193
© Mathilde Bois, 2020 La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image chez Husserl Mémoire Mathilde Bois Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

© Mathilde Bois, 2020

La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image chez Husserl

Mémoire

Mathilde Bois

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

Page 2: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

La vie et ses fantômes Figuration et conscience d’image chez Husserl

Mémoire

Mathilde Bois

Sous la direction de :

Sophie-Jan Arrien Rudy Steinmetz

Page 3: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

ii

Résumé Parfois, les images de l’art nous donnent l’occasion d’élargir notre expérience, de sentir et de voir autrement. Parfois, elles nous captivent, et c’est alors comme si notre regard s’éteignait sur elles. C’est cette diversité d’expériences de l’image qui nous intéresse, et que tenterons de comprendre en suivant le développement de la description de la conscience d’image chez Husserl, des premiers travaux phénoménologiques dans le cadre des Recherches logiques jusqu’aux œuvres relevant de la phénoménologie génétique. Nous chercherons à mettre en lumière comment, à chaque fois, c’est un autre rapport entre l’image et ce qu’elle figure qui est décrit, mobilisant des structures intentionnelles différentes. Les bonheurs et les malheurs de nos rencontres avec les images apparaîtront en bout de piste motivés par leur caractère institué, leur origine comme artefacts.

Page 4: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

iii

Abstract Sometimes art-images allow us to broaden our experience, to feel and to see differently; sometimes, they captivate us, as if our gaze is arrested by them or comes to an end in them. We will attempt to understand this diversity of experiences by following the development of the description of image-consciousness in Husserl’s thought, from his initial phenomenological studies in the Logical Investigations to his later works on genetic phenomenology. We will demonstrate how, at each step, Husserl describes a new relationship between the image and what it figures, thereby mobilizing different intentional structures. The joys and the misfortunes of our diverse encounters with images will appear motivated, in the end, by their instituted character, their origin as artifacts.

Page 5: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

iv

Table des matières Résumé ................................................................................................................................................ ii Abstract .............................................................................................................................................. iii Table des matières .............................................................................................................................. iv Remerciements ................................................................................................................................... vi INTRODUCTION. AU RISQUE DE L’ART, L’IMAGE .................................................................. 1 CHAPITRE I. L’IMAGE APRÈS COUP : LA THÉORIE HUSSERLIENNE DE L’IMAGINATION ET DE LA CONSCIENCE D’IMAGE ENTRE 1898 ET 1905 ........................ 17

1. Intentionnalité et intuition : l’imagination dans un cadre épistémologique ................................ 18 1.1 La critique de la Bildertheorie ................................................................................................ 18 1.2 L’image comme intuition ........................................................................................................ 22 1.3 L’évidence et la subordination épistémologique de l’imagination à la perception ................. 25 1.4 L’indigence intuitive de l’imagination et les actes mixtes ...................................................... 28 1.5 Entre intention et intuition : vers une description phénoménologique de l’image ................. 29

2. Image et ressemblance : la médiateté de l’image et la perception ............................................... 32 2.1 La structure tripartite de l’image et le signe ............................................................................ 32 2.2 La constitution de l’image ....................................................................................................... 35 2.3 La phénoménologie de la conscience d’image comme variation de l’attention ..................... 38 2.4 Le souvenir et l’illusion : la conscience d’image et ses limites .............................................. 40 2.5 L’image et le jeu des différences : le statut du sujet-image .................................................... 43 2.6 Habitus et la genèse perceptive de l’imagination .................................................................... 48

3. La médiateté de l’image à l'épreuve de la description ................................................................. 51 3.1 Le statut épistémologique de l'image : intentionnalité et représentation ................................ 51 3.2 La réflexion phénoménologique et le statut du sujet-image ................................................... 53 3.3 La photographie, ou l’internalisation du référent perceptif .................................................... 54 3.4 Conscience d’image esthétique et réduction phénoménologique ........................................... 57

CHAPITRE II. L’IMAGE FENÊTRE : IMAGINATION ET NEUTRALITÉ APRÈS 1905 ........... 62 1. Temporalité et acte intentionnel modifié ..................................................................................... 63

