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UNIVERSITE MONTPELLIER 1 Centre du droit de la consommation et du marché MASTER 2 RECHERCHE DROIT DU MARCHE La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé Jean-Benoist Belda Sous la direction de Daniel Mainguy, Professeur à la Faculté de Droit de Montpellier Master 2 Recherche Droit du marché - Année universitaire 2010-2011

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UNIVERSITE MONTPELLIER 1

Centre du droit de la consommation et du marché

MASTER 2 RECHERCHE DROIT DU MARCHE

La théorie réaliste de

l’interprétation

et le droit privé

Jean-Benoist Belda

Sous la direction de Daniel Mainguy, Professeur à la Faculté de Droit de Montpellier

Master 2 Recherche Droit du marché - Année universitaire 2010-2011

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La Faculté n’entend donner aucune approbation ni aucune improbation aux opinions

émises dans ce mémoire ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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Mes remerciements vont, particulièrement, à mon Directeur de mémoire, le

Professeur Daniel Mainguy. Son attention, les réponses apportées aux

interrogations ainsi que ses précieux conseils m’ont permis de mener ce travail à

son terme.

Je tiens, également, à remercier Monsieur Malo Depincé, pour le soutien apporté

tout au long de l’année universitaire et pour avoir permis l’établissement d’un

cadre propice au travail.

Je tiens à remercier l’ensemble de l’équipe pédagogique, pour avoir su me

guider dans ce travail de recherche et pour avoir apporté les réponses aux

questions qui se sont posées tout au long de l’année.

Je tiens aussi à remercier la Promotion 2010-2011 du Master 2 Recherche de

droit du marché, pour avoir permis tout au long de cette année l’établissement

d’une ambiance à la fois agréable et studieuse.

Enfin, je tiens à remercier Béatrice, pour son soutien, son écoute, sa présence, et

les nombreux conseils qu’elle a pu m’apporter tout au long de l’année.

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SOMMAIRE

PARTIE 1 : L’ACTIVITE INTERPRETATIVE CREATRICE DE DROIT DE LA

COUR DE CASSATION ....................................................................................................... 19

Chapitre 1 : l’activité interprétative de la Cour de cassation ........................................ 19

Section 1 : la notion variable et évolutive de la notion d’interprétation .......................... 19

Section 2 : l’objet plural de l’interprétation opérée par la Cour de cassation .................. 36

Chapitre 2 : l’activité créatrice de droit de la Cour de cassation .................................. 53

Section 1 : l’affirmation incontestable de l’autorité de la jurisprudence en droit privé ... 53

Section 2 : l’activité créatrice dans le processus décisionnel de la Cour de cassation ..... 66

PARTIE 2 : LES CONDITIONS D’EXERCICE ET LES CONSEQUENCES DU

POUVOIR PRETORIEN GRANDISSANT DE LA COUR DE CASSATION ............... 84

Chapitre 1 : une liberté d’interprétation dans la contrainte .......................................... 84

Section 1 : la proclamation relative d’une totale liberté juridique de l’interprète ............ 85

Section 2 : le débat ouvert sur le déclin du droit sur fond de potentiel arbitraire des juges

........................................................................................................................................ 100

Chapitre 2 : la nouvelle place du juge de droit privé .................................................... 116

Section 1 : les raisons d’un pouvoir créateur normatif grandissant ............................... 116

Section 2 : le caractère indéniablement politique de la théorie réaliste de l’interprétation

........................................................................................................................................ 130

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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ABREVIATIONS

A.P : Assemblée plénière

BICC : Bulletin d’information de la Cour de cassation

Bull. AP : Bulletin de l’Assemblée plénière

Bull. civ. ord. : Bulletin civil, ordonnance de la Cour de cassation

Bull. civ. : Bulletin civil de la Cour de cassation

Bull. crim. : Bulletin criminel de la Cour de cassation

CA : Cour d’appel

C.C : Conseil constitutionnel

CE : Conseil d’Etat

CEDH : Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

Civ. 1re : première Chambre civile

Civ. 2ème : deuxième Chambre civile

Civ. 3ème : troisième Chambre civile

CJCE : Cour de justice des communautés européennes

Com. : Chambre commerciale

Commission EDH : Commission européenne des droits de l’Homme

Cour EDH : Cour européenne des droits de l’Homme

Crim. : Chambre criminelle

D : Dalloz

DUDH : Déclaration Universelle des droits de l’Homme

GP : Gazette du palais

JCP E : Semaine juridique, édition entreprise

JCP G : Semaine juridique, édition générale

NCPC : Nouveau code de procédure civile

RDC : Revue droit des contrats

RRJ : Revue de recherche juridique, droit prospectif

RTDCiv : Revue trimestrielle de droit civil

Soc. : Chambre sociale

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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1.- « Un code, quelque complet qu’il puisse paraître, n’est pas plutôt achevé, que mille

questions inattendues viennent s’offrir au magistrat. Car les lois, une fois rédigées, demeurent

telles quelles ont été écrites ; les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent

toujours ; et ce mouvement, qui ne s’arrête pas, et dont les effets sont diversement modifiés

par les circonstances, produit à chaque instant quelque combinaison nouvelle, quelque

nouveau fait, quelque résultat nouveau.

Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la

discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges.

L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit ; d’établir

des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui

peuvent naître sur chaque matière.

C’est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés de l’esprit général des lois, à en diriger

l’application.

De là, chez toutes les nations policées, on voit toujours se former, à côté du sanctuaire des

lois, et sous la surveillance du législateur, un dépôt de maximes, de décisions et de doctrines

qui s’épure journellement par la pratique et par le choc des débats judiciaires, qui s’accroît

sans cesse de toutes les connaissances acquises, et qui a constamment été regardé comme le

vrai supplément de la législation.

On fait à ceux qui professent la jurisprudence le reproche d’avoir multiplié les subtilités, les

compilations et les commentaires. Ce reproche peut être fondé. Mais dans quel art, dans

quelle science ne s’est-on pas exposé à le mériter ? Doit-on accuser urne classe particulière

d’hommes de ce qui n’est qu’une maladie générale de l’esprit ? »1

2.- Ces mots de Portalis, extraits du discours préliminaire sur le projet de Code civil, ont

beau avoir été prononcé le 1er

pluviôse an IX, ils ne manquent pas d’être d’actualité et de

participer à une réflexion qui aujourd’hui refait surface en théorie du droit : où est le droit ?

Qui le construit ? Le législateur dans l’édiction des lois ou le juge à travers les interprétations

qu’il pourra faire de ces dernières ? A la lecture des mots de Portalis, cela ne fait aucun doute,

si l’interprétation « est une maladie générale de l’esprit », elle n’en est pas moins créatrice,

assimilée à un art, une science.

1 PORTALIS Jean-Etienne-Marie, Extrait du discours préliminaire sur le projet de code civil, 1

er pluviôse an IX

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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Ces propos rejoignent d’ailleurs ceux d’un philosophe allemand, Hans-George Gadamer,

connu pour son œuvre Vérité et méthode, traitant alors du rapport que peuvent entretenir

toutes les sciences de l’esprit avec l’herméneutique, cet art d’interpréter.

3.- Et le domaine juridique n’est pas exclu de ces sciences-là, bien au contraire. Qu’est-ce

que le droit sinon une science de l’esprit, une science du juste pour reprendre les mots de

Michel Villey ?

4.- Et l’on peut voir qu’entre la philosophie du droit « classique », jusque dans les années

60, et la philosophie du droit d’aujourd’hui, le tournant interprétatif a opéré une véritable

ligne de démarcation : autant Hans Kelsen ne réservait qu’une dizaine de pages dans la Reine

Rechtslehre de 1960, autant aujourd’hui, cette question de l’interprétation se trouve au centre

des préoccupations juridiques, dans une nouvelle dynamique dans la manière d’aborder

l’ontologie du droit.

5.- De ce fait, et c’est une certitude, l’art d’interpréter est au cœur de cette science du juste

qu’est le droit.

6.- Afin de mieux comprendre le sujet, il est nécessaire, selon les vieux préceptes des

juristes, de définir les termes du sujet avant de le définir dans son ensemble.

7.- Il s’agira ici d’étudier la théorie réaliste de l’interprétation, confrontée au droit privé.

Nous aurons donc comme travail préalable la définition des quatre termes et idées qui

composent cette étude : l’explication d’une théorie dite réaliste, l’interprétation qui y est

rattachée et sa confrontation avec le droit privé.

8.- Tout d’abord, on parle d’une théorie. Cette notion peut revêtir différents sens, elle peut

décrire « une métaphysique cosmologique2 », dans laquelle il s’agit de « découvrir dans le

cosmos l’harmonie d’un plan divin ». Aujourd’hui, la notion de théorie revêt un sens plus

éloigné de la métaphysique. Et c’est précisément ce sens-là qui nous intéresse le plus. Il

s’agit, d’une certaine manière, de se pencher, à l’instar des grecs, sur l’existence d’une réalité

cachée et d’en faire une logique, « de ramener la diversité des faits à une unité systémique,

reproductible et valable pour des faits analogues à ceux qui font l’objet de cette

représentation ». Pourquoi cette approche méthodologique ? Pourquoi préférer une théorie à

une philosophie ? Alexandre Viala explique que le droit tel qu’il est enseigné dans les facultés

2 VIALA Alexandre, Philosophie du droit, Ellipses, 2010, p. 191.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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n’est pas une science, mais une technologie3, où le juriste s’intéressera au comment du

phénomène.

9.- Mais ce juriste-technicien peut laisser de côté cette « technologie » au caractère

descriptif, pour se tourner vers une philosophie du droit ou une théorie du droit.

10.- La philosophie permet au juriste de se poser la question du pourquoi du phénomène

juridique. « Il s’agira pour lui d’essayer de proposer (…) quelle vérité sous-tend le devoir

universel d’obéir aux règles de droit. »4

11.- A côté, et en dehors de toute métaphysique, il y a l’approche théorique du droit. On

laisse alors la question du pourquoi pour s’intéresser au quoi, au qu’est-ce que le droit ?

12.- De cette démarche découle indéniablement un certain réalisme. En effet la démarche

théorique ne cherche pas à satisfaire des valeurs comme la justice ou a contrario, à combattre

l’injustice. La théorie est dépourvue de toute idéalisation et peut par conséquent parfois

choquer.

13.- De plus, la théorie ne traite que de choses « universelles », communes à tous les

systèmes juridiques. Eric Millard5 et Michel Troper diront que « seul ce qui est commun à

tous les droits positifs ou tout au moins à quelques droits positifs, peut faire l’objet d’une

théorie. Or, les systèmes juridiques n’ont en commun que la forme et le raisonnement des

juristes. Ce qui fait qu’un énoncé a la signification d’une norme juridique, c’est qu’il peut être

identifié comme norme au sein d’un système juridique et la structure de ce système, sa forme,

c'est-à-dire avant tout son caractère hiérarchisé, est supposé partout identique6. »

14.- Ainsi la théorie « s’émancipe de la chose sensible pour proposer une représentation

du réel en termes de loi générale, universelle et régulière7 ».

15.- L’approche théorique répond donc à un schéma neutre et abstrait de représentation du

droit.

16.- « Les idées qui sont à l’œuvre dans la démarche théorique ont une fonction

méthodologique et non pas idéologique8 ».

17.- En ce sens, la théorie, comme l’avance Alexandre Viala, est une voie médiane, se

démarquant ainsi de l’idéalisme épistémologique et de l’empirisme épistémologique.

3 AMSELEK Paul, « La part de la science dans l’activité des juristes », Dalloz, 1997, chron. p.337

4 VIALA Alexandre, Philosophie du droit, Ellipses, 2010, p. 8

5 MILLARD Eric, Théorie générale du droit, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2006

6 TROPER Michel, La Théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF, coll. « Léviathan », 2001, (Introduction, p. VI).

7 VIALA Alexandre Ouvrage préc. p. 192

8 VIALA Alexandre, Ouvrage préc. p. 191

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18.- Sans tomber dans une démarche descriptive exacerbée comme le fera le technicien du

droit, et en évitant l’écueil de l’idéalisme non révélateur de la réalité, c'est-à-dire en

privilégiant la découverte de la réalité dans son entier, sans cacher ses défauts, la théorie

apparaît comme la démarche la plus adaptée à un raisonnement objectif et neutre.

19.- Ensuite, c’est une théorie dite réaliste. Là encore, plusieurs significations. Le terme

de « réalisme » peut désigner un courant de la théorie générale du droit, un type de conduite

ou une ontologie. Le sens qui nous intéresse est le premier, relatif au courant de la théorie

générale du droit, et qui définit donc le réalisme comme une attitude qui consiste à décrire le

droit tel qu’il est réellement et non tel qu’il devrait être (distinction sein / sollen).

20.- La théorie réaliste provient de la branche du positivisme juridique et en cela, son

dessein est de construire une science du droit. Plusieurs courants sont affiliés au positivisme

juridique : on trouve le normativisme, où l’objectif est de décrire le devoir être, les normes,

selon des schémas méthodiques particuliers non « naturels ». D’autres théories, dîtes

empiristes, s’attacheront, par exemple, à assimiler les normes à des comportements humains.

21.- Au sein de la notion de « théorie réaliste », existent de la même manière des

variantes : la première variante fera de son objet premier l’analyse du comportement des

juristes, faisant entrer en jeu des considérations psychologiques et sociales ; tandis qu’une

autre variante s’attardera sur le mode de raisonnement de ces juristes, restant plus en surface

dans l’analyse, tout en essayant d’entrevoir et d’expliquer leurs manières de juger, leurs

marges d’appréciation comme les contraintes qu’ils subissent.

22.- L’illustration de ces branches diverses de ces théories dites réalistes peut être lue dans

l’œuvre de Kelsen, Théorie pure9. Il aborde en plus la question de l’interprétation, sans aller

trop loin dans l’analyse. Et ce pas dans l’étude de l’herméneutique, Michel Troper le franchit.

23.- Car la théorie de Michel Troper est une théorie réaliste, certes, mais une théorie

réaliste de l’interprétation. Dès lors, se pose la question de la signification de cette

interprétation.

24.- La définition n’est pas aisée car en effet, elle n’est pas unique. Il n’y a pas une

définition de l’interprétation, mais plusieurs, et chacune s’associe avec un courant de pensée

bien précis.

25.- Si l’on se cantonne à une définition en droit, alors la notion d’interprétation se

rattache instinctivement à l’activité du juge. En effet, ce dernier vient expliquer, il vient

9 KELSEN Hans, Théorie pure, Edition LGDJ / Montchrestien (1 avril 1999)

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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rendre clair une chose qui ne l’était pas, nous ramenant à Hans-George Gadamer et sa phrase

« l’herméneutique est l’art de faire comprendre »10

.

26.- Les définitions se font nombreuses aussi en matière de droit civil. Toullier dira

que « l’interprétation est l’explication la plus semblable de tout ce qui paraît obscur ou

ambigu, c’est l’art de découvrir les pensées qu’expriment les paroles et les écrits » 11

. Pour

Gounot, « interpréter un acte, c’est en déterminer les effets »12

. Enfin, pour Gény, interpréter

revient à « scruter la pensée de l’auteur, soit dans son texte, soit dans les circonstances

externes qui peuvent éclairer »13

27.- Si l’on sort du domaine du droit pris stricto sensu, et que l’on rentre dans celui de

l’herméneutique14

, alors les notions d’interprétations sont variables et diffèrent ; en fait,

plusieurs analyses démontrent qu’outre l’impossibilité de définir comme un tout unique cette

notion, elle correspond à diverses méthodes d’interprétations, aux objectifs et conceptions

différentes.

28.- Ainsi, l’interprétation peut être abordée soit comme étant un acte de connaissance,

soit comme étant un acte de volonté.

29.- Plus précisément, interpréter peut être défini comme l’action d’indiquer le sens d’une

chose, sa signification, et alors l’interprétation sera vue comme un acte de connaissance.

30.- D’un autre point de vue, l’interprétation peut être définie comme l’action de

déterminer le sens de la chose, et cela devient donc un acte de volonté, et non plus de

connaissance.

31.- Ce qui nous intéresse dans notre étude sera l’interprétation comme fonction de la

volonté : il ne s’agira pas d’indiquer le sens, mais de le déterminer. Et cette affirmation

entraîne dès lors de grandes conséquences quant à la manière de développer le sujet.

32.- Car en effet, si l’interprétation est fonction de la volonté, et que le sens est alors à

déterminer, cela implique qu’il n’y ait au préalable aucun sens attaché au texte interprété.

C’est donc l’interprétation comme activité qui est créatrice de sens et qui donne au texte sa

qualité de norme. Ainsi, à ce point de la définition, on peut dire que la notion d’interprétation

est, au sens de cette théorie réaliste, le mécanisme permettant de déterminer la signification

10

GADAMER H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996 11

TOULLIER C.-B.-M, Le droit civil français suivant l’ordre du code, 2è éd. Vol. 6, Paris, Warée, 1819, p.337. 12

GOUNOT Emmanuel, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, Paris, Rousseau, 1912, p.171. 13

GENY François, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, vol. 1, Paris, 1919, p. 315. 14

Du grec :hermêneuein, signifiant « interprétation ». L’herméneutique est la science qui a pour objet

l’interprétation des textes. Utilisé de manière prépondérante à propos des textes philosophiques ou religieux, ce

terme se voit aussi usité dans la désignation des méthodes d’interprétation juridique

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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d’un énoncé. Et à partir du moment où cette interprétation a lieu dans un cadre normatif aux

effets prescriptifs, l’interprétation est dite juridique.

33.- Mais derrière toute interprétation, se profile un interprète. Et c’est là aussi un point

important de cette théorie réaliste de l’interprétation : le pouvoir de cet interprète. En effet,

nous venons de poser le postulat selon lequel l’interprétation était créatrice de sens, de

normes. L’interprète est donc créateur de normes. Il crée le droit. Et c’est le juge qui est

désigné comme l’acteur principal de cette théorie réaliste de l’interprétation.

34.- Plus précisément, Michel Troper avance que ce sont les juges des cours souveraines

qui sont ces interprètes créateurs : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat, la Cour

Européenne des Droits de l’Homme, la Cour de Justice de l’Union Européenne et la Cour de

cassation.

35.- Ces juges, dans le processus décisionnel, viennent interpréter un texte (dont on

précisera plus tard la nature). Nous avons précédemment montré que l’activité interprétative

était créatrice. Ainsi, selon le célèbre syllogisme juridique, si l’interprétation est créatrice de

sens et de normes, et si les interprètes sont les juges des cours souveraines, alors ces derniers

sont créateurs de sens, ils sont créateurs de droit.

36.- Si Michel Troper vise dans ses propos toutes les cours souveraines, la réalité de sa

réflexion, et de toutes celles qui sont venues s’entregloser en réaction à ses propos, montre

que l’application théorique qui en est faite le plus souvent est d’ordre constitutionnel.

37.- En effet, la théorie réaliste de l’interprétation se voit bornée à ce domaine du droit,

encadré dans ce qu’on appelle généralement le droit public. La question du droit privé est

rarement posée, ou timidement. Pourtant, la Cour de cassation est elle aussi une cour

souveraine, avec un processus de décision et d’interprétation avancé, et une jurisprudence qui

nous montre, entre les lignes ou de manière flagrante, que les juges de la Cour de cassation,

ces juges de droit privé, sont aussi des interprètes créateurs de la norme, et que c’est de cette

activité interprétative que résulte ce produit normatif qui n’est pas pleinement assumé, et non

véritablement reconnu. Il se peut cependant qu’à travers des décisions d’autres cours

souveraines, cette place des juges soit mise en valeur. La Cour européenne des droits de

l’Homme illustre ce phénomène en avançant dans une décision15

: « La Cour rappelle à cet

égard qu'il appartient au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et

tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne,

15

CEDH, 15/07/10, Chagnon et Fournier c. France, requêtes no 44174/06 et 44190/06, §46)

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19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, et Glässner c. Allemagne

(déc.), no 46362/99, CEDH 2001-VII)".

38.- Mais qu’est-ce que ces autorités nationales viennent-elles réellement interpréter ?

Interprètent-elles la loi ? Ou interprètent-elles la jurisprudence, c'est-à-dire la loi déjà

interprétée ?

39.- Les notions sont importantes, et, selon telles ou telles considérations, elles peuvent

différer. Le juge européen par exemple, dans le même arrêt précité16

, vient donner sa

conception de la loi. Très souvent, la Cour européenne des droits de l’Homme doit examiner

si une mesure prise par les autorités, limitant un droit fondamental, est « légale ». Elle doit

notamment regarder s’il existe en droit interne une base légale autorisant telle ou telle

limitation. Et à cet égard, la Cour estime de manière récurrente que : « la notion de « loi » doit

être entendue dans son acception « matérielle » et non « formelle » et qu'elle y inclut en

conséquence l'ensemble constitué par le droit écrit, y compris des textes de rang infra

législatif17

, ainsi que la jurisprudence qui l'interprète18

. »

40.- Ainsi pour la Cour européenne, la jurisprudence est source de droit, au même titre

que la loi. De ce fait, elle peut servir de support d’interprétation. Et c’est toute une autre

dimension qui en ressort, dans le sens où l’on ne devrait plus parler de dispositions légales, ni

jurisprudentielles, mais de normes au sens général. Le problème aujourd’hui, c’est que cette

norme que crée l’interprétation, c’est le juge qui l’émet. Et ces questions-là mettent

indéniablement « en présence deux logiques qui s’opposent : la logique de la norme légale et

la logique de la norme décisionnelle, jurisprudentielle. »19

41.- « Le régime de la loi a atteint son apogée, au point qu'on en est arrivé un moment à

considérer que le droit était tout entier contenu dans la loi. Etant donné cette manière de voir,

on ne peut être surpris de constater que le droit transitoire n'ait envisagé que les changements

de législation, et nullement les changements de jurisprudence. C'est en effet une règle certaine

de notre droit Français qu'il ne peut y avoir de conflit entre des jurisprudences successives :

une jurisprudence nouvelle s'applique toujours dans tous les procès nouveaux, sans que l'on

prenne en considération la date à laquelle les faits se sont produits, et quand bien même ces

faits seraient antérieurs au changement de jurisprudence. Le motif est bien simple : on se

16

CEDH, 15/07/10, Chagnon et Fournier c. France, requêtes no 44174/06 et 44190/06, §46) 17

(voir, notamment, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 93, série A no 12) 18

(voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A) 19

MAINGUY Daniel, De la légitimité de la norme et de son contrôle, JCP G 2011, doctr. 250.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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refuse à voir autre-chose dans les arrêts qu'une simple interprétation de la loi, et cette

interprétation n'a pas d'autorité au-delà de la cause dans laquelle elle est donnée. »20

42.- Ce débat n’est donc pas contemporain, il s’entrevoit depuis longtemps, mais refait

aujourd’hui surface, notamment à travers ces considérations théoriques réalistes que Michel

Troper propose à notre réflexion, et la question de la place de la jurisprudence en droit privé.

43.- Ainsi il est clair que l’activité interprétative de la Cour de cassation porte autant sur la

loi stricto sensu que sur sa jurisprudence, cette dernière étant source de droit.

44.- Mais quel sens les juges donnent-ils à cette interprétation ? Le leur ? Un sens

objectif ? Le juge doit il rechercher les intentions des parties comme le demande l’article 1156

du code civil qui dispose que l’ « on doit dans les conventions rechercher quelle a été la

commune intention des parties contractantes, plutôt que de s'arrêter au sens littéral des

termes », et faire ainsi marcher son subjectivisme ? Ou est-ce l’objectivisme qui prédomine ?

Là encore c’est une question de courants de pensées. Cette théorie réaliste s’oppose à une

théorie plus classique aux termes de laquelle le législateur détient le monopole du sens de la

loi. Il représente « le modèle officiel du raisonnement juridique21

». Dans cette optique,

l’interprétation faite par le juge est « déclarative et non constitutive de sens : elle se borne à

dévoiler une signification préexistante, enfouie dans la lettre du texte, elle s’attache à décoder

le message qu’y a inscrit l’auteur de la règle22

».

45.- Mais comme l’avance P.-A. Côté, cette théorie officielle « donne une vision

seulement partiellement vraie, donc aussi partiellement fausse. Elle comporte effectivement

de graves lacunes, car elle passe entièrement sous silence deux dimensions fondamentales de

l’interprétation en droit, soit la contribution de l’interprète à l’élaboration du sens, et

l’influence de l’application de la loi sur son interprétation23

».

46.- C’est donc en quelque sorte en réponse à cette théorie classique lacunaire que se sont

développées des théories réaliste selon lesquelles « les textes ne présentent par eux-mêmes

aucune signification a priori, celle-ci leur étant conférée par les seuls interprètes24

». La

20

TRONCHET François Denis, lors la séance du 14 Messidor an IV du Conseil des anciens. 21

OST François et VAN DE KERCHOVE Michel, « De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique

du droit », Publication des Facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles, 2002, spéc. p. 385. 22

OST François et VAN DE KERCHOVE Michel, ouvrage préc. Spéc. p386. 23

COTE Pierre-André, « Fonction législative et fonction interprétative : conceptions théoriques de leurs

rapports », in Amselek (P.), Interprétation et droit, Bruylant, Bruxelles, et Presses Universitaires d’Aix-

Marseille, 1995, pp. 189-199, spéc. p. 193. 24

OST François et VAN DE KERCHOVE Michel, ouvrage préc. Spéc. p. 390

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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théorie réaliste de l’interprétation est l’une de ses théories qui prennent en compte le rôle

effectif de l’interprète.

47.- Avec la théorie de Michel Troper, on passe donc de la conception d’un juge qui ne

devait et n’avait qu’à exécuter la loi, la faire appliquer, à un juge véritable créateur de la

norme et donneur de sens.

48.- La figure du juge est donc grandissante, tandis qu’en face, celle du législateur

diminue. Et c’est une remise en cause directe d’une doctrine de la séparation des pouvoirs

selon laquelle le juge ne doit pas créer tout le droit. Car selon Michel Troper et sa théorie

réaliste de l’interprétation, le juge crée tout le droit, et présente ce postulat comme une

évidence : il est impossible qu’il ne puisse pas créer le droit.

49.- Au final, c’est sans conteste que l’on peut dire que les juges, ceux de la Cour de

cassation pour notre étude, font preuve d’une activité interprétative avancée, coupant court

aux théories classiques qui les réduisaient au rôle de bouche de la loi. Et de cela né une réelle

activité créatrice de droit : par l’interprétation, la Cour produit du droit.

50.- Cette création prétorienne, pas toujours assumée, se retrouve dans le processus

décisionnel de la Cour, à travers les méthodes employées servant à extérioriser l’interprétation

préalablement développée, comme la rédaction des arrêts, leurs motivations, les mots utilisés

afin de l’exprimer. Cela se fait aussi à travers les situations nécessitant un comblement total

d’une lacune législative, la création autonome de principes généraux ou encore à travers la

question de la place de la jurisprudence et de sa rétroactivité, véritable promotion de l’activité

prétorienne en tant que source du droit à part entière.

51.- La question qui découle de ce constat d’interprétation et de production du droit est

celle des modalités d’exercices de ce pouvoir créateur que détient le juge: en effet, comme le

dit Michel Troper, « dès lors que l’interprétation est une opération de la volonté et qu’elle

porte aussi bien sur des faits que sur des énoncés, elle doit être comprise comme l’exercice

d’un pouvoir considérable. Analyser ce pouvoir, c’est déterminer son fondement, son siège,

les normes qu’il permet de produire et les limites dans lesquelles il s’exerce. »25

52.- En suivant donc la pensée de Michel Troper, il faut au préalable déterminer le

fondement de ce pouvoir. Qu’est ce qui donne à l’interprétation cette force ? De manière

instinctive, on serait tenté de dire que c’est son contenu. Mais Michel Troper comme

25

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p.60.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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Alexandre Viala avance que le contenu de l’interprétation ne donne aucune légitimité, et que

le fondement de ce pouvoir n’y réside pas. En effet l’interprétation produite n’est pas

susceptible d’être vraie ou d’être fausse. D’une, car il est impossible d’avancer et d’affirmer

que l’interprétation scientifique est vraie, ou fausse. Ce serait se tromper de termes. Michel

Troper et Alexandre Viala parlent eux en termes de validité. Si l’interprétation produite n’est

en aucun cas susceptible d’être vraie ou fausse, en revanche, elle sera valide ou non valide. Et

cette validité s’inscrit dans un ordre normatif donné.

53.- Sur quoi repose donc cette validité ? Il n’est toujours pas question ici de contenu.

Michel Troper dit ainsi que « la validité de la décision interprétative est exclusivement

formelle, c'est-à-dire qu’elle ne résulte que de la compétence juridique de l’autorité qui la

prend et non pas de son contenu, ni même des méthodes par lesquelles elle est justifiée. »26

54.- Il faut dès lors que cette autorité soit habilitée d’une compétence qui lui aura été

conféré. Comme nous avons pu l’entrevoir précédemment, ces autorités sont les juridictions

suprêmes. Ce sont en tout cas celles que nous viserons dans le cadre de cette étude, et plus

précisément la Cour de cassation. En effet, Michel Troper étend la qualité d’interprète à toute

autorité habilitée d’une compétence et dont l’interprétation produit des effets ; il donne ainsi

l’exemple du Président de la République. Mais nous nous en tiendrons à l’étude de l’activité

décisionnelle de la Cour de cassation.

55.- Ainsi, son pouvoir ayant trouvé fondement en sa propre compétence, comment

l’interprète l’exerce-t-il ?

56.- La réponse s’établit en termes de liberté et de contraintes. En effet Michel Troper, à

travers sa théorie, proclame que l’interprète est doté d’une liberté abyssale. Beaucoup

d’auteurs ne se sont pas fait prier pour crier haro sur le baudet, en réfutant dans sa totalité ce

postulat de liberté. Et en effet, ces réactions n’étaient pas dépourvues de légitimité, dans le

sens où l’interprète ne jouit pas réellement d’une liberté abyssale. Et Michel Troper, précisant

son idée, est venu rectifier ce qui a fait couler beaucoup d’encre : « lorsqu’on affirme qu’une

autorité quelconque, un organe de l’ordre juridique, est libre, on ne veut évidemment pas dire

qu’elle est soustraite à tout déterminisme. »27

Ainsi le juge ne serait pas totalement libre, des

26

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p.60. 27

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p.64.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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contraintes pèseraient sur sa personne et son interprétation. Mais là encore c’est à nuancer.

Car lorsqu’on parle de notion liberté, il n’est en aucun cas question de libre-arbitre. Il y a à ce

stade un amalgame à éviter, une confusion entre la notion de libre-arbitre et de liberté au sens

juridique. Le juge peut donc être dit libre, et jouir d’une totale liberté juridique, tout en étant

déterminé par toutes sortes de contraintes. Pour Michel Troper, une autorité est juridiquement

libre, si elle peut choisir entre plusieurs conduites également valables en droit, même si le

choix est en fait le produit du déterminisme. »28

57.- Le juge est donc libre dans son interprétation, il est libre de choisir celle qu’il veut,

mais il est limité par des contraintes : rentre alors en jeux cette théorie « contrepoids », une

théorie des contraintes, qui fait vite l’objet, sous la plume de certains auteurs, d’une

reformulation, en théorie parallèle et complémentaire, la théorie des contraintes juridiques.

Cela consiste en l’exposé de contraintes de fait comme l’éducation, la psychologie du juge, et

des contraintes de droit divisées elles-mêmes en contraintes dites constitutives (contraintes

maximales) par lesquelles il faut comprendre les règles qui conditionnent la validité juridique

d’une situation de fait, et des contraintes au sens faible29

, c'est-à-dire toutes les règles

formelles telles que la collégialité par exemple.

58.- De cette activité créatrice encadrée et de cette promotion du juge, ce « législateur des

cas particuliers » comme le disait Villey, né un nouveau statut, une nouvelle place qui trouve

ses raisons dans la conception d’une nouvelle justice, celle des droits fondamentaux, une

justice au caractère indépendant entraînant de fait une marge d’appréciation relativement

élargie.

59.- Ce pouvoir grandissant a dès impact important sur la société. En effet, si la théorie

réaliste de l’interprétation s’inscrit dans le domaine juridique, les conséquences de ses

postulats nous amènent indubitablement à des considérations d’ordre politique, voire

économique, qui l’inscrivent dans une autre sphère de réflexion. Il n’est plus question de

droit, mais de pouvoir, de rapports de force comme le soulignait Ripert.

60.- Ces considérations nous amènent logiquement à nous poser la question suivante : au

vu de la théorie réaliste de l’interprétation, quelle place occupe aujourd’hui le juge de droit

privé dans l’échiquier judiciaire et politique, et par le biais de quels outils y parvient-il ?

28

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p.64. 29

MAGNON Xavier, « Théorie(s) du droit », Ellipses, 2008.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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61.- Afin de répondre à cette question générale qui en sous-tend d’autres bien plus

particulières, nous analyserons tout d’abord l’activité interprétative créatrice de droit de la

Cour de cassation, de la notion même d’interprétation jusqu’au résultat effectif de son

exercice, à savoir l’élaboration du droit (Partie 1), pour ensuite aborder les modalités

d’exercice de cette activité, la liberté du juge et les déterminismes qui pèsent sur lui, et enfin

entrevoir cette théorie du droit sous un autre angle, celui de la politique. Car le juge est une

figure grandissante, son statut change : jadis bouche de la loi, il est aujourd’hui créateur de

normes et pèse ainsi dans l’échiquier juridico-politique (Partie 2).

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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Partie 1 : l’activité interprétative créatrice de droit de la Cour de cassation

62.- Nous allons le voir, la Cour de cassation, juridiction suprême de droit privé, dévoile à

travers son activité judiciaire deux activités sous-jacentes qui illustrent les postulats posés par

Michel Troper et sa théorie réaliste de l’interprétation.

63.- Les juges de la Cour de cassation arborent tout d’abord une activité interprétative

développée, riche (Chapitre 1), ce qui leur permet ainsi, par cette interprétation, de produire

du droit, de l’élaborer. L’activité interprétative est donc, conformément à la théorie réaliste de

l’interprétation, productrice de droit. Nous analyserons donc les modalités et les traces de

cette élaboration normative (Chapitre 2).

Chapitre 1 : l’activité interprétative de la Cour de cassation

64.- La Cour de cassation, à l’instar des Cours suprêmes visées par la théorie réaliste de

Michel Troper, exerce, par son jugement, une activité interprétative développée. Avant de

rentrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de définir cette notion d’interprétation qui apparaît

comme variable et surtout évolutive (Section 1) pour ensuite analyser ce que fait réellement la

Cour de cassation dans cette activité, à savoir une double interprétation (Section 2).

Section 1 : la notion variable et évolutive de la notion d’interprétation

65.- Nous allons le voir, l’interprétation est un passage obligé dans la fonction de juger.

Dès lors qu’il y a qualification, il y a déjà interprétation. Mais cette interprétation peut différer

selon la conception de l’interprète ou de l’idée que l’on se fait en général de l’interprétation.

Elle pourra être normative, ou descriptive (§1). L’interprétation arbore donc différentes

facettes, c’est une notion évolutive qui aboutira aujourd’hui sur la théorie qui intéresse notre

étude : la théorie réaliste de l’interprétation (§2).

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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§1 - Le nécessaire recours à une interprétation, normative ou descriptive

66.- L’interprétation, ou herméneutique, est une notion essentielle à l’activité

décisionnelle, elle permet de rendre clair et tangible ce qui ne l’était pas, et en ce sens, elle est

indispensable (A). Outre son utilité, l’on verra que l’interprétation, derrière son caractère

général, cache plusieurs branches de pensée qui créent alors non pas une activité interprétative

homogène mais véritablement plusieurs conceptions aux effets différents (B).

A) La justification d’un recours indispensable à l’interprétation

67.- Nous avons pu dans les propos introductifs exposer les différentes définitions qui

pouvaient être données à l’interprétation. Mais outre sa définition, quelle est son utilité ? Quel

est l’apport de l’herméneutique, cet art d’interpréter, et pourquoi l’activité d’interpréter est-

elle une activité fondamentale, essentielle ?

68.- Voici tout d’abord quelques considérations sur l’herméneutique. Cet art

d’interprétation, appelé parfois « théorie de compréhension » est une activité de plus en plus

utilisée. Heidegger, Gadamer font de cet art une discipline fondamentale. Le dessein principal

de cette dernière sera l’explication de problèmes, quels qu’ils soient, sociaux, juridiques,

ontologiques.

69.- Toute interprétation aboutit à une compréhension d’une objectivation de sens.

L’interprétation apparaît comme une activité qu’on ne peut éviter. Elle sert pour la justice à

combler cet écart entre l’énoncé soumis et les faits qui sont jugés. D’une certaine manière,

l’interprétation vient rétablir une sorte d’équilibre en se focalisant plus sur cet écart que sur le

texte lui-même. Entre cet énoncé et la réalité des choses, il y a une distance, et l’interprétation

vient y construire un pont.

70.- Hans-Georges Gadamer avançait l’idée suivante : « l’herméneutique est l’art de faire

comprendre »30

.

71.- L’interprétation est donc l’art d’expliquer, de rendre clair ce qui ne l’était pas. Et

c’est ce que fait le juge dans sa fonction de juger.

72.- De la même manière, en droit civil, quelques auteurs sont venus expliquer en quoi

consiste l’interprétation, et quelle est son utilité.

30

GADAMER H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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73.- Ainsi pour Gounot, « interpréter un acte, c’est en déterminer les effets »31

. Toullier

dira que « l’interprétation est l’explication la plus semblable de tout ce qui paraît obscur ou

ambigu, c’est l’art de découvrir les pensées qu’expriment les paroles et les écrits » 32

. Enfin,

pour Gény, interpréter revient à « scruter la pensée de l’auteur, soit dans son texte, soit dans

les circonstances externes qui peuvent éclairer »33

74.- Même si ces définitions diffèrent en apparence, elles se rejoignent toutes sur une

idée : rendre clair ce qui est obscur, préciser ce qui est général. L’interprétation permet de

chercher la signification d’une règle, la plus exacte possible, et d’en déduire les différentes

situations qu’elle aura vocation à régler.

75.- En effet, en droit, l’interprétation est fondamentale en ce qu’elle permet de connaître

quelle attitude avoir dans différents cas particuliers, pour connaître aussi si l’attitude adoptée

est conforme ou pas au droit. Par droit il faut entendre cet ensemble de règles qui font

fonctionner la cité, qui gèrent les relations sociales, en interdisant ou autorisant telle ou telle

attitude.

76.- Et ces règles qui prescrivent sont des règles générales, abstraites, mais qui touchent

tout de même à une multitude de cas particuliers en ce qu’elles prescrivent des

comportements à adopter, in concreto. En ce sens, l’interprétation qui vient transformer le

général en particulier, et l’abstrait en concret, est essentielle.

77.- Le droit apparaît aussi, parallèlement à cet ensemble de règles générales et abstraites,

comme une pratique, dont le dessein est une application de la règle de droit la plus cohérente

et la plus juste possible. C’est précisément là que s’établit le caractère fondamental de

l’interprétation.

78.- Prenons l’exemple de l’article 1382 du code civil qui dispose que « Tout fait de

l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le

réparer. »

79.- Cette disposition est extrêmement générale, et de cette manière, elle peut se voir

appliquer de nombreuses situations particulières. La formulation est ainsi réfléchie, et c’est

d’une certaine manière logique, étant donné que les cas auxquels la règle s’appliquera sont a

priori indéterminables. On se retrouve donc avec une multitude de contenu.

31

GOUNOT Emmanuel, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, Paris, Rousseau, 1912, p.171. 32

TOULLIER C.-B.-M, Le droit civil français suivant l’ordre du code, 2è éd. Vol. 6, Paris, Warée, 1819, p.337. 33

GENY François, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, vol. 1, Paris, 1919, p. 315.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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80.- Pour exemple, cet article est le fondement de la responsabilité civile, traitant du droit

à réparation comme du droit de la victime du dommage.

81.- L’interprétation est donc essentielle à l’existence effective de la règle de droit.

L’interprétation permet, outre le fait de faire exister la règle, de la rendre effective.

82.- Cette question pose le débat plus profond de l’autorité de la règle de droit posée par le

législateur. En effet, quand rentre en jeu l’interprétation et son utilité flagrante, l’autorité de

la règle est à reconsidérer. Qu’est ce qui au final fonde l’autorité de la règle étant donné que

cette dernière n’existe que par l’interprétation ?

83.- Ainsi il sera dit que la loi dispose d’une autorité qu’elle puise dans sa légitimité. Mais

son effectivité, ce qui fait qu’elle existe concrètement, et qu’elle est appliquée à tel ou tel cas

particulier, c’est l’interprétation par le juge qui la permet.

84.- Il est aussi nécessaire de rappeler que cette activité d’interpréter découle elle-même

de la loi. C’est une véritable obligation légale que véhicule ici l’article 4 du code civil qui

dispose que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de

l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. »

85.- L’article vise l’activité de juger, mais comme nous l’avons précédemment exposé,

l’interprétation est inhérente à cette fonction judiciaire et de ce fait, par extension, l’article 4

du code civil oblige à interpréter. Mais cette interprétation doit se faire dans la limite que pose

le principe de légalité ; le juge ne peut pas être le créateur de la loi. Ce postulat sera renversé

dans la suite de notre étude, à compter du moment où l’on rentrera dans la sphère réaliste de la

théorie de l’interprétation.

86.- L’interprétation permet aussi de venir combler les lacunes de la loi. Par

l’interprétation, on fait comprendre, on explique, ce qui implique forcément un manque de

clarté voire des lacunes dans la règle de droit. L’interprétation est alors ce correctif qui vient

rectifier ce que la norme initiale n’a pas pu fournir en termes de sens.

87.- Ainsi l’interprétation se voit dotée de plusieurs utilités fondamentales, essentielles.

Sans cette activité, le sens de la norme et la loi elle-même ne pourraient pas exister. C’est

donc une activité nécessaire est inhérente au droit dont la, justification est fonctionnelle,

l’interprétation étant la condition fondamentale de l’application de la loi.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

23

88.- Après ces considérations générales sur l’interprétation et sa justification, attardons-

nous sur deux aspects généraux de l’interprétation juridique : l’interprétation normative et

l’interprétation descriptive.

B) Les conceptions antagonistes et prédominantes de la notion d’interprétation

89.- Nous allons ici traiter de l’interprétation en droit, et non pas de l’interprétation du

droit. En effet, il ne s’agira pas ici de présenter des considérations sur la nature du droit, mais

plutôt d’examiner des pratiques que l’on appelle « interprétations » dans le système juridique.

90.- Il existe un grand nombre de théories de l’interprétation en droit, elles se divisent en

deux groupes : les unes sont normatives, les autres sont descriptives.

91.- Les théories normatives sont dominantes chez des juristes qui visent à donner une

interprétation juste.

92.- Ce mot juste est compris en deux sens : les interprétions sont censées être justes car

elles découvrent le sens véritable des textes, et elles sont justes car elles sont conformes à la

justice. C’est ce que défendent les théories normatives. Ces théories présupposent que le texte

à interpréter possède un sens avant même d’être interprété. Ce sens existe, et de plus, il est

connaissable. Il est aussi souhaitable de le connaître pour pouvoir appliquer le texte

correctement ou refuser de l’appliquer si l’on a découvert qu’il était contraire à la justice.

93.- Donc les théories normatives prescrivent l’emploi de certaines méthodes propres à

découvrir le sens véritable.

94.- La norme se comprend comme la signification d’un énoncé prescriptif. Comme

l’énonce Xavier Magnon, « la norme n’est pas l’énoncé, mais la signification de cet énoncé.

Cette dissociation est décisive car elle place la question de l’interprétation au cœur de la

réflexion juridique. L’établissement de la signification d’un énoncé, et donc de la norme,

suppose toujours une interprétation de l’énoncé. »34

95.- L’énoncé est donc forcément prescriptif. Il ne peut être ni évaluatif, ni descriptif.

96.- En effet, il faut que cet énoncé, qui fera l’objet de l’interprétation, vienne obliger à

l’adoption d’un certain comportement.

