LA TUNISIE D’APRÈS LE 14 JANVIER ET SON ÉCONOMIE POLITIQUE ET SOCIALE

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Ce rapport a pour objet de présenter les enjeux économiques et sociaux auxquels les Tunisiens sont confrontés après le 14 janvier 2011 et de discuter la nature de la contribution de la communauté internationale, et notamment l’Union européenne à cet égard. Pour ce faire, il est fondamental de mieux connaître l’état réel de l’économie politique tunisienne. Ceci passe en premier lieu par la déconstruction du « miracle économique » et de la « stabilité » tunisiennes et, en second lieu, par une analyse des reconfigurations du pouvoir et des enjeux socio-économiques après le 14 janvier.

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  • LA TUNISIE DAPRS LE 14 JANVIER ET SON CONOMIE POLITIQUE ET SOCIALE

    BATRICE HIBOUHAMZA MEDDEBMOHAMED HAMDI

    LES ENJEUX DUNE RECONFIGURATION DE LA POLITIQUE EUROPENNE

  • LA TUNISIE DAPRS LE 14 JANVIER ET SON CONOMIE POLITIQUE ET SOCIALE

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    LES ENJEUX DUNE RECONFIGURATION DE LA POLITIQUE EUROPENNE

  • Copenhague Juin 2011

    R S E A U E U R O - M D I T E R R A N E N D E S D R O I T S D E L H O M M E

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    Copyright 2011 Rseau Euro-mditerranen des droits de lHomme

    I N F O R M A T I O N S B I B L I O G R A P H I Q U E S

    Titre: La tunisie daprs le 14 janvier et son conomie politique et sociale, les enjeux dune reconfiguration de la politique europenne

    Auteurs : Batrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Hamdi

    Editeur : Rseau euro-mditerranen des Droits de lHomme

    Date de publication: juin 2011 - Pages: 92

    ISBN 87-91224-67-5

    Traduction anglaise : Andrew Brown - Traduction arabe : Ilham Ait Gouraine - Traduction espagnole : Toms Pereira Ginet-Jaquemet

    Mise en page et couverture : Hamza Abderrazik

    Termes de lindex : Tunisie, droits conomiques, sociaux et culturels, modle conomique tunisien, mouvements sociaux, transition dmocratique,

    Union europenne, politique europenne de voisinage

  • Ce rapport est publi grce au gnreux soutien de la Commission europenne, lAgence de Coopration Espagnole pour la Coopration

    internationale et le Dceloppement (AECID), lAgence sudoise de coopration au dveloppement (SIDA) et lAgence danoise daide au

    dveloppement internationale (DANIDA)

    Ce rapport est publi grce au gnreux soutien de lAECID. Le contenu de ce rapport appartient au REMDH et ne peut en aucun cas tre

    peru comme refltant la position ces institutions.

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    RSUM EXCUTIF 12

    INTRODUCTION 20

    I. LA RHTORIQUE DE LA STABILIT ET DU MIRACLE CONOMIQUE 24

    I. 1. Les modalits de construction du discours officiel 26

    I.1.A. Le choix astucieux des comparaisons 26

    I.1.B. Des glissements dans les techniques de comptabilisation et de classement 27

    I.1.C. Loubli des performances passes 28

    I.1.D. Lappropriation de phnomnes sociaux 28

    I.1.E. Loccultation dinformations divergentes 29

    I.1.F. Une habile mise en scne des chiffres 30

    I.1.F.a. Des chiffres ngocis et labors 30

    I.1.F.b. Des donnes caches et non publies 31

    I.1.G. Un glissement smantique fondateur autour de la stabilit 33

    I.1.G.a. Une matrise du vocabulaire et de la grammaire internationale 33

    I.1.G.b. Une volont de matrise de lagenda propre au rgime 34

    I.1. H. La politique des bailleurs de fonds et notamment de lUnion europenne

    au cur du miracle 35

    I. 2. Un discours qui cache une ralit sociale marque par lapprofondissement

    des ingalits et par des modes de gouvernement autoritaires 37

    I.2.A. Le chmage et lextrme difficult de la jeunesse en termes dintgration

    au march du travail 37

    I.2.B. La fracture rgionale entre lintrieur du pays et le littoral 38

    I.2.C. Une transformation de lorganisation du travail 40

    I.2.D. Corruption et prdation : des modes de gouvernement part entire 41

    I.2.E. Une gestion des surnumraires par la tolrance lillgal 43

    I.2.F. Libralisation sans libralisme, une conomie politique

    des interventions incessantes 45

    I.2.F.a. La confusion entre discours et ralit 45

    I.2.F.b. Des relations de pouvoir occultes 46

    I.2.G Les politiques europennes en Tunisie 48

    TA B L E D E S M AT I R E S

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    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    II. RECONFIGURATION DU POUVOIR, ENJEUX SOCIO-CONOMIQUES DE LA RVOLUTION

    ET POLITIQUE EUROPENNE 50

    II. 1. Lincertitude et le caractre mouvant de la situation politique actuelle :

    un biais pour la continuit dans les options conomiques 54

    II.1.A. La priorit donne la scurit et la stabilit dans une vision court terme 54

    II.1.B. Vie politique : la primaut des considrations stratgiques de court terme 56

    II.1.C. La question du chmage, de lemploi et de lassistance 57

    II.1.C.a. La poursuite dune stratgie de minimisation de la quantification

    du chmage 57

    II.1.C.b. Lapprofondissement dun modle demploi qui a gnr frustration

    et colre 58

    II.1.C.c. Une stratgie de relance court terme floue 60

    II.1.D. Une focalisation sur la corruption, qui empche de repenser lconomie

    politique des interventions 61

    II.1.E. Le choix de la poursuite de loption nolibrale 63

    II.1.E.a. Le diktat des grands quilibres 63

    II.1.E.b. Une insertion dans la globalisation : une comptitivit par baisse

    des cots du travail 64

    II. 2. Les enjeux pour une transformation de fond de lconomie politique tunisienne 67

    II.2.A. Revoir le modle de dveloppement 67

    II.2.A.a. La dpendance lEurope 67

    II.2.A.b. Les limites du modle dualiste et de la spcialisation dans

    la sous-traitance bas de gamme 68

    II.2.A.c. Lconomie agricole 70

    II.2.A.d. Le systme des incitations et la politique fiscale 71

    II.2.A.e. Reformuler les politiques de service public 72

    II.2.A.f. La question migratoire 74

    II.2.B. Les modes de gouvernement 78

    II.2.B.a. Clientlisme 78

    II.2.B.b. Le fonctionnement bureaucratique : entre allgeance partisane,

    mise distance et centralisation 80

    II.2.B.c. Prendre en compte les rapports de force dans la sphre conomique 82

    II.2.B.d. Sortir du consensus et de la rationalit instrumentale 83

    II.2.B.e. Pour une analyse dconomie politique 85

    CONCLUSION 89

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    R S U M E X C U T I F PAR LE RSEAU EURO-MDITERRANEN DES DROITS DE LHOMME

    Le prsent rapport a pour objet de prsenter les enjeux conomiques et sociaux auxquels les

    Tunisiens sont confronts aprs le 14 janvier 2011 et de discuter la nature de la contribution de

    la communaut internationale, et notamment lUnion europenne cet gard.

    Pour ce faire, il est fondamental de mieux connatre ltat rel de lconomie politique

    tunisienne. Ceci passe en premier lieu par la dconstruction du miracle conomique et de

    la stabilit tunisiennes et, en second lieu, par une analyse des reconfigurations du pouvoir et

    des enjeux socio-conomiques aprs le 14 janvier.

    LA FICTION DU BON LVE DU RGIME DE BEN ALI

    Pendant des annes, le discours des partenaires financiers, essentiellement la Banque mondiale

    et le Fonds Montaire International, mais aussi lUnion europenne, a contribu gnraliser

    limage dun miracle conomique labor par les autorits tunisiennes.

    Ce miracle reposait sur les lments suivants : dune part, lampleur de la croissance, la

    diversification conomique et la capacit crer des emplois, laugmentation des exportations,

    lattrait du pays pour les investissements trangers et les financements, et lamlioration du

    niveau de vie et du bien-tre de la population ; de lautre, la capacit rformer, stabiliser

    le pays en termes macro-conomiques, entreprendre la libralisation, ainsi que diverses

    restructurations sectorielles ; enfin, le choix de concevoir le libralisme dans une perspective

    de prise en charge de la question sociale. La centralit de la stabilit dans le discours sur le

    miracle conomique a t un lment majeur que le rgime de Ben Ali a habilement utilis

    dans ses rapports avec ltranger, notamment avec les Europens.