1.1. La mise en échec du schéma « appréhension-contenu d’appréhension » par la phantasia ... 63 1.2 Modification et temporalité : le sens de l’absence dans les présentifications ......................... 68 1.3 Présentification et dédoublement de la conscience ................................................................. 70 1.4 Le dédoublement du moi dans la phantasia ............................................................................ 75 1.5 L’absence comme modification, l’absence comme conflit : la conscience d’image et la

phantasia .................................................................................................................................. 78 2. Neutralité et imaginaire ............................................................................................................... 80

2.1 Les modalités doxiques et la modification de neutralité ......................................................... 80

Page 6: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

v

2.2 Neutralité et attitude esthétique : la modification imageante .................................................. 84 2.3 La phantasia perceptive et la révision du modèle de l’image-copie ....................................... 89 2.4 Ressemblance et médiateté : la figuration indirecte de la phantasia ....................................... 91 2.5 La phantasia iconique et la dimension infigurable de l’image ............................................... 95 2.6 La perception du sujet-image dans l’attitude esthétique ......................................................... 99 2.7 L’image et la modification : le statut de l’objet-image ......................................................... 101

CHAPITRE III. L’IMAGE FANTÔME : IMAGINATION ET CONSTITUTION ....................... 104 1. De la neutralité à la non-positionnalité : à la recherche de l’objet-image ................................. 105

1.1 Art, fiction et neutralité ......................................................................................................... 107 1.2 La neutralité de l’image ........................................................................................................ 111 1.3 La vie dans l’objet-image ...................................................................................................... 114 1.4 Voir l’objet-image ................................................................................................................. 116

2. L’impossible constitution de l’image : le fantôme inchangé ..................................................... 118 2.1 Les archi-objets, les fantômes : à la recherche de la réalité du monde extérieur .................. 119 2.2 Circonstances et kinesthèses ................................................................................................. 121 2.3 L’insensibilité de l’objet-image aux circonstances ............................................................... 124 2.4 Objet, temps et conscience .................................................................................................... 128 2.5 Image et absence de temps .................................................................................................... 131 2.6 Image, constitution et possibilités ......................................................................................... 133

3. De l’ambiguïté de l’image ......................................................................................................... 136 3.1 La phantasia perceptive comme réappropriation .................................................................. 137 3.2 Liberté et image ..................................................................................................................... 140 3.3 Kinesthèses, tension et rythmes ............................................................................................ 142 3.4 Le voir et la ressemblance sans objet .................................................................................... 148 3.5 La disparition de la chair et l’anonymat de l’apparaître ....................................................... 151 3.6 Représentation, figuration et absence de temps .................................................................... 153 3.7 L’image et le donné ............................................................................................................... 156

4. Ouverture : de la fantômaticité à l’institution ............................................................................ 159 CONCLUSION. L’IMAGINAIRE ET SON INSTITUTION ......................................................... 171 Bibliographie .................................................................................................................................... 179