34

MAGNON Xavier, « Théorie(s) du droit », Ellipses, 2008., p 35.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

24

97.- Dans cette théorie normativiste, l’interprétation est essentielle en ce qu’elle permet de

doter l’énoncé d’un sens.

98.- Xavier Magnon explique que le caractère essentiel de cette interprétation réside dans

les termes de la thèse développée par Hart, appelée thèse de la texture ouverte du langage

ordinaire. Selon cette thèse, tout énoncé peut se voir attribuer différents sens.

99.- L’interprétation est donc ici un acte de connaissance : il n’est pas question de

constituer un sens mais de le dégager, « l’interprète n’est là que pour révéler la signification

préexistante d’un énoncé »35

.

100.- Le sens de l’énoncé aura été déterminé par celui qui a adopté cet énoncé. De

manière générale, cette affirmation vise le législateur, qui est l’auteur de la norme, tandis que

le juge, interprète, n’est que la bouche de la loi.

101.- A côté de ces théories normatives, on trouve les théories dites descriptives de

l’interprétation. Celles-ci, au contraire, cherchent à connaître non pas le sens des textes, mais

seulement la nature de l’acte par lequel les juristes interprètent. Et quand on parle de juristes,

on vise les praticiens du droit. Ce ne sont pas les professeurs de droit, mais ceux qui sont en

mesure de décider d’un sens.

102.- Parmi ces théories descriptives de l’interprétation, celles qui portent donc sur la

nature de l’acte interprété tel qu’il est pratiqué par les juristes, il y a aussi une division en

deux groupes: celles qui présentent l’interprétation comme un acte de connaissance (liée aux

théories normatives) et celles qui la voient comme un acte de volonté.

103.- Ces théories qui présentent l’interprétation comme un acte de volonté ne débouchent

pas sur une théorie normative. Elles se bornent à constater que c’est un acte de volonté mais

elles ne disent rien sur la manière dont il faut employer cette volonté.

104.- Il faut aussi noter une différence dans les présupposés philosophiques de ces deux

théories, et surtout une absence de symétrie.

105.- La théorie de l’interprétation comme acte de connaissance présuppose qu’il existe

un sens véritable, tandis que la théorie de l’interprétation comme acte de volonté ne préconise

pas ou ne présuppose pas l’absence de sens. Elle cherche simplement à montrer que du point

de vue du droit, un texte n’a pas d’autre sens que celui que détermine l’interprète. Il est

indifférent pour cette théorie de l’interprétation comme acte de volonté de savoir si en dehors

35

MAGNON Xavier, « Théorie(s) du droit », Ellipses, 2008, p.42.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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du sens juridique il y a ou pas un autre sens qui serait un sens littéraire, philosophique ou

religieux.

106.- En bref, il n’y a radicalement pas de norme sans l’interprète. Là où l’interprète était

bouche de la loi dans la théorie normative, il devient auteur de la norme avec la théorie

descriptive réaliste. Michel Troper vient même citer dans Le positivisme comme théorie du

droit la phrase suivante : « quiconque dispose du pouvoir absolu d’interpréter une loi écrite ou

orale est le véritable législateur et non celui qui le premier l’a écrite ou énoncée »36

107.- Le choix de l’une ou l’autre de ces théories changent donc la manière d’entrevoir la

fonction de juger. Au-delà du juridique, on touche au politique. Les normativistes qui

préfèrent de manière générale l’interprétation comme un acte de connaissance sont plutôt

partisans de la doctrine de la séparation des pouvoirs ; c’est la distinction de pouvoirs en trois

fonctions de l’Etat : l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

108.- Plusieurs doctrines sont apparues à propos de cette séparation des pouvoirs : l’une

d’entre elle avance que ces trois fonctions de l’Etat doivent être distribuées à des autorités

séparées les unes des autres et une autre prescrit de voir ces fonctions attribuées à des

autorités ou organes qui interagissent.

109.- Les fonctions sont donc distinctes : il y a ceux qui édictent la loi, et ceux qui

l’appliquent.

110.- A l’inverse, les réalistes, qui préfèrent l’interprétation comme un acte de volonté,

dotent l’interprète, le juge, de tous les pouvoirs et posent ce postulat selon lequel il est

impossible que le juge ne crée pas tout le droit.

111.- Michel Troper se situe dans la branche plutôt radicale de cette doctrine car en effet,

pour lui, le juge crée tout le droit. Tandis que pour d’autres, faisant preuve d’un réalisme dit

modéré, expliquent que le juge participe forcément à la création du droit mais que

partiellement.

112.- Il y a donc une profonde opposition entre d’une part une doctrine qui énonce que le

juge ne doit pas créer le droit, et une autre qui dit que le juge, effectivement, réellement, le

crée.

36

Phrase prononcée par l’évêque Hoadly au XVIème sicèle, et reprise dans « Le positivisme comme théorie du

droit », in Le positivisme juridique, p. 280.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

26

113.- Après avoir expliqué en quoi l’interprétation est nécessaire et avoir posé les

différentes conceptions que l’on pouvait avoir de cette notion, attardons-nous à présent sur ce

courant réaliste dont la théorie se prévaut, allant des conceptions avant-gardistes de quelques

auteurs français à la théorie réaliste de l’interprétation de Michel Troper.

§2 – Le glissement vers une conception réaliste de l’interprétation

114.- Ce glissement vers une théorie réaliste de l’interprétation s’aperçoit à plusieurs

niveaux. En effet, c’est un véritable tournant interprétatif dont il a été question, que ce soit au

niveau méthodologique ou au niveau de ce que l’on peut appeler la doctrine à travers certains

auteurs (A), pour aboutir à cette théorie réaliste de l’interprétation développée par Michel

Troper, et qui fait l’objet de notre étude (B).

A) Le tournant interprétatif dans la théorie du droit

115.- Ce tournant dans l’interprétation peut s’entrevoir à travers tout d’abord une

évolution dans l’approche méthodologique qu’il a pu y avoir de l’interprétation (1), puis sous

la plume de quelques auteurs français qui ont posé les bases de ce qui sera aujourd’hui une

des théories réalistes les plus connues (2).

1) Une évolution méthodologique dans l’approche de l’herméneutique

116.- Pour Michel Troper, les méthodes d’interprétation sont « les principes de méthode

générale d’interprétation37

».

117.- Nous l’avons vu, l’interprétation a pour fonction de donner un sens à un énoncé,

qu’elle le révèle ou qu’elle le crée, selon les courants d’interprétation que l’on choisira.

118.- Pour interpréter, sont mises en place des méthodes d’interprétation qui seront

déterminantes dans la conception que l’on se fera du texte et de son statut dans l’ordre

juridique. Et au-delà du statut de l’énoncé, c’est aussi l’interprète lui-même qui se verra avoir

un rôle passif ou actif dans cette interprétation.

37

TROPER Michel, Interprétation, in Dictionnaire de la culture juridique. PUF / Lamy, coll. « Quadrige »,

Paris, 2003

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

27

119.- On trouve un certain nombre de méthodes d’interprétation. Mais sans rentrer dans

les détails et pour viser l’essentiel, nous nous arrêterons à la méthode dite exégétique et la

méthode sociologique, appelée aussi méthode de la libre recherche scientifique.

120.- Tout d’abord, la méthode exégétique. Nous sommes au XIXe siècle, le code civil

vient d’être adopté, et se met en place sous l’autorité de grands auteurs tels que Demolombe,

Aubry et Rau, Duranton, une école, appelée « école de l’exégèse ».

121.- A cette époque-là, il ne faisait nuls doutes que la loi contenue dans le code civil était

toute puissante. Elle apparaissait comme l’unique source de tout droit. Cette idée poussée au

paroxysme accorde à la loi toute sa confiance : la loi ne souffre d’aucune tare, elle dit tout, et

peut tout dire. C’est ici l’esprit du texte qui est mis en valeur et la volonté de l’auteur de la

norme, le législateur, qui doit être recherchée.

122.- Comment s’articule donc cette méthode dans la pratique ? Il faut pour cela, en ayant

toujours comme unique support la loi, distinguer quelques hypothèses qui prescrivent telle ou

telle attitude : soit la loi est claire, soit elle est obscure, soit elle est lacunaire (cette hypothèse

n’étant pas tellement abordée étant donné le postulat initial selon lequel la loi ne peut être

lacunaire).

123.- Lorsque la loi est claire, alors il faut la suivre. Nul besoin ici d’interpréter étant

donné que le sens est clair ; il n’y a en somme aucune dénaturation de la loi, il suffit de

l’appliquer telle qu’elle.

124.- C’est lorsque la loi est « obscure », imprécise, qu’il faut que l’interprète adopte un

rôle plus actif. Il faut alors venir préciser la règle, en capter l’esprit, la volonté du législateur.

125.- L’interprète se référait ainsi soit à l’exposé des motifs, à des travaux préparatoires,

au préambule de ladite loi, voire à des « précédents » pour en voir l’interprétation qu’il en a

été faite dans le passé.

126.- Enfin, si la loi est lacunaire, il fallait se référer à la coutume ou se tourner vers une

interprétation équitable, tout en prenant soin de ne jamais tomber dans le travers de la création

normative.

127.- Mais pour certains auteurs tel que Gény (voir infra), cette méthode est insuffisante.

128.- En effet avec cette méthode classique de l’exégèse, on se heurte rapidement à

l’obstacle de la recherche de la volonté du législateur.

129.- Cette méthode sociologique ou de la libre recherche scientifique s’expose en terme

de seuil d’interprétation : la loi est lacunaire. Contrairement au postulat initial, elle ne dit pas

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

28

tout, et tout ne peut pas être dit à travers elle. Il apparaît ainsi inutile dans ce cas-là de

chercher cette volonté du législateur.

130.- L’interprète doit donc recherche librement les éléments lui permettant de résoudre le

conflit qui lui est soumis. Le code civil n’est plus un plafond, on peut désormais selon cette

méthode aller au-delà du texte de la loi.

131.- Cette méthode a entre autres pour but de mettre en place des règles qui toucheront

de plus près les besoins de la société au moment où elles seront édictée. Un souci social est

prééminent. Mais si cette méthode est une libre recherche, elle n’en est pas moins encadrée.

132.- L’interprète, dans sa liberté, est enserré dans des limites que lui posent sa

conscience et l’intérêt général : non seulement il doit agir avec raison, sans arbitraire, mais il

doit être en concordance avec la société et ses besoins, ses évolutions.

133.- A ce point-là de la réflexion, il n’est pas inutile de renvoyer d’ores et déjà aux

postulats de la théorie réaliste de l’interprétation de Michel Troper, qui prône cette liberté et

cette volonté dans l’interprétation, tout en l’enserrant dans des contraintes de toutes sortes,

que nous développerons en temps voulu plus bas dans l’étude.

134.- Mais il ne faut pas s’arrêter à ces méthodes d’interprétation. Certes elles font parties

intégrantes de la fonction d’interpréter, mais il ne faut pas perdre de vue qu’elles sont de pures

création de l’homme. Analyser l’interprétation via des techniques, c’est réduire le droit et

l’explication de sa cohérence par la technique. Or, nous le verrons infra, ces techniques

censées ordonner, limiter, ne font pas l’unanimité parmi les auteurs ayant écrit sur la question

de l’interprétation. Là où Saleilles, craignant un arbitraire du juge, prescrit d’encadrer son

pouvoir par des techniques, Démogue, lui, avance que la technique juridique ne peut canaliser

ce pouvoir, et que les problèmes d’interprétations auxquels les juristes se heurteront ne

pourront pas être réglés par des techniques.

135.- Ainsi ces deux méthodes sont déjà les témoins d’une évolution dans la manière

d’aborder le droit et son interprétation, mais il ne faut pas s’arrêter à leur énoncé. En effet

l’interprétation n’est pas que du droit, et une forte empreinte politique et théorique se cache

derrière. Le réalisme se fait alors sentir et se prolonge sous la plume de quelques illustres

auteurs français, qui amènent des bases de réflexion avant-gardistes pour leur époque.

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29

2) L’apport fondateur des théoriciens civilistes français

136.- Le XIXe et XXè siècle sont un véritable tournant dans la conception de

l’interprétation. En effet, la pensée juridique française de l’époque, quelque peu inspirés du

courant réaliste américain, se voit évoluer vers des propositions réalistes, que nous avons pu

précédemment entrevoir à travers les méthodes.

137.- L’intérêt ici est de montrer que la théorie réaliste de l’interprétation développée par

Michel Troper n’est pas le fruit d’une idée soudaine qui lui aurait traversé l’esprit, mais

l’aboutissement (quoique la théorie n’a jamais fini d’aboutir) d’un raisonnement, d’un

refoulement des idées que l’on peut qualifier d’avant-gardistes. Une sorte de réminiscence des

peurs profondes de l’Ancien Régime quand le culte principal était celui de la loi.

138.- Dès les années 1900, le juge voit à nouveau sa personne au centre des

préoccupations.

139.- La loi qui se résume à cette époque au code civil, est certes abondante, mais souffre

de lacunes et d’ « actualisation ». En effet, depuis 1804, ce code n’a pas changé dans sa règle,

et c’est précisément là que le juge doit intervenir. Comme nous l’avons vu, la méthode

sociologique (ou de la libre recherche scientifique) a ce souci d’être au plus près des réalités.

Voici les prémisses du réalisme à la française : nous ne sommes plus dans ce qui doit être,

mais dans ce qui est (sein/sollen).

140.- Mais cette nouvelle résurgence de la prééminence du juge inquiète, comme elle a

inquiété pendant l’Ancien Régime. En effet, les outils conférés au juge lui permettent une

ascension dans sa pratique mais risque aussi de le faire tomber dans une liberté arbitraire.

C’est en ce sens que Christophe Jamin avance que « le problème, c’est le risque de

subjectivité radicale d’un juge libéré de la tutelle de la loi, soit qu’il l’interprète librement, soit

qu’il s’en affranchisse dans certains cas. Autrement dit, la sortie du libéralisme classique

passe entre autres par une montée en puissance du juge qui devient une instance légitime pour

trancher les conflits d’intérêts. Pour autant, cette légitimité nouvelle s’accompagne d’un

risque : puisque le juge doit s’affranchir de la tutelle des textes, il est possible qu’il cède à une

subjectivité radicale. Les civilistes de l’époque en ont d’ailleurs un exemple vivant sous les

yeux : celui du bon juge Magnaud et ce n’est nullement un exemple qu’ils apprécient. Disons-

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

30

le trivialement : au nom de sa liberté nouvelle, il ne faudrait pas que le juge se mette à faire

n’importe quoi ! »38

141.- A travers des auteurs comme Saleilles, Gény, Demogue, Ripert, nous allons voir

quelles solutions sont préconisées, quelles conceptions de la liberté juridique dans ce réalisme

sont abordées, en préfiguration d’une théorie réaliste de l’interprétation contemporaine

développé par Michel Troper

142.- Concernant la pensée de Saleilles, ce dernier adopta une réflexion relativement

moderne dans le sens où il préconisait d’abandonner ce culte de la loi, culte où tout était censé

être dans le code, et non au-delà. Saleilles avançait ainsi cette formule qui résume bien sa

pensée : « Au-delà du Code, mais par le Code ». En effet il ne s’agit pas de délaisser cette

source du droit qu’est la loi, mais de se donner la possibilité, la liberté d’aller au-delà. En

reconnaissant cela, Saleilles ouvrit ainsi la porte de potentielles source du droit, non pas

alternatives, mais sur le même pied d’égalité que la loi.

143.- Toutefois Saleilles se montre plus classique concernant l’activité d’interpréter,

conservant cette peur d’un subjectivisme exacerbé des juges et préconisant de le limiter, tout

comme il fut limité en 1789. Mais n’est-ce pas là un peu contradictoire de déclarer

implicitement que la loi n’est plus source unique de droit, que l’on peut aller au-delà, tout en

ayant une crainte d’un arbitraire judiciaire ? Sûrement. Et en même temps cela est

compréhensible. En effet, au final, il n’y a pas de contradiction à vouloir encadrer une liberté,

et nous le verrons infra dans l’exposé de la théorie réaliste de l’interprétation de Michel

Troper.

144.- Demogue, lui, n’est pas de cet avis. Faisant preuve d’un pessimisme sans nom à

l’égard de l’être humain, il le trouve trop faible pour ne pas céder au subjectivisme. Il ne croît

en aucun cas à la possibilité d’encadrer ce subjectivisme du juge par des techniques de droit,

des constructions. Il se démarque ainsi de la pensée de Saleilles mais aussi de celle de Gény

qui prônaient l’élaboration de la technique du droit pour organiser ce droit positif qu’ils

décrivent.

145.- Puis vient Ripert, qui voit dans ces relations de droit des rapports de force. Il en

vient à penser à l’instar de Demogue que la toute puissance subjective ne peut être réellement

contenue et réfléchit à son tour sur la manière d’encadrer cette force. Mais il se démarque de

38

JAMIN Christophe, Le rendez-vous manqué des civilistes français avec le réalisme juridique : un exercice de

lecture comparée (source : http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/61/42/26/Conclusion-generale-du-droit/Jamin-

Realisme-juridique.pdf)

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

31

Demogue dans le sens où sa réflexion de limite du pouvoir porte sur le législateur et non le

juge.

146.- Ripert voit dans l’activité législative un danger pour le droit. Trop de lois

imparfaites sont édictées. Le moyen pour lui de régler cet arbitraire du législateur se trouve

dans le respect de principes généraux, qui seraient selon lui créés par les techniciens du droit.

147.- Mais Ripert n’y croit pas au final. Cette technicité n’amènera pas cette « vérité ». Il

fait semblant d’y croire, et ce pour éviter le chaos.

148.- Ainsi l’on se retrouve avec un juge souverain mais contraint chez Saleilles, une peur

de ce juge au subjectivisme incontrôlable chez Demogue et fausse croyance dans la technique

du droit chez Ripert.

149.- Comme l’explique Christophe Jamin39

, chacun a touché du doigt ce réalisme

américain qui aurait pu se franciser et permettre d’aborder un réel tournant réaliste en France,

mais aucun n’a osé l’affronter réellement. Par peur du chaos, d’un trop grand changement

dans les considérations juridiques et l’ordonnancement actuel. Car beaucoup de chose aurait

changé, en commençant par l’affirmation officielle d’une pluralité de source du droit, la place

plus qu’importante d’un juge créateur de norme.

150.- Tous ces postulats, ces changements qui n’ont pas pu avoir lieu, Michel Troper les

reprend dans sa théorie réaliste de l’interprétation, succédant ainsi à une pensée française

ambitieuse qui n’a pas pu concrétiser ses pensées empreintes indéniablement de modernité.

B) L’aboutissement logique à une théorie réaliste de l’interprétation

151.- Les évolutions méthodologiques, les idées posées par les civilistes français ont

permis d’aboutir à cette théorie réaliste de l’interprétation qui se définit selon Michel Troper à

travers deux caractéristiques principales, l’interprétation définie comme une fonction de la

volonté (1) et le pouvoir spécifique conféré à l’interprète (2).

39

JAMIN Christophe, Le rendez-vous manqué des civilistes français avec le réalisme juridique : un exercice de

lecture comparée (source : http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/61/42/26/Conclusion-generale-du-droit/Jamin-

Realisme-juridique.pdf)

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

32

1) L’affirmation essentielle d’une interprétation-volonté

152.- Nous avons précédemment présenté la différence de signification de l’interprétation

selon qu’elle est soit une fonction de la connaissance ou une fonction de la volonté.

153.- Lorsque l’interprétation est fonction de la connaissance, il ne s’agira pas de créer du

sens mais de l’identifier. Il existe déjà un sens véritable. L’énoncé a déjà un sens qu’il faudra

alors révéler. Celui qui crée ce sens, c’est le législateur, le créateur de la norme. Le juge ne

sera là que pour appliquer cette norme qui sera déjà dotée d’un sens.

154.- Lorsque l’interprétation est fonction de la volonté, elle démontre que le sens du texte

est déterminé par son interprète (à partir du moment où ce dernier dispose d’une autorité

suffisante, voir infra). Comme l’explique Xavier Magnon, « parce que tout énoncé est

indéterminé, ce n’est pas celui qui édicte l’énoncé, mais celui qui l’applique, et qui lui donne

ainsi un sens, qui est l’auteur de la norme40

».

155.- C’est ce que l’on appelle le principe d’indétermination textuelle. Tout énoncé

normatif est par principe indéterminé. Michel Troper dira que « préalablement à

l’interprétation, les textes n’ont aucun sens, mais sont seulement en attente de sens41

». Ainsi,

peu importe qu’il y ait ou pas un autre sens, l’important est le sens que l’interprète lui donne.

Et Michel Troper de rajouter : « c’est donc bien l’interprétation (…) et donc l’application (…)

qui peuvent conférer (…) la signification objective de normes42

».

156.- Cela implique une certaine « liberté » dans l’interprétation. En effet l’interprète, le

juge, ne répond à aucune obligation dans son interprétation ; il n’est pas contraint de donner

une signification plutôt qu’une autre à l’énoncé qui lui est soumis.

157.- Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’avant l’interprétation, il n’y a rien qui

puisse l’obliger, car le texte, qui est un simple énoncé, n’a pas encore la qualité de norme et

de ce fait, il ne peut obliger l’interprète habilité. Cet énoncé n’est que du fait, et non du droit.

158.- L’interprétation est donc entièrement fonction de la volonté et ne demande en aucun

cas d’agir en fonction de la connaissance d’une quelconque norme.

40

MAGNON Xavier, « Théorie(s) du droit », Ellipses, 2008., p 141. 41

TROPER Michel, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF,

Leviathan, 2001, p. 74. 42

TROPER Michel, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle »,

Mélanges Eisenmann, Cujas, 1975, p. 143

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

33

159.- Comme le dit Michel Troper43

, l’interprétation que fera le juge de l’énoncé ne peut

être qualifiée de contra legem. Il explique en effet qu’à partir du moment où avant

l’interprétation, l’on ne dispose d’aucun sens « véritable », alors l’interprétation de l’énoncé

donné par le juge ne peut aller à l’encontre de la loi et de son sens véritable puisqu’il n’existe

pas.

160.- Mais il faut être vigilant et ne pas tomber dans la critique aisée, dans une

dénonciation d’un pouvoir discrétionnaire du juge, car cette interprétation fonction de la

volonté n’est pas une décision révélatrice de sens qui serait donnée arbitrairement.

161.- En effet, pour Michel Troper, « il n’y a pas de sens réductible à l’intention du

législateur »44

. Pour cela, il faudrait que ce dernier ait imaginé la loi, son sens, et tout ce

qu’elle impliquait, ses potentielles applications. Or ce n’est pas possible, et ainsi, si le sens

était réductible à l’intention, et que le juge doive le suivre, cela poserait problème car le

législateur n’aura pas pu imaginer toutes les applications, que ce soit volontaire ou non. Le

juge ne pourrait donc pas juger ce que le législateur n’aurait pas considéré.

162.- Néanmoins, on ne peut pas non plus avancer l’affirmation selon laquelle toutes les

initiatives, celle du législateur ou du juge, soient dénuées de subjectivisme.

163.- En revanche, l’interprétation finale, celle qui donne le sens à l’énoncé, et qui est

produit de la pure volonté, est en quelque sorte l’acte qui va trancher entre les différents sens

possible et donnés à interprétation. C’est l’unique sens qu’il faut retenir et qui sera valable en

droit.

164.- La théorie réaliste de l’interprétation se rapproche ainsi de la pensée de Kelsen et de

son « interprétation authentique » par laquelle l’autorité habilitée à interpréter arrive à

imposer son interprétation, et ceci, quel que soit son contenu.

165.- L’énonce aura le sens et uniquement le sens que l’interprète lui donnera.

166.- Il s’agit maintenant de se pencher vers cet interprète dépositaire d’un pouvoir

spécifique, créateur de normes.

43

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p 53. 44

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p 54.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

34

2) Le pouvoir normatif conféré à l’interprète

167.- « Le sens d’un texte n’est pas derrière le texte, il est devant le texte ». Ces mots de

Paul Ricoeur, dans son ouvrage Du texte à l’action45

, invitent l’homme à chercher le sens des

textes, non pas derrière les mots, comme un objet latent, unique et caché, mais plutôt comme

« l’interprétation que peut faire un musicien d’une partition », c'est-à-dire à chaque fois

différente de la précédente. C’est donc « l’action qui est la vraie interprétation du texte ».

168.- Comme nous avons pu le voir supra, un principe vient appuyer voire insuffler l’idée

principale de la théorie de Michel Troper, c’est le principe de l’indétermination textuelle.

Selon ce principe, l’énoncé posé par l’autorité (le législateur) est par principe indéterminé.

169.- « Préalablement à l’interprétation, les textes n’ont encore aucun sens mais sont

seulement en attente de sens46

».

170.- Ces énoncés qui sont donc posés mais indéterminés n’acquièrent un sens que

lorsqu’un organe d’application du droit le leur donne. Ainsi, c’est bien celui qui interprète,

celui qui applique et qui donne un sens à l’énoncé qui est l’auteur de la norme, et non celui

qui l’édicte : « C’est donc bien l’interprétation (…) et donc l’application (…) qui peuvent

conférer (…) la signification objective de normes47

».

171.- L’interprète, le juge, est donc le seul véritable auteur de la norme.

172.- Comme on a pu le voir précédemment, l’interprétation relève donc a fortiori d’un

acte de volonté, et non d’un acte de connaissance. Michel Troper dira que « tout texte est

affecté d’un certain coefficient d’interprétation et est porteur de plusieurs sens entre lesquels

l’organe d’application doit choisir, et c’est dans ce choix que consiste l’interprétation48

».

173.- La norme n’est pas posée par l’auteur de l’énoncé, le législateur, mais par son

interprète authentique.

174.- Mais qu’est-ce qu’une interprétation authentique ? Comme nous avons pu le voir en

introduction, l’authenticité de cette interprétation ne réside pas dans son contenu. En effet,

comme l’interprétation produite n’est pas susceptible d’être vraie ou fausse, le contenu,

45

RICOEUR Paul, Du texte à l'action, Essais d'herméneutique II, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1986 46

TROPER Michel, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF,

Leviathan, 2001, p. 74. 47

TROPER Michel, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle »,

Mélanges Eisenmann, Cujas, 1975, p. 143. 48

TROPER Michel « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », précité,

p.135.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

35

comme l’avancent Michel Troper et Alexandre Viala, ne donne aucune légitimité. Le

fondement du pouvoir de l’interprète n’y réside pas.

175.- C’est en termes de validité qu’il faut réfléchir, et cette dernière provient uniquement

de la compétence de l’autorité qui interprète : « la validité de la décision interprétative est

exclusivement formelle, c'est-à-dire qu’elle ne résulte que de la compétence juridique de

l’autorité qui la prend et non pas de son contenu, ni même des méthodes par lesquelles elle est

justifiée. »49

176.- Ces interprètes que la théorie réaliste de l’interprétation vise sont les Cours

souveraines : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat, la Cour Européenne des Droits de

l’Homme, la Cour de Justice de l’Union Européenne et la Cour de cassation.

177.- Ces juridictions suprêmes jugent et donnent une décision qui prendra comme objet

la création de la norme.

178.- L’évêque Hoadley disait ainsi : « whoever hath an absolute authority to interpret any

written or spoken laws, it is who is truly the Law-giver to all intents and purposes, and not the

person who first wrote or spoke them »50

, ce qui peut se traduire par: “quiconque a une

autorité absolue pour interpréter les textes ou les déclarations, celui-ci est réellement celui qui

donne à la loi sa signification, ses intentions et buts, et non la personne qui a écrit ce texte ou

cette déclaration en premier lieu ». Dans la même idée, Michel Troper affirme que « la loi est

ce que le juge dit qu’elle est51

».

179.- La théorie réaliste nous amène donc à voir ce juge interprète comme « une autorité

libre et normative qui crée le droit, c'est-à-dire un législateur52

» ou plutôt un « co-

législateur »53

, car en effet, la décision de ce juge interprète pourra toujours être dépassé par

un nouveau texte législatif, ce qui illustre à nouveau les propos de Ripert qui voyait dans le

droit un véritable rapport de force.

49

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p.60. 50

Cité par KELSEN Hans, Théorie générale du droit et de l’Etat, Paris, LGDJ, 1997, p. 152 51

TROPER Michel, in « Réplique à Otto Pfersmann », Revue de droit constitutionnel, 2002, p. 335. 52

VIALA Alexandre, Philosophie du droit, Ellipses, 2010, p. 119. 53

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p. 62.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

36

180.- Nous venons dès lors d’expliquer la théorie telle que développée par Michel Troper,

mais qu’en est-il concrètement ?

181.- C’est ainsi qu’après ces considération théoriques sur la notion d’interprétation, et

son évolution, il est temps d’analyser ce qu’il se pratique effectivement, c'est-à-dire observer

l’interprétation ou les interprétations que la Cour de cassation peut produire.

Section 2 : l’objet plural de l’interprétation opérée par la Cour de cassation

182.- Ce postulat peut étonner mais la Cour de cassation a bien plusieurs supports

d’interprétation. De manière communément admise, ce que les juges viennent interpréter est

la loi, la norme légale (§1), mais nous verrons que bien souvent, il s’agit moins de la norme

légale que de la propre création de la Cour, la norme jurisprudentielles (§2).

§1 – L’interprétation première et officielle de la norme légale

183.- Concernant l’interprétation de la loi, la Cour suit une conception classique selon

laquelle tout vient de la loi, et que les interprètes se doivent de juger, même si cette dernière

est obscure (A). Pour se faire, la Cour de cassation use de techniques d’interprétation qu’elle

s’est elle-même créé (B).

A) La conception classique de l’interprétation de la loi par la Cour de cassation

184.- Que ce soit dans les écrits jurisprudentiels, ou bien dans la doctrine, il est véhiculé

l’idée selon laquelle la loi est ce point de départ d’où commence l’interprétation.

185.- En effet, les systèmes romano-germaniques comme les systèmes de Common law ne

nient pas et demandent même, lorsqu’un texte est clair, qu’il ne soit pas interprété. Le juge a

donc pour objectif d’appliquer le droit positif, conformément à l’article 12 du « nouveau »

code de procédure civile qui dispose que « Le juge tranche le litige conformément aux règles

de droit qui lui sont applicables ».

186.- Si le juge agit à l’encontre de la loi alors l’ouverture d’un recours sera possible. Le

juge est donc enfermé, officiellement, dans son rôle qui lui est inhérent depuis la Révolution,

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

37

il est la bouche de la loi et uniquement la bouche de la loi. Donc en principe, le système

législatif doit permettre la résolution de tous les litiges juridique posés au juge.

187.- Cependant, il se peut, en raison des lacunes de la loi, de ses ambiguïtés, de ses

contresens, ou d’une flagrante évolution de la société par rapport à la règle de droit, que

l’interprète doive adapter, voire rectifier la règle, et donc l’interpréter. En effet, face à ces

« obstacles », le juge ne peut pas refuser de juger. L’article 4 du code civil dispose ainsi que

« Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de

la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». C’est ce qu’on appelle le

déni de justice. D’un côté, cet article bénéficie à la loi dans le sens où elle oblige le juge à

décider, sous entendant ainsi que la loi comporte dans sa lettre toutes les solutions nécessaires

à la résolution du litige.

188.- D’un autre côté, on peut s’étonner de l’aveu exprès par le législateur de la lacune

potentielle de la loi. Ce n’est donc pas qu’une simple constatation prétorienne ou doctrinale,

même le code civil prévoit le cas où la loi est insuffisante, lacunaire et reconnaissant au juge

le pouvoir de venir combler ces lacunes, d’éclaircir ce qui n’est pas clair. C’est là la définition

principale de l’interprétation (voir supra).

189.- Ainsi l’on peut établir trois hypothèses lorsque le juge vient interpréter la loi.

190.- Soit la loi est claire et alors le juge a l’obligation formelle de ne pas interpréter, il ne

fait que répéter la loi. Le juge est alors dans ce rôle de « bouche de la loi », formule que l’on

doit à Montesquieu.

191.- Ce sont les hypothèses suivantes qui sont les plus intéressantes. En effet, la loi,

abstraite, générale, ne peut pas tout prévoir, et le juge est donc dans l’obligation d’adopter un

autre rôle que celui de simple perroquet législatif.

192.- La loi peut tout d’abord être obscure ou incomplète. Le juge doit alors venir

l’aménager, la compléter, en préciser les contours. On peut viser comme exemple les cas dans

lesquels le législateur emploie des « concepts mous », des notions générales, trop générales,

qui ne permettent pas à la première lecture d’en déterminer le sens exact. L’exemple le plus

représentatif est sûrement celui de la bonne foi prévue à l’article 1134 du code civil (« les

conventions (…) doivent être exécutées de bonne foi »), mais il y a aussi l’article 6 du code

civil qui dispose que l’ « on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui

intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs », mais il y a aussi le fameux bon père de

famille prévu à l’article 1137 du code civil.

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193.- La liste de ces notions standards n’est pas exhaustive et l’on peut facilement trouver

au gré de la loi des notions de même genre.

194.- Ces notions seront donc, au cours de l’interprétation par le juge de la loi,

déterminées, dans leurs applications comme dans leurs contenus. Et si l’on emploie ici le

pluriel, c’est précisément parce que ces notions sont très générales qu’elles pourront s’adapter

à différentes situations, en fonction du contexte, ou des mœurs de la société dans laquelle

l’interprétation a eu lieu. Prenons par exemple le cas de l’adultère et des régimes

matrimoniaux. Depuis 1860, il était interdit de léguer des biens à sa maîtresse. En 1995, la

Cour d’appel de Paris avait décidé de rendre invalide le testament de Roger H. au motif que le

legs de 500000 francs à l’époque n’avait été consenti « que pour poursuivre et maintenir une

liaison encore récente». Le 3 février 199954

, la première chambre civile de la Cour de

cassation vient casser l’arrêt de la Cour d’appel et mettre fin à presque un siècle et demi de

pratique de mœurs « traditionnelles ».

195.- Deuxièmement, la loi peut révéler des antinomies. L’antinomie est une contradiction

entre deux règles de droit qui s’établissent dans le même ordre juridique, et qui sont dès lors,

incompatibles, rendant ainsi impossible leur invocation simultanée.

196.- Le problème peut donc soit survenir au sein d’une même loi ou deux lois qui

peuvent toutes deux s’appliquer.

197.- Il se peut qu’il y ait un conflit de norme car les deux règles seront hiérarchiquement

à des niveaux différents. Ainsi, ce sera la règle qui aura le plus haut niveau dans la hiérarchie

des normes qui prévaudra.

198.- S’il est question de deux lois successives qui sont susceptibles toutes deux de

s’appliquer, alors le juge fera fonctionner les règles d’application de la loi dans le temps.

199.- Ce conflit s’illustre notamment à travers l’article 1112 du code civil qui dispose

dans son premier alinéa qu’ « il y a violence lorsqu'elle est de nature à faire impression sur

une personne raisonnable, et qu'elle peut lui inspirer la crainte d'exposer sa personne ou sa

fortune à un mal considérable et présent. »

200.- Dans son deuxième alinéa, l’article 1112 dispose qu’ « on a égard, en cette matière,

à l'âge, au sexe et à la condition des personnes. »

201.- Dans le premier alinéa, l’article dispose que pour obtenir l’annulation du contrat, la

seule violence à retenir est celle qui est de « nature à faire impression sur une personne

54

Cass. Civ. 1ère, 3 fév. 1999, La Lettre de Droit et Patrimoine n°284

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

39

raisonnable ». Le juge va donc regarder si la menace était assez impressionnante pour

permettre d’obtenir le consentement de n’importe quelle personne « raisonnable », donc

normale, sans caractéristiques notables majeures.

202.- Le juge doit alors privilégier ici une approche objective.

203.- En revanche, dans le deuxième alinéa, le juge doit avoir égard à « l’âge, au sexe et à

la condition des personnes. » Ainsi, c’est une appréciation subjective que le juge devra avoir à

l’égard de la violence en cause.

204.- Dans une décision du 22 avril 198655

, la première chambre civile de la Cour de

cassation a décidé d’opter pour l’interprétation en fonction de ce deuxième alinéa, à savoir

une approche subjective.

205.- Les faits étaient les suivants : la personne qui subissait la violence était atteinte de

troubles nerveux, ce qui permettait à son père d’obtenir de son fils de nombreuses donations,

en réalisant des pressions à son égard. Les juges décident ainsi d’annuler les donations sur le

fondement de l’article 1112 du code civil et plus particulièrement de son alinéa 2. L’approche

a donc été subjective.

206.- Enfin, troisième hypothèse, la loi peut tout simplement être inexistante. Ce problème

se pose évidemment pour les cas dont la loi n’a pas prévu qu’ils pouvaient survenir. En effet,

depuis la rédaction du code civil en 1804, les choses ont évoluées, que ce soit au niveau de la

science (changements de sexe, mères porteuses), au niveau des mœurs (mariage homosexuel)

ou de la technique (les accidents de circulation).

207.- Ainsi le juge intervient, il comble cette lacune et le législateur n’agit que plus tard

lorsque la nécessité de légiférer dans le domaine se fait sentir.

208.- C’est précisément ce qu’il s’est passé face à des cas d’accident de la circulation. En

effet, l’arrêt Desmares56

rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 21

juillet 1982. Cette jurisprudence vient rejeter les causes d’exonération qui n’ont pas le

caractère de force majeure. Cet arrêt a mis en exergue le besoin pressant de légiférer en

matière d’accidents de la circulation, et cela a abouti le 5 juillet 1985 à la loi Badinter qui est

venue créer ce régime spécial des accidents de la circulation, permettant une facilitation dans

l’indemnisation des victimes de ces accidents. Le fondement de la réparation est situé à

l’article 1384 alinéa 1er

du code civil, visant la responsabilité du fait des choses.

55

Cass. 1ère civ., 22 avril 1986, Bull. civ. 1, n° 98

56 Cass. 2ème civ., 21 juill. 1982, Bull. Civ. II n° 111.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

40

209.- Ainsi la Cour de cassation interprète la loi de différentes manières. Soit elle répète

son contenu, soit elle l’aménage, soit elle crée.

210.- Cette activité interprétative est soutenue, guidée par des techniques juridiques, des

techniques de raisonnement, qui permettent à la Cour de finaliser son interprétation par une

décision.

B) Les techniques « artificielles » d’interprétation de la norme légale

211.- Nous l’avons donc vu, la loi peut s’avérer ambiguë, incomplète. Le juge vient alors

préciser la loi par son interprétation, il l’adapte aux faits qui lui sont soumis.

212.- Mais comment le fait-il ? Le juge use de techniques d’interprétation. On trouve ainsi

trois grandes techniques d’interprétation, de raisonnement.

213.- L’interprétation par analogie tout d’abord, ou interprétation a pari.

214.- Par cette technique d’interprétation, le juge va venir étendre la loi à une situation

qu’elle ne prévoyait pas, souvent par impossibilité de prévoir, mais qui s’apparente à la règle

initialement prévue par le code civil.

215.- Ainsi rentre en jeu toutes les situations précédemment exposées, que ce soit les

avancées scientifiques, les évolutions des mœurs (mariage homosexuel) ou encore les

avancées techniques (cas des accidents de la circulation).

216.- Prenons ainsi deux exemples concrets. La première chambre civile de la Cour de

cassation est venue étendre, par une décision du 23 octobre 199057

, l’octroi d’une prestation

compensatoire, qui n’était prévue que pour les cas de divorce, aux cas de nullité du mariage, à

certaines conditions. En effet, le divorce et la nullité du mariage ont sur la situation des deux

époux le même effet. Ainsi, la Cour est venue par analogie assimiler le régime de l’un sur

l’autre.

217.- Un autre exemple est donné en matière de vol, puisqu’il s’agit ici d’une décision de

la chambre criminelle de la Cour de cassation du 19 décembre 195658

.

218.- Le vol est défini par l'article 311-1 du code pénal comme la « soustraction

frauduleuse de la chose d’autrui ».

57

Cass. 1ère

civ., 23 oct. 1990, Bull n°222 58

Cass. Crim., 19 déc. 1956, Bull n° 853

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41

219.- En l’espèce, il est question d’un « vol » d’électricité. La loi qui définit le vol de

manière générale ne pouvait prévoir un tel acte, elle ne pouvait prévoir que des branchements

frauduleux pouvaient capter l’électricité du réseau de distribution. Le vol d’électricité peut-il

donc tomber sous le régime de cet article du code pénal ?

220.- L’électricité n’est pas une chose et de ce fait, on ne peut pas dire exactement que le

vol d’électricité soit le vol visé par l’article 311-1 du code pénal. Pourtant la Cour de

cassation a étendu cette notion de vol au cas du vol de courant, pour venir condamner la

personne qui usait de dispositifs frauduleux afin de voler l’électricité.

221.- Nous avons deuxièmement l’interprétation a fortiori. De la même manière que

l’interprétation a pari, l’interprétation a fortiori vient étendre la loi à une situation qu’elle ne

prévoyait pas initialement. Mais le motif est différent : il ne s’agit pas de se fonder

uniquement sur la similitude des cas, il faut aussi que les raisons qui fondent la règle se

retrouvent dans le cas nouveau avec une certaine intensité, une certaine force.

222.- Prenons le cas des mineurs et de leur interdiction de vendre leurs biens, seuls. La

Cour de cassation est venue dire qu’a fortiori, les mineurs ne pourront pas réaliser de

donations de leurs biens.

223.- En effet, la donation entraîne de facto un appauvrissement de la personne, et ceci,

sans contrepartie. C’est donc un acte plus grave que la vente. La Cour vient donc étendre la

règle pour cette raison, qui est donc plus forte.

224.- Enfin l’on trouve une troisième technique d’interprétation, l’interprétation a

contrario. Il faut préalablement noter que cette technique n’a pas le même poids dans

l’argumentation que les deux techniques précédentes. En effet, son analyse est plus légère,

tandis que les deux autres sont tout de même basées sur la loi et ses raisons.

225.- En quoi consiste-t-elle ? Toute règle est édictée et est suspendue à des conditions

particulières. Le raisonnement a contrario permet de déduire que lorsque ces conditions ne

sont pas vérifiées, alors la règle inverse est applicable.

226.- Prenons l’exemple de l’article 299 du code civil qui dispose que « Chacun des

époux séparés conserve l'usage du nom de l'autre. Toutefois, le jugement de séparation de

corps ou un jugement postérieur peut, compte tenu des intérêts respectifs des époux, le leur

interdire ». A l’occasion d’un litige, la Cour de cassation a eu à juger de la question de la perte

du nom par effet du divorce. On en déduit ainsi, a contrario, que pendant la durée du mariage,

la femme peut user du nom du mari.

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42

227.- Un autre exemple concerne l’article 6 du code civil qui dispose que l’ »on ne peut

déroger par des conventions particulières aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes

mœurs ».

228.- Ainsi, a contrario, aux lois qui n’intéressent ni l’ordre public, ni les bonnes mœurs,

on peut déroger. C’est la mise en place d’un principe de liberté contractuelle.

229.- A côté de ces techniques d’interprétation, il y a ce qu’on appelle les maximes

d’interprétation. Ces maximes doivent être respectées par le juge lors de son interprétation. Ce

respect doit se faire quel que soit la technique d’interprétation employée.

230.- Nous retiendrons ici les plus connues : tout d’abord, « il est interdit de distinguer là

où la loi ne distingue pas » (Ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus). Cela signifie

que comme la loi a disposé sans conditions, précisions, alors le juge qui va venir interpréter le

texte n’aura pas à préciser ou émettre des exceptions.

231.- Une autre maxime vient préciser que « les disposition spéciales dérogent aux

dispositions générales » (Specialia generalibus derogant).

232.- Le sens est clair : lorsque l’on est en présence d’une loi spéciale qui peut s’appliquer

au cas d’espèce (le régime de la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation par

exemple), on l’applique à la place de la loi générale, qui aurait pu s’appliquer certes, mais qui

est moins précise, moins définie (l’article 1384 alinéa 1er

qui pose le principe de

responsabilité du fait d’autrui et du fait des choses).