    Le rapport met en en vidence les principaux procds dlaboration de la fiction du bon

    lve du rgime de Ben Ali :

    Un premier procd a consist choisir de faon astucieuse les rapprochements et

    tablir des comparaisons temporelles et gographiques incohrentes. Bien que les autorits

    tunisiennes considrent leur pays comme une conomie mergente, les statistiques ont choisi

    des rfrentiels avantageux pour mettre en perspective le seul dragon de la Mditerrane

    en se rfrant principalement aux autres pays du continent africain.

    Un deuxime procd a t celui des glissements : les modifications subreptices dans la

    construction de lindicateur, dans les modalits de mesure ou dans lapprciation dun

    phnomne doivent permettre de montrer sans cesse des amliorations. Pour montrer par

    exemple que les migrs investissent au pays et quune vritable dynamique sest enclenche,

    les investissements raliss et les projets agrs ont t confondus. De mme, les socits

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    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    ayant obtenu une licence de lorganisme de promotion des investissements (API) ont t

    comptabilises comme des entreprises rellement constitues.

    Loubli systmatique des performances passes a constitu un troisime procd dlaboration

    du discours conomique. Il est frappant de noter lamnsie du pouvoir, notamment par rapport

    la priode antrieure 1987.

    Lappropriation de phnomnes sociaux a constitu un quatrime procd de construction

    de lloge conomique et social. Des dynamiques propres la socit ont t directement

    rappropries par les responsables gouvernementaux au travers dun discours associant les

    volutions positives aux politiques conomiques du gouvernement.

    Une cinquime technique a consist slectionner les informations de faon occulter

    celles qui ne vont pas dans le bon sens. Les autorits tunisiennes nont cess de souligner

    la primaut du social sur lconomique, alors que dans le mme temps, tout un arsenal de

    politiques conomiques allant lencontre des objectifs sociaux affichs a t minimis, voire

    occult.

    Une sixime technique a consist mettre en scne des chiffres qui sont prsents ou occults

    en fonction de leur pertinence par rapport au discours officiel.

    Un dernier procd a consist oprer des glissements dans la signification des mots. Ainsi

    du terme stabilit dont le sens passe insensiblement de la stabilit politique la stabilit

    institutionnelle pour finir par recouvrir la stabilit conomique. Grce ces glissements de sens,

    sont cres des causalits entre systme politique et situation conomique, son tour rpute

    favoriser la stabilit voire la dmocratisation politique.

    La Tunisie a su profiter de linstrumentalisation diplomatico-stratgique de laide au

    dveloppement dont lobjectif principal est moins de dvelopper que de stabiliser .

    Dans tous les pays aids qui entendent attirer des financements extrieurs, les discours officiels

    entendent cacher une ralit sociale autrement plus complexe et problmatique. La Tunisie

    na rien de spcifique en la matire, si ce nest que linterdiction de tout dbat, y compris

    conomique, a empch le dveloppement de critiques de la rhtorique officielle, ainsi que

    lexpression de mcontentements et de discours alternatifs.

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    UNE SITUATION SOCIO-CONOMIQUE ALARMANTE

    Le mouvement social de 2010 et 2011 a fait apparatre au grand jour les difficults conomiques

    et sociales, les ingalits et les failles du modle conomique tunisien. Les plus importantes

    dentre elles sont centres sur le chmage et lexclusion, notamment des jeunes, sur la fracture

    rgionale, sur la prcarisation du travail, sur la corruption et linterventionnisme croissant des

    proches du pouvoir dans lconomie.

    Les deux dcennies de miracle ont certes abouti au respect de ces quilibres et des

    fondamentaux excellents, mais au prix dun chmage exponentiel et dingalits croissantes,

    notamment au regard de laccs lemploi et aux services publics.

    A ce jour, il reste impossible dobtenir une valuation relle du chmage et du sous-emploi

    en Tunisie. Cependant on apprend aprs le 14 janvier que le taux de chmage chez les

    jeunes gs de 18 29 ans aurait frl les 30% en 2009, atteignant les 45% pour les diplms

    de lenseignement suprieur, alors que les chiffres rendus publics lpoque faisaient tat de

    22,5% pour lensemble des diplms chmeurs.

    Chaque anne environ 140 000 personnes entrent sur le march du travail contre seulement

    80 000 85 000 crations demplois, principalement localises dans le grand Tunis et sur le

    littoral.

    Le taux de pauvret est dsormais rvalu 10% au niveau national, et il est probable que le

    Centre-Ouest connaisse une pauvret proche des 30%.

    Des rgions entires vivent sans hpitaux dignes de ce nom, du fait du sous-quipement. Les

    gens sont donc obligs de se dplacer et de dpenser des ressources dont, pour la plupart, ils

    ne disposent pas. Cest notamment le cas du Centre Ouest, la rgion de Kasserine et de Thala,

    mais aussi de Gafsa. Dautre part, les soins ntant dsormais plus gratuits, les plus pauvres nont

    tout simplement plus les moyens dy accder.

    La rpartition du tissu entrepreneurial entre les rgions est trs ingale et le discours sur le

    miracle a cach lincapacit structurelle de lconomie crer des emplois dans un contexte

    de massification scolaire et de pression dmographique, et par consquent la production de

    surnumraires .

    Le modle de dveloppement tunisien condamne en effet les nouveaux entrants sur le march

    du travail de longues priodes dattente et les pousse de fait vers lconomie de la dbrouille,

    seule opportunit susceptible de fournir des ressources matrielles de subsistance, ou alors se

    tourner vers lmigration.

    Enfin, le discours sur le miracle a lud la question de la corruption et la prdation par les

    clans ainsi que des pratiques occultes de protectionnisme, allant lencontre dun libralisme

    affich.

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    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    LABSENCE DE DBAT SUR LES GRANDES ORIENTATIONS EN MATIRE DE POLITIQUES CONOMIQUES ET SOCIALES EN TUNISIE

    On aurait pu imaginer que le dpart de Ben Ali et le silence bris permettraient quun dbat

    sinstaure sur le miracle conomique . Cependant, les premires interprtations de la

    situation et les premires mesures prises au niveau gouvernemental tunisien rvlent une

    pesanteur et une continuit en ce qui concerne lconomique et le social.

    Le gouvernement transitoire semble vouloir rester dans la trajectoire jusquici suivie, qui a

    lavantage, dune part, de respecter les grands quilibres macroconomiques et les normes

    dfinies par les grands partenaires financiers et, de lautre, de ne pas bouleverser les rapports

    de force internes lconomie politique tunisienne. Pour les diffrents partis politiques comme

    pour le gouvernement, des considrations conomiques et sociales sont nonces de faon

    floue, avec des affirmations gnrales sans que ne soient dveloppes des analyses sur lorigine

    de cette situation, des critiques systmatiques des options passes, des propositions concrtes

    pour rpondre en profondeur aux revendications socio-conomiques.

    La question des droits conomiques et sociaux (notamment des droits au travail, des

    conditions de travail justes et favorables et du droit la scurit sociale) apparat comme

    secondaire dans les documents de stratgie des autorits tunisiennes.

    Ainsi la dimension conomique et sociale du mouvement qui a fait la rvolution est marginalise.

    Face lampleur du chmage, le gouvernement a pris un certain nombre de mesures,

    commencer par le recrutement de 20 000 personnes dans la fonction publique et lintgration

    de 200 000 jeunes dans des dispositifs prsents comme des mcanismes de politique active

    demploi. Cependant, y regarder de plus prs, rien de trs nouveau na t en ralit mis en

    uvre.

    La politique active de lemploi est proche des politiques antrieures qui ne consistaient pas

    crer vritablement de lemploi mais remettre en cause lemploi protg dont bnficient

    certains. De telles politiques viennent renforcer la tendance drosion des droits des travailleurs

    dans la mesure o les priorits sont donnes lamlioration de la comptitivit par la

    flexibilisation de lemploi et la baisse du cot compar du travail.

    Les aides aux familles ncessiteuses et aux demandeurs demploi restent drisoires et ne

    modifient en rien la situation de ces populations ; elles restent surtout dfinies selon lancien

    paradigme du conditionnement, du contrle et de lattente, incapable de participer une

    relance. Il en va de mme des aides aux entreprises censes favoriser lembauche.

    Les autorits tunisiennes ont promis de vagues dotations budgtaires destines actionner

    localement les mcanismes de lemploi et les aides sociales et se donnent deux mois

    supplmentaires pour procder une rallocation significative des dpenses en faveur des

    zones et rgions prioritaires la lumire des demandes exprimes par les rgions .

