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Ce rapport a pour objet de présenter les enjeux économiques et sociaux auxquels les Tunisiens sont confrontés après le 14 janvier 2011 et de discuter la nature de la contribution de la communauté internationale, et notamment l’Union européenne à cet égard. Pour ce faire, il est fondamental de mieux connaître l’état réel de l’économie politique tunisienne. Ceci passe en premier lieu par la déconstruction du « miracle économique » et de la « stabilité » tunisiennes et, en second lieu, par une analyse des reconfigurations du pouvoir et des enjeux socio-économiques après le 14 janvier.
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LA TUNISIE DAPRS LE 14 JANVIER ET SON CONOMIE POLITIQUE ET SOCIALE
BATRICE HIBOUHAMZA MEDDEBMOHAMED HAMDI
LES ENJEUX DUNE RECONFIGURATION DE LA POLITIQUE EUROPENNE
LA TUNISIE DAPRS LE 14 JANVIER ET SON CONOMIE POLITIQUE ET SOCIALE
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LES ENJEUX DUNE RECONFIGURATION DE LA POLITIQUE EUROPENNE
Copenhague Juin 2011
R S E A U E U R O - M D I T E R R A N E N D E S D R O I T S D E L H O M M E
Vestergade 16 - 1456 Copenhagen K - Denmark
Tel: + 45 32 64 17 00 - Fax: + 45 32 64 17 02
E-mail: [email protected]
Site: www.euromedrights.org
Copyright 2011 Rseau Euro-mditerranen des droits de lHomme
I N F O R M A T I O N S B I B L I O G R A P H I Q U E S
Titre: La tunisie daprs le 14 janvier et son conomie politique et sociale, les enjeux dune reconfiguration de la politique europenne
Auteurs : Batrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Hamdi
Editeur : Rseau euro-mditerranen des Droits de lHomme
Date de publication: juin 2011 - Pages: 92
ISBN 87-91224-67-5
Traduction anglaise : Andrew Brown - Traduction arabe : Ilham Ait Gouraine - Traduction espagnole : Toms Pereira Ginet-Jaquemet
Mise en page et couverture : Hamza Abderrazik
Termes de lindex : Tunisie, droits conomiques, sociaux et culturels, modle conomique tunisien, mouvements sociaux, transition dmocratique,
Union europenne, politique europenne de voisinage
Ce rapport est publi grce au gnreux soutien de la Commission europenne, lAgence de Coopration Espagnole pour la Coopration
internationale et le Dceloppement (AECID), lAgence sudoise de coopration au dveloppement (SIDA) et lAgence danoise daide au
dveloppement internationale (DANIDA)
Ce rapport est publi grce au gnreux soutien de lAECID. Le contenu de ce rapport appartient au REMDH et ne peut en aucun cas tre
peru comme refltant la position ces institutions.
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RSUM EXCUTIF 12
INTRODUCTION 20
I. LA RHTORIQUE DE LA STABILIT ET DU MIRACLE CONOMIQUE 24
I. 1. Les modalits de construction du discours officiel 26
I.1.A. Le choix astucieux des comparaisons 26
I.1.B. Des glissements dans les techniques de comptabilisation et de classement 27
I.1.C. Loubli des performances passes 28
I.1.D. Lappropriation de phnomnes sociaux 28
I.1.E. Loccultation dinformations divergentes 29
I.1.F. Une habile mise en scne des chiffres 30
I.1.F.a. Des chiffres ngocis et labors 30
I.1.F.b. Des donnes caches et non publies 31
I.1.G. Un glissement smantique fondateur autour de la stabilit 33
I.1.G.a. Une matrise du vocabulaire et de la grammaire internationale 33
I.1.G.b. Une volont de matrise de lagenda propre au rgime 34
I.1. H. La politique des bailleurs de fonds et notamment de lUnion europenne
au cur du miracle 35
I. 2. Un discours qui cache une ralit sociale marque par lapprofondissement
des ingalits et par des modes de gouvernement autoritaires 37
I.2.A. Le chmage et lextrme difficult de la jeunesse en termes dintgration
au march du travail 37
I.2.B. La fracture rgionale entre lintrieur du pays et le littoral 38
I.2.C. Une transformation de lorganisation du travail 40
I.2.D. Corruption et prdation : des modes de gouvernement part entire 41
I.2.E. Une gestion des surnumraires par la tolrance lillgal 43
I.2.F. Libralisation sans libralisme, une conomie politique
des interventions incessantes 45
I.2.F.a. La confusion entre discours et ralit 45
I.2.F.b. Des relations de pouvoir occultes 46
I.2.G Les politiques europennes en Tunisie 48
TA B L E D E S M AT I R E S
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II. RECONFIGURATION DU POUVOIR, ENJEUX SOCIO-CONOMIQUES DE LA RVOLUTION
ET POLITIQUE EUROPENNE 50
II. 1. Lincertitude et le caractre mouvant de la situation politique actuelle :
un biais pour la continuit dans les options conomiques 54
II.1.A. La priorit donne la scurit et la stabilit dans une vision court terme 54
II.1.B. Vie politique : la primaut des considrations stratgiques de court terme 56
II.1.C. La question du chmage, de lemploi et de lassistance 57
II.1.C.a. La poursuite dune stratgie de minimisation de la quantification
du chmage 57
II.1.C.b. Lapprofondissement dun modle demploi qui a gnr frustration
et colre 58
II.1.C.c. Une stratgie de relance court terme floue 60
II.1.D. Une focalisation sur la corruption, qui empche de repenser lconomie
politique des interventions 61
II.1.E. Le choix de la poursuite de loption nolibrale 63
II.1.E.a. Le diktat des grands quilibres 63
II.1.E.b. Une insertion dans la globalisation : une comptitivit par baisse
des cots du travail 64
II. 2. Les enjeux pour une transformation de fond de lconomie politique tunisienne 67
II.2.A. Revoir le modle de dveloppement 67
II.2.A.a. La dpendance lEurope 67
II.2.A.b. Les limites du modle dualiste et de la spcialisation dans
la sous-traitance bas de gamme 68
II.2.A.c. Lconomie agricole 70
II.2.A.d. Le systme des incitations et la politique fiscale 71
II.2.A.e. Reformuler les politiques de service public 72
II.2.A.f. La question migratoire 74
II.2.B. Les modes de gouvernement 78
II.2.B.a. Clientlisme 78
II.2.B.b. Le fonctionnement bureaucratique : entre allgeance partisane,
mise distance et centralisation 80
II.2.B.c. Prendre en compte les rapports de force dans la sphre conomique 82
II.2.B.d. Sortir du consensus et de la rationalit instrumentale 83
II.2.B.e. Pour une analyse dconomie politique 85
CONCLUSION 89
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R S U M E X C U T I F PAR LE RSEAU EURO-MDITERRANEN DES DROITS DE LHOMME
Le prsent rapport a pour objet de prsenter les enjeux conomiques et sociaux auxquels les
Tunisiens sont confronts aprs le 14 janvier 2011 et de discuter la nature de la contribution de
la communaut internationale, et notamment lUnion europenne cet gard.
Pour ce faire, il est fondamental de mieux connatre ltat rel de lconomie politique
tunisienne. Ceci passe en premier lieu par la dconstruction du miracle conomique et de
la stabilit tunisiennes et, en second lieu, par une analyse des reconfigurations du pouvoir et
des enjeux socio-conomiques aprs le 14 janvier.
LA FICTION DU BON LVE DU RGIME DE BEN ALI
Pendant des annes, le discours des partenaires financiers, essentiellement la Banque mondiale
et le Fonds Montaire International, mais aussi lUnion europenne, a contribu gnraliser
limage dun miracle conomique labor par les autorits tunisiennes.
Ce miracle reposait sur les lments suivants : dune part, lampleur de la croissance, la
diversification conomique et la capacit crer des emplois, laugmentation des exportations,
lattrait du pays pour les investissements trangers et les financements, et lamlioration du
niveau de vie et du bien-tre de la population ; de lautre, la capacit rformer, stabiliser
le pays en termes macro-conomiques, entreprendre la libralisation, ainsi que diverses
restructurations sectorielles ; enfin, le choix de concevoir le libralisme dans une perspective
de prise en charge de la question sociale. La centralit de la stabilit dans le discours sur le
miracle conomique a t un lment majeur que le rgime de Ben Ali a habilement utilis
dans ses rapports avec ltranger, notamment avec les Europens.