233.- Enfin nous trouvons la maxime qui énonce que « les exceptions doivent être

interprétées strictement » (Exception est stricissimae interpretationnis). Cette maxime peut

être rapprochée de la première dans le sens où les exceptions édictées ne doivent pas faire

l’objet d’une interprétation large, extensive.

234.- Tous ces outils d’interprétation permettent au juge de trouver une solution pour

chaque cas qui leur est soumis, dans le respect de la loi. En effet, dans la majorité des cas,

cette interprétation se fait toujours en prenant comme base de raisonnement un texte du code

civil déjà posé.

235.- Ainsi de l’article 1135 du code civil qui dispose que « Les conventions obligent non

seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi

donnent à l'obligation d'après sa nature », la Cour de cassation a décidé que l’ensemble des

contrats de transports de voyageurs font peser sur le transporteur une obligation de sécurité.

De ce fait, s’il y a atteinte à ces personnes, le transporteur verra sa responsabilité engagée.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

43

236.- La Cour vient alors dire que dans certains contrats, même si ce n’était pas exprès,

certaines obligation étaient présentes, notamment ici l’obligation de sécurité.

237.- Dans un autre cas, la Cour de cassation est venue découvrir un principe général de

responsabilité du fait d’autrui et du fait des choses que l’on a sous sa garde en s’appuyant sur

l’article 1384 al. 1er

qui dispose que l’« on est responsable non seulement du dommage que

l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont

on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde ».

238.- Concernant la question des vices cachés, la Cour est venue dire que pesait sur le

vendeur professionnel une présomption de connaissance des vices de la chose qu’il aura

vendue alors que l’article 1645 du code civil dispose que « si le vendeur connaissait les vices

de la chose, il est tenu, outre la restitution du prix qu'il en a reçu, de tous les dommages et

intérêts envers l'acheteur ». Qu’il connaisse ou pas les vices, le vendeur professionnel sera

tenu en cas de vices cachés d’’allouer des dommages et intérêts à l’acheteur.

239.- Ainsi le juge est détenteur de nombreux outils afin d’interpréter. Ces techniques

d’interprétations sont là pour rendre cohérent le système juridique et l’interprétation que les

juge donneront.

240.- Mais comme l’avance Daniel Mainguy59

, « le problème de l’interprétation est

souvent réduit à un ensemble de méthodes, de techniques d’interprétation, dont rend très mal

compte la présentation de l’opposition entre l’Ecole (prétendue) de l’Exégèse et la méthode

dite de libre (prétendument) recherche scientifique de Gény, rapide, sinon fausse, parce que

limitée à des termes techniques ».

241.- En effet, pour Daniel Mainguy, « la question de l’interprétation est d’abord une

question politique (ou philosophique ou théorique), qui ne se résout pas simplement par

l’appel à la source démocratique, à laquelle ne s’abreuveraient pas les juges. Elle pose, en

amont, un problème de définition du système juridique (…) ».

242.- Nous l’avons vu supra dans nos dans nos développements relatifs à l’évolution des

méthodes, à travers notamment Saleilles, Gény, Démogue, Ripert, une des questions

récurrentes des réflexions sur le rôle du juge est celle de la cohérence du système.

243.- Ces auteurs s’accordent tous pour dire que le juge a des pouvoir spécifiques, mais se

différencient sur la question de savoir si ce pouvoir, vu pour certains comme pouvant dériver

vers l’arbitraire, est possible à contenir. Saleilles et Gény s’appuient sur la technique juridique

59

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation : JCP G 2011, doctr. 603., p. 997.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

44

pour organiser tout le système de droit positif, pour le rendre cohérent et contenir cet

arbitraire d’un juge au pouvoir grandissant. Démogue est beaucoup plus sceptique voire

complètement catégorique quant à cette affirmation. En effet pour lui, la technique ne résout

rien et que ces problèmes d’interprétation face à une loi ambiguë, antinomique, obscure,

incomplète, ne pourront pas être réglés par des techniques créées par les hommes.

244.- Par nature ce système est incohérent, car il est humain. Et les écoles de pensées

telles que l’Exégèse ou celle de la libre recherche scientifique de Gény n’en tiennent pas

compte, car sinon ce serait le chaos.

245.- Ripert, lui, est entre les deux. Il fait comme si le système était cohérent, rectifié par

des techniques, mais il n’y croit pas. C’est une sorte de fiction de pensée qu’il établit, afin

d’éviter tout vide auquel aucun des auteurs ne veut se heurter.

246.- C’est donc précisément ce pas là qui n’est pas franchi et qui empêche de voir en

l’interprétation autre chose qu’une simple application de la loi ou une activité du juge

nécessairement encadrée.

247.- Nous sommes toujours dans l’activité interprétative de la Cour de cassation, mais au

final, on va se rendre compte qu’il n’y a pas réellement de frontière entre l’interprétation et la

production du droit.

248.- Le juge crée la norme, c’est indéniable. Le premier témoin de cette création se situe

dans sa deuxième interprétation. Car rappelons le, nous avons qualifié son interprétation de

« plurale ». Si la Cour de cassation interprète indéniablement la loi, il est aussi certain qu’elle

interprète aujourd’hui cette norme jurisprudentielle, maintes et maintes fois déjà interprétée.

§2 – L’interprétation seconde et officieuse de la norme jurisprudentielle

249.- L’interprétation de la norme jurisprudentielle, c’est le constat qu’au fil du temps, ce

n’est plus la loi telle que posée par le législateur qui est interprétée mais bel et bien la loi déjà

interprétée (A). Ce constat amène à l’idée d’une construction permanente du droit qui

représente un certain écueil à la théorie réaliste de l’interprétation (B).

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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A) Le constat sous-jacent d’une interprétation de la loi déjà interprétée

250.- Nous venons de le traiter, le juge vient interpréter la loi. Il le fait par le biais de

techniques, de raisonnements préconstruits, qui ne font pas l’unanimité, mais qui

maintiendraient un système cohérent au détriment d’une interprétation poussée, libérée de tout

cadre technique, et qualifiée de « dangereuse » car permettant au juge de créer le droit.

251.- Mais n’avons-nous pas peur aujourd’hui de ce qui est déjà installé ? On entend de-ci

de-là les voix s’élever contre un arbitraire des juges, « un gouvernement des juges » pour user

de l’expression du moment, qui viendraient par leurs interprétations, leurs trop grandes

prétentions, venir remplacer le législateur. Ripert disait déjà du juge qu’il était le « législateur

des cas particuliers ». Et si au final, Ripert avait vu juste mais pas assez loin, et que le juge

venait prendre la place du législateur ?

252.- On aurait ainsi pu titrer cette partie « l’interprétation du juge, ou être le législateur à

la place du législateur ».

253.- C’est un véritable rapport de force dont il est question ici, et ce n’est pas un débat

contemporain.

254.- Le législateur a toujours fait face aux juges, et inversement, selon les époques, selon

les contextes. Une peur du juge sous l’Ancien Régime, une montée du législateur dans les

années 20, comme l’explique Christophe Jamin60

, « autant la question de sa [le législateur]

toute-puissance ne se posait pas vers 1900-1910, au moment où écrivait Saleilles, autant elle

se pose de manière cruciale depuis la fin du premier conflit mondial, car, à partir du début des

années 1920, la machine législative s’est mise à fonctionner à plein régime ».

255.- Mais au-delà de ce rapport de force entre ces deux pouvoirs, ces deux personnes,

c’est aussi une confrontation des normes, une sorte de choc des Titans normatifs.

256.- Comme l’explique Daniel Mainguy, « le schéma explicatif classique de

l’interprétation repose sur une séparation nette des normes : il y a d’une part la norme

interprétée, la loi, et d’autre part la norme d’interprétation, la jurisprudence. Ce faisant,

l’interprétation assurerait un lien vivant entre deux normes distinctes : la jurisprudence serait

la mise en pratique de la loi, son application au cas concret. Cette présentation est cependant

60

JAMIN Christophe, Le rendez-vous manqué des civilistes français avec le réalisme juridique : un exercice de

lecture comparée (source : http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/61/42/26/Conclusion-generale-du-droit/Jamin-

Realisme-juridique.pdf)

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

46

très réductrice. Elle révèle une volonté, consciente ou non, de présenter les normes de manière

différenciée »61

.

257.- En effet, il n’est pas concevable, et peut-être est-ce dû à des résidus de légicentrisme

exacerbé, que la loi et la jurisprudence avancent côte à côte, main dans la main.

258.- La jurisprudence est reléguée officiellement à la simple application de la loi, qui,

elle, détient toute l’autorité nécessaire à son assise.

259.- Cet état des choses est indubitablement une véritable injustice, un comble lorsqu’il

est question de loi et de jurisprudence.

260.- En effet, si l’on s’intéresse de près à l’interprétation et la jurisprudence, on se rend

compte très vite, sous réserve d’avoir des œillères intellectuelles, que la jurisprudence est une

norme, et qui plus est, une norme interprétée régulièrement par le juge. Les voix s’élèvent, les

flambeaux sont allumés, et voici les partisans de la loi toute puissante aux grilles du palais

jurisprudentiel.

261.- Que faire alors pour éviter la guillotine sur la place publique tout en ménageant un

temps les partisans enragés de la loi, source de toute chose ? Malheureusement pas grand-

chose.

262.- Car toute explication plaide en faveur de la jurisprudence et de son rang de norme,

au même titre que la loi.

263.- « L’interprétation de l’interprétation »62

, voilà ce dont il s’agit.

264.- Ainsi, et c’est lié aux exemples illustrant les techniques précédemment exposées,

lorsque l’on croit que c’est la loi qui est interprétée, c’est en fait souvent la jurisprudence.

265.- En effet la loi est souvent abstraite, générale, et a cette particularité d’être assez

large pour s’appliquer à différents cas particuliers.

266.- Le juge vient alors comme on a pu le voir, par des techniques d’interprétation,

préciser cette loi, lui donner un sens applicable au cas qui lui est donné de juger.

267.- Lorsque un autre cas est soumis, et qu’il ressemble en partie à celui dont on vient de

parler, le juge va venir appliquer le même article, mais ne va pas l’interpréter pour la première

fois. Il va venir, de manière officieuse, se baser sur l’interprétation qu’il a pu y avoir sur le cas

similaire, tout en remodelant, en complétant, en précisant, en adaptant.

61

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation : JCP G 2011, doctr. 603., p. 1000. 62

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation, p.1000.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

47

268.- Prenons l’exemple de l’article 1645 du code civil qui dispose que « si le vendeur

connaissait les vices de la chose, il est tenu, outre la restitution du prix qu'il en a reçu, de tous

les dommages et intérêts envers l'acheteur »

269.- Nous avons vu que la Cour de cassation, par un raisonnement s’appuyant sur des

techniques, avait décidé que pesait sur le vendeur professionnel une présomption de

connaissance du vice caché, ce qui engage sa responsabilité.

270.- Lorsqu’un cas mettant en cause un vendeur professionnel se pose à un juge de la

Cour de cassation, ce dernier ne se base pas sur l’article 1645 du code civil. La Cour

s’appuiera sur l’interprétation qu’il y a eu de cet article, pour soit venir la répéter, soit la

compléter, soit en opérant un revirement de jurisprudence.

271.- Ainsi Daniel Mainguy explique que « l’effet de sédimentation jurisprudentielle

révèle que l’interprétation du juge est moins souvent l’interprétation de la norme légale

qu’une interprétation d’une norme jurisprudentielle : une interprétation d’une

interprétation. »63

272.- D’ailleurs Montaigne le disait déjà à son époque : « Il y a plus affaire à interpréter

les interprétations qu'à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur un autre

sujet, nous ne faisons que nous entregloser. »64

273.- Ce constat, une fois posé, est tout à fait logique. Il ne fait pas pour autant

l’unanimité, car ce serait admettre un pouvoir créateur au juge, ce serait admettre que la

jurisprudence est source de droit, et ainsi que son interprète est en sorte un deuxième

législateur.

274.- Cette analyse de l’interprétation de l’interprétation, Ronald Dworkin l’avait déjà

entrevue dans La chaîne du droit65

. En effet, dans ses développements, il compare le juge à un

romancier et imagine un jeu selon lequel s’établissent plusieurs romanciers, et où chaque

romancier écrira un bout d’histoire qu’il donnera ensuite au romancier suivant qui répètera le

processus, « il incombe ainsi à chaque romancier, à l’exception du premier, d’interpréter le

matériau qu’il doit considérer comme faisant partie intégrante du roman à la rédaction duquel

il participe ».66

63

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation, p.1000. 64

MONTAIGNE, Essais. 65

DWORKIN Ronald, La chaîne de droit , Droit et société, 1985-1, p.6 66

DWORKIN Ronald, La chaîne de droit, art. préc.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

48

275.- Il continue son raisonnement quelques lignes plus loin en avançant que « l’exigence

d’unité inscrite dans l’entreprise du roman à la chaîne présente suffisamment de similitudes

avec le principe d’unité en droit, pour nous inviter à établir un parallèle avec la résolution des

cas difficiles par les juges acceptant ce principe ».

276.- Ronald Dworkin émet donc l’idée d’une unité du droit. Certes on trouvera

différentes couches d’interprétation, mais le tout sera cohérent.

277.- Il continue en disant que le juge « doit essayer de faire comme par le passé avec sa

décision, qu’elle ne parte pas dans une nouvelle direction, comme s’il écrivait sur une ardoise

vierge. Il sait que d’autres juges se sont prononcés sur des affaires qui, bien que pas

exactement identiques à celle qui lui est soumise, avaient néanmoins trait à des problèmes

connexes, et il doit penser que leurs décisions font partie d’une histoire qu’il lui faut

interpréter et ensuite continuer, conformément à son jugement sur ce qui la rendra meilleure

possible ».

278.- C’est donc l’idée de l’interprétation de l’interprétation. Il n’y a plus d’ardoise

vierge, il ne s’agit pas pour le juge de faire croire en une interprétation première de la loi.

279.- Daniel Mainguy appuie ces propos en donnant l’exemple de l’article 1134 du code

civil, qui ne peut se présenter sans la jurisprudence qui est venue le compléter derrière. Si le

juge ignorait ces interprétations précédentes, alors « l’article 1134 serait un simple texte

d’incantation, point une norme efficace »67

.

280.- Tout cela aboutit ainsi à une unité, mais il ne faut pas s’y tromper, l’ensemble des

normes jurisprudentielles n’est pas plus stable que l’ensemble des normes légales. Mais

l’interprétation de l’interprétation offre cette possibilité de rediscuter sans cesse cette norme.

281.- Daniel Mainguy met en exergue sur cette idée l’intérêt du système français

jurisprudentiel qui « propose des solutions révocables ». Il est donc question ici de

construction permanente.

282.- Mais c’est là aussi un écueil aux propos de Michel Troper et de sa théorie réaliste de

l’interprétation. En effet, si la construction normative est permanente, que faire du postulat

selon lequel l’interprétation crée la norme et la fixe ? C’est ce que nous allons voir à présent.

67

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation, p.1000.

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49

B) L’écueil aux postulats de la théorie réaliste de l’interprétation

283.- Les propos précédents nous ont amené à voir qu’il existait, outre la conception

dominante de l’interprétation, à savoir celle de la loi, et uniquement de la loi, une

interprétation de la norme jurisprudentielle. Il n’est plus question ici d’une simple

interprétation mais de l’interprétation de l’interprétation.

284.- Et nous avons vu que c’était une véritable construction, permanente : tel les

romanciers de Dworkin, les juges sont amenés à décider en s’appuyant non pas sur la loi telle

qu’elle est édictée, mais sur cette loi qui a été interprétée, sur la norme jurisprudentielle.

285.- Nous avons vu aussi que cette norme, si elle participait à l’unité du droit, n’en était

pas pour autant plus ou moins stable que l’ensemble des normes légales, de telle manière que

la jurisprudence n’est pas figée : elle évolue, elle se voit précisée, complétée, voire renversée.

286.- Nous le verrons infra, mais ces considérations impliquent indéniablement de

reconnaître à la jurisprudence sa qualité normative, en tant que source de droit, au même titre

que la loi.

287.- Si comparaison il devait y avoir entre la norme légale et la norme jurisprudentielle,

nous pourrions dire que l’essentiel de la règle, ce qui serait assimilable à l’article de loi en

somme, cette prescription posée par le législateur, serait contenu dans la solution de droit.

288.- C’est ce qu’avance Daniel Mainguy lorsqu’il en vient à comparer le système de

Common law et le système français, en précisant que « ce n’est pas un arrêt qui forme la

norme jurisprudentielle, mais sa solution de droit, isolée de son contexte, des faits qui la

constituent, et dont on apprécie qu’elle en soit délestée, qu’elle soit une « pure » solution de

droit et qu’elle se présente comme une norme légiférée. »68

289.- Mais cette solution de droit est vouée à être appliquée à d’autres cas que celui pour

lequel elle a été produite. Et de cette nouvelle application, naîtra une autre interprétation, et

ainsi une nouvelle solution de droit, et ainsi de suite. Et c’est précisément là que le bât blesse.

290.- En effet, notre sujet d’étude porte sur le droit privé, la Cour de cassation, son

activité interprétative et productrice de droit, mais tout ceci confronté à la théorie réaliste de

l’interprétation développée par Michel Troper.

68

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation, p.1000.

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50

291.- Cette théorie, rappelons-le, contient certains postulats : l’interprétation est une

fonction de la volonté, elle confère un certain pouvoir à l’interprète, elle le rend créateur de la

norme.

292.- Le principe de cette théorie est simple : c’est celui de l’indétermination textuelle.

Les énoncés, les textes, sont par principe indéterminés, et avant toute interprétation, ces

derniers n’ont aucun sens, ils sont, comme le dit Michel Troper, « en attente de sens »69

.

293.- Leur détermination intervient que par l’interprétation d’un organe d’application du

droit, une Cour souveraine.

294.- Ainsi, dès lors que l’énoncé, le texte, est interprété, il est déterminé.

295.- Or nous venons de voir à travers l’interprétation de l’interprétation, que la norme

jurisprudentielle est en permanence interprétée, qu’elle se transforme, pour être à nouveau

interprétée.

296.- Etienne Picard distingue ainsi trois hypothèses où cette difficulté se révèle70

.

297.- La première hypothèse vise le cas où la norme interprétée par le juge, et qui fait

donc l’objet d‘une décision passée en force de chose jugée, va faire l’objet de l’application

par des autorités qui seront chargées d’exécuter cette décision, les huissiers, les comptables

public ou la police. En réalité, ces autorités vont venir interpréter l’interprétation, et ainsi,

selon la théorie réaliste de Michel Troper, s’en montrer initiateurs. Etienne Picard avance que

l’appropriation de cette interprétation ne se fera qu’au niveau des faits si on garde en tête les

arguments de la théorie.

298.- Dans sa deuxième hypothèse, Etienne Picard vise le cas où l’énoncé, le texte, a fait

l’objet d’une interprétation par une Cour souveraine. Le texte est devenu norme. Le problème

se pose lorsqu’une autre Cour souveraine va à son tour interpréter cet énoncé : elle ne sera pas

tenue par la première interprétation qui a tout de même eu au regard de la théorie réaliste une

qualité normative.

299.- Etienne Picard émet enfin l’hypothèse selon laquelle la Cour qui a interprété un

énoncé est amenée à interpréter ce même énoncé, pour des faits différents. Sa propre

interprétation ne s’avère donc pas non plus normative.

69

TROPER Michel, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF,

Leviathan, 2001, p. 74. 70

PICARD Etienne, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation », Colloque sur l’office du juge, Paris, Palais

du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006.

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51

300.- D’ores et déjà, nous pouvons éliminer la première hypothèse qui met en scène les

autorités chargées de l’exécution de la décision. Même s’ils sont au bout de la chaîne, et qu’ils

ont « le dernier mot », ils ne sont pour autant pas assez habilités. En effet, si la théorie réaliste

de l’interprétation peut en théorie s’appliquer à beaucoup d’acteurs de droit, elle se cantonne

tout de même qu’aux Cours souveraines.

301.- Les deux dernières hypothèses posent donc la plus grosse difficulté et il faut donc

soit relativiser la théorie réaliste de l’interprétation en ce qu’elle estime déterminée la norme

après interprétation du juge, ou admettre qu’il y a deux temps dans la vie de la norme

jurisprudentielle.

302.- En effet, dire que l’énoncé (la loi déjà interprétée) est indéterminée car elle sera à

nouveau interprétée, est un peu radical. Peut-être vaudrait-il mieux voir ce processus en deux

parties : le temps où la norme est déterminée, où elle vit, s’applique, et celui où elle change,

évolue.

303.- Ainsi l’énoncé est bien déterminé, mais pour un temps relatif : soit court, si une

affaire vient interpréter immédiatement cette norme fraîchement créée, soit long si la

jurisprudence est constante et que les faits de l’espèce ne nécessitent pas une « réécriture » de

cette norme jurisprudentielle.

304.- Ainsi il y a bien détermination normative, mais éphémère.

305.- Dans le cas où la jurisprudence est constante, ce qui peut être le cas, alors pas de

difficultés particulières à l’horizon. La norme est établie et s’enracine.

306.- En revanche lorsqu’il y a évolution, que ce soit dans les mœurs, dans les techniques,

alors il y a plus de risques de revirements. D’ailleurs, sur cette base de réflexion, peut-être

serait-il possible de scinder les normes jurisprudentielles en mouvement de celles qui auraient

plus d’aspiration à rester figées.

307.- Dans tous les cas, cette « sédimentation » n’a pas vocation à être stable, et peut à

tout moment subir une « tectonique des plaques normative ».

308.- Daniel Mainguy rappelle à juste titre que ce système est humain, et que de ce fait, la

portée normative a un caractère « hésitant, imparfait (…) en proie à la recherche d’une Vérité,

d’une Justice »71

, évitant à tous prix ce chaos, latent, mais que le juge supplante à son échelle,

par ses propres moyens.

71

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation, p.1001.

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52

Conclusion du chapitre 1

309.- La question de l’interprétation est donc complexe, que ce soit dans sa définition,

dans son exercice, elle fait preuve de variabilité, de mouvement. C’est en effet une notion

évolutive qui trouve aujourd’hui une définition dans le courant réaliste. L’interprétation est

donc cette activité des juges. Mais que viennent-ils interpréter ? La question de

l’interprétation est faite de constats officiels comme l’est l’interprétation de la loi, appuyée

par des outils de techniques juridiques venus rectifier les déséquilibres existants, et de

constats officieux que nous avons démontrés à travers l’interprétation de l’interprétation. Elle

met en jeu des courants de pensée, des théories, souvent politique, et met en exergue ce

rapport de force, entre le législateur et le juge.

310.- Malgré cette complexité, l’interprétation reste cet « art de faire comprendre »,

spécifique à chaque situation : « « La situation concrète dans laquelle vous vous trouvez peut

certes à maints égards ressembler à d’autres situations, mais elle demeure toujours cette

situation particulière dans laquelle vous vous trouvez. Et ce qui est raisonnable dans cette

situation, ce qui doit être fait en toute justice ne peut justement pas être prescrit par des

directives générales qui vous seraient données sur le bien et le mal, à la façon d’un mode

d’emploi technique pour la manipulation d’un appareil quelconque. Vous devez plutôt vous-

même déterminer ce qui doit être fait. Pour cela vous devez vous mettre au fait de votre

situation. Vous devez interpréter. Voilà la dimension herméneutique de l’éthique et de la

raison pratique. L’herméneutique est l’art de faire comprendre72

».

311.- Quoiqu’il en soit, il est indéniable au vue de nos constatations que l’activité

interprétative est source de droit. C’est là le postulat de la théorie réaliste de l’interprétation,

et l’activité de la Cour de cassation le vérifie. Par son interprétation, de la norme légale ou

jurisprudentielle, le juge vient créer du droit. C’est précisément ce dont nous allons traiter à

présent.

72

GADAMER H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996

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53

Chapitre 2 : l’activité créatrice de droit de la Cour de cassation

312.- Cette création du droit par la Cour de cassation pose ainsi deux idées majeures, que

nous allons donc ici développer, à savoir tout d’abord la reconnaissance de l’autorité de la

création prétorienne, la jurisprudence (Section 1), avec les modalités qui lui sont inhérentes, et

ensuite les moyens, le processus décisionnel par lequel la Cour vient enrichir le droit de sa

norme (Section 2).

Section 1 : l’affirmation incontestable de l’autorité de la jurisprudence en droit privé

313.- L’affirmation de l’autorité de la jurisprudence en droit privé se réalise à plusieurs

niveaux. Nous verrons que petit à petit, la création prétorienne n’est plus considérée comme

une simple application de la loi mais comme une véritable source de droit (§1), ce qui pousse

à se poser des questions sur la manière dont elle peut interagir dans le système juridique,

notamment à travers la question de la rétroactivité de la jurisprudence (§2).

§1 – La reconnaissance légitime de la création prétorienne comme créatrice et source de

droit

314.- La reconnaissance de l’autorité de la création prétorienne se fait à travers le constat

de son rôle créateur (A) puis à travers ensuite celui de son statut de source de droit (B).

A) Le rôle incontestablement créateur de la jurisprudence

315.- Rien n’aurait pu laisser penser il y a de là une vingtaine d’année qu’une telle

question se poserait. « La jurisprudence créatrice de droit à travers la Cour de cassation »

n’effleurait peut-être même pas les esprits des auteurs les plus ouverts.

316.- Aujourd’hui la question de ce rôle créateur se pose, sans conteste, et c’est un

fabuleux contrepoint à l’entreprise de ce XIXe siècle qui a voulu museler les Parlements de

l’Ancien Régime au profit de la loi et de la doctrine.

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54

317.- Les considérations qui vont suivre découlent indéniablement des observations

précédentes, notamment de la distance qui a été faite par rapport à la loi par le biais de

l’interprétation de l’interprétation.

318.- En effet, la Cour de cassation n’admet plus d’être le contrôleur de la loi uniquement,

et s’en affranchit par son interprétation créatrice : les juges ne sont plus les bouches de la loi,

ils l’étendent, ils la complètent, ils la dépassent.

319.- En effet, la Cour de cassation n’est plus aujourd’hui là pour simplement appliquer

la loi. Non pas que cette activité soit dénué de mérite, mais elles font des juges plus des

« perroquets » que des juristes qui réfléchissent, raisonnent, et argumentent.

320.- A ce souci de s’émanciper, c’est aussi développé le besoin de coller aux

préoccupations du moment, à l’évolution de la société.

321.- La loi telle que posée en 1804 ne suffit plus, ou du moins ne correspond plus. Il faut

pour cela que la jurisprudence vienne étendre ces dispositions légales aux cas contemporains.

Comme le disait Saleilles, « au-delà du code civil mais par le Code civil ».

322.- Le juge va au-delà de la lettre de la loi. Et c’est précisément là la distinction que l’on

a pu faire entre l’interprétation comme un acte de volonté et l’interprétation comme un acte de

connaissance.

323.- Cette activité d’étendre le domaine initiale de la loi n’est pas contraire à l’idée que

Portalis se faisait du droit. Comme l’explique Bruno Oppetit73

, « la Cour de cassation ne

trahissait nullement sa mission : elle obéissait au contraire aux directives exprimées par

Portalis dans son Discours préliminaire de présentation du Code civil, qui excluaient certes

l’interprétation judiciaire « par voie d’autorité », débouchant sur des arrêts de règlement, mais

encourageaient au contraire les tribunaux à développer l’interprétation « par voie de

doctrine », consistant à « saisir le vrai sens des lois, à les appliquer avec discernement et à les

suppléer dans les cas qu’elles n’ont pas réglés ».

324.- Cette interprétation créative qui vient étendre la loi a permis à la Cour de cassation

de voir son image évoluer, que ce soit par le nouveau statut naissant de sa jurisprudence et

sous la plume de la doctrine qui a fait de la création prétorienne un mode de production du

droit nouveau.

73

OPPETIT Bruno, « Le rôle créateur de la Cour de cassation », in Bicentenaire de la Cour de cassation, La

documentation française, 1991

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

55

325.- L’autorité de la jurisprudence est bien là et se ressent à travers de nouveaux régimes

de droit, des lois, comme la loi de 1985 sur les accidents de la circulation qui découle d’une

interprétation extensive de l’article 1384 al 1er

, comme la responsabilité générale du fait des

choses inanimées modifiant le droit de la filiation ou le développement des règlements des

conflits de lois.

326.- Evidemment, comme nous avons pu le voir, cette créativité concorde bien avec

l’évolution des technique d’interprétation, du passage de l’exégèse à la libre recherche

scientifique, par le biais des interprétations a pari, a fortiori.

327.- La loi n’est pour autant pas mise de côté, au contraire, l’interprétation s’appuie

dessus, mais va au-delà de sa lettre. La jurisprudence est donc en quelque sorte assimilée à la

règle légale.

328.- La Cour européenne des droits de l’homme vient alors dire que « dans un domaine

couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes

l’ont interprété en ayant égard, au besoin, à des données techniques nouvelles »74

.

329.- Mais la Cour de cassation ne s’arrête pas qu’à cette activité d’extension de la loi,

elle vient aussi la compléter, car comme on a pu le voir, la loi souffre de carences, prévues

indirectement par l’article 4 du code civil qui dispose que « le juge qui refusera de juger, sous

prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme

coupable de déni de justice ». Ainsi la loi peut être silencieuse, obscure ou insuffisante.

330.- C’est donc au juge que revient la tâche de venir combler ces lacunes.

331.- Prenons l’exemple de l’arrêt de la première chambre civil de la Cour de cassation du

20 mai 1969 par lequel la Cour motive sa décision par un obiter dictum. Le but était de

prévoir dans l’article 342 du code civil (qui dispose aujourd’hui que « Tout enfant dont la

filiation paternelle n'est pas légalement établie, peut réclamer des subsides à celui qui a eu des

relations avec sa mère pendant la période légale de la conception ») l’insertion des enfants

naturels.

332.- Et comme nous l’avons précédemment évoqué, la Cour de cassation a permis de

faire évoluer la loi par son arrêt Desmares, concernant la faute de la victime, et poussant le

législateur à adopter la loi du 5 juillet 1985 améliorant considérablement les modalités

d’indemnisation des victimes des accidents de la circulation.

74

Cour européenne des Droits de l’Homme, 24 avril 1990, affaire Kruslin c. France.

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56

333.- Il faut aussi noter que la Cour de cassation réalise un rapport annuel qui lui permet

de s’adresser au législateur, débattant sur le fond, la forme.

334.- Comme l’explique Bruno Oppetit, « en vingt ans, on évalue au chiffre d’environ

cent cinquante les propositions de modification législatives ou réglementaires formulées dans

le rapport annuel, dont la plupart ont été prises en considération et ont abouti à des

réformes »75

.

335.- Nous venons de voir que la Cour de cassation étend la loi, la complète pour cause de

lacunes, mais elle vient aussi dans une dernière mesure, la dépasser.

336.- Ce dépassement de la loi témoigne réellement du rôle créateur et créatif de cette

jurisprudence. Elle vient se servir d’autres sources de droit. A priori, cela peut paraître

contraire à la loi, et pourtant l’article 12 du code de procédure civile dispose que « le juge

tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables », et l’article 604

que « le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité

du jugement qu'il attaque aux règles de droit ».

337.- Dans ces deux articles, il n’est nullement question de « loi » au sens strict mais bien

de « règles de droit ».

338.- Ainsi la Cour de cassation accorde une importance aux règles de droit international.

339.- Cela relève un peu de la même logique que l’extension en raison des évolutions de

la société : la Cour de cassation vient s’adapter au contexte international et ainsi imposer

d’une manière différente sa jurisprudence.

340.- L’arrêt le plus célèbre en la matière est celui de la chambre mixte du 24 mai 1975,

plus connu sous le nom de l’arrêt Cafés jacques Vabre76

. La Cour avait alors contrôlé la

conformité aux traités des lois nationales (antérieures ou postérieures).

341.- La Cour de cassation s’octroie donc la possibilité d’interpréter les traités (d’une

autorité supérieure aux lois selon l’article 55 de la Constitution).

342.- L’exception à cette affirmation est lorsqu’il s’agit de droit public international77

ou

d’ordre public international78

.

75

OPPETIT Bruno, « Le rôle créateur de la Cour de cassation », in Bicentenaire de la Cour de cassation, La

documentation française, 1991 76

Ch. Mixte 24 mai 1975, Cafés Jacques Vabre, D.1975, 495, conclusions Procureur général Touffait 77

Cass. 1re

civ., 18 nov. 1986, Société Atlantic Triton, n° 85-11324, JDI, 1987 p.125

78 Cass. 1

re civ., 7 juin 1989, Société Cartours J.C.R, 1990, II, 21448, note Remery

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

57

343.- Enfin la Cour de cassation demande aux juges du fond d’appliquer la loi étrangère79

,

et ceci même si les parties ne l’ont pas précisé.

344.- A ceci viennent s’ajouter le recours aux principes généraux du droit, que nous

développerons infra.

345.- Ainsi il n’est donc plus contestable que la Cour de cassation dispose d’une activité

prétorienne créatrice et créative. Ce caractère innovant permet ainsi à la jurisprudence d’avoir

une assise, une autorité dont elle ne disposait pas auparavant.

346.- Mais au-delà de son rôle créateur, une autre question vient se poser à propos de la

jurisprudence, c’est celle de son statut de source de droit.

B) Le difficile aveu du statut de source de droit de la jurisprudence

347.- Comme le disait Henri Batiffol, « les discussions sur le point de savoir si la

jurisprudence est source de droit ont beaucoup plus pour objet aujourd’hui le choix entre les

raisons de répondre affirmativement que l’hésitation sur l’affirmative »80

.

348.- Ainsi, même si une hésitation persiste, la jurisprudence bénéficie d’une présomption

positive de source de droit.

349.- Nous l’avons vu, la jurisprudence étend la loi, elle la complète, elle la dépasse, et

elle le fait par le biais de techniques d’interprétation.

350.- Mais peut-elle être considérée comme une source de droit ?

351.- Si la réponse officielle est négative, et ceci en vertu de la séparation des pouvoir

selon laquelle le législatif édicte la règle et le judiciaire l’applique, il est indéniable

aujourd’hui que la création prétorienne est source de droit, et ceci à plusieurs égards.

352.- Lorsque le juge vient interpréter la règle, il ne le fait pas que l’appliquer. Par des

raisonnements a pari, a fortiori, a contrario, le juge vient modifier la règle, la préciser, voire

la créer. Cette activité-là est indéniable. Ce qu’il faut noter, et ce qui appuie la thèse selon

79

Cass. 1re

civ., 25 nov. 1986, n°84-17.745., Publié au bulletin. Bulletin 1986 I N° 277 p. 265 / Cass. 1re

civ., 25

mai 1987, D.1988, Jur. p. 28, note Breton ; JCP 1988, II, n°20925, note Montredon ; RTD civ. 1988, p. 374, obs.

Patarin ; ibid 1989, p. 354, obs. Zénati / Cass. 1re

civ., 11 oct. 1988 n° 87-11.198. Bull. Civ. 1988 I N° 278 p. 190

/ Cass. 1re

civ. ,18 oct. 1988 Schule, RCDIP 1989.368, note ALEXANDRE (D.)

80 BATIFFOL Henri, « Note sur les revirements de jurisprudence », Arch. phil.du dr., 1967, p. 335.

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laquelle la jurisprudence est source de droit, c’est qu’une fois la loi interprétée, la

jurisprudence fait corps avec cette dernière au point qu’au fil des années, la différence entre la

règle de droit initiale, la loi, et la jurisprudence, est mince.

353.- La loi et la création prétorienne sont donc confondues, mais pas seulement.

354.- Il semblerait même comme nous avons pu le voir précédemment, que le juge

interprète directement son interprétation, faisant de cette dernière le support de la cassation.

355.- En effet, lorsqu’un cas est présenté au juge et qu’il doit appliquer un texte à portée

générale comme l’article 1384 du code civil ou l’article 1134 du code civil, il ne vient pas

refaire tout le raisonnement qui a été fait par d’autres juridictions. De manière officieuse, le

juge s’appuie bel et bien sur la règle que les autres juges des juridictions souveraines ont

posée.

356.- De ce fait, le support de l’interprétation, le support de la cassation est la

jurisprudence antérieure. Cette dernière est donc comparable à une norme juridique, au même

titre que la loi. Et l’arrêt de la première chambre civile du 5 février 2009 en est un exemple

flagrant. En effet, la Cour de cassation évoque ici sa propre jurisprudence en disant « la cour

d'appel a relevé que dès les années 1990 à 1995, la jurisprudence avait procédé à un

renforcement des exigences de motivation de la lettre de licenciement pour motif économique

et qu'à cette période déjà, il était fait obligation à l'employeur d'y énoncer de manière

suffisamment précise le motif économique fondant le licenciement, sous peine de voir le

congédiement jugé sans cause réelle et sérieuse, faisant ainsi ressortir que l'arrêt rendu par la

Cour de cassation en 1997 ne constituait ni un revirement, ni même l'expression d'une

évolution imprévisible de la jurisprudence, de sorte l'avocat ne pouvait s'en prévaloir pour

s'exonérer de sa responsabilité »81

, ou encore « (…) en a déduit à bon droit que l'association

n'avait été privée de son droit d'agir en justice que du fait de son inobservation des règles de

procédure, clairement exposées dans le texte de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881,

précisées par une jurisprudence constante selon laquelle ces règles s'appliquaient devant la

juridiction civile des référés. »82

357.- La question de l’interprétation de l’interprétation permet ainsi de montrer qu’en

plus de dépasser la norme légale, en la précisant, en la complétant ou en la créant, le juge

privilégie sa propre norme.

81

Civ. 1e, 5 février 2009, n°07-20196, Bull. Joly 2009, p. 480

82 Civ. 1

e, 27 sept. 2005, n° 04-15179, Bull., I, n° 348, p. 289, in : Revue trimestrielle de droit civil, janvier-mars

2006, n° 1, chroniques 5, p. 126-129.

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59

358.- C’est donc une redéfinition de la norme qui est en train de se réaliser, et la

Commission européenne des droits de l’homme le fait bien sentir en disant que « dans un

domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions

compétentes l’ont interprété en ayant égard, au besoin, à des données techniques

nouvelles »83

.

359.- Ainsi la jurisprudence fait bien partie de ce bloc de légalité, pris lato sensu.

360.- Cette reconnaissance de la jurisprudence comme source du droit est particulièrement

accrue dans les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme.

361.- Le juge européen par exemple, dans l’arrêt du 15 juillet 201084

, vient donner sa

conception de la loi. Très souvent, la Cour européenne des droits de l’Homme doit examiner

si une mesure prise par les autorités, limitant un droit fondamental, est « légale ». Elle doit

notamment regarder s’il existe en droit interne une base légale autorisant telle ou telle

limitation. Et à cet égard, la Cour estime de manière récurrente que : « la notion de « loi » doit

être entendue dans son acception « matérielle » et non « formelle » et qu'elle y inclut en

conséquence l'ensemble constitué par le droit écrit, y compris des textes de rang infra

législatif85

, ainsi que la jurisprudence qui l'interprète86

. »

362.- La Cour est aussi extrêmement explicite dans ses arrêts Cantoni87

et Pessino88

en

visant un « droit d’origine tant législative que jurisprudentielle ».

363.- Enfin, la Cour EDH ajoute dans l'affaire C.R. c. Royaume-Uni (paragraphe 34), que

« Aussi clair que le libellé d'une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique

que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d'interprétation

judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s'adapter aux changements de

situation. D'ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique du Royaume-Uni

comme des autres Etats parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du

droit, contribue nécessairement à l'évolution progressive du droit pénal. On ne saurait

interpréter l'article 7 (art. 7) de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des

règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à

83

Commission européenne des Droits de l’Homme, 24 avril 1990, affaire Kruslin 84

CEDH, 15/07/10, Chagnon et Fournier c. France, requêtes no 44174/06 et 44190/06, §46) 85

(voir, notamment, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 93, série A no 12) 86

(voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A) 87

CEDH, 15/11/1996, Cantoni c./ France 88

CEDH, 10/10/2006, Pessino c./ France

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60

condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement

prévisible. »89

364.- La jurisprudence fait donc partie de la hiérarchie des normes. Dire qu’elle est au

même titre que la loi serait une affirmation erronée. Il n’est plus question de rang à partir du

moment où le fondement n’est pas le même.

365.- La jurisprudence découle de l’interprétation, d’ailleurs, la Cour européenne elle-

même considère que sa jurisprudence suit le même schéma.

366.- Ainsi il y a une obligation de la part de la Cour EDH d’insérer la jurisprudence en

tant que source du droit, quelles que soient ses origines.

367.- Dans une époque où le droit européen et international pèse de plus en plus dans la

compréhension de notre droit national, il serait utile d’en tirer les conclusions.

368.- Le droit européen prévaut à présent sur le droit national. Il est donc logique de

penser que si la jurisprudence n’est pas encore reconnue officiellement comme source du

droit, elle le sera très bientôt, ne serait-ce que pour pas entraver aux demandes de la Cour de

Strasbourg qui oblige les Etats à inclure la jurisprudence dans les sources du droit, quel que

soit le fondement.

369.- Cette autorité de la jurisprudence à présent établie, dans son rôle créateur comme

dans celui de source de droit, il est nécessaire de s’attarder sur une des conséquences qui

aujourd’hui fait grandement débat : la question de la rétroactivité de la création prétorienne.

§2 – Le débat ouvert sur la rétroactivité des revirements de jurisprudence

370.- Ce débat sur la rétroactivité des revirements de jurisprudences est témoin de la

production du droit que l’activité des juges permet, par l’interprétation. Il s’articule autour de

deux éléments, l’affirmation expresse du statut de la jurisprudence (A) et la timide mise en

place des modulations dans le temps de ces revirements de jurisprudence (B).

89

CEDH, 22/11/1995, C.R. c./Royaume-Uni

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61

A) L’affirmation expresse du statut normatif de la jurisprudence

371.- « L'entrée en vigueur d'une loi nouvelle soulève la question de savoir dans quelle

conditions va s'opérer sa substitution à la loi antérieure. Il faut bien comprendre, à cet égard,

qu'il ne suffit pas - même si c'est assurément nécessaire - de fixer le moment où elle a

vocation à produire effet - le moment où elle entre en vigueur. Il faut encore déterminer son

domaine d'application précis dans le temps. (...) En bref, il convient, dans chaque cas, de

savoir quelle est l'étendue exacte de l'application de la loi nouvelle, et de rechercher si la loi

antérieure ne conserve pas un certain empire, qu'il est nécessaire de déterminer précisément le

cas échéant. C'est le problème des conflits de loi dans le temps »90

372.- Plusieurs principes gouvernent ce conflit à savoir premièrement la non-rétroactivité

des lois. En effet ce principe empêche « non seulement de revenir sur la constitution d’une

situation juridique donnée, antérieure à la loi nouvelle, mais encore sur les effets passés d’une

situation juridique antérieurement constituée »91

.

373.- Concernant les effets prospectifs, les principes qui gouvernent seront ceux de

l’application immédiate d’une loi nouvelle et de la survie de la loi ancienne.

374.- Mais à tout principe existe une exception. En effet il se peut que le législateur décidé

de rendre rétroactif une loi, et ainsi ses dispositions s’appliqueront aux situations juridiques

antérieures à son entrée en vigueur.

375.- C’est aussi le cas des lois dites interprétatives, qui viennent faire corps avec la loi

interprétée et donc subir la rétroactivité puisque qu’elles précisent le sens d’une disposition

antérieure.

376.- Ainsi les modalités d’application de la loi dans le temps sont prévues par le droit

français.

377.- Mais n’oublions pas que ce droit français détient un héritage empreint de

légicentrisme, et à part la loi, rien ne semble mériter de telles considérations.

378.- La jurisprudence nous l’avons vu n’est pas considéré officiellement comme une

source de droit, voire même une règle de droit, mais simplement comme une interprétation de

la loi, une simple application dénuée d’esprit créateur et normatif.