    R S U M E X C U T I F

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    Dans le dbat public, lanalyse de la corruption est limite aux prises de participation des

    clans dans les projets et les investissements nationaux et trangers et aux produits de cette

    prdation, aux fonds transfrs ltranger et engags dans des placements financiers ou

    immobiliers. Cette focalisation sur la prdation des clans empche de soulever et de dbattre

    des problmes de lconomie tunisienne, du systme clientliste dvelopp autour du RCD

    (Rassemblement Constitutional Dmocratique) et de lUGTT (lUnion Gnral des Travailleurs

    Tunisiens) et de ltat de la justice.

    De fait, il ny a pas de remise en question de lconomie politique tunisienne, des arrangements

    qui ont t la base de la formation dune bourgeoisie crdit , de lampleur de la fraude

    fiscale, de lenrichissement illicite et des abus voire de la rpression lencontre du monde du

    travail et du salariat.

    La question de la justice est elle aussi peu dbattue alors que linstrumentalisation politique

    du monde des magistrats, des avocats et plus gnralement de toutes les professions lies au

    monde judiciaire a t fondamentale dans lexercice de la domination.

    Enfin, le fait que lmigration constitue un lment central dans la gestion de la population

    surnumraire et des blocages du modle conomique tunisien reste pass sous silence.

    UN MANQUE DAUTOCRITIQUE AU NIVEAU EUROPEN CONCERNANT LES POLITIQUES CONOMIQUES ET SOCIALES

    A lencontre des ralits conomiques et sociales du pays que les mouvements sociaux ont mis

    jour, le diagnostic trs positif et optimiste tabli depuis des annes a t largement partag

    par les experts et fonctionnaires de lUnion europenne. Ainsi, dans le Programme indicatif

    national 2011-2013, on peut lire ainsi que les politiques conomiques et sociales de lEtat

    tunisien ont atteint des rsultats positifs dans le domaine social , et il en va de mme dans

    lvaluation conomique du pays. Dautres documents soulignent galement la rduction

    progressive du taux de chmage en se basant sur les chiffres officiels tunisiens.

    Le partenariat et la politique de voisinage europenne refltent une idologie trs librale,

    comme en attestent la centralit, dans le montage institutionnel, des zones de libre-change

    entre chaque partenaire du Sud et lUnion europenne, ladoption de programmes

    dajustement structurel et plus gnralement le soutien aux processus de libralisation

    conomique, la primaut des logiques conomiques et commerciales sur les logiques

    sociales et de dveloppement. En atteste galement la rpartition des fonds europens

    qui vont prioritairement ces programmes conomiques : mise niveau industrielle et plus

    gnralement appui au dveloppement et la comptitivit, amlioration de lemployabilit

    des salaris, rformes conomiques vers lharmonisation avec les normes europennes.

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    La stratgie dintervenir avant tout en appui budgtaire, en suivant les rformes dfinies par

    les Etats en collaboration avec les institutions de Bretton Woods et en contrlant cette aide

    travers des indicateurs relativement lches, a eu pour consquence de laisser de grandes

    marges de manuvre aux autorits tunisiennes et dorienter ce faisant laide europenne

    selon les logiques politiques des rgimes en place.

    En donnant la primaut la gestion, les instances communautaires ont soutenu de facto

    les rgimes autoritaires. La Tunisie en a t lexemple par excellence tant donn son statut

    de bon lve conomique : le gouvernement sachant ngocier, les projets se droulant

    convenablement du point de vue des dlais et de la gestion administrative, les rsultats

    macro-conomiques tant meilleurs que dans les autres pays de la rgion, les dcaissements

    se sont suivi au rythme de ces valuations positives, sans que soit prise rellement en compte la

    dimension politique pourtant thoriquement prsente dans le Partenariat.

    Indpendamment de toute performance conomique et sociale, la Tunisie a en effet t un

    excellent risque ds lors quelle rembourse toujours et temps, quelle na jamais t prise en

    dfaut de paiement, quelle gre sa dette intelligemment, que sa bureaucratie est efficace

    dans ladministration des relations internationales. En outre, le facteur gopolitique a jou en

    sa faveur, coince entre la violente Algrie et limprvisible Libye , cheval sur la zone

    Afrique et la zone Maghreb-Moyen-Orient ou sur les pays en dveloppement et les

    pays mergents .

    Aprs le 14 janvier, la situation du ct europen semble plus incertaine. La volont de

    changement par un appui affirm au processus de transition dmocratique est affirme par

    toutes les instances europennes et traduit une dtermination tourner la page du soutien

    inconditionnel aux rgimes autoritaires.

    Catherine Ashton, la Haute reprsentante de lUnion europenne, a annonc le 14 avril un

    engagement financier de lEurope en faveur de la Tunisie de 258 millions deuros dici 2013 dont

    17 millions dbloqus immdiatement et limplication croissante de la BEI de faon ce que

    le taux de laide la Tunisie augmente significativement. Le 31 mars, Stefan Fle, le commissaire

    charg de la politique europenne de voisinage et de llargissement, a promis de doubler

    laide financire de la Commission europenne, notamment pour renforcer la socit civile,

    promouvoir le dveloppement des rgions dfavorises et dvelopper le micro-crdit. Le statut

    de partenaire avanc devrait tre accord ds que le pays mettra en place un Etat de droit

    et un systme dmocratique respectueux des droits de lHomme , ce qui devrait permettre

    dattirer les investisseurs europens, moderniser ladministration tunisienne et donc accrotre la

    comptitivit et les avantages conomiques de la Tunisie. Les ngociations sur les accords de

    libre-change devraient en outre tre acclres.

    R S U M E X C U T I F

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    Cet empressement faire des promesses et dfinir des priorits alors quaucun bilan nest tir

    des stratgies poursuivies jusque-l tmoigne dun certain dsarroi des instances europennes

    face la nouvelle situation. Plus inquitant, il semblerait quon sachemine tout simplement vers

    une reconduction des politiques suivies, en procdant quelques ajustements au jour le jour

    en fonction des dveloppements venir ; et que nombre des annonces prsentes comme

    un soutien la nouvelle Tunisie soit en ralit la prsentation, nouvelle, dengagements

    antrieurs dj entrins.

    90% des fonds la disposition de la Commission europenne transitent par la coopration

    bilatrale, travers les projets et soutiens aux politiques publiques inscrits dans le Programmes

    indicatifs nationaux (PIN). Or ces programmes sont extrmement longs monter, demandant

    au minimum un ou un an et demi entre la conceptualisation et le premier dboursement.

    Dans le contexte actuel, le PIN ne va pas tre remis en cause et il nest pas question, pour les

    Europens, de partir de zro.

    Dans une vision qui spare les droits conomiques et sociaux des droits civils et politiques, il ny

    a pas de critique en profondeur de lorientation globale des politiques publiques soutenues en

    Tunisie, pas dautocritique, notamment au niveau oprationnel.

    Du ct europen on estime qu on a trs bien travaill sur lconomique mais que

    les blocages se concentraient sur la gouvernance, les droits de lHomme et la justice .

    Le climat des affaires, lamlioration des conditions demployabilit, lamlioration du cadre

    rglementaire, lapprofondissement de la libralisation restent dactualit comme le soulignent

    les experts europens directement impliqus dans la conceptualisation de la coopration :

    les grandes rformes structurelles qui permettent de construire le cadre de dveloppement,

    elles, sont toujours identiques .

  • 19

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    R S U M E X C U T I F

  • 20

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    Ce rapport a pour objet de contribuer souligner limportance de la promotion des droits

    conomiques et sociaux et de la protection sociale en Tunisie au travers d'une rflexion sur les

    futures politiques conomiques et sociales de la Tunisie, et en remettant en question la nature

    des politiques europennes cet gard.

    Le rapport est publi un moment o les discussions en Tunisie sur lavenir du pays, et sa

    reconfiguration politique sont en plein essor aprs des dcennies doppression des liberts

    fondamentales et de toute forme de dissidence politique.

    Le rapport est construit sur la base des principes noncs la Confrence de Vienne de

    1993 sur les droits de lHomme, venue raffirmer que les droits humains tels qu'noncs dans

    la Dclaration universelle des droits de l'Homme (DUDH, 1948) sont universels, indivisibles et

    interdpendants. Tout en se flicitant de ce que la rforme politique et constitutionnelle soit

    l'objet d'intenses discussions en Tunisie, le rapport souligne l'erreur fondamentale qui consisterait

    ngliger la ncessit de rformer les politiques conomiques et sociales du pays et, par

    consquent, la coopration UE-Tunisie dans ce domaine.

