1086

La Vallée des chevaux

Embed Size (px)

Citation preview

  • Jean M. Auel

    LES ENFANTS DE LA TERRE

    **

    LA VALLEE DES CHEVAUX

    (The Valley of Horses 1982)

  • Traduction de Catherine Pageard

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 4/1086

    1

    Elle tait morte. Peu importait la pluie glaciale qui lui cinglait les joues et les violentes rafales de vent qui plaquaient contre ses jambes la peau d'ours dont elle tait vtue. Son capuchon en fourrure de glouton rabattu sur le visage, la jeune femme continuait avancer en jetant des coups d'il autour d'elle pour essayer de se reprer.

    Se dirigeait-elle bien vers cette range d'arbres irrgulire qu'elle avait aperue un peu plus tt, se dtachant sur l'horizon ? Elle aurait d y prter plus d'attention et regrettait que sa mmoire ne ft pas aussi bonne que celle du Peuple du Clan. Pourquoi raisonnait-elle comme si elle faisait encore partie du Clan ? Elle savait bien qu'elle tait ne trangre et qu'aujourd'hui, aux yeux de tous, elle tait morte.

    Tte baisse, elle se courbait sous le vent. Depuis que la tempte venue du nord avait

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 5/1086

    fondu sur elle en hurlant, elle cherchait dsesprment un endroit o s'abriter. Elle ne connaissait pas la rgion. La lune avait parcouru un cycle complet depuis qu'elle avait quitt le clan de Broud, mais elle ne savait toujours pas o elle allait.

    Dirige-toi vers le nord , lui avait conseill Iza trois ans auparavant. La nuit o elle tait morte, la gurisseuse avait parl du continent situ au-del de la pninsule. Elle avait insist pour qu'elle parte. Le jour o Broud serait le chef, avait-elle dit, il trouverait un moyen de la faire souffrir. Iza ne s'tait pas trompe ! Broud l'avait fait souffrir et il avait mme russi l'atteindre dans ce qu'elle avait de plus cher au monde.

    Durc est mon fils, pensa Ayla. Broud n'avait pas le droit de nous sparer. Il n'avait aucune raison de me maudire. C'est lui qui a provoqu la colre des esprits et le tremblement de terre qui a suivi. Ayla avait dj t maudite : elle savait donc quoi s'en tenir. Mais, cette fois, tout s'tait pass si vite que les membres du Clan eux-mmes avaient eu du mal se faire l'ide qu'elle n'existait plus. Ils n'avaient pourtant pas pu empcher Durc de la voir au moment o elle avait quitt la caverne.

    Alors que Broud l'avait maudite dans un mouvement de colre, Brun, au contraire, avait consult les membres du Clan avant de lancer sa maldiction. Il avait pourtant de bonnes raisons

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 6/1086

    de la maudire, mais il lui avait laiss une chance de revenir.

    Relevant la tte, Ayla s'aperut qu'il commenait faire sombre : la nuit n'allait pas tarder tomber. Malgr les touffes de carex qu'elle avait glisses l'intrieur de ses chausses en peau pour les isoler de l'humidit, la neige avait fini par les dtremper et elle avait les pieds tout engourdis. La vue d'un pin tordu et rabougri la rassura.

    Dans les steppes, les arbres taient peu nombreux : ils ne poussaient qu'aux endroits o le sol tait humide. En gnral, une double range de pins, de bouleaux ou de saules, aux troncs tordus par les rafales de vent, signalaient la prsence d'un cours d'eau. Durant la saison sche, dans cette rgion o les eaux souterraines taient rares, la vue de ces arbres tait toujours bon signe. Et quand le vent, venu des grands glaciers du Nord, soufflait en tempte sans qu'aucune vgtation ne l'arrte, ces rideaux d'arbres offraient une protection aussi maigre soit-elle.

    Ayla fit encore quelques pas avant d'atteindre le bord du ruisseau, un mince filet d'eau qui courait entre les berges prises par les glaces. Elle obliqua alors vers l'ouest, dans l'espoir qu'en aval la vgtation serait plus dense que les broussailles environnantes.

    Elle avanait avec difficult, le visage toujours

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 7/1086

    protg par son capuchon, quand, soudain, le vent cessa de souffler. Levant les yeux, elle s'aperut que de l'autre ct du ruisseau, la berge se relevait pour former un petit escarpement. Aussitt, elle s'engagea afin de traverser l'eau glace. Les touffes de carex taient impuissantes contre la morsure de l'eau glaciale mais, au moins, elle ne sentait plus le vent. La berge, creuse par le courant, formait une saillie qui abritait un tapis de racines et de broussailles emmles, et Ayla se dirigea vers cette sorte d'auvent sous lequel la terre tait peu prs sche.

    Aprs avoir dfait les courroies du panier qu'elle portait sur le dos, Ayla le posa par terre, puis elle en retira une lourde peau d'aurochs et une branche dbarrasse de ses rameaux. Avec la peau d'aurochs, elle dressa une tente basse et pentue, maintenue sur le sol par des pierres et des morceaux de bois flott, et elle se servit de la branche pour y mnager une ouverture.

    En s'aidant de ses dents, elle dnoua les lanires en cuir de ses moufles. De forme peu prs ronde, celles-ci taient faites d'une peau retourne, resserre la hauteur du poignet et fendue l'intrieur, ct paume, pour permettre le passage de la main ou du pouce lorsqu'elle dsirait attraper quelque chose. Les peaux qui recouvraient ses pieds taient du mme modle sauf qu'elles taient dpourvues de fente et elle dut pas mal batailler avant de

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 8/1086

    russir dnouer les courroies mouilles qui les tenaient fermes hauteur de la cheville. Quand elle se fut dchausse, elle retira les touffes de carex qui se trouvaient l'intrieur de ses chausses et les mit de ct.

    Elle tala alors sa peau d'ours l'intrieur de la tente, face mouille contre le sol, puis posa par-dessus ses moufles, ses chausses en peau et les touffes de carex. Elle pntra en rampant sous la tente, pieds en avant, et en bloqua l'entre l'aide de son panier. Aprs avoir frott ses pieds glacs, elle s'enveloppa dans la fourrure. Ds que celle-ci lui eut communiqu sa chaleur, elle se roula en boule et ferma les yeux.

    L'hiver n'en finissait pas de mourir. Ce n'est qu' contrecur qu'il cdait la place la saison nouvelle. Et le printemps lui-mme semblait hsiter s'installer : un jour, il faisait froid comme au plein cur de l'hiver et le lendemain, le soleil brillait, annonciateur des chaleurs de l't.

    Durant la nuit, le temps changea nouveau et la tempte s'arrta net. Quand Ayla se rveilla, le soleil se rverbrait sur les plaques de glace et les amas de neige de la rive, et le ciel tait d'un bleu profond et lumineux. Quelques nuages s'effilochaient vers le sud.

    Elle se glissa en rampant hors de la tente et, pieds nus, courut vers le ruisseau. Elle avait emport une vessie recouverte de peau qui lui

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 9/1086

    servait de gourde et qu'elle plongea dans le cours d'eau glacial. Aprs l'avoir remplie, elle but une longue gorge et se prcipita nouveau sous la tente pour se rchauffer.

    Mais elle ne resta pas longtemps l'intrieur. Maintenant que la tempte s'tait calme et que le soleil brillait, elle n'avait plus qu'une hte : reprendre sa route. Ses chausses ayant sch pendant la nuit, elle les enfila, attacha sa peau d'ours par-dessus le vtement en peau qu'elle avait gard pour dormir et, aprs avoir fouill dans son panier pour y chercher un morceau de viande sche, y rangea sa tente et ses moufles. Tout en mastiquant la viande sche, elle se remit en route.

    Le cours du ruisseau tait peu prs droit, en pente lgre, et elle n'eut aucun mal le suivre. Elle marchait en fredonnant toujours le mme son d'une voix sans timbre. De temps en temps, elle apercevait des petites taches vertes sur les buissons de la rive et quand elle vit que, tel un visage minuscule, une fleur avait russi percer l'paisse couche de neige, cela la fit sourire. A un moment donn, un gros morceau de glace se dtacha soudain de la berge et, aprs avoir ricoch ct d'elle, s'loigna toute vitesse, entran par le courant.

    Quand Ayla avait quitt le Clan, le printemps tait dj arriv. Mais l'extrme sud de la pninsule, il faisait plus chaud qu'ailleurs et l'hiver durait moins longtemps. Abrite des

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 10/1086

    vents glacials par une chane de montagnes, rchauffe et arrose par les brises venues de la mer intrieure, cette troite bande ctire oriente au sud bnficiait d'un climat tempr. Plus au nord, dans les steppes, le climat tait plus rude. Et Ayla, aprs avoir long la chane de montagnes, avait voyag dans cette direction. Si bien que, pour elle, c'tait toujours le dbut du printemps.

    Alors qu'elle cheminait le long du cours d'eau, elle entendit soudain les cris rauques des hirondelles de mer. Elle leva les yeux et aperut, tournoyant au-dessus d'elle, ces oiseaux qui ressemblaient de petites mouettes. La mer ne devait pas tre loin. Et les hirondelles taient certainement en train de nicher. Ce qui voulait dire : des ufs. Mais aussi : des moules sur les rochers, des clams, des bernicles et des flaques pleines d'anmones de mer. Elle acclra aussitt l'allure.

    Le soleil tait presque au znith lorsqu'elle arriva dans la baie forme par la cte sud du continent et l'extrmit nord-ouest de la pninsule. Elle avait enfin atteint le large goulet qui reliait l'un l'autre.

    Aprs s'tre dbarrasse de son panier, Ayla escalada une falaise qui dominait le paysage environnant. Au pied de la paroi se trouvaient de gros rochers arrachs par le ressac. Des

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 11/1086

    hirondelles de mer et des mergules1 nichaient en haut de l'peron rocheux et, quand elle ramassa leurs ufs, les oiseaux poussrent des cris perants. Elle en goba quelques-uns, encore tides de la chaleur du nid, et fourra les autres dans un repli de son vtement. Puis elle redescendit vers le rivage.

    Elle retira alors ses chausses et pntra dans l'eau pour y rincer les moules lgrement sableuses qu'elle venait de ramasser sur les rochers. Quand, penche sur une flaque laisse par la mare descendante, elle avana la main pour arracher des anmones de mer, celles-ci replirent leurs tentacules chatoyants qui ressemblaient des ptales de fleur. Leur forme et leur couleur lui tant inconnues, elle prfra terminer son repas avec des clams qu'elle dnicha en fouillant dans le sable un endroit o une lgre dpression trahissait leur prsence.

    Rassasie par les ufs et les coquillages, la jeune femme se reposa un moment sur le rivage, puis elle escalada nouveau la falaise. Arrive en haut, elle s'assit, les genoux entre les mains, respirant pleins poumons l'air du large.

    D'o elle tait, elle apercevait parfaitement le doux arc de cercle que traait en direction de l'ouest la cte sud du continent. A peine masqu

    1Oiseau voisin du pingouin, bec trs court. (NScan)

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 12/1086

    par un troit rideau d'arbres, elle voyait aussi le vaste pays des steppes qui ressemblait en tout point aux froides prairies de la pninsule. Nulle part il n'y avait trace de vie humaine.