Le rapport met en en vidence les principaux procds dlaboration de la fiction du bon
lve du rgime de Ben Ali :
Un premier procd a consist choisir de faon astucieuse les rapprochements et
tablir des comparaisons temporelles et gographiques incohrentes. Bien que les autorits
tunisiennes considrent leur pays comme une conomie mergente, les statistiques ont choisi
des rfrentiels avantageux pour mettre en perspective le seul dragon de la Mditerrane
en se rfrant principalement aux autres pays du continent africain.
Un deuxime procd a t celui des glissements : les modifications subreptices dans la
construction de lindicateur, dans les modalits de mesure ou dans lapprciation dun
phnomne doivent permettre de montrer sans cesse des amliorations. Pour montrer par
exemple que les migrs investissent au pays et quune vritable dynamique sest enclenche,
les investissements raliss et les projets agrs ont t confondus. De mme, les socits
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ayant obtenu une licence de lorganisme de promotion des investissements (API) ont t
comptabilises comme des entreprises rellement constitues.
Loubli systmatique des performances passes a constitu un troisime procd dlaboration
du discours conomique. Il est frappant de noter lamnsie du pouvoir, notamment par rapport
la priode antrieure 1987.
Lappropriation de phnomnes sociaux a constitu un quatrime procd de construction
de lloge conomique et social. Des dynamiques propres la socit ont t directement
rappropries par les responsables gouvernementaux au travers dun discours associant les
volutions positives aux politiques conomiques du gouvernement.
Une cinquime technique a consist slectionner les informations de faon occulter
celles qui ne vont pas dans le bon sens. Les autorits tunisiennes nont cess de souligner
la primaut du social sur lconomique, alors que dans le mme temps, tout un arsenal de
politiques conomiques allant lencontre des objectifs sociaux affichs a t minimis, voire
occult.
Une sixime technique a consist mettre en scne des chiffres qui sont prsents ou occults
en fonction de leur pertinence par rapport au discours officiel.
Un dernier procd a consist oprer des glissements dans la signification des mots. Ainsi
du terme stabilit dont le sens passe insensiblement de la stabilit politique la stabilit
institutionnelle pour finir par recouvrir la stabilit conomique. Grce ces glissements de sens,
sont cres des causalits entre systme politique et situation conomique, son tour rpute
favoriser la stabilit voire la dmocratisation politique.
La Tunisie a su profiter de linstrumentalisation diplomatico-stratgique de laide au
dveloppement dont lobjectif principal est moins de dvelopper que de stabiliser .
Dans tous les pays aids qui entendent attirer des financements extrieurs, les discours officiels
entendent cacher une ralit sociale autrement plus complexe et problmatique. La Tunisie
na rien de spcifique en la matire, si ce nest que linterdiction de tout dbat, y compris
conomique, a empch le dveloppement de critiques de la rhtorique officielle, ainsi que
lexpression de mcontentements et de discours alternatifs.
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UNE SITUATION SOCIO-CONOMIQUE ALARMANTE
Le mouvement social de 2010 et 2011 a fait apparatre au grand jour les difficults conomiques
et sociales, les ingalits et les failles du modle conomique tunisien. Les plus importantes
dentre elles sont centres sur le chmage et lexclusion, notamment des jeunes, sur la fracture
rgionale, sur la prcarisation du travail, sur la corruption et linterventionnisme croissant des
proches du pouvoir dans lconomie.
Les deux dcennies de miracle ont certes abouti au respect de ces quilibres et des
fondamentaux excellents, mais au prix dun chmage exponentiel et dingalits croissantes,
notamment au regard de laccs lemploi et aux services publics.
A ce jour, il reste impossible dobtenir une valuation relle du chmage et du sous-emploi
en Tunisie. Cependant on apprend aprs le 14 janvier que le taux de chmage chez les
jeunes gs de 18 29 ans aurait frl les 30% en 2009, atteignant les 45% pour les diplms
de lenseignement suprieur, alors que les chiffres rendus publics lpoque faisaient tat de
22,5% pour lensemble des diplms chmeurs.
Chaque anne environ 140 000 personnes entrent sur le march du travail contre seulement
80 000 85 000 crations demplois, principalement localises dans le grand Tunis et sur le
littoral.
Le taux de pauvret est dsormais rvalu 10% au niveau national, et il est probable que le
Centre-Ouest connaisse une pauvret proche des 30%.
Des rgions entires vivent sans hpitaux dignes de ce nom, du fait du sous-quipement. Les
gens sont donc obligs de se dplacer et de dpenser des ressources dont, pour la plupart, ils
ne disposent pas. Cest notamment le cas du Centre Ouest, la rgion de Kasserine et de Thala,
mais aussi de Gafsa. Dautre part, les soins ntant dsormais plus gratuits, les plus pauvres nont
tout simplement plus les moyens dy accder.
La rpartition du tissu entrepreneurial entre les rgions est trs ingale et le discours sur le
miracle a cach lincapacit structurelle de lconomie crer des emplois dans un contexte
de massification scolaire et de pression dmographique, et par consquent la production de
surnumraires .
Le modle de dveloppement tunisien condamne en effet les nouveaux entrants sur le march
du travail de longues priodes dattente et les pousse de fait vers lconomie de la dbrouille,
seule opportunit susceptible de fournir des ressources matrielles de subsistance, ou alors se
tourner vers lmigration.
Enfin, le discours sur le miracle a lud la question de la corruption et la prdation par les
clans ainsi que des pratiques occultes de protectionnisme, allant lencontre dun libralisme
affich.
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LABSENCE DE DBAT SUR LES GRANDES ORIENTATIONS EN MATIRE DE POLITIQUES CONOMIQUES ET SOCIALES EN TUNISIE
On aurait pu imaginer que le dpart de Ben Ali et le silence bris permettraient quun dbat
sinstaure sur le miracle conomique . Cependant, les premires interprtations de la
situation et les premires mesures prises au niveau gouvernemental tunisien rvlent une
pesanteur et une continuit en ce qui concerne lconomique et le social.
Le gouvernement transitoire semble vouloir rester dans la trajectoire jusquici suivie, qui a
lavantage, dune part, de respecter les grands quilibres macroconomiques et les normes
dfinies par les grands partenaires financiers et, de lautre, de ne pas bouleverser les rapports
de force internes lconomie politique tunisienne. Pour les diffrents partis politiques comme
pour le gouvernement, des considrations conomiques et sociales sont nonces de faon
floue, avec des affirmations gnrales sans que ne soient dveloppes des analyses sur lorigine
de cette situation, des critiques systmatiques des options passes, des propositions concrtes
pour rpondre en profondeur aux revendications socio-conomiques.
La question des droits conomiques et sociaux (notamment des droits au travail, des
conditions de travail justes et favorables et du droit la scurit sociale) apparat comme
secondaire dans les documents de stratgie des autorits tunisiennes.
Ainsi la dimension conomique et sociale du mouvement qui a fait la rvolution est marginalise.
Face lampleur du chmage, le gouvernement a pris un certain nombre de mesures,
commencer par le recrutement de 20 000 personnes dans la fonction publique et lintgration
de 200 000 jeunes dans des dispositifs prsents comme des mcanismes de politique active
demploi. Cependant, y regarder de plus prs, rien de trs nouveau na t en ralit mis en
uvre.
La politique active de lemploi est proche des politiques antrieures qui ne consistaient pas
crer vritablement de lemploi mais remettre en cause lemploi protg dont bnficient
certains. De telles politiques viennent renforcer la tendance drosion des droits des travailleurs
dans la mesure o les priorits sont donnes lamlioration de la comptitivit par la
flexibilisation de lemploi et la baisse du cot compar du travail.
Les aides aux familles ncessiteuses et aux demandeurs demploi restent drisoires et ne
modifient en rien la situation de ces populations ; elles restent surtout dfinies selon lancien
paradigme du conditionnement, du contrle et de lattente, incapable de participer une
relance. Il en va de mme des aides aux entreprises censes favoriser lembauche.
Les autorits tunisiennes ont promis de vagues dotations budgtaires destines actionner
localement les mcanismes de lemploi et les aides sociales et se donnent deux mois
supplmentaires pour procder une rallocation significative des dpenses en faveur des
zones et rgions prioritaires la lumire des demandes exprimes par les rgions .
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Dans le dbat public, lanalyse de la corruption est limite aux prises de participation des
clans dans les projets et les investissements nationaux et trangers et aux produits de cette
prdation, aux fonds transfrs ltranger et engags dans des placements financiers ou
immobiliers. Cette focalisation sur la prdation des clans empche de soulever et de dbattre
des problmes de lconomie tunisienne, du systme clientliste dvelopp autour du RCD
(Rassemblement Constitutional Dmocratique) et de lUGTT (lUnion Gnral des Travailleurs
Tunisiens) et de ltat de la justice.