90

AUBERT Jean-Luc, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, Armand Collin, 1995, p.92

91 AUBERT

Jean-Luc, ouvr. préc.

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62

379.- Mais le rôle du juge et de sa jurisprudence ont changé aujourd’hui. Outre la question

du pouvoir du juge, il est aussi question de son autorité et de facto de celle de sa

jurisprudence.

380.- Nous avons pu voir que cette création prétorienne, au-delà de tous les a priori, était

bien une règle de droit, une norme, au même titre que la norme légale. Cette consécration a

été aussi européenne, par le juge de Strasbourg venu préciser expressément que la

jurisprudence était source de droit.

381.- De ce fait, les modalités d’application dans le temps concernant la norme légale

doivent s’appliquer à cette norme jurisprudentielle, car en effet, la jurisprudence est une

norme.

382.- Cette qualité normative, nous l’avons vu, découle de l’interprétation de

l’interprétation.

383.- S’appuyant sur un arrêt de la Cour de cassation du 10 juillet 2002, dans lequel cette

dernière vient décider qu’une clause de non-concurrence doit à peine de nullité être

rémunérée, Daniel Mainguy explique que la Cour de cassation vient trancher « le litige qui lui

est soumis, interprète les interprétations antérieures qui n’exigeait pas cette condition et

impose cette nouvelle condition par un arrêt qui identifie une norme nouvelle susceptible de

s’appliquer à un nombre incalculable de situations juridiques en cours »

384.- Ainsi il y a bien création de la norme : aucune loi ne prévoyait de définition sur la

clause de non-concurrence. C’est donc bien à partir de la jurisprudence antérieure que la Cour

a raisonné. La jurisprudence est donc une norme.

385.- Concernant son état, la jurisprudence est dite interprétative car elle résulte comme

nous avons pu le voir de tout un processus d’interprétation par le juge, qui raccordé à la

théorie réaliste de l’interprétation, lui donne sa qualité de norme.

386.- Il faut donc mettre en parallèle cet état interprétatif avec le régime déjà en place des

lois interprétatives. Soit la jurisprudence vient interpréter la loi et fait corps avec elle, soit elle

vient carrément créer la norme, il est donc normal que de cette qualité interprétative, ses effets

soient modulés dans le temps.

387.- Dès lors, à partir du moment où la jurisprudence est incontestablement une norme,

qui plus est interprétative, les modalités d’application dans le temps applicables aux lois

doivent pouvoir lui être appliquées aussi.

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63

388.- Cette affirmation fait débat, et la jurisprudence et la doctrine en sont témoins.

B) La concrétisation à demi-mots de la modulation dans le temps des revirements de

jurisprudence

389.- Nous allons voir à travers trois arrêts que la Cour de cassation, sans réellement

affirmer la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence, le fait déjà, de

manière discrète mais toutefois perceptible, comme pour annoncer ou proposer une réforme

qui est dans l’air du temps.

390.- La première étape de l’évolution se fait avec l’arrêt de la deuxième chambre civile

du 4 décembre 199692

.

391.- Dans cet arrêt, la Cour a pu juger que toutes les actions fondées sur le non-respect

de la présomption d’innocence ne pouvaient pas se voir soumises à cette obligation.

392.- La Cour de cassation a alors cassé l’arrêt d’une Cour d’appel qui avait jugé que

l’action était prescrite au motif que « qu'aucun acte de poursuite n’avait été effectué pendant

plus de trois mois ».

393.- Cette décision de 1996 a permis de rendre plus souples les modalités de recevabilité

des actions des victimes se fondant sur l’atteinte au respect de la présomption d’innocence.

394.- Huit ans après, le 8 juillet 200493

, la deuxième chambre civile de la Cour de

cassation opère un revirement de jurisprudence.

395.- Elle vient modifier sa décision pour les procédures en cours de jugement, mais vient

préciser que la censure ne pouvait être prononcée « dès lors que l’application immédiate de

cette règle de prescription dans l'instance en cours aboutirait à priver la victime d'un procès

équitable, au sens de l'article 61de la Convention européenne de sauvegarde des droits de

l'homme et des libertés fondamentales ».

396.- En effet la Cour de cassation a pris en compte les conséquences de cette nouvelle

décision, et n’a pas cassé l’arrêt de Cour d’appel ni rejeté la demande de la victime.

397.- C’est donc un premier pas vers l’affirmation de la possibilité pour le juge de

moduler ses revirements dans le temps.

92

Cass. 2ème

civ., 4 déc. 1996, n° 94-18.896

93 Cass. 2

e civ., 8 juill. 2004, n°01-10.426: Juris-Data n° 2004-024681; D.2005, p.247, note P. Morvan

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398.- La troisième phase de cette trilogie de la rétroactivité des revirements de

jurisprudence se fait avec l’arrêt d’Assemblée plénière du 21 décembre 200694

qui vient

confirmer la solution adoptée le 8 juillet 2004 par la deuxième chambre civile.

399.- Ce qu’il faut par-dessus tout noter, outre la confirmation d’une avancée vers la

modulation dans le temps des revirements, est que cet arrêt a été rendu par l’Assemblée

plénière de la Cour de cassation. Par conséquent, ce dernier se voit doté d’une portée

relativement grande. Derrière cette formation en Assemblée plénière, c’est la volonté de la

Cour de venir fixer une bonne fois pour toute cette question de la modulation dans le temps

des revirements de jurisprudence, venant appuyer le rapport de Nicolas Molfessis du 30

novembre 2004 qui suggérait à la Cour de cassation d’admettre la possibilité de moduler dans

le temps les effets des revirements de jurisprudence en réalisant une analyse au cas par cas des

situations et en prenant en compte les motifs d’intérêt général qui justifieraient de telles

modulation.

400.- La question qui s’est posée était de savoir si le demandeur qui agissait en tenant

compte, pour le délai d’exercice d’une action en justice, de l’interprétation donnée à cette date

par la Cour de cassation du texte relatif à la prescription de l’action, pouvait se voir priver

d’un droit processuel régulièrement mis en œuvre par l’effet d’une interprétation nouvelle

qu’il ne pouvait connaître à l’époque95

.

401.- Cette question a donc été tranchée par l’Assemblée plénière, dans la ligné des

travaux dirigés par Nicolas Molfessis.

402.- La Cour a donc « statué sur l’obligation de réitérer tous les trois mois des actes

interruptifs de prescription pour l’action fondée sur une atteinte à la présomption d’innocence,

en soulevant d’office la question de l’effet dans le temps d’un revirement de jurisprudence

intervenu sur ce point au mois de juillet 2004 et en instaurant à ce sujet un débat

particulier »96

.

403.- La Cour a donc jugé en s’appuyant sur l’article 6§1 de la Convention européenne

des droits de l’Homme relatif au procès équitable que l’on ne « pouvait appliquer à la victime

d’une atteinte à la présomption d’innocence une obligation de réitération des actes interruptifs

que la Cour n’imposait pas à la date de son action, dès lors que l’application immédiate de

94

Cass. Ass. Plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493, JurisData n°2006-036604 in D. 2007, p. 835; JCP G 2007, II,

10040, note E. Dreyer; Adde P. Morvan, Le principe de sécurité juridique : l’antidote au poison de l’insécurité

juridique ? : Dr. Soc. 2006, p. 707. 95

Cour de cassation, Rapport 2006, Quatrième Partie, Presse 96

Cour de cassation, Rapport 2006, Quatrième Partie, Presse

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l’interprétation nouvelle, résultant d’un arrêt de la deuxième chambre civile du 8 juillet 2004,

aurait eu pour effet de la river d’un procès équitable, au sens de l’article 6§1 susvisé, en lui

interdisant l’accès au juge ».

404.- Ainsi la Cour réalise une appréciation des avantages et inconvénients que pourrait

entraîner la modulation dans le temps d’un revirement et peut ainsi se permettre cette

modulation si les motifs sont légitimes.

405.- C’est donc par cet arrêt une véritable volonté de la part de la Cour de montrer

qu’elle doit pouvoir moduler les effets de ses revirements dans le temps. En effet, jusqu’en

2003, la Cour ne s’intéressait pas du tout à ces questions, ayant jugé totalement à l’inverse de

cet arrêt d’Assemblée plénière en considérant que « l'interprétation jurisprudentielle d'une

même norme à un moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés et

nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à une jurisprudence figée »97

ou bien que « la

sécurité juridique ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence immuable

l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit »98

406.- Plus récemment, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé le 26 mai 201199

,

en accord avec l’interprétation opérée par le juge de la Cour de cassation100

, que le droit

d’accès à un tribunal ne peut pas imposer l’anéantissement d’une nouvelle jurisprudence à

l’égard des situations juridiques formées antérieurement, excepté le cas dans lequel le

justiciable serait complètement privé de ce droit. La Cour européenne vient donc admettre en

accord avec la Cour de cassation l’application rétroactive d’un revirement de jurisprudence.

407.- Comme l’explique Daniel Mainguy, « c’est dans la logique même de la norme,

légale ou jurisprudentielle, de modifier le sens du droit, de créer une perturbation. (…) La

non-rétroactivité de la norme et son effet immédiat sont de principe, il reste alors à élaborer ce

droit transitoire jurisprudentiel et d’identifier ses critères parmi ceux qui sont déjà proposés :

droit à accès au juge101

, respect d’un principe fondamental102

, équité103

, d’autres sans doute,

sur la base d’un droit transitoire commun déjà bien riche »104

.

97

Cass. 2ème

civ., 4 déc. 1996, pourvoi n° 94-18.896. 98

Cass. Soc 25 juin 2003. D.2004. p. 1761. 99

CEDH, 26 mai 2011, Legrand c/ France, n° 23228/08 100

Cass. Ass. Plén., 21 déc. 2006, JCP G, 2007, II 10111, note X. Lagarde ; Civ. 1ère, 11 juin 2009, n° 07-

14.932 101

Cass. 1re

civ., 11 juin 2009, n°07-14.932 et n°08-16.914 : D. 2009, p. 2567 102

X. Lagarde, note ss. Cass. 1re

civ., 11 juin 2009, n°08-16.914 : JCP G 2009, note 237 103

Cass. 2e civ., 8 juill. 2004, n°01-10.426: Juris-Data n° 2004-024681; D.2005, p.247, note P. Morvan

104 MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation : JCP G 2011, doctr. 603., p. 1003

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Section 2 : l’activité créatrice dans le processus décisionnel de la Cour de cassation

408.- La production du droit par la Cour de cassation s’entrevoit aussi à travers ce

processus décisionnel opéré par les juges. Plusieurs éléments concourent à cette affirmation

d’une théorie de la décision judiciaire ; on peut noter la concrétisation de l’interprétation par

la décision en elle-même et ses modalités d’élaboration (§1), arguments qui se retrouvent dans

deux décisions fondamentales et témoins de cette activité interprétative productrice de droit

(§2).

§1 – L’enveloppe « textuelle » de l’interprétation

409.- Dans ce processus de concrétisation de l’interprétation, la Cour a recours à plusieurs

éléments caractéristiques de son activité. On retrouve dans chaque arrêt une forme et une

motivation commune, témoins d’une certaine création du droit par les juges (A), ainsi que le

recours et la création désormais de plus en plus fréquents aux principes généraux du droit (B).

A) Les éléments représentatifs de la normativité des arrêts de la Cour de cassation

410.- Qu’entendons-nous exactement par « éléments représentatifs » ? Nous visons par

cette expression la forme des arrêts de la Cour de cassation ainsi que leurs motivations.

411.- A priori rien ne semble rattacher ces considérations à notre sujet, rien ne semble lier

la forme et la motivation d’un arrêt à l’activité interprétative et productrice de droit de la Cour

de cassation. Et pourtant à bien des égards, qui ne sautent pas aux yeux, certes, l’on peut

déceler dans ces motivations le témoin de la normativité de la jurisprudence.

412.- Comment aborder la motivation des arrêts ? Perelman explique que « l’idée même

de motivation change de sens en changeant de destinataire ou d’auditoire105

».

413.- A qui donc s’adresse la Cour de cassation à travers ses arrêts, « au législateur, qu’il

s’agirait de convaincre que sa volonté a été respectée ? Aux juges du fond soumis à la

discipline unificatrice de la motivation ? Aux litigants individuels ou à leurs représentants, qui

doivent comprendre le sort réservé à leurs moyens dans le cas d’espèce ? Ou – ce qu’implique

105

PERELMAN Charles, « La motivation des décisions de justice, Essai de synthèse », in La motivation des

décisions de justice, préc.., p.415, spéc. p. 422., Bruxeles, Bruylant

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67

sa fonction normative ou « pastorale »106

à l’ensemble des justiciables, pour qu’ils adhèrent au

droit jurisprudentiel par conviction raisonnée ? »107

414.- A cette question, la réponse est délicate, et c’est là le point principal de notre propos,

la Cour de cassation se cache derrière la loi. Alors que dans le système de Common Law, les

juges des Cours souveraines créent du droit « sans complexe », il se trouve que notre Cour de

cassation n’assume pas réellement.

415.- En effet, les juges de Common Law n’hésitent pas à préciser, sans retenue, les

arguments qui motivent leur décision, leurs raisons, leurs sentiments sur le cas qui leur est

présenté.

416.- A l’inverse, la Cour de cassation, elle, est plus en retenue, voire en complète

omission.

417.- Gény, déjà, parlait de la « fiction mystificatrice de la plénitude de la loi écrite »108

418.- Derrière des expressions usuelles, la Cour de cassation se cacherait derrière la loi

pour masquer sa propre création du droit.

419.- Cette différence notable entre les deux systèmes est due à la différence de culture

juridique. Lorsque Ronald Dworkin développait sa métaphore des juges-romanciers, il

s’appuyait sur les Hard cases, lorsque le droit écrit ne permet pas de trouver la solution au

litige, le dénouement se fera en puisant dans l’expérience sociale. Le juge Holmes disait que

la vie du droit n’était pas la logique mais l’expérience. Ainsi, le droit dans la Common Law

n’est pas « un savoir symbolique mais une connaissance directe du réel »109

420.- Et cette culture du réel, du droit, cette expérience, la Cour de cassation n’en tient pas

compte dans ses motivations, ou du moins pas de manière expresse. Dans ce droit-là, cela

relève de l’« extra-juridique ».

421.- Pour le système français, le droit est un ordre, un ensemble de règles cohérentes,

hiérarchisées. Il n’y a pas de place à la subjectivité du juge, pas de place à l’interprétation

ouverte, mais à une déduction de la loi. Les juges n’iront pas mettre en avant leurs sentiments,

106

TUNC André, TOUFFAIT Adolphe, « Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment

celles de la Cour de cassation », RTD civ. 1974.487. 107

MUIR WATT Horatia, « La motivation de arrêts de la Cour de cassation et l’élaboration de la norme », in

La Cour de cassation et ‘élaboration du droit, sous la direction de Nicolas Molfessis, vol. 20, Economica, coll. «

Études juridiques », 2004, p. 55. 108

GENY François, Méthode d’interprétation et source en droit privé positif, seconde partie, n°37, éd. Yvon

Blais, 2000. 109

MUIR WATT Horatia, « La motivation de arrêts de la Cour de cassation et l’élaboration de la norme », op.

cit. p 59.

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leurs avis, leurs cultures. Il n’y a pas de places pour toutes ces notions, qui peuvent au final se

ramener à de la politique. Ceci est le terrain du législateur, et il est fermé aux juges.

422.- Il n’est donc pas étonnant, lorsque les deux systèmes sont comparés, de voir cette

différence flagrante de conceptions.

423.- Cela influe donc directement sur la motivation des arrêts. La Cour de cassation

adopte un langage technique, pas toujours accessible, et relativement bref. Il y a un manque

total de motivation, que l’on peut penser volontaire (nous verrons pourquoi infra).

424.- Ces arrêts sont donc peu accessibles, et André Tunc rapporte à cet égard une

discussion qu’il a pu avoir avec juge de la Cour de cassation sur le sens d’un arrêt rendu. Et le

magistrat lui répondit qu’il ne pouvait évidemment pas comprendre étant donné qu’il n’avait

pas assisté au délibéré. Pour cet auteur, là est le problème : à la lecture d’un arrêt de la Cour

de cassation l’on devrait pouvoir connaître les raisons, les arguments, politiques, judiciaires,

moraux, éthiques, économique, qui justifierait la décision.

425.- Mais contrairement à la juridiction de Common Law, la Cour de cassation

n’argumente pas. Cela ne signifie pas qu’elle ne raisonne pas110

.

426.- Le délibéré de la décision est caché du justiciable. Et c’est pourtant à ce moment

qu’il aurait besoin d’être présent, pour saisir les raisons véritables de la décision qui sera

rendue.

427.- En effet, c’est pendant ce délibéré qu’a lieu cette période où « rien ne va plus ». Il se

peut que le cas présenté soit difficile à juger. Le droit n’est pas assez complet pour pouvoir

palier à tous les cas de figure, et le juge devra donc passer outre, par des considérations qui lui

sont propres. Ainsi, la logique juridique n’est plus à partir du moment où le juge y met sa

touche personnelle.

428.- Pourtant à la lecture de tous les arrêts de la Cour de cassation, la forme et les phrases

de motivations sont quasiment toujours les mêmes. Pourquoi cela ? Tout simplement pour

jeter un voile sur cette activité du juge, cachée du justiciable. Car admettre que le juge a jugé

selon ses considérations personnelles reviendrait à remettre en cause le statut de la loi, à

proclamer la jurisprudence comme source de droit, comme créative, et à faire naître cette peur

d’un arbitraire des juges.

110

Sur la différence entre raisonnement et argumentation, v. J.L. Gardies, Esquisse d’une grammaire pure, Vrin,

1975, p.275.

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429.- A toutes ces conséquences, qui pour certains sont à éviter d’urgence, la logique

langagière vient répondre. Horatia Muir Watt explique que « l’habillage grammatical dont se

pare l’arrêt lui-même maintient l’apparence d’une conclusion logique inévitable et sert de

mode de légitimation de la décision finale. »111

430.- Et Michel Troper d’ajouter que « la fonction de la phrase judiciaire unique est

précisément de faire passer pour une compétence liée, ce qui ne peut être que le fruit de la

création ou de la discrétion du juge ».

431.- La Cour de cassation vient alors toujours présenter la loi, la norme légale, comme

fondement de la cassation. Daniel Mainguy explique ainsi que « les hypothèses dans

lesquelles la jurisprudence interprète sa propre jurisprudence sont ainsi considérables, même

si cette manière d’interpréter est trop souvent noyée par cette impérieuse nécessité de toujours

présenter une norme légale comme moyen de cassation : on songe ainsi à la construction

jurisprudentielle de la responsabilité délictuelle, des actions directes dans les contrats, de

l’obligation de sécurité, de l’élimination des clauses exagérées, de la cause, etc., qui

invoquent imperturbablement les articles 1382, 1384, 1134 voire 1147 du Code civil qui n’en

peuvent mais, alors que ce sont bien des interprétations jurisprudentielles qui sont l’objet des

nouvelles interprétations. »112

432.- De plus, et enfin, le fait que la Cour de cassation précise qu’elle juge selon la loi

française n’est-il pas la preuve au final que le juge détient un pouvoir créateur ?

433.- En effet, comme l’explique Pascale Deumier113

, si le juge n’avait aucun pouvoir de

création de la norme, la précision n’aura pas lieu d’être.

434.- Ainsi, ce que l’on peut prendre comme un respect vis-à-vis du législateur est aussi à

prendre comme une notification du juge selon laquelle il détient lui aussi un support de

décision, sa norme jurisprudentielle.

435.- Dans ce processus d’élaboration, un autre élément est à noter, à savoir la création et

le recours autonomes aux principes généraux par les juges de la Cour de cassation.

111

MUIR WATT Horatia, « La motivation de arrêts de la Cour de cassation et l’élaboration de la norme », op.

cit. p. 57 112

MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation, art. cit. p1001. 113

DEUMIER Pascale, « Quand la Cour de cassation se prononce « selon la loi française » ou « en l'état de la

législation française », RTD civ. 2008. p.438

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70

B) La création et le recours autonomes aux principes généraux par la Cour de cassation

436.- Toujours dans ce processus de création du droit par la Cour de cassation, il est un

élément qui ne peut être occulté, à savoir l’existence et le recours aux principes généraux du

droit.

437.- Nous l’avons vu supra, le juge interprète la loi et il le fait par le biais de techniques,

mais surtout avec une grande liberté, une large marge de manœuvre incontestable.

438.- Si nous traitons ici de la création du droit en droit privé, il n’est pas inutile de

rappeler que ce recours aux principes généraux du droit s’est surtout réalisé en droit public et

plus précisément en matière administrative. En effet, s’il y a un droit qui assume bien son

caractère « jurisprudentiel » et créateur, c’est bien le droit administratif. Nous ne

développerons pas ici les raisons, mais si nous devions n’en citer qu’une, ce serait celle de

l’absence de code, tout simplement. Le droit administratif se développe donc par le juge et

dans l’intérêt de la collectivité, d’où le recours à des principes généraux.

439.- Mais le droit privé et plus précisément le droit civil n’est pas en reste. Certes la

tradition est fortement empreinte de légalisme, mais à ce stade de l’étude, nous pouvons sans

hésitations dire que ce sentiment légicentriste est désormais dépassé, peut-être pas

consciemment, l’aveu sera difficile pour certains, mais dans la réalité des choses, et surtout

dans la réalité du droit, la loi n’est plus la source unique, celle dans laquelle les solutions aux

conflits se trouveraient.

440.- Ainsi le droit civil a recours aussi aux principes généraux.

441.- Mais qu’est-ce qu’un principe du droit ? Bruno Oppetit114

distingue ainsi trois sens à

donner à cette notion de « principe ».

442.- Les principes peuvent être compris comme des « exigences morales » que le droit

positif ne pourrait violer, ces derniers véhiculant un certain nombre de valeurs. Ainsi, selon ce

sens, les principes ne font pas partie de l’ordre juridique.

443.- Le deuxième sens est celui de principes en tant « qu’appuie d’un effort de

représentation systématique du droit positif en ses grandes tendances ». Il est ici question de

généralisation, une approche très conceptuelle du droit.

114

OPPETIT Bruno, Les « principes généraux » dans la jurisprudence de la Cour de cassation, Entretiens de

Nanterre 1989, JCP ed. 1989, suppl 5.

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71

444.- Enfin, et c’est précisément ce qui intéressera la suite de nos propos, les principes

peuvent être entendus comme de « véritables règles de droit positif ».

445.- Ces principes se retrouvent dans la loi, comme l’article 1584 du code civil qui

dispose que « La vente peut être faite purement et simplement, ou sous une condition soit

suspensive, soit résolutoire. Elle peut aussi avoir pour objet deux ou plusieurs choses

alternatives. Dans tous ces cas, son effet est réglé par les principes généraux des

conventions », ainsi que la loi du 1er

juillet 1901 qui a recours aux « principes généraux du

droit des contrats et des obligations ».

446.- Mais ces principes généraux ne sont pas contenus dans la loi uniquement. Les juges

de la Cour de cassation en usent aussi, et cette activité n’est pas que d’aujourd’hui.

447.- En effet, un arrêt rendu à la section des requêtes le 4 avril 1821 ( au rapport de

Monsieur Liger de Verdigny) pose le principe selon lequel « les lettres adressées à des tiers

sont réputées confidentielles ».

448.- La Cour de cassation a ensuite fondé un certain nombre de ses décisions sur des

principes généraux, les exemples ne manquent pas. On peut trouver le principe posé par la

chambre des requêtes du 15 juin 1892115

, l’arrêt Boudier, aux termes duquel « nul ne doit

s’enrichir au détriment d’autrui » ou encore un arrêt de la chambre civile de la Cour de

cassation du 25 juillet 1938 qui a recours aux principes généraux du droit pour substituer au

locataire les ayants causes dans l’exercice de ses droits.

449.- Le recours aux principes ne date donc pas d’aujourd’hui, mais il faut noter qu’en

comparaison à ces « vieux » arrêts, l’importance du phénomène est aujourd’hui beaucoup plus

notable.

450.- La Cour se réfère ainsi aux principes de différentes manières, à travers la formule

renvoyant aux « principes communs au droit privé et au droit public internes ainsi qu’au droit

communautaire »116

, ou à travers « les principes généraux » du droit, spécialement en droit

pénal117

.

451.- La Cour use de ces principes de différentes manières, soit secundum legem, lorsque

l’arrêt comprend le recours à la loi, un principe, ou praeter legeme, lorsque le juge ne peut

rattacher son raisonnement à un texte de loi, comme c’est le cas pour l’enrichissement sans

cause.

115

Cass. Req. 15 juin 1892, S.1893.1.281 (note Labbé), D.P. 1892.1.596 116

Comm. 17 janvier 1989 117

Cass. Crim., 17 mai 1984, Bull. crim., n 183, p. 473, JCP éd. G 1985, II, 20332 note J. Borricand

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72

452.- C’est dans cette hypothèse que le juge vient compléter la norme ou même la créer,

ou contra legem pour contrer volontairement la règle de droit posée par la loi. C’est à nouveau

le cas du conflit de normes ; l’arrêt de la première chambre civile du 21 février 1978118

en est

une illustration.

453.- Ces principes généraux sont véritablement des normes juridiques. En effet, nous

venons de voir que la Cour s’en sert pour soit venir compléter la norme légale, soit carrément

venir soutenir un pourvoi et fonder une décision.

454.- Cela vient donc conforter les observations traitées précédemment : le droit n’est pas

fait que de la loi, c’est une multitude de sources dont les juges usent de plus en plus.

D’ailleurs l’article 4 du code civil le confirme implicitement en obligeant le juge à juger

même lorsque la loi est obscure. C’est ce que le juge fait, par sa jurisprudence et les principes

généraux qu’il crée ou applique.

455.- Ces principes sont souvent déjà présents, et le juge les consacre dans sa décision,

mais quelle valeur ont-ils réellement ? Concernant les principes dits secundum legem, ils sont

assimilés à la loi puisqu’ils proviennent d’elle.

456.- Mais on peut maintenant affirmer que les principes généraux dits praeter legem sont

tout aussi importants que la loi. De plus, ils peuvent du fait de leur généralité, s’appliquer à

beaucoup plus de situations juridiques.

457.- Une catégorie de principe occupent cependant une place différente, beaucoup plus

haute dans la hiérarchie des principes : ce sont les principes régissant en partie le procès, celui

du contradictoire (à présent codifiée dans le Nouveau code de procédure civile, l’autorité de la

chose jugée découvert par l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation le 2

mai 1984119

, ou encore le principe du respect des droits de la défense qui fait aujourd’hui

partie du bloc de constitutionnalité.

458.- Concernant les principes invoqués contre la loi ou contra legem, ils sont les témoins

d’une supériorité à la loi.

459.- Ainsi de manière générale, ces principe généraux sont témoins de plusieurs choses.

Ils témoignent d’un revirement radical de la conception que l’on pouvait avoir des sources du

droit, une conception étriquée, qui se résumait à la loi et uniquement à la loi.

118

Cass. 1ère civ. 21 février 1978, Bull. civ. l, 11° 71 ; D. 1978. 505, note Lindon 119

Cass. 1ère civ., 2 mai 1984, Bull. 1984, I, n° 144, pourvoi n° 83-10.264

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460.- Bruno Oppetit l’explique ainsi, « le visa des principes généraux du droit que l’on

peut relever depuis une dizaine d’années dans des décision de plus en plus nombreuses et en

toutes matières constitue sans aucun doute l’une des innovations les plus riches de portée

survenue dans les méthodes de travail de la Cour de cassation. (…) Ces principes (…)

témoignent par leur reconnaissance par le juge, que le droit ne s’identifie pas avec la seule

légalité formelle et qu’il peut même exister une supra-légalité (…).

461.- De manière cohérente, unifiée, et claire, les principes généraux offrent alors une

source supplémentaire dans laquelle les juges viennent puiser le droit et compléter dans la

continuité le système juridique.

462.- Enfin, et de manière implicite, ils témoignent aussi du pouvoir créateur du juge. Ce

dernier élabore la règle de droit, faisant fi souvent du texte légal écrit, ou s’en détachant de

manière cachée, derrière des formules et des motivations qui maintiennent l’apparence de la

légalité comme source unique. Lorsque le juge vient appliquer le principe de bonne foi prévu

à l’article 1134 du code civil, en plus d’interpréter ce qui a déjà été maintes et maintes fois

interprété, ce qui est témoin de la normativité de son jugement, il vient préciser à sa manière,

avec une marge d’appréciation élevée, le contenu de la norme.

463.- Les principes généraux sont donc un support supplémentaire à l’assise du pouvoir

prétorien.

464.- Nous allons à présent analyser ces considérations à travers deux arrêts d’Assemblée

plénière, qui permettent de voir de manière flagrante que le droit est produit de l’interprétation

des juges.

§2 – L’illustration du pouvoir créateur de la Cour à travers deux arrêts, l’affaire Alma Mater

et l’affaire Perruche

465.- Nous verrons tout d’abord une illustration de la création de principes généraux par

la Cour à travers l’affaire Alma mater (A) et l’illustration d’une motivation représentative

d’une production du droit ainsi que celle du rapport de force entre le gardien de la norme

légale et ceux de la norme jurisprudentielle (B).

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74

A) La création de principes généraux du droit privé par la Cour de cassation dans l’affaire

Alma mater

466.- Le pouvoir créateur de la Cour de cassation, nous l’avons vu, passe par le recours et

la création de principes généraux du droit.

467.- Avant de rentrer dans ces considérations de création prétorienne, posons tout

d’abord les faits de cette jurisprudence d’Assemblée plénière.

468.- Madame X est atteinte d’une stérilité irréversible. Son mari a donc donné on sperme

à une autre femme fut inséminée artificiellement et qui a porté et mis au monde l’enfant ainsi

conçu.

469.- A sa naissance, l’enfant a été déclaré né de Monsieur Y, sans mention de filiation

maternelle.

470.- Madame X présente alors une requête en adoption plénière de l’enfant Z. Le tribunal

de grande instance de Paris rejette sa requête au motif que la pratique de la mère de

substitution était illicite.

471.- Madame X interjette appel et la Cour d’appel de Paris, le 15 juin 1990, infirme la

décision des juges du tribunal de grand instance et prononce l’adoption plénière.

472.- Dans une affaire quasiment identique, la Cour de cassation avait, le 13 décembre

1989, décidé que la maternité pour autrui était illicite et que les associations permettant ces

pratiques étaient elles aussi illicites : « ces conventions contreviennent au principe d'ordre

public de l'indisponibilité de l'état des personnes en ce qu'elles ont pour but de faire venir au

monde un enfant dont l'état ne correspondra pas à sa filiation réelle au moyen d'une

renonciation et d'une cession, également prohibées, des droits reconnus par la loi à la future

mère ».

473.- Elle continue en motivant de cette manière : « la reconnaissance du caractère illicite

de la maternité pour autrui et des associations qui s'efforcent de la promouvoir, qui se déduit

des principes généraux du code civil et de règles qui sont communes à toutes les filiations,

n'est pas de nature à instaurer une discrimination fondée sur la naissance ».

474.- Il y a donc deux jurisprudences qui se contredisent, les juges de second degré

motivant leurs décisions en s’appuyant sur l’état des pratiques scientifiques et des mœurs et

validant alors la maternité pour autrui.

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75

475.- Ces arrêts de la Cour d’appel furent perçus comme véritablement et volontairement

provocateurs120

.

476.- Le Procureur général près la Cour de cassation décide alors de former un pourvoi

dans l’intérêt de la loi, pour « que la sécurité juridique soit assurée » la matière étant

« particulièrement sensible » et touchant « à un délicat problème de société et d’éthique ».

477.- L’Assemblée plénière se saisit donc de ce pourvoi et rend, le 31 mai 1991 la

décision selon laquelle « la convention par laquelle une femme s’engage, fût-ce à titre gratuit,

à concevoir et à porter un enfant pour l’abandonner à sa naissance contrevient tant au principe

d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain qu’à celui de l’indisponibilité de l’état des

personnes »121

.

478.- Cette motivation interpelle. En effet, la Cour de cassation a ici recours au principe

d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain et de celui de l’état des personnes.

479.- Ces principes sont de pures créations prétoriennes, en effet, ils ne se retrouvent

nulles parts. A cet égard, Daniel Mainguy développe cette idée : « Or, on cherchera en vain,

préalablement à cette décision, un principe d’indisponibilité des personnes, propre à empêcher

la conclusion d’un contrat de location d’utérus, ou un principe d’indisponibilité de l’Etat des

personnes, de nature à faire obstacle à l’adoption subséquente. Dans cette affaire, la Cour de

cassation invoquait deux principes qui n’avaient jamais été formulés – par la loi s’entend,

même si le second pouvait s’inférer de la formule de l’article 311-9 du Code civil de

l’époque122

– de pures créations par le juge et qui, à bien des égards pouvaient contrarier bien

d’autres pratiques que celles de la location d’utérus123

».

480.- Ainsi la Cour vient de manière autonome créer des principes à l’appui de sa

motivation, a fortiori lorsque le sujet est sensible.

481.- Un autre point est à soulever, c’est l’adoption le 29 juillet 1994 de la loi bioéthique

n° 94-653 relative au respect du corps humain. Cette loi fut en partie insérée dans le code

civil. En effet, l’article 16-1 du code civil dispose que « le corps humain, ses éléments et ses

120

CAPITANT H, TERRE F., LEQUETTE, - Les grands arrêts de la jurisprudence civile - Tome 1 - Dalloz

12ème édition - page 353. 121

Cass. Ass. Plén., 31 mai 1991, n° 90-20105, Bull. civ. no 4 ; D. 1991, p. 417, rapp. Chartier, note Thouvenin ;

JCP 1991, II, 21752, comm. Bernard, concl. Dontenwille, note F. Terré ; Defrénois 1991, p. 948, obs. Massip ;

RTD civ. 1991, p. 517, obs. Huet-Weiller ; RRJ 1991/3. 343, note Barthouil.

122 CARBONNIER J., Réflexions sur l'indisponibilité des actions relatives à la filiation, D. 1978, Chr, p. 233.

123 Cf. GOBERT M., « Réflexions sur les sources du droit et les « principes » d'indisponibilité du corps humain

et de l'état des personnes (A propos de la maternité de substitution) », RTDciv. 1992, p. 489.

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produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial », l’article 16-5 dispose que « les

conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses

éléments ou à ses produits sont nulles », l’article 16-7 que « toute convention portant sur la

procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle, peu importe qu'elle soit conclue à

titre onéreux ou gratuit » et enfin l’article 16-9 disposant que « ces dispositions sont d'ordre

public car elles visent à protéger aussi bien les intéressés que la société dans son ensemble ».

482.- Ces deux derniers articles intéressent le plus notre analyse dans le sens où ils

apparaissent comme l’héritage de l’arrêt d’Assemblée plénière du 31 mai 1991.

483.- En plus d’avoir fait preuve de création, cet arrêt a incontestablement influencé la

législation française et le principe visé à l’article 16, celui du respect de la personne humaine,

a été élevé au niveau constitutionnel par la décision du 27 juillet 1994124

du Conseil

constitutionnel en déclarant que les lois bioéthiques « énoncent un ensemble de principes au

nombre desquels figurent la primauté de la personne humaine, le respect de l’être humain dès

le commencement de la vie, l’intégrité et l’absence de caractère patrimonial du corps humain

ainsi que l’intégrité de l’espèce humaine ; que les principes ainsi affirmés tendent à assurer le

respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ».

484.- La jurisprudence est donc à la fois créatrice de droit en ce qu’elle a recourt à des

principes généraux qu’elle énonce de manière autonome et source de droit en ce qu’elle

influence directement certaines dispositions législatives et, à un rang plus élevé,

constitutionnelles.

485.- Nous allons à présent voir l’illustration de deux éléments témoins d’une production

prétorienne : une motivation spécifique de la décision par la Cour, et un rapport de force entre

la norme légale et jurisprudentielle.

124

Conseil constitutionnel, décision n°94-343-344 DC, 27 juillet 1994, JO 29 juill. 1994. P. 11024 ; JCP G 1994,

II, 66974 bis

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77

B) L’affaire Perruche, entre affaire de motivation et choc des normes

486.- C’est une véritable saga judiciaire dont il est question ici. L’arrêt Perruche de

l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 17 novembre 2000125

est révélateur de

beaucoup d’aspects caractéristiques de l’interprétation et de la production du droit telles que

nous les avons dépeintes toutes deux ici.

487.- La figure du juge est bien là, présente, déterminée même à opérer un changement,

au risque de choquer, au risque de voir le législateur réagir. Peut-être est-ce ce que la Cour a

voulu faire, montrer que ses juges n’étaient pas de simples marionnettes, répétant la loi, mais

bien des autorités, autonomes, et capable de faire le droit. C’est ce que nous allons voir à

présent dans notre développement.

488.- Tout d’abord, un bref rappel des faits, et pas seulement ceux de l’affaire Perruche.

489.- Car en effet, antérieurement au 17 novembre 2000, une situation similaire s’était

présentée. Seulement ce n’était pas devant les juridictions judiciaires, mais devant la

juridiction administrative, le Conseil d’Etat. L’arrêt en question est l’arrêt Quarez126

du 14

février 1997.

490.- Dans cet arrêt, les faits sont quasiment similaires à ceux de l’arrêt Perruche. Il y a

eu un défaut d’information concernant les risques qu’encourait un nouveau-né d’être atteint

de la trisomie 21. Cet enfant est né trisomique, et les parents ont demandé à être indemnisés

du préjudice tenant aux charges futures pour l’éducation de leur enfant. Le Conseil d’Etat a

décidé d’indemniser les parents en raison de ce préjudice imputable directement au centre

hospitalier de Nice. En revanche, le Conseil d’Etat dans sa décision refuse d’indemniser

l’enfant d’un préjudice découlant de sa naissance.

491.- Parallèlement à cette procédure, Madame Perruche est enceinte et présente des

symptômes assimilables à la rubéole. Suite à des tests sanguins, Madame Perruche est

considérée comme immunisée contre cette maladie. Madame Perruche poursuit sa grossesse, a

son enfant et le 13 janvier 1983, se rend compte que le jeune Nicolas présente des symptômes

qui, diagnostiqués par un médecin, son caractéristiques d’une rubéole non détectée pendant la

grossesse.

125

Cass. Ass. Plén., 17 nov. 2000, Bull. 2000, n° 9, p. 15 D., 2001, hors série, p. 14 126

CE, 14 février 1997, Centre hospitalier de Nice c/ Quarez

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78

492.- Commence alors la procédure judiciaire, les juges du fond et la Cour d’appel

reconnaissent qu’une indemnisation est due, mais la Cour d’appel refuse l’allocation d’une

indemnisation pour le préjudice de l’enfant du seul fait de sa naissance au motif que « Les

séquelles dont il est atteint ont pour seule cause la rubéole qui lui a été transmise in utero par

la mère ».

493.- Les parents forment alors un pourvoi en cassation, et le 16 mars 1996, la Cour

décide que le préjudice de l’enfant est indemnisable au motif que « les fautes médicales sont

génératrices du dommage subi par l'enfant du fait de la rubéole de sa mère » et renvoie ainsi

devant la Cour d’appel d’Orléans qui décide le 5 février 1999 que le préjudice n’est pas

indemnisable au motif que le préjudice n’est pas relié directement aux fautes médicales et

qu’il n’existe pas un droit « de naître ou de ne pas naître, de vivre ou de ne pas vivre ».

494.- L’Assemblée plénière de la Cour de cassation, le 17 novembre 2000, rend alors la

décision selon laquelle le préjudice de l’enfant, du seul fait de sa naissance, peut être

indemnisé, en accordant toujours une indemnisation aux parents de Nicolas.

495.- A ce point-là des remous judiciaires, il est nécessaire d’attarder sur cette décision.

496.- La Cour de cassation fait expressément de la naissance de Nicolas Perruche un

préjudice indemnisable, en trouvant un lien de causalité direct avec les fautes médicales qui

avaient diagnostiqué Madame Perruche immunisée.

497.- Or, les conclusions de l’avocat général n’allaient pas dans ce sens. Elles disaient que

« le handicap est la conséquence de l'affection pathologie dont l'enfant a été atteint dès le

début de la grossesse, et les fautes médicales, chronologiquement postérieures à la

contamination de l'enfant, n'y ont nullement participé dès lors qu'il n'existait aucune

possibilité de traitement ».

498.- L’avocat général n’admet donc pas de lien direct de causalité entre les fautes

médicales et le préjudice subi par l’enfant. Ces conclusions font transparaître que seul la mort

pouvait éviter cette maladie. Et comme il poursuit, « la mort ou l'inexistence deviennent ainsi

une valeur préférable à la vie » si l’on en vient à admettre la naissance comme préjudice.

499.- La Cour décide ainsi de ne pas suivre ces conclusions en motivant par cet attendu

« Attendu, cependant, que dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire

dans l’exécution des contrats formés avec Mme X... avaient empêché celle-ci d’exercer son

choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap,

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79

ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les

fautes retenues ».

500.- Il n’y a alors pas plus de motivation. C’est bref et la décision n’est pas plus appuyée.

Pourtant le sujet est sensible et aurait mérité des développements. Mais ça aurait obligé le

juge de justifier selon ses considérations personnelles, religieuses, culturelles. Or, nous

l’avons vu, le juge ne peut pas se le permettre. Il dit le droit, point.

501.- L’on entrevoit alors ici le mutisme du juge français face à sa fonction de juger. Nous

l’avons vu, lorsqu’il est question de motivation, soit le juge se range derrière des assises

légales, soit il est bref. Trop bref. Si ce cas avait été jugé dans le système de Common law, on

aurait eu droit à toute une réflexion personnelle du juge, éthique, morale, les conséquences de

la décision, sa justification, la mise en balance des différents intérêts, des parents, de l’enfant,

de l’hôpital, de la communauté des handicapés, et une analyse prospective d’une telle

décision.

502.- L’arrêt de la Cour de cassation ne contient nullement de tels développements. La

motivation de l’arrêt se résume à cette phrase traitant du lien de causalité entre les fautes

médicales et le préjudice. Lien de causalité qui est déterminé en pure opportunité, de manière

sous-jacente évidemment.

503.- Puis un événement intervient et vient relancer le débat : la loi du 4 mars 2002, dite

loi Kouchner ou encore « loi anti Perruche ».

504.- Cette loi vient mettre un terme à la jurisprudence Perruche. Son article 1er

dispose

que « I -Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance [...] Les parents

peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait

inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap.

La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale [...] Les dispositions du présent

I sont applicables aux instances en cours, à l'exception de celles où il a été statué sur le

principe de l'indemnisation. »

505.- C’est donc une réponse directe du pouvoir législatif aux juges de la Cour de

cassation. La rivalité refait surface et ne s’arrête pas là.

506.- La Cour européenne des droits de l’Homme vient condamner la France127

pour cette

loi en motivant que l’indemnité est assimilable, au sens de l’article 1er

du premier protocole

additionnel à la Convention européenne des Droits de l’Homme, à un bien, et que pour priver

127

CEDH, 6 oct. 2005, Affaire Draon c/ France et Maurice c/ France.

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80

une personne de ce bien, il faut qu’il y ait un motif d’intérêt général et que cette privation soit

proportionnée et offrant une contrepartie satisfaisante, ce qui n’est pas le cas en l’espèce

puisque la solidarité nationale visée par la loi Kouchner était très réduite à l’époque.

507.- Interviennent alors le 24 janvier 2006 trois arrêts de la Cour de cassation qui

viennent s’appuyer sur les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, et

indemniser les parents de la victime et Nicolas Perruche pour le préjudice du seul fait de sa

naissance.

508.- La Cour d’appel de Rennes le 30 octobre 2006 suit cette mouvance, ainsi que le

Conseil d’Etat le 19 octobre 2007 qui refuse directement l’application de l’article 1er

de la loi

Kouchner.

509.- Le 30 octobre 2007128

, la Cour de cassation confirme cette jurisprudence générale.

