneur, à des

considérations utilitaires, pécuniaires, matérielles, à la ‘santé de la race’ ou à la ‘prospérité

nationale’, qu’à la simple accumulation quantitative des êtres humains ». 489 Si l’amour

sexuel mérite d’être sacrifié, cela doit être fait seulement au nom des valeurs plus hautes

dans la hiérarchie axiologique, par exemple, afin de « permettre l’épanouissement des

possibilités spirituelles d’une personne ».490

484 Max Scheler, L’homme, p. 163. Souligné dans l’original. 485D’autres manifestations de la transmutation des valeurs opérée par la vision bourgeoise sont « que l’on

érige la valeur professionnelle du marchand ou de l’homme d’argent, la qualité qui fait réussir et prospérer ce

type humain, en valeur morale universellement valable, voire même suprême dans l’ordre des valeurs.

L’intelligence, le coup d’œil, le flair, le sens de la ‘sécurité’ et la facilité à ‘se retourner’, sans oublier les

qualités plus profondes dont celles-ci dépendent, l’habileté à monnayer toutes les circonstances, l’application

et la persévérance dans le travail, l’épargne, l’exactitude dans les négociations et dans la conclusion des

contrats : telles sont désormais les vertus cardinales auxquelles on subordonne le courage, la hardiesse, le

sacrifice, la joie du risque, l’esprit chevaleresque, la vitalité, le sens de la conquête, l’indifférence à l’argent,

l’amour de la patrie, la loyauté envers la famille, la race, le prince, le sens du commandement et du gouvernement, l’humilité, etc. ». Max Scheler, L’homme, p. 164. Souligné dans l’original. 486 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 183. 487 Max Scheler, Nature, p. 176. 488 Ibid., p. 299. 489 Ibid., p. 176. 490 Ibid., p. 181.

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3.2.2.2. L’amour psychique

Concernant l’amour psychique –la deuxième forme dans la hiérarchie amoureuse-,

celui-ci renvoie à l’amour qui porte sur le moi psychique d’autrui. À ce sujet, remarquons

que le moi psychique chez Scheler n’est que « l’âme individuelle»491 d’autrui, comprise

comme le caractère ou la façon particulière d’une personne de se comporter et de réagir, ou

encore comme les traits positifs de la personnalité psychique d’un individu donné, tels que

son caractère gentil, son intégrité morale, sa fidélité à soi-même et aux autres, etc.492 De

cette façon, le moi psychique est la sphère où se déploient les valeurs que Scheler appelle

« spirituelles de culture »493 telles que la justice et la vérité. Dit autrement, ce sont mes

façons habituelles d’agir, ancrées dans ma personnalité ou dans ma nature psychique, qui

révéleront des qualités axiologiques telles que mon caractère juste ou honnête. En ce sens,

Scheler propose comme des modèles d’amour psychique l’amour entre vrais amis et

l’amour conjugal ou monogame.494 À partir de ces exemples, il n’est pas difficile de repérer

la différence avec l’amour sexuel abordé auparavant ; en effet, l’amour psychique se dirige

non pas vers la spécificité sexuelle d’autrui, 495 mais vers sa spécificité ou vers son

individualité psychique.

Cela dit, soulignons que l’amour psychique –en tant que forme d’amour

authentique- ne découle pas de la perception ou du jugement de la personnalité psychique et

des valeurs spirituelles culturelles d’autrui, mais ces valeurs sont pressenties et appréciées

précisément grâce à l’amour psychique pour cet individu concret. Pensons, par exemple, à

ceux que nous considérons nos vrais amis : nous ne les aimons pas parce qu’ils sont

vertueux –justes, sincères, etc.- mais c’est l’amour pour eux qui nous fait apprécier la façon

particulière dans laquelle telle ou telle vertu s’incarne en eux. Une preuve de cette thèse se

trouve dans le fait que, même si nous rencontrons d’autres personnes avec les mêmes

qualités, l’amour psychique préservera le souhait de demeurer attaché à nos amis originaux

491 Ibid., p. 271. 492 Leonardo Rodríguez Duplá, « La esencia », p. 93-95. Pour mieux saisir cette notion, il convient de rappeler

que le moi psychique se rattache à la couche vitale-psychique de l’homme, laquelle est située entre celle du

corps-propre et celle de la personne. Cf. le tableau 1 (annexe). 493 Cf. le tableau 1 ci-joint en annexe. Cf. également Patrick Lang, op.cit., p. 176. 494 Max Scheler, Nature, p. 254, 271; Alfredo Álvarez Lacruz, op.cit., p. 212. 495 C’est-à-dire en tant qu’homme ou femme porteur ou porteuse de telle ou telle valeur vitale (beauté

physique, vigueur, etc.).