De fait, il ny a pas de remise en question de lconomie politique tunisienne, des arrangements
qui ont t la base de la formation dune bourgeoisie crdit , de lampleur de la fraude
fiscale, de lenrichissement illicite et des abus voire de la rpression lencontre du monde du
travail et du salariat.
La question de la justice est elle aussi peu dbattue alors que linstrumentalisation politique
du monde des magistrats, des avocats et plus gnralement de toutes les professions lies au
monde judiciaire a t fondamentale dans lexercice de la domination.
Enfin, le fait que lmigration constitue un lment central dans la gestion de la population
surnumraire et des blocages du modle conomique tunisien reste pass sous silence.
UN MANQUE DAUTOCRITIQUE AU NIVEAU EUROPEN CONCERNANT LES POLITIQUES CONOMIQUES ET SOCIALES
A lencontre des ralits conomiques et sociales du pays que les mouvements sociaux ont mis
jour, le diagnostic trs positif et optimiste tabli depuis des annes a t largement partag
par les experts et fonctionnaires de lUnion europenne. Ainsi, dans le Programme indicatif
national 2011-2013, on peut lire ainsi que les politiques conomiques et sociales de lEtat
tunisien ont atteint des rsultats positifs dans le domaine social , et il en va de mme dans
lvaluation conomique du pays. Dautres documents soulignent galement la rduction
progressive du taux de chmage en se basant sur les chiffres officiels tunisiens.
Le partenariat et la politique de voisinage europenne refltent une idologie trs librale,
comme en attestent la centralit, dans le montage institutionnel, des zones de libre-change
entre chaque partenaire du Sud et lUnion europenne, ladoption de programmes
dajustement structurel et plus gnralement le soutien aux processus de libralisation
conomique, la primaut des logiques conomiques et commerciales sur les logiques
sociales et de dveloppement. En atteste galement la rpartition des fonds europens
qui vont prioritairement ces programmes conomiques : mise niveau industrielle et plus
gnralement appui au dveloppement et la comptitivit, amlioration de lemployabilit
des salaris, rformes conomiques vers lharmonisation avec les normes europennes.
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La stratgie dintervenir avant tout en appui budgtaire, en suivant les rformes dfinies par
les Etats en collaboration avec les institutions de Bretton Woods et en contrlant cette aide
travers des indicateurs relativement lches, a eu pour consquence de laisser de grandes
marges de manuvre aux autorits tunisiennes et dorienter ce faisant laide europenne
selon les logiques politiques des rgimes en place.
En donnant la primaut la gestion, les instances communautaires ont soutenu de facto
les rgimes autoritaires. La Tunisie en a t lexemple par excellence tant donn son statut
de bon lve conomique : le gouvernement sachant ngocier, les projets se droulant
convenablement du point de vue des dlais et de la gestion administrative, les rsultats
macro-conomiques tant meilleurs que dans les autres pays de la rgion, les dcaissements
se sont suivi au rythme de ces valuations positives, sans que soit prise rellement en compte la
dimension politique pourtant thoriquement prsente dans le Partenariat.
Indpendamment de toute performance conomique et sociale, la Tunisie a en effet t un
excellent risque ds lors quelle rembourse toujours et temps, quelle na jamais t prise en
dfaut de paiement, quelle gre sa dette intelligemment, que sa bureaucratie est efficace
dans ladministration des relations internationales. En outre, le facteur gopolitique a jou en
sa faveur, coince entre la violente Algrie et limprvisible Libye , cheval sur la zone
Afrique et la zone Maghreb-Moyen-Orient ou sur les pays en dveloppement et les
pays mergents .
Aprs le 14 janvier, la situation du ct europen semble plus incertaine. La volont de
changement par un appui affirm au processus de transition dmocratique est affirme par
toutes les instances europennes et traduit une dtermination tourner la page du soutien
inconditionnel aux rgimes autoritaires.
Catherine Ashton, la Haute reprsentante de lUnion europenne, a annonc le 14 avril un
engagement financier de lEurope en faveur de la Tunisie de 258 millions deuros dici 2013 dont
17 millions dbloqus immdiatement et limplication croissante de la BEI de faon ce que
le taux de laide la Tunisie augmente significativement. Le 31 mars, Stefan Fle, le commissaire
charg de la politique europenne de voisinage et de llargissement, a promis de doubler
laide financire de la Commission europenne, notamment pour renforcer la socit civile,
promouvoir le dveloppement des rgions dfavorises et dvelopper le micro-crdit. Le statut
de partenaire avanc devrait tre accord ds que le pays mettra en place un Etat de droit
et un systme dmocratique respectueux des droits de lHomme , ce qui devrait permettre
dattirer les investisseurs europens, moderniser ladministration tunisienne et donc accrotre la
comptitivit et les avantages conomiques de la Tunisie. Les ngociations sur les accords de
libre-change devraient en outre tre acclres.
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Cet empressement faire des promesses et dfinir des priorits alors quaucun bilan nest tir
des stratgies poursuivies jusque-l tmoigne dun certain dsarroi des instances europennes
face la nouvelle situation. Plus inquitant, il semblerait quon sachemine tout simplement vers
une reconduction des politiques suivies, en procdant quelques ajustements au jour le jour
en fonction des dveloppements venir ; et que nombre des annonces prsentes comme
un soutien la nouvelle Tunisie soit en ralit la prsentation, nouvelle, dengagements
antrieurs dj entrins.
90% des fonds la disposition de la Commission europenne transitent par la coopration
bilatrale, travers les projets et soutiens aux politiques publiques inscrits dans le Programmes
indicatifs nationaux (PIN). Or ces programmes sont extrmement longs monter, demandant
au minimum un ou un an et demi entre la conceptualisation et le premier dboursement.
Dans le contexte actuel, le PIN ne va pas tre remis en cause et il nest pas question, pour les
Europens, de partir de zro.
Dans une vision qui spare les droits conomiques et sociaux des droits civils et politiques, il ny
a pas de critique en profondeur de lorientation globale des politiques publiques soutenues en
Tunisie, pas dautocritique, notamment au niveau oprationnel.
Du ct europen on estime qu on a trs bien travaill sur lconomique mais que
les blocages se concentraient sur la gouvernance, les droits de lHomme et la justice .
Le climat des affaires, lamlioration des conditions demployabilit, lamlioration du cadre
rglementaire, lapprofondissement de la libralisation restent dactualit comme le soulignent
les experts europens directement impliqus dans la conceptualisation de la coopration :
les grandes rformes structurelles qui permettent de construire le cadre de dveloppement,
elles, sont toujours identiques .
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Ce rapport a pour objet de contribuer souligner limportance de la promotion des droits
conomiques et sociaux et de la protection sociale en Tunisie au travers d'une rflexion sur les
futures politiques conomiques et sociales de la Tunisie, et en remettant en question la nature
des politiques europennes cet gard.
Le rapport est publi un moment o les discussions en Tunisie sur lavenir du pays, et sa
reconfiguration politique sont en plein essor aprs des dcennies doppression des liberts
fondamentales et de toute forme de dissidence politique.
Le rapport est construit sur la base des principes noncs la Confrence de Vienne de
1993 sur les droits de lHomme, venue raffirmer que les droits humains tels qu'noncs dans
la Dclaration universelle des droits de l'Homme (DUDH, 1948) sont universels, indivisibles et
interdpendants. Tout en se flicitant de ce que la rforme politique et constitutionnelle soit
l'objet d'intenses discussions en Tunisie, le rapport souligne l'erreur fondamentale qui consisterait
ngliger la ncessit de rformer les politiques conomiques et sociales du pays et, par
consquent, la coopration UE-Tunisie dans ce domaine.
Le renversement de Ben Ali a t le rsultat dun soulvement populaire, men par la jeune
gnration dans une qute pour le respect de sa dignit, pour la justice sociale, conomique
et politique.
I N T R O D U C T I O N PAR LE RSEAU EURO-MDITERRANEN DES DROITS DE LHOMME
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Il est donc inquitant de voir que les politiques conomiques et sociales menes par lancien
rgime tunisien restent largement incontestes, comme dcrit dans le prsent rapport.