    Me voil arrive sur le continent, se dit-elle, cette terre immense qui se trouve au-del de la pninsule. Et o dois-je aller maintenant, Iza ? Tu m'as dit que c'tait ici que vivaient les Autres. Mais je ne vois personne.

    Ayla se souvenait parfaitement des paroles prononces par Iza la nuit o elle tait morte, trois ans auparavant :

    Tu n'appartiens pas au Clan, lui avait rappel la gurisseuse. Tu es ne chez les Autres. Tu dois partir et retrouver les tiens.

    Partir ! Mais o irais-je, Iza ? Je ne connais pas les Autres et je ne saurais mme pas o les chercher.

    Dirige-toi vers le nord, lui avait alors conseill Iza, vers les vastes terres qui se trouvent au-del de la pninsule : c'est l que vivent les Autres. Va-t'en, Ayla ! avait-elle ajout. Trouve ton peuple et ton compagnon.

    Ayla n'tait pas partie au moment o Iza le lui avait conseill car elle ne s'en sentait pas capable. Mais maintenant, elle n'avait plus le choix : elle tait seule au monde et devait trouver les Autres. Il lui tait impossible de revenir sur ses pas et elle savait qu'elle ne reverrait jamais son fils.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 13/1086

    A la pense de Durc, ses joues se mouillrent de larmes. Depuis qu'elle avait quitt le Clan, il avait fallu qu'elle se batte pour rester en vie et avoir du chagrin tait un luxe qu'elle ne pouvait pas se permettre. Mais maintenant qu'elle avait commenc pleurer, elle ne pouvait plus s'arrter.

    Elle versa des larmes sur les membres du Clan qu'elle avait laisss derrire elle et sur Iza, la seule mre dont elle et gard le souvenir. Elle pleura en pensant la solitude qui tait la sienne et aux dangers qui l'attendaient dans ce pays inconnu. En revanche, elle fut incapable de verser des larmes sur Creb, l'homme qui l'avait considre comme sa propre fille. La blessure tait trop frache : il tait trop tt pour qu'elle puisse affronter le fait que Creb tait mort, lui aussi.

    Quand ses larmes cessrent de couler, Ayla se rendit compte qu'elle avait les yeux fixs sur les vagues qui dferlaient au pied de la falaise avant de venir mourir autour des rochers dchiquets.

    Ce serait tellement facile, songea-t-elle. Non ! ajouta-t-elle aussitt en hochant

    vigoureusement la tte. Je lui ai dit qu'il pouvait prendre mon fils, m'obliger partir et lancer sur moi la Maldiction Suprme, mais que jamais il ne pourrait me faire mourir !

    Elle se passa la langue sur les lvres et, au got de sel de ses larmes, se prit sourire. Iza et

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 14/1086

    Creb avaient toujours t tonns qu'elle puisse pleurer. Les membres du Clan ne pleuraient jamais, sauf lorsque leurs yeux taient irrits. Durc lui-mme avait hrit des yeux bruns du Clan : mme s'il lui ressemblait par bien des cts et tait capable d'imiter les sons qu'elle mettait, jamais il ne versait une larme.

    Ayla se dpcha de redescendre. Au moment o elle remettait son panier sur son dos, elle se demanda si les yeux des Autres versaient eux aussi des larmes ou si ses propres yeux taient simplement fragiles comme le disait Iza. Puis elle se rpta le conseil de la gurisseuse Trouve ton peuple et ton compagnon.

    Longeant la cte, la jeune femme s'engagea en direction de l'ouest et traversa sans difficult de nombreux cours d'eau qui allaient se jeter dans la mer intrieure. Mais un jour, elle se retrouva devant une rivire plus large que les autres. Dans l'espoir de trouver un gu, elle obliqua alors vers le nord, suivant le cours d'eau qui s'enfonait l'intrieur des terres. Tant que la rivire avait coul le long de la cte, elle n'tait borde que de pins et de mlzes plus ou moins hauts. Mais, ds que le cours d'eau pntra dans les steppes, aux conifres vinrent s'ajouter des bouquets de saules, de bouleaux et de trembles.

    La rivire faisait des tours et des dtours et, au fur et mesure que les jours passaient, l'inquitude d'Ayla grandissait. La direction

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 15/1086

    gnrale suivie par le cours d'eau tait le nord-est et elle ne souhaitait pas aller vers l'est. Elle savait en effet que les membres du Clan remontaient parfois dans cette partie du continent pour chasser. Et elle ne voulait pas courir le risque de les rencontrer pas avec la maldiction qui pesait sur elle ! Il fallait absolument qu'elle traverse la rivire.

    Quand le cours d'eau s'largit, se divisant en deux bras autour d'une petite le sablonneuse borde de rochers et de buissons, elle dcida de tenter sa chance. Le lit de galets qu'elle apercevait de l'autre ct de l'le ne semblait pas trop profond et elle estima qu'elle devait pouvoir passer pied. Elle aurait trs bien pu traverser la rivire la nage mais elle ne voulait mouiller ni le contenu de son panier ni ses vtements en fourrure. Ceux-ci mettraient du temps scher et les nuits taient encore trop froides pour qu'elle puisse se passer d'eux.

    Elle fit quelques aller et retour le long de la berge avant de dcouvrir un endroit o l'eau semblait moins profonde qu'ailleurs. Elle se dshabilla alors entirement, rangea ses vtements dans son panier et, tenant celui-ci bout de bras, pntra dans l'eau. Les pierres sur lesquelles elle marchait taient glissantes, le courant avait tendance la dsquilibrer et, au milieu du premier bras, l'eau lui arrivait la taille. Malgr tout, elle russit atteindre l'le sans encombre.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 16/1086

    Le second bras tait plus large et elle doutait de pouvoir le traverser aussi facilement. Elle s'y engagea pourtant, car elle n'avait aucune envie de faire demi-tour. Plus elle avanait et plus le lit de la rivire se creusait, si bien qu'arrive au milieu, l'eau lui montait dj jusqu'au cou. Elle posa son panier sur sa tte et continua avancer sur la pointe des pieds. Mais soudain le sol se droba. Sa tte s'enfona dans l'eau et elle but la tasse. Aussitt ses jambes se mirent en mouvement et, tenant son panier d'une seule main, elle se servit de son autre bras pour essayer de gagner la rive. Elle lutta un court instant contre le courant qui essayait de l'entraner puis sentit nouveau des pierres sous ses pieds. Un moment plus tard, elle atteignait la rive.

    Aprs avoir travers la rivire, Ayla s'enfona nouveau dans les steppes. Les pluies s'espacrent, les journes ensoleilles devinrent plus nombreuses : la belle saison tait enfin arrive. Les buissons et les arbres trennaient leurs nouvelles feuilles et l'extrmit des branches de conifres se couvrait d'aiguilles d'un vert doux et lumineux. Ayla, qui aimait bien leur saveur lgrement piquante, en cueillait au passage et les mchonnait tout en marchant.

    Elle prit l'habitude de voyager toute la journe et de ne s'arrter qu' la tombe de la nuit au bord d'un ruisseau ou d'un torrent. Elle

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 17/1086

    n'avait aucun mal trouver de l'eau. Sous l'action conjugue des pluies printanires et de la fonte des neiges, les rivires dbordaient et le moindre ruisseau, la moindre ravine se remplissait. Plus tard, ces cours d'eau phmres s'asscheraient compltement ou, dans le meilleur des cas, ne seraient plus qu'un mince filet de liquide boueux. Toute cette humidit allait tre rapidement absorbe par la terre. Mais avant que cela se produise, les steppes auraient eu le temps de refleurir.

    Presque du jour au lendemain, le pays se couvrit de fleurs. Blanches, jaunes ou pourpres plus rarement rouge vif ou d'un bleu lumineux , elles maillaient le vert tendre des immenses prairies. Le printemps avait toujours t la saison prfre d'Ayla et, une fois de plus, elle tait mue par sa beaut.

    Maintenant que les steppes renaissaient l vie, elle avait de moins en moins besoin de puiser dans les rserves de nourriture qu'elle avait emportes avec elle et commenait vivre sur le pays. Cette activit la ralentissait peine : comme toutes les femmes du Clan, elle avait appris cueillir des fleurs, des feuilles, des bourgeons et des baies tout en continuant marcher. Pour dterrer rapidement les racines et les bulbes, elle se servait d'un bton fouir. Il s'agissait d'une branche dbarrasse de ses rameaux et de ses feuilles et dont une des extrmits avait t taille en pointe avec une

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 18/1086

    lame en silex. La cueillette lui semblait facile maintenant qu'elle n'avait plus qu'elle nourrir.

    En plus, elle avait un avantage sur les autres femmes du Clan : elle pouvait chasser. Uniquement avec une fronde, bien sr ! Mais dans ce domaine, elle tait de loin la plus habile du Clan. Les hommes eux-mmes avaient t obligs de le reconnatre. Ils avaient eu beaucoup de mal se faire l'ide qu'une femme puisse chasser et Ayla avait pay trs cher le droit d'user de ce privilge.

    Quand les cureuils fossoyeurs, les hamsters gants, les grandes gerboises, les lapins et les livres quittrent leurs gtes d'hiver, attirs par l'herbe tendre, elle reprit l'habitude de porter sa fronde suspendue la lanire en cuir qui tenait sa fourrure ferme, ct de son bton fouir. En revanche, son sac de gurisseuse tait comme toujours accroch la ceinture du vtement qu'elle portait sous sa fourrure.

    Si la nourriture tait abondante, il tait un peu plus difficile de trouver du bois et de faire du feu. Les buissons et les arbres qui s'efforaient de pousser le long des cours d'eau saisonniers fournissaient Ayla du bois mort. Elle trouvait aussi sur place des excrments d'animaux. Mais cela ne suffisait pas pour faire du feu chaque soir. Parfois, au moment o elle s'arrtait, elle ne trouvait pas le bois dont elle avait besoin, ou alors celui-ci tait vert ou humide. Il arrivait aussi qu'elle soit trop fatigue

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 19/1086

    pour avoir le courage d'allumer un feu. Dormir en plein air, sans feu pour se

    protger, ne lui souriait gure. Les vastes prairies qu'elle traversait attiraient de grands troupeaux d'herbivores dont les rangs taient dcims par toutes sortes de prdateurs. Seul un feu pouvait les tenir distance. Les membres du Clan le savaient et, lorsqu'ils voyageaient, l'un d'eux avait le privilge de transporter un charbon ardent qui, chaque soir, servait allumer un nouveau feu. Jusqu'alors, Ayla n'avait pas eu l'ide de faire la mme chose. Et quand elle y pensa, elle se demanda pourquoi elle n'y avait pas song plus tt.

    Mme en utilisant une drille feu et une sole en bois, il tait trs difficile d'allumer un feu quand le bois tait vert ou humide. Le jour o elle trouva un squelette d'aurochs, elle se dit que le problme tait rsolu.

    La lune avait nouveau parcouru un cycle complet et la chaleur de l't tait en train de remplacer l'humidit printanire. Ayla traversait toujours la large plaine ctire qui descendait en pente douce vers la mer intrieure. Les limons charris par les inondations saisonnires formaient de larges estuaires barrs en partie par des amas de sable, ou mme des mares et des tangs.