    Le renversement de Ben Ali a t le rsultat dun soulvement populaire, men par la jeune

    gnration dans une qute pour le respect de sa dignit, pour la justice sociale, conomique

    et politique.

    I N T R O D U C T I O N PAR LE RSEAU EURO-MDITERRANEN DES DROITS DE LHOMME

  • 21

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    Il est donc inquitant de voir que les politiques conomiques et sociales menes par lancien

    rgime tunisien restent largement incontestes, comme dcrit dans le prsent rapport.

    Il est galement inquitant de constater que lUE semble penser que les programmes passs

    de soutien social et conomique restent valables aujourdhui et ne doivent peu ou pas tre

    rviss, mme la lumire de larrive de milliers de Tunisiens en 2011 sur la rive europenne (par

    Lampedusa), illustration dramatique du besoin radical de remdier aux ingalits conomiques

    et sociales et aux ingalits structurelles qui continuent de marquer le pays.

    Le rapport s'intgre dans le cadre des efforts dploys depuis 2001 par le Rseau Euro-

    mditerranen des droits de lHomme (REMDH) pour mettre en lumire le caractre

    fondamental des droits conomiques et sociaux dans la relation entre lUE et les pays du Sud

    de la Mditerrane4.

    ;" "

  • 22

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    Plus prcisment, le rapport est le rsultat de ltablissement par le REMDH en 2009 dun Groupe

    Solidarit5 pour la Tunisie compos de reprsentants d'organisations membres du REMDH

    en Tunisie et en Europe, ainsi que de personnes-ressources de Tunisie et de la socit civile

    europenne6. Le Groupe Solidarit avait pour activit principale de promouvoir les initiatives

    de solidarit en faveur des dfenseurs des droits de lHomme et de la socit civile en Tunisie,

    de renforcer la coopration entre les militants tunisiens et de contribuer au renforcement de

    leurs rseaux lintrieur et lextrieur de la Tunisie. Ce groupe s'est donn pour priorit de

    s'intresser aux relations en matire de droits de lHomme entre la Tunisie et lUE afin dutiliser les

    instruments en vigueur comme un levier pour la dfense et la promotion des droits de lHomme.

    Le Groupe Solidarit a par ailleurs organis une srie de rencontres entre les organisations de

    dfense des droits de lHomme lintrieur de la Tunisie, et auprs d'acteurs cl, associatifs,

    universitaires et institutionnels en Espagne et en Italie fin de plaidoyer7. Le groupe a galement

    produit un rapport sur les relations UE-Tunisie centr sur les droits civils et politiques, lequel rapport

    critiquait vivement le rgime tunisien et la nature de la raction de lUE vis--vis des violations

    des droits de l'Homme perptres par le rgime tunisien8.

    En avril 2010, le REMDH et le Groupe Solidarit ont dcid de mener une tude dtaille sur les

    politiques conomiques et sociales du rgime tunisien, en incluant la contribution de lUE dans

    ce domaine, tant donn que lun des arguments les plus solides oppos de faon rcurrente

    par les officiels de lUE et ses Etats membres pour soutenir le rgime de Ben Ali (notamment

    au travers de la dcision de l'octroi la Tunisie du statut avanc 9), tait les performance

    conomique et sociale du pays.

    Il a ainsi t dcid de s'intresser de plus prs au miracle conomique et social tunisien afin

    de fournir aux dfenseurs des droits humains en Tunisie des arguments et des lignes dactions

    qui pourraient tre utiliss dans leur travail.

    Le lancement concret du projet a eu lieu en novembre 2010 Rome lors dune rencontre entre

    le Groupe Solidarit et Batrice Hibou, chercheur reconnue pour sa connaissance approfondie

    du pays, qui a encadr l'quipe de recherche qui a rdig le rapport10.

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  • 23

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    Un mois plus tard, le 17 dcembre 2010, la rvolution tunisienne tait dclenche par l'immolation

    de Mohammad Bouazizi, acte dsespr et emblmatique de contestation l'encontre des

    conditions de vie et des humiliations quotidiennes rencontres par les citoyens tunisiens.

    Le dbut de la rvolution a confirm la pertinence du choix des thmes abords dans de

    ce rapport. Toutefois, les nouvelles circonstances ont ncessit une adaptation de langle

    du rapport pour prendre en considration le fait que la Tunisie est passe d'un mode de

    gouvernement rpressif et sclros un processus de renouvellement politique gnral,

    marqu par la prolifration des dbats sur lavenir du pays.

    Ainsi, plutt que dopter uniquement pour une dconstruction des modes de promotion par

    lancien rgime tunisien de ses ralisations conomiques et sociales et de limpact de ce

    discours sur le soutien financier et les programme de lUnion europenne - il a t choisi de

    prsenter un rapport mettant en lumire limportance de discuter des questions relatives

    aux droits conomiques et sociaux dans la priode que traverse actuellement la Tunisie, en

    apportant un clairage et des lments d'analyse de nature favoriser le dbat.

    Par consquent, l'inverse du prcdent rapport diffus par le Groupe Solidarit Tunisie du

    REMDH, le prsent rapport nest pas un document droits de lHomme dans l'acceptation

    traditionnelle du terme. Il a plutt l'ambition de constituer un document de travail au profit de

    la socit civile tunisienne, de ses soutiens en lEurope et dans le monde arabe, ainsi que pour

    les dcideurs tunisiens et europens.

    Cest pourquoi les recommandations ne font pas partie du rapport lui-mme. Considrant le

    processus dans lequel la Tunisie est engage, le REMDH a choisi de contribuer aux intenses dbats

    qui ont actuellement cours dans le pays. Lorganisation autour du rapport de runions avec les

    militants et militantes tunisiens des droits de lHomme, des conomistes, des associations de

    dveloppement etc. permettra de dresser de faon dynamique une liste de recommandations

    l'intention du public tunisien, des partis politiques, du gouvernement intrimaire et de l'Union

    europenne.

    Les recommandations seront publies dans des brochures distinctes avec le souci de mener un

    travail de plaidoyer qui porte les conclusions de ces analyses et la substance de ces dbats.

    Le rapport est en lui mme bas sur les recherches approfondies conduites avant la rvolution

    par lquipe dexperts compose de Batrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Hamdi. Il a

    t mis jour par des recherches de terrain menes en Tunisie et Bruxelles entre janvier 2011

    et la fin du mois de mars 2011..

    I N T R O D U C T I O N

  • 24

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    Les stratgies adoptes par lUnion europenne, linstar des autres bailleurs de fonds (Banque

    mondiale, FMI mais aussi cooprations bilatrales) vis--vis de la Tunisie ont repos sur une

    analyse largement survalue voire errone de la situation tunisienne, dans ses diffrentes

    dimensions, politique, conomique et sociale. A la lecture des documents de stratgies publis

    (notamment des documents de stratgie pays, DSP, et des programmes indicatifs nationaux,

    PIN), on est frapp par le foss existant entre la ralit et les descriptions qui en sont faites par

    les experts, au point quon est tent dy voir une sorte dauto-aveuglement volontaire.

    Pendant des annes, le discours des partenaires financiers, commencer par la Banque

    mondiale et le FMI, mais largement repris par lUnion europenne, a contribu gnraliser

    et faire croire limage dun miracle conomique labore par les autorits tunisiennes.

    Outre la lgitimit immrite quelle accordait au rgime tunisien, cette rhtorique a constitu

    le soubassement des stratgies poursuivies ainsi quune garantie donne aux bailleurs de fonds.

    Dfricher les pistes possibles dune meilleure adquation entre reprsentation de lconomie

    tunisienne et sa ralit implique ncessairement de dconstruire le discours sur le miracle

    conomique de la Tunisie.

    I. LA RHTORIQUE DE LA STABILIT ET DU MIRACLE CONOMIQUE

  • 25

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    Trs rapidement synthtis, il repose sur quelques lments bien connus, et il est relativement

    simple : dune part, lampleur de la croissance, la diversification conomique et sa capacit

    crer des emplois, laugmentation des exportation, lattrait du pays pour les investissements

    trangers et les financements, et last but not least, lamlioration des niveaux de vie et du bien-

    tre de la population ; de lautre, la capacit rformer, stabiliser le pays en termes macro-

    conomiques (matrise des dficits, de linflation), entreprendre la libralisation, notamment

    extrieure, ainsi que diverses restructurations sectorielles ; enfin, le choix de prendre en charge la

    question sociale et de ne concevoir le libralisme que conjugu avec une attention au social.