Il est galement inquitant de constater que lUE semble penser que les programmes passs
de soutien social et conomique restent valables aujourdhui et ne doivent peu ou pas tre
rviss, mme la lumire de larrive de milliers de Tunisiens en 2011 sur la rive europenne (par
Lampedusa), illustration dramatique du besoin radical de remdier aux ingalits conomiques
et sociales et aux ingalits structurelles qui continuent de marquer le pays.
Le rapport s'intgre dans le cadre des efforts dploys depuis 2001 par le Rseau Euro-
mditerranen des droits de lHomme (REMDH) pour mettre en lumire le caractre
fondamental des droits conomiques et sociaux dans la relation entre lUE et les pays du Sud
de la Mditerrane4.
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Plus prcisment, le rapport est le rsultat de ltablissement par le REMDH en 2009 dun Groupe
Solidarit5 pour la Tunisie compos de reprsentants d'organisations membres du REMDH
en Tunisie et en Europe, ainsi que de personnes-ressources de Tunisie et de la socit civile
europenne6. Le Groupe Solidarit avait pour activit principale de promouvoir les initiatives
de solidarit en faveur des dfenseurs des droits de lHomme et de la socit civile en Tunisie,
de renforcer la coopration entre les militants tunisiens et de contribuer au renforcement de
leurs rseaux lintrieur et lextrieur de la Tunisie. Ce groupe s'est donn pour priorit de
s'intresser aux relations en matire de droits de lHomme entre la Tunisie et lUE afin dutiliser les
instruments en vigueur comme un levier pour la dfense et la promotion des droits de lHomme.
Le Groupe Solidarit a par ailleurs organis une srie de rencontres entre les organisations de
dfense des droits de lHomme lintrieur de la Tunisie, et auprs d'acteurs cl, associatifs,
universitaires et institutionnels en Espagne et en Italie fin de plaidoyer7. Le groupe a galement
produit un rapport sur les relations UE-Tunisie centr sur les droits civils et politiques, lequel rapport
critiquait vivement le rgime tunisien et la nature de la raction de lUE vis--vis des violations
des droits de l'Homme perptres par le rgime tunisien8.
En avril 2010, le REMDH et le Groupe Solidarit ont dcid de mener une tude dtaille sur les
politiques conomiques et sociales du rgime tunisien, en incluant la contribution de lUE dans
ce domaine, tant donn que lun des arguments les plus solides oppos de faon rcurrente
par les officiels de lUE et ses Etats membres pour soutenir le rgime de Ben Ali (notamment
au travers de la dcision de l'octroi la Tunisie du statut avanc 9), tait les performance
conomique et sociale du pays.
Il a ainsi t dcid de s'intresser de plus prs au miracle conomique et social tunisien afin
de fournir aux dfenseurs des droits humains en Tunisie des arguments et des lignes dactions
qui pourraient tre utiliss dans leur travail.
Le lancement concret du projet a eu lieu en novembre 2010 Rome lors dune rencontre entre
le Groupe Solidarit et Batrice Hibou, chercheur reconnue pour sa connaissance approfondie
du pays, qui a encadr l'quipe de recherche qui a rdig le rapport10.
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Un mois plus tard, le 17 dcembre 2010, la rvolution tunisienne tait dclenche par l'immolation
de Mohammad Bouazizi, acte dsespr et emblmatique de contestation l'encontre des
conditions de vie et des humiliations quotidiennes rencontres par les citoyens tunisiens.
Le dbut de la rvolution a confirm la pertinence du choix des thmes abords dans de
ce rapport. Toutefois, les nouvelles circonstances ont ncessit une adaptation de langle
du rapport pour prendre en considration le fait que la Tunisie est passe d'un mode de
gouvernement rpressif et sclros un processus de renouvellement politique gnral,
marqu par la prolifration des dbats sur lavenir du pays.
Ainsi, plutt que dopter uniquement pour une dconstruction des modes de promotion par
lancien rgime tunisien de ses ralisations conomiques et sociales et de limpact de ce
discours sur le soutien financier et les programme de lUnion europenne - il a t choisi de
prsenter un rapport mettant en lumire limportance de discuter des questions relatives
aux droits conomiques et sociaux dans la priode que traverse actuellement la Tunisie, en
apportant un clairage et des lments d'analyse de nature favoriser le dbat.
Par consquent, l'inverse du prcdent rapport diffus par le Groupe Solidarit Tunisie du
REMDH, le prsent rapport nest pas un document droits de lHomme dans l'acceptation
traditionnelle du terme. Il a plutt l'ambition de constituer un document de travail au profit de
la socit civile tunisienne, de ses soutiens en lEurope et dans le monde arabe, ainsi que pour
les dcideurs tunisiens et europens.
Cest pourquoi les recommandations ne font pas partie du rapport lui-mme. Considrant le
processus dans lequel la Tunisie est engage, le REMDH a choisi de contribuer aux intenses dbats
qui ont actuellement cours dans le pays. Lorganisation autour du rapport de runions avec les
militants et militantes tunisiens des droits de lHomme, des conomistes, des associations de
dveloppement etc. permettra de dresser de faon dynamique une liste de recommandations
l'intention du public tunisien, des partis politiques, du gouvernement intrimaire et de l'Union
europenne.
Les recommandations seront publies dans des brochures distinctes avec le souci de mener un
travail de plaidoyer qui porte les conclusions de ces analyses et la substance de ces dbats.
Le rapport est en lui mme bas sur les recherches approfondies conduites avant la rvolution
par lquipe dexperts compose de Batrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Hamdi. Il a
t mis jour par des recherches de terrain menes en Tunisie et Bruxelles entre janvier 2011
et la fin du mois de mars 2011..
I N T R O D U C T I O N
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Les stratgies adoptes par lUnion europenne, linstar des autres bailleurs de fonds (Banque
mondiale, FMI mais aussi cooprations bilatrales) vis--vis de la Tunisie ont repos sur une
analyse largement survalue voire errone de la situation tunisienne, dans ses diffrentes
dimensions, politique, conomique et sociale. A la lecture des documents de stratgies publis
(notamment des documents de stratgie pays, DSP, et des programmes indicatifs nationaux,
PIN), on est frapp par le foss existant entre la ralit et les descriptions qui en sont faites par
les experts, au point quon est tent dy voir une sorte dauto-aveuglement volontaire.
Pendant des annes, le discours des partenaires financiers, commencer par la Banque
mondiale et le FMI, mais largement repris par lUnion europenne, a contribu gnraliser
et faire croire limage dun miracle conomique labore par les autorits tunisiennes.
Outre la lgitimit immrite quelle accordait au rgime tunisien, cette rhtorique a constitu
le soubassement des stratgies poursuivies ainsi quune garantie donne aux bailleurs de fonds.
Dfricher les pistes possibles dune meilleure adquation entre reprsentation de lconomie
tunisienne et sa ralit implique ncessairement de dconstruire le discours sur le miracle
conomique de la Tunisie.
I. LA RHTORIQUE DE LA STABILIT ET DU MIRACLE CONOMIQUE
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Trs rapidement synthtis, il repose sur quelques lments bien connus, et il est relativement
simple : dune part, lampleur de la croissance, la diversification conomique et sa capacit
crer des emplois, laugmentation des exportation, lattrait du pays pour les investissements
trangers et les financements, et last but not least, lamlioration des niveaux de vie et du bien-
tre de la population ; de lautre, la capacit rformer, stabiliser le pays en termes macro-
conomiques (matrise des dficits, de linflation), entreprendre la libralisation, notamment
extrieure, ainsi que diverses restructurations sectorielles ; enfin, le choix de prendre en charge la
question sociale et de ne concevoir le libralisme que conjugu avec une attention au social.
La centralit de la stabilit dans le discours sur le miracle conomique a t un atout
majeur que le rgime de Ben Ali a habilement utilis dans ses rapports avec ses partenaires
internationaux, notamment avec les Europens, les plus importants dentre eux. Ces derniers
nont dailleurs eu de cesse dappuyer cette primaut accorde une stabilit dont les
contours sont rests toutefois conus en des termes flous et vaguement dfinis. La sensibilit
de lEurope ce discours a souvent t au fondement de son attitude conciliante face aux
dfaillances conomiques constates (par exemple devant la ncessit de restructurer le
secteur bancaire, dassainir les finances publiques ou encore de lutter contre la corruption et
les pratiques de prdation qui staient intensifies la fin du rgne de Ben Ali) et surtout au
pendant cach de ce discours, fait de violations systmatiques des droits de lhomme, des
liberts politiques et des droits fondamentaux, ralises en toute impunit au nom de la lutte
contre les extrmismes vecteurs dinstabilit.