    C'est au bord d'un petit tang de ce genre qu'Ayla s'arrta au milieu de la matine. La

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 20/1086

    veille, elle n'avait pu camper prs d'un cours d'eau et sa gourde tait presque vide. L'eau semblait stagnante et elle n'tait pas sre qu'elle ft potable. Elle y plongea la main, gota une gorge et recracha aussitt le liquide saumtre. Puis elle se rina la bouche avec l'eau de sa gourde.

    Est-ce que l'aurochs a bu de cette eau ? se demanda-t-elle en remarquant le squelette blanchi que prolongeait une longue paire de cornes effiles. Puis elle s'empressa de quitter ces eaux croupies o la mort semblait encore rder. Mais elle ne russit pas chasser l'aurochs de ses penses : elle avait beau s'loigner, elle continuait penser ce squelette et ses longues cornes incurves.

    Il tait prs de midi quand elle s'arrta au bord d'un ruisseau. Elle dcida alors de faire du feu pour cuire le lapin qu'elle venait de tuer. Assise au soleil, elle tait en train de faire tourner entre ses paumes la drille feu sur la sole en bois quand elle se surprit souhaiter que Grod soit l pour lui tendre le charbon ardent envelopp de mousse ou de lichen qu'il transportait toujours dans une... corne d'aurochs !

    Elle sauta aussitt sur ses pieds, rangea la drille et la sole dans son panier, plaa le lapin par-dessus et rebroussa chemin. Arrive au bord de l'tang, elle s'approcha du squelette et commena tirer sur une de ses cornes.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 21/1086

    Mais soudain, elle fut prise de remords : dans le Clan, les femmes n'avaient pas le droit de transporter le feu ! Si je ne le fais pas, qui le fera ma place ? se demanda-t-elle. Et, d'un coup sec, elle dtacha la corne. Puis elle se dpcha de quitter les lieux comme si le simple fait de penser l'acte interdit avait suffi pour qu'elle sente braqus sur elle des regards dsapprobateurs.

    Il y avait eu une poque o, pour pouvoir vivre au sein du Clan, il avait fallu qu'elle se conforme un mode de vie qui ne correspondait pas sa nature. Maintenant, si elle voulait rester en vie, il fallait au contraire qu'elle surmonte les interdits de son enfance et qu'elle pense par elle-mme. La corne d'aurochs tait un premier pas dans cette direction et le signe qu'elle tait sur la bonne voie.

    Ayla se rendit compte trs vite que le fait d'avoir une corne d'aurochs n'tait pas suffisant, en soi, pour transporter du feu. Le lendemain matin, quand elle voulut ramasser de la mousse sche pour envelopper le charbon ardent, elle s'aperut qu'il n'y en avait nulle part. La mousse, si abondante dans les sous-bois autour de la caverne, ne poussait pas dans les steppes, faute de l'humidit ncessaire. Finalement, elle enveloppa le charbon dans de l'herbe. Mais quand elle voulut s'en resservir, la braise s'tait teinte. Elle ne se dcouragea pas pour autant. Plus d'une fois, elle avait recouvert le feu de

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 22/1086

    cendres pour qu'il dure toute la nuit. Elle savait donc en gros comment s'y prendre. Aprs moult essais et checs, elle trouva le moyen de conserver le feu d'un campement l'autre. Elle portait la corne d'aurochs accroche sa ceinture, ct de son sac de gurisseuse.

    Depuis plusieurs jours, Ayla remontait un fleuve trop large pour tre travers pied. Plus elle avanait, plus le fleuve s'largissait et, aprs un brusque crochet, il se dirigeait nettement vers le nord-est.

    La jeune femme tait trop loigne maintenant pour risquer de rencontrer les chasseurs du clan de Broud. Malgr tout, elle ne voulait pas aller vers l'est : l'est, c'tait le retour vers le Clan. Il n'tait pas question non plus qu'elle s'installe dans les vastes plaines qui bordaient le fleuve. Il fallait donc qu'elle trouve un moyen de traverser.

    Excellente nageuse, elle aurait trs bien pu franchir le fleuve la nage. Malheureusement, avec un panier sur la tte, la chose devenait impossible. Que faire ?

    Elle tait assise l'abri d'un arbre mort dont les branches dnudes tranaient dans l'eau. Le soleil de l'aprs-midi se refltait dans le mouvement incessant du courant qui, de temps en temps, charriait quelques dbris. Cela lui rappelait le cours d'eau qui coulait prs de la caverne. A l'endroit o il se jetait dans la mer intrieure, il regorgeait de saumons et

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 23/1086

    d'esturgeons que le clan pchait. Ayla allait souvent y nager en dpit des craintes d'Iza. Elle avait toujours su nager bien que personne ne lui ait appris.

    Je me demande pourquoi les gens du Clan n'aiment pas nager, pensa-t-elle. Ils disaient toujours que pour m'loigner autant de la rive, il fallait que je ne sois pas comme les autres. Jusqu'au jour o Ona a failli se noyer...

    Ce jour-l, tout le monde lui avait t reconnaissant d'avoir sauv la petite fille. Brun l'avait mme aide sortir de l'eau. Elle avait eu l'impression que les membres du Clan la considraient enfin comme une des leurs. Le fait que ses jambes ne soient pas arques, qu'elle soit trop mince et trop grande, qu'elle ait les cheveux blonds, les yeux bleus et un haut front, soudain tout cela n'avait plus eu d'importance. Aprs qu'elle eut sauv Ona de la noyade, certains membres du Clan avaient essay d'apprendre nager. Mais ils n'y taient pas vraiment arriv ils flottaient difficilement et prenaient peur ds qu'ils perdaient pied.

    Durc pourrait-il apprendre nager ? se demanda Ayla. Quand il est n, il tait moins lourd que les bbs du Clan et il ne sera jamais aussi muscl que la plupart des hommes. Oui, il y a des chances qu'un jour il puisse nager.

    Mais qui lui apprendra ? Uba l'aime autant que s'il tait son propre fils et elle prendra soin

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 24/1086

    de lui mais elle ne sait pas nager. Brun non plus. Il lui apprendra chasser et le prendra sous sa protection. Il ne laissera pas Broud lui faire du mal. Il me l'a promis au moment de mon dpart.

    Est-ce que Broud est responsable du fait que Durc ait grandi l'intrieur de mon ventre ? se demanda encore Ayla qui se rappelait en frissonnant comment Broud l'avait force. Iza disait que les hommes font a aux femmes qu'ils aiment mais Broud a agi ainsi parce qu'il savait que je le hassais. Tout le monde dit que ce sont les esprits des totems qui mettent en route les bbs. Mais aucun homme du Clan ne possdait un totem assez fort pour vaincre mon Lion des Cavernes. Pourtant, ce n'est qu'aprs avoir t viole par Broud que je suis tombe enceinte. Et tout le monde a t surpris : on pensait que je n'aurais jamais de bb.

    J'aimerais bien voir Durc quand il sera devenu adulte. Il tait dj grand pour son ge, comme moi, et il dpassera tous les hommes du Clan, j'en suis sre...

    Non ! je n'en sais rien ! Et je ne le saurai jamais ! Jamais je ne reverrai mon fils.

    Arrte de penser lui ! s'intima-t-elle en ravalant ses larmes et, quittant l'endroit o elle tait assise, elle s'approcha du bord de l'eau.

    Plonge dans ses penses, Ayla n'avait pas remarqu le tronc d'arbre fourchu qui flottait tout prs de la rive. Quand celui-ci se trouva

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 25/1086

    emprisonn dans l'enchevtrement des branches mortes qui se dployaient au ras de l'eau, elle lui jeta un coup d'il indiffrent. Il roulait d'un ct et de l'autre pour se librer, sous le regard absent d'Ayla. Soudain, elle le vit vraiment et dcouvrit du mme coup tout ce qu'elle pouvait en tirer.

    Elle s'avana dans l'eau et hissa le tronc sur la rive. Il s'agissait de la partie suprieure d'un arbre de belle taille qui avait d tre coup net par une violente inondation en amont du fleuve et qui n'tait pas encore trop imbib d'eau. Ayla fouilla dans un des replis de son vtement en peau pour en sortir son coup-de-poing. A l'aide de l'instrument, elle coupa la plus longue des deux branches afin qu'elle ait peu prs la mme taille que l'autre, puis elle les lagua toutes les deux.

    Aprs avoir jet un coup d'il autour d'elle, elle se dirigea vers un bosquet de bouleaux couvert de clmatites. Elle tira sur la plante pour en dtacher une jeune tige, souple et rsistante. Tout en la dbarrassant de ses feuilles, elle revint sur ses pas et s'approcha de son chargement. Elle commena par tendre sa tente en peau sur le sol, puis y vida le contenu de son panier. Le moment tait venu de dresser l'inventaire de ce qu'elle possdait et de tout ranger nouveau.

    Au fond du panier, elle plaa ses jambires, ses moufles en fourrure, ainsi que le vtement

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 26/1086

    en peau retourn dont elle n'aurait pas besoin avant l'hiver prochain. O serai-je ce moment-l ? se demanda-t-elle en marquant un temps d'arrt. Balayant d'un geste cette question laquelle elle ne pouvait pas rpondre, elle continua son rangement. Mais nouveau elle s'arrta la vue de la couverture en cuir souple dans laquelle elle plaait Durc, petit, pour le transporter confortablement cal contre sa hanche.

    Pourquoi l'avait-elle emporte ? Elle n'tait pas indispensable sa survie. Mais elle n'avait pas voulu s'en sparer, elle tait comme imprgne de son fils. Aprs avoir press la peau douce contre sa joue, elle la plia avec soin et la rangea au fond du panier. Par-dessus, elle plaa les bandes en peau absorbante qu'elle utilisait pendant ses rgles. Puis elle ajouta sa seconde paire de chausses en peau. Elle marchait maintenant pieds nus et ne se chaussait que quand il faisait froid ou humide. Mais elle se flicitait d'avoir emport les deux paires car elle en avait dj us une.

    Elle s'occupa ensuite de ses rserves de nourriture. Il lui restait encore une portion de sucre d'rable emballe dans une corce de bouleau. Elle en cassa un morceau et le mit dans sa bouche en se demandant si elle aurait nouveau l'occasion de manger du sucre d'rable quand celui-ci serait fini.

    Elle avait encore plusieurs galettes de voyage,

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 27/1086

    de celles que les hommes du clan emportaient quand ils partaient chasser, faites d'un mlange de graisse fondue, de viande sche broye et de fruits secs. En pensant la graisse qu'elles contenaient, l'eau lui vint la bouche. La plupart des animaux qu'elle tuait avec sa fronde ne fournissaient que de la viande maigre et, si elle n'avait pas pu quilibrer ses menus grce aux vgtaux qu'elle cueillait, ce rgime ne lui aurait pas permis de vivre longtemps. La graisse, sous quelque forme que ce soit, tait ncessaire sa survie.