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ainsi que l’estime pour leurs traits vertueux tels qu’ils se manifestent dans ces amis en

particulier. Il en va de même pour l’amour conjugal : l’horizon du mariage apparaît devant

l’amoureux au moment où l’amour psychique lui rend sensible à la dimension vitale-

psychique d’autrui, c’est-à-dire lorsque celui-ci est visé non pas uniquement comme sujet

sexuel, mais comme sujet porteur d’une personnalité, d’un caractère qui se révèle singulier

et précieux aux yeux de l’amoureux. Comme l’avance Scheler,

la monogamie n’est phénoménologiquement possible qu’à partir du moment où

le mariage, en tant qu’institution destinée à assurer la procréation, devient une

relation amoureuse à base psychique, à partir du moment où l’amour sexuel

cesse d’être considéré comme une fonction banale et uniforme, exercée par

deux représentants quelconques appartenant à des sexes opposés, mais comme

un rapport purement psychique, hautement qualifié et à nul autre pareil.496

3.2.2.3. L’amour spirituel : sommet de l’amour humain

La troisième forme d’amour est l’amour spirituel, lequel est rattaché à la personne

ainsi qu’aux valeurs spirituelles religieuses, à savoir le sacré et le profane.497 À ce sujet,

remarquons que le fait que l’amour spirituel s’oriente vers les valeurs du sacré de l’objet

aimé n’entraîne pas nécessairement que ce dernier doive être un objet religieux au sens

strict du terme. Il suffit que l’on soit vis-à-vis d’une personne pour être en mesure de

pressentir –à l’aide de l’amour spirituel, précisément- la valeur du sacré d’autrui, puisque

tout être personnel porte cette valeur de manière intrinsèque. En effet, Dieu -en tant que

personne infinie- est le porteur original des valeurs spirituelles religieuses, mais toute

personne finie, tout être humain -en tant qu’« icône de Dieu »498- porte également ces

valeurs, en ce sens que toute personne humaine possède une dignité inhérente, inviolable

ou, dit autrement, une sacralité qui exige d’être respectée.499

Cependant, outre les raisons théologiques, il existe des raisons anthropologiques qui

justifient la conception de la personne comme un être digne de respect et de révérence. À

cet égard, rappelons que, d’après l’anthropologie schelerienne, la personne renvoie à la

496 Max Scheler, Nature, p. 272-273. Souligné dans l’original. 497 Dans ce dernier cas, c’est l’acte contraire à l’amour spirituel, à savoir la haine spirituelle, qui porte sur la

valeur du profane. 498 Leonardo Rodríguez Duplá, « La esencia », p. 92. Ma traduction. 499 Ibid., p. 92.

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couche la plus élevée de l’être humain, c’est-à-dire au « spiritual center of man »,500 se

trouvant donc au-dessus de la couche autant corporelle que vitale-psychique. La présence

de cette dimension spirituelle-personnelle dans l’ontologie de l’homme entraîne d’ailleurs

que la seule réponse, la seule attitude moralement correcte envers celui-ci est l’amour,

l’attitude utilitaire étant par contre une véritable profanation501 de la personne humaine.502

En ce sens, l’amour spirituel représente la véritable perfection de l’amour pour une

personne, car seule cette forme d’amour se dirige vers la dimension spirituelle ou

personnelle d’autrui, étant donc supérieure à l’amour vital (sexuel) et psychique (de l’âme)

ainsi qu’à d’autres variétés d’amour non-personnelles telles que l’amour de la nature, de la

connaissance, etc. L’amour spirituel ou personnel possède donc une valeur morale plus

haute que celle liée aux autres formes amoureuses. En effet, Scheler affirme qu’

il est certain [...] que si n’importe quel amour est un acte ayant une valeur

positive, tout amour est loin d’être un acte d’une valeur morale. Citons, à titre

d’exemples, l’amour de l’art, de la nature, de valeurs concrètes, etc. Tous ces

actes ne sont certainement pas, d’une façon directe, du moins, des valeurs

morales, bien que les valeurs qui leur sont inhérentes soient d’ordre spirituel et

qu’à mesure qu’elles s’élèvent de degrés inférieurs à des degrés supérieurs, la

personne dont émanent les actes en question devienne elle-même plus parfaite.

500 Wilfried Hartmann, op.cit., p. 256. Rappelons que la dimension personnelle, au sens strict, n’est pas

exclusive de l’être humain, car dans la métaphysique schelerienne la sphère de l’Absolu est également rattachée à l’idée de personne, mais il s’agit de la personne infinie, parfaite. Comme l’affirme M. Dupuy,

« l’absolu est le fondement de toutes les valeurs, il est la valeur suprême, la sainteté infinie, il est

essentiellement amour : impossible dès lors de ne pas le concevoir comme une personne ». Maurice Dupuy,

op.cit., p. 438-439. En ce sens, la religion, qui découle de cette sphère, n’est qu’un dialogue intime entre

personne finie et personne infinie; pour cette raison, Scheler nous dit que « the religious act [...] demands an

answer, an act of reciprocity on the part of that very object to which its intention is directed. And this implies

that one may only speak of ‘religion’ where the object bears a divine personal form and where revelation (in

the widest sense) on the part of this personal object is what fulfils the religious act and its intention ». Max

Scheler, On the eternal in man, trad. Bernard Noble, Hamden, Archon Books, 1972, p. 253. Souligné dans

l’original. Nous renvoyons le lecteur à cet ouvrage pour une plus ample discussion de l’idée schelerienne de

Dieu, étant donné l’approche de notre mémoire est fondamentalement anthropologique. 501 En effet, si l’amour spirituel nous permet de viser la valeur du sacré de la personne, la haine spirituelle

nous amène à la concevoir et à la traiter de manière contraire, c’est-à-dire comme un objet profane. Pour cette

raison, Scheler appelle cette haine « diabolique ». Max Scheler, Nature, p. 253. 502 « Une attitude purement ‘sensible’ [ou utilitaire] à l’égard d’un homme est une attitude froide et sans

amour. C’est une attitude par laquelle nous mettons les autres hommes au service de nos perceptions

sensibles, de nos besoins et, dans les cas les plus favorables, de nos jouissances. Or, il est évident qu’une

pareille attitude est incompatible avec la moindre intention amoureuse à l’égard d’autrui, en tant qu’autrui »,

Max Scheler, Nature, p. 252.