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I . 1 . L E S M O DA L I T S D E C O N S T R U C T I O N D U D I S C O U R S O F F I C I E L
Bien quil soit en apparence scientifique , fond sur des ralits apparemment palpables,
sur des chiffres, des donnes quantifies, o lvaluation et le contrle rendent les controverses
apparemment moins subjectives que dans le discours politique, le discours conomique que
les autorits tunisiennes ont dvelopp depuis les annes 1990 et jusquau dpart de Ben
Ali fait lobjet dune construction qui en oriente la signification politique. On peut facilement
faire apparatre des procds ou des mcanismes qui ont permis de construire le discours sur
le miracle conomique tunisien. Lanalyse qui suit propose une analyse systmatique et
rationalise de ces techniques (qui nont pas toujours t penses comme telles et qui peuvent
aussi tre le fruit dalas bureaucratiques), partir de certains exemples emblmatiques. Dans
lespace imparti, il nest videmment pas question de proposer une analyse critique de toutes
les donnes sur toute la priode du rgime Ben Ali , mais plutt de mettre en vidence les
principaux mcanismes dlaboration de la fiction du bon lve .
I.1.A. Le choix astucieux des comparaisons
Un premier procd consiste choisir de faon astucieuse les rapprochements et tablir
des comparaisons temporelles et gographiques incohrentes. Bien que les autorits
tunisiennes considrent leur pays comme une conomie mergente, seul dragon de la
Mditerrane susceptible dtre compar aux nouveaux tigres asiatiques, les taux de
croissance, dendettement ou dlectrification, les pourcentages dinvestissement ou daccs
la proprit, les chiffres dalphabtisation ou la comptitivit de lconomie sont mis en
perspective de faon avantageuse avec les autres pays du Maghreb ou du Moyen-Orient
mais surtout avec le continent africain. Les bailleurs de fonds ne trouvent cependant rien
redire ces comparaisons bancales dans la mesure o ils font souvent de mme pour dautres
raisons, lies aux dcoupages gographiques de leurs administrations gestionnaires, des
proccupations gopolitiques et des considrations idologiques11. Les performances en
matire dalphabtisation sont, par exemple, prsentes avantageusement en comparant la
Tunisie au Maghreb ou lAfrique ; mais les statistiques dtailles du PNUD, notamment les
indicateurs de dveloppement humain, permettent de montrer que le pays se situe en ralit
lgrement en dessous de la moyenne des pays de sa catgorie12.
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Une autre variante de ce procd consiste ne pas citer les indicateurs invalidant la
dmonstration. A partir danalyses trs gnrales fournies par exemple par lorganisme
de promotion des exportations, les autorits soulignent le dynamisme de lindustrie textile
tunisienne et sa capacit de rsistance par rapport ses concurrents en termes dexportations
vers lEurope. Pourtant, les statistiques sectorielles sont sans ambigut sur la fragilit du secteur
et sur la faiblesse des investissements, y compris par rapport ses concurrents mditerranens13.
Dans les textes laudateurs, on observe un subtil mlange de performances passes, de situation
prsente, de dcisions prises, dvolutions venir, danticipations et de projections de sorte
que lon a effectivement une impression de progrs constant et dun succs incontestable du
modle tunisien. Les annonces sont systmatiquement intgres dans lanalyse conomique
du prsent : la Tunisie progresse puisque linvestissement direct tranger sera consolid
et multipli par 2,5 fois dans les secteurs hors nergie , la restructuration a lieu puisque la
nouvelle loi bancaire va apporter de lordre dans le systme , et les privatisations sacclrent
puisque 41 entreprises sont proposes la vente14 . Au final, le fait de prsenter des projections
quantifies et des objectifs mesurs, conjugu laccumulation de donnes et ces allers-
retours entre pass et prsent, donne une impression de ralit et deffectivit. La centralit
du Plan dans le discours comme dans les pratiques conomiques est un lment fondamental
de construction de la vrit conomique15. Le Plan fournit en effet des chiffres impossibles
mettre en doute et difficilement contredits par les faits.
I.1.B. Des glissements dans les techniques de comptabilisation et de classement
Un deuxime procd est celui des glissements : les modifications subreptices dans la
construction de lindicateur, dans les modalits de mesure ou dans lapprciation dun
phnomne doivent permettre de montrer sans cesse des amliorations.
Pour montrer que les migrs investissent au pays et quune vritable dynamique sest
enclenche, les investissements raliss et les projets agrs sont confondus de mme que,
pour convaincre de lembellie conomique et du contexte favorable lentreprise, les
socits ayant obtenu une licence de lorganisme de promotion des investissements (API) sont
comptabilises comme des entreprises rellement constitues16. Pour suggrer que le secteur
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priv a nergiquement entrepris sa modernisation et constitue dsormais le moteur de la
croissance, les investissements privs comprennent la part des investissements, particulirement
levs, provenant des entreprises publiques du secteur productif, sans que cela ne soit jamais
prcis, comme le regrette le FMI17. Le fait quil nexiste pas proprement parler de statistiques
officielles sur la contribution du secteur priv la valeur ajoute nationale conforte lide que
la confusion et le flou des donnes conomiques ne sont pas toujours fortuits18.
I.1.C. Loubli des performances passes
Loubli systmatique des performances passes constitue un troisime procd dlaboration
du discours conomique. Il est frappant de noter lamnsie du pouvoir, notamment par rapport
la priode antrieure 1987. Alors mme que les continuits sont frappantes entre les deux
priodes, tout tait fait pour mettre en valeur le Changement 19. Le modle de croissance
et de stabilit tant vant par les thurifraires de la Tunisie de Ben Ali a pourtant t conu
au tournant des annes 1960, sous Bourguiba. La croissance soutenue des annes 1970 et du
dbut des annes 1980 et les transformations du tissu conomique rsultent des nombreuses
incitations mises en uvre cette poque et finances grce la rente ptrolire et gazire,
avant le Changement donc et les rformes conomiques actuelles20. De faon similaire, le
programme actuel de mise niveau de lindustrie est directement issu des politiques de
modernisation et dindustrialisation des annes de prosprit et de rente.
I.1.D. Lappropriation de phnomnes sociaux
Lappropriation de phnomnes sociaux constitue une quatrime procdure de construction
de lloge conomique et social. Dans cette logique, les bnfices de pratiques et de ralisations
faites en grande partie par la population de faon autonome, en dehors des injonctions
politiques ou des politiques publiques sont prempts ou capts par les autorits administratives
et politiques. Des dynamiques propres la socit sont directement rappropries par les
responsables gouvernementaux ou captures par la rhtorique officielle, et le discours attribue
alors la responsabilit de lvolution positive aux politiques conomiques et aux mesures prises
par les gouvernants. Un bel exemple de cette captation est fourni par le taux de croissance.
Ce dernier est gnralement attribu la justesse des politiques conomiques et montaires,
en omettant deux facteurs fondamentaux : dune part, limportance de la conjoncture
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internationale et des conditions climatiques, de lautre, le dynamisme des entrepreneurs
( sfaxiens selon un autre mythe quil faudrait sans doute revoir) ainsi que la structuration
sociale des rseaux industriels et surtout commerciaux21.
Le plus souvent cependant, cette rappropriation opre de faon plus subtile, en mettant
en place, a posteriori, des politiques publiques qui sont attribues par la suite toutes les
amliorations. Franois Siino en fournit ainsi une superbe formule : linstitutionnalisation tardive,
ou prvoir ce qui est advenu22 ! En la matire, lexemple le plus frappant est incontestablement
celui de la politique de logement social. Tout le monde a en tte ces chiffres fabuleux de
80% reprsentant le pourcentage de mnages tunisiens propritaires de leur logement. Dans
des travaux spars mais convergents, Mustapha Ben Letaef et Sana Ben Achour ont montr
limportance des habitations construites sur des terrains acquis de faon informelle23. Seuls 50%
des titres fonciers seraient immatriculs en milieu urbain et, parmi les fameux 80% de familles
que les autorits tunisiennes senorgueillissent davoir rendues propritaires, une grande partie
le sont devenues indpendamment de toute action tatique. Des rapports ministriels, non
publis, soulignent les dangers que constituent la prolifration de quartiers dhabitat spontan,
la dgradation du patrimoine immobilier et limportance relative de lhabitat vtuste et
insalubre24. Dans le Grand Tunis, 30% de lhabitat serait anarchique et ce chiffre monterait
plus de 50% dans le gouvernorat de lAriana. Il sagit dauto-construction et dautofinancement
dhabitations leves sans accord des autorits officielles et dont les propritaires ne peuvent
de ce fait bnficier des mcanismes financiers dappui la construction dhabitation
(lotissements, bonifications dintrts, viabilisation des terrains, immatriculation foncire). Il est
dsormais tabli que les programmes daide au logement mais il en va de mme pour la
plupart des programmes sociaux sont essentiellement orients vers la population solvable25.