510.- C’est donc une véritable bataille à laquelle se sont livrés les pouvoirs législatifs et

judiciaires. La décision d’Assemblée plénière de la Cour de cassation a indéniablement

influencé la création de cette loi du 4 mars 2002. D’une certaine manière, cette décision a

participé à l’élaboration du droit, ceci par une interprétation et une motivation réduite.

511.- On voit donc que malgré une dépendance apparente de la jurisprudence envers la

loi, la création prétorienne participe à l’évolution du droit positif, en influant sur le législateur

et en permettant l’adoption de telle loi, entraînant un débat et une situation fixée. Aujourd’hui,

la loi n°2005-102 du 11 février 2005 rempli la deuxième condition qui était exigée par la Cour

européenne des droits de l’Homme, à savoir une privation d’un droit proportionnée et une

contrepartie financière suffisante.

512.- Sans cette décision « provocatrice » pour certains, logique pour d’autres, ce droit

positif n’aurait peut-être pas été le même.

513.- La jurisprudence a donc une autorité, un impact, et en cela, elle est une norme et une

source de droit incontestable.

128

Civ. 1ère

, 30 oct. 2007, n°1140

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81

Conclusion du chapitre 2

514.- Nous venons de voir que la Cour de cassation, par son interprétation, vient créer du

droit. Là est le postulat vérifié de la théorie réaliste de l’interprétation, et de nombreux

témoins appuient cette affirmation.

515.- Parmi ces témoins, on peut citer tout d’abord la jurisprudence de la Cour de

cassation, qui détient aujourd’hui une autorité indéniable en droit privé. Outre le statut de

norme conféré par la théorie réaliste de l’interprétation et la Cour européenne des droits de

l’Homme, qui avait jugé que la jurisprudence qui interprète la loi était une source de droit, au

même titre que la norme légale129

, visant de ce fait un droit autant législatif que

jurisprudentiel (Arrêt Cantoni130

et Pessino131

), la jurisprudence est créatrice. Elle vient

combler les lacunes de la loi, vient faire évoluer cette dernière, par des techniques

d’interprétation que nous avons pu analyser supra.

516.- C’est donc un véritable pouvoir normatif qui est conférée à la jurisprudence de la

Cour de cassation, qui se voit a fortiori faire l’objet d’un débat relatif à la modulation dans le

temps de ses revirements. Tout ceci participe ainsi à l’affirmation d’une autorité qui apparaît

alors comme incontestable.

517.- Mais cette production du droit passe aussi par l’activité décisionnelle de la Cour. En

effet, la Cour de cassation a recours à des manières de juger qui témoignent d’une production

du droit certaine. Que ce soit à travers ses motivations, mettant en exergue un raisonnement

sous-jacent des juges, ou à travers le recours et la création de principes généraux du droit

venant appuyer ces motivations, la Cour se livre alors à une élaboration du droit assumée, qui

s’illustre notamment à travers les affaires Perruche et Alma mater.

129

(voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A) 130

CEDH, 15/11/1996, Cantoni c./ France 131

CEDH, 10/10/2006, Pessino c./ France

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82

Conclusion de la partie 1

518.- Au terme de cette première partie, nous pouvons faire le constat que l’activité de la

Cour de cassation répond bien aux postulats posés par la théorie réaliste de l’interprétation.

519.- Nous avions vu que cette théorie, même si elle visait la totalité des Cour suprêmes,

trouvait une application en particulier au niveau constitutionnel, faisant du juge

constitutionnel un co-constituant.

520.- Nous avions alors émis l’idée que la Cour de cassation, Cour suprême de droit privé,

pouvait elle aussi faire l’objet de pareils développements. C’est alors au travers de deux axes

que nous démontrons que les juges de la Cour de cassation sont autant concernés par

l’interprétation et ses conséquences que n’importe quelle autre Cour suprême.

521.- Nous avons en premier lieu analysé l’interprétation de la Cour de cassation,

démontrant une activité complexe, variée, faite de pures techniques juridiques, créées par des

techniciens du droit pour rectifier un droit humain et donc par nature imparfait.

522.- L’interprétation nous l’avons vu se définissait autour de deux objets, la Loi, support

d’interprétation communément admis, le juge venant par des raisonnements standards

l’étendre, la modifier ou même la créer. Le deuxième support d’interprétation étant

l’interprétation elle-même, que les juges ont pu réaliser au fil des années, prouvant qu’en plus

d’être créatrice, elle est une source de droit légitime.

523.- De cette interprétation découle alors une production directe du droit, qui s’illustre

par une autorité incontestable de la jurisprudence, faisant l’objet de réflexion, tant au niveau

juridictionnel européen que dans la doctrine avec le débat sur la rétroactivité des revirements

de jurisprudence.

524.- La Cour de cassation dévoile de plus à travers une théorie de la décision judiciaire,

comprenant la motivation des décisions de justice ou le recours à des principes généraux

qu’elle crée elle-même, que son pouvoir créateur, même s’il n’est pas pleinement assumé

aujourd’hui, est véritablement présent et reconnu.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

83

525.- Cette production du droit démontrée, il s’agit à présent de se tourner vers les

modalités d’exercice de ce pouvoir prétorien et d’en mesurer les conséquences. En effet, le

juge voit son activité régie par des modalités complexes, déterminant parfois son

raisonnement. Ces considérations juridiques ont pour effet de le promouvoir à une place

différente qu’était la sienne initialement, et de mettre en exergue un caractère politique que

véhicule la théorie réaliste de l’interprétation.

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84

Partie 2 : les conditions d’exercice et les conséquences du pouvoir prétorien

grandissant de la Cour de cassation

526.- Ce pouvoir que les juges de la Cour de cassation détiennent répond à des modalités

d’exercice relativement élaborées. En effet, après avoir constaté que le juge est créateur de la

norme, et ceci par son interprétation, il est indispensable de se pencher sur ses manières

d’interpréter ces textes. Joui-il d’une totale liberté ? Peut-il interpréter comme bon lui semble

ou est-il enserré dans un cadre de déterminismes ? La réponse n’est pas catégorique et doit

être précisée, car en effet, si le juge dispose d’une liberté, il n’en est pas moins contraint

(Chapitre 1). C’est ainsi qu’une fois fixé sur le panorama de l’activité judiciaire, nous

aborderons des questions qui toucheront parfois au droit, et qui, au final, apparaîtront comme

exogènes au domaine juridique. En effet, ce pouvoir grandissant répond à des raisons. Si le

juge aujourd’hui est sollicité de la sorte, c’est qu’il occupe une nouvelle place dans l’échiquier

juridico-politique. Il devient non seulement un acteur incontournable, au rôle juridique accru,

mais pas seulement : si la théorie réaliste de l’interprétation est d’abord une théorie de droit,

elle sous-tend une dimension politique indéniable (Chapitre 2).

Chapitre 1 : une liberté d’interprétation dans la contrainte

527.- Nous allons le voir, la théorie réaliste de l’interprétation expose l’affirmation selon

laquelle le juge dispose d’une totale liberté d’interprétation. Mais il faut à cet égard faire

attention aux termes employés et à leur sens. En effet, si les jugent disposent d’une liberté, il

n’exerce pas pour autant un libre arbitre et subit de véritables contraintes (Section 1). Ces

considérations nous amènent par conséquent, du fait de la liberté qui demeure malgré tout, à

nous poser la question d’un potentiel arbitraire des juges. Nous verrons donc si les peurs

envers cet argument sont justifiées ou si une cohérence s’impose malgré tout (Section 2).

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85

Section 1 : la proclamation relative d’une totale liberté juridique de l’interprète

528.- La théorie réaliste de l’interprétation proclame la détention par le juge souverain, ici

de la Cour de cassation, d’une liberté abyssale dans son interprétation (§1). Cette affirmation

est toutefois à nuancer, en effet, si le juge est effectivement libre, il n’use cependant pas d’un

libre-arbitre entachant toute décision judiciaire d’un arbitraire condamnable (§2).

§1 – Un postulat initial d’une liberté abyssale de la Cour de cassation

529.- Cet argument d’une liberté abyssale conféré à la Cour de cassation se déduira ici de

deux manières : nous analyserons tout d’abord ce qui fonde cette liberté d’interprétation,

revenant ainsi un des postulats de la théorie réaliste de l’interprétation, le pouvoir spécifique

de l’interprète (A), pour ensuite se pencher vers les outils qui permettent et indiquent que le

juge jouit d’une liberté juridique totale (B).

A) Le fondement de la liberté offerte aux juges de la Cour de cassation

530.- Qu’est ce qui fonde cette importante liberté dont dispose l’interprète, le juge de la

Cour de cassation ? La réponse à cette question ne s’établit en plusieurs points, plus ou moins

pertinents, qu’il sera bon tout de même de tous analyser.

531.- En effet, Michel Troper explique en trois points d’où cette liberté tient son origine et

sa force en se basant logiquement sur les postulats théorique de sa théorie réaliste de

l’interprétation.

532.- Il est ainsi bon de les rappeler ici : l’interprétation est une fonction de la volonté et

non une fonction de la connaissance, son objet est un texte, un énoncé, et non une norme, ce

qui pose alors l’idée selon laquelle préalablement à toute interprétation, les textes n’ont pas de

qualité normative, n’ont pas de sens, c’est le principe de l’indétermination textuelle. Enfin

Michel Troper évoque ce pouvoir conféré à l’interprète.

533.- Prenons une après l’autre ces trois propositions et examinons en quoi elles

pourraient venir légitimer et permettre l’exercice d’une large liberté des juges de la Cour.

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86

534.- L’interprétation est une fonction de la volonté et non une fonction de la

connaissance. Nous l’avons vu, cela fait partie de ces postulats posé par la théorie réaliste de

Michel Troper.

535.- Lorsque l’interprétation est définie comme une fonction de la connaissance, on ne

crée pas le sens mais on l’identifie. Il y a donc déjà un sens véritable conféré à l’énoncé, et le

juge viendra le découvrir. Le juge ne crée donc rien, c’est au législateur que cette tâche

revient. Le juge ne sera là que pour appliquer la norme déjà dotée d’un sens.

536.- A l’inverse, à partir du moment où l’interprétation est une fonction de la volonté,

c’est alors l’interprète qui vient donner le sens au texte (nous le verrons, pour cela, il faut que

l’interprète soit habilité, mais c’est un autre argument à la justification de cette liberté, voir

infra).

537.- Cet acte de volonté est donc en quelque sorte une prescription : le juge vient donner

un sens à un énoncé, en le prescrivant, et cette affirmation ne pourra être ni vraie, ni fausse,

mais valide ou non valide.

538.- Le « problème » est que cette prescription, cet acte de volonté, ne peut justifier à lui

seul l’étendue de la liberté conférée à l’interprète, tout simplement parce que comme

l’explique Michel Troper, l’interprétation peut aussi émaner d’avocats, de professeurs de

droit, et en ce sens, « une prescription peut être soit une simple recommandation ou un

conseil, non obligatoire, soit une norme obligatoire. Celles qui sont formulées par les

professeurs de droit ou les avocats relèvent du premier type, celles qui émanent des interprètes

authentiques, lorsqu'il s'agit par exemple de cours souveraines, du second. »132

539.- Dans le seul exemple des cours souveraines, l’interprétation en tant que fonction de

la volonté peut être une justification. Mais étant donné sa généralité à tous les acteurs de droit,

elle n’est pas en cela une raison exclusive de l’étendue de la liberté.

540.- De cette interprétation découle ce principe dit principe d’indétermination textuelle.

Xavier Magnon le définit de cette manière : « parce que tout énoncé est indéterminé, ce n’est

pas celui qui édicte l’énoncé, mais celui qui l’applique, et qui lui donne ainsi un sens, qui est

l’auteur de la norme133

».

541.- Ainsi tout énoncé est par principe indéterminé. C’est l’interprétation qui vient donné

du sens à ces textes qui, comme le dit Michel Troper, sont en attente de sens.

132

TROPER Michel, « La liberté de l’interprète », Colloque sur l’office du juge, Paris, Palais du Luxembourg

les 29 et 30 septembre 2006. 133

MAGNON Xavier, « Théorie(s) du droit », Ellipses, 2008., p 141.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

87

542.- Michel Troper explique que ce principe ne justifie pas non plus la liberté de

l’interprète et qu’au contraire, c’est la liberté constatée de l’interprète qui permet de mettre en

exergue ce principe d’indétermination textuelle. En effet, ce principe ne peut pas être

déterminé de manière empirique. Ce principe ressort donc du fait que l’interprète confère à

l’énoncé, par son interprétation et sa liberté, un sens.

543.- D’où vient donc cette liberté de l’interprète que la (ou les) théorie réaliste de

l’interprétation pose comme caractéristique principale ? Là encore il s’agit de raisonner a

contrario. Michel Troper explique que la liberté n’est pas due non plus à « la compétence

intellectuelle ou à la maîtrise techniques » des juges. En effet, il fait remarquer, s’appuyant

sur les dires du juge Jackson, que s’il existait une cour de plus haut niveau, alors il n’y aurait

plus cette liberté car les décisions pourraient être réformées. A contrario, étant donné qu’il n’y

a pas de Cour « au-dessus » de la Cour de cassation dans le système français, alors les

décisions sont prises « en toute liberté ». Prenons l’exemple des décisions de l’Assemblée

plénière de la Cour de cassation que l’on a pu analyser précédemment : ces décisions étaient

sans appel possible, et elles pouvaient aller à l’encontre de la loi au point de la faire évoluer.

Certes la loi peut toujours venir modifier la décision prise par l’Assemblée plénière comme

dans l’arrêt Perruche par exemple. L’interprétation selon laquelle le préjudice de l’enfant du

fait de sa naissance est indemnisable a été remise en cause par le législateur le 4 mars 2002.

544.- Mais cette même loi pourra faire l’objet ultérieurement d’une autre interprétation.

D’ailleurs, après la loi du 4 juillet 2002, la Cour a réitéré sa position et a permis d’obtenir,

sous l’impulsion de la Cour européenne des droits de l’Homme, une contrepartie financière

plus grande.

545.- Comme l’ajoute Michel Troper, « D'autre part - et surtout - le fait qu'une

intervention du pouvoir législatif puisse venir modifier la décision par laquelle une cour a

interprété une loi antérieure n'est aucunement de nature à remettre en cause l'idée que cette

cour dispose d'un pouvoir sans appel, pas plus que la liberté d'un Parlement qui vote une loi

n'est remise en cause par la possibilité qu'il a lui-même d'abroger ou de modifier cette loi

ultérieurement ou par l'éventualité d'une révision constitutionnelle. »134

.

134

TROPER Michel, « La liberté de l’interprète », Colloque sur l’office du juge, Paris, Palais du Luxembourg

les 29 et 30 septembre 2006.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

88

546.- C’est en fait le fonctionnement même de la « machinerie juridique135 » qui rend la

décision du juge juridiquement incontestable.

547.- « We are not final because we are infallible, but we are infallible only because we are

final136 ». Cette citation de l’affaire Brown v. Allen de 1953 se traduit par l’affirmation suivante :

« nous, les juges, nous ne détenons pas le pouvoir de statuer en dernier ressort parce que nous

sommes infaillibles, mais nous sommes infaillibles car nous statuons en dernier ressort. »

548.- C’est donc l’idée que le juge détient le « dernier mot » qui amène l’idée de cette liberté

totale. Le juge est au bout de la chaîne du droit, et en ce sens, personne ne viendra invalider ce

qu’il a décidé.

549.- Le juge est donc libre puisque sa décision sera sans appel.

550.- Ainsi, selon la théorie, le juge est libre juridiquement, pour cause d’absence de

contraintes normatives, pour cause de place dans la hiérarchie judiciaire mais aussi parce qu’étant

créateur de la norme, et donc du système juridique, il crée les propres conditions de son

habilitation à interpréter.

551.- Ces décisions créent alors des effets en droit, elles sont sans appel et ne sont pas

susceptibles d’être vraies ou fausses. Elles seront valides ou non valide.

552.- Se pose alors la question de savoir d’où les juges de la Cour de cassation détiennent

cette légitimité. Celle-ci ne provient pas du contenu de l’interprétation. En effet Alexandre

Viala explique que le contenu de l’interprétation ne donne aucune légitimité ; le fondement de

ce pouvoir exercé librement ne se fonde pas dessus, car l’interprétation n’est pas susceptible

d’être vraie ou d’être fausse. En effet, il est impossible de dire que l’interprétation scientifique

est vraie ou fausse. A ces termes de vérités et son contraire, Michel Troper et Alexandre Viala

parlent de validité : l’interprétation sera valide ou non valide.

553.- Pour Michel Troper, « la validité de la décision interprétative est exclusivement

formelle, c'est-à-dire qu’elle ne résulte que de la compétence juridique de l’autorité qui la

prend et non pas de son contenu, ni même des méthodes par lesquelles elle est justifiée »137

. Il

faut dès lors que cette autorité soit habilitée d’une compétence qui lui aura été conféré.

554.- Cette affirmation pose le problème de la norme d’habilitation : en effet, avant de

pouvoir juger et interpréter, il faut qu’une norme l’ait permis. Cela avant l’encontre de

135

MILLARD Eric, in « L'architecture du droit », Mélanges en l'honneur du professeur Michel Troper, D. de

Béchillon, P.Brunet, V. Champeil-Desplats et E. Millard (Ed.) (2006) 725-734. 136

Opinion concordante dans l'affaire Brown v. Allen, 344 U.S. 443 (1953). 137

TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN Hans, HART Herbert

L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan, éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S.,

Coll. de l'Université Robert Schuman, p.60.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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l’argument selon lequel c’est l’interprète qui pose la norme. Car celle-ci aurait donc

préexistée à son interprétation.

555.- Michel Troper explique qu’il « existe une norme supérieure au moins que ces

autorités habilitées n’ont pas créée et qui fondent leur pouvoir d’interpréter »138

, et que parfois

il n’y a pas besoin de normes pour habiliter telle ou telle autorité. Michel Troper explique

concernant la création du Conseil constitutionnel que « l'existence peut aussi être de pur fait et

l'on peut parfaitement concevoir qu'un groupe d'hommes quelconque décide un jour, qu'en

raison de circonstances particulières, il s'institue en tribunal et contrôle la constitutionnalité

des lois, de la même manière qu'un militaire peut se déclarer habilité à s'emparer du pouvoir

pour sauver la constitution, la démocratie ou les valeurs fondamentales de la civilisation »139

556.- Ainsi le juge est lire car il est au bout de la chaîne du droit. Mais quels sont les

témoins de cette liberté ? C’est ce que nous allons à présent voir.

B) Les témoins de la liberté dévolue aux juges de la Cour de cassation

557.- Nous venons donc de le voir, le juge jouit d’une liberté. Et ce n’est pas qu’un

postulat théorique, il en use abondamment, pas toujours de manière flagrante, certes, mais il

est indéniable que le juge, dans son interprétation créatrice de droit, fasse état d’une liberté,

d’une marge de manœuvre relativement importante.

558.- Comment cela se traduit-il réellement ? Le juge interprète, et par cette interprétation,

il crée du droit. Nous avons pu entrevoir quelques témoins de cette production : la

jurisprudence créatrice, qui au fil du temps a pu asseoir son autorité, le recours à des principes

généraux, préexistants ou créés de toutes pièces, la motivation des décisions de justice,

souvent brèves, souvent peu justifiées, mettant indirectement en exergue le dessein non avoué

des juges d’adopter une solution innovante qui viendrait moins appliquer stricto sensu la loi

que de la modeler voire y substituer un raisonnement personnel, sorti tout droit du subjectif

prétorien.

559.- Ces témoins de production sont logiquement liés aux témoins de liberté dont le juge

de cassation jouit.

138

TROPER Michel, « La liberté de l’interprète », Colloque sur l’office du juge, Paris, Palais du Luxembourg

les 29 et 30 septembre 2006. 139

NINO Carlos, Introduzione all'analisi del diritto, Giappichelli (Analisi e diritto), Torino,1996.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

90

560.- En effet, pour pouvoir créer de la sorte, en totale coupure d’une certaine manière

avec ce que la loi prescrit de faire ou de ne pas faire (on pense ici à l’interdiction faite aux

juges de prononcer des arrêts de règlement, prévu par l’article 5 du code civil qui dispose qu’

« il est défendu aux juges de prononcer par des dispositions réglementaires et générales sur les

affaires qui leur sont soumises » ; et à l’article 12 du nouveau code de procédure civile qui

dispose que « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont

applicables »), le juge doit user d’une liberté qui l’affranchit de toutes interdictions. Il le fait

de manière plus ou moins évidente. C’est ce que nous allons voir en détail.

561.- Concernant tout d’abord l’interprétation de la loi, nous avons vu supra que le juge

venait soit moduler, soit créer la norme. Et il le fait avec une liberté considérable. En effet, le

nouveau code de procédure civile oblige le juge à juger selon les règles de droit qui lui sont

applicables, c'est-à-dire en fonction de la loi. Pourtant le juge s’affranchit assez facilement de

cette obligation en venant créer le droit. Par des raisonnements, des techniques

d’interprétation, il passe outre les limites posées par le code et le législateur et se permet de

venir modifier ce à quoi il ne peut en théorie pas toucher : la loi.

562.- Il use ainsi de raisonnements par analogie, a pari, de raisonnements a fortiori, a

contrario. Il vient, par des maximes d’interprétation, justifier tel ou tel choix de jugement.

563.- Car comme l’explique Michel Troper à travers sa théorie réaliste, le juge a bel et

bien le choix entre différentes conduites également valable en droit, de telle manière que,

lorsqu’il en choisira une, selon ses propres considérations, il érigera ce choix en décision

pouvant potentiellement créer du droit, faisant jurisprudence.

564.- L’exemple de l’interprétation de l’article 1134 du code civil relatif à la bonne foi est

flagrant : lorsque le juge est soumis à un cas d’espèce qui nécessite le recours à ce fondement-

là, il ne vient pas appliquer la loi directement mais va prendre des libertés avec le texte.

565.- En effet la portée générale de cet article lui permet de choisir librement entre

plusieurs solutions qui seront toutes valables en droit. Il n’y aura pas de vraies ou de fausses

solutions, mais des valides et non valides. En l’occurrence, les solutions seront toutes valables

en droit et le juge aura toute la liberté nécessaire dans cette activité.

566.- Cette liberté juridique s’entrevoit aussi évidemment à travers le recours autonome et

la création des principes généraux de droit privé. Le juge vient alors à son initiative avoir

recours à d’autres sources de droit que la loi. Pourtant il ne devrait pas. Cette liberté lui

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

91

permet ainsi d’asseoir un raisonnement personnel, et d’étendre considérablement la portée de

sa décision et de son raisonnement.

567.- La création du principe d’indisponibilité du corps humain dans l’affaire Alma mater

est un exemple de la liberté du juge, et à plusieurs égards.

568.- L’Assemblée plénière a tout d’abord créé un principe général du droit privé. En

effet, il ne se situe nulle part, ni dans le code, ni dans une loi. Le juge a donc prit la liberté de

se fonder sur un principe qu’il est venu lui-même créer.

569.- Mais au-delà de la création libre de son fondement, le juge se permet en même

temps de motiver une décision d’Assemblée plénière à l’aide d’un seul principe, sorti de nulle

part sinon de son esprit et d’un raisonnement dont lui seul connaît les rouages.

570.- En effet, la motivation de l’arrêt est brève, et sans plus d’explications que ce qui est

écrit. Certes il y a la possibilité de se référer aux conclusions ultérieures mais prenant la

décision en elle-même, la motivation s’arrête à l’édiction de ce principe d’indisponibilité du

corps humain.

571.- Nous avons pu le noter, jamais dans le système de Common law ce type de

motivation n’aurait pu avoir lieu. Les juges mettent en avant, bien au contraire, leurs

sentiments, leurs opinions, qu’elles soient politiques, religieuses, et leur raisonnement en

considération des éléments sociaux, juridiques, politique, économique, n’hésitant pas à faire

appel à la moral, à l’éthique.

572.- Dans cet arrêt relatif à la maternité de substitution, ce genre de motivation aurait dû

laisser place à un raisonnement empreint d’une forte touche de morale : faire porter son enfant

par une autre femme qui l’abandonne à la naissance, tout cela contre une forte somme

d’argent, n’est pas une affaire qui permettait de laisser de côté ses opinions personnelles. Le

juge est humain, il ne faut pas l’oublier et il ne peut rester neutre face à ces faits.

573.- Pourtant la motivation est brève et se résume à cela : « « la convention par laquelle

une femme s’engage, fût-ce à titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pour l’abandonner

à sa naissance contrevient tant au principe d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain

qu’à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes »140

.

574.- Le raisonnement de la Cour ne transparaît donc pas à travers cette solution. Pourtant

une méthode bien connue des juristes est censée être caractéristique du raisonnement

juridique : le syllogisme juridique doit normalement gouverner toute interprétation, enfermant

140

Cass. Ass. Plén., 31 mai 1991, n° 90-20105.

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92

le juge dans un cadre de réflexion qui permettrait de cantonner la décision à la seule logique

juridique, et non la sienne. Pourtant ce n’est pas le cas. Denys de Béchillon explique que « le

droit est un monde de réalité, c’est-à-dire un phénomène social objectif, où l’on rencontre des

institutions qui prétendent fabriquer des règles, des juges qui délibèrent et prétendent régler

des situations de fait par leurs délibérations, des gens qui paient des indemnités, d’autres qui

vont en prison, etc. Mais le droit est aussi un monde de fictions où ces mêmes gens paient des

amendes ou vont en prison en conséquence de raisonnements structurés de fond en comble

par des opérations de qualification, d’interprétation et de validation dont le sens n’existe

qu’en regard d’un univers de concepts et de normes dont tous les éléments sont absolument

artificiels, construits par des opérations de la raison et de l’imaginaire humain »141

.

575.- Ainsi le syllogisme n’est pas appliqué, c’est une méthode, un raisonnement de

façade. Le juge a en effet déjà en tête la conclusion à laquelle il veut arriver. Il raisonne à

l’inverse et ne déduit nullement la solution d’un raisonnement syllogistique.

576.- Mais en apparence le raisonnement doit faire croire qu’il a usé de cette structure de

réflexion. S’il ne le faisait pas et qu’il agissait en apparence, réellement, comme il le fait de

manière officieuse, le juge passerait pour une instance arbitraire.

577.- Denys de Béchillon cite à cet égard l’ancien président du Tribunal pénal

international pour l’ex-Yougoslavie : « nous avons tous rédigé des jugements. Nous savons

que l’on pourrait considérer les juges comme des experts en manipulation. Les juges «

manient » habilement les lois, les critères, les principes d’interprétation dans le but, bien sûr,

de rendre justice dans un cas d’espèce. En particulier dans la justice pénale, on sent

intuitivement qu’un homme est coupable, que le sens commun devrait nous conduire à cette

conclusion. La construction du magnifique raisonnement juridique qui le justifie est

postérieure »142

. Et Deny de Béchillon de rajouter que Ronald Dworkin ne manquait d’ailleurs

pas de répondre : « je suis si triste d’entendre des choses pareilles »143

.

578.- Ainsi le juge, dans son exercice, prend beaucoup de liberté dans sa manière de

motiver, comme dans les outils qu’il utilise pour étoffer son raisonnement.

579.- Il s’affranchit de manière latente des règles de droit communes pour exploiter la

liberté qu’il détient.

141

DE BECHILLON Denys, « Sur la diversité des méthodes et manières de juger », Propos introductifs,

Intervention à la Cour de cassation, Texte de la conférence prononcée dans la Grand’Chambre de la Cour de

cassation le 29 novembre 2004. 142

BADINTER Robert, BREYER Stephen, Les Entretiens de Provence, Fayard 2003, p.44. 143

Ibid.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

93

580.- Mais si le juge détient indéniablement une grande liberté dans son exercice, il n’en

est pas pour le moins déterminé.

581.- En effet, il ne faut pas confondre la notion de liberté et de libre-arbitre. C’est ce que

nous allons voir à travers l’étude des contraintes qui s’imposent à lui.

§2 – Une liberté relative cantonnée au choix de l’interprète

582.- La liberté qui est dévolue au juge ne doit pas être entendue comme un libre-arbitre

dont il userait de manière totalement arbitraire. Si le juge est libre, il existe tout de même des

limites à cette interprétation qu’il ne peut contourner (A), ce qui aboutit dès lors à la mise en

place d’une théorie « contrepoids », venant rétablir une sorte d’équilibre dans l’exercice

prétorien. Il s’agit de la théorie des contraintes juridiques (B).

A) Les limites inévitables à la libre interprétation

583.- L’interprétation est une activité caractérisée par une largesse de réflexion.

L’interprète qui se penche sur un texte peut alors voir en lui beaucoup de choses, plusieurs

significations, plusieurs solutions lorsqu’il s’agit d’une décision à prendre, appliquée à un cas

d’espèce.

584.- Cette liberté est indéniable, elle est une caractéristique fondamentale de

l’interprétation et participe au développement des théories réaliste qui prônent un

affranchissement du juge aux règles strictes d’antan qui faisaient de lui la bouche de la loi, ce

qu’il n’est pas, du moins pas que.

585.- Cependant il existe des limites à cette interprétation. Ces limites sont dues soit au

sens littéral de textes, soit au contexte, soit à l’interprétation qu’il y a pu avoir du texte déjà

interprétée.

586.- Le sens littéral semble être la première limite à l’interprétation. En effet, c’est de là

que part l’opération d’interpréter. Comme l’expliquent François Ost et Michel van de

Kerchove, « cet élément (…) constitue le plus souvent un point de départ de l’interprétation,

une référence à partir de laquelle ou contre laquelle un effet de sens peut être produit »144

.

144

OST François et VAN DE KERCHOVE Michel, « De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique

du droit », Publication des Facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles, 2002, p.404.

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94

587.- Une autre limite à l’interprétation se situe dans le contexte. Cette limite est

controversée dans le sens où certains auteurs n’y voient pas là un élément à retenir dans

l’étude des limites liées à l’interprétation. George Steiner dira qu’il « est absurde de rejeter

comme fallacieuse, obscure ou anarchique, l’importance des probabilités et des suggestions

qu’offre le contexte, comme il est absurde d’accorder à ce dernier une confiance aveugle »145

.

588.- Qu’entend-on par contexte ? C’est tout ce qui a trait à la langue, à la culture

linguistique à la forme des énoncés.

589.- A cet égard, François Ost et Michel van de Kerchove explique que cette

« encyclopédie comprend les diverses conventions culturelles produites par une langue, ainsi

que l’histoire des interprétations précédentes de nombreux textes, y compris, peut-être, celui

auquel on s’attache. Ainsi la lecture d’un texte prend-elle la forme d’une transaction entre les

compétences réelles de tel ou tel lecteur et ‘le type de compétence qu’un texte donné postule

pour être lu de manière économique’146

».

590.- Evidemment, il y a toujours la possibilité d’interpréter un texte en le sortant du

contexte, mais si l’on veut garder ne serait-ce qu’un minimum de cohérence, si l’on veut

garder la visée qu’avait l’énoncé, alors il faut respecter le contexte : en ce sens, cela apparaît

comme une limite à l’interprétation.

591.- Plus précisément, le texte à interpréter est écrit par un auteur X. Ce texte va donc

être interprété par un lecteur-interprète Y.

592.- Nous l’avons vu, aujourd’hui, il est plus question d’interprétation de l’interprétation

que d’interprétations que l’on pourrait qualifier de « premières ».

593.- De ce fait, indéniablement, l’auteur précédent de l’interprétation a donné une visée à

ce texte, un sens. Ce texte est donc lui-même le résultat d’un travail d’interprétation alors

qu’il est censé valider les constructions qui se basent sur lui.

594.- Il s’agit donc de respecter une certaine cohérence par le lecteur-interprète.

595.- Nous le verrons infra, le juge respecte cette cohérence, car c’est un homo juridicus.

Ainsi on peut s’apercevoir que le juge, dans toute sa liberté, avec tous ses outils interprétatifs,

arrive la plupart du temps sur une solution en accord avec l’intention initiale du législateur (ou

du juge ayant interprété le texte). Cette interprétation qui est produite est en complet accord

avec le reste du système juridique. Denys de Béchillon énoncé à ce égard plusieurs

145

STEINER George, Réelles présences. Les arts du sens, trad. Par M. de Pauw, Paris, Gallimard, 1991, p.211. 146

ECO Umberto, Les limites de l’interprétation, trad. Par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1992, p.133-134.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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présupposés : « le législateur ne se contredit pas, il respecte la Constitution, il adapte les

moyens utiles aux fins qu’il poursuit, il ne fait rien d’inutile, il est équitable, il n’est pas

fondamentalement imprévoyant, il s’exprime correctement (…) »147

596.- Le juge détient, nous l’avons vu, un pouvoir spécifique : par son interprétation, il

vient créer la norme. Il jouit alors de ce pouvoir créateur censé n’être dévolu qu’au législateur,

et il en use avec une grande liberté. Mais voilà, intervient ce postulat de rationalité du

législateur : se basant sur les présupposés précédents, le juge va de manière consciente ou non

se restreindre dans sa liberté pour préférer une certaine cohérence, une harmonie. Denys de

Béchillon le qualifie alors de « gardien, protecteur de la forme d’une sorte de mécanique

idéale, strictement conforme à l’image d’un ordre juridique assez bien huilé et

hiérarchisé »148

.

597.- Le législateur vient donc de manière indirecte (car le juge le fait de manière

autonome) encadrer l’interprétation par le juge.

598.- Ainsi, soit le juge est enfermé dans des directives d’interprétation qu’il se doit de

respecter, soit il s’impose lui-même cette tâche.

599.- Denys de Béchillon liste ainsi certains exemples flagrants de ces limites à

l’herméneutique : « il convient d’interpréter une norme juridique dans le sens le plus propre à

assurer la réalisation de ses objectifs », « il convient d’interpréter les dispositions juridiques

dans le sens où elles présentent le moins d’antinomies ».

600.- Il termine ainsi sa réflexion sur une citation de François Ost et Michel van de

Kerchove : « le jeu de l’interprétation se produit (…) nécessairement à l’intérieur de ce cadre

institutionnel et normatif qui génère tant les directive relatives à la définition et aux limites de

l’interprétation que des directives méthodologiques relatives à sa mise en œuvre pratique.

Aussi bien la diversité des règles d’interprétation qui sont mises à la disposition du juge ne

doit pas faire illusion : elle ne s’apprécie à sa juste portée qu’une fois replacée dans le

contexte institutionnel qui définit les « jeux de rôles » attendus des divers agents juridiques, et

particulièrement le juge »149

147

DE BECHILLON Denys, réflexions critiques, RRJ 1994-1 148

Ibidem. 149

OST François, VAN DE KERCHOVE Michel, Entre la lettre et l’esprit, les directives d’interprétation en

Droit, Bruylant. Bruxelle 1989.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

96

601.- Ainsi le juge est limité dans son interprétation, par le sens littéral, le contexte, mais

aussi par le cadre cohérent et harmonieux crée par celui qui a édicté la norme, que ce soit le

législateur ou le juge ayant déjà interprété le texte en question.

602.- Ce cadre cohérent et harmonieux s’impose au juge, qui, de manière plus ou moins

consciente, œuvre, toujours avec ces outils interprétatifs, ces techniques, à un seul dessein :

celui de la cohérence du système.

603.- C’est donc ici une première explication de la limite de l’interprétation opérée par le

juge.

604.- Michel Troper, dans sa théorie réaliste, parle de liberté, mais pas de libre-arbitre. La

notion de contraintes est prédominante dans sa théorie, et fait même l’objet d’une théorie

« complémentaire », la théorie des contraintes juridiques.

B) La création complémentaire d’une théorie des contraintes juridiques

605.- La théorie des contraintes juridiques est définie comme « une situation de fait dans

laquelle un acteur du droit est conduit à adopter telle solution ou tel comportement plutôt

qu’une ou un autre, en raison de la configuration du système juridique qu’il met en place ou

dans lequel il opère150

. »

606.- Les contraintes peuvent être de différentes natures : il y a des contraintes sociales,

culturelles, psychologiques, physiologiques, et puis il y a celles qui résultent du système

juridique.

607.- Ce raisonnement est en soi logique : dans la vie quotidienne, juridique ou sociale,

économique ou politique, la liberté n’est jamais totale. Si c’était le cas, règnerait une anarchie

sans nom. L’interprétation du juge est donc conditionnée par certaines contraintes, des

éléments qui contraignent l’homme au sens général à agir d’une certaine manière plutôt

qu’une autre.

608.- Ces contraintes peuvent être extérieures au système juridique et relever de facteurs

ou sociologiques ou psychologiques. Ces contraintes sont des contraintes de faits : l’éducation

des juges, leur idéologie, etc…

150

CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, TROPER Michel, « Proposition pour une théorie des contraintes

juridiques », in Théorie des contraintes juridiques, Bruylant LGDJ, La pensée juridique, 2005, p. 11.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

97

609.- Ces contraintes apparaissent donc comme un cadre qui va enserrer la liberté de

l’interprète. On peut détailler les contraintes en quelques catégories : il y a les contraintes

sémantiques inhérentes au droit. En effet la matière détient un vocabulaire spécifique. Ainsi,

les juges, dans leur exercice d’interprétation, doivent utiliser ces termes singuliers, de manière

à ce que la communauté du droit les entende de la même manière.

610.- On peut ensuite voir des contraintes d’ordre sociétal : l’interprétation peut s’inscrire

dans une dimension sociétale, c'est-à-dire que l’ensemble des valeurs du moment encadre

l’interprétation du juge. La Cour de cassation doit en effet juger en fonction des évolutions de

la société. Lors de l’interprétation du texte, nous l’avons vu, le juge tient compte du sens

littéral, du contexte. Prenons l’exemple du mariage homosexuel ou du problème de la

maternité de substitution : tous ces sujets sont sensibles et ramènent indéniablement aux

mœurs d’une société. La Cour s’adapte à ces mœurs, car juger contre eux, c’est rendre une

décision incohérente, qui ne permettrait pas d’unifier le système juridique et la jurisprudence.

Ce qui n’est pas le but des juges de la Cour de cassation. De la même manière, le milieu dans

lequel le juge interprète est aussi contraignant.

611.- L’interprète est enfermé dans ces valeurs qui parlent à la société dans sa majorité.

De ce fait il ne peut en sortir au risque d’un rejet.

612.- Il y a aussi les contraintes contextuelles qui ont trait à la règle de droit, supérieure,

inférieure.

613.- Et puis il y a à côté de ces contraintes de fait, des contraintes dites juridiques, qui

résultent du système juridique.

614.- Au sein de ces contraintes juridiques, on a des règles qui « obligent » à agir d’une

certaine manière. Xavier Magnon151

les distingue en deux catégories : les règles constitutives

qui créent une contrainte maximale, et des règles entraînant une contrainte au sens faible.

615.- Par « règle constitutive », il faut entendre les règles qui conditionnent la validité

juridique d’une situation de fait.

616.- Xavier Magnon donne l’exemple de la règle : « le mariage doit être célébré par un

officier d’état civil ». Si la cérémonie est célébrée par une autre personne que l’officier d’état

civil, le mariage ne sera juridiquement pas valable. La règle constitutive est alors une

contrainte maximale en ce que l’absence de son application ou sa violation entraîne

indéniablement l’échec dans le dessein initial.

151

MAGNON Xavier, « Théorie(s) du droit », Ellipses, 2008.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

98

617.- Puis il y a les règles entraînant une contrainte au sens faible. Pour Michel Troper,

c’est « lorsque des normes ont placé un individu ou un organe dans une situation telle qu’il lui

faut se comporter d’une certaine manière pour agir de façon raisonnable et efficace152

(…),

lorsque les normes organisent les rapports entre autorités de telle manière que le pouvoir

discrétionnaire des uns dissuade les autres d’exercer leur propre pouvoir discrétionnaire de

façon excessive153

».

618.- Les uns viennent contrebalancer les autres. La collégialité entraîne la restriction de

liberté.

619.- Ce sont des contraintes peu perceptibles car naturelles et répondant à des réflexes.

620.- Le juge a donc plusieurs choix à sa disposition, et en cela, il est libre. Mais ces

contraintes viennent directement restreindre le juge dans le choix qui est mis à sa disposition.

621.- La question à se poser est donc la suivante : peut-on être libre et déterminé à la

fois ? Selon cette théorie des contraintes juridiques, oui. En effet, le juge a le choix d’adopter

tel ou tel comportement, mais des données viennent déterminer ce choix.

622.- Ainsi, lorsqu’il est affirmé qu’une autorité est libre, cela ne signifie pas qu’elle est

soustraite à tout déterminisme.

623.- L’interprète est libre en ce qu’il a le choix entre différentes conduites, valables.

624.- Mais ce choix-là va répondre d’un déterminisme. Les contraintes vont à ce stade-là

trouver à s’appliquer, de manière consciente ou non. Car pour certaines, celles relevant par

exemple de la psychologie, ou les contraintes culturelles, sont inhérentes au juge de telle

manière qu’il ne s’aperçoit plus qu’il est contraint.

625.- Il n’est pas dans l’optique du juge de mettre en difficulté le législateur. Pour lui, le

législateur est rationnel et il va limiter sa liberté au nom de ce postulat de rationalité du

législateur154

.

626.- La réflexion de Denys de Béchillon revêt ici tout son intérêt : « Ministre du sens155

,

le juge n’est pas pour autant promu dictateur156

».

152

TROPER Michel, « La liberté du juge constitutionnel », précité, p 243 et s. 153

TROPER Michel, « La liberté du juge constitutionnel », précité, p 244. 154

DE BECHILLON Denys, « Réflexions critiques », RRJ 1994-1, p 255. 155

RIGAUX François, « Le juge, ministre du sens » in Justice et argumentation, mélange Perelman, édition de

l’Université libre de Bruxelles, 1986, p 79 et s. 156

DE BECHILLON Denys, « Réflexions critiques », RRJ 1994-1, p 255.

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99

627.- Et même s’il résulte de l’analyse de la liberté juridique de l’interprète qu’il n’y a pas

de limite juridique à cette liberté, parce que quoi qu’il fasse ou qu’il décide, l’interprète

donnera une interprétation valide, cela ne signifie pas qu’il fait pour autant n’importe quoi.

628.- Car qu’elles soient matérielles ou juridiques, elles pèseront sur le juge, qui subira, au

sein des choix qu’il aura, un déterminisme.

629.- Il est nécessaire de s’attarder sur la notion de « contraintes juridiques ». En effet,

Michel Troper, en créant la théorie des contraintes juridiques, est venu distinguer les

contraintes purement matérielles, telles qu’exposées dans les propos précédents, des

contraintes juridiques.

630.- La théorie réaliste annonce que l’interprète se voit imposer des contraintes

juridiques.

631.- Mais Michel Troper vient préciser, que contrairement à ce que l’on pourrait penser à

la lecture de cette expression « contraintes juridiques », les contraintes ne sont pas juridiques

ou normatives. Ce sont en fait des contraintes matérielles.

632.- A ce niveau-là, on est en droit de se poser la question suivante : « pourquoi avancer

de tels propos ? Comment différencier ces « contraintes juridiques » mais qui n’en sont pas,

puisqu’elles constituent des contraintes matérielles, des autres contraintes matérielles posées

précédemment ? ».

633.- Michel Troper vient alors expliquer que ces contraintes juridiques sont

effectivement matérielles, mais qu’elles se distinguent des contraintes purement matérielles

qui résultent de faits exogènes au droit qui viennent, on l’a vu, guider voire influer sur la

décision du juge par des influences psychologiques, sociétaires, culturelles.

634.- En effet, à la différence de ces contraintes strictement matérielles, les contraintes

« juridiques » sont des contraintes matérielles qui « résultent du système juridique157

».

635.- Pourquoi sont-elles matérielles ? La théorie des contraintes juridiques vient

l’expliquer en définissant un peu à sa manière, il faut l’avouer, la notion de « système

juridique ».