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[...] l’amour vraiment moral, le seul amour moral, est l’amour de personne à

personne.503

Bref, ce qui fait de l’amour personnel la modalité amoureuse la plus élevée possible

–ontologiquement et moralement- est le fait que cet amour est le seul capable de viser la

dimension la plus individuelle d’autrui, son essence la plus intime. En effet, l’amour

vraiment moral n’est pas celui qui porte sur les traits non-essentiels d’une personne tels que

ses qualités, œuvres, activités, etc., mais celui qui porte sur la personne elle-même, en tant

qu’être spirituel, quels que soient ses attributs. Scheler fait donc la distinction entre les

valeurs qui appartiennent à la personne –par exemple, telles ou telles vertus- et la valeur de

la personne comme telle.504 Il s’ensuit que l’acte d’aimer une personne pour les vertus ou

qualités qu’elle porte est en fin de compte un amour relatif, voire conditionné, étant donné

qu’il est dépendant d’éléments qui peuvent varier, changer ou même disparaître à un

moment donné (la beauté, la bienveillance, etc.). Ainsi, seul l’amour personnel -c’est-à-dire

l’amour de la personne en tant que personne- est un amour absolu, « parce qu’il ne dépend

pas des changements possibles de particularités, activités et dons en question ».505

Cependant, est-ce que cela veut dire que l’amour sexuel et l’amour conjugal –en

tant que prototypes de l’amour vital et psychique respectivement- ne sont pas des véritables

formes d’amour ou qu’elles sont au mieux des variétés moins élevées moralement? Nous

répondrions que, bien que ces deux formes d’amour puissent être considérées comme

expressions vraies, authentiques de l’amour, leur qualité morale dépend de la mesure dans

503 Ibid., p. 246. Remarquons d’ailleurs que Scheler va à l’encontre de l’idée antique d’après laquelle le seul

amour véritablement moral serait l’amour du « Bien » ou, ce qui revient au même, le fait de « ‘vouloir le bien

pour le bien’» (Ibid., p. 244). Effectivement, Scheler conteste cette vision en disant que l’amour du « Bien »

est en fait mauvais, puisqu’il entraîne que nous aimons les hommes pour autant qu’ils soient bons et que nous

les secourons seulement pour paraître bons à nos propres yeux et à ceux des autres, ce qui n’est qu’une

attitude pharisaïque. Comme l’affirme Scheler, « celui qui vient en aide à un autre, non [...] parce qu’il tient

au bien et au salut de la personne qu’il secourt, mais uniquement pour ‘être bon’ ; celui qui voit dans une

autre personne un prétexte et une occasion d’ ‘être bon’, de ‘bien agir’, etc., - celui-là se ‘comporte’, non

comme un homme vraiment bon, mais de façon à pouvoir [...] formuler sur lui-même le jugement : ‘je suis

bon’ » (Ibid.). D’après la citation précédente, lorsque nous cherchons activement le bien pour le bien, celui-ci est dépourvu de toute noblesse et grandeur morale ; ainsi, le véritable bien ne se manifeste que dans le cadre

d’un acte amoureux et désintéressé, dirigé vers l’objet concret porteur de valeurs et non pas vers le « Bien »

en abstrait. 504« Il est des valeurs inhérentes à l’essence même de la ‘personne’ qui en est porteur et n’appartenant qu’à

une seule personne : les ‘vertus’, par exemple. Mais il y a en outre la valeur de la personne comme telle, c’est-

à-dire de la personne possédant les vertus en question. L’amour ayant pour objet la valeur de la personne et, à

la faveur de cette valeur, la personne réelle, est l’amour moral par excellence ». Ibid., p. 247. 505 Ibid., p. 246.

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laquelle elles s’intègrent à l’amour spirituel. En effet, l’amour sexuel peut se donner

conjointement avec les formes supérieures d’amour, c’est-à-dire qu’il est capable de

s’engager à long terme et de manière exclusive avec la personne aimée, mais seulement

lorsqu’il vise –en plus des valeurs sexuelles- les valeurs spirituelles, l’unicité de la personne

d’autrui, puisque, comme l’affirme Scheler, « sans l’intuition du moi d’un individu

étranger, à la faveur d’un acte d’amour spirituel, indépendant de la sphère sexuelle,

l’individualisation absolue de l’amour sexuel, dans le sens de l’orientation vers un seul être,

comme seule source de satisfaction, est impossible ». 506 L’intégration des trois formes

d’amour dans un seul objet est donc une possibilité, voire une exigence pour la perfection

morale de plusieurs types de relations interpersonnelles, comme dans l’amour entre époux.