    Malgr son envie d'en manger une, elle rangea les galettes de voyage dans son panier sans y toucher : mieux valait les garder pour le jour o elle en aurait vraiment besoin. Elle y ajouta les tranches de viande sche qui lui restaient aussi dures que du cuir mais nourrissantes , quelques pommes sches, une poigne de noisettes, quelques petits sacs de grains ramasss dans les hautes herbes des steppes autour de la caverne et jeta un tubercule pourri. Par-dessus la nourriture, elle posa son bol, son capuchon en fourrure et la paire de chausses use.

    Aprs avoir dtach de sa ceinture son sac de gurisseuse, elle caressa la peau de loutre brillante et impermable et sentit sous ses doigts les os des pattes arrire et de la queue. La peau de l'animal avait t incise la hauteur du cou. Une lanire en cuir, enfile cet endroit,

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 28/1086

    permettait de fermer le sac et la tte de la loutre, toujours attache au dos et trangement aplatie, servait de rabat. Iza avait fait ce sac pour elle-mme et Ayla en avait hrit le jour o elle tait devenue son tour la gurisseuse du Clan.

    Ce sac en loutre lui rappelait son premier sac de gurisseuse, fabriqu lui aussi par Iza, et que Creb avait brl, il y a bien des annes de cela, lorsqu'elle avait t maudite pour la premire fois. Brun avait t oblig d'agir ainsi : les femmes du Clan n'avaient pas le droit d'utiliser des armes et cela faisait des annes qu'Ayla se servait en cachette d'une fronde. Malgr tout, Brun lui avait donn une chance de revenir condition qu'elle soit capable de rester en vie.

    Ce jour-l, il a fait plus que de me donner une chance, songea Ayla. Si je n'avais pas su quel point le fait d'tre maudite pouvait donner envie de mourir, peut-tre n'aurais-je pas russi rester en vie lorsque Broud son tour m'a chasse. Mme s'il m'a t trs difficile de quitter Durc pour toujours, la maldiction de Broud m'a moins touche que la premire. Le jour o Creb a brl tout ce qui m'appartenait, j'ai vraiment voulu mourir.

    Elle avait aim Creb, le frre de Brun et d'Iza, au moins autant qu'Iza. Comme il lui manquait un il et la moiti d'un bras, il n'avait jamais pu chasser mais il tait de loin le plus grand magicien de tout le Clan : Mog-ur, craint et respect de tous. Son vieux visage, borgne et

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 29/1086

    dfigur par une cicatrice, inspirait de l'effroi aux chasseurs les plus courageux. Mais Ayla savait qu'il pouvait aussi reflter une grande douceur. Creb l'avait protge, s'tait occup d'elle et l'avait aime comme si elle tait la fille de la compagne qu'il n'avait jamais eue.

    La mort d'Iza remontait trois ans, elle avait donc eu le temps de s'y faire. Et, mme si elle tait spare de son fils, elle savait qu'il tait toujours vivant. Mais la mort de Creb tait si rcente...

    La douleur qu'elle avait garde au fond d'elle-mme depuis le tremblement de terre qui avait tu le vieux magicien resurgit soudain. Creb... Oh, Creb ! cria-t-elle. Pourquoi es-tu retourn dans la caverne ? Pourquoi fallait-il que tu meures ?

    clatant en sanglots, elle enfouit son visage dans la fourrure de son sac, puis elle poussa un gmissement aigu, venu du plus profond d'elle-mme. Elle se mit alors se balancer d'avant en arrire et son gmissement se transforma en une lamentation funbre qui exprimait son angoisse, son chagrin, son dsespoir. Mais il n'y avait personne pour se lamenter avec elle et partager son chagrin. Elle tait seule avec sa peine et elle pleurait sur sa propre solitude.

    Quand ses sanglots et ses gmissements se calmrent, elle tait puise, mais comme dlivre. Au bout d'un moment, elle s'approcha

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 30/1086

    de l'eau et se rafrachit le visage. Puis elle rangea son sac de gurisseuse dans le panier sans en vrifier le contenu qu'elle connaissait parfaitement. La douleur qu'elle avait prouve un peu plus tt avait maintenant fait place la colre. Broud ne me fera pas mourir ! dit-elle en jetant rageusement son bton fouir.

    Puis elle respira fond et s'approcha nouveau de son panier. Aprs y avoir rang sa drille feu, sa sole en bois et la corne d'aurochs, elle fouilla dans un des replis de son vtement et en sortit quelques outils en silex. Dans un autre repli se trouvait un caillou rond qu'elle lana en l'air avant de le rattraper dans le creux de sa main. A condition d'avoir la bonne taille, n'importe quel caillou pouvait tre projet avec une fronde. Mais le tir tait bien plus prcis lorsqu'on utilisait des projectiles ronds et lisses. Ayla en avait toujours quelques-uns d'avance et elle dcida que mieux valait les garder.

    Ensuite, elle prit sa fronde, une bande en peau de daim, renfle au milieu pour servir de logement une pierre et dont les longues extrmits effiles taient entortilles par l'usage, et la posa ct des cailloux. Puis elle dfit la longue lanire en cuir qui retenait son vtement en peau de chamois. Cette lanire tait enroule autour d'elle de manire faire des plis l'intrieur desquels elle transportait toutes sortes de choses et quand elle l'eut dnoue, la peau de chamois tomba sur le sol. Elle ne portait

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 31/1086

    plus qu'un petit sac suspendu par un cordon autour de son cou son amulette. Quand elle passa le cordon par-dessus sa tte, elle frissonna : sans amulette, elle se sentait vulnrable. Pour se rassurer, elle toucha du doigt les petits objets durs placs au fond du sac.

    Tout tait l, tout ce qu'elle possdait, tout ce dont elle avait besoin pour rester en vie auquel il fallait ajouter : l'intelligence, le savoir, l'habilet, l'exprience, la dtermination et le courage.

    Elle dposa son amulette, sa fronde et ses outils l'intrieur de son vtement en peau, replia celui-ci et le rangea l'intrieur du panier. Puis elle enveloppa le panier dans la peau d'ours, attacha le tout l'aide de la lanire en cuir et, aprs avoir empaquet son baluchon dans la peau d'aurochs, elle le fixa l'arrire du tronc fourchu en se servant de la tige de clmatite.

    Pendant un court instant, elle contempla le large fleuve et la berge oppose qui semblait si lointaine. Elle recouvrit son feu de sable, eut, une rapide pense pour son totem et poussa le tronc d'arbre dans l'eau, en aval de l'arbre mort. Aprs quoi elle se logea entre les deux branches et, s'y agrippant solidement, lana son radeau dans le courant.

    L'eau du fleuve, charge de la fonte des neiges, tait glaciale et Ayla se mit haleter, le

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 32/1086

    corps engourdi. Le courant tait puissant et il entranait le tronc, bien dcid, semblait-il, l'emmener jusqu' la mer. L'arbre tanguait, mais ne se retournait pas grce aux deux branches qui l'quilibraient. Ayla luttait contre le courant en agitant frntiquement les pieds pour se frayer un chemin dans cette masse d'eau tourbillonnante. Ses efforts finirent par tre rcompenss : elle russit virer de bord et commena se diriger vers la rive oppose.

    Elle poussait le tronc en travers du courant, sa progression tait mortellement lente et chaque fois qu'elle levait les yeux la rive lui semblait dsesprment lointaine. A un moment donn, elle crut pouvoir aborder, mais le fleuve l'entrana et elle s'loigna nouveau de la berge. Elle tait puise. Au contact de l'eau, la temprature de son corps s'tait abaisse et elle frissonnait violemment. Ses muscles taient douloureux comme si elle avait nag avec une pierre attache chacun de ses pieds.

    Trop fatigue pour lutter, elle finit par s'abandonner la force inexorable du courant. Heureusement, un peu plus loin, le fleuve faisait un coude et, au lieu de continuer en direction du sud, il obliquait brusquement vers l'ouest, inflchissant son cours au contact d'une avance rocheuse qui lui barrait la route. Avant de cder au courant, Ayla avait dj travers les trois quarts du fleuve et, quand elle aperut la rive, elle mobilisa toutes ses forces et reprit le

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 33/1086

    contrle du radeau. Acclrant ses battements de pieds, elle

    essaya d'atteindre la berge avant que le fleuve ait fini de contourner cette saillie providentielle. Elle ferma les yeux et se concentra sur les mouvements de ses jambes. Soudain le tronc eut une secousse : il venait de racler le fond et ne tarda pas s'immobiliser.

    Incapable de faire un mouvement, moiti submerge, Ayla s'accrochait toujours aux deux branches quand un fort remous libra soudain le tronc des rochers qui le retenaient. Prise de panique, elle se mit genoux, poussa le tronc devant elle jusqu' ce qu'il se retrouve sur le sable et retomba dans l'eau.

    Mme si elle tait bout de forces, elle ne pouvait pas rester l. Tremblant violemment, elle se mit ramper vers la rive sablonneuse et s'y hissa. Elle tripota maladroitement les nuds de la tige de clmatite, russit les dfaire et tira son ballot sur le sable.

    Ses doigts ne lui obissaient plus et elle n'arrivait pas dfaire la lanire en cuir. Heureusement, celle-ci finit par casser net et elle put alors rcuprer la peau d'ours. Repoussant le panier, elle s'allongea sur la fourrure et la rabattit sur elle. Quand, un instant plus tard, ses tremblements cessrent, elle s'tait endormie.

    Aprs cette traverse prilleuse, Ayla se

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 34/1086

    dirigea nouveau vers le nord et lgrement l'ouest. Les journes d't taient de plus en plus chaudes, les fleurs des steppes avaient fan et l'herbe lui arrivait la taille. Elle ne remarquait toujours aucune trace de vie humaine.

    Elle ajouta le trfle et la luzerne ses menus, ainsi que des tubercules lgrement sucrs qu'elle dterrait aprs avoir suivi sur le sol le trajet de leurs tiges rampantes. L'astragale lui offrait ses gousses pleines de pois, verts et ovales, en plus de sa racine et elle n'avait aucune difficult distinguer l'espce comestible de ses cousines toxiques. Mme s'il tait trop tard pour cueillir les bourgeons de l'hmrocalle, les bulbes de cette varit de lis taient encore tendres. Certaines varits prcoces de groseilles rampantes avaient commenc prendre couleur et, quand elle voulait ajouter un peu de verdure ses menus, elle trouvait toujours quelques feuilles tendres d'ansrine, de moutarde ou d'ortie.

    Elle ne manquait pas non plus d'occasion d'utiliser sa fronde. Les pikas1 des steppes, les marmottes, les grandes gerboises et toutes

    1Le pika est un petit mammifre lagomorphe (tout comme les

    lapins). Ces animaux de taille modre (8 25 cm) se distinguent notamment par leurs oreilles et pattes postrieures rduites, ainsi que par leurs sifflements strident qui leur vaut le nom de livres siffleurs. (NScan)

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 35/1086

    sortes de livres, qui avaient chang leur blanche fourrure d'hiver pour un pelage gris-brun, abondaient dans les steppes. Il y avait aussi, bien que plus rarement, des hamsters gants, omnivores et grands amateurs de souris. La perdrix des neiges et le lagopde des saules au vol lourd taient un vrai rgal mme si Ayla, en mangeant de ce dernier, ne pouvait s'empcher de penser Creb. L'oiseau dodu et aux pattes recouvertes de plumes tait en effet le mets prfr du vieux magicien.