    La centralit de la stabilit dans le discours sur le miracle conomique a t un atout

    majeur que le rgime de Ben Ali a habilement utilis dans ses rapports avec ses partenaires

    internationaux, notamment avec les Europens, les plus importants dentre eux. Ces derniers

    nont dailleurs eu de cesse dappuyer cette primaut accorde une stabilit dont les

    contours sont rests toutefois conus en des termes flous et vaguement dfinis. La sensibilit

    de lEurope ce discours a souvent t au fondement de son attitude conciliante face aux

    dfaillances conomiques constates (par exemple devant la ncessit de restructurer le

    secteur bancaire, dassainir les finances publiques ou encore de lutter contre la corruption et

    les pratiques de prdation qui staient intensifies la fin du rgne de Ben Ali) et surtout au

    pendant cach de ce discours, fait de violations systmatiques des droits de lhomme, des

    liberts politiques et des droits fondamentaux, ralises en toute impunit au nom de la lutte

    contre les extrmismes vecteurs dinstabilit.

  • 26

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    I . 1 . L E S M O DA L I T S D E C O N S T R U C T I O N D U D I S C O U R S O F F I C I E L

    Bien quil soit en apparence scientifique , fond sur des ralits apparemment palpables,

    sur des chiffres, des donnes quantifies, o lvaluation et le contrle rendent les controverses

    apparemment moins subjectives que dans le discours politique, le discours conomique que

    les autorits tunisiennes ont dvelopp depuis les annes 1990 et jusquau dpart de Ben

    Ali fait lobjet dune construction qui en oriente la signification politique. On peut facilement

    faire apparatre des procds ou des mcanismes qui ont permis de construire le discours sur

    le miracle conomique tunisien. Lanalyse qui suit propose une analyse systmatique et

    rationalise de ces techniques (qui nont pas toujours t penses comme telles et qui peuvent

    aussi tre le fruit dalas bureaucratiques), partir de certains exemples emblmatiques. Dans

    lespace imparti, il nest videmment pas question de proposer une analyse critique de toutes

    les donnes sur toute la priode du rgime Ben Ali , mais plutt de mettre en vidence les

    principaux mcanismes dlaboration de la fiction du bon lve .

    I.1.A. Le choix astucieux des comparaisons

    Un premier procd consiste choisir de faon astucieuse les rapprochements et tablir

    des comparaisons temporelles et gographiques incohrentes. Bien que les autorits

    tunisiennes considrent leur pays comme une conomie mergente, seul dragon de la

    Mditerrane susceptible dtre compar aux nouveaux tigres asiatiques, les taux de

    croissance, dendettement ou dlectrification, les pourcentages dinvestissement ou daccs

    la proprit, les chiffres dalphabtisation ou la comptitivit de lconomie sont mis en

    perspective de faon avantageuse avec les autres pays du Maghreb ou du Moyen-Orient

    mais surtout avec le continent africain. Les bailleurs de fonds ne trouvent cependant rien

    redire ces comparaisons bancales dans la mesure o ils font souvent de mme pour dautres

    raisons, lies aux dcoupages gographiques de leurs administrations gestionnaires, des

    proccupations gopolitiques et des considrations idologiques11. Les performances en

    matire dalphabtisation sont, par exemple, prsentes avantageusement en comparant la

    Tunisie au Maghreb ou lAfrique ; mais les statistiques dtailles du PNUD, notamment les

    indicateurs de dveloppement humain, permettent de montrer que le pays se situe en ralit

    lgrement en dessous de la moyenne des pays de sa catgorie12.

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  • 27

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    Une autre variante de ce procd consiste ne pas citer les indicateurs invalidant la

    dmonstration. A partir danalyses trs gnrales fournies par exemple par lorganisme

    de promotion des exportations, les autorits soulignent le dynamisme de lindustrie textile

    tunisienne et sa capacit de rsistance par rapport ses concurrents en termes dexportations

    vers lEurope. Pourtant, les statistiques sectorielles sont sans ambigut sur la fragilit du secteur

    et sur la faiblesse des investissements, y compris par rapport ses concurrents mditerranens13.

    Dans les textes laudateurs, on observe un subtil mlange de performances passes, de situation

    prsente, de dcisions prises, dvolutions venir, danticipations et de projections de sorte

    que lon a effectivement une impression de progrs constant et dun succs incontestable du

    modle tunisien. Les annonces sont systmatiquement intgres dans lanalyse conomique

    du prsent : la Tunisie progresse puisque linvestissement direct tranger sera consolid

    et multipli par 2,5 fois dans les secteurs hors nergie , la restructuration a lieu puisque la

    nouvelle loi bancaire va apporter de lordre dans le systme , et les privatisations sacclrent

    puisque 41 entreprises sont proposes la vente14 . Au final, le fait de prsenter des projections

    quantifies et des objectifs mesurs, conjugu laccumulation de donnes et ces allers-

    retours entre pass et prsent, donne une impression de ralit et deffectivit. La centralit

    du Plan dans le discours comme dans les pratiques conomiques est un lment fondamental

    de construction de la vrit conomique15. Le Plan fournit en effet des chiffres impossibles

    mettre en doute et difficilement contredits par les faits.

    I.1.B. Des glissements dans les techniques de comptabilisation et de classement

    Un deuxime procd est celui des glissements : les modifications subreptices dans la

    construction de lindicateur, dans les modalits de mesure ou dans lapprciation dun

    phnomne doivent permettre de montrer sans cesse des amliorations.

    Pour montrer que les migrs investissent au pays et quune vritable dynamique sest

    enclenche, les investissements raliss et les projets agrs sont confondus de mme que,

    pour convaincre de lembellie conomique et du contexte favorable lentreprise, les

    socits ayant obtenu une licence de lorganisme de promotion des investissements (API) sont

    comptabilises comme des entreprises rellement constitues16. Pour suggrer que le secteur

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    L A R H T O R I Q U E D E L A S T A B I L I T E T D U M I R A C L E C O N O M I Q U E

  • 28

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    priv a nergiquement entrepris sa modernisation et constitue dsormais le moteur de la

    croissance, les investissements privs comprennent la part des investissements, particulirement

    levs, provenant des entreprises publiques du secteur productif, sans que cela ne soit jamais

    prcis, comme le regrette le FMI17. Le fait quil nexiste pas proprement parler de statistiques

    officielles sur la contribution du secteur priv la valeur ajoute nationale conforte lide que

    la confusion et le flou des donnes conomiques ne sont pas toujours fortuits18.

    I.1.C. Loubli des performances passes

    Loubli systmatique des performances passes constitue un troisime procd dlaboration

    du discours conomique. Il est frappant de noter lamnsie du pouvoir, notamment par rapport

    la priode antrieure 1987. Alors mme que les continuits sont frappantes entre les deux

    priodes, tout tait fait pour mettre en valeur le Changement 19. Le modle de croissance

    et de stabilit tant vant par les thurifraires de la Tunisie de Ben Ali a pourtant t conu

    au tournant des annes 1960, sous Bourguiba. La croissance soutenue des annes 1970 et du

    dbut des annes 1980 et les transformations du tissu conomique rsultent des nombreuses

    incitations mises en uvre cette poque et finances grce la rente ptrolire et gazire,

    avant le Changement donc et les rformes conomiques actuelles20. De faon similaire, le

    programme actuel de mise niveau de lindustrie est directement issu des politiques de

    modernisation et dindustrialisation des annes de prosprit et de rente.

    I.1.D. Lappropriation de phnomnes sociaux

    Lappropriation de phnomnes sociaux constitue une quatrime procdure de construction

    de lloge conomique et social. Dans cette logique, les bnfices de pratiques et de ralisations

    faites en grande partie par la population de faon autonome, en dehors des injonctions

    politiques ou des politiques publiques sont prempts ou capts par les autorits administratives

    et politiques. Des dynamiques propres la socit sont directement rappropries par les

    responsables gouvernementaux ou captures par la rhtorique officielle, et le discours attribue

    alors la responsabilit de lvolution positive aux politiques conomiques et aux mesures prises

    par les gouvernants. Un bel exemple de cette captation est fourni par le taux de croissance.

    Ce dernier est gnralement attribu la justesse des politiques conomiques et montaires,

    en omettant deux facteurs fondamentaux : dune part, limportance de la conjoncture

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  • 29

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    internationale et des conditions climatiques, de lautre, le dynamisme des entrepreneurs

    ( sfaxiens selon un autre mythe quil faudrait sans doute revoir) ainsi que la structuration

    sociale des rseaux industriels et surtout commerciaux21.