Il existe par contre d’autres relations qui ne demandent pas cette intégration et dont la

valeur morale est directement liée à la présence de l’amour de la personne. C’est le cas, par

exemple, de l’amour entre parents et enfants : malgré les actions mauvaises ou les traits

négatifs de la personnalité de ces derniers, les parents doivent être capables – comme ils le

sont généralement- de voir au-delà de ces faits accidentels, tout en visant la dimension

personnelle, irremplaçable de leur enfant.507 L’amour le plus élevé est donc celui capable

de découvrir et d’apprécier la valeur de la personne unique d’autrui, de sorte que seul

l’amour personnel « se rapproche, plein de respect et de vénération, du moi intime et absolu

d’autrui ».508

En résumé, dans Nature Scheler revendique un sujet qui -notamment depuis

l’émergence des sciences empiriques modernes- avait été de plus en plus négligé par la

philosophie, à savoir le domaine émotionnel de l’homme. Néanmoins, notre philosophe ne

506 Ibid., p. 299; Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 176-177. Scheler admet néanmoins que « même

sans cette intuition [de la dimension psychique et spirituelle d’autrui], l’amour sexuel est déjà un ‘amour’ »

(Max Scheler, Nature, p. 299), ce qui nous met en garde contre l’interprétation d’après laquelle l’amour

sexuel et psychique ne seraient pas des formes authentiques d’amour. 507 Leonardo Rodríguez Duplá, « La esencia », p. 95-96. Cela preuve que, bien que les trois formes d’amour

puissent fusionner dans certains cas, il ne faut pas perdre de vue l’indépendance entre elles. Comme le réaffirme Scheler, cette indépendance est perceptible dans le fait qu’« une seule et même personne peut être à

la fois un objet de haine et d’amour, chacun de ces sentiments se rapportant à une valeur différente de cette

personne. Nous pouvons, par exemple, aimer profondément un homme, sans éprouver pour lui un

‘attachement passionné’ ; plus que cela : nous pouvons l’aimer profondément, alors que toute son apparence

et toutes ses manifestations vitales nous inspirent la plus profonde répugnance. Il peut arriver également

qu’on éprouve pour quelqu’un un fort amour-passion (qui est plus qu’une ‘affection sensible’), sans pour cela

éprouver le moindre amour pour son existence psychique, pour sa manière de sentir, pour sa personne

spirituelle, avec ses intérêts, sa structure, sa culture ». Max Scheler, Nature, p. 253. 508 Max Scheler, Nature, p. 113.

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s’intéresse pas dans cet ouvrage à tous les affects. C’est la sympathie en particulier qui

retient son attention. Pourquoi? Car, d’après Scheler, la sympathie -au sens général

(Sympathie)- est le fil invisible qui relie les personnes entre elles, de sorte que lorsque ce

sentiment est absent ou lorsqu’une forme trompeuse de sympathie –comme la contagion

affective- prend sa place, les rapports entre les hommes sont détruits ou adoptent des traits

superficiels, voire pervers. En ce sens, afin de dévoiler l’authenticité de la rencontre

interhumaine, toute personne qu’y prend part est appelée à répondre à la question : qu’est-

ce que l’on voit lorsque l’on se trouve vis-à-vis l’autre? Celui envahi par la contagion

affective demeurera aveugle à la seule présence d’autrui; l’égocentrique par contre le

reconnaîtra comme un être effectivement distinct de lui-même, mais également distant,

porteur d’une « existence d’ombre »509 moins précieuse que la sienne. Le scientifique et le

psychologue quant à eux ne verront dans l’autre qu’un corps ou une unité psychophysique.

Toutes ces réponses ont été ici soigneusement examinées, après quoi nous pouvons

conclure avec Scheler qu’ils ne sont que des approches fausses ou au mieux partielles de

l’autre. On peut donc terminer ce chapitre en affirmant que la clé qui nous confère un accès

authentique à autrui se trouve non pas dans le domaine scientifique-empirique, mais dans le

domaine de l’émotionnel apriorique, c’est-à-dire dans les formes de sympathie en tant que

sentiments intersubjectifs « purs » qui nous ouvrent les yeux aux qualités eidétiques

d’autrui, celles qui constituent son être, son essence la plus profonde et réelle.

509 Ibid., p. 94.

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CONCLUSION

Dans son essai « Ordo amoris » (1914-1916), Scheler déplorait le fait qu’à l’époque

moderne, les gens :

take our emotional life to consist in a series of totally blind happenings which

run their course in us like any natural processes; happenings which eventually

one must have a technique for managing in order to get some use from them

and avoid harm. However, they do not think that we have to learn to listen to

these happenings when we are considering what they « mean », what they wish

to say to us, what they advise against, what their goals are, or to what they

point! […] All of this has been lost in the constitution of modern man. He has

no trust in, no seriousness for, what he could hear in these areas.510

La citation précédente nous renvoie à la thèse schelerienne qui a guidé notre

parcours, à savoir que les sentiments ne sont pas de simples vécus d’origine

psychophysique, plus ou moins intenses et variables –comme le voulait la psychologie

expérimentale-, mais des actes intentionnels capables de nous révéler des vérités objectives

à propos du monde et de l’homme, idée déjà évoquée par penseurs tels qu’Augustin et

Pascal511 et que Scheler a repris comme point de départ de sa philosophie affective et

intersubjective. Dans ce cadre, Nature n’est que l’effort de Scheler pour prouver que

l’importance de la sympathie et de l’amour en particulier ne réside pas dans leur capacité de

susciter en nous telle ou telle réaction émotive, mais dans leur fonction en tant que

révélateurs de l’être essentiel et du caractère précieux d’autrui. En ce sens, le but de ce

mémoire a été justement de dégager les vérités ontologiques et axiologiques que lesdits

sentiments nous révèlent concernant autrui, et cela, en vue de cerner le rôle primordial que

jouent ces formes de sympathie dans la création de rapports intersubjectifs authentiques et

moralement élevés.