    Ces petites cratures n'taient pas les seules profiter de la libralit des vastes plaines et y festoyer durant l't. Il y avait aussi des troupeaux de cervids rennes, cerfs communs, cerfs gants aux andouillers gigantesques , des chevaux des steppes trapus, des nes et des onagres qui se ressemblaient tellement qu'on avait du mal les distinguer. Parfois Ayla croisait un bison norme ou une famille de sagas. Elle rencontrait aussi des troupeaux de bovids au pelage brun-roux : les mles atteignaient deux mtres sous le garrot et les veaux, ns au printemps, taient encore accrochs au pis gonfl de leur mre. Rien que de penser leur viande nourrie de lait, Ayla avait l'eau qui lui venait la bouche. Malheureusement, ce n'est pas avec une fronde qu'elle pouvait s'attaquer un aurochs. Elle aperut aussi des mammouths laineux en train d'migrer, des bufs musqus, en troupe serre

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 36/1086

    et les petits l'arrire, qui faisaient face une bande de loups, et une famille de rhinocros laineux qu'elle vita avec soin, connaissant leur caractre irascible. Le rhinocros tait le totem de Broud et elle songea qu'il lui convenait parfaitement.

    Alors qu'elle continuait avancer vers le nord, le paysage commena changer : il devint plus sec et plus dsol. Elle avait atteint l'extrme limite des steppes continentales humides et enneiges en hiver. Au-del s'tendaient des steppes arides et recouvertes de lss qui se prolongeaient jusqu'aux vertigineux -pics des immenses glaciers de l'poque glaciaire.

    Les glaciers, ces paisses couches de neige transformes en glace, enserraient alors le continent et recouvraient l'hmisphre nord. Prs d'un quart de la terre tait enfoui sous leur masse incommensurable. L'eau emprisonne dans les glaciers provoquait une baisse du niveau des ocans, faisant progresser les ctes et modifiant l'aspect du littoral. Aucune portion du globe n'chappait leur influence : les pluies inondaient les rgions quatoriales et les zones dsertiques se rarfiaient. Mais plus on se rapprochait des glaciers, plus les effets en taient sensibles.

    L'immense champ de glace suscitait un phnomne de condensation et l'humidit ainsi produite retombait sous forme de neige. Prs du

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 37/1086

    centre, la haute pression tant constante, le froid devenait extrmement sec et repoussait les chutes de neige aux confins des glaciers. C'est donc l que ceux-ci progressaient. La couche de glace tait presque uniforme sur toute son tendue et avoisinait deux milles mtres d'paisseur.

    Comme les franges du glacier recevaient la plupart des chutes de neige, les rgions qui le jouxtaient au sud taient sches et geles. La haute pression rgnant au centre du glacier crait un couloir atmosphrique qui canalisait l'air froid et sec vers les zones de basse pression. Le vent venu du nord soufflait sans interruption sur les steppes, charriant des particules de roches pulvrises qui avaient t broyes par le front du glacier. A peine plus grosses que celles qui composent l'argile, ces particules ou lss se dposaient sur des centaines de kilomtres et sur une paisseur de plusieurs mtres.

    En hiver, les terres nues et glaces taient balayes par le vent qui poussait devant lui de rares chutes de neige. La terre poursuivait sa rotation et nouveau les saisons changeaient. Mais la formation d'un glacier tant provoque par un abaissement de quelques degrs de la moyenne des tempratures annuelles, les rares journes chaudes avaient bien peu d'effet si elles ne modifiaient pas cette moyenne.

    Au printemps, la fine couche de neige qui

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 38/1086

    s'tait dpose sur le sol fondait, la crote extrieure du glacier se rchauffait et les eaux s'infiltraient travers les steppes. Elles ramollissaient superficiellement le sol et permettaient quelques plantes aux racines peu profondes de pousser. L'herbe croissait rapidement, sachant que ses jours taient compts. Au cur de l't, cette herbe ayant sch sur pied, le continent n'tait plus qu'une immense rserve de fourrage parseme d'lots de fort borale et borde de toundra prs des ocans.

    En lisire des glaciers, l o la couche de neige tait peu paisse, ces pturages attiraient tout au long de l'anne d'innombrables troupeaux d'herbivores et de granivores qui s'taient adapts aux rigueurs du climat ainsi que des prdateurs, capables de supporter n'importe quel climat condition que celui-ci convienne leurs proies. Un mammouth pouvait trs bien brouter au pied d'un immense mur de glace blanc bleut qui s'lanait deux mille mtres au-dessus de lui.

    Les cours d'eau saisonniers aliments par la fonte des glaces se frayaient un passage travers le lss et mme souvent travers les roches sdimentaires, atteignant alors la plate-forme granitique qui se trouvait sous le continent. Il n'tait pas rare de rencontrer dans ce paysage plat perte de vue des ravins pic et des rivires encaisses dans des gorges. Les rivires

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 39/1086

    apportaient de l'humidit et les gorges abritaient du vent : mme au cur des steppes arides, il existait des valles verdoyantes.

    On tait maintenant au cur de l't et, plus les jours passaient, moins Ayla avait envie de poursuivre sa route. Elle en avait assez de la monotonie des steppes, du soleil implacable, du vent incessant. Sa peau tait sche, rugueuse, et pelait, ses lvres taient gerces, ses yeux enflamms et sa gorge constamment irrite par la poussire. Les rares valles qu'elle rencontrait sur sa route taient plus verdoyantes que les steppes et ombrages par des arbres, mais elle n'avait pas pour autant envie de s'y arrter. Et aucune d'elles n'tait habite par l'homme.

    Il n'y avait aucun nuage dans le ciel et pourtant l'ombre de l'hiver semblait dj planer sur les steppes. Ayla tait inquite, elle pensait aux journes glaciales qui n'allaient pas tarder revenir. Pour les affronter, il fallait des rserves de nourriture et trouver un abri. Elle s'tait mise en route au dbut du printemps et, comme ses recherches n'avaient pas abouti, elle en venait se demander si elle tait condamne errer jamais ou alors mourir.

    Au soir d'un jour qui ressemblait au prcdent, elle tablit son camp dans un endroit o il n'y avait pas d'eau. La braise de bois qu'elle transportait s'tait teinte et le bois tait si rare alentour qu'elle n'eut pas le courage d'allumer du feu. Elle avait tu une marmotte dont elle

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 40/1086

    mangea un morceau cru, et sans aucun apptit. Puis elle jeta ce qui restait de l'animal bien que le gibier se fit rare. La cueillette, elle aussi, devenait de jour en jour plus difficile, car le sol disparaissait sous les plantes sches. Sans parler du vent qui n'arrtait pas de souffler.

    Cette nuit-l, elle dormit mal, fit de mauvais rves et se rveilla fatigue. Ce qui restait de la marmotte avait disparu pendant son sommeil et elle n'avait rien manger. Elle but un peu d'eau de sa gourde, saisit son panier et se remit en route, toujours en direction du nord.

    A midi, elle s'arrta au bord d'un torrent presque sec dans le lit duquel il y avait encore quelques flaques et, malgr le got un peu cre de l'eau, remplit sa gourde. Elle dterra quelques racines de massettes, doucetres et filandreuses, qu'elle mchonna en repartant. Elle n'avait pas particulirement envie de marcher, mais que faire d'autre ? Dprime et fatigue, elle avanait sans regarder o elle allait quand elle fut soudain rappele l'ordre par le rugissement d'un lion des cavernes qui se dorait au soleil au milieu de ses congnres.

    Son sang ne fit qu'un tour et, revenant aussitt sur ses pas, elle obliqua vers l'ouest pour quitter le territoire des lions. Fini de voyager en direction du nord ! Elle tait sous la protection de l'esprit du Lion des Cavernes mais non l'abri de l'animal lui-mme. Et, si ce dernier avait l'occasion de se jeter sur elle, il

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 41/1086

    n'hsiterait pas une seconde. Ayla avait dj t attaque par un lion des

    cavernes et depuis, elle portait quatre longues cicatrices parallles sur la cuisse gauche. C'est grce ces cicatrices que Creb avait pu dterminer quel tait son totem. Elle revoyait d'ailleurs rgulirement en rve la gigantesque patte arme de griffes qui s'tait avance dans l'anfractuosit du rocher o elle s'tait cache alors qu'elle avait cinq ans. Elle avait nouveau fait ce rve la nuit prcdente. Creb lui avait expliqu que sa rencontre avec le lion tait une mise l'preuve : elle avait t juge digne de ce totem et les marques qu'elle portait sur la jambe en taient le tmoignage.

    Je me demande pourquoi le Lion des Cavernes m'a choisie ? se dit-elle en touchant sans y penser ses cicatrices.

    Le soleil se couchait, Ayla marchait maintenant vers l'ouest, aveugle par ses derniers rayons. Elle avait suivi une longue dclivit dans l'espoir de dcouvrir une rivire mais n'avait trouv aucune trace d'eau. Elle se sentait fatigue, affame et tait encore sous le coup de sa rencontre avec les lions. tait-ce un signe ? Est-ce que ses jours taient compts ? Comment avait-elle pu croire qu'elle tait capable d'chapper la Maldiction Suprme ?

    Elle tait tellement blouie par le soleil qu'elle faillit ne pas voir que le plateau donnait

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 42/1086

    sur un -pic. Elle s'arrta et, se protgeant les yeux de la main, regarda en bas du ravin. Tout au fond coulait une petite rivire aux eaux tincelantes, borde d'arbres et de buissons. La gorge taille dans les falaises rocheuses s'ouvrait sur une valle verdoyante et abrite. A mi-pente, dans un pr baign par les derniers rayons du soleil, une petite horde de chevaux broutait en toute quitude.

    2

    Pourquoi as-tu dcid de m'accompagner ? demanda le jeune homme brun au moment o il s'apprtait dmonter la tente de peaux laces ensemble. Tu as dit Marona que tu allais simplement rendre visite Dalanar et que tu en profiterais pour m'indiquer le chemin. Ce ne devait tre qu'un court Voyage avant de te ranger. Tu tais cens aller la Runion d't avec les Lanzadonii et arriver l-bas juste temps pour la Crmonie de l'Union. Marona va tre furieuse et c'est le genre de femme dont je

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 43/1086

    n'aimerais pas provoquer la colre. Tu es sr que tu n'es pas tout simplement en train de la fuir toutes jambes ?

    Thonolan avait parl d'un ton lger que dmentait son regard srieux.

    Pourquoi serais-tu le seul de la famille avoir envie de voyager, Petit Frre ? demanda le blond Jondalar. Si je t'avais laiss partir tout seul, au retour tu n'aurais pas manqu de te vanter au sujet de ton long Voyage. Il faut que quelqu'un t'accompagne pour vrifier la vracit de tes histoires. Et aussi pour t'viter des ennuis.

    Jondalar se baissa pour rentrer sous la tente. Celle-ci tait suffisamment haute pour qu'on puisse s'y tenir assis ou genoux et assez grande pour contenir, en plus de leurs fourrures de couchage, tout leur quipement. La tente s'appuyait sur trois perches, places en ligne et fiches au centre. Au milieu, ct de la perche la plus haute, tait mnag un trou muni d'un rabat qui pouvait tre ouvert quand on faisait du feu ou ferm en cas de pluie. Jondalar enleva les trois perches et sortit de la tente reculons.