I.1.E. Loccultation dinformations divergentes
Une cinquime technique consiste slectionner les informations de faon occulter celles
qui ne vont pas dans le bon sens. Les autorits tunisiennes ne cessent ainsi de souligner
la primaut du social sur lconomique, de mettre en vidence les politiques favorables
lemploi et lefficacit de telles mesures en numrant programmes et incitations. Pour ce
faire des arguments sont habilement mis en vidence : lenteur et prudence des privatisations,
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textes favorables lemploi (comme la loi sur les faillites et diverses mesures du droit du travail
qui rendent les licenciements difficiles), mesures de solidarit et traduction budgtaire des
proccupations sociales. Mais dans le mme temps, tout un arsenal de politiques conomiques
allant lencontre des objectifs sociaux affichs est minimis, voire occult. On a ainsi pu
montrer quen dpit des programmes daide aux dfavoriss et aux zones priphriques, la
paysannerie restait dans les annes 1980 et 1990 le parent pauvre des politiques publiques26
tandis que dans les annes 1990-2000, on a pu mettre en vidence la primaut des rformes
librales sur les politiques sociales27. On pourrait faire la mme dmonstration dans dautres
domaines. Ainsi, il nest videmment rien dit des baisses des entres en devise lorsque les chiffres
du nombre de nuites peuvent suggrer, quand elles sont prsentes seules, une bonne sant
du tourisme ou de la monte du chmage, lorsque le chiffre global de la croissance entend
rsumer lui seul le miracle .
I.1.F. Une habile mise en scne des chiffres
Une sixime technique consiste mettre en scne des chiffres, travers toute une srie de
dispositifs.
I.1.F.a. Des chiffres ngocis et labors
Les chiffres sont tout dabord ngocis entre bailleurs de fonds et autorits tunisiennes
(mais ceci nest videmment pas propre ce pays). Par exemple ceux de linflation,
du dficit budgtaire, des grands agrgats macro-conomiques en gnral font lobjet
de rvaluations, en fonction des rapports de force internationaux, de la situation
conomique, de la conjoncture politique et idologique, attnuant de fait le poids des
conditionnalits et donnant une marge de manuvre accrue aux gouvernants des
pays aids pour faire face leurs contraintes internes28.
Des chiffres sont ensuite prsents ou occults en fonction de leur pertinence par rapport
au discours officiel. Si pour tout ce qui touche les chiffres globaux de la balance des
paiements, il est difficile de fournir des donnes errones, en revanche, leur dsagrgation
peut plus facilement prter manipulation. Par exemple, les chiffres des entres de
devises ne peuvent tre falsifies, contrairement aux donnes sectorielles sur le tourisme,
notamment le nombre de nuites, celui des touristes et lorigine de ces derniers. Ainsi, les
pouvoirs publics tunisiens ont cherch occulter les problmes du secteur touristique
en affichant le chiffre de 4% de hausse des recettes unitaires par touriste entre 2000 et
2007. Or, voir de plus prs, ce chiffre a t largement construit par une valuation en
monnaie locale, la non-prise en compte de la dprciation continue du dinar tunisien
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(32% entre 2000 et 2007) gonflant les performances relles du secteur. Selon lagence de
notation Fitch, les recettes par touriste auraient ainsi baiss ces dernires annes29. Cette
mise en scne permet de cacher la crise du secteur du tourisme : en perdant 5,3% de
ses parts de march rgional entre 2000 et 2006 et en ralisant comparativement la plus
faible croissance moyenne des revenus du secteur, la Tunisie voit sa place dgrade
dans les destinations prfres des touristes, place derrire ses concurrents directs du
sud de la Mditerrane, Egypte, Maroc et Turquie30.
Parfois, la divergence des donnes est pour ainsi dire assume, et les autorits cherchent
moins les harmoniser qu les utiliser de faon la plus avantageuse selon les arguments
mobiliss. Ainsi et pour rester dans le secteur touristique, les donnes de lagence de
notation Fitch seront utilises pour minorer les effets de la crise puisque selon cette
institution, ce secteur ne reprsente que 6,5% du PIB et emploie 380 000 personnes31. En
revanche, les donnes officielles reprises par les autorits europennes seront utilises
lorsquil sagit de ngocier des aides et des financements supplmentaires dans la
mesure o ces chiffres mentionnent une participation du secteur touristique de lordre
de 15% du PIB, reprsentant 800 000 emplois directs et indirects, soit environ 40% de
la population active32. Ces divergences peuvent rsulter de dfinitions diffrencies
de lobjet quantifier, de diffrentes mthodes utilises, de bases diffrentes de
calcul, dabsence dactualisation En loccurrence, ces divergences (ou plutt ces
gigantesques diffrences) renvoient une comptabilisation diffrente du tourisme. Les
premires donnes ne prennent en compte que le tourisme stricto sensu, tandis que les
secondes considrent galement lincidence du tourisme sur lartisanat (4% PIB) et sur
les services (3% PIB).
I.1.F.b. Des donnes caches et non publies
Dans dautres occasions au contraire, les donnes ne sont pas publies ds lors quelles
ne sont pas en pleine harmonie avec le discours officiel, et notamment quelles ne
montrent pas une amlioration. Une autre modalit de cette technique est de ne donner
voir que des donnes parcellaires afin de donner une image de bon lve. Ainsi en
est-il des communiqus fournis par les ministres ou la Banque centrale qui occultent les
rsultats - pourtant fournis par lInstitut National de la Statistique - des mois o les donnes
sont en rgression, pour pouvoir continuer annoncer une amlioration des entres en
devise. Tel fut le cas en octobre 200333. De mme, les chiffres des privatisations taient
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uniquement disponibles de faon agrge, par anne. Pendant longtemps ils nont pas
t publis par opration et le nom du ou des acqureurs demeurait inaccessible34.
Dans le domaine de la mise en scne des chiffres, les techniques sont en ralit infinies.
On pourrait encore citer la non-publication pure et simple de catgories de donnes
susceptibles de dvoiler des dsquilibres ou des ingalits. Ainsi, dans les annes 2000, la
rpartition de la richesse nationale par dciles, qui a longtemps t rendue publique, nest
plus publie de mme que la localisation et lampleur des poches de pauvret ; cest
le cas galement des informations sur laccs aux services publics qui sont indisponibles
par rgion. On pourrait encore mentionner la technique de la rcriture des donnes.
Ainsi les dpenses tatiques ne comprennent pas les dpenses des gouvernorats et des
municipalits (ce qui nest pas trs grave car la dcentralisation nest pas trs avance
en Tunisie), mais pas non plus les dpenses du secteur public et parapublic (ce qui est
beaucoup plus grave tant donn lampleur de ce secteur). Partout, enfin, les donnes
sont fournies avec une profusion et publies ltat brut, pour montrer la transparence
des autorits tunisiennes, mais cette profusion de donnes dsordonnes ne permet pas
de connatre la situation ou lvolution en cours. Ainsi en est-il par exemple des donnes
fiscales. Dans le cadre de la coopration, les inspecteurs des impts mandats par les
partenaires trangers pour aider rationaliser et amliorer la gestion du recouvrement
fiscal en Tunisie se sont heurts une opposition qui sest traduite par une prolifration de
donnes quantitatives35. Aucun tableau cohrent, aucun pourcentage de rendement
par type dimpts, pas mme un organigramme lisible de ladministration fiscale nont
t fournis. En revanche, les cooprants ont obtenu un luxe de chiffres incohrents et
redondants, des donnes si dtailles que rien ne pouvait tre tir de ces informations
en termes dconomie gnrale du recouvrement fiscal et de techniques de gestion.
Ceci ne rsulte pas forcment dune technique de dissimulation et dlaboration oriente
des donnes, mais de linadquation des informations rcoltes, de linsuffisance de
personnel et de son manque de qualification, ou bien encore de labsence de matrise
de linformation. Autre procd : la non-actualisation des donnes. Cela est flagrant sur
les taux de chmage (stable aux environs de 15%), insensibles la crise, la croissance,
aux chocs extrieurs Linformation nest pas facile obtenir en Tunisie, et rien nest
fait pour assister la tache danalyse, surtout si elle se veut critique. Par exemple, il est
impossible de trouver un document de synthse de laction sociale du gouvernement
et des sommes qui lui sont alloues36.