À ce propos, et compte tenu du fait que Nature et formes de la sympathie est une

étude axée sur la rencontre intersubjective, nous avons consacré notre premier chapitre au

dégagement des bases de la conception schelerienne d’autrui. Ainsi, nous avons vu que

l’altérité renvoie d’abord à la sphère métaphysique du monde interhumain (Mitwelt), sphère

dont tout homme possède une conscience immédiate grâce au sentiment de la sympathie,

510 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 120. 511 Max Scheler, « Amor y conocimiento », p. 41-48.

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compris initialement dans ce chapitre comme le désir de partager nos vécus avec autrui.

Ainsi, l’intuition de l’altérité n’est pas accidentelle 512, mais consubstantielle à l’être, à

l’ontologie de l’homme, thèse que le philosophe justifie en faisant appel à l’hypothèse dite

de « Robinson Crusoe ». Comme nous l’avons également expliqué, cette hypothèse affirme

qu’un homme n’ayant jamais connu d’autres hommes aurait toutefois la conscience de son

appartenance à une communauté humaine après avoir éprouvé la nécessité non-accomplie

du partage affectif. Ainsi, c’est la sympathie, ce vouloir partager sa vie psychique et

émotionnelle avec autrui, qui lui donnerait l’intuition de l’existence d’autres hommes

comme lui-même, sans besoin d’en avoir effectivement rencontré un.

Cela dit, la rencontre réelle avec autrui dans le cas de l’homme courant, qui naît et

vit en société, débute avec la perception. À ce sujet, nous avons dit que, d’après Scheler,

c’est la perception –à caractère eidétique- qui nous permet d’avoir la certitude de

l’existence d’autrui ainsi qu’un premier contact authentique avec lui. Pourquoi? Parce que

la perception entraîne la saisie intuitive de l’autre en tant qu’autre. Précisons : percevoir

autrui, c’est reconnaître de manière immédiate que nous sommes vis-à-vis un homme total

–ni seulement un « corps », ni seulement une « âme »- distinct de nous-mêmes, porteur

d’une existence et d’expériences particulières qui appartiennent à lui, et à lui seul.513 Cette

première approche de l’autre n’exige pas –contrairement à ce que proposaient les théories

des jugements par analogie et de l’intropathie- un effort rationnel ni une observation

détaillée des gestes corporels; la perception suffit en soi pour devenir sensibles à la

présence d’autrui, pour établir un rapport potentiellement fructueux entre deux personnes.

Potentiellement fructueux, nous venons de dire, car le lien avec autrui ne s’épuise pas

évidemment dans la perception. En fait, à la fin de notre premier chapitre nous avons

souligné que la perception en tant que telle est un acte dépourvu de pénétration et de

profondeur intersubjective, puisque, même si elle entraîne déjà un minimum de réceptivité

à la présence d’autrui, elle ne comporte pas un véritable intérêt ni une participation

authentique à sa vie psychique. Dans ce cadre, c’est précisément la sympathie en tant que

512 C’est-à-dire que l’on n’acquiert pas la certitude de l’existence d’autrui seulement après avoir eu une

rencontre réelle, factuelle avec autrui et, plus précisément, après avoir réalisé certains actes empiriques tels

que faire attention, observer ou analyser –au sens psychologique- tel ou tel trait d’autrui (son corps, ses

mouvements et ses gestes, etc.) dans le cadre de cette rencontre. 513 Ainsi, « the existence of another as well as the other’s experience is given directly and immediately in

perception ». A. R. Luther, op.cit., p. 21.

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participation affective (Mitgefühl) l’affect capable de remédier à ce problème, thèse

schelerienne que nous avons cherché à comprendre dans notre deuxième chapitre.

Toutefois, en phase avec la démarche de notre auteur, il a fallu commencer ledit

chapitre en nous défaisant de certaines perspectives -autant populaires que philosophiques-

qui s’avéreraient incomplètes ou trompeuses du phénomène de la sympathie. Ainsi, nous

avons vu que la sympathie n’implique pas un jugement rationnel514 ni une simple contagion

affective extatique et passagère. Elle n’est pas non plus le résultat d’un processus

psychophysique ou évolutif quelconque. Comme nous l’avons déjà noté, tous ces

arguments comportent des visions simplistes et réductionnistes de la sympathie, auxquelles

Scheler répond en élaborant une théorie respective beaucoup plus pénétrante et complexe, à

commencer par la signification de la notion de « sympathie ». En effet, Scheler parle de la

sympathie d’abord au sens général (Sympathie) pour faire référence aux différentes formes

affectives qui président nos rapports avec les autres, formes qui ne sont que des

manifestations spécifiques de la sympathie générique. Dans ce cadre, nous avons vu que

Scheler distingue la fusion, la reproduction, la participation affective ou sympathie

proprement dite (Mitgefühl) et l’amour.