636.- En effet pour elle, le système juridique n’est pas un ensemble de normes qui créent

des obligations en droit. Pour cette théorie, le système doit être perçu comme un cadre dont

157

TROPER Michel, CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, GRZEGORCZYK Christophe, « Théorie des

contraintes juridiques », Coll. `La pensée juridique', Bruylant, LGDJ, 2005. p. 2

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

100

les obligations juridiques qu’il crée, font résulter des effets considérés comme un ensemble de

fait et non de normes, « un ensemble de circonstances matérielles158

».

637.- C’est précisément de cet ensemble factuel de ces circonstances matérielles que va

résulter ces fameuses contraintes, considérées certes comme matérielles mais qui sont à

raccrocher au système juridique.

638.- La théorie des contraintes juridiques, au vu de cette démonstration, avance donc que

ces ensembles de faits liés au système juridiques, vont faire faire face à l’interprète.

639.- L’interprète doit alors choisir entre telles ou telles attitude. Il n’est donc pas libre en

ce qu’il doit se conformer à ces circonstances matérielles, ces données factuelles qui le

restreignent et enferment sa liberté.

640.- Il est donc contraint dans ses choix par des déterminismes, par des contraintes

d’ordre matériel, purement, ou résultant du système juridique lui-même.

641.- Après s’être penché sur la liberté de l’interprète et sur les contraintes qu’il subit,

attardons-nous à présent sur la relativité de ces théories. En effet, malgré les contraintes, le

juge apparaît juridiquement libre, ce qui engendre des réactions, plus ou moins légitimes, et

elles-mêmes à relativiser.

Section 2 : le débat ouvert sur le déclin du droit teinté d’un potentiel arbitraire des juges

642.- Ce débat sur ce potentiel arbitraire s’établit à travers l’idée de la liberté juridique

totale de l’interprète (§1). Mais comme tout débat, il est à relativiser. En effet, si certaines de

ces craintes sont acceptables, la qualité de l’interprète en tant qu’homo juridicus est à prendre

sérieusement en compte (§2).

158

PICARD Etienne, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation », Colloque sur l’office du juge, Paris,

Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006.

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101

§1 – Les éventuels effets pervers d’une totale liberté juridique

643.- Nous entendons ici par effet pervers la crainte d’une dérive du droit, entre absence

de droit ligne normative et anarchie judiciaire (A) ainsi que la description d’un rapport de

force et non de droit entre les autorités habilitée (B).

A) La peur naissante d’une dérive du droit

644.- Pour une certaine branche des commentateurs, avec la théorie réaliste de

l’interprétation, l’interprète s’éloigne de l’image habituelle que l’on nous fait du droit positif.

Cette théorie est pour eux plus politique que juridique voire « quasiment négatrice de

droit159

».

645.- En effet, dans la plupart des systèmes de droit positif, certaines valeurs sont

prédominantes, notamment la participation indirecte du peuple, dans le processus

d’élaboration de la norme qui lui sera appliquée, ainsi que la doctrine de la séparation des

pouvoirs.

646.- La théorie réaliste de l’interprétation trace sur ces points-là, la démocratie et la

séparation des fonctions normatives et d’application de ces mêmes normes, une rupture

brutale. Elle apporte via les postulats précédemment exposés une assise au pouvoir créateur

du juge de la norme.

647.- Pour la théorie, s’il y a du droit, alors il y aura liberté d’interprétation du juge. La

théorie vient donc constater qu’au sein de ce système juridique, le pouvoir est énormément

étendu et prête à l’interprète, ici le juge de la Cour de cassation, un pouvoir absolu.

648.- La liberté du juge semble rendre impossible un encadrement par le droit de ce

pouvoir normatif, en effet l’autorité-interprète est juridiquement libre de donner le sens qu’il

veut à un texte, un énoncé prescriptif.

649.- La théorie réaliste de l’interprétation apparaît donc comme négatrice de droit. En

effet, aucune norme ne vient s’imposer à l’interprète. Les contraintes n’étant que des

contraintes factuelles, l’interprète est juridiquement libre. Il n’y a trace d’aucun droit

contraignant. La contrainte n’est en fait au final qu’un rapport de force.

159

MAGNON Xavier, « Théorie(s) du droit », Ellipses, 2008, p 149.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

102

650.- De la même manière, les détracteurs de la théorie réaliste avancent qu’elle est

négatrice de toute organisation car d’une part, les autorités-interprètes sont libres

juridiquement, et d’autre part, les contraintes ne font que résulter d’un système que ces

interprètes ont eux-mêmes mis en place.

651.- Ainsi, mis à part les contraintes purement matérielles que nous avons exposées,

juridiquement parlant, rien ne semble imposer quoi que ce soit au juge. Aucune attitude ne lui

est prescrite.

652.- Pourtant, la théorie réaliste de l’interprétation n’en conclut pas cette anarchie. Pour

la théorie, il y a bien une organisation, une hiérarchie, mais celle-ci est interne au discours du

juge.

653.- Selon elle, le juge est un homo juridicus doté d’une « rationalité juridique

spécifique160

».

654.- Ainsi, le juge, de lui-même, organiserait dans son discours ce système juridique

qu’il met lui-même en place (voir supra).

655.- Mais cette vision du juge en bon père de famille semble idéale. Et là encore, si l’on

veut faire preuve d’un réel réalisme, c'est-à-dire s’attacher à ce qui est et non pas à ce qui

devrait être, on peut imaginer que le juge, doté de ce pouvoir normatif créateur, de cette

liberté juridique et de ce privilège de pouvoir créer les propres conditions de son exercice, va

veiller à défendre ces acquis, à s’imposer, voire optimiser son pouvoir.

656.- Pourquoi structurer sinon pour que cela lui profite ? De cette manière, on se rend

compte que la théorie réaliste de l’interprétation n’est pas tellement logique et cohérente.

657.- La théorie souffre encore pour Etienne Picard d’incohérence au sujet de

l’habilitation de ces acteurs du droit que sont les juges. La théorie avance qu’avant

interprétation il n’y a pas de normes. Donc pas d’habilitation de tel ou tel acteur juridique. La

théorie de Michel Troper est donc un paradoxe, un peu à l’image de l’œuf et de la poule. Qui

était là en premier, la norme ou le juge ?

658.- Pour que sa théorie tienne debout, il est forcément nécessaire que ces acteurs du

droit au cœur de la théorie proviennent d’un cadre juridique, d’un système préexistant.

160

CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, TROPER Michel, « Proposition pour une théorie des contraintes

juridiques », in Théorie des contraintes juridiques, Bruylant LGDJ, La pensée juridique, 2005, p 15.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

103

659.- En ce sens, la thèse que Michel Troper avance ne serait donc pas applicable à ces

acteurs. Pour pouvoir se mettre en place, il faut obligatoirement que le système juridique et les

personnages qu’il contient aient été préexistants.

660.- Vu ces considération, la théorie dite réaliste ne l’est plus vraiment une. Tout est

affaire d’autojustification. Michel Troper opère en fait à l’instar des juges un raisonnement

que l’on appelle déterminant ou signifiant : l’objectif est déjà fixé, il faut trouver le moyen d’y

parvenir. Ainsi, ce n’est plus du réalisme, ce n’est plus le tableau de ce qui est réellement que

nous peint ici Michel Troper, mais celui de la vision de la théorie réaliste de l’interprétation. Il

y a un manque flagrant de neutralité. A ce propos, Daniel Mainguy explique que « Au fond, il

n’y a pas de théorie axiologiquement neutre dans la mesure où toute pensée est tournée vers

un but déterminé, il n’y a même pas de théorie du tout. Tout est approximatif et chaos, nous

faisons semblant de croire qu’une logique organise cette immense machine à produire du droit

alors même qu’on n’est pas capable de définir de manière méthodique ce qu’est le droit, nous

sommes gouvernés par des expressions langagières prétendument normatives du type «

personne », « contrat », « faute », clause abusive », « Etat », etc., sans pouvoir en déterminer

le sens sinon par la machine »161

.

661.- Et le même problème de manque de réalisme se pose avec la théorie des contraintes

juridiques. Lorsque Michel Troper renomme les contraintes juridiques en contraintes

matérielles résultant d’un système juridique, c’est pour ne pas ruiner le postulat de la liberté

juridique du juge. Ne retenir que des contraintes matérielles permet de poser la liberté

juridique de l’interprète : rien ne s’impose à lui car il crée la norme.

662.- La théorie peut ainsi apparaître donc comme un « un instrument d’auto justification.

Le but est d’assurer sa propre cohérence au prix d’une défiguration de la réalité162

».

663.- De cela découle logiquement un élément tout aussi dangereux pour le droit, à savoir

l’absence de droite ligne normative.

664.- En effet, nous l’avons vu, la norme n’acquiert sa qualité de norme qu’après

interprétation. Ainsi, son sens juridique est souverainement arrêté. Avant cette phase

interprétative, ce n’est qu’un énoncé.

161

MAINGUY Daniel, De la légitimité de la norme et de son contrôle, JCP G 2011, doctr. 250. 162

PICARD Etienne, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation », Colloque sur l’office du juge, Paris,

Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

104

665.- La norme va donc s’imposer aux autres acteurs du droit, d’autres juges, d’autres

figures du système, qui ne sont pas souverains. Et la norme va trouver à s’appliquer.

666.- Mais que fait-on des interprétations suivantes ? Lorsque la même autorité

souveraine est amenée à juger une nouvelle fois sur le même problème de droit, ou un

problème de droit différent, interprète-t-il une norme ou un énoncé ? Selon la théorie, c’est un

énoncé, sans teneur normative. Pourtant le juge, confronté au même cas auparavant, a déjà

établi par sa première interprétation la qualité normative de cet énoncé. Nous avons pu

analyser les différentes hypothèses proposées par Etienne Picard.

667.- S’en suit donc un autre argument mettant en exergue l’incohérence de la théorie :

soit c’est la qualité normative conférée par le juge qui sera remise en cause, soit la théorie en

elle-même, car si le juge admet que ce qu’il interprète est une norme, alors cela bouleverse

toute l’analyse de Michel Troper selon laquelle aucune norme ne préexiste à l’interprétation.

668.- Dit plus clairement, la norme, fraîchement créée, est en fait éphémère. En effet, les

interprètes souverains sont un certain nombre, et donc chacun a une interprétation différente,

tout comme l’interprétation d’une partition. Chaque musicien confèrera à la partition une

interprétation différente de la précédente et de la suivante.

669.- Ainsi, comment le droit peut-il exister de manière posée ? Comment peut-il

s’établir, s’ancrer ? C’est une véritable insécurité juridique que nous dépeint indirectement la

théorie réaliste de l’interprétation. Plus de règle générale, plus de stabilité du droit, plus de

sécurité, plus de cohérence.

670.- En définitive, au vu de cette théorie, c’est bien la force qui fait le droit. Mais le droit

n’y est pour rien, car comme on l’a vu, il ne fait naître aucune ligne normative. Pour Etienne

Picard, « l’Etat de droit, avec toutes les règles qu'il implique serait donc condamné à n'être

qu'une notion politique, culturelle, sociologique, psychologique...Mais on sait aussi combien

des Etats de droit peuvent se transformer rapidement en Etat d'une toute autre nature163

».

671.- Ainsi, rien n’empêcherait les interprètes créateurs de la norme de s’ériger en pouvoir

arbitraire, de faire un coup d’Etat, une insurrection, en utilisant ce pouvoir d’interprétation

juridiquement libre. Rien au final n’impose au juge d’agir en homo juridicus, rien ne les

empêche de détruire cette hiérarchie des normes interne à leur discours. Rien ne les empêche

163

PICARD Etienne, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation », Colloque sur l’office du juge, Paris,

Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

105

d’inverser cette hiérarchie des normes, voire carrément de la faire disparaître ainsi que l’ordre

juridique.

672.- Avec la théorie réaliste de l’interprétation, il n’y a donc pas simplement une

confusion des pouvoirs entre le juge et le législateur comme on pouvait le croire en début

d’analyse. Il faudrait parler plutôt d’une confrontation, d’un rapport de force des pouvoirs.

B) Le rapport de force insufflé par la théorie réaliste de l’interprétation

673.- La théorie réaliste de l’interprétation vient légitimer le pouvoir des interprètes

authentiques. Les juges se voient donc attribuer une certaines exclusivité, un monopole. Par

cette théorie, seulement les juges peuvent faire ressortir du droit sa teneur, sa qualité. Selon

Emmanuel Dockès, « les réaliste reconnaissent au juge une sorte de monopole de l’influence

concrète et par conséquent un monopole de la juridicité164

». Ces réalistes par leur

reconnaissance présentent donc « l’inconvénient pratique de rendre juridiquement

incontestable la décision du juge ».

674.- La théorie réaliste de l’interprétation dévoile des rapports qui ne doivent pas en

théorie être. La théorie juridique classique procède à une éviction d’une lecture politique des

rapports juridiques.

675.- Et pourtant il est évident qu’à la lecture de cette théorie, la doctrine politique de la

séparation des pouvoirs nous vient à l’esprit. Il est question de place, il est question de

pouvoirs.

676.- Qu’est-ce que la séparation des pouvoirs ? C’est la distinction de pouvoirs en trois

fonctions de l’Etat : l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

677.- Plusieurs doctrines sont apparues à propos de cette séparation des pouvoirs : l’une

d’entre elle avance que ces trois fonctions de l’Etat doivent être distribuées à des autorités

séparées les unes des autres et une autre prescrit de voir ces fonctions attribuées à des

autorités ou organes qui interagissent.

164

DOCKES Emmanuel, Valeurs de la démocratie (huit notions fondamentales), Editions Dalloz, Collection

Méthodes du droit, Paris, 2004, p 27.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

106

678.- A côté, nous avons le postulat de la théorie réaliste de l’interprétation selon laquelle

il est impossible que le juge ne crée pas tout le droit. Michel Troper se situe dans la branche

plutôt radicale de cette doctrine car en effet, pour lui, le juge crée tout le droit. Tandis que

pour d’autres, faisant preuve d’un réalisme dit modéré, expliquent que le juge participe

forcément à la création du droit mais que partiellement. Il y a donc une profonde opposition

entre d’une part une doctrine qui énonce que le juge ne doit pas créer le droit, et une autre qui

dit que le juge, effectivement, réellement, le crée.

679.- On est donc dans un rapport de force. Le droit devient en fait, avec la théorie

réaliste, une affaire de pouvoir. Et la théorie de Michel Troper pose ce problème des pouvoirs

et de leurs places. Et qui dit pouvoir, dit souveraineté. Comme nous l’avions précédemment

évoqué, les juges ne statuent pas en dernier ressort parce qu’ils sont infaillibles. Ils sont a

contrario infaillibles car ils statuent en dernier ressort165

. La justice devient donc une scène

politique où les juges peuvent apparaître plus préoccupés par leur place, leur pouvoir, plutôt

que par ce qui devraient être leurs préoccupations essentielles à savoir le droit, la justice, des

idéaux. Mais ce qui devrait être, en réalité, n’est pas.

680.- Et c’est précisément cette affirmation qui entraîne un certain désenchantement du

droit. En effet, pour certains, il n’y a donc que des choix politiques et plus de raison dans les

initiatives créatrice de droit. Le droit n’est plus un système de valeurs ou de normes

structurées comme l’entendait Kelsen avec la hiérarchie des normes. Les enjeux sont tout

autres.

681.- Cette vision chaotique du droit vu à travers le prisme de la théorie réaliste de

l’interprétation est elle-même à relativiser. En effet, si certaines des objections apparaissent

comme acceptables, potentiellement applicables et légitimes, il y a tout de même une nuance

à opérer. Si le juge détient un pouvoir, il ne faut pas occulter le fait que c’est aussi ce qu’on

appelle un homo juridicus, doté d’une rationalité juridique, et donc garant d’une certaine

cohérence du système.

165

Voir supra.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

107

§2 –La qualification nécessaire d’homo juridicus conférée à l’interprète

682.- Nous venons de voir que la théorie réaliste de l’interprétation, malgré une théorie

des contraintes juridiques bien établie, pouvait sous la plume et la réflexion de certains, venir

justifier un potentiel arbitraire des juges. Mais au-delà des limites posées par les contraintes,

un autre élément est à prendre en compte : le juge est un homo juridicus, doté d’une

rationalité juridique (A), et de ce fait, son interprétation, malgré la liberté qui réside en ses

choix, est caractérisée par une certaine cohérence (B).

A) Une cohérence inhérente à la qualité d’homo juridicus de l’interprète

683.- Nous avons vu que le juge était contraint par des déterminismes ou contraintes

juridiques, qui sont inhérentes à sa personne. Nous l’avons analysé de telle manière qu’elle se

définissait dans la manière et les modalités qu’a le juge dans sa prise de décision. Ainsi, nous

avons pu dire : « le juge X est contraint par le contexte, par le sens littéral », autant de

contraintes qui impactent directement sur sa manière de décider.

684.- Mais la contrainte et son établissement est aussi à voir dans la réflexion, dans le

processus de décision qu’aura pris le juge. Et pour Michel Troper et Véronique Champeil-

Desplats, c’est ce qui importe le plus : « seule importe l’analyse qu’il (le juge) peut avoir

effectuée en tant qu’elle révèle un comportement juridique-type que nous supposons, et que

nous caractérisons comment étant celui d’un homo juridicus pourvu d’une rationalité

juridique spécifique »166

.

685.- Ainsi la contrainte se caractérise dans un comportement précis, celui d’un homo

juridicus, qu’il s’agit donc de définir à présent.

686.- Pour Michel Troper et Véronique Champeil-Desplats, pour que le juge soit

considéré comme un homo juridicus, il faut qu’il suive le modèle comportemental d’un

« homo juridicus modèle ». S’il ne le fait pas, alors ce juge aura suivit une autre rationalité.

687.- L’homo juridicus se caractérise en quatre propositions que l’on va alors vérifier.

166

CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, TROPER Michel, « Proposition pour une théorie des contraintes

juridiques », in Théorie des contraintes juridiques, Bruylant LGDJ, coll.La pensée juridique, 2005, p. 15.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

108

688.- Tout d’abord, pour Michel Troper et Véronique Champeil-Desplats, un homo

juridicus est avant tout un acteur juridique : « c’est un producteur de normes juridique ou un

prétendant à la production de normes juridiques ».

689.- Les juges de la Cour de cassation sont-ils des producteurs de normes ? Poser la

question à ce stade-là de notre étude relève plus d’une question rhétorique que d’une réelle

interrogation. Oui le juge est producteur de normes, nous l’avons vu plus d’une fois dans nos

démonstrations. Par son interprétation, le juge vient donner au texte, à l’énoncé, une valeur

normative qu’il ne détenait pas avant, c’est le principe d’indétermination textuelle.

690.- Cette production de norme s’illustre par plusieurs points : l’autorité de la

jurisprudence qui ne fait plus de doute, norme créatrice et source du droit, la motivation des

décisions de justice, véritable processus de création qui passe souvent par la « non-

justification », révélatrice d’une création prétorienne non avoué. Cette production de norme

passe aussi par la création de principes généraux du droit privé. Nous avons pu voir à travers

différents arrêts que la Cour venait créer des principes qui ne trouvaient leur origine nulle

part, l’exemple du principe d’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes est un

de ces exemples flagrants.

691.- Enfin l’interprétation de l’interprétation prouve par son existence que le juge est

fondamentalement créateur de normes : en effet, le juge s’appuie plus sur la norme

jurisprudentielle (la loi déjà interprétée) que sur la norme légale, dans son premier

établissement, le texte brut, général.

692.- A ce premier stade de l’analyse on peut donc dire que le juge est bien producteur de

normes, et qu’il remplit donc la première condition pour être caractérisé d’homo juridicus.

693.- L’homo juridicus se définit ensuite par sa « connaissance complète de l’état du

système juridique au sein duquel il opère, y compris des interprétations que peuvent en donner

les autres acteurs de ce système. Ces interprétations possibles font partie du système juridique

lui-même. L’homo juridicus est notamment attentif à la façon dont les acteurs qu’il doit

convaincre ou qui peuvent agir contre lui ou sa décision, interprètent le droit. Ceci constitue le

versant informationnel de la prise de décision »

694.- Pour pouvoir fournir une interprétation valable et acceptable, le juge doit adopter

une position en toute connaissance de cause.

695.- Ainsi, lorsqu’il vient interpréter l’article 1134 du code civil relatif à la bonne foi, il

se base sur les interprétations précédentes qu’il a pu y avoir de ce texte-là.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

109

696.- Et c’est là la métaphore de Ronald Dworkin qui refait surface : chaque juge va alors

interpréter en continuant « le roman » que les autres juges auront pu réaliser.

697.- Le juge de la Cour de cassation viendra par exemple définir le mariage tel que les

autres juridictions suprêmes l’auront interprété, que ce soit la Cour européenne des droits de

l’Homme qui n’estime pas dans sa décision du 24 juin 2010167

qu’un Etat viole un droit

reconnu par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme en interdisant le

mariage entre deux personnes de même sexe, ou le Conseil constitutionnel qui ne considère

pas, dans sa question prioritaire de constitutionnalité du 28 janvier 2011168

, que la loi

française est contraire à la Constitution.

698.- La Cour de cassation a donc beau dire dans son arrêt du 16 novembre 2010 que ces

questions « font aujourd'hui l'objet d'un large débat dans la société, en raison, notamment, de

l'évolution des mœurs et de la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe dans

les législations de plusieurs pays étrangers »169

, elle devra pourtant se conformer et être au fait

des interprétations données par les autres juridictions.

699.- De ce fait et à cet égard, le juge de la Cour de cassation est donc bien un homo

juridicus.

700.- Une troisième proposition de définition de l’homo juridicus avance l’idée selon

laquelle « la contrainte juridique n’a de sens que si l’on suppose que la décision de l’acteur

s’inscrit dans le système et ne s’affranchit pas des contraintes que celui-ci imposerait, c'est-à-

dire en agissant en dehors des règles constitutives, par exemple par le recours au coup

d’Etat ».

701.- Dans notre Etat de droit il est peu probable que le juge ait recourt au coup d’Etat en

agissant à l’encontre et en dehors des règles constitutives. Ce n’est pas dans l’intérêt du juge

d’agir comme cela.

702.- Et la quatrième proposition est un corollaire à cette idée. En effet l’homo juridicus

se définit ensuite dans ses choix. Pour Michel Troper et Véronique Champeil-Desplats,

« l’homo juridicus a une propension à vouloir défendre sa sphère de compétence, à ne pas

vouloir que sa décision soit renversée, à préserver son existence institutionnelle, ainsi qu’à

167

CEDH, 24/06/2010, Schalk and Kopf c./Autriche,1e Sect., Req. n° 30141/04. 168

Décision n° 2010-92 QPC du 28 janvier 2011 169

Civ. 1e, 16 novembre 2010, n° de pourvoi: 10-40042.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

110

maintenir ou optimiser son pouvoir, notamment en fournissant des justifications

institutionnellement acceptables de ses choix »170

.

703.- Comme nous avons pu le voir, le juge n’a pas intérêt à rendre sa décision non valide,

en dehors du système juridique, créant des situations de blocages.

704.- Il va chercher à être le plus effectif possible, attachant à ses décisions des effets de

droit.

Pour certains, cette optimisation du pouvoir, cette volonté de forte existence institutionnelle

peut conduire à un « gouvernement des juges ».

705.- Pour eux en effet, cette vision du juge en bon père de famille semble idéale. Et là

encore, nous invitant à faire preuve d’un réel réalisme, c'est-à-dire s’attacher à ce qui est et

non pas à ce qui devrait être, on peut imaginer que le juge, doté de ce pouvoir normatif

créateur, de cette liberté juridique et de ce privilège de pouvoir créer les propres conditions de

son exercice, va veiller à défendre ces acquis, à s’imposer, voire optimiser son pouvoir. C’est

là aussi la définition de l’homo juridicus. Pourquoi structurer sinon pour que cela lui profite ?

706.- Mais cette interrogation n’est pas justifiée. En effet le système juridique répond à

des règles, comme un jeu, et le juge a tout intérêt à les respecter et à faire avec pour pouvoir

stratégiquement imposer ses décisions.

707.- Ces considérations précédentes, au-delà de la limite qu’elles apportent à un potentiel

arbitraire des juges, permettent de rendre cohérent le système juridique que le juge met lui-

même en place, dans lequel il évolue et organisera son discours.

B) Une cohérence inhérente au droit

708.- Nous venons de le voir, le juge est un homo juridicus et en cela, il se trouve doué de

rationalité juridique.

709.- Cette rationalité juridique s’exprime à travers sa manière de juger, sa réflexion. Il

s’arrangera de manière consciente ou inconsciente à établir une décision qui optimise les

effets de cette dernière : dans son acceptation, dans ses conséquence, dans sa validité.

710.- Car l’une des limites à cet arbitraire des juges souvent décrié est aussi et surtout

cette cohérence inhérente au système juridique.

170

CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, TROPER Michel, op. préc. p.15.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

111

711.- La Cour de cassation, si l’on faisait un historique de ses décisions, juge de telle

manière que ce qu’elle produira, une norme donc, sera cohérente avec les interprétations

passées et l’évolution prévisible à court terme du droit. Mais cette affirmation est officieuse,

tout comme la théorie réaliste de l’interprétation et sa création du droit par le juge, ou le

constat d’une interprétation de l’interprétation.

712.- En effet, en droit privé français, la norme jurisprudentielle n’est pas reconnue et

soumise, comme l’est la loi, à une norme juridique de plus haut niveau.

713.- S’il existe des théories, des courants de pensée, on ne peut pas trouver de théorie de

la décision judiciaire officielle. La jurisprudence ne fait l’objet d’aucune méthodologie

particulière ; affirmation qui dans les prochaines années sera sûrement invalidée. En effet, rien

qu’à travers le débat sur la rétroactivité des revirements de jurisprudence, la jurisprudence

trouve un nouveau souffle et un nouveau statut. On réfléchit sur elle, et surtout par elle.

714.- Mais l’on s’éloigne du sujet : la cohérence du droit malgré la liberté conférée au

juge.

715.- Les thèses réalistes dont fait partie la théorie réaliste de l’interprétation ont tenté de

comprendre le fonctionnement du droit. Mais le postulat de liberté et de volonté semble alors

contradictoire avec l’ordonnancement de la machinerie juridique.

716.- Michel Troper le dira maintes et maintes fois, la liberté du juge est une « liberté

théorique »171

.

717.- Le juge est malgré tout guidé par des contraintes mais aussi par la loi. Jean-Yves

Chérot, citant Hart, explique que « Contre les excès des thèses « réalistes » ou «

antiformalistes », Hart a rappelé que la règle de droit est un guide de l’action et un

instrument d’évaluation des conduites et qu’elle ne peut fonctionner si, au moins, les «

officiels », notamment les juges, l’acceptent en tant que telle dans sa fonction normative en

cherchant à faire fonctionner les règles de la façon la plus cohérente avec les attentes et que si

la « texture ouverte du langage » est une source de pouvoir pour l’interprète, elle ne menace

pas le droit comme système de règles. Une bonne théorie du droit fonde ainsi l’intérêt de la

méthodologie juridique »172

.

171

TROPER Michel, « Une théorie réaliste de l’interprétation », dans Michel Troper, La

théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF. Coll. Léviathan, 2001, p. 69. 172

CHEROT Jean-Yves, Jurisprudence en droit privé français et exigences de sécurité juridique, Revue du

notariat de la Chambre des notaires du Québec. Décembre 2008. Actes du Congrès de l’Association

internationale de méthodologie juridique, « Sécurité juridique/legal certainty », Sherbrooke, les 24-27 octobre

2007

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

112

718.- La cohérence du droit est synonyme de sécurité juridique. Cette cohérence est

constituée de l’ensemble de l’œuvre prétorienne. Cette dernière comprend toutes les solutions

de la Cour de cassation, l’ensemble des décisions de justice et les solutions « convergentes sur

une question de droit, et plus encore la systématisation doctrinale ou dogmatique sous-jacente

à la collection des décisions de la Cour ».

719.- Ce qui nous intéresse ici est l’ensemble des décisions de la Cour de cassation. Nous

l’avons vu, nous sommes dans un pays de Civil law dans lequel la jurisprudence n’a pas de

place comme pilier du système juridique. La Cour de cassation refuse ce système le système

du précédent. En effet, elle ne citera pas ses décisions, que ce soit dans son raisonnement, ou

dans les visas de ses arrêts. Pourtant, il n’est pas invraisemblable qu’à l’instar des juridictions

de type de Common law, la Cour va prendre soin dans son processus décisionnel d’assurer

une certaine stabilité en respectant, telle une juridiction de Common law, ses anciennes

interprétations, comme un précédent inavoué.

720.- Toutes les contraintes que le juge se pose sont là pour le recadrer et pour qu’il ne

vire pas de bord et qu’il réponde à une certaine stabilité jurisprudentielle.

721.- Pourtant dans la décision de la première chambre civile du 21 mars 2000, la Cour de

cassation a expressément dit que « la sécurité juridique ne saurait consacrer un droit acquis à

une jurisprudence figée, l’évolution de la jurisprudence relevant de l’office du juge dans

l‘application du droit »173

. Elle confirme cette décision et cet état de jurisprudence mouvante

le 9 octobre 2001174

.

722.- Notre analyse selon laquelle la Cour de cassation respecte les interprétations passées

perdrait donc de sa valeur à la lecture de ces décisions. Mais il ne faut pas s’y tromper, ces

décisions viennent plus introduire la capacité du juge de changer sa jurisprudence

qu’annoncer que la Cour peut à tout moment décider de la changer. Elle en a la possibilité,

certes, et elle le fera pour des cas d’espèce exceptionnels, mais elle tient au respect et à la

cohérence de sa jurisprudence, tout comme les juridictions de Common law. La seule

différence entre ces deux systèmes et que l’un l’assume, et l’autre non, du fait d’un héritage

malheureux d’un culte de la loi, un légicentrisme exacerbé qui n’a plus tellement de sens et

d’effectivité aujourd’hui dans notre système juridique.

173

Cass. 1re

civ., 21 mars 2000, Bull. civ. 1, n° 97, p. 65, D. 2000, p. 593, note C. ATIAS. 174

Cass., 1er

civ., 9 oct. 2001, Franck Y c. X et autres, CJEG,n° 583, janvier 2002, p. 10, rapport de Pierre

SARGOS.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

113

723.- Pour venir appuyer ce raisonnement, la Cour européenne des droits de l’homme est

venu par une décision du 12 janvier 2001 avancer que « sans être tenue de suivre l’un

quelconque de ses arrêts antérieurs, la Cour considère qu’il est dans l’intérêt de la sécurité

juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motifs

valables des précédents »175

.

724.- Ainsi l’idée est là : les juges peuvent modifier la jurisprudence, et ils le feront,

surtout lorsqu’il s’agira d’évolution de la société, d’évolution des mœurs, comme ce sera

sûrement bientôt le cas pour le mariage homosexuel. Mais tant que la société n’est pas prête,

tant qu’il n’y a pas ce besoin impérieux de changer de jurisprudence et donc d’état de droit,

alors la Cour respectera les interprétations passées.

725.- Cette attitude, gage de sécurité juridique, permet de conserver une uniformisation,

une harmonie, une véritable cohérence dans le système juridique donc les juges sont les

acteurs principaux.

175

CEDH, 12 janvier 2001, Chapman c. Royaume-Uni, n° 27238/95, § 70. Dans l’affaire Cossey c.

Royaume-Uni

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

114

Conclusion du chapitre 1

726.- Nous venons de le voir, les modalités d’exercice de l’activité des juges de la Cour de

cassation s’établissent autour de deux notions essentielles : la liberté et la contrainte.

727.- Si au premier abord on pourrait penser que ces deux notions sont de sens contraire,

en développant la théorie réaliste de l’interprétation, on se rend compte qu’elles ne sont pas si

opposées que ça. En effet, comme le dit Michel Troper, la liberté juridique ne signifie pas

l’absence de tout déterminisme. Elles sont donc complémentaires. La théorie réaliste pose

ainsi le postulat d’une totale liberté juridique conférée à l’interprète, fondée sur leur habilité à

interpréter en dernier ressort. Cette liberté s’illustre ainsi dans une interprétation large des

textes, par la possibilité d’étendre la loi comme celle de la créer ou encore de choisir des

fondements plus jurisprudentiels que légaux. Mais cette liberté se trouve tout de même

cantonnée à un choix, posant ainsi indéniablement une limite inévitable à une interprétation

totalement libre. Se développe alors une théorie complémentaire, la théorie des contraintes

juridiques. Ces notions s’équilibrent donc, l’une faisant contrepoids avec l’autre.

728.- Il n’empêche que le juge apparaît tout de même doté d’une totale liberté juridique et

certains auteurs expliquent que ces contraintes juridiques ne sont pas assez « fortes » pour

limiter le juge dans ses décisions. C’est donc une véritable dérive du droit que certains auteurs

craignent, alimentée par l’indéniable rapport de force entre les différentes autorités actrices de

l’établissement du droit : le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire.

729.- Il faudra alors toutefois prendre en compte un ultime critère, celui d’un juge qualifié

d’homo juridicus. Cette qualité lui permet ainsi d’agir avec une rationalité juridique,

l’entraînant à prendre des décisions dans l’intérêt de tous, le sien, et celui du système

juridique. Ce système fait donc preuve d’une cohérence, inhérente au droit.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

115

730.- Ces juges ont donc un rôle important, ils disposent d’une grande liberté juridique,

dont ils usent, tout en étant déterminés par des contraintes inhérentes à leur personne, ou qui

résultent du système juridique. Le juge fait donc la balance entre ces libertés et ces contraintes

et se porte garant d’une cohérence nécessaire à ce système.

731.- Ces « législateurs des cas particuliers » ont donc un rôle relativement important. Ils

disposent à présent d’un pouvoir, d’un statut qui n’était pas le leur jadis, sous l’Ancien

régime.

732.- Il est indéniable que le juge de cassation occupe aujourd’hui une place importante,

et qui ne fera que grandir au fil des années.

733.- Cette nouvelle place se justifie par des besoins, des demandes, que la nouvelle

société, y compris la société européenne, produit. Le juge devient un acteur incontournable de

cette société. Mais il ne touche pas que le domaine juridique. La théorie réaliste de

l’interprétation qui dépeint le juge d’aujourd’hui possède un aspect politique qu’on ne peut

nier. C’est donc cette nouvelle place du juge que l’on va à présent analyser.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

116

Chapitre 2 : la nouvelle place du juge de droit privé

734.- Le juge dispose d’une liberté juridique, d’un pouvoir créateur découlant d’une

interprétation, fonction de la volonté, faisant de lui une sorte de co-législateur. Ces constats

nous amènent alors directement à nous poser la question de la place dont dispose le juge

aujourd’hui. Car en effet, c’est une véritable promotion dont il bénéficie et il doit cette

situation à plusieurs égards. Le juge a vu au fil des années son pouvoir grandir. La théorie

réaliste de l’interprétation faisant de ce pouvoir un pouvoir normatif, créateur, source de droit,

il est important d’analyser les raisons de la montée de cette puissance prétorienne (Section 1).

735.- Ces analyses nous conduiront alors à établir que le juge, acteur juridique par

excellence, et aussi un acteur politique, et que cette considération d’un caractère politique de

son interprétation et de ce qui en découle le place logiquement en avant, au centre des

préoccupations d’un système qui mêle alors le droit avec la politique (Section 2).

Section 1 : les raisons d’un pouvoir créateur normatif grandissant

736.- Ce pouvoir normatif en perpétuelle évolution, le juge le doit à plusieurs raisons. Les

premières relèvent d’une analyse « nationale » de son activité, que ce soit dans la procédure

ou dans des faits faisant indirectement du juge un héritier de légitimité (§1). Le deuxième

ensemble de raisons est ensuite dû à cette européanisation du droit français qui place le juge

dans une autre configuration interprétative, l’émancipant de plus en plus d’un système

français légicentriste (§2).

§1 - Les raisons inhérentes au système judiciaire national

737.- Ces raisons justifiant la montée en puissance du juge, tenant à des considérations

« nationales », procèdent de la mise en place d’un principe du recours effectif, faisant du juge

une instance créatrice de droit de plus en plus accessible et mettant ce dernier en premier plan

dans le souhait d’une effectivité des règles de droit (A) et d’un phénomène pesant

indirectement dans la balance à savoir une baisse de légitimité du législateur, dans sa

personne comme dans sa production (B).

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117

A) Une montée en puissance du juge par le principe du recours effectif

738.- La théorie réaliste de l’interprétation fait du juge un acteur principal du système

juridique, politique et social. Proche des préoccupations de la société qui transparaissent dans

les litiges qui lui sont soumis, au fait des évolutions tendant à un modelage du droit

permanent, le juge devient alors ce personnage incontournable vers lequel tout justiciable doit

pouvoir se tourner.

739.- Paradoxalement, ce n’est pas vers le législateur, prétendu expression de la volonté

générale, que les hommes lésés dans leurs droits se tourneront, mais bel et bien devant celui

qui fait réellement le droit, au quotidien, le juge.

740.- On remarque en effet une demande accrue de justice, une judiciarisation, une société

de procès qui se forment au fil des années. Cette demande fait peser sur le juge une

responsabilité supplémentaire. Devant un contentieux de masse, ce dernier se doit de juger,

chaque cas, avec toute la précision et l’attention nécessaire.

741.- Ce constat n’est pas le fruit de l’imagination, ce n’est pas une nouveauté de dire que

les litiges abondent en masse. Mais cela sous-tend une confiance et une conscience que c’est

en se tournant vers les juges que les choses vont avancer. Cette affirmation n’est peut-être pas

complètement vraie, mais pas totalement fausse non plus. A ce stade de l’étude, les exemples

ne manquent plus pour ce qui est d’illustrer cette production du droit.

742.- Cet accès au juge, ce co-législateur, bénéficie de règles venant le faciliter. C’est

donc indirectement une conscience établie que le juge a une place importante sinon essentielle

dans le système juridique.

743.- Les articles 8 et 9 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme et du citoyen

disposent respectivement que « Toute personne a droit à un recours effectif devant les

juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui

sont reconnus par la constitution ou par la loi » et que « Nul ne peut être arbitrairement arrêté,

détenu ou exilé ».

744.- Ces deux articles expriment alors ce qui apparaît aujourd’hui, a fortiori avec cette

figure grandissante du juge créateur, être la clé de voûte du système judiciaire. Tout citoyen

doit pouvoir exercer un recours effectif, jouir d’un procès équitable devant le juge national qui

sera compétent et ceci à l’encontre de toute violation de ses droits fondamentaux que la

Constitution ou la Loi lui reconnaît.

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118

745.- La Cour européenne des Droits de l’Homme a repris ce droit fondamental dans

l’article 13 de la Convention, disposant que « Toute personne dont les droits et libertés

reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif

devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des

personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ».

746.- On touche alors là une réalité flagrante dans le sens où il s’agit de permettre un

accès concret à la justice afin de faire reconnaître ses droits. Il s’agit alors de pouvoir à travers

ce droit fondamental avoir accès à son dossier, prendre connaissance des charges qui pèsent

sur nous et organiser sa défense comme on l’entend, en pouvant faire le choix du défenseur.

747.- Le juge acquiert alors une place fondamentale, son accès étant facilité, garanti par

des textes à valeurs universelles, contraignantes.

748.- Malheureusement, la réalité ne reflète pas totalement la lettre de ces textes. Par

exemple, le 26 avril 2007176

, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de

l’Homme au motif d’une absence de recours suspensif pour les procédures de refoulement du

territoire.

749.- En effet, la France, en rejetant les demandes d’asile à la frontière a méconnu entre

autres l’article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des

libertés fondamentales précédemment cité.

750.- La France a alors dû adopter une loi, celle du 20 novembre 2007, faisant référence à

ce recours effectif et suspensif en matière d’immigration et d’asile.

751.- Là où le bât blesse c’est dans le manque d’effectivité manifeste de ce droit à un

recours effectif.

752.- L’on peut alors percevoir la différence de mentalité entre deux systèmes qui

apparaissent alors indéniablement différent dans leurs manières d’aborder le droit, la justice et

l’effectivité des règles. Nous avions déjà vu par rapport à la conception de la jurisprudence

que le système législatif français ne la considérait pas comme une source de droit alors que la

Convention européenne des droits de l’Homme avait bien précisé que toute décisions des

juridictions nationales était source de droit, et qu’il fallait entendre par le terme « loi » toutes

les normes, y compris la jurisprudence.

753.- La Cour européenne des droits de l’Homme a donc là encore une attitude

pragmatique et relativement en accord avec la théorie réaliste de l’interprétation faisant du

176

CEDH, Gehbremedhin, 26 avril 2007, n° 25389/05

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119

juge le personnage central à qui revient la réelle tâche de juger les cas qui lui sont soumis et

de les considérer non pas comme des faits généraux mais comme ce qu’ils sont, des cas

particuliers.

754.- Le juge est donc au centre des demandes, dans une société qui ne cesse de se

judiciariser et de légitimer des acteurs qui avaient alors jusque-là le simple rôle d’appliquer la

loi, de la répéter.

755.- Le juge devient source de confiance, c’est en lui que les justiciables se laissent aller.

756.- Il est donc dans ce domaine procédural du droit un acteur indispensable et de plus en

plus sollicité.

757.- Cette montée en puissance du recours au juge agit comme un effet de balancier de

telle sorte que l’on voit aujourd’hui non seulement une montée du pouvoir judiciaire mais

aussi une baisse de légitimité du législateur et ce qu’on appelle « le déclin de la loi ».

B) Une montée en puissance du juge permise par une baisse de qualité législative

758.- Les raisons qui fondent aujourd’hui cette montée en puissance récente du juge de

cassation sont alors nombreuses. Si elles sont inhérentes au juge et au besoin de justice que les

justiciables ressentent de plus en plus, facilité dans son exercice par le principe du recours

effectifs, droit fondamental, il est aussi une raison qui explique tout aussi bien cet engouement

dédié au pouvoir prétorien : la baisse de qualité législative.

759.- Qu’entendons-nous par ces termes ? Par « baisse de qualité législative », on entend

non seulement la diminution de légitimité de la personne du législateur mais aussi une baisse

dans la qualité de sa production, la Loi. Ainsi, que ce soit le producteur de la norme légale ou

la norme légale elle-même, ces deux facteurs sont responsables aujourd’hui d’une montée au

sommet d’un juge qui lui acquiert la confiance, la responsabilité d’une production normative

et qui apparaît aujourd’hui, a fortiori avec la théorie réaliste de l’interprétation, comme le vrai

législateur.

760.- Nous aborderons le problème en analysant ce « déclin » de la Loi en concluant

logiquement sur les conséquences néfastes relatives à la légitimité du législateur.

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120

761.- Si l’objectif était au départ de rendre le droit plus clair, plus accessible, que ce soit

par la mise en place de recueil de normes, virtuels ou matériels comme la codification, le

résultat ne semble pas conforme aux espérances de départ.

762.- Le souhait de conférer une qualité à la norme est honorable mais malheureusement

irréalisable car ancré dans un processus d’inflation législative. Il est clair en effet

qu’aujourd’hui les normes juridiques se multiplient, se complexifient et s’en suit

naturellement une dégradation dans la qualité législative. Comme l’avance Bertrand Mathieu,

« le recueil des lois, publié par l'Assemblée nationale, était composé de 418 pages en 1960, de

862 pages en 1975, de 1 263 pages en 1985 et d'environ 1 800 pages en 2000 »177

.

763.- Les conséquences sont une perte de confiance considérable dans la norme légale qui

reste toujours la norme de référence pour la société, ceci étant dû à un héritage historique

profondément ancré : « Les Français adorent la loi, la vénèrent ; ils sont persuadés quelle que

soit d'ailleurs leur sensibilité politique, qu'elle est une panacée, le remède à tous les maux, une

solution miracle pour toutes les difficultés. Ainsi un ministre de l'agriculture est-il toujours

soumis à une forte pression pour faire adopter une nouvelle loi d'orientation agricole, et ce

même si, aujourd'hui, l'essentiel de l'avenir de l'agriculture française se joue à Bruxelles ou

dans le cadre des négociations de l'OMC. Cette vision idyllique de la loi relève d'une tradition

historique et culturelle profonde, solidement ancrée. Montaigne, déjà, notait que « nous avons

en France plus de lois que le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en faudrait à régler tous

les mondes d'Épicure »178

.