    M'viter des ennuis ! s'exclama Thonolan. Tu ferais mieux de penser toi ! Attends un peu que Marona dcouvre que tu n'as pas accompagn Dalanar et les Lanzadonii la Runion... Elle serait bien capable de se transformer en donii et de voler par-dessus le

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 44/1086

    glacier que nous venons de traverser pour te rattraper.

    Saisissant chacun une des extrmits de la tente, ils la replirent.

    a fait drlement longtemps qu'elle a des vues sur toi, continua Thonolan. Et, juste au moment o elle croit que c'est gagn, toi, tu dcides de faire un Voyage. A mon avis, tu n'as aucune envie de glisser ta main dans la lanire de cuir et de laisser notre zelandoni y faire un nud. L'union te fait peur, Grand Frre. (Les deux hommes posrent la tente ct de leurs sacs.) A ton ge, la plupart des hommes ont dj un ou deux petits dans leur foyer, ajouta Thonolan en baissant la tte pour viter le coup de poing amical de son frre, ses yeux gris ptillant de malice.

    La plupart des hommes de mon ge ! s'cria Jondalar, feignant d'tre en colre. Quand je pense que je n'ai que trois ans de plus que toi ! ajouta-t-il en clatant de rire.

    Il se laissait aller si rarement rire que ses accs de gaiet surprenaient toujours un peu.

    Les deux frres taient aussi diffrents que le jour et la nuit. D'humeur insouciante, aimant plaisanter et rire, Thonolan tait le bienvenu partout en se faisant facilement des amis. Jondalar tait plus srieux que son frre, plus rflchi et il fronait souvent les sourcils d'un air inquiet. Il apprciait la compagnie de son frre,

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 45/1086

    qui l'amusait. Qui te dit que, quand nous rentrerons,

    Marona n'aura pas dj ramen un petit mon foyer ? fit-il en aidant son frre rouler le tapis de sol en cuir qui, tendu sur une seule perche, pouvait leur servir galement d'abri.

    Qui te dit qu'elle n'aura pas dcid que mon insaisissable frre n'est pas le seul homme digne de profiter de ses charmes bien connus ? Elle sait comment y faire pour plaire un homme quand elle veut. Dommage qu'elle ait aussi mauvais caractre... Mme si elle n'est pas commode, Doni seule sait le nombre d'hommes qui auraient bien voulu d'elle ! Mais il n'y a que toi qui sois capable de la mettre au pas, Jondalar. Pourquoi ne t'es-tu pas uni elle ? Tout le monde attend a depuis des annes.

    Jondalar frona les sourcils et le bleu vif de ses yeux s'assombrit.

    Peut-tre justement parce que c'tait tout ce que tout le monde attendait, rpondit-il. Je n'en sais rien, Thonolan, honntement, j'espre toujours m'unir elle. Qui d'autre pourrais-je choisir comme compagne ?

    Qui ? Celle que tu veux, Jondalar ! Dans toutes les Cavernes, il n'y a pas une femme libre qui laisserait passer la chance de s'unir Jondalar des Zelandonii, frre de Joharran, chef de la Neuvime Caverne, et de Thonolan, le courageux et fougueux aventurier.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 46/1086

    Tu oublies : fils de Marthona, fondatrice de la Neuvime Caverne, et frre de Folara, qui promet d'tre une belle fille ds qu'elle aura grandi, ajouta Jondalar en souriant. Et si tu as dcid de faire la liste de toutes mes attaches, n'oublie pas les lues de Doni...

    Qui pourrait les oublier ? demanda Thonolan en s'approchant des fourrures de couchage coupes la taille d'un homme, laces par deux sur les cts et au fond et munies d'un lacet autour de l'ouverture.

    Les deux hommes se mirent alors remplir leurs sacs. Rigides et vass vers le haut, ils avaient t fabriqus avec du cuir brut et pais, fix sur des lames de bois et ils taient munis de deux courroies en cuir que l'on passait sur les paules. Sur chacune de ces courroies, il y avait une range de boutons en ivoire qui permettaient d'en rgler la longueur. Chaque bouton tait fix grce un lacet enfil dans le trou central et nou un second lacet qu'on faisait passer travers le mme trou, et ainsi de suite.

    A un moment donn, reprit Thonolan, j'ai pens que tu t'unirais Joplaya.

    Tu sais bien que je ne peux pas m'unir elle, rappela Jondalar. Joplaya est ma cousine. En plus, elle est tellement taquine qu'il est impossible de la prendre au srieux. Nous sommes devenus trs bons amis quand je suis

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 47/1086

    all vivre chez Dalanar pour apprendre mon mtier. Il lui apprenait tailler le silex en mme temps qu' moi. Elle est une des meilleures tailleuses de silex que je connaisse. Mais ne va surtout pas lui rpter ! Entre nous, c'tait toujours qui surpasserait l'autre et elle ferait des gorges chaudes de ce que je viens de te dire.

    Jondalar tait en train de soulever la lourde poche en cuir qui contenait ses outils de tailleur de silex et quelques rognons de silex d'avance. Il pensait Dalanar et la nouvelle Caverne qu'il avait fonde. Les Lanzadonii taient de plus en plus nombreux. Depuis que Jondalar tait parti, leur nombre s'tait encore accru. Ils ne vont pas tarder fonder une Deuxime Caverne, songea-t-il en plaant la poche en cuir dans son sac. Puis il y rangea les ustensiles de cuisine et la nourriture. Il plaa ses fourrures de couchage et la tente sur le dessus et glissa deux perches dans un tui fix gauche de son sac. La troisime perche, c'est Thonolan qui s'en chargeait, ainsi que du tapis de sol. Les deux frres portaient chacun quelques sagaies, glisses dans un tui spcial, droite de leur sac.

    Les sacs prts, Thonolan remplit de neige sa gourde. Lorsqu'il faisait trs froid, comme cela avait t le cas alors qu'ils traversaient le haut plateau glaciaire, Thonolan tait oblig de transporter cette gourde l'intrieur de sa pelisse, directement contre son corps, pour que son contenu ne gle pas : sur un glacier, en effet,

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 48/1086

    il n'y avait rien pour faire du feu. Ils avaient maintenant laiss le glacier derrire eux mais ils taient encore trop haut pour esprer trouver un cours d'eau qui ne soit pas pris par les glaces.

    Je suis drlement content que Joplaya ne soit pas ma cousine, dit Thonolan en levant la tte vers son frre. Franchement, je m'unirais bien elle. Tu ne m'avais pas dit quel point elle tait belle. Il n'y a pas une femme qui lui arrive la cheville et, quand elle est l, tous les hommes ont les yeux fixs sur elle. Heureusement que Marthona, notre mre, avait pour compagnon Willomar quand je suis n et qu'elle ne vivait plus avec Dalanar. Au moins, a me laisse une chance...

    C'est vrai qu'elle est devenue trs belle. Cela faisait trois ans que je ne l'avais pas vue. Je pensais qu'elle avait dj trouv un compagnon. Je suis content que Dalanar ait dcid d'emmener cette anne les Lanzadonii la Runion d't des Zelandonii. Avec une seule Caverne, les Lanzadonii n'ont pas beaucoup de choix. La Runion devrait permettre Joplaya de rencontrer d'autres hommes.

    Marona va avoir une sacre rivale ! Je regrette presque de ne pas pouvoir assister la rencontre de ces deux-l. Marona a l'habitude d'tre la plus belle de la bande et elle ne va pas tarder har Joplaya. Comme, en plus, tu ne seras pas l, elle risque de ne pas tellement apprcier la Runion d't cette anne.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 49/1086

    Tu as raison, Thonolan. Elle va souffrir et elle sera furieuse, et je la comprends. Mme si elle a mauvais caractre, c'est une femme de qualit et elle mrite un bon compagnon. Et elle sait s'y prendre pour plaire un homme. Je crois que j'tais vraiment dcid nouer le lien, mais maintenant que je ne la vois plus, je ne sais plus trs bien... conclut Jondalar en attachant une ceinture autour de sa pelisse aprs y avoir plac sa gourde.

    J'aimerais que tu me dises quelque chose, intervint Thonolan, l'air soudain srieux. Quel effet cela te ferait-il si elle dcide de s'unir quelqu'un d'autre pendant ton absence ? Tu sais que c'est trs possible.

    Cela me fera de la peine et mon orgueil en souffrira aussi, reconnut Jondalar. Mais je ne lui en voudrai pas. Je pense qu'elle mrite de rencontrer quelqu'un de mieux que moi. Quelqu'un qui ne la laissera pas tomber pour accomplir le Voyage au dernier moment. Et si elle est heureuse, j'en serai content pour elle.

    C'est bien ce que je pensais, dit Thonolan. (Il ajouta avec un sourire malicieux :) Si nous voulons chapper la donii qui nous court aprs, nous avons intrt nous mettre en route.

    Thonolan finit de charger son sac. Puis, relevant sa pelisse, il sortit son bras de la manche et suspendit sa gourde son paule.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 50/1086

    La pelisse en fourrure des deux frres avait t fabrique selon un modle trs simple. Deux morceaux de peau peu prs rectangulaires, attachs ensemble sur les cts et aux paules, auxquels taient cousus deux rectangles plus petits, plis et cousus pour former deux tubes qui faisaient office de manches. Les pelisses avaient un capuchon, attach aussi dans le dos et bord de fourrure de glouton pour que la condensation provoque par la respiration n'y reste pas accroche sous forme de glace. Elles taient richement dcores de perles en os, d'ivoire, de coquillages, de dents d'animaux, ainsi que de queues d'hermine, blanches bout noir. Elles s'enfilaient par-dessus la tte, pendaient en plis lches, comme des tuniques, et descendaient jusqu'au milieu des cuisses. Une ceinture permettait de les resserrer la hauteur de la taille.

    Sous leur pelisse, Thonolan et son frre portaient une peau de daim taille sur le mme modle et des pantalons en fourrure, avec un rabat sur le devant, qu'une lanire en cuir retenait autour de la taille. Leurs moufles en peau retourne taient attaches un long cordon pass dans une boucle cousue au dos de la pelisse, si bien qu'ils pouvaient les enlever rapidement sans risquer de les perdre. Leurs bottes avaient une semelle paisse qui, comme pour les mocassins, se rabattait autour du pied. Sur cette semelle tait attache une peau plus

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 51/1086

    souple qui pousait les contours de la jambe et qui, rabattue, tait maintenue en place l'aide d'une lanire. A l'intrieur de leurs bottes, ils glissaient une doublure de laine de mouflon, mouille et foule jusqu' obtenir du feutre. Lorsque le temps tait particulirement humide, ils portaient par-dessus leurs bottes un boyau d'animal, impermable et adapt la forme de leur pied. Cette protection s'usant trs vite, ils ne s'en servaient que rarement, en cas d'absolue ncessit.