On se souviendra que les formes précédentes ne sont pas détachées les unes des

autres; elles conforment par contre une hiérarchie objective, de sorte que l’expérience des

premières favorise celle des dernières. La fusion, par exemple, en nous permettant de saisir

les valeurs vitales d’autrui, c’est-à-dire les qualités positives rattachées à sa vie extérieure

(force physique, vigueur, santé, etc.), nous dispose à devenir sensibles à sa vie intérieure -

psychique et émotionnelle- et à vouloir y participer, ce qui est possible précisément grâce à

une forme sympathique supérieure, à savoir la sympathie au sens concret, en tant que

participation affective (Mitgefühl). Cette sympathie possède une importance particulière

pour le domaine intersubjectif, puisqu’il s’agit d’un sentiment pur -déjà présent à l’intérieur

de tout homme 515 - qui nous révèle, non pas l’unité entre moi et autrui –comme le

proposaient les théories métaphysiques de la sympathie-, mais la différence essentielle entre

les deux. En d’autres termes, la sympathie me révèle l’existence d’autrui, en tant

514 Nous faisons allusion ici au jugement ou au raisonnement qui découlerait de la réponse à la question

« comment me sentirais-je et que ferais-je si la même chose m’arrivait à moi ? ». 515 Cf. Max Scheler, Nature, p. 97-98.

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qu’existence étrangère et distincte, mais tout aussi réelle et précieuse que la mienne. La

valeur morale de la participation affective est donc rattachée au fait qu’elle nous confère la

capacité de nous ouvrir, de nous intéresser à l’existence d’autrui et de participer de manière

soutenue et respectueuse à sa vie psychique et affective.516

Cependant, malgré les qualités affectives et axiologiques que Scheler accorde à la

sympathie, nous avons vu que le philosophe se garde de l’idéaliser, puisque -contrairement

aux empiristes anglais- il ne la conçoit pas comme le sentiment le plus élevé de l’univers

émotionnel humain. Cela est dû au fait que, bien que la sympathie vise la valeur de

l’existence d’autrui en général ainsi que celle de sa dimension psychique et émotionnelle en

particulier, elle n’arrive pas encore à saisir la dimension personnelle d’autrui. Celle-ci, ne

l’oublions pas, appartient à toute une autre sphère, à la sphère en fait la plus haute et

précieuse de l’homme, à savoir sa sphère spirituelle, laquelle ne peut être pressentie que par

l’amour.

Cette capacité que Scheler confère exclusivement à l’amour est compréhensible

seulement dans le cadre de sa profonde et lucide théorie sur cette matière, théorie à laquelle

nous avons consacré notre troisième et dernier chapitre. Ainsi, dans celui-ci nous avons

cherché à rendre compte de la singularité de l’approche schelerienne de l’amour –véritable

leitmotiv de son œuvre- surtout par rapport aux approches naturalistes –positivistes et

freudienne- qui ont fait leur apparition à l’époque de notre philosophe. À ce sujet, rappelons

que lesdites théories proposaient l’existence d’une seule force, d’un seul principe

élémentaire qui constituerait la racine de tous les sentiments supérieurs -l’amour inclus-, la

seule différence étant que pour les positivistes comme Feuerbach, ce principe se trouverait

dans l’instinct sexuel, tandis que pour Freud il s’agirait de la libido.517 À cela s’ajoutent

d’autres visions tout aussi inexactes mais également très répandues, comme celle d’après

laquelle l’amour ne serait que le désir du bien de l’autre (une tendance) ou une émotion au

sens psychologique (une réaction, une attitude passive) ou encore une connaissance ou un

jugement par rapport aux valeurs de l’objet aimé (un acte rationnel).

516 Évidemment, comme nous l’avons également souligné dans notre deuxième chapitre, on part ici de la

prémisse que les situations et les émotions avec lesquelles nous compatissons sont elles-mêmes morales, étant

donné qu’aucune valeur ne pourrait être conférée au fait de partager, par exemple, la joie d’une personne qui

aime faire mal aux autres. 517 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 132.

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Néanmoins, pour Scheler, le « grand philosophe de l’amour »,518 ces perspectives

réductionnistes finissent par nous faire perdre de vue la richesse et la profondeur du

phénomène de l’amour, ainsi que sa centralité dans l’existence humaine519. Effectivement,

l’amour ne peut pas être ramené à une simple tendance ou à une réaction affective parmi

bien d’autres, puisqu’il est l’acte primordial qui détermine « my inclination and

disinclination » 520 , mes intérêts, mes priorités dans la vie, bref, tout ce que je trouve

précieux et digne d’attention au sein de mon existence.521 En d’autres termes, l’amour est

l’acte originaire par lequel nous sommes poussés vers certaines valeurs et, plus

concrètement, vers certains objets porteurs de valeurs, tout en nous détournant d’autres. Or,

une fois ayant choisi son objet, l’amour ne demeure jamais fixé sur telle ou telle valeur

pressentie dans ce dernier, puisque sa nature essentielle est celle d’un mouvement

intentionnel au moyen duquel nous découvrons constamment de nouvelles valeurs, de plus

en plus hautes, dans l’objet aimé.522 Ce faisant, l’amour est en mesure de mener son objet

vers son édification, vers la perfection axiologique qui lui est propre. Pour cette raison,

Scheler nous dit que l’amour est « the act that seeks to lead everything in the direction of

the perfection of value proper to it – and succeeds, when no obstacles are present »523,

518 Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 77. Ma traduction. 519 Rabindranath Tagore, l’un des poètes cités par Scheler (cf. Max Scheler, Nature, p. 112), exprime avec

éloquence le caractère complexe et mystérieux de l’amour, qui ne se laisse pas réduire à telle ou telle

sensation ou sentiment et dont la nature nous ne finissons jamais de connaître et de pénétrer :

« Si ma vie était une gemme, je la briserais en cent morceaux, et de celles parcelles, je vous ferais un

collier que je mettrais à votre cou.