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I.1.G. Un glissement smantique fondateur autour de la stabilit
Un dernier procd a consist oprer des glissements dans la signification des mots. Ainsi
du terme stabilit dont le sens passe insensiblement de la stabilit politique la stabilit
institutionnelle pour finir par recouvrir la stabilit conomique. Grce ces glissements de
sens, sont cres des causalits entre systme politique et situation conomique, la stabilit
prsume de lun garantissant le miracle de lautre et celui-ci, son tour, rput favoriser la
stabilit voire la dmocratisation politique37. Prsente comme une vidence qui ne supporte
ni dtre explicite elle va videmment de soi , ni dtre rcuse puisquelle est cense
transcender le conflit politique et recueillir ladhsion des partenaires nationaux et internationaux,
la stabilit est au cur de lexercice du pouvoir et des stratgies dextraversion. On peut
mettre en vidence deux mcanismes de production discursive qui font que ce discours a
priori technique et neutre savre en ralit minemment politique.
I.1.G.a. Une matrise du vocabulaire et de la grammaire internationale
Dune part, lappropriation tunisienne du langage de la communaut internationale
a t une modalit essentielle de sa stratgie dextraversion et une ressource
importante de ngociation afin de consolider non seulement la rente financire mais
aussi la rente symbolique que reprsente la figure du bon lve conomique. Cette
tendance est historique et a longtemps traduit la capacit des autorits tunisiennes
sadapter aux changements de paradigmes internationaux et des idologies en
vogue dans la communaut internationale. Dans les annes 1960, la voie socialiste
de dveloppement fut rige en modle. Les annes 1970 ont correspondu au choix
de louverture conomique et de linitiative prive, suivant de faon quasi immdiate
le revirement idologique opr au niveau international. A partir des annes 1990, le
discours tunisien a fait la part belle la bonne gouvernance , au dveloppement
durable, la lutte contre la pauvret et la stabilit comme garantie de la poursuite
des rformes censes enclencher le processus dmergence38. Les technocrates tunisiens
ont constamment manifest le souci de garder une marge de manuvre dans la mise
en place des rformes au nom de la stabilit et des spcificits de la trajectoire
nationale. Cette posture, associe la capacit de production dun discours moderne
et technique, a souvent eu pour effet de renforcer la perception, chez les responsables
internationaux, que les autorits tunisiennes matrisaient leur sujet , mme si cela
passait par certaines confrontations, dans la mesure o lacceptation, le refus et la
ngociation des rformes empruntaient un langage lgitime , celui de la communaut
internationale. Utiliser les mmes mots ne veut pas dire en effet partager la mme vision,
poursuivre le mme objectif et encore moins parler de la mme chose. Lambivalence
de la stabilit a permis au gouvernement tunisien dnoncer ses politiques publiques
dans un vocabulaire homologu par ses bailleurs de fonds tout en soumettant celles-ci
aux logiques internes et propres au pouvoir politique39.
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I.1.G.b. Une volont de matrise de lagenda propre au rgime
Dautre part, sans tre rduit une simple rhtorique, le discours sur la stabilit a reflt
une manire de penser et de concevoir laction publique. De sorte que les glissements
qui sopraient du registre conomique au politique ntaient ni anodins, ni des effets
de langage. Ils traduisaient, en revanche, un exercice du pouvoir soucieux de conserver
la matrise des leviers daction conomique. linterface du politique, de lconomique
et du social, la stabilit a t rige en condition indispensable lunit nationale
pour contrer les vellits de contestation politique, la monte du mcontentement
social et la dpendance conomique annonciatrice de perte de souverainet. Une
telle construction discursive a dailleurs autoris un accommodement des autorits aux
conditionnalits imposes par les partenaires, mais un accommodement subtil fait de
contournements des conditionnalits au nom des impratifs nationaux, de concessions
tout autant que de ruses, dadaptations ngocies et de faux-semblants destins avant
tout matriser les volutions conomiques et sociales40. La Tunisie a galement su profiter
de linstrumentalisation diplomatico-stratgique de laide au dveloppement41 dont
lobjectif principal est dsormais moins de dvelopper que de stabiliser . Elle a sign
ainsi laccord de libre-change avec lUnion europenne en 1995. Elle a raffirm son
engagement dans la lutte contre les flux migratoires travers la signature daccords
avec un certain nombre de ses voisins de la rive nord de la Mditerrane. La Tunisie
a ainsi sign avec la France un accord de radmission baptis accord de gestion
concerte des flux migratoires et de co-dveloppement loccasion de la visite du
prsident Sarkozy en Tunisie, le 28 avril 2008. Cet accord, qui entend mettre en uvre
une nouvelle stratgie dveloppe par la France pour matriser les flux migratoires ,
porte notamment sur la radmission des ressortissants tunisiens en situation irrgulire
et associe troitement cet impratif des mesures de coopration dans les politiques
de dveloppement. Il est entr en vigueur le 1 juillet 2009. Il ny pas proprement parler
daccord de radmission avec lItalie mme si lon a rcemment parl, lors de la visite
du ministre des Affaires trangres italien, Franco Frattini et de son Premier ministre, Silvio
Berlusconi en Tunisie en avril 2011, de la signature dun accord. En ralit, ce dernier ne
peut tre sign et ratifi, puisque le parlement tunisien est actuellement en suspens, dans
lattente des lections. Toutefois, depuis plusieurs annes, la coopration policire entre
la Tunisie et lItalie a pris des formes varies : changes dinformations sur les filires de
passeurs, cration dun systme dalerte pour signaler les dparts clandestins, formation
des agents de surveillance des frontires et fourniture dquipements et de matriels
de surveillance du littoral42. Enfin, la Tunisie a ractualis son engagement dans la lutte
contre le terrorisme travers les vagues darrestation successives de jeunes accuss
dappartenance la mouvance salafiste43.
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I.1. H. La politique des bailleurs de fonds et notamment de lUnion europenne
au cur du miracle
Les partenaires trangers et les bailleurs de fonds ont jou une partition importante dans la
construction de la fiction du miracle puisque la reconnaissance internationale du modle
tunisien est au cur de lexercice du pouvoir44 : les satisfecit trangers permettent dasseoir
la respectabilit internationale, favorisent lafflux de fonds extrieurs et plus encore confortent
une certaine lgitimit interne dautant plus efficace quils reprennent largement la rhtorique
tunisienne. Le modle tunisien est au cur de la stratgie dattraction des financements
extrieurs et leffort des autorits tunisiennes sest toujours orient vers le maintien dexcellentes
relations avec les bailleurs de fonds. Les arguments et les logiques qui justifient lattribution de
ce label sont relativement simples : lvolution des grands agrgats conomiques, une bonne
utilisation de laide, lattrait du volontarisme politique et le pragmatisme.