    Jondalar venait de prendre une hache en silex, au manche court et solide, et il tait en train de la passer dans une boucle de sa ceinture, ct de son couteau en silex au manche en os, quand il demanda son frre :

    Jusqu'o comptes-tu aller ? Quand tu as dit que tu comptais descendre la Grande Rivire Mre jusqu' son embouchure, tu ne parlais pas srieusement ?

    Mais si ! rpondit Thonolan, qui tait en train d'enfiler ses bottes.

    Pour une fois, il ne plaisantait pas. Mais alors nous risquons de ne pas tre

    rentrs pour la Runion d't de l'anne prochaine !

    Es-tu en train de changer d'avis, Frre ? Tu n'es pas oblig de m'accompagner. Je ne t'en voudrai pas si tu dcides de rebrousser chemin. De ta part, c'tait une dcision de dernire

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 52/1086

    heure. Et tu sais aussi bien que moi que nous risquons de ne jamais rentrer chez nous. Si tu veux me quitter, fais-le maintenant ! En plein hiver, tu ne pourras jamais retraverser le glacier.

    Ce n'tait pas une dcision de dernire heure, Thonolan. Je songeais depuis longtemps entreprendre un Voyage et le moment m'a sembl particulirement bien choisi.

    Le ton adopt par Jondalar laissait entendre qu'il ne reviendrait pas sur sa dcision mais on y sentait aussi une lgre trace d'amertume qui n'chappa pas son frre.

    Je n'ai encore jamais fait un vrai Voyage, reprit Jondalar, sur un ton plus lger. C'est maintenant ou jamais. Mon choix est fait, Petit Frre. Tu ne te dbarrasseras pas de moi comme a.

    Le ciel tait dgag et le soleil, qui se refltait sur la neige immacule, aveuglant. On tait au printemps mais, compte tenu de l'altitude, le paysage n'en laissait rien paratre. Jondalar fouilla dans un des petits sacs suspendus sa ceinture pour y prendre une paire de lunettes protectrices. Tailles dans du bois, elles recouvraient compltement les yeux l'exception d'une troite fente horizontale et s'attachaient derrire la tte. Aprs avoir mis ses lunettes, Jondalar, d'un rapide mouvement de pied, enfila ses raquettes, dont il attacha les courroies autour de ses orteils et de la cheville.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 53/1086

    Puis il saisit son sac. Les raquettes avaient t faites par Thonolan.

    Son mtier consistait fabriquer des sagaies. Il avait d'ailleurs emport avec lui son redresseur de sagaie favori, un merrain dbarrass de ses andouillers l'extrmit duquel il avait perc un trou. Il avait dcor cet outil de tout un fouillis d'animaux et de plantes printanires, en partie pour honorer la Grande Mre et La prier d'attirer l'esprit des animaux vers les sagaies de sa fabrication, mais aussi parce qu'il prenait plaisir graver. Le redresseur tait indispensable pour remplacer les sagaies perdues la chasse. Il servait tout particulirement pour l'extrmit l o la main n'avait pas de prise suffisante qui, insre dans le trou, tait rectifie par effet de levier. Thonolan savait travailler le bois, chauff au contact de pierres brlantes ou la vapeur, pour redresser ses traits comme pour, au contraire, cintrer des tiges destines faire des raquettes.

    Jondalar se retourna pour voir si son frre tait prt. Celui-ci hocha la tte et ils s'engagrent alors sur une pente qui, tout en bas, aboutissait une range d'arbres. Sur leur droite, au-del des terres couvertes de forts, ils apercevaient les contreforts montagneux recouverts de neige et, plus loin, les hauts sommets dchiquets de l'immense chane de montagnes. Au sud-est, un pic solitaire et plus

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 54/1086

    haut que ses voisins tincelait au soleil. En comparaison, la rgion montagneuse

    qu'ils venaient de traverser avait presque l'air d'une colline. Elle appartenait un massif largement rod et bien plus ancien que la chane dont ils apercevaient les sommets dentels. Ce massif tait malgr tout suffisamment lev pour tre lui aussi couvert de glace en altitude tout au long de l'anne. Plus tard, quand le glacier continental aurait rejoint son habitat polaire, cette rgion montagneuse serait recouverte de sombres forts. Pour l'instant, elle formait un plateau glaciaire, une version en miniature de l'paisse couche de glace qui recouvrait le nord.

    Quand les deux frres furent arrivs la hauteur des arbres, ils enlevrent leurs lunettes qui protgeaient de la rverbration du soleil mais limitaient la visibilit. Un peu plus bas, ils rencontrrent un petit torrent. N de la fonte des glaces, il s'tait infiltr dans des crevasses rocheuses, avait coul sous terre et mergeait cet endroit, dbarrass de sa boue. Son eau limpide tincelait sous le soleil printanier.

    Qu'en penses-tu ? demanda Thonolan en montrant le torrent son frre. C'est peu prs l que Dalanar a dit qu'elle devait se trouver.

    Nous n'allons pas tarder le savoir. Dalanar a dit que le jour o nous aurons atteint l'endroit o convergent trois rivires qui se

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 55/1086

    dirigent vers l'est, nous saurions que nous suivons la Grande Rivire Mre. D'aprs moi, la plupart de ces petits cours d'eau ont des chances de nous mener dans la bonne direction.

    Tu as raison. Restons du ct gauche. Plus tard, ce sera peut-tre plus difficile de traverser.

    Les Losaduna vivent sur la rive sud, rappela Jondalar. Et nous pourrions peut-tre nous arrter dans une de leurs Cavernes. La rive nord est cense tre le territoire des Ttes Plates.

    Ne nous arrtons pas chez les Losaduna, proposa Thonolan. Ils vont nous demander de rester chez eux et nous nous sommes dj suffisamment attards chez les Lanzadonii. Si nous ne les avions pas quitts temps, la saison aurait t trop avance, et au lieu de traverser le glacier, nous aurions t obligs de le contourner par le nord. Et l, en effet, nous aurions crois le territoire des Ttes Plates. Je tiens continuer et je pense que nous sommes maintenant suffisamment au sud pour ne plus risquer de les rencontrer. De toute faon, quelle importance ? Tu ne vas pas me dire que tu as peur de quelques malheureux Ttes Plates. Il parat que tuer un Tte Plate, c'est comme de tuer un ours.

    Je n'ai pas particulirement envie de me retrouver nez nez avec un ours, rpondit Jondalar en fronant les sourcils. J'ai entendu

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 56/1086

    dire que les Ttes Plates taient intelligents et qu'ils taient presque humains.

    Intelligents, peut-tre... Mais pas humains puisqu'ils sont incapables de parler.

    Ce ne sont pas les Ttes Plates qui m'inquitent, Thonolan. Je pense simplement que les Losaduna connaissent la rgion et qu'ils peuvent nous indiquer la bonne route. Nous pouvons faire halte chez eux juste le temps qu'ils nous fournissent quelques points de repre et nous expliquent ce qui nous attend. D'aprs Dalanar, certains d'entre eux parlent le zelandonii. Nous n'aurons aucun mal nous comprendre.

    D'accord ! Si tu penses que a vaut mieux. Le torrent tait dj trop large pour qu'ils

    puissent le franchir. Ils aperurent alors un tronc d'arbre tomb en travers du cours d'eau et qui formait un pont naturel, et s'en approchrent, Jondalar en tte. Il s'engageait sur des racines apparentes de l'arbre quand soudain Thonolan, qui regardait autour de lui en attendant son tour, lui cria :

    Jondalar ! Attention ! Une pierre lui frla la tte en sifflant.

    Aussitt, il se laissa tomber et saisit une de ses sagaies. Thonolan s'tait accroupi, les yeux fixs sur l'endroit d'o tait partie la pierre. Lorsque les branches nues et enchevtres d'un buisson tout proche bougrent, il lana son arme. Il

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 57/1086

    s'apprtait jeter une seconde sagaie quand six tres mergrent des broussailles.

    Des Ttes Plates ! cria-t-il en reculant pour mieux viser.

    Attends ! cria son frre. Ils sont trop nombreux.

    Le costaud a l'air d'tre le chef de la bande. Si je russis l'atteindre, les autres prendront peut-tre la fuite.

    Non ! Ils vont se ruer sur nous avant que nous ayons le temps de les viser nouveau. Pour l'instant, ils se tiennent distance et ne font pas mine d'avancer. (Jondalar se releva, tenant toujours sa sagaie.) Ne bouge pas ! conseilla-t-il son frre. Attendons. Et ne quitte pas le costaud des yeux. Il a trs bien compris que c'est lui que tu vises.

    Jondalar dvisageait le costaud et avait l'impression dconcertante que les grands yeux bruns taient aussi en train de l'tudier. C'tait la premire fois qu'il voyait des Ttes Plates d'aussi prs et il tait surpris car ils ne correspondaient pas l'ide qu'il s'en faisait. Les yeux qui l'observaient taient enfoncs dans des orbites prominentes, accentues par des sourcils broussailleux. Le nez aux larges narines, mais troit en haut, comme une sorte de bec, les faisait apparatre encore plus enfoncs. Le visage disparaissait sous une barbe paisse et lgrement boucle. En observant un autre Tte

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 58/1086

    Plate, plus jeune et dont la barbe commenait juste pousser, Jondalar s'aperut qu'il n'avait pas de menton, simplement une mchoire saillante. Quant leurs cheveux, bruns, ils taient tout emmls, comme leur barbe. Et ils semblaient trs poilus, surtout en haut du dos.

    C'tait facile voir puisque leur vtement en fourrure ne couvrait que le torse, laissant les bras et les paules nus malgr la temprature presque glaciale. Ce qui surprenait Jondalar, ce n'tait pas qu'ils soient aussi peu sensibles au froid, mais le fait qu'ils portent des vtements. Avait-on jamais vu un animal se vtir et porter des armes ? Car les Ttes Plates taient arms. Ils avaient des lances en bois, certainement utilises pour porter un coup plutt que comme armes de jet, mais dont l'extrmit pointue ne laissait aucun doute sur leur efficacit. Certains portaient sur l'paule le tibia d'un herbivore de grande taille, qui leur servait de massue.

    Ils n'ont pas une mchoire d'animal, pensa Jondalar. Elle est simplement plus puissante que la ntre. Et leur nez est large, sans plus. Par contre leur tte est vraiment diffrente.

    Au lieu d'avoir le front haut comme lui et Thonolan, les Ttes Plates avaient un front bas qui fuyait sur un crne large et tir.

    Jondalar, qui mesurait un bon mtre quatre-vingt-quinze, dpassait d'au moins trente centimtres le plus grand d'entre eux et mme

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 59/1086

    Thonolan, avec son mtre quatre-vingts, semblait un gant compar au costaud qui devait tre leur chef.

    Les deux frres taient bien btis, mais la musculature des Ttes Plates tait tellement puissante qu' ct d'eux, ils paraissaient presque efflanqus. Les Ttes Plates avaient des torses de taureau, des membres tonnamment muscls. Leurs jambes taient arques, mais ils se tenaient parfaitement droits et marchaient normalement. Plus Jondalar les regardait, plus il trouvait qu'ils ressemblaient des hommes mais des hommes comme il n'en avait jamais vu.