Si ma vie n’était qu’une fleur, douce et menue, je la cueillerais de sa tige pour la poser dans vos

cheveux. Mais elle est un cœur, mon aimée. Où sont ses limites ?

Vous ne connaissez pas les bornes de ce royaume et cependant vous en êtes la reine.

Si mon cœur n’était que plaisir, vous le verriez fleurir en un sourire heureux et vous le pénétreriez en

un instant.

S’il n’était que souffrance, il fondrait en larmes limpides, reflétant sans un mot son secret.

Mais il est amour, ma bien-aimée.

Son plaisir et sa peine sont illimités, sa vie, sa misère et sa richesse sont éternelles.

Il est aussi près de vous que votre vie même, mais jamais vous ne le connaîtrez tout entier ».

Rabindranath Tagore, Le jardinier d’amour, suivi de La jeune lune, trad. H. Mirabaud-Thorens et Sturge

Moore, Paris, Gallimard, 1963, p. 65. 520 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 98. 521 C’est ce que Scheler appelle l’ordo amoris ou « l’ordre du cœur » au sens descriptif. Comme nous l’avons

vu, l’ordre de nos inclinations devrait idéalement se correspondre avec l’ordo amoris normatif, c’est-à-dire

avec la hiérarchie axiologique éternelle et objective. Cela entraîne, par exemple, d’agir de façon à toujours

placer les valeurs spirituelles au-dessus des valeurs d’utilité. 522 Ces valeurs ne sont pas donc imaginées ou projetées sur la base d’une idéalisation stendhalienne de l’objet

aimé, mais simplement aperçues par l’amant. 523 Max Scheler, « Ordo amoris », p. 109.

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l’amour étant ainsi, en bref, « an edifying and uplifting […] action in and over the

world ».524

Parmi les différents objets vers lesquels l’amour peut s’orienter –Dieu, la nature,

l’art, la patrie, etc.-, Scheler souligne la spécificité de l’amour entre personnes humaines525.

Ainsi, nous avons vu que pour notre philosophe l’amour humain s’exprime sous trois

formes : l’amour vital, psychique et spirituel. Comme nous l’avons également noté dans

notre troisième chapitre, chacune de ces formes possède une nature spécifique, puisque

chacune d’elles se dirige vers une couche différente de l’être humain, tout en saisissant un

type différent de valeurs. Ainsi, l’amour vital vise les valeurs de la couche vitale, c’est-à-

dire les qualités nobles ou distinctives de la vie extérieure d’autrui, telles que sa vigueur, sa

beauté physique, etc. L’amour psychique va un peu plus loin, en visant la couche psychique

d’autrui ou, ce qui revient au même, ses qualités intérieures, de sa personnalité. Néanmoins,

d’après la perspective schelerienne, c’est l’amour spirituel qui est la forme amoureuse la

plus élevée, étant donné que celui-là vise les valeurs les plus hautes d’autrui, à savoir celles

de sa personne spirituelle qui constitue sa dimension véritablement unique et irremplaçable,

tout en nous dévoilant son caractère sacré, digne de respect et de révérence. Bref, l’amour

spirituel est le révélateur de la singularité de la personne d’autrui et de sa valeur sublime.

Grâce à l’amour, l’autre cesse d’être un « exemplaire » parmi bien d’autres, puisqu’être une

personne veut dire « to be unique ».526

Cette vérité de l’amour que Scheler nous découvre n’est pas –il faut le souligner-

une vérité exclusivement théorique. En effet, si Scheler a consacré beaucoup de pages à

l’élaboration d’une métaphysique de l’homme et de ses expériences fondamentales –les

valeurs, l’affectivité, l’intersubjectivité, etc.-, c’est parce qu’il était fermement convaincu

que nos conceptions métaphysiques ont une influence non seulement sur la façon dont

chaque personne se conduit au niveau individuel, mais également sur la direction ou le

pathos moral qui prend la société dans laquelle on vit. Pour cette raison, l’auteur de Nature

avance que le dessein de son ouvrage était

524 Ibid. 525 Cet amour renvoie de manière générale à toutes les formes d’amour humain (entre époux, entre parents et

enfants, entre amis, envers notre prochain dans le besoin, etc.). 526 A.R. Luther, op.cit., p. 21.

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de bien faire pénétrer dans les esprits la conception métaphysique que nous

défendons ici et d’après laquelle tout homme qui naît représente quelque chose

de nouveau, quelque chose qui n’a encore jamais existé auparavant. N’oublions

pas que toutes nos institutions et mœurs d’aujourd’hui reposent plus ou moins

sur la subordination des valeurs vitales aux valeurs utilitaires, sur l’absurde

conception d’après laquelle l’homme serait capable de ‘fabriquer des hommes’

à volonté et selon son bon plaisir (tout comme il fabrique des boîtes en carton et

des machines), sur le manque de respect sacré devant le miracle inouï et

toujours nouveau que constitue chaque nouvelle naissance humaine.527

En ce sens, ce sont précisément les formes de sympathie celles qui nous révèlent

l’unicité d’autrui, puisqu’en nous approchant pas à pas à l’être authentique de l’autre, elles

nous rendent sensibles et nous ouvrent à ses joies, ses peines, ses pensées, jusqu’à arriver à

sa personnalité spirituelle, mystère devant lequel l’amour nous appelle à nous incliner avec

révérence. 528 Parallèlement, chaque pas fait dans cette direction est accompagné de

l’intuition de la valeur d’autrui, intuition qui est d’abord limitée à la valeur de son existence

générique, mais qui, grâce à l’amour, est capable d’arriver à l’appréciation pour sa personne

singulière et irremplaçable.