Page 7: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

vi

Remerciements Je remercie mes deux directeurs de recherche : Sophie-Jan Arrien, pour la liberté accordée dans la recherche, l’exemple de rigueur intellectuelle, l’acuité des remarques, ainsi que pour l’opportunité d’accompagner les étudiants du premier cycle dans leur initiation à la philosophie husserlienne ; Rudy Steinmetz, pour son accueil à l’Université de Liège, ses encouragements, les discussions, et l’appel à toujours faire de la phénoménologie de l’art auprès des œuvres. Je remercie également Marie-Hélènes Desmeules et Donald A. Landes, évaluateurs de ce mémoire, qui ont formulé des critique et commentaires traçant la voie pour des recherches pouvant donner suite aux conclusions de ce travail. Je remercie vivement Jean-François, non seulement d’avoir relu attentivement ce travail et accompagné ma découverte de l’œuvre de Richir, mais surtout pour sa générosité intellectuelle et amicale. Je remercie également Jean-Sébastien et les autres membres de l’Atelier de phénoménologie pour l’initiation au geste phénoménologique, et de m’avoir sensibilisée à ses écueils, mais surtout à ses possibles. Ces recherches doivent également aux participants de l’école d’été de Venise de 2017, et surtout à Guilherme, qui a contribué à rendre plus assurés mes premiers pas dans la théorie husserlienne de l’imagination. Je remercie mes parents pour leurs encouragements, et pour ce petit coin de leur paradis cédé à l’exercice de la philosophie. Je remercie également ma sœur Cassandre qui fut la meilleure camarade de route dans le quotidien de l’étudiant de deuxième cycle, et qui m’a donné l’exemple admirable d’une recherche découlant d’une question vécue au présent. Je remercie Antoine S. de m’avoir donné l’énergie et la confiance nécessaires pour achever ce mémoire, Adèle et Antoine L. pour le plaisir d’écrire, Mathieu de m’avoir forcé, malgré moi, à retourner aux fondements de la philosophie husserlienne et surtout pour toute la joie qui a entouré, ou plutôt excédé, la rédaction de ce « long devoir ». Je remercie finalement István, d’avoir donné aux intuitions ayant mené à la rédaction de ce mémoire un nouvel horizon, et surtout d’avoir fait de ses conclusions une promesse, celle que les images peuvent être traversées par des regards. La réalisation de mémoire a été rendue possible par l’aide financière du CRSH et le FRQSC.

Page 8: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

1

INTRODUCTION AU RISQUE DE L’ART, L’IMAGE « L’art, depuis toujours et en tout temps, est phénoménologique.1 » Dans la concision de

cette formule, son refus de tout recourt à des procédés d’analogie ou de comparaison,

apparaît le lieu tout particulier qu’occupe l’art dans la tradition phénoménologique. Que

l’art ne soit pas simplement un phénomène sur lequel la phénoménologie pourrait se

pencher, mais ait le même effet qu’une méthode philosophique, la même capacité de faire

voir, c’est ce dont témoigne l’emploi des termes de « mise entre parenthèses », d’ « attitude

phénoménologique » ou de « réduction » pour décrire la performativité de l’œuvre d’art, ou

encore, l’idée selon laquelle les gestes du peintre sont eux-mêmes l’élaboration d’une

philosophie, plutôt que l’objet d’une description2. Le phénomène qu’est l’art, par son seul

apparaître, nous placerait devant le même résultat que l’exercice répété de la

phénoménologie : en deçà des objets constitués, desquels nous nous préoccupons dans la

quotidienneté, il révélerait les conditions de leur phénoménalisation.

C’est bien ce qu’Éliane Escoubas confirme dans la suite du passage, en en appelant à

ce sens plus ancien d’esthétique, qui précède la naissance de la philosophie de l’art

moderne : « il faut revenir au sens grec de l’aiesthèsis, comme l’accès à ce qui est.3 » S’il y

a une unité à trouver dans les phénoménologies de l’art existantes, celles de Michel Henry,

de Maurice Merleau-Ponty, de Jean-Luc Marion et d’Henri Maldiney notamment, c’est 1 Éliane Escoubas, « Liminaire », La part de l’œil, no 7 (1991), p. 10. 2 Respectivement : Jean-Luc Marion, Étant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris,

Presses universitaires de France, 2005, p. 77 ; Henri Maldiney, cité dans Maryvonne Saison, « Le tournant esthétique de la phénoménologie », Revue d’esthétique, no 36 (1999), p. 125 ; Mikael Dufrenne, cité dans Ibid.; Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2010, p. 1612. Aussi : « l'art est, quant à son fond, essentiellement phénoménologique » (Marc Richir, « La vérité de l’apparence », La part de l’œil, no 7 (1991), p. 256.) même si Richir nuancera la portée de ce rapprochement dans « Commentaire de Phénoménologie de la conscience esthétique », Revue d’esthétique, no 36 (1999), p. 19-20.