Les partenaires de la Tunisie ne sont pas dupes, loin de l, des bricolages et des mises en
scne destines toujours montrer la meilleure face du modle tunisien ; ils sont de mme tout
fait au courant des pratiques souvent contraires aux discours. Mais lexcellence des relations
entre les autorits tunisiennes et les diffrents bailleurs de fonds sexplique par des intrts
convergents : la ralisation, ft-elle partielle, des rformes ; un certain respect mutuel ; une
comprhension technocratique des politiques conomiques. Cependant, cest pour une autre
raison que les satisfecit se traduisent par loctroi dimportants prts ou dons : globalement, le
comportement des autorits tunisiennes apparat conforme aux exigences et aux contraintes
bien particulires des bailleurs de fonds. Indpendamment de toute performance conomique
et sociale, la Tunisie est en effet un excellent risque ds lors quelle rembourse toujours et
temps, quelle na jamais t prise en dfaut de paiement, quelle gre sa dette intelligemment,
que sa bureaucratie est efficace dans ladministration des relations internationales. En outre, le
facteur gopolitique joue en sa faveur, coince entre la violente Algrie et limprvisible
Libye , cheval sur la zone Afrique et la zone Maghreb-Moyen-Orient ou sur les pays
en dveloppement et les pays mergents 45. Par ailleurs, le pays a cet avantage, pour
des bailleurs de fonds en mal de dcaissement, dtre un pays caractris par sa bonne
utilisation de laide. Il est en effet lun de ceux dont le taux dabsorption des financements
extrieurs est le plus lev dans la rgion46. Pour les bailleurs de fonds comme pour les autorits
tunisiennes, cette capacit grer laide constitue une aubaine, lheure des rvlations sur
les malversations, sur les drives lies la gestion de laide et, en consquence, la fatigue
;;" "78,%")&6"&K&=>?&6")I(+$??I6"&(")&6"+>>%8]85)$66&=&5(6" 6,%" (8,(&6"'&6"J,&6($8561"O8$%"QeE$T8,1" H"+%"&K&=>?&"o"H"25"B?@I%$&1"85"'85($5,&"g"6D&5(%&(,&%"G"+,"A+%8'1" ?&"58,O&+," %8$" (&5(&")&" (%8,O&%",5"IJ,$?$T%&"&5(%&" 6&6">%8h&(6")D+O&5$%"&(",5&"O$&$??&"@+%)&"]%$?&,6&"G"&5"?+5&"6,%" ?&6" $5(&5($856"8''$)&5(+?&6"O$6LgLO$6")D,5"c+)*+]$"{6+(+5$6ID">+%"?+">%&66&"+=I%$'+$5&"&("&,%8>I&55&"G"J,+5("g"?+"A+,%$(+5$&1")&%5$&%">+R6"),"A+@*%&T1"&??&"]+$(">+%($&1")Ihg1")&6">+R6" ?&6"=8$56"+O+5'I6e"I&51"?&6"(+,K")D+T68%>($85"=8R&56")+56"?&6">+R6"($&%6"=I)$(&%%+5I&56"I(+$&5(")&"l:n">8,%"?&6"&5@+@&=&5(6"=+$6"6&,?&=&5(")&"9\n">8,%"?&6")I'+$66&=&5(6e"W%"'&")&%5$&%"(+,K"6D&6("%&6>&'($O&=&5("I?&OI"g"!Fn">8,%" ?D2@R>(&u"&(";\n">8,%" ?+"`,5$6$&1",5$J,&=&5(")I>+66I&">+%"?+"s8%)+5$&1"+O&'",5"(+,K")&";[n"N6&%O$'&6"]$5+5'$&%6")&"?+"#a3Q")&"?+"-8==$66$85"&,%8>I&55&"G"&5(%&($&56"g"?+"-8==$66$85"&,%8>I&55&1"g"Q%,K&??&61"=+%6"!llfSe
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des donateurs. Les bailleurs de fonds ont besoin de modles , de succs et de bons
lves ; et comme nul nest parfait, ils sont prts quelques concessions, des aveuglements
et des oublis.
Un cercle vertueux peut de la sorte senclencher. Tel est le cas des relations entre la Tunisie
et lUnion europenne. Dans la mesure o cette dernire tient ce quexiste au moins un
exemple , les relations sont de facto bonnes, en dpit des humeurs des uns et des autres, des
petites fcheries, des coups fourrs et des avertissements. Laide est effectivement dpense
sans que lon prte trop attention aux situations concrtes, ou lenvironnement dans lequel
elle se dploie. En tant quacteurs extrieurs ncessairement respectueux des souverainets
nationales, mais aussi pour des raisons purement fonctionnelles, la plupart des bailleurs de fonds
ont tendance se pencher de faon superficielle sur les mises en uvre effectives et, par
consquent, sur la ralit des rformes. Le taux de dcaissement peut ainsi tre interprt
comme une technique discursive que lambigut mme du versement permet : la capacit
de mobilisation de fonds extrieurs traduit une bonne matrise de la grammaire internationale,
avec ses procdures de requte de dcaissement, lenvoi dun rapport dutilisation des tranches
prcdentes, la prparation de comptes prvisionnels De manire gnrale, le dcaissement
rsulte dun jeu habile entre rcipiendaire et donateur : le premier se doit de montrer quil ne
peut consommer les prts parce que les procdures des bailleurs de fonds sont douteuses
et bureaucratiquement complexes ; le second quil ne peut verser les sommes engages en
raison de linorganisation, de limprparation et de lincomptence dans ladministration et
dans les organes financiers du pays rcipiendaire. Les performances de la Tunisie en la matire
suggrent donc une excellente matrise de ce jeu, la prsentation darguments recevables
pour les bailleurs et une posture administrative et organisationnelle compatible avec celle des
grands organismes internationaux.
Lobjet de cette dconstruction nest pas de participer aux dbats notre avis striles et
avant tout politiques sur lexistence ou non du miracle conomique, ou de contribuer
une valuation normative de lconomie tunisienne. Il est de comprendre les dynamiques
bureaucratiques, politiques et sociales luvre dans cette laboration (au sens freudien
dlaboration fantasmatique) pour mieux saisir ce qui est dit en creux, ce qui doit tre vu
mais aussi ce qui est cach, occult. Toutes ces techniques discursives sont banales et font
partie de la volont de tout gouvernement de valoriser ses actions et de se prsenter sous les
meilleurs auspices, notamment aux yeux des partenaires financiers internationaux. Ce qui fait
la particularit du discours tunisien, cest son insertion dans une conomie politique et une
situation des liberts publiques qui paralysait tout contre-discours, toute voix alternative, tout
dbat contradictoire.
Or ce discours qui repose sur des donnes travailles et des informations mises en scne
de faon avantageuse na pas fait quorienter lapprciation que lon pouvait se faire du
pays. Il a tendu aussi et surtout en orienter la lecture, offrir une image homogne et lisse du
pays, cacher des failles, des lignes de fracture et dingalit ainsi qu occulter les modes de
gouvernement autoritaires qui lui taient associs.
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L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E
L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E
I . 2 . UN DISCOURS QUI CACHE UNE RALIT SOCIALE MARQUE PAR LAPPROFONDISSEMENT DES INGALITS ET PAR DES MODES DE GOUVERNEMENT AUTORITAIRES
Comme dans tous les pays aids qui entendent attirer des financements extrieurs, les discours
officiels entendent cacher une ralit sociale autrement plus complexe et problmatique.
La Tunisie na rien de spcifique en la matire, si ce nest que linterdiction de tout dbat, y
compris conomique, a empch le dveloppement de critiques de la rhtorique officielle,
dexpression systmatique et ouverte de mcontentements, et de discours alternatifs. Mme si
quelques travaux soulignaient depuis plus ou moins longtemps le caractre construit, stratgique
et politique du discours sur le miracle, cest le mouvement social de 2010 et le dpart de Ben
Ali en janvier 2011 qui en a vulgaris et banalis la critique, faisant apparatre au grand jour les
difficults conomiques et sociales, les ingalits et les failles du modle conomique tunisien.
Les plus importantes dentre elles, du moins celles qui se sont le plus ouvertement exprimes
durant les protestations et qui continuent faire lobjet des revendications sociales actuellement
en cours, sont centres sur le chmage et lexclusion, notamment des jeunes, sur la fracture
rgionale, sur la prcarisation du travail, sur la corruption et linterventionnisme croissant des
proches du pouvoir dans lconomie. L aussi, ces maux ne sont pas spcifiques la Tunisie,
et ils ont t au fondement des autres mouvements sociaux, en Egypte comme au Maroc, par
exemple. Mais contrairement ce dernier pays, o ces questions sont dbattues depuis des
annes, le pays de la joie ternelle empchait leur mergence dans lespace public.
I.2.A. Le chmage et lextrme difficult de la jeunesse en termes dintgration au
march du travail
A ce jour, il reste impossible dobtenir une valuation relle du chmage et du sous-emploi
en Tunisie. Aux lendemains immdiats de la chute de Ben Ali, le quotidien gouvernemental
La Presse rvlait les chiffres rels des jeunes sans emplois fournis par le directeur gnral
de lObservatoire national de la jeunesse, Brahim Oueslati. Selon ce journal, les rsultats dune
enqute mene par cette institution avaient t touffs dans luf , pour prserver la
bonne image de marque de la Tunisie lextrieur 47. On y apprend ainsi que le taux de
chmage chez les jeunes gs de 18 29 ans aurait frl les 30% en 2009, atteignant les 45%
pour les diplms de lenseignement suprieur alors que les chiffres rendus publics lpoque
faisaient tat de 22,5% pour lensemble des diplms chmeurs. Ces chiffres semblent crdibles
dans la mesure o ils seraient proches de ceux fournis par une tude publie fin 2005 par
la Banque Mondiale selon laquelle le taux de chmage des techniciens suprieurs et des
matrisards avoisinait les 50%48. Selon les donnes de 2004 fournies par linstitution