Compte tenu de ce qui précède, la portée pédagogique et éthique de ces forces

affectives devient claire : une fois déchiré le voile que nous empêche d’apercevoir la valeur

existentielle et personnelle d’autrui, nous sommes en mesure de nous conduire envers lui

comme nous le ferions devant tout objet précieux : avec respect et soin. Les formes

sympathiques sont donc capables de réorienter pour le meilleur le cours de nos relations

humaines, en nous fournissant ainsi une véritable formation du cœur tout aussi nécessaire

pour la vie qu’une formation de l’intelligence.529 En effet, comme le souligne Scheler, la

véritable sympathie « modifie notre volonté et notre activité, voire toute notre vie réelle,

avec ses expériences psychiques, en leur imprimant [...] ce que nous appelons une ‘bonne

orientation’, qui nous fait renoncer à des projets et à des décisions susceptibles de nuire aux

autres ou de les léser ».530 Bref, Nature et formes de la sympathie est avant tout une

527 Max Scheler, Nature, p. 193. Scheler était en effet un critique ardent de la culture, sujet auquel il consacra

plusieurs œuvres, dont L’homme du ressentiment et Problèmes de sociologie de la connaissance. Voir

Michael D. Barber, op.cit., p. 17-24. 528 Max Scheler, Nature, p. 112-113. 529 Johan Grooten, « L’augustinisme de Max Scheler » dans Augustinus Magister : Congrès International

Augustinien, Paris, 21-24 septembre 1954, vol. II, Paris, Études augustiniennes, 1954, p. 63-64 ; Max Scheler,

Nature, p. 158-159 ; Max Scheler, « Ordo amoris », p. 119. 530 Max Scheler, Nature, p. 81.

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invitation à prendre conscience de la vraie nature et des exigences éthiques-axiologiques de

nos sentiments sympathiques en vue de construire une existence interpersonnelle élevée et

pleine d’humanité,531 ce qui fait de cet ouvrage philosophique non seulement un discours

métaphysique, mais aussi une véritable exhortation à l’excellence morale dans la vie

sociale. Notre penseur fait ainsi écho à son contemporain espagnol Miguel de Unamuno,

pour qui la philosophie n’était qu’une réponse « to our need of forming a complete and

unitary conception of the world and of life, and as a result of this conception, a feeling

which gives birth to an inward attitude and even to outward action ».532

531 C’est-à-dire que même si l’ouvrage n’est pas strictement éthique –en ce qu’il ne propose pas une théorie

éthique complète-, il poursuit toujours un but pratique. En fait, Scheler lui-même décrit Nature comme un

texte non seulement phénoménologique, mais aussi d’éthique appliquée. Max Scheler, Le formalisme, p. 13. 532 Miguel de Unamuno, « Tragic sense of life », The Project Gutenberg EBook of Tragic Sense of Life, by

Miguel de Unamuno, 2005, http://www.gutenberg.org/files/14636/14636-h/14636-h.htm#I (page consultée le

23 juillet 2017).

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119

ANNEXES

Tableau 1

Stratification anthropologique et affective

Sphère de

l’être

Sphère

ou couche

de l’être

humain

Source Sentiments

rattachés

Forme de

sympathie

(Sympathie)

rattachée

Forme

d’amour

rattachée

Valeurs

rattachées

Monde

inorganique (Körperwelt)

Corporelle

Corps

propre (Leib)

Sensoriels

(chaud,

froid, plaisir)

Contagion

affective

X

Sensuelles

(agréable,

utile)

Monde

extérieur

Corps propre

(Leib)

Monde

intérieur ou psychisme

Monde interhumain

(Mitwelt)

Vitale-

psychique

« Je » corporel

(Leib-

ich)

Vitaux

(vigueur,

épuisement)

Fusion

affective/ reproduction

affective/

participation affective ou

sympathie

(Mitgefühl)

Vital

(amour

sexuel)

Vitales

(noble)

« Moi » ou Âme

(Ich)

Psychiques (tristesse,

joie)

Participation affective ou

sympathie

(Mitgefühl)

Psychique

(amour

conjugal)

Spirituelles de culture

(beau, juste,

vrai)

Absolu

Spirituelle

Personne

Spirituels

(respect,

béatitude)

Amour

Spirituel

(amour

personnel)

Spirituelles

religieuses

(sacré)

Sources : Alfredo Álvarez Lacruz, El amor, p. 212; Maurice Dupuy, La philosophie, p. 371-375 ; Patrick

Lang, « Nature », p. 176 ; Antonio Pintor Ramos, El humanismo, p. 253; Max Scheler, Le formalisme, p. 337-

351 ; Max Scheler, Nature, p. 20-61, 251-258.

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Tableau 2

Corrélation entre la hiérarchie des sentiments et la sympathie

Sources : Patrick Lang, « Nature », p. 17 ; Max Scheler, Le formalisme, p. 337-351, Max

Scheler, Nature, p. 78-80.

0%10%20%30%40%50%60%70%80%90%

100%

Couche sensible Couche vitale-psychique

Couchespirituelle

Degré

d'ouverture à

la sympathie

Sentiments

spirituels

Sentiments

psychiques

Sentiments

vitaux

Sentiments

sensoriels