764.- La Loi devient alors tellement dense qu’elle perd son objectif premier de

compréhension.

765.- Le Conseil d’Etat qui est l’un des acteurs de cette dénonciation parlait alors de « loi

bavarde », de « droit mou, droit flou, à l’état gazeux ».

766.- Nous assistons ainsi à un véritable déclin de la Loi qui souffre d’une maladie qui ne

fait que s’aggraver au fil des ans. Guillaume Glénard explique que « La complexité du monde

contemporain contraint le législateur à investir l'ensemble des domaines de la vie économique

et sociale, et l'obligation d'insérer dans l'ordre juridique interne des normes internationales

amplifie de manière considérable cette suractivité législative (…). Bref, le « droit bavarde ».

La loi souffre encore d'un autre mal, celui de l'absence de normativité, qui produit un « droit

177

MATHIEU Bertrand, La loi, Dalloz, 2e édition, 1994. 178

Conseil d’Etat, « La loi protège-t-elle encore le faible lorsqu'elle est aussi complexe, foisonnante et instable ?

», Rapport annuel 2006.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

121

mou » par lequel le parlement assure les citoyens de ses bonnes intentions, sans craindre que

ceux-ci s'émeuvent par la suite de n'en retrouver de trace concrète dans leur quotidien. La loi

perd alors de sa sacralité, et ne suscite plus qu'une attention distraite de ses destinataires »179

.

767.- Il s’agit alors de tenter de recadrer l’action du législateur afin qu’il légifère, mais

qu’il légifère bien comme l’a invité le Conseil constitutionnel.

768.- Ce dernier vient alors censurer la loi trop générale qui sous-tend plusieurs

interprétations. Le problème ne réside pas dans la pluralité des interprétations, car comme

nous l’avons vu, c’est ce qui fonde précisément le pouvoir du juge et sa liberté de choisir

entre plusieurs interprétations également valables en droit. Le problème se pose lorsque les

interprétations sont contradictoires. Ainsi, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10

juillet 1985 considère que « Considérant que le texte critiqué soumet à un régime d'imposition

annuel les produits de titres qui ne seront payés par l'émetteur qu'au terme de l'opération ; que

ce texte est susceptible d'au moins deux interprétations, l'une privilégiant la simplicité des

règles d'assiette par la fixation d'annuités égales, l'autre privilégiant l'adaptation de l'assiette à

la réalité économique par la fixation d'annuités progressives prenant en compte les intérêts

composés ; que le choix entre ces deux interprétations est d'autant plus incertain que des

arguments en faveur de l'une et de l'autre peuvent être trouvés dans les travaux préparatoires

»180

.

769.- La loi peut-être aussi silencieuse et le Conseil constitutionnel vient alors elle aussi la

censurer dans une décision du 13 décembre 1985 considérant que l’article 3-II de la loi «

permet à l'établissement public de diffusion de procéder à des travaux et installations

d'importance non précisée sur des propriétés bâties publiques ou privées et prévoit que les

agents de l'établissement public peuvent être autorisés à pénétrer à l'intérieur de ces

propriétés, y compris dans les locaux d'habitation, notamment pour l'exploitation des

équipements installés ; que ces installations et le droit de visite qu'elles impliquent pourraient

faute de précisions suffisantes entraîner une atteinte à des droits et libertés

constitutionnellement garantis qu'il appartient à la loi de sauvegarder »181

.

770.- Les exemples ne manquent pas, venant aussi sanctionner une Loi qui apparaît

ambiguë avançant que « le législateur n’a pas pleinement exercé sa compétence »182

ou encore

179

GLENARD Guilaume, « Les pathologie de la loi », La conception matérielle de la loi revivifiée, RFDA 2005. 180

Conseil constitutionnel, décision n°85-191 DC, 10 juillet 1985. 181

Conseil constitutionnel, décision n°85-198 DC, 13 décembre 1985. 182

Conseil constitutionnel, décision n° 99-423 DC, 13 janvier 2000.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

122

obligeant à « adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non

équivoques »183

771.- C’est par conséquent un constat sans appel : nous sommes bien dans une période de

déclin de la Loi.

772.- Cette baisse de qualité de la norme légale s’accompagne logiquement d’une baisse

de confiance en la personne même du législateur. Si les français « adorent la Loi », il est aussi

clair que cette absence de clarté normative entraîne un flou général que subit alors aussi le

législateur. C’est bien connu et c’est humain, dès lors qu’il y a un manque de compréhension

dans des matières complexes, il y a un manque d’intérêt. C’est inévitable. Et cela profite donc

à des acteurs qui parlent plus à la société, qui se révèlent être plus proches des préoccupations

sociales : le juge.

773.- En effet, cette baisse de qualité de la loi vient favoriser un interventionnisme accru

du juge. Ce dernier vient alors préciser la loi qui est floue, générale, il vient choisir entre

plusieurs interprétations, il vient créer lorsque la Loi est lacunaire.

774.- En résumé, cette intervention du juge est significative, elle permet de mieux

appréhender, mais elle est surtout nécessaire.

775.- Cela est permis par cette autonomie normative que le juge à acquit au fil des années,

par une indépendance qu’il a su imposer, n’étant plus réellement lié à la simple application de

la loi. Cette dernière décline, le juge redresse le système et il le fait à l’aide d’outils que l’on a

pu entrevoir supra dans notre analyse relative aux témoins de la production du droit :

l’interprétation de la loi et ses techniques, un raisonnement par analogie, une véritable

création de la norme et le recours autonome à des principes généraux « découverts »

officiellement, mais en réalité crée de toute pièce.

776.- Le juge est donc l’acteur qui vient se substituer au législateur : le manque

d’effectivité que l’on reproche au législateur est comblé par l’action du juge au quotidien.

777.- Mais il est nécessaire tout de même de faire preuve d’honnêteté : le juge lui aussi

n’est pas toujours clair. Nous avons vu que ses motivations étaient parfois soit trop courtes,

soit trop longue, perdant le lecteur et noyant l’essentiel de la décision dans des motivations

alambiquées. C’est aussi une manière de venir justifier un raisonnement directement témoin

d’une création normative qui ne serait pas acceptée, les arrêts de règlements étant prohibés et

où l’obligation de statuer sur une norme officielle est nécessaire.

183

Conseil constitutionnel, décision n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002.

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123

778.- La montée en puissance du juge est donc un fait indéniable. Due à une demande de

ce pouvoir accru, facilité par des principes procéduraux, cette montée est aussi permise par la

baisse de légitimité que pouvait avoir auparavant le législateur.

779.- Si les raisons sont ici purement « nationales », cette augmentation de l’activité

prétorienne est aussi due à des critères plus larges, dépassant le système français. Il s’agira

alors de se pencher sur l’intégration inévitable d’un droit fondé sur les droits fondamentaux,

entraînant de facto un changement dans les interprétations que peut avoir le juge aujourd’hui.

§2 - Les raisons inhérentes à l’européanisation et à la communautarisation de la Cour de

cassation

780.- Ces raisons qui justifient la montée en puissance du juge de la Cour de cassation ne

sont pas qu’inhérentes au processus national et à la comparaison qualitative que l’on pourrait

réaliser entre le législateur et le juge de la Cour de cassation. Cette montée en puissance

s’explique aussi par une analyse « internationale ». En effet, le juge de la Cour de cassation

arbore un rôle très actif dans les relations qu’il peut avoir avec la norme européenne et

communautaire et les instances en charge de leur production à savoir la Cour européenne des

droits de l’Homme et la Cour de justice des Communautés européennes. Il s’agira alors

d’analyser les conséquences de cette « européanisation » et « communautarisation » du juge

national, leur impact sur son rôle (A) pour ensuite se pencher sur des arrêts très récents de la

Cour de cassation, témoins d’un rôle éminemment actif des juges dans l’application des

dispositions de la Cour de Strasbourg (B).

A) Les conséquences de l’impact européen et communautaire sur le juge national

781.- La Cour de cassation, Cour suprême nationale de droit privé, ne s’inscrit plus dans

un système uniquement français. Elle entretient en effet une étroite collaboration avec les

instances européennes et communautaires et ceci depuis l’après seconde guerre mondiale. Cet

événement a permis un renforcement significatif de ce qu’on pourrait appeler la conscience

européenne et a permis dès lors le développement d’un processus politique et institutionnel

important. Ces relations ont un impact direct sur son statut, déjà l’objet d’une promotion dans

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

124

sa légitimité. Afin de mieux comprendre ce dont il s’agit, analysons l’influence européenne

puis communautaire sur le rôle du juge national de la Cour de cassation.

782.- Tout d’abord, la relation qu’entretient le juge de la Cour de cassation avec le juge

européen est quelque peu paradoxale. Nous le savons déjà, le système juridique de la France

est qualifié de moniste. En effet, l’article 55 de la Constitution dispose que « Les traités ou

accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à

celles des lois ». L’ordre juridique interne et l’ordre juridique international sont donc d’une

certaine manière associés.

783.- Le contrôle de conventionalité des lois se fait par le juge national, le Conseil

constitutionnel n’étant pas compétent pour le faire. Ainsi, le juge judiciaire pour notre étude

devra venir contrôler la conventionalité de la loi nationale qui pourra être jugée conforme à la

Convention ou non-conforme à la Convention et dans ce cas sera évincée du système

juridique français. La Convention européenne a donc une valeur supra législative.

784.- La Cour de cassation a donc en charge une adaptation du droit français aux

dispositions européennes qui ont une valeur par conséquent plus importante que la Loi.

785.- Rien qu’à ce stade du propos, on entrevoit déjà le problème qui se pose et qui s’est

posé tout au long de l’étude de l’activité du juge de la Cour de cassation confrontée à la

théorie réaliste de l’interprétation. En effet, il est encore question ici de la place du juge et de

son rôle, passif ou actif, dans la construction du système juridique, français, mais aussi

international.

786.- En intégrant cet article 55 à la Constitution, le juge a la possibilité d’avoir un

contrôle de la loi et d’ainsi de l’évincer en cas de non-conformité. Cette conception de la

justice est donc en opposition avec la séparation des pouvoirs et le légicentrisme dont la

France est encore garante. Dans ce système, déjà obsolète, le juge ne peut interpréter la loi

que de manière stricte, réduisant quasiment son activité à une répétition.

787.- Ainsi aujourd’hui, la Cour de cassation peut venir contrôler et adapter le droit

français à des sources internationales et européennes.

788.- La Cour de cassation a donc en charge un examen préalable de la norme légale et

doit ajuster celles qui apparaissent comme incompatibles avec les normes internationales ou

européennes. De ce fait, la Cour de cassation permet d’établir encore une fois une cohérence,

mais plus qu’au niveau national comme nous l’avions vu par rapport à l’harmonisation des

interprétations qu’elle peut donner, mais aussi au niveau international.

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125

789.- Le juge joue donc un rôle en quelque sorte inédit par rapport à ses habitudes

juridictionnelles et penche plus dans une collaboration avec la Cour européenne des droits de

l’Homme qu’avec législateur.

790.- En effet le juge contrôle la conventionalité de la Loi au regard des dispositions de la

Convention européenne ; il use donc de principes, de règles, d’outils qui ne lui sont pas

propres. Son interprétation est donc différente de ce qu’il pourrait habituellement réaliser.

791.- Ensuite le juge contrôle le but de la loi et soumet cette norme légale à un contrôle dit

de proportionnalité.

792.- Enfin, si la Loi n’est pas jugée conforme à la Convention européenne, alors le juge

de la Cour de cassation viendra l’évincer. Cela crée donc un « vide législatif » qu’il incombe

au législateur de venir combler conformément à la décision du juge de droit privé. Les

relations sont donc d’une certaine manière inversées dans le sens où c’est normalement le

législateur qui vient édicter une loi, une prescription en somme, que le juge devra appliquer

pour rétablir une situation conformément à la Loi. Dans le cadre de ce contrôle de

conventionalité, c’est le juge qui vient prescrire au législateur de rétablir la loi conformément

à la Convention.

793.- Cela implique un rapport de tension, tant au niveau juridique que politique. En effet,

il suffira d’une norme nationale non-conforme à la Convention pour que les autorités de l’Etat

se voient « réprimander » et obligées d’agir en rectification. Guy Canivet illustre ainsi cet état

de fait par un cas dans lequel les juridictions qui ont en charge de trancher des litiges relatifs

aux droits à pensions pour causse d’invalidité civile s’étaient réunies et avaient jugé selon une

procédure non-conforme au principe d’impartialité prévu par l’article 6 § 1 de la Convention

européenne des droits de l’Homme. La Cour de cassation a donc jugé le 22 décembre 2000184

,

en Assemblée plénière, que cette procédure était donc incompatible, paralysant la situation,

engrangeant des tensions. Il faut en effet à partir de là rectifier conformément à la Convention

des procédures qui ne l’étaient pas.

794.- Le juge de la Cour de cassation voit donc sa place dans ce système complètement

déplacée, dans le sens où il doit à la fois invalider une loi sur la base de la Convention

européenne, et enjoindre au législateur de modifier sa norme. Il se situe alors d’une certaine

manière au-dessus de la loi, ayant une totale prise sur cette dernière.

184

Cass. Ass.Plen, 22 déc. 2000, Bull. n°12, p.21

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126

795.- Abordons à présent la relation qu’a la Cour de cassation avec la Cour de justice des

Communautés européennes. Elle relève d’une même logique que pour celle avec la Cour

européenne des droits de l’Homme. En effet la Cour de justice des Communautés

européennes a ce souci permanent que la Communauté européenne soit une Communauté de

droit en respectant un certain nombre de principes tels que celui de la sécurité juridique que

l’on retrouve dans tous les systèmes juridiques soucieux de respecter le droit.

796.- Le rôle du juge de la Cour de cassation est là aussi développé puisqu’il permet de

faire office de relais dans la mise en œuvre de ce droit communautaire sur le terrain

contentieux. Le juge est justement appelé « juge communautaire de droit commun ».

797.- La Cour de justice a précisé que cette obligation dévolue aux instances nationales

d’exécuter le droit communautaire sur le territoire national s’impose « à toutes les autorités

des Etats membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, les autorités

juridictionnelles ».

798.- Il s‘agit donc encore pour les juge de cassation de faire l’intermédiaire entre

l’instance européenne et le législateur et de jouer ainsi un rôle qui n’était alors pas celui prévu

initialement.

799.- Le juge bénéficie de ce fait d’une promotion par son exercice de contrôle de la

conventionalité des lois en collaboration avec les instances européennes qui en plus de lui

permettre d’évincer la loi et ainsi d’asseoir une certain pouvoir, avaient reconnu sa création

prétorienne en tant que source du droit, au même titre que la Loi.

800.- Nous allons à présent illustrer nos propos par un ensemble d’arrêts rendus le 15 avril

2011 par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.

B) Une montée en puissance de l’activisme des juges de la Cour de cassation à travers les

arrêts d’Assemblée plénière du 15 avril 2011

801.- La Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, a rendu le 15 avril 2011 quatre

arrêts venus réformer la garde à vue française et les droits de la défense. Mais avant de rentrer

dans le cœur de l’affaire, rappelons ici l’historique de ces remous judiciaires permettant de

mettre en exergue le rôle important que le juge de la Cour de cassation a joué dans cette

réforme.

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802.- La Cour européenne des droits de l’Homme avait rendu une décision, se prononçant

sur la légalité de la garde à vue française, en analysant la loi française au regard des droits

fondamentaux reconnus par le Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés

fondamentales. Cela concernait plus précisément l’article 6§1 de la Convention relatif au

procès équitable. La France fut alors condamnée dans ce contrôle de conventionalité. La garde

à vue française ne prévoyait pas de notifier au gardé à vue son droit de garder le silence et

l’assistance de l’avocat dès le début de la garde à vue n’était pas vérifiée.

803.- En effet, dans un arrêt daté du 14 octobre 2010, la Cour européenne des droits de

l’Homme spécifiait que le fait de ne pas notifier le droit au silence au gardé à vue ainsi que

l’absence d’une assistance effective de l’avocat était contraire à la Convention européenne et

rendait ainsi la procédure française de la garde à vue illégale : « la personne placée en garde à

vue a le droit d’être assistée d’un avocat dès le début de cette mesure ainsi que pendant les

interrogatoires, et ce a fortiori lorsqu’elle n’a pas été informée par les autorités de son droit de

se taire »185

.

804.- Le 19 Octobre 2010, par trois arrêts, la Cour de cassation déclarait alors la garde à

vue française contraire à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme en ce

qu’elle ne permet ni l’assistance d’un avocat, ni la notification du droit de garder le silence.

805.- La Cour spécifiait cependant qu’elle repoussait les effets de cette décision au 1er

juillet 2011 au motif qu’elle ne saurait « s'appliquer immédiatement à une garde à vue

conduite dans le respect des dispositions législatives en vigueur lors de sa mise en œuvre, sans

porter atteinte au principe de sécurité juridique et à la bonne administration de la justice »186

.

806.- En spécifiant le report des effets, la Cour de cassation suivait alors la décision du

Conseil constitutionnel qui avait été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité le 30

juillet 2010187

, décidant que la garde à vue français était inconstitutionnelle mais que les effets

de cette décision seraient reportés au 1er

juillet 2011 dans le but de laisser le gouvernement

réformer la garde à vue.

807.- En effet, le communiqué de presse de la Cour de cassation exprimait que des

« adaptations pratiques importantes qui ne peuvent être immédiatement mises en œuvre

s’imposent à l’évidence à l’autorité judiciaire, aux services de police judiciaire et aux avocats.

La chambre criminelle a donc décidé de différer l’application des règles nouvelles en

185

CEDH, arrêt Brusco, 14 oct. 2010, Req. N° 1466/07. 186

Cass. Crim., 19 oct. 2010, n° 10-82.306, 10-82.902, 10-85.051 187

Décision n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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prévoyant qu’elles prendront effet lors de l’entrée en vigueur de la loi devant modifier le

régime de la garde à vue ou, au plus tard, le 1er juillet 2011 ».

808.- Cette décision de reporter les effets induisait donc indéniablement de suspendre

l’application obligatoire de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme

jusqu’au 1er

juillet 2011.

809.- Cette situation n’a donc pas duré puisque l’Assemblée plénière fut saisie par la

première chambre civile dans quatre affaires toutes relatives à la garde à vue d’étrangers

précédant la mise en œuvre de procédure d’éloignement.

810.- L’Assemblée plénière s’est donc prononcée sur la conventionalité de la loi française

sur la présence de l’avocat et la notification du droit de garder le silence. L’Assemblée

plénière a décidé, tout comme la chambre criminelle de la Cour de cassation, que les

dispositions du code pénale méconnaissaient la Convention européenne des droits de

l’Homme.

811.- A son appuie elle cite deux décisions de la Cour européenne, Salduz c./ Turquie188

et

Dayanan c./ Turquie189

tout en énonçant que « pour que le droit à un procès équitable

consacré par l'article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des

libertés fondamentales soit effectif et concret, il faut, en règle générale, que la personne placée

en garde à vue puisse bénéficier de l'assistance d'un avocat dès le début de la mesure et

pendant ses interrogatoires ».

812.- Mais le 14 avril 2011, le Parlement votait la Loi n°2011-392, relative à la garde à

vue, publiée au journal officiel le 15 avril 2011 soit le même jour que l’arrêt d’Assemblée

plénière. Mais la Cour n’a pas anticipé cette loi.

813.- L’Assemblée plénière se rallie à la Cour européenne des droits de l’Homme et

applique ainsi l’article 6§1 tandis que le gouvernement a fait entrer en vigueur immédiatement

cette loi afin d’éviter les annulations potentielles des gardes à vue.

814.- Dans un second attendu, l’Assemblée plénière avance que « Les Etats adhérents à la

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont tenus de

respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être

attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation », sous entendant que la France est

dans l’obligation de respecter les dispositions de la Convention européenne relatives à un

188

CEDH, gdr ch., 27 nov. 2008, n° 36391/02 189

CEDH, 13 oct. 2009, n°7377/03

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procès équitable. L’Assemblée plénière censure donc sans modulation temporelle

l’ordonnance admettant la régularité de la procédure et rejette le pourvoi formé contre les trois

autres. L’Assemblé plénière estime en effet que « le principe de sécurité juridique et les

nécessités d'une bonne administration de la justice ne peuvent être invoqués pour priver un

justiciable de son droit à un procès équitable ».

815.- La jurisprudence de la Cour est donc en total accord avec la jurisprudence

européenne qui le 29 novembre 1991 exprimait le fait que « la liberté de choix reconnue aux

Etats quant aux moyens de se conformer aux exigences conventionnelles ne saurait leur

permettre de suspendre l'application de la Convention en attendant l'aboutissement d'une

réforme du droit interne »190

816.- Le refus de moduler cette décision dans le temps fait peser sur les procédures

antérieures le risque de se voir annulée. L’Assemblée plénière est soucieuse alors ici de faire

respecter l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Elle est en effet

« gardienne de la liberté individuelle »191

.

817.- Le juge a alors joué un rôle plus qu’actif dans ces épisodes judiciaires. En plus de la

collaboration avec la Cour européenne des Droits de l’Homme, les juges de l’Assemblée

plénière de la Cour de cassation ont permis de mettre en exergue l’inconventionalité déjà trop

longue de la Loi nationale, le principe du procès équitable prévoyant l’assistance d’un avocat,

ayant été édicté par la Cour européenne le 8 février 1996192

.

818.- Le juge de la Cour de cassation joue donc ici un nouveau rôle, venant rétablir un

équilibre qui était perdu. Cette montée en puissance est donc indéniable et place le juge de

droit privé dans une posture active et essentielle à l’établissement d’un droit cohérent et

harmonisé.

190

CEDH, 29 nov. 1991, Vermeire c./ Belgique, n° 12849/87, § 26. 191

Constitution de 1958, article 66 al.2. 192

CEDH, 8 fév. 1996, John Murray c./ Royaume-Uni, n°18731/91.

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Section 2 : le caractère indéniablement politique de la théorie réaliste de l’interprétation

819.- Nous l’avons tout au long de cette étude, l’interprétation juridique confère à

l’interprète un pouvoir créateur faisant de lui un « co-législateur » œuvrant dans les cas

particuliers.

820.- Comme tout pouvoir, celui du juge implique de grandes responsabilités. Il a en effet

cette charge de déterminer la norme, en la faisant évoluer, en la reprenant, en la créant. Les

effets juridiques sont donc plutôt considérables. Mais la théorie réaliste de l’interprétation,

c’est aussi une théorie à la dimension politique indéniable. Ce caractère « politique » se

retrouve ainsi dans le rôle même des juges, leurs actions (§1) aboutissant alors à une

« politique jurisprudentielle » (§2).

§1- Le rôle politique grandissant dévolu aux juges de la Cour de cassation

821.- Ce rôle grandissant teinté d’un caractère politique s’entrevoit à travers

l’interprétation en elle-même, qui, sous ses aspects a priori juridiques, dénote

indubitablement une touche politique (A). Ce constat du caractère « politique » de la théorie

réaliste de l’interprétation nous amènera donc à réfléchir sur cette notion de gouvernement des

juges (B).

A) Le constat émergent d’une interprétation juridique à l’étendue politique

822.- Si la théorie réaliste de l’interprétation mise en place par Michel Troper est avant

tout une théorie juridique, faite d’analyse relative à l’interprétation des juges et à la

production des normes par ces derniers, il ne faut pas pour autant occulter ce côté politique

que l’on peut légitimement lui assigner.

823.- En effet, on s’en tient trop souvent à définir le juge comme un homme de droit,

compétent, qui doit dire le droit, ainsi mis face à des cas particuliers, face à des personnes

embourbées dans des litiges. Qui a raison ? Qui a tort ? Où est le bien ? Où le mal ? Où est le

juste ?

824.- Le juge est garant de ce juste dont le droit, pris comme une science, en fait son

objet.

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825.- Ce juge, homme de droit, est représenté comme une institution, et comme toutes les

institutions, les clichés ne manquent pas. Le juge est avant tout le meilleur des bons pères de

famille. Il est cet homo juridicus, doté de rationalité juridique : il est impartial, rigoureux, il

fait fi de ses sentiments et place sur ses yeux ce bandeau que la Justice lui a gentiment prêté

pour son tout premier jugement. Une justice dont, selon Charles Perelman, « on voudrait que

les décisions soient conformes à une pesée, à une mesure ou à un calcul. Le juge attribuant à

chacun ce qui lui revient d’après la loi serait assimilable à des appareils perfectionnés qui

indiquent le montant à payer, en multipliant la quantité de la marchandise livrée par le prix

unitaire. Le montant est juste, parce que le compte est exact et que l’on ne conteste ni la

justesse de l’appareil, ni le prix unitaire. Dans cette conception, le juge parfait serait comme

une machine sans défaut, qui donne la réponse quand on lui fournit les éléments du problème,

sans se préoccuper de savoir ce qui est en cause et qui serait le bénéficiaire d’une erreur

éventuelle »193

.

826.- Ce n’est évidemment pas sans ironie que Charles Perelman nous livre cette

description d’une justice idéale. En effet, et nous l’avons déjà entrevu dans nos propos

précédents, le juge est avant tout un homme, sensible au monde qui l’entoure, aux personnes

face à lui, et aux considérations personnelles qu’il se fait des cas qi lui sont soumis.

827.- Que ce soit des questions d’ordre moral comme pour l’affaire Alma Mater,

d’éthique comme pour l’affaire Perruche, ou encore économiques, le juge nage en plein

milieu et ne peut réellement scinder ce tout formé par son analyse rationnelle et sa conscience.

En cela et comme tout le monde, le juge est donc au cœur de ce caractère « politique » et c’est

l’interprétation qui l’y place directement. Car si pour certains cette activité interprétative

relève d’un pur syllogisme, d’une technique que le juge suivrait pour chaque cas qui lui serait

présenté, on a bien vu précédemment que la motivation des décisions n’était pas qu’affaire de

technique et que derrière ces prétendus mécanismes uniques, se trouve, latent, un

raisonnement personnel, déterminant.

828.- En effet, le juge vient décider et justifier sa décision par des outils normatifs qui sont

communément admis, derrière la « rationalité du législateur », doté de rationalité juridique,

d’équité, cohérent, respectant la Constitution…

193

PERELMAN Charles, « L’idée de justice dans ses rapports avec la morale, le droit et la philosophie, in Le

droit naturel, Annales de philosophie politique, Paris, P.U.F., 1959, p. 126-129.

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829.- Ainsi derrière cette manière de « dire » le droit, la Loi, les juges viennent

représenter une certaine Justice, un Droit.

830.- Souffrant d’une sorte de schizophrénie, les juges tanguent entre une attitude

conforme aux normes officielles et admises par la majorité de la communauté juridique et un

rôle plus personnel, tenant à un sentiment de réelle Justice, dans l’optique de venir régler

certains maux de la société. Cette expression ne peut se faire malgré tout qu’à travers certains

mots, certaines contraintes juridiques dont on a parlé précédemment. Ainsi nous sommes

passés d’un juge soumis au Droit transcendant, immanent à la Nature, à un juge qui remet en

cause car doué de volonté (dont le départ est dû à la révolution nominaliste et la remise en

cause de l’ordre établi des universaux).

831.- Pourquoi le remettre en cause ? La société évolue, indéniablement, et le juge se doit

d’être la personne qui réduit l’écart entre un droit figé qu’il faut respecter et une société en

mouvement. Le juge s’implique donc, à tous les niveaux. Il apprécie ainsi les questions

juridiques comme les problèmes économiques, politiques. Son pouvoir de décision, l’autorité

de sa chose jugée lui confère un poids considérable, indéniablement politique.

832.- Cette nouvelle place, ce nouveau « créneau » peut ainsi conférer au juge un nouveau

discours, une nouvelle représentation, toujours dans ce respect des normes pour éviter la

réformation ou pour l’expliciter autrement, lui permet « d’apparaître suffisamment

‘conformes’ pour pouvoir se permettre une certaine ‘déviance’ productrice de changement,

mais qui n’est tolérable que si elle ne remet pas fondamentalement l’institution en

question »194

.

833.- Derrière ce caractère politique se cache alors la peur de certains de voir un

gouvernement des juges s’établir. Cette expression entachée d’une connotation

indéniablement négative doit donc être analysée, explicité mais aussi relativisée.

194

VAN DE KERCHOVE Michel, L’interprétation en droit, approche pluridisciplinaire, Publication des

Facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles, 1978, p. 550.

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133

B) L’éventualité relative d’un gouvernement des juges

834.- Un petit rappel historique est nécessaire avant d’entrer dans l’analyse. Edouard

Lambert évoque pour la première fois en 1921 cette notion de gouvernement des juges dans

son ouvrage Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-

Unis195

.

835.- Cela dépeint l’action du juge d’écarter la loi au profit d’une interprétation

personnelle, dans un but purement politique. La notion de « gouvernement des juges »

apparaît ensuite dans l’affaire Marbury v. Madison de la Cour suprême des Etats-Unis.

836.- Mais cette préoccupation d’écarter les juges d’un potentiel « gouvernement »

remonte à la Révolution française. En effet, sous l’Ancien Régime, les Parlements (Cour de

justice) tentaient par l’utilisation de la procédure d’enregistrement des lois de capter le

pouvoir du roi à leurs fins.

837.- Cette expression de « gouvernement des juges » est particulièrement négative. Elle

connote un réel pouvoir influent et sous-entend une ingérence. Il n’est donc pas vu d’un bon

œil. Les hommes politiques en parlent pour montrer du doigt une jurisprudence qui ne leur

convient pas, les professeurs de droit eux parlent du « spectre du gouvernement des juges »

insinuant qu’il n’en est rien.

838.- Il est nécessaire de définir les termes de l’expression.

839.- Qu’est-ce qu’un gouvernement ? C’est l’autorité habilitée à prendre des décisions

qui organiseront la vie de la collectivité. Il prend l’initiative de lois votées ensuite par le

Parlement. En cela, le gouvernement construit le droit.

840.- De manière générale, « participe au gouvernement toute autorité qui dispose d’un

pouvoir discrétionnaire pour prendre des décisions susceptibles d'avoir des conséquences pour

l'organisation et le fonctionnement de la société196

».

841.- Ensuite, que font les juges ou plutôt que doivent-ils faire ? Applique la loi.

Appliquer la norme posée par le législateur.

842.- Avec la théorie réaliste de l’interprétation, nous l’avons vu, le juge n’est plus la

bouche de la loi mais un véritable créateur de la norme. Il construit à son tour le droit.

195

LAMBERT Edouard, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-Unis,

Dalloz-Sirey coll. Bibliothèque Dalloz. 196

TROPER Michel, Le gouvernement des juges, mode d’emploi, Conférence à Paris X-Nanterre.

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134

843.- Par un syllogisme relativement simple, où la majeure et la mineure sont nos deux

propositions précédentes, on arrive à la conclusion qu’il y aurait, sous-entendu, selon la

théorie réaliste de l’interprétation, un gouvernement des juges.

844.- Est-ce le cas dans la majorité des démocraties occidentales ? Oui ça l’est. En tout

cas en partie. Les juges ne font pas toute la politique mais, indéniablement y participent.

845.- Un exemple illustre bien cette participation au pouvoir politique et en même temps

la réticence de l’exécutif à cette action des juges.

846.- En août 2007, lors du discours aux chefs d’entreprise, le Président de la République

prononce les paroles suivantes : « Les juges doivent jouer le jeu. Jouer le jeu pour les juges,

c'est ne pas se laisser tenter par le gouvernement des juges, c'est ne pas se laisser aller à

devenir les arbitres de la politique et à juger la manière dont les chefs d'entreprise font leur

métier ».

847.- Quelques affaires concernant des élus et des chefs d’entreprises ont un peu secoué

les cages et ont révélé des violations de la loi par ces derniers. Sur un postulat d’égalité devant

la loi, totalement légitime, des sanctions tombent.

848.- Et c’est quasiment une déclaration de guerre qu’ont signé les juges au moment des

divers faits. Un exemple flagrant : lors de l’épisode du chef d’entreprise qui refusait

d’appliquer les règles minimales de sécurité, entraînant plusieurs décès sur le chantier, le juge

a été mis à défaut. En effet, aussitôt le chef d’entreprise condamné, le ministre dénonçait « un

comportement inadmissible » et qu’une enquête serait ouverte à l’encontre du juge. Le chef

d’entreprise tout coupable qu’il était, avançait qu’il était victime d’un complot politico-

judiciaire et d’un gouvernement des juges.

849.- Un dernier exemple beaucoup plus récent car datant du 11 décembre 2010, mettant

en cause sept policiers, accusés de dénonciation calomnieuse et de faux en écritures, illustre

bien le débat.

850.- Et voici que le pouvoir politique se réveille, scandalisé de la lourdeur des peines

appliquées aux sept policiers, à savoir de la prison ferme.

851.- Nous ne rentrerons pas dans les détails de cette affaire mais il semble qu’elle illustre

bien ce rapport de force existant et dont nous faisions part plus haut.

852.- En effet, le pouvoir politique remet en cause la décision du juge, sous prétexte

qu’elle est disproportionnée.

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135

853.- Or, elle ne l’est pas, mais l’est par rapport à la jurisprudence antérieure qui démontre

qu’à des faits similaires, hormis la qualité des accusés, aucune sanction de cette envergure n’a

été prise.

854.- Ainsi, le juge, comme nous le disions, n’est pas contraint par quoi que ce soit. Ni par

le pouvoir politique, ni par la jurisprudence antérieure. Au seul regard de son envie de punir

des représentants de la force de l’ordre, qui ont tout, sauf arboré le bon comportement, le juge

vient les sanctionner plus durement que les autres, en voulant sûrement montrer l’exemple.

855.- Est-ce condamnable ? Est-ce légitime de se révolter ? Non. Car au vu de la loi, la

peine n’est pas disproportionnée. Ces policiers ont tout de même failli envoyer un homme

devant une Cour d’Assise pour homicide involontaire, ce qui est, pour des représentants de la

force de l’ordre en fonction, relativement inadmissible. Ainsi, la seule raison de cette

accusation à nouveau de « gouvernement des juges » réside en l’existence historique de ce

rapport de force entre le pouvoir politique et judiciaire, et que toutes les occasions pour

réveiller cette bataille sont bonnes.

856.- Mais cela illustre tout de même bien la liberté que détient le juge dans

l’établissement de ses peines.

857.- Liberté qui s’accompagne d’une certaine intouchabilité. En effet, s’il est mal vu

pour les juges de s’immiscer dans la vie politique, il est en revanche interdit au pouvoir

politique de s’immiscer dans celle des juges.

858.- En effet, critiquer publiquement le jugement rendu par le tribunal enfreint le

principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, qui interdit à l’exécutif de s’immiscer

dans le fonctionnement de l’autorité judiciaire.

859.- Ainsi, l’article 434-25 du Code Pénal dispose que « Le fait de chercher à jeter le

discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une

décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la

justice ou à son indépendance est puni de six mois d'emprisonnement et de 7500 euros

d'amende ».

860.- Cette immixtion des juges dans la politique, n’est donc pas en soi à condamner.

Surtout dans ces cas là où, en théorie, aucune dérogation n’a à être distribuée, sous prétexte de

la qualité du coupable, soit élu, soit chef d’entreprise, soit représentant de la force de l’ordre.

Elle permettrait au contraire de rétablir un certain équilibre et de stopper certains privilèges.

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136

861.- Ainsi, les juges peuvent trouver une légitimité à agir sur le plan politique. Mais il

faut nécessairement encadrer ce pouvoir. En effet, comme nous l’avons précédemment

démontré, le juge a beau être contraint par des contraintes matérielles, il demeure,

juridiquement libre. Il fixe la norme, il fixe son habilitation à l’interpréter, et s’ingère dans des

affaires politiques. Il demeure aussi un être humain, qui face au pouvoir, face à l’influence

grandissante de son exercice, pourrait plus dans ses intérêts particuliers que dans l’intérêt

général.

862.- Qu’est-ce qui empêchera tel ou tel juge d’agir dans ses propres intérêts, voire pire,

directement à l’encontre d’une personne, pour des raisons politiques par exemple ? Rien. Si ce

n’est sa propension à être tout de même un homo juridicus, doté de raison et de valeurs.

863.- C’est ainsi que ce gouvernement des juges est ainsi réfléchi comme une dérive qui

pousserait définitivement le droit dans précisément ce qu’il n’est pas, ou ne devrait pas être.

864.- Mais pourquoi entreprendre une analyse du gouvernement des juges avec cet a

priori négatif ? Pour la conscience générale, un gouvernement des juges est un arbitraire, un

dépassement de la fonction de juger. En bref, un homme qui est censé juger mais qui à la

place déborde sur la politique. Car c’est ce que fait le juge : il crée de la norme, il interprète

par-dessus et peut ainsi se dire source de droit, indéniablement. Qu’est-ce que créer une

norme régissant la société sinon exercer une fonction politique ?

865.- Mais est-ce mauvais ? Le réel procès qui est intenté aux juges procède plus d’une

totale réfutation de leur pouvoir créateur. En effet, pour la majorité des personnes, un juge

applique la loi. Point. Il ne va pas au-delà, ni en deçà. Il juge, il applique. Pourtant nous

l’avons vu, le juge crée le droit, indéniablement, et se sert même d’autres sources que la Loi.

Sa propre interprétation comme support de décision en est l’illustration parfaite.

866.- Mais nous l’avons aussi abordé, le juge ne dispose pas non plus d’une liberté

synonyme d’arbitraire. Il est soumis à des contraintes de toutes sortes. Ainsi il ne maîtrise pas

tous les éléments pour qu’on l’accuse de gouvernement tel un despote de l’ombre.

867.- Son gouvernement, car il y en a un, n’est donc pas négatif comme la plupart des

détracteurs l’entendent. Le juge gouverne c’est indéniable. Lever le poing contre un

gouvernement des juges signifierait que le juge n’a pas à gouverner, décider. Or c’est ce qu’il

fait et ce qu’on lui demande de faire. Lorsqu’il doit faire un choix, il gouverne. Le côté

politique est donc inhérent à la fonction de juger. Les choix pris par la Cour ont des effets sur

les parties tout d’abord mais aussi sur la société. Que ce soit un revirement, une évolution

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jurisprudentielle, une modulation dans le temps des effets d’une décision, ou une création

purement jurisprudentielle, le juge adopte là une posture de législateur, teinté d’un caractère

politique qu’on ne peut lui nier sauf à se mettre des œillères intellectuelles.

868.- Le procès fait au gouvernement des juges est donc faussé. A cet égard Denys de

Béchillon explique clairement le problème : « L'appellation « gouvernement des juges » est

déposée depuis trop longtemps dans l'imaginaire général pour que l'on ait une bonne chance

de déboucher sur quoi que ce soit d'utile avec elle. Les esprits ont enregistré qu'un juge qui

gouverne est un usurpateur, quelqu'un qui en fait beaucoup trop et qui confisque à son profit

une compétence fondamentalement politique, qui ne peut ni ne doit lui appartenir. Et l'on

n'arrivera jamais à populariser l'idée que la locution « gouvernement des juges » pourrait

vouloir dire autre chose »197

.

869.- Ainsi derrière ce gouvernement des juges, expression indéniablement négative, il

faut donc comprendre l’établissement d’une véritable politique prétorienne, révélatrice d’un

juge qui par sa création, son interprétation, trouve une nouvelle place dans le paysage

juridique et politique.

§2- La politique prétorienne de la Cour de cassation

870.- Nous l’avons vu, la théorie réaliste de l’interprétation confère à l’activité de la Cour

de cassation un caractère indéniablement politique. Si l’on parle de gouvernement des juges, il

faut venir rectifier le sens de cette expression. Cette négativité, faisant du juge un

« usurpateur » de pouvoir n’a pas à se retrouver dans son activité. Le juge interprète, décide et

produit du droit. Nous verrons donc en quoi consiste cette politique prétorienne exercée par la

Cour (A) pour se pencher ensuite sur ses modalités d’établissement (B)

197

DE BECHILLON Denys, « Le gouvernement des juges : une question à dissoudre », Dalloz n°12, 2002, pp.

973-978

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138

A) Le concept nouveau d’une politique prétorienne

871.- C’est maintenant chose acquise et démontrée, le juge crée du droit. Sa production, la

jurisprudence a acquis une autorité en tant que règle créatrice et source de droit. Le juge vient

par ces mécanismes combler les lacunes législatives, rectifier la loi ou encore créer purement

la norme de demain.

872.- Le juge est acteur de cet exercice juridique et se trouve aussi au centre de

préoccupations politiques, entendues dans un sens général. Comme nous l’avons dit

précédemment, le juge décide, il fait des choix, et ces choix-là ont un effet considérable sur

les parties aux litiges, d’une part, mais pas seulement, c’est aussi la société toute entière qui

est touchée et le système juridique dans sa globalité par la même occasion.

873.- En effet, le juge, par certaines de ses décisions touchant des sujets plus ou moins

sensibles comme la maternité pour autrui ou encore le préjudice résultant du seul fait de la

naissance, va toucher les règles sociales et induire des comportements, des réactions. Il y aura

soit une approbation, un accord du législateur qui viendra combler la loi ou en créer une

nouvelle, soit un désaccord profond, du législateur comme de la société, censée être au final la

même chose, la loi étant en quelque sorte l’expression de la volonté générale.

874.- De cette manière, on s’aperçoit rapidement que les décisions que prendront les juges

de la Cour de cassation, Cour suprême, vont avoir un retentissement non négligeable, des

répercutions, qu’elles soient positives, négatives, comme une loi ou toute autre décision

politique pourraient en créer.

875.- La jurisprudence se trouve donc sur un pied d’égalité avec la Loi, non seulement par

son caractère normatif, mais aussi par son caractère politique. On est donc encore une fois

dans cette polémique, ce combat entre le législateur et le juge. Non seulement le juge crée

« maintenant » le droit, mais en plus de cela, il vient remplacer en quelque sorte la volonté

générale censée transparaître à travers le législateur.

876.- La politique prétorienne est donc cette attitude qu’on les juges dans leur manière de

juger. Que ce soit la motivation, le souci de cohérence et d’unification de cette production.

877.- Tout part donc d’un choix, d’une décision. La théorie réaliste de l’interprétation

l’explique bien en disant que le juge peut choisir entre plusieurs conduites également valables

en droit.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

139

878.- Le juge doit donc en quelque sorte prendre parti et développer son raisonnement, de

manière expresse ou latente, comme on a pu le voir pour certaines décisions précédemment.

879.- De la même manière que le contraintes sont diverses, psychologique, morales,

matérielles, juridiques, le juge a à son actif des choix de natures diverses et variées : politique,

économique, moral, éthique. Guy Canivet présente ainsi une liste de décisions illustrant cette

variété résidant dans le choix offert au juge : « Stopper la pratique des mères-porteuses et

placer hors la loi les associations qui les mettent en relation avec les familles désireuses

d’adopter un enfant ; faciliter l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation, au

point de ne quasiment plus jamais considérer qu’elles pourraient avoir commis une faute

inexcusable les privant de leur droit à réparation ; promouvoir la vérité scientifique dans le

droit de la filiation ; tenter de stopper la pratique des loteries publicitaires, en découvrant un

nouveau quasi-contrat ; lutter contre les clauses abusives en s’autorisant de les dénoncer

même en l’absence de décrets, comme l’imposait naguère la loi du 10 janvier 1978, etc »198

.

880.- Guy Canivet explique alors que derrière chaque décision se cache une pensée, qu’il

appelle « doctrine » (à ne pas confondre avec la doctrine de la Cour de cassation, celle-ci étant

le contenu d’une décision).

881.- Ainsi le juge va adopter ce « rôle social » dont parle Michel Van de Kerchove :

« ces juges là, sensibles au changement social, estiment qu’ils pourraient avoir pour fonction

d l’apprécier et d’intervenir sur lui pour le réguler dans le sens d’une plus grande justice

sociale » 199

. Et le juge s’est illustré dans cette démarche à plusieurs reprises notamment dans

la création par la Cour du principe général de responsabilité du fait d’autrui à la charge de

ceux qui s’en occupent.