    Pendant un long moment, personne ne bougea. Thonolan tait toujours accroupi, la sagaie la main. Jondalar se tenait debout, prt lancer la sienne en mme temps que son frre. Les six Ttes Plates taient d'une immobilit de pierre mais on les sentait prts passer l'action avec la rapidit de l'clair. Chacun campait sur ses positions et Jondalar se demandait comment faire pour sortir de cette impasse.

    Soudain, le costaud mit un grognement et fit un mouvement du bras. Thonolan arma son bras. Jondalar l'arrta d'un geste. Seul le jeune Tte Plate avait boug : il venait de disparatre derrire le buisson qui, un moment plus tt, avait servi de cachette toute la bande. Il rapparut presque aussitt, portant la sagaie de

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 60/1086

    Thonolan, et, la grande surprise de ce dernier, la lui rapporta. Puis il s'approcha du tronc d'arbre qui enjambait la rivire et ramassa une pierre. Il revint alors vers le costaud et, tenant toujours la pierre, inclina la tte d'un air contrit. La seconde d'aprs, ils avaient disparu tous les six derrire le buisson sans aucun bruit.

    J'ai bien cru que nous n'arriverions pas nous en sortir, avoua Thonolan en poussant un soupir de soulagement. Je m'tais jur d'en avoir un ! Il n'empche que je n'y comprends rien...

    A mon avis, le plus jeune a commenc quelque chose que le costaud n'a pas voulu finir. Mais ce n'est pas parce qu'il avait peur de nous. Il fallait un sacr sang-froid pour faire ce geste en sachant que tu le visais.

    Peut-tre n'avait-il pas compris ce qu'il risquait.

    Il avait parfaitement compris, oui ! Il t'avait vu lancer ta premire sagaie. Sinon, pourquoi demander au jeune d'aller la chercher et de te la rendre ?

    Crois-tu vraiment qu'il lui ait dit de faire a ? Mais comment ? Puisqu'ils ne savent pas parler.

    Je n'en sais rien. Mais je suis sr que le costaud a ordonn au jeune de te rapporter ta sagaie et d'aller rechercher sa pierre. Comme a, on tait quitte. Personne n'a t bless et je

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 61/1086

    pense que c'est ce qu'il voulait. C'tait drlement fut de sa part. Tu sais, j'ai l'impression que ces Ttes Plates ne sont pas vraiment des animaux. Je ne savais pas qu'ils portaient des fourrures, avaient des armes et marchaient comme nous.

    En tout cas, je comprends pourquoi on les appelle les Ttes Plates ! Et quelle force ! Je n'aimerais pas avoir me battre mains nues avec l'un d'eux.

    Oui... J'ai l'impression qu'ils doivent te casser un bras aussi facilement que s'il s'agissait d'une brindille. Et moi qui les imaginais tout petits...

    Courts sur pattes, peut-tre... mais pas petits ! Je dois reconnatre, Grand Frre, que tu avais raison : allons rendre visite aux Losaduna. Ils vivent tous prs d'ici et ils doivent en savoir plus que nous sur les Ttes Plates. A mon avis, la Grande Rivire Mre constitue une sorte de frontire. Et j'ai comme l'impression que ces fichus Ttes Plates prfreraient nous voir de l'autre ct.

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 62/1086

    Pendant plusieurs jours, les deux hommes continurent marcher dans l'espoir de dcouvrir les points de repre dont leur avait parl Dalanar. Ils suivaient toujours le mme torrent qui, ce stade, ne semblait gure diffrent des autres petits ruisseaux qui dvalaient le long des pentes. S'agissait-il de la source de la Grande Rivire Mre ? En ralit, la plupart de ces ruisselets se rejoignaient pour former le cours suprieur de cet immense fleuve qui allait traverser plaines et collines sur prs de trois mille kilomtres avant de dcharger son norme cargaison d'eau et de vase dans la mer intrieure du sud-est.

    Le massif de roches cristallines qui donnait naissance ce puissant fleuve tait un des plus anciens de la terre. Le large lit avait t creus par les pousses gigantesques qui avaient soulev et pliss la chane de montagnes aux contours accidents que les deux frres avaient aperue scintillant dans toute sa splendeur. Plus de trois cents affluents, de larges rivires pour la plupart, aprs avoir drain les pentes montagneuses le long de leur parcours, viendraient grossir ses flots tumultueux.

    La rgion que traversaient Jondalar et son frre subissait l'influence ocanique et continentale modifie par la prsence des montagnes. La flore et la faune taient un mlange de ce qu'on trouvait dans la toundra-taga de l'ouest et dans les steppes de l'est. Les

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 63/1086

    versants les plus levs taient le domaine des bouquetins, des chamois et des mouflons. Dans les rgions boises, on rencontrait surtout des cerfs. Le tarpan, un cheval sauvage qui, plus tard, serait domestiqu, broutait dans les plaines abrites ou sur les terrasses fluviales. Les loups, les lynx et les lopards des neiges se coulaient dans l'ombre sans faire aucun bruit. Il y avait aussi des ours bruns omnivores, sortant peine de leur priode d'hibernation. L'ours des cavernes, norme et vgtarien, n'avait pas encore fait son apparition. Et de nombreux petits mammifres commenaient pointer leur museau hors de leurs gtes d'hiver.

    Sur les pentes boises poussaient surtout des pins, mais aussi parfois des picas, des sapins argents et des mlzes. Prs des rivires, on trouvait en majorit des aulnes, de temps en temps des saules et des peupliers, et beaucoup plus rarement des chnes pubescents et des htres nains, si peu dvelopps qu'ils dpassaient tout juste la taille d'arbustes.

    La rive gauche du cours d'eau s'levant graduellement, Jondalar et Thonolan l'escaladrent et ils se retrouvrent bientt au sommet d'une haute colline. Ils aperurent alors un paysage magnifique, sauvage et accident qu'adoucissaient les couches de blanc qui s'taient dposes dans les creux et nivelaient les affleurements rocheux.

    Ils n'avaient pas rencontr un seul groupe de

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 64/1086

    ces gens qu'on appelait les Losaduna, une peuplade qui faisait, elle aussi, partie des Cavernes ce qui ne signifiait pas obligatoirement que ces hommes vivaient dans ce type d'habitat. Jondalar en venait penser qu'ils les avaient rats.

    Regarde ! s'cria soudain Thonolan en tendant le bras.

    Jondalar aperut une mince volute de fume qui s'levait au-dessus de buissons touffus. Les deux frres se prcipitrent dans cette direction et ils ne tardrent pas rejoindre un petit groupe de gens rassembls autour d'un feu.

    Ils s'approchrent grands pas et levrent les mains devant eux, paumes en l'air, pour saluer l'assemble et bien montrer leurs intentions amicales.

    Je suis Thonolan des Zelandonii. Voici mon frre, Jondalar. Nous faisons notre Voyage. Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui parle notre langue ?

    Aussitt un homme d'ge moyen fit un pas en avant et leva les mains de la mme manire que les deux frres.

    Je suis Laduni des Losaduna. Au nom de Duna, la Grande Terre Mre, je vous souhaite la bienvenue.

    Il prit alors les deux mains de Thonolan dans les siennes. Aprs avoir renouvel son geste de bienvenue vis--vis de Jondalar, il leur proposa :

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 65/1086

    Venez vous asseoir prs du feu. Nous n'allons pas tarder manger. Voulez-vous partager notre repas ?

    C'est trs gnreux de ta part, rpondit crmonieusement Jondalar.

    Pendant mon Voyage, expliqua Laduni, j'ai march vers l'ouest et j'ai sjourn dans une de vos Cavernes. C'tait il y a bien des annes, mais les Zelandonii sont toujours les bienvenus.

    Il conduisit les deux jeunes gens vers un tronc d'arbre plac prs du feu, protg par une sorte de brise-vent.

    Dbarrassez-vous de votre chargement et reposez-vous, proposa Laduni. Vous devez juste sortir du glacier ?

    Il y a quelques jours, rpondit Thonolan en posant son sac.

    Vous l'avez travers bien tard, remarqua Laduni. Le fhn ne va pas tarder se lever.

    Le fhn ? demanda Thonolan. Le vent du printemps. Chaud et sec. Il

    vient du sud-ouest. Il souffle tellement fort qu'il dracine les arbres et arrache les branches. Grce lui, la neige fond trs rapidement. En quelques jours, tout cela sera parti, expliqua Laduni en montrant la neige d'un large geste, et les bourgeons apparatront. S'il se met souffler quand vous tes sur le glacier, cela peut tre fatal. La glace fond tellement rapidement qu'il se forme des crevasses. Des ponts et des

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 66/1086

    corniches de neige s'effondrent brusquement sous vos pieds. Des torrents et mme des rivires se mettent soudain couler sous la glace.

    Et il apporte toujours le Malaise, commenta une jeune femme.

    Le Malaise ? fit Thonolan en se tournant vers elle.

    Les mauvais esprits qui volent dans le vent. Ce sont eux qui rendent tout le monde irritable. Des gens qui ne se battent jamais d'habitude se mettent se disputer. Ceux qui sont heureux n'arrtent pas de pleurer. Les mauvais esprits peuvent vous rendre malade et, si vous l'tes dj, ils vous donnent envie de mourir. Quand on le sait, c'est plus facile supporter. Mais il n'empche que tout le monde est de mauvaise humeur.

    O as-tu appris parler le zelandonii ? demanda Thonolan, en lanant la jeune femme un coup d'il approbateur.

    Celle-ci ne dtourna pas les yeux mais, au lieu de lui rpondre, elle se retourna vers Laduni.

    Thonolan des Zelandonii, voici Filonia des Losaduna, la fille de mon foyer, dit Laduni, en s'empressant de rpondre la muette requte de la jeune femme.

    En demandant Laduni de faire les prsentations, celle-ci laissait entendre Thonolan qu'elle n'tait pas n'importe qui et que

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 67/1086

    ce n'tait pas son genre de discuter avec des inconnus, aussi beaux et excitants soient-ils.

    Thonolan leva les deux mains, paumes en l'air, pour la saluer et lui lana nouveau un regard admiratif. La jeune femme hsita un court instant, comme si elle rflchissait, puis elle tendit ses deux mains que Thonolan s'empressa de serrer dans les siennes. Il l'attira vers lui.

    Filonia des Losaduna, Thonolan des Zelandonii est honor que la Grande Terre Mre l'ait gratifi du Don de ta prsence, dit-il avec un sourire entendu.

    Filonia rougit lgrement. L'allusion au Don que dispensait la Grande Mre ne lui avait pas chapp mme si la phrase prononce par Thonolan semblait aussi protocolaire que son geste. Le contact des mains de Thonolan la troublait et dans ses yeux se lisait une discrte invite.

    Et maintenant, dis-moi o tu as appris le zelandonii, demanda nouveau Thonolan.

    Mon cousin et moi avons travers le glacier durant notre Voyage et nous avons vcu quelque temps dans une Caverne zelandonii. Laduni nous avait dj un peu appris parler votre langue. Il parlait souvent zelandonii avec nous pour ne pas l'oublier, car, presque tous les ans, il traverse le glacier pour faire du troc.

    Il est rare qu'une femme fasse un aussi

  • Les Enfants de la Terre - T2 - La Valle des chevaux 68/1086

    long et dangereux Voyage, remarqua Thonolan qui n'avait tou