3 Éliane Escoubas, « Liminaire », p. 10. Escoubas explicite le rapport entre ces deux sens du terme esthétique dans « Préface », dans Phénoménologie & esthétique, La Versanne, Encre marine, 1998, p. 16.

Page 9: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

2

dans cette conviction que l’art révèle une dimension sous le visible, qui relève de ce qui

rend visible. Et que cette dimension inapparente conditionnant la phénoménalisation soit

décrite comme l’auto-affectivité de la Vie, la chair, le sentir, la vérité, c’est

immanquablement elle que porte au jour l’œuvre d’art, en créant un visible « à deuxième

puissance » comme le dit éloquemment Merleau-Ponty, qui donne une existence à cette part

d’invisible grâce à laquelle les objets nous apparaissent dans l’horizon et la lumière du

monde4. Tout comme la phénoménologie dans ses plus belles pages, l’œuvre célébrerait

donc ce « miracle de l’apparaître5 », en restituant dans toute sa fraîcheur et sa vivacité la

phénoménalité avant qu’elle se fige en apparitions d’objets. En ce sens, s’il y a de l’art dans

l’œuvre d’art, c’est précisément dans la mesure où, comme l’explique encore Escoubas,

l’œuvre « s’arrache à sa situation », c’est-à-dire à ce qui en fait un simple objet dans le

monde6. On peut ainsi, comme Henry, parler de l’art comme une contre-perception. Le

regard qui se pose sur le tableau est le même regard qui saisit toujours les objets selon leur

fonction, leur inscription à un lieu précis du monde, mais l’œuvre d’art aurait pour essence

de renverser cette perception objectivante, de la destituer de son pouvoir de délimiter des

objets dans le flot des apparences sensibles, pour faire remonter au jour la sensation, le

sentir, avant qu’il soit sentir d’objets7.

Loin d’être dans le monde, l’œuvre nous place un instant comme les « contemporains

de notre origine8 », au lieu où s’ouvre le monde – ou encore, quand on interprète son

4 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 1596. La peinture « donne existence visible à ce que la vision

profane croit invisible » Ibid., p. 1599 ; « C’est l’éclosion de ce monde, le premier surgissement du Dehors en lequel viendront se regrouper tous les objets, c’est l’ouverture de l’horizon sur l’écran duquel se détacheront tous les phénomènes extérieurs – c’est la visibilité du visible que veulent nous donner à voir, comme elles le peuvent, toutes ces recherches “abstraites” […] » Michel Henry, Voir l’invisible, Sur Kandinsky, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 30.

5 Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Chambéry, Comp'Act, 2003, p. 198. 6 Éliane Escoubas, « Liminaire », p. 8. Jean-Luc Marion exprime cette idée très clairement :« La vie d’un

tableau véritable, vie par quoi il s’excepte définitivement du statut ancillaire de l’objet, tient à l’impossibilité de l’identifier à une simple région du visible […] » Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 75.

7 « La peinture est une contre-perception. Par là on veut dire que cette chaîne de significations référentielles où se constitue la réalité quotidienne du monde, ce mouvement incessant de dépassement des apparitions sensibles vers l’arrière-plan monotone et stéréotypé des objets utilitaires, s’interrompt brusquement sous le regard de l’artiste. Avec la mise hors-jeu de l’arrière-plan pratique, couleurs et formes cessent de figurer l’objet et de se perdre en lui, ils valent pour eux-mêmes et sont perçus comme tels, ils sont devenus des formes picturales pures. » Michel Henry, Voir l’invisible, p. 53. Il en résulte que ce qui était pigment, carton, encre, donc apparition d’un objet réel, est dématérialisé dans son effet : on ne voit pas la couleur comme un objet extérieur, on se « confond » avec elle explique Henry (Ibid., p. 131.)

8 Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 243.