882.- La juge va donc au-delà de la loi, il l’adapte. En cela, cette politique prétorienne se

retrouve indéniablement dans la théorie réaliste de l’interprétation de Michel Troper : elle fait

preuve d’un réalisme social flagrant, qui cherche à coller avec les préoccupations

quotidiennes, qui permettront dès lors d’avoir une décision cohérente avec la société d’une

part, et les interprétations antérieures.

883.- Cette affirmation résulte indéniablement d’une nécessité qui se fait sentir dans la

société. En effet, pourquoi donc avoir la jurisprudence considérée au même titre que la Loi si

198

CANIVET Guy, « La politique jurisprudentielle », Mélanges en l’honneur de Jacques Boré, la création du

droit jurisprudentiel, Dalloz, 2007, p. 79 à 97. 199

VAN DE KERCHOVE Michel, L’interprétation en droit, approche pluridisciplinaire, Publication des

Facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles, 1978, p. 549.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

140

l’effet est quasiment le même ? Où se situe cette différence qui fait qu’aujourd’hui la

jurisprudence place le juge en haut d’une nouvelle pyramide ?

884.- Comparée à la Loi, la jurisprudence est appliquée aux cas particuliers. Comme le

disait Michel Villey qui était pourtant un jusnaturaliste ancien, mais traitant aussi d’une

modernité qu’il ne rejetait pas, « le juge est le législateur des cas particuliers ».

885.- Le juge se permet donc volontairement ou non de se substituer à la loi. Il prend donc

en quelque sorte la place qui était la sienne : les rapports sont donc indéniablement politiques,

dans l’optique de faire évoluer une norme qui est figée et qui ne répond plus directement par

sa seule existence codifiée aux besoins de la société.

886.- Sans parler d’opposition, il faut voir alors ici une complémentarité nécessaire, une

actualisation de la loi, de jugements en jugements. Le juge fait vivre la norme légale. Le

législateur, ventriloque, dénué de toute expression, « se fait voler la vedette » par sa prétendue

marionnette, le juge, qui lui permet de faire vivre sa norme et de lui donner ce plus qui permet

un spectacle réussi.

887.- Mais dans des cas extrêmes, comme nous avons pu le voir à travers l’affaire

Perruche, c’est un véritable combat qui s’organise, mettant en opposition deux politiques

différentes : celle du juge et celle du législateur.

888.- Guy Canivet avance alors que « la tentation serait alors de désavouer toute politique

jurisprudentielle au prétexte qu’elle traduirait nécessairement une usurpation de pouvoir dans

un système constitutionnel qui vit sous l’emprise officielle du légalisme.

889.- Discutant « de quelques risques d’une image troublée de la jurisprudence de la Cour

de cassation », le doyen Aubert put ainsi rappeler que notre système ne consacre qu’une «

simple autorité judiciaire », notre culture ne faisant pas droit à un juge « érigé en complément,

en concurrent, voire en substitut, du législateur, pour l’élaboration de l’ordre juridique »200

.

Pour autant, les politiques jurisprudentielles ne sont jamais rien d’autre, quand bien même il

n’y aurait pas création de droit, que la marque d’une emprise du juge sur l’ordre social.

L’impossibilité constitutionnelle ne peut empêcher la réalité de prévaloir. Ne vaut-il pas

mieux, dès lors, mettre en place les conditions d’une acceptation de ces politiques

jurisprudentielles ?

200

AUBERT J.-L., « De quelques risques d’une image troublée de la jurisprudence de la Cour de cassation », in

Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, 2000, p. 7 et s.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

141

890.- Au regard de la jurisprudence et de sa place dans notre système juridique,

l’affirmation d’un besoin de politiques jurisprudentielles semblera relever de l’évidence. Elles

favorisent, on l’a déjà évoqué, l’accessibilité et l’intelligibilité du droit »201

.

891.- C’est donc sans aucun doute que l’activité du juge relève d’une politique, et que

cette politique n’est pas dangereuse mais nécessaire. Elle procède autant de la décision que

prend le juge que de la nécessité qu’il a de prendre cette dernière. Il joue alors ce rôle social

qui lui étend sa sphère de compétence. Nous allons à présent voir comme cette politique

s’élabore.

B) La mise en place constructive de la politique prétorienne

892.- S’il est certain à présent que cette politique des juges, en plus de ne pas être

dangereuse, relève du nécessaire, il est intéressant de voir comment elle se met en place.

893.- Nous le savons à présent, le but de cette politique est de toucher au plus près des

préoccupations sociales et d’établir une cohérence entre toutes les interprétations.

894.- Mais nous le savons aussi, la Cour de cassation n’est pas un tout homogène dans son

organisation. Elle est composée de trois chambres civiles, d’une chambre sociale,

commerciale et criminelle. Ainsi le risque est multiplié par quatre sinon six de voir les

interprétations non pas se contredire, mais d’établir des jurisprudences qui procèdent de

différents fils rouges.

895.- Guy Canivet parle de « mécanismes correcteurs » pour endiguer ce risque

d’incohérence jurisprudentielle et de mise en place d’une politique des juges unifiée : « C’est

la raison pour laquelle il est évident que les risques d’incohérence dans l’élaboration de la

jurisprudence rendent nécessaire l’instauration de mécanismes correcteurs202

: du classement

des pourvois à l’aide à la décision - à laquelle un temps put contribuer le service de

documentation et d’études - ou encore de la sélection des affaires à l’amélioration des

201

CANIVET Guy, « La politique jurisprudentielle », Mélanges en l’honneur de Jacques Boré, la création du

droit jurisprudentiel, Dalloz, 2007, p. 79 à 97. 202

CANIVET Guy, « L’organisation interne de la Cour de cassation favorise-t-elle l’élaboration de sa

jurisprudence ? », in La Cour de cassation et l’élaboration du droit, Economica, 2004, p. 3, spéc. p. 10 et s.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

142

techniques de connaissance de la jurisprudence par les magistrats eux-mêmes, nombre de

voies ont été ou sont encore explorées »203

.

896.- Il est important en effet de ne pas se perdre dans cette masse de litiges portés devant

la Cour. Pour mettre en place cette politique jurisprudentielle, il faut évidemment que plus

d’attention soit portée sur les affaires qui seront le socle de cette politique.

897.- Certaines décisions sont en effet simplement l’application de la loi. Aucune

évolution n’est alors mise au grand jour et la politique des juges de la Cour ne fait donc pas

surface.

898.- Mais lorsqu’est portée devant la Cour une affaire sensible car touchant à un

phénomène de société, aux mœurs, à l’éthique, la morale, la religion, alors il est nécessaire de

pouvoir s’y attarder, de pouvoir aller au fond des choses.

899.- Quels sont les outils pour permettre ainsi de mettre en place cette unité

jurisprudentielle et d’asseoir alors la politique des juges ? Face à cette pression de

productivité, cela semble évidemment compliqué. Pourtant, Guy Canivet explique que le

Parquet général ou bien les services de documentation et d’études participent « à une veille

juridique » qui aide à anéantir ces divergences.

900.- La Cour permet aussi l’établissement de cette politique par la création d’avis que la

Cour réalise de manière spontanée. Ce sont des réponses à des juges professionnels et permet

alors une uniformisation de la Loi et du droit.

901.- Guy Canivet explique aussi que ce reflet de la politique prétorienne se perçoit dans

les décisions des Cour d’appel. En effet, depuis l’année 2004, la Cour a comme mission de

diffuser la jurisprudence des Cours d’appel. Pourquoi cela ? Tout simplement parce que les

décisions des Cour d’appel sont de plus en plus importantes et essentielles au processus

décisionnel de la Cour de cassation.

902.- Diffuser ces décisions permet alors de mieux rendre compte de la jurisprudence,

dans son ensemble, Cour d’appel et Cour de cassation réunies.

903.- Un des grands obstacles à la mise en place de cette politique prétorienne provient

aussi du processus d’élaboration de la jurisprudence.

904.- Une politique, quelle qu’elle soit, a un impact sur la société. Que ce soit

économique, juridique, etc…Et contrairement à la Loi qui fait l’objet de discussion, de débats,

203

CANIVET Guy, « La politique jurisprudentielle », Mélanges en l’honneur de Jacques Boré, la création du

droit jurisprudentiel, Dalloz, 2007, p. 79 à 97.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

143

ouverts au peuple ou par commissions, la jurisprudence, elle, ne fait l’objet d’aucun travaux

préalables sinon l’interprétation précédente qu’il a pu y avoir antérieurement.

905.- De ce fait, indéniablement, la jurisprudence paraît un cran en deçà de la Loi qui

participe à une élaboration collective et publique.

906.- La Cour de cassation tente d’une certaine manière d’atteindre ce but notamment à

travers le recours à des conseils comme dans l’arrêt Perruche. La Cour fait appel à un amicus

curiae, engageant ainsi un avis, un conseil d’un spécialiste, tenant à construire une sorte de

débat ouvert comme il pourrait y en avoir pour l’élaboration d’une Loi.

907.- Clémenceau disait que le droit est une chose trop sérieuse pour être laissée aux

juges.

908.- Mais ce recours à l’amicus curiae n’est pas suffisant, peut-être faudrait-il laisser

intervenir les citoyens qui n’hésitent pas à réagir face à une décision innovante, qu’elle soit

mal ou bien accueillie. L’arrêt Perruche est encore ici une illustration des effets de cette

politique, parmi les citoyens comme parmi les juges du fond.

909.- Philippe le Goff explique que « la bronca déclenchée par l’arrêt Perruche, y compris

parmi les juges du fond, avait paru, jusqu'à l’arrêt du 28 novembre 2001, forcer la Cour de

Cassation à faire machine arrière, en assortissant le principe posé de conditions telles qu’elles

le vidaient presque de sa substance.204

. Dans ce combat, les avocats, " empêcheurs de juger en

rond " selon Pierre Truche, sont au premier rang. C’est aussi leur responsabilité »205

.

910.- Enfin, il s’agit de rendre cohérente cette politique prétorienne, non seulement dans

son élaboration, mais aussi dans l’après décision. Il faut donc que la Cour puisse délivrer son

message : on pense donc alors au rapport annuel de la Cour de cassation. Ce dernier permet

d’exposer l’explication retenue par les juges, pourquoi tel choix a été pris, plutôt qu’un autre.

C’est donc dans ce rapport qu’est expliqué et relaté la politique prétorienne.

204

Cass. Ass. Plén. 13 juill. 2001 JCP 2001 II 10601. 205

LE GOFF Philippe, « Le siège de Sisamnès ou la responsabilité des juges », Bulletin du Barreau de Rennes

Janvier 2002.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

144

Conclusion du chapitre 2

911.- La théorie réaliste de l’interprétation dévoile ici un juge détenteur d’une toute

nouvelle place, d’un nouveau statut.

912.- Cette « promotion » se justifie à plusieurs égards. Outre le pouvoir conféré par

l’interprétation juridique et la liberté (relative) qui lui est assortie, le juge se trouve devenir un

acteur incontournable dans une société en prise à la judiciarisation.

913.- En effet, certains facteurs font que le juge devient, malgré ses compétences

précédemment exposée, la personne vers laquelle on se tourne à présent, celle en qui la

société contemporaine a confiance. Cela passe tout d’abord par un principe judiciaire, celui du

recours effectif, permettant un accès au juge et le droit d’accéder à ce juge dans les meilleures

conditions possibles. Pourquoi donc le juge devient-il à ce point nécessaire, demandé ? La

justification réside dans une évolution parallèle, mais qui est définitivement différente : si le

juge se voit l’acteur d’une montée en puissance, c’est aussi parce que le législateur se voit lui

en pleine baisse de légitimité. Que ce soit inhérent à son autorité ou à la qualité de la loi qui

fait l’objet de plusieurs remontrances, notamment par le Conseil d’Etat, n’hésitant pas à

qualifier la loi de « loi bavarde », de « droit mou, droit flou, à l’état gazeux ».

914.- C’est donc une véritable crise que traverse là le législateur, et cela profite

directement au juge qui a pu prouver qu’il était un co-législateur plus que compétent.

915.- Ces raisons de la montée en puissance de ce juge ne tiennent pas qu’à des faits

nationaux, mais sont aussi à chercher dans le droit européen et communautaire. En effet, le

juge européen comme le juge communautaire travaillent en étroite collaboration avec les

juges nationaux dont la Cour de cassation, qui sera chargée le cas échéant d’évincer une loi

contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme. Le juge a donc une prise directe

sur la norme légale et cela ne manque sûrement pas d’attiser des tensions.

916.- Car si les rapports sont souvent décrits sous l’angle du droit, du juridique, la théorie

réaliste de l’interprétation sous-tend aussi une dimension politique. Ce rôle politique dévolu

aux juges de la Cour de cassation s’établit dans cette tension permanente entre l’obligation

d’agir conformément aux normes traditionnelles, et le désir de justice, du juste, amenant le

juge à vouloir juger plus dans un objectif politique que juridique. Ce constat, certains auteurs

en font un gouvernement des juges, une peur ancienne, faisant partie avec le légicentrisme de

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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l’héritage de l’Ancien régime. S’il y a politique, elle n’est pas forcément néfaste et s’établit

clairement à travers la jurisprudence, créant alors une véritable politique prétorienne.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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Conclusion de la partie 2

917.- A l’issue de cette partie, nous pouvons facilement entrevoir la complexité des

modalités d’exercice de l’activité judiciaire. Interpréter et produire du droit résultent ainsi de

conditions qui donnent à ces activités une force supplémentaire.

918.- Lorsque le juge interprète, il dispose d’une totale liberté juridique. Son

interprétation est donc considérablement large, mais pas illimitée. En effet Michel Troper

rappelle à cet égard que si l’interprète est libre juridiquement, il n’est pas pour exempt de

déterminismes qui fondent sa décision. Face au juge se situent plusieurs solutions entre

lesquelles ce dernier devra faire un choix. Il est a fortiori soumis à toutes formes de

contraintes matérielles. Mais ces contraintes sont pour certains auteurs tellement faibles que le

juge aurait la possibilité d’asseoir un arbitraire, voyant en l’interprétation continuelle un

manque de sécurité juridique, anéantissant une droite ligne juridique nécessaire à toute

cohérence du système.

919.- De ce déclin du droit, découlerait alors un rapport de force entre le producteur de la

norme légale et le producteur de la norme jurisprudentielle.

920.- Mais ce qu’oublient ces auteurs, c’est que le juge peut être qualifié d’homo

juridicus, doté de rationalité juridique, permettant ainsi de continuer à rendre cohérent un

système qui l’est de toute manière.

921.- Ce juge apparaît alors très actif et fait l’objet d’une promotion au sein du système.

Plusieurs facteurs permettent cette nouvelle situation : la judiciarisation, ce besoin accru de

justice, cette demande continuelle dont l’effectivité est facilité par le principe du recours

effectif, mais aussi la baisse de légitimité du législateur et le déclin de la loi, de plus en plus

montrée du doigt pour son imprécision et sa densité noyant tout propos dans une masse

inintelligible.

922.- C’est aussi au niveau européen et communautaire qu’il faut se tourner pour

s’apercevoir que le juge fait preuve d’un activisme judiciaire élevé, en étroite collaboration

avec les instances européennes qui mènent parfois la vie dure au législateur, ce dernier devant

rectifier sa norme frappée d’inconventionalité. Cela aboutit alors au constat d’une Cour de

cassation qui en plus d’avoir un rôle juridique important et nécessaire, s’illustre dans des

considérations politiques, des rapports de force, faisant craindre un gouvernement des juges

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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dans lequel il ne faut pas voir une menace mais l’établissement d’une politique prétorienne

tout à fait logique compte tenu des conditions actuelles qui forment le système juridique.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

148

Conclusion générale

923.- Au terme de cette étude relative à la théorie réaliste de l’interprétation confrontée au

droit privé, il semble difficile de continuer à croire en un juge réduit à répéter la loi, à un

législateur tout puissant et à un système figé dans des lois. Portalis lui-même dans son

discours préliminaire sur le projet de code civil abondait dans le sens d’un droit en

mouvement, dans lequel le législateur posait un énoncé pour que le juge, atteint de cette

maladie générale de l’esprit comme l’est tout homme instruit, vienne interpréter et faire

évoluer ce qui sera alors le droit.

924.- Portalis posait donc déjà les bases de cette théorie réaliste de l’interprétation par

laquelle le juge de la Cour de cassation vient, par son interprétation caractérisée par une

liberté juridique élargie, donner sa qualité de norme à un énoncé posé par le législateur.

L’interprétation est une notion complexe, évolutive, qui prend sa source dans ce souci de faire

comprendre, de rendre clair ce qui ne l’était pas. Et c’est ce que fait indéniablement le juge

dans le cadre de son activité, il vient éclaircir la loi, l’étendre, la modifier, la supprimer, et

parfois même la créer. Car s’il exerce une interprétation, cette dernière a des effets bien

concrets puisqu’elle produit du droit. Le juge voit sa jurisprudence, créée et à son tour

créatrice, accéder à un niveau d’autorité appuyé par la doctrine et les instances suprêmes

européennes.

925.- Cette jurisprudence qui fait à présent l’objet de réflexion, car envisagée comme une

source à part entière, est révélatrice d’un raisonnement spécifique à la Cour de cassation,

caractérisé par des motivations sous entendant une production de droit non avouée et par le

recours à des outils créés de manière totalement autonome par la Cour elle-même.

926.- Cette interprétation productrice de droit répond à des conditions, à des modalités,

qui s’expliquent par une liberté juridique et des déterminismes inhérents au juge qui pour

certains ne suffiraient pas à contenir un arbitraire de la Cour de cassation. Comment imaginer

cela alors que toute action, quelle qu’elle soit, est fonction d’un intérêt, que ce soit dans celui

du juge, homo juridicus, qui ne voudra pas être réformé ou celui du système juridique qui doit

rester solide et stable.

927.- La cohérence est donc présente et place ce juge à un niveau élevé, faisant de lui

l’acteur incontournable répondant aux demandes de justice, à la nécessité de contrebalancer le

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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déclin de la loi, ou encore à la mission que les instances européennes lui ont donné dans le

contrôle de conventionalité de la norme légale.

928.- Le juge est actif, il est sur tous les fronts, et ce n’est pas sans attiser les foudres d’un

pouvoir législatif et exécutif qui voient alors leurs pouvoirs interférer avec ceux du juge.

929.- Le principe de la séparation des pouvoirs est une chose établie en France, mais

certaines considérations de la théorie réaliste de l’interprétation tendent à nous faire penser

que cette séparation devient de plus en plus théorique, tout comme ce culte de la Loi hérité de

l’Ancien régime ou encore la peur d’un juge despotique.

930.- Si la théorie réaliste de l’interprétation a cet avantage de pointer du doigt des réalités

qui ne sont pas encore pleinement assumées, elle a aussi celui de relativiser ce système

juridique et d’opérer peut-être un réel bouleversement, un véritable tournant dans la

conception du droit comme l’avait fait à l’époque la tournant nominaliste, assignant alors à

l’Homme une volonté, l’affranchissant d’une Nature toute puissante sans pour autant la

négliger.

931.- C’est d’un réel affranchissement dont il est question aujourd’hui, celui opéré par les

juges à l’égard de la loi qui n’est alors plus toute puissante, opérant ainsi un réel tournant,

autant dans l’interprétation et la production du droit que dans sa conception et son

enseignement.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

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- PERELMAN Charles, « L’idée de justice dans ses rapports avec la morale, le droit et

la philosophie, in Le droit naturel, Annales de philosophie politique, Paris, P.U.F.,

1959

- PERELMAN Charles, « La motivation des décisions de justice, Essai de synthèse », in

La motivation des décisions de justice, préc.., p.415, spéc. p. 422., Bruxelles, Bruylant

- PERELMAN Charles, Logique juridique : nouvelle rhétorique, Dalloz, 1990.

- RICOEUR Paul, Du texte à l'action, Essais d'herméneutique II, Éditions du Seuil, coll.

Points Essais, 1986

- RIGAUX François, « Le juge, ministre du sens » in Justice et argumentation, mélange

Perelman, édition de l’Université libre de Bruxelles, 1986, p 79 et s.

- STEINER George, Réelles présences. Les arts du sens, trad. Par M. de Pauw, Paris,

Gallimard, 1991

- TOULLIER C.-B.-M, Le droit civil français suivant l’ordre du code, 2è éd. Vol. 6,

Paris, Warée, 1819

- TROPER Michel, Dossier Théories réalistes du droit n°4, MILLARD Eric, KELSEN

Hans, HART Herbert L.A., TROPER Michel, Textes réunis par Olivier Jouanjan,

éd. Presses Universitaires de Strasbourg - P.U.S., Coll. de l'Université Robert

Schuman,

- TROPER Michel, Interprétation, in Dictionnaire de la culture juridique. PUF / Lamy,

coll. « Quadrige », Paris, 2003

- TROPER Michel, « La liberté de l’interprète », Colloque sur l’office du juge, Paris,

Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006.

- TROPER Michel, La philosophie du droit, PUF, coll. Que sais-je ?, 2003

- TROPER Michel, La Théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF, coll. « Léviathan », 2001,

(Introduction, p. VI).

- TROPER Michel, Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité

constitutionnelle, Mélanges Eisenmann, Cujas, 1975

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

153

- TROPER Michel, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit,

le droit, l’Etat, PUF, Leviathan, 2001

- TROPER Michel, CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, GRZEGORCZYK

Christophe « Théorie des contraintes juridiques », coll.La pensée juridique, Bruylant,

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- TROPER Michel, « La liberté d’interprétation du juge constitutionnel », in

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Nanterre.

- VAN DE KERCHOVE Michel, L’interprétation en droit, approche pluridisciplinaire,

Publication des Facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles, 1978.

Thèse

- BELDA Béatrice, « Les droits de l’Homme des personnes privées de liberté,

Contribution à l’étude du pouvoir normatif de la Cour Européenne des Droits de

l’Homme, Bruylant, 2010.

Articles

- AMSELEK Paul, « La part de la science dans l’activité des juristes », Dalloz, 1997,

chron. p.337.

- AUBERT J.-L., « De quelques risques d’une image troublée de la jurisprudence de la

Cour de cassation », in Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, 2000, p. 7 et s.

- BATIFFOL Henri, « Note sur les revirements de jurisprudence », Arch. phil. du dr.,

1967, p. 335

- CANIVET Guy, « La politique jurisprudentielle », Mélanges en l’honneur de Jacques

Boré, la création du droit jurisprudentiel, Dalloz, 2007, p. 79 à 97

- CARBONNIER J., Réflexions sur l'indisponibilité des actions relatives à la filiation,

D. 1978, Chr, p. 233.

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

154

- CHEROT Jean-Yves, Jurisprudence en droit privé français et exigences de sécurité

juridique, Revue du notariat de la Chambre des notaires du Québec. Décembre 2008.

Actes du Congrès de l’Association internationale de méthodologie juridique, «

Sécurité juridique/legal certainty », Sherbrooke, les 24-27 octobre 200.7

- DE BECHILLON Denys, « Le gouvernement des juges : une question à dissoudre »,

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- DE BECHILLON Denys, « Réflexions critiques », RRJ 1994-1

- DEUMIER Pascale, « Quand la Cour de cassation se prononce « selon la loi

française » ou « en l'état de la législation française », RTD civ. 2008. p.438

- GLENARD Guilaume, « Les pathologie de la loi », La conception matérielle de la loi

revivifiée, RFDA 2005

- GOBERT M., « Réflexions sur les sources du droit et les « principes »

d'indisponibilité du corps humain et de l'état des personnes (A propos de la maternité

de substitution) », RTDciv. 1992, p. 489

- JAMIN Christophe, Le rendez-vous manqué des civilistes français avec le réalisme

juridique : un exercice de lecture comparée

- LE GOFF Philippe, « Le siège de Sisamnès ou la responsabilité des juges », Bulletin

du Barreau de Rennes Janvier 2002.

- MAINGUY Daniel, De la légitimité de la norme et de son contrôle, JCP G 2011,

doctr. 250

- MAINGUY Daniel., L’interprétation de l’interprétation : JCP G 2011, doctr. 603

- MILLARD Eric, in « L'architecture du droit », Mélanges en l'honneur du professeur

Michel Troper, D. de Béchillon, P.Brunet, V. Champeil-Desplats et E. Millard (Ed.)

(2006) 725-734

- MOAL Julien, « La création du droit (libres propos sur la norme jurisprudentielle »,

RRJ 2004.1, p.17

- MUIR WATT Horatia, « La motivation de arrêts de la Cour de cassation et

l’élaboration de la norme », in La Cour de cassation et l‘élaboration du droit, sous la

direction de Nicolas Molfessis, vol. 20, Economica, coll. « Études juridiques », 2004

- OPPETIT Bruno, Les « principes généraux » dans la jurisprudence de la Cour de

cassation, Entretiens de Nanterre 1989, JCP ed. 1989, suppl 5

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

155

- OPPETIT Bruno, « Le rôle créateur de la Cour de cassation », in Bicentenaire de la

Cour de cassation, La documentation française, 1991

- SARGOS Pierre, Les principes généraux de Droit Privé dans la jurisprudence de la

Cour de cassation. Les garde-fous des excès du Droit, JCP 2001, I, 306

- TERRE François, PUIGELIER Catherine, « Activisme judiciaire et prudence

interprétative », in La création du droit par le juge, Dalloz, 2007, p.89

- TERRE François, PUIGELIER Catherine, « Création du droit et rédaction des arrêts

par le cour de cassation », in La création du droit par le juge, Dalloz, 2007, p.89

- TROPER Michel, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité

constitutionnelle », Mélanges Eisenmann, Cujas, 1975

- TROPER Michel, in « Réplique à Otto Pfersmann », Revue de droit constitutionnel,

2002, p. 335.

- TUNC André, TOUFFAIT Adolphe, « Pour une motivation plus explicite des

décisions de justice, notamment celles de la Cour de cassation », RTD civ. 1974.487.

Colloques et journées d’études

- DE BECHILLON Denys, « Sur la diversité des méthodes et manières de juger »,

Propos introductifs, Intervention à la Cour de cassation, Texte de la conférence

prononcée dans la Grand’Chambre de la Cour de cassation le 29 novembre 2004.

- Entretiens de Nanterre 1989 présidés par ADER Henri, « Les principes généraux dans

la jurisprudence de cassation », JCP 1989 Editions Entreprise, supplément 5.

- PICARD Etienne, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation », Colloque sur

l’office du juge, Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006.

- TROPER Michel, Le gouvernement des juges, mode d’emploi, Conférence à Paris X-

Nanterre

Discours

- PORTALIS Jean-Etienne-Marie, Extrait du discours préliminaire sur le projet de code

civil, 1er pluviôse an IX

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

156

Rapports de jurisprudences

- Conseil d’Etat, « La loi protège-t-elle encore le faible lorsqu'elle est aussi complexe,

foisonnante et instable ? », Rapport annuel 2006

- Cour de cassation, Rapport 2006, Quatrième Partie, Presse

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

157

Index

A

Activité interprétative : 64 et s

Activité créatrice / productrice : 312, 345

Amicus curiae : 905

Arbitraire : 140 et s., 575, 641, 863

Authentique (interprète) : 672

Autorité : 42, 53, 82, 325

C

Chaîne du droit : 274 et s.,, 547

Choix : 620 et s.

Civil law : 718

Code : 1, 142

Cohérence : 595, 601, 707 et s., 787

Co-législateur : 733, 741

Common law : 718

Connaissance (acte de) : 28, 30, 105, 152

Contraintes (juridiques, matérielles) : 56 et

s., 604 et s., 628 et s., 650, 682 et s.

Conventionalité : 782, 789

Cour de cassation : 43, 54, 61, 803 et s.

Cour européenne des droits de l’Homme :

37, 39, 780 et s., 801

Cour de justice des Communautés

européennes : 780 et s.,

Cour souveraine/suprêmes : 34, 54

Créateur / créatrice : 323, 47, 291, 315,

437

D

Déclin (de la loi) : 759 et s., 765

Déterminisme : 620 et s.

Droit : 1

Droits fondamentaux : 58

Droit civil : 26, 72

Droit privé : 7, 37, 42, 437

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

158

E

Enoncé : 154

Exécutif : 107

F

Force (Rapport de) : 59, 145, 669, 672 et

s., 678, 854

G

Gouvernement (des juges) : 832 et s.,

H

Herméneutique : 2, 66 et s.,

Homo juridicus : 641, 652, 670, 681 et s.,

701, 824,

I

Incohérence : 666, 894

Indemnisation (du fait de la naissance) :

493

Indétermination textuelle : 292, 531

Indisponibilité (corps humain) : 465 et s.,

Inflation législative : 761

Interprétation : 2, 7, 24, 32, 45, 52, 57 et s,

65 et s., 81 et s., 136 et s.,221 et s.,556

Interprétation de l’interprétation : 249 et s.,

263, 271, 317, 357

Interprète : 45, 132, 167

J

Judiciaire : 1, 107

Judiciarisation : 739,

Juge : 1, 25, 44, 162 et s., 330, 342, 427

Juridique : 4

Jurisprudence : 1, 38, 50, 285, 313, 347,

364 et s., 712

Juste : 3, 77, 92

Justice : 58, 739

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

159

L

Lacunes : 87, 187, 207

Légicentrisme : 721, 785

Législateur : 1,100, 162 et s., 207, 771

Législation, législatif : 1, 107

Légitimité : 52, 82, 551, 735

Liberté : 56, 156, 526

Libre arbitre : 526

Limite (à la liberté d’interprétation) : 51 et

s., 85, 132, 584 et s., 600

Loi : 1,41, 123 et s.,335 et s.,716

M

Machinerie juridique : 546, 714

Maximes : 229 et s.

Méthodes (d’interprétation) : 116, 134

Modulation : 389 et s., 405, 815

Monopole : 672

Motivation : 50, 408 et s., 569

N

Négatrice (de droit) : 649

Norme : 13, 61, 356, 358, 430, 451,663 et

s.

Normatif/ve : 37

P

Philosophie : 4

Place (du juge) : 37, 58, 60, 746, 793, 910

Politique : 59, 643, 673 et s., 820 et s.

Politique prétorienne : 869 et s., 891 et s.

Pouvoir : 51, 59, 107, 645 et s., 678, 735

Prétorien/ne (création): 50, 353, 380, 595,

645 et s.

Principes généraux : 50, 146, 408 et s., 435

Processus décisionnel : 407

Production (du droit) : 51, 557, 689

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

160

R

Raisonnement : 574 et s., 659

Rationalité du législateur : 595, 624, 827

Réalisme : 12, 19

Réaliste (s) : 7, 110

Recours effectif : 737, 742

Rétroactivité : 50, 370, 398

Rôle social : 880

S

Science : 1

Sécurité juridique : 717, 720

Sens : 29, 44, 69, 93 et s., 155, 167 et s.,

535 et s., 625

Séparation des pouvoirs : 645, 675

Signification : 29, 44, 74

Société : 737, 830

Source (de droit) : 40, 43, 286, 314, 360,

453

Syllogisme juridique : 573

Système juridique : 13

T

Technique (juridique) : 134, 211 et s., 239,

560

Théorie : 2, 8, 659,

Théorie des contraintes juridiques : 604 et

s., 660,

Théorie réaliste : 19, 21, 44, 46

Théorie réaliste de l’interprétation : 23, 59,

151, 283, 678, 841

V

Validité : 52 et s., 56, 175, 550, 626, 702

Volonté (acte de) : 28, 30, 103, 152 et s.,

531

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

161

Index jurisprudentiel

(Les chiffres renvoient aux numéros des paragraphes)

(Les arrêts et décisions sont classés par ordre chronologique)

Cour de cassation

- Cass. Req. 15 juin 1892, S.1893.1.281 (note Labbé), D.P. 1892.1.596 : 448

- Cass. Crim., 19 déc. 1956, Bull n° 853: 217

- Ch. Mixte 24 mai 1975, Cafés Jacques Vabre, D.1975, 495, conclusions Procureur

général Touffait : 340

- Cass. 1ère

civ. 21 fév. 1978, Bull. civ. l, 11° 71 ; D. 1978. 505, note Lindon : 452

- Cass. 2ème civ., 21 juill. 1982, Bull. Civ. II n° 111 : 208

- Cass. 1ère civ., 2 mai 1984, Bull. 1984, I, n° 144, pourvoi n° 83-10.264 : 457

- Cass. Crim., 17 mai 1984, Bull. crim., n°183, p. 473, JCP éd. G 1985, II, 20332 note J.

Borricand : 450

- Cass. 1ère civ., 22 avril 1986, Bull. civ. 1, n° 98 : 204

- Cass. 1re

civ., 18 nov. 1986, Société Atlantic Triton, n° 85-11324, JDI, 1987 p.125 :

342

- Cass. 1re

civ., 25 nov. 1986, n°84-17.745., Bull. 1986 I N° 277 p. 265 : 343

- Cass. 1re

civ., 25 mai 1987, D.1988, Jur. p. 28, note Breton ; JCP 1988, II, n°20925,

note Montredon ; RTD civ. 1988, p. 374, obs. Patarin ; ibid 1989, p. 354, obs. Zénati :

343

- Cass. 1re

civ., 11 oct. 1988 n° 87-11.198. Bull. Civ. 1988 I N° 278 p. 190: 343

- Cass. 1re

civ. ,18 oct. 1988 Schule, RCDIP 1989.368, note ALEXANDRE (D.) : 343

- Cass. 1re

civ., 7 juin 1989, Société Cartours J.C.R, 1990, II, 21448, note Remery : 342

- Cass. 1ère

civ., 23 oct. 1990, Bull n°222: 216

- Cass. Ass. Plén., 31 mai 1991, n° 90-20105, Bull. civ. no 4 ; D. 1991, p. 417, rapp.

Chartier, note Thouvenin ; JCP 1991, II, 21752, comm. Bernard, concl. Dontenwille,

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

162

note F. Terré ; Defrénois 1991, p. 948, obs. Massip ; RTD civ. 1991, p. 517, obs.

Huet-Weiller ; RRJ 1991/3. 343, note Barthouil: 477, 482, 573

- Cass. 2ème

civ., 4 déc. 1996, n° 94-18.896 : 390,405

- Cass. 1re

civ., 3 fév. 1999, La Lettre de Droit et Patrimoine n°284 : 194

- Cass. 1re

civ., 21 mars 2000, Bull. civ. 1, n° 97, p. 65, D. 2000, p. 593, note C.

ATIAS : 721

- Cass. Ass. Plén., 17 nov. 2000, Bull. 2000, n° 9, p. 15 D., 2001, hors-série, p. 14 : 486,

489,494,

- Cass. Ass.Plen, 22 déc. 2000, Bull. n°12, p.21: 793

- Cass. Ass. Plén. 13 juill. 2001, JCP 2001, II, 10601 : 909

- Cass., 1er

civ., 9 oct. 2001, Franck Y c. X et autres, CJEG,n° 583, janvier 2002, p. 10,

rapport de Pierre Sargos : 721

- Cass. Soc 25 juin 2003. D.2004. p. 1761 : 405

- Cass. Ass. Plén., 21 déc. 2006, JCP G, 2007, II 10111, note X. Lagarde ; Civ. 1ère, 11

juin 2009, n° 07-14.932 : 398, 406

Conseil d’Etat

- CE, 14 février 1997, Centre hospitalier de Nice c/ Quarez : 489

Conseil constitutionnel

- Conseil constitutionnel, décision n°85-191 DC, 10 juillet 1985 : 768

- Conseil constitutionnel, décision n°85-198 DC, 13 décembre 1985 : 769

- Conseil constitutionnel, décision n°94-343-344 DC, 27 juillet 1994, JO 29 juill. 1994.

P. 11024 ; JCP G 1994, II, 66974 bis : 483

- Conseil constitutionnel, décision n° 99-423 DC, 13 janvier 2000 : 770

- Conseil constitutionnel, décision n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002 : 770

- Conseil constitutionnel, décision n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 : 806

- Conseil constitutionnel, décision n° 2010-92 QPC du 28 janvier 2011 : 697

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

163

Cour européenne des droits de l’Homme

- CEDH, 24/04/1990 Kruslin c. France, § 29, série A n° 176-A : , 39, 328, 358, 515

- CEDH, 29/11/1991, Vermeire c./ Belgique, n° 12849/87, § 26 : 815

- CEDH, 22/11/1995, C.R. c. Royaume-Uni : 363

- CEDH, 8/02/1996, John Murray c./ Royaume-Uni, n°18731/91 : 817

- CEDH, 15/11/1996, Cantoni c. France : 362, 515

- CEDH, 12/01/2001, Chapman c. Royaume-Uni, n° 27238/95, § 70. Dans l’affaire

Cossey c. Royaume-Uni : 723

- CEDH, 6/10/2005, Affaires Draon c/ France et Maurice c/ France : 506

- CEDH, 10/10/2006, Pessino c. France : 362,515,

- CEDH, 26/04/2007, Gehbremedhin, n° 25389/05 : 748

- CEDH, 27/11/2008, Salduz c. Turquie, gdr ch., n° 36391/02: 811

- CEDH, 13/10/2009, Dayanan c./ Turquie, n°7377/03 : 811

- CEDH, 24/06/2010, Schalk and Kopf c./Autriche,1ère

Sect., Req. n° 30141/04 : 697

- CEDH, 15/07/2010, Chagnon et Fournier c. France, requêtes no 44174/06 et

44190/06, §46 : 37, 39, 361

- CEDH, 14/10/2010, Brusco, req. N° 1466/07 : 803

- CEDH, 26/06/2011, Legrand c/ France, n° 23228/08: 406

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

164

TABLE DES MATIERES

PARTIE 1 : L’ACTIVITE INTERPRETATIVE CREATRICE DE DROIT DE LA

COUR DE CASSATION ....................................................................................................... 19

Chapitre 1 : l’activité interprétative de la Cour de cassation ........................................ 19

Section 1 : la notion variable et évolutive de la notion d’interprétation .......................... 19

§1 - Le nécessaire recours à une interprétation, normative ou descriptive .................. 20

A) La justification d’un recours indispensable à l’interprétation ............................. 20

B) Les conceptions antagonistes et prédominantes de la notion d’interprétation .... 23

§2 – Le glissement vers une conception réaliste de l’interprétation ............................ 26

A) Le tournant interprétatif dans la théorie du droit ................................................ 26

1) Une évolution méthodologique dans l’approche de l’herméneutique ............. 26

2) L’apport fondateur des théoriciens civilistes français...................................... 29

B) L’aboutissement logique à une théorie réaliste de l’interprétation ..................... 31

1) L’affirmation essentielle d’une interprétation-volonté .................................... 32

2) Le pouvoir normatif conféré à l’interprète ....................................................... 34

Section 2 : l’objet plural de l’interprétation opérée par la Cour de cassation .................. 36

§1 – L’interprétation première et officielle de la norme légale .................................... 36

A) La conception classique de l’interprétation de la loi par la Cour de cassation ... 36

B) Les techniques « artificielles » d’interprétation de la norme légale .................... 40

§2 – L’interprétation seconde et officieuse de la norme jurisprudentielle ................... 44

A) Le constat sous-jacent d’une interprétation de la loi déjà interprétée ................. 45

B) L’écueil aux postulats de la théorie réaliste de l’interprétation........................... 49

Conclusion du chapitre 1 ...................................................................................... 52

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

165

Chapitre 2 : l’activité créatrice de droit de la Cour de cassation .................................. 53

Section 1 : l’affirmation incontestable de l’autorité de la jurisprudence en droit privé ... 53

§1 – La reconnaissance légitime de la création prétorienne comme créatrice et source

de droit .......................................................................................................................... 53

A) Le rôle incontestablement créateur de la jurisprudence ...................................... 53

B) Le difficile aveu du statut de source de droit de la jurisprudence ....................... 57

§2 – Le débat ouvert sur la rétroactivité des revirements de jurisprudence ................. 60

A) L’affirmation expresse du statut normatif de la jurisprudence ........................... 61

B) La concrétisation à demi-mots de la modulation dans le temps des revirements de

jurisprudence ............................................................................................................ 63

Section 2 : l’activité créatrice dans le processus décisionnel de la Cour de cassation ..... 66

§1 – L’enveloppe « textuelle » de l’interprétation ....................................................... 66

A) Les éléments représentatifs de la normativité des arrêts de la Cour de cassation66

B) La création et le recours autonomes aux principes généraux par la Cour de

cassation ................................................................................................................... 70

§2 – L’illustration du pouvoir créateur de la Cour à travers deux arrêts, l’affaire Alma

Mater et l’affaire Perruche ........................................................................................... 73

A) La création de principes généraux du droit privé par la Cour de cassation dans

l’affaire Alma mater ................................................................................................. 74

B) L’affaire Perruche, entre affaire de motivation et choc des normes ................... 77

Conclusion du chapitre 2 ...................................................................................... 81

Conclusion de la partie 1 ...................................................................................... 82

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La théorie réaliste de l’interprétation et le droit privé

166

PARTIE 2 : LES CONDITIONS D’EXERCICE ET LES CONSEQUENCES DU

POUVOIR PRETORIEN GRANDISSANT DE LA COUR DE CASSATION ............... 84

Chapitre 1 : une liberté d’interprétation dans la contrainte .......................................... 84

Section 1 : la proclamation relative d’une totale liberté juridique de l’interprète ............ 85

§1 – Un postulat initial d’une liberté abyssale de la Cour de cassation ....................... 85

A) Le fondement de la liberté offerte aux juges de la Cour de cassation................. 85

B) Les témoins de cette liberté dévolue aux juges de la Cour de cassation ............. 89

§2 – Une liberté relative cantonnée au choix de l’interprète ........................................ 93

A) Les limites inévitables à la libre interprétation ................................................... 93

B) La création complémentaire d’une théorie des contraintes juridiques ................ 96

Section 2 : le débat ouvert sur le déclin du droit teinté d’un potentiel arbitraire des juges

........................................................................................................................................ 100

§1 – Les éventuels effets pervers d’une totale liberté juridique ................................. 101

A) La peur naissante d’une dérive du droit ............................................................ 101

B) Le rapport de force insufflé par la théorie réaliste de l’interprétation............... 105

§2 –La qualification nécessaire d’homo juridicus conférée à l’interprète ................. 107

A) Une cohérence inhérente à la qualité d’homo juridicus de l’interprète ............ 107

B) Une cohérence inhérente au droit ...................................................................... 110

Conclusion du chapitre 1 .................................................................................... 114

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167

Chapitre 2 : la nouvelle place du juge de droit privé .................................................... 116

Section 1 : les raisons d’un pouvoir créateur normatif grandissant ............................... 116

§1 - Les raisons inhérentes au système judiciaire national ........................................ 116

A) Une montée en puissance du juge par le principe du recours effectif ............... 117

B) Une montée en puissance du juge permise par une baisse de qualité législative

................................................................................................................................ 119

§2 - Les raisons inhérentes à l’européanisation et à la communautarisation de la Cour

de cassation ................................................................................................................ 123

A) Les conséquences de l’impact européen et communautaire sur le juge national

................................................................................................................................ 123

B) Une montée en puissance de l’activisme des juges de la Cour de cassation à

travers les arrêts d’Assemblée plénière du 15 avril 2011 ....................................... 126

Section 2 : le caractère indéniablement politique de la théorie réaliste de l’interprétation

........................................................................................................................................ 130

§1- Le rôle politique grandissant dévolu aux juges de la Cour de cassation ............. 130

A) Le constat émergent d’une interprétation juridique à l’étendue politique ........ 130

B) L’éventualité relative d’un gouvernement des juges ......................................... 133

§2- La politique prétorienne de la Cour de cassation ................................................. 137

A) Le concept nouveau d’une politique prétorienne .............................................. 138

B) La mise en place constructive de la politique prétorienne ................................ 141

Conclusion du chapitre 2 .................................................................................... 144

Conclusion de la partie 2 .................................................................................... 146

Conclusion générale ........................................................................................... 148

Bibliographie .................................................................................................. 150

Index ............................................................................................................... 157

Index jurisprudentiel ...................................................................................... 161