    Le plus souvent cependant, cette rappropriation opre de faon plus subtile, en mettant

    en place, a posteriori, des politiques publiques qui sont attribues par la suite toutes les

    amliorations. Franois Siino en fournit ainsi une superbe formule : linstitutionnalisation tardive,

    ou prvoir ce qui est advenu22 ! En la matire, lexemple le plus frappant est incontestablement

    celui de la politique de logement social. Tout le monde a en tte ces chiffres fabuleux de

    80% reprsentant le pourcentage de mnages tunisiens propritaires de leur logement. Dans

    des travaux spars mais convergents, Mustapha Ben Letaef et Sana Ben Achour ont montr

    limportance des habitations construites sur des terrains acquis de faon informelle23. Seuls 50%

    des titres fonciers seraient immatriculs en milieu urbain et, parmi les fameux 80% de familles

    que les autorits tunisiennes senorgueillissent davoir rendues propritaires, une grande partie

    le sont devenues indpendamment de toute action tatique. Des rapports ministriels, non

    publis, soulignent les dangers que constituent la prolifration de quartiers dhabitat spontan,

    la dgradation du patrimoine immobilier et limportance relative de lhabitat vtuste et

    insalubre24. Dans le Grand Tunis, 30% de lhabitat serait anarchique et ce chiffre monterait

    plus de 50% dans le gouvernorat de lAriana. Il sagit dauto-construction et dautofinancement

    dhabitations leves sans accord des autorits officielles et dont les propritaires ne peuvent

    de ce fait bnficier des mcanismes financiers dappui la construction dhabitation

    (lotissements, bonifications dintrts, viabilisation des terrains, immatriculation foncire). Il est

    dsormais tabli que les programmes daide au logement mais il en va de mme pour la

    plupart des programmes sociaux sont essentiellement orients vers la population solvable25.

    I.1.E. Loccultation dinformations divergentes

    Une cinquime technique consiste slectionner les informations de faon occulter celles

    qui ne vont pas dans le bon sens. Les autorits tunisiennes ne cessent ainsi de souligner

    la primaut du social sur lconomique, de mettre en vidence les politiques favorables

    lemploi et lefficacit de telles mesures en numrant programmes et incitations. Pour ce

    faire des arguments sont habilement mis en vidence : lenteur et prudence des privatisations,

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    L A R H T O R I Q U E D E L A S T A B I L I T E T D U M I R A C L E C O N O M I Q U E

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    textes favorables lemploi (comme la loi sur les faillites et diverses mesures du droit du travail

    qui rendent les licenciements difficiles), mesures de solidarit et traduction budgtaire des

    proccupations sociales. Mais dans le mme temps, tout un arsenal de politiques conomiques

    allant lencontre des objectifs sociaux affichs est minimis, voire occult. On a ainsi pu

    montrer quen dpit des programmes daide aux dfavoriss et aux zones priphriques, la

    paysannerie restait dans les annes 1980 et 1990 le parent pauvre des politiques publiques26

    tandis que dans les annes 1990-2000, on a pu mettre en vidence la primaut des rformes

    librales sur les politiques sociales27. On pourrait faire la mme dmonstration dans dautres

    domaines. Ainsi, il nest videmment rien dit des baisses des entres en devise lorsque les chiffres

    du nombre de nuites peuvent suggrer, quand elles sont prsentes seules, une bonne sant

    du tourisme ou de la monte du chmage, lorsque le chiffre global de la croissance entend

    rsumer lui seul le miracle .

    I.1.F. Une habile mise en scne des chiffres

    Une sixime technique consiste mettre en scne des chiffres, travers toute une srie de

    dispositifs.

    I.1.F.a. Des chiffres ngocis et labors

    Les chiffres sont tout dabord ngocis entre bailleurs de fonds et autorits tunisiennes

    (mais ceci nest videmment pas propre ce pays). Par exemple ceux de linflation,

    du dficit budgtaire, des grands agrgats macro-conomiques en gnral font lobjet

    de rvaluations, en fonction des rapports de force internationaux, de la situation

    conomique, de la conjoncture politique et idologique, attnuant de fait le poids des

    conditionnalits et donnant une marge de manuvre accrue aux gouvernants des

    pays aids pour faire face leurs contraintes internes28.

    Des chiffres sont ensuite prsents ou occults en fonction de leur pertinence par rapport

    au discours officiel. Si pour tout ce qui touche les chiffres globaux de la balance des

    paiements, il est difficile de fournir des donnes errones, en revanche, leur dsagrgation

    peut plus facilement prter manipulation. Par exemple, les chiffres des entres de

    devises ne peuvent tre falsifies, contrairement aux donnes sectorielles sur le tourisme,

    notamment le nombre de nuites, celui des touristes et lorigine de ces derniers. Ainsi, les

    pouvoirs publics tunisiens ont cherch occulter les problmes du secteur touristique

    en affichant le chiffre de 4% de hausse des recettes unitaires par touriste entre 2000 et

    2007. Or, voir de plus prs, ce chiffre a t largement construit par une valuation en

    monnaie locale, la non-prise en compte de la dprciation continue du dinar tunisien

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    (32% entre 2000 et 2007) gonflant les performances relles du secteur. Selon lagence de

    notation Fitch, les recettes par touriste auraient ainsi baiss ces dernires annes29. Cette

    mise en scne permet de cacher la crise du secteur du tourisme : en perdant 5,3% de

    ses parts de march rgional entre 2000 et 2006 et en ralisant comparativement la plus

    faible croissance moyenne des revenus du secteur, la Tunisie voit sa place dgrade

    dans les destinations prfres des touristes, place derrire ses concurrents directs du

    sud de la Mditerrane, Egypte, Maroc et Turquie30.

    Parfois, la divergence des donnes est pour ainsi dire assume, et les autorits cherchent

    moins les harmoniser qu les utiliser de faon la plus avantageuse selon les arguments

    mobiliss. Ainsi et pour rester dans le secteur touristique, les donnes de lagence de

    notation Fitch seront utilises pour minorer les effets de la crise puisque selon cette

    institution, ce secteur ne reprsente que 6,5% du PIB et emploie 380 000 personnes31. En

    revanche, les donnes officielles reprises par les autorits europennes seront utilises

    lorsquil sagit de ngocier des aides et des financements supplmentaires dans la

    mesure o ces chiffres mentionnent une participation du secteur touristique de lordre

    de 15% du PIB, reprsentant 800 000 emplois directs et indirects, soit environ 40% de

    la population active32. Ces divergences peuvent rsulter de dfinitions diffrencies

    de lobjet quantifier, de diffrentes mthodes utilises, de bases diffrentes de

    calcul, dabsence dactualisation En loccurrence, ces divergences (ou plutt ces

    gigantesques diffrences) renvoient une comptabilisation diffrente du tourisme. Les

    premires donnes ne prennent en compte que le tourisme stricto sensu, tandis que les

    secondes considrent galement lincidence du tourisme sur lartisanat (4% PIB) et sur

    les services (3% PIB).

    I.1.F.b. Des donnes caches et non publies

    Dans dautres occasions au contraire, les donnes ne sont pas publies ds lors quelles

    ne sont pas en pleine harmonie avec le discours officiel, et notamment quelles ne

    montrent pas une amlioration. Une autre modalit de cette technique est de ne donner

    voir que des donnes parcellaires afin de donner une image de bon lve. Ainsi en

    est-il des communiqus fournis par les ministres ou la Banque centrale qui occultent les

    rsultats - pourtant fournis par lInstitut National de la Statistique - des mois o les donnes

    sont en rgression, pour pouvoir continuer annoncer une amlioration des entres en

    devise. Tel fut le cas en octobre 200333. De mme, les chiffres des privatisations taient

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    uniquement disponibles de faon agrge, par anne. Pendant longtemps ils nont pas

    t publis par opration et le nom du ou des acqureurs demeurait inaccessible34.

    Dans le domaine de la mise en scne des chiffres, les techniques sont en ralit infinies.

    On pourrait encore citer la non-publication pure et simple de catgories de donnes

    susceptibles de dvoiler des dsquilibres ou des ingalits. Ainsi, dans les annes 2000, la

    rpartition de la richesse nationale par dciles, qui a longtemps t rendue publique, nest

    plus publie de mme que la localisation et lampleur des poches de pauvret ; cest

    le cas galement des informations sur laccs aux services publics qui sont indisponibles

    par rgion. On pourrait encore mentionner la technique de la rcriture des donnes.