Page 10: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

3

apparaître comme un événement historial, inaugure une certaine manière d’être au monde

pour l’homme9. Se situant donc avant la partition entre le sujet et l’objet, au lieu même où

se noue leur relation, l’expérience de l’art ne peut se réduire au remplissement d’une visée

de sens par un ego. L’événement de l’art est la déchirure de l’unité de l’expérience ou de la

« trame du monde10 », de ce qui en fait la stabilité et la prévisibilité, si bien que nous

sommes par lui confrontés à une possibilité inattendue, « impensable, impossible » comme

l’indique Marion, après Derrida11. L’art nous rapporterait au temps, peut-être analogue à

celui l’enfance, où l’apparaître n’est pas le remplissement d’une intention, n’est pas

toujours pré-vu, mais au contraire, découvre, en se donnant à la conscience, une nouvelle

capacité de voir, met au jour des possibles jusque-là inconnus : nous surprend. D’où le

pouvoir transformateur accordé à l’art, qui toujours élargit la portée ou la profondeur de

notre regard. D’où également sa caractérisation comme événement, tant chez Marion,

Maldiney, Heidegger ou Henry, événement au sens où l’art n’est pas un corrélat

intentionnel, dont l’apparaître est conditionné par les opérations de la conscience, mais,

qu’au contraire, il en défait les horizons, révèle que le pouvoir constitutif de la conscience

peut être mis en échec ou dépassé par un objet qui porte en lui-même les conditions de son

apparition. On peut penser à l’importance que prend le concept d’intentionnalité

« renversée12 » pour parler de cette expérience où c’est l’objet qui constitue la visée qui en

permettra la saisie. L’expérience esthétique échapperait ainsi à toute forme de prévision,

d’anticipation, dans la mesure où elle bouleverserait notre façon de donner sens au monde,

ouvrirait, en nous faisant renouer avec notre origine, de nouvelles configurations de sens.

9 Cf. Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 17 : « […] Un événement ne se produit pas dans le monde. Il

ouvre un monde. » D’où comme le souligne Maryonne Saison une dimension nostalgique dans la phénoménologie de l’art : l’art nous ramène à ce qu’il y a de lumineux dans l’enfance, avant que le monde soit stabilisé en objet au sens figé. Maryonne Saison, « Le tournant esthétique de la phénoménologie », p. 135-136. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1986, p. 45.

10 « Dans le sentir un événement se fait jour à mon propre jour qui ne se lève qu’avec lui […] L’événement est transformateur. Il est ressenti en lui-même comme une déchirure dans la trame de l’être-au-monde et le monde n’apparaît que dans le jour de cette déchirure. » Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 236.

11 Jean-Luc Marion, La croisée du visible, p. 61. 12 Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, p. 223. Voir aussi chez

Marion la description de l’icône comme le lieu d’un échange de regards : Jean-Luc Marion, La croisée du visible, p. 41-42. Pour une critique, et un dépassement, de l’usage de ce concept en phénoménologie de l’art : Maud Hagelstein, « Georges Didi-Huberman : vers une intentionnalité inversée ? », La part de l’œil, no 21/22 (2006), p. 33-42.

Page 11: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

4

« L’art est cet événement13 ». Le court-circuit qu’opère cette nouvelle formule

lapidaire exclut que l’art puisse faillir à sa description en termes d’événement, et pour

cause : l’art « commence » avec lui14. Mais l’art a-t-il toujours bien commencé ? Ou plutôt,

qu’en est-il de l’art avant le commencement de l’art ? Nous ne parlons pas évidemment de

ce qui précède les premières figurations dans les cavernes, ce premier miracle où l’art

apparaît à l’état naissant, comme il apparaîtra toujours ensuite, « sans histoire » dit

Maldiney, toujours avec la même jeunesse et le même éclat15. Ni même de la nappe de

sens, d’affects, et de sensations bouillonnantes et brutes qui précède le premier coup de

pinceau de l’artiste. Non, nous pensons à quelque chose de beaucoup plus simple, à savoir

que l’œuvre ne nous surprend pas toujours, que parfois elle se donne comme une chose,

qui, plutôt que de reconfigurer notre champ de vision, s’y tient impassiblement, avec la

même inertie que les autres objets – bancs, cartels, lumières – qui l’entourent. Cette

disponibilité sans faille de l