    Ainsi les dpenses tatiques ne comprennent pas les dpenses des gouvernorats et des

    municipalits (ce qui nest pas trs grave car la dcentralisation nest pas trs avance

    en Tunisie), mais pas non plus les dpenses du secteur public et parapublic (ce qui est

    beaucoup plus grave tant donn lampleur de ce secteur). Partout, enfin, les donnes

    sont fournies avec une profusion et publies ltat brut, pour montrer la transparence

    des autorits tunisiennes, mais cette profusion de donnes dsordonnes ne permet pas

    de connatre la situation ou lvolution en cours. Ainsi en est-il par exemple des donnes

    fiscales. Dans le cadre de la coopration, les inspecteurs des impts mandats par les

    partenaires trangers pour aider rationaliser et amliorer la gestion du recouvrement

    fiscal en Tunisie se sont heurts une opposition qui sest traduite par une prolifration de

    donnes quantitatives35. Aucun tableau cohrent, aucun pourcentage de rendement

    par type dimpts, pas mme un organigramme lisible de ladministration fiscale nont

    t fournis. En revanche, les cooprants ont obtenu un luxe de chiffres incohrents et

    redondants, des donnes si dtailles que rien ne pouvait tre tir de ces informations

    en termes dconomie gnrale du recouvrement fiscal et de techniques de gestion.

    Ceci ne rsulte pas forcment dune technique de dissimulation et dlaboration oriente

    des donnes, mais de linadquation des informations rcoltes, de linsuffisance de

    personnel et de son manque de qualification, ou bien encore de labsence de matrise

    de linformation. Autre procd : la non-actualisation des donnes. Cela est flagrant sur

    les taux de chmage (stable aux environs de 15%), insensibles la crise, la croissance,

    aux chocs extrieurs Linformation nest pas facile obtenir en Tunisie, et rien nest

    fait pour assister la tache danalyse, surtout si elle se veut critique. Par exemple, il est

    impossible de trouver un document de synthse de laction sociale du gouvernement

    et des sommes qui lui sont alloues36.

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    I.1.G. Un glissement smantique fondateur autour de la stabilit

    Un dernier procd a consist oprer des glissements dans la signification des mots. Ainsi

    du terme stabilit dont le sens passe insensiblement de la stabilit politique la stabilit

    institutionnelle pour finir par recouvrir la stabilit conomique. Grce ces glissements de

    sens, sont cres des causalits entre systme politique et situation conomique, la stabilit

    prsume de lun garantissant le miracle de lautre et celui-ci, son tour, rput favoriser la

    stabilit voire la dmocratisation politique37. Prsente comme une vidence qui ne supporte

    ni dtre explicite elle va videmment de soi , ni dtre rcuse puisquelle est cense

    transcender le conflit politique et recueillir ladhsion des partenaires nationaux et internationaux,

    la stabilit est au cur de lexercice du pouvoir et des stratgies dextraversion. On peut

    mettre en vidence deux mcanismes de production discursive qui font que ce discours a

    priori technique et neutre savre en ralit minemment politique.

    I.1.G.a. Une matrise du vocabulaire et de la grammaire internationale

    Dune part, lappropriation tunisienne du langage de la communaut internationale

    a t une modalit essentielle de sa stratgie dextraversion et une ressource

    importante de ngociation afin de consolider non seulement la rente financire mais

    aussi la rente symbolique que reprsente la figure du bon lve conomique. Cette

    tendance est historique et a longtemps traduit la capacit des autorits tunisiennes

    sadapter aux changements de paradigmes internationaux et des idologies en

    vogue dans la communaut internationale. Dans les annes 1960, la voie socialiste

    de dveloppement fut rige en modle. Les annes 1970 ont correspondu au choix

    de louverture conomique et de linitiative prive, suivant de faon quasi immdiate

    le revirement idologique opr au niveau international. A partir des annes 1990, le

    discours tunisien a fait la part belle la bonne gouvernance , au dveloppement

    durable, la lutte contre la pauvret et la stabilit comme garantie de la poursuite

    des rformes censes enclencher le processus dmergence38. Les technocrates tunisiens

    ont constamment manifest le souci de garder une marge de manuvre dans la mise

    en place des rformes au nom de la stabilit et des spcificits de la trajectoire

    nationale. Cette posture, associe la capacit de production dun discours moderne

    et technique, a souvent eu pour effet de renforcer la perception, chez les responsables

    internationaux, que les autorits tunisiennes matrisaient leur sujet , mme si cela

    passait par certaines confrontations, dans la mesure o lacceptation, le refus et la

    ngociation des rformes empruntaient un langage lgitime , celui de la communaut

    internationale. Utiliser les mmes mots ne veut pas dire en effet partager la mme vision,

    poursuivre le mme objectif et encore moins parler de la mme chose. Lambivalence

    de la stabilit a permis au gouvernement tunisien dnoncer ses politiques publiques

    dans un vocabulaire homologu par ses bailleurs de fonds tout en soumettant celles-ci

    aux logiques internes et propres au pouvoir politique39.

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    L A R H T O R I Q U E D E L A S T A B I L I T E T D U M I R A C L E C O N O M I Q U E

  • 34

    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    I.1.G.b. Une volont de matrise de lagenda propre au rgime

    Dautre part, sans tre rduit une simple rhtorique, le discours sur la stabilit a reflt

    une manire de penser et de concevoir laction publique. De sorte que les glissements

    qui sopraient du registre conomique au politique ntaient ni anodins, ni des effets

    de langage. Ils traduisaient, en revanche, un exercice du pouvoir soucieux de conserver

    la matrise des leviers daction conomique. linterface du politique, de lconomique

    et du social, la stabilit a t rige en condition indispensable lunit nationale

    pour contrer les vellits de contestation politique, la monte du mcontentement

    social et la dpendance conomique annonciatrice de perte de souverainet. Une

    telle construction discursive a dailleurs autoris un accommodement des autorits aux

    conditionnalits imposes par les partenaires, mais un accommodement subtil fait de

    contournements des conditionnalits au nom des impratifs nationaux, de concessions

    tout autant que de ruses, dadaptations ngocies et de faux-semblants destins avant

    tout matriser les volutions conomiques et sociales40. La Tunisie a galement su profiter

    de linstrumentalisation diplomatico-stratgique de laide au dveloppement41 dont

    lobjectif principal est dsormais moins de dvelopper que de stabiliser . Elle a sign

    ainsi laccord de libre-change avec lUnion europenne en 1995. Elle a raffirm son

    engagement dans la lutte contre les flux migratoires travers la signature daccords

    avec un certain nombre de ses voisins de la rive nord de la Mditerrane. La Tunisie

    a ainsi sign avec la France un accord de radmission baptis accord de gestion

    concerte des flux migratoires et de co-dveloppement loccasion de la visite du

    prsident Sarkozy en Tunisie, le 28 avril 2008. Cet accord, qui entend mettre en uvre

    une nouvelle stratgie dveloppe par la France pour matriser les flux migratoires ,

    porte notamment sur la radmission des ressortissants tunisiens en situation irrgulire

    et associe troitement cet impratif des mesures de coopration dans les politiques

    de dveloppement. Il est entr en vigueur le 1 juillet 2009. Il ny pas proprement parler

    daccord de radmission avec lItalie mme si lon a rcemment parl, lors de la visite

    du ministre des Affaires trangres italien, Franco Frattini et de son Premier ministre, Silvio

    Berlusconi en Tunisie en avril 2011, de la signature dun accord. En ralit, ce dernier ne

    peut tre sign et ratifi, puisque le parlement tunisien est actuellement en suspens, dans

    lattente des lections. Toutefois, depuis plusieurs annes, la coopration policire entre

    la Tunisie et lItalie a pris des formes varies : changes dinformations sur les filires de

    passeurs, cration dun systme dalerte pour signaler les dparts clandestins, formation

    des agents de surveillance des frontires et fourniture dquipements et de matriels

    de surveillance du littoral42. Enfin, la Tunisie a ractualis son engagement dans la lutte

    contre le terrorisme travers les vagues darrestation successives de jeunes accuss

    dappartenance la mouvance salafiste43.

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    I.1. H. La politique des bailleurs de fonds et notamment de lUnion europenne

    au cur du miracle

    Les partenaires trangers et les bailleurs de fonds ont jou une partition importante dans la

    construction de la fiction du miracle puisque la reconnaissance internationale du modle

    tunisien est au cur de lexercice du pouvoir44 : les satisfecit trangers permettent dasseoir

    la respectabilit internationale, favorisent lafflux de fonds extrieurs et plus encore confortent

    une certaine lgitimit interne dautant plus efficace quils reprennent largement la rhtorique

    tunisienne. Le modle tunisien est au cur de la stratgie dattraction des financements

    extrieurs et leffort des autorits tunisiennes sest toujours orient vers le maintien dexcellentes

    relations avec les bailleurs de fonds. Les arguments et les logiques qui justifient lattribution de

    ce label sont relativement simples : lvolution des grands agrgats conomiques, une bonne

    utilisation de laide, lattrait du volontarisme politique et le pragmatisme.

    Les partenaires de la Tunisie ne sont pas dupes, loin de l, des bricolages et des mises en

    scne destines toujours montrer la meilleure face du modle tunisien ; ils sont de mme tout

    fait au courant des pratiques souvent contraires aux discours. Mais lexcellence des relations

    entre les autorits tunisiennes et les diffrents bailleurs de fonds sexplique par des intrts

    convergents : la ralisation, ft-elle partielle, des rformes ; un certain respect mutuel ; une

    comprhension technocratique des politiques conomiques. Cependant, cest pour une autre

    raison que les satisfecit se traduisent par loctroi dimportants prts ou dons : globalement, le

    comportement des autorits tunisiennes apparat conforme aux exigences et aux contraintes

    bien particulires des bailleurs de fonds. Indpendamment de toute performance conomique

    et sociale, la Tunisie est en effet un excellent risque ds lors quelle rembourse toujours et

    temps, quelle na jamais t prise en dfaut de paiement, quelle gre sa dette intelligemment,

    que sa bureaucratie est efficace dans ladministration des relations internationales. En outre, le

    facteur gopolitique joue en sa faveur, coince entre la violente Algrie et limprvisible

    Libye , cheval sur la zone Afrique et la zone Maghreb-Moyen-Orient ou sur les pays

    en dveloppement et les pays mergents 45. Par ailleurs, le pays a cet avantage, pour

    des bailleurs de fonds en mal de dcaissement, dtre un pays caractris par sa bonne

    utilisation de laide. Il est en effet lun de ceux dont le taux dabsorption des financements

    extrieurs est le plus lev dans la rgion46. Pour les bailleurs de fonds comme pour les autorits

    tunisiennes, cette capacit grer laide constitue une aubaine, lheure des rvlations sur

    les malversations, sur les drives lies la gestion de laide et, en consquence, la fatigue

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    L A R H T O R I Q U E D E L A S T A B I L I T E T D U M I R A C L E C O N O M I Q U E

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    des donateurs. Les bailleurs de fonds ont besoin de modles , de succs et de bons

    lves ; et comme nul nest parfait, ils sont prts quelques concessions, des aveuglements

    et des oublis.

    Un cercle vertueux peut de la sorte senclencher. Tel est le cas des relations entre la Tunisie

    et lUnion europenne. Dans la mesure o cette dernire tient ce quexiste au moins un

    exemple , les relations sont de facto bonnes, en dpit des humeurs des uns et des autres, des

    petites fcheries, des coups fourrs et des avertissements. Laide est effectivement dpense

    sans que lon prte trop attention aux situations concrtes, ou lenvironnement dans lequel

    elle se dploie. En tant quacteurs extrieurs ncessairement respectueux des souverainets

    nationales, mais aussi pour des raisons purement fonctionnelles, la plupart des bailleurs de fonds

    ont tendance se pencher de faon superficielle sur les mises en uvre effectives et, par

    consquent, sur la ralit des rformes. Le taux de dcaissement peut ainsi tre interprt

    comme une technique discursive que lambigut mme du versement permet : la capacit

    de mobilisation de fonds extrieurs traduit une bonne matrise de la grammaire internationale,

    avec ses procdures de requte de dcaissement, lenvoi dun rapport dutilisation des tranches

    prcdentes, la prparation de comptes prvisionnels De manire gnrale, le dcaissement

    rsulte dun jeu habile entre rcipiendaire et donateur : le premier se doit de montrer quil ne

    peut consommer les prts parce que les procdures des bailleurs de fonds sont douteuses

    et bureaucratiquement complexes ; le second quil ne peut verser les sommes engages en

    raison de linorganisation, de limprparation et de lincomptence dans ladministration et

    dans les organes financiers du pays rcipiendaire. Les performances de la Tunisie en la matire

    suggrent donc une excellente matrise de ce jeu, la prsentation darguments recevables

    pour les bailleurs et une posture administrative et organisationnelle compatible avec celle des

    grands organismes internationaux.

    Lobjet de cette dconstruction nest pas de participer aux dbats notre avis striles et

    avant tout politiques sur lexistence ou non du miracle conomique, ou de contribuer

    une valuation normative de lconomie tunisienne. Il est de comprendre les dynamiques

    bureaucratiques, politiques et sociales luvre dans cette laboration (au sens freudien

    dlaboration fantasmatique) pour mieux saisir ce qui est dit en creux, ce qui doit tre vu

    mais aussi ce qui est cach, occult. Toutes ces techniques discursives sont banales et font

    partie de la volont de tout gouvernement de valoriser ses actions et de se prsenter sous les

    meilleurs auspices, notamment aux yeux des partenaires financiers internationaux. Ce qui fait

    la particularit du discours tunisien, cest son insertion dans une conomie politique et une

    situation des liberts publiques qui paralysait tout contre-discours, toute voix alternative, tout

    dbat contradictoire.

    Or ce discours qui repose sur des donnes travailles et des informations mises en scne

    de faon avantageuse na pas fait quorienter lapprciation que lon pouvait se faire du

    pays. Il a tendu aussi et surtout en orienter la lecture, offrir une image homogne et lisse du

    pays, cacher des failles, des lignes de fracture et dingalit ainsi qu occulter les modes de

    gouvernement autoritaires qui lui taient associs.

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    L A T U N I S I E D A P R S L E 1 4 J A N V I E R E T S O N C O N O M I E P O L I T I Q U E E T S O C I A L E

    L E S E N J E U X D U N E R E C O N F I G U R A T I O N D E L A P O L I T I Q U E E U R O P E N N E

    I . 2 . UN DISCOURS QUI CACHE UNE RALIT SOCIALE MARQUE PAR LAPPROFONDISSEMENT DES INGALITS ET PAR DES MODES DE GOUVERNEMENT AUTORITAIRES

    Comme dans tous les pays aids qui entendent attirer des financements extrieurs, les discours

    officiels entendent cacher une ralit sociale autrement plus complexe et problmatique.

    La Tunisie na rien de spcifique en la matire, si ce nest que linterdiction de tout dbat, y

    compris conomique, a empch le dveloppement de critiques de la rhtorique officielle,

    dexpression systmatique et ouverte de mcontentements, et de discours alternatifs. Mme si

    quelques travaux soulignaient depuis plus ou moins longtemps le caractre construit, stratgique

    et politique du discours sur le miracle, cest le mouvement social de 2010 et le dpart de Ben

    Ali en janvier 2011 qui en a vulgaris et banalis la critique, faisant apparatre au grand jour les

    difficults conomiques et sociales, les ingalits et les failles du modle conomique tunisien.

    Les plus importantes dentre elles, du moins celles qui se sont le plus ouvertement exprimes

    durant les protestations et qui continuent faire lobjet des revendications sociales actuellement

    en cours, sont centres sur le chmage et lexclusion, notamment des jeunes, sur la fracture

    rgionale, sur la prcarisation du travail, sur la corruption et linterventionnisme croissant des

    proches du pouvoir dans lconomie. L aussi, ces maux ne sont pas spcifiques la Tunisie,

    et ils ont t au fondement des autres mouvements sociaux, en Egypte comme au Maroc, par

    exemple. Mais contrairement ce dernier pays, o ces questions sont dbattues depuis des

    annes, le pays de la joie ternelle empchait leur mergence dans lespace public.

    I.2.A. Le chmage et lextrme difficult de la jeunesse en termes dintgration au

    march du travail

    A ce jour, il reste impossible dobtenir une valuation relle du chmage et du sous-emploi

    en Tunisie. Aux lendemains immdiats de la chute de Ben Ali, le quotidien gouvernemental

    La Presse rvlait les chiffres rels des jeunes sans emplois fournis par le directeur gnral

    de lObservatoire national de la jeunesse, Brahim Oueslati. Selon ce journal, les rsultats dune

    enqute mene par cette institution avaient t touffs dans luf , pour prserver la

    bonne image de marque de la Tunisie lextrieur 47. On y apprend ainsi que le taux de

    chmage chez les jeunes gs de 18 29 ans aurait frl les 30% en 2009, atteignant les 45%

    pour les diplms de lenseignement suprieur alors que les chiffres rendus publics lpoque

    faisaient tat de 22,5% pour lensemble des diplms chmeurs. Ces chiffres semblent crdibles

    dans la mesure o ils seraient proches de ceux fournis par une tude publie fin 2005 par

    la Banque Mondiale selon laquelle le taux de chmage des techniciens suprieurs et des

    matrisards avoisinait les 50%48. Selon les donnes de 2004 fournies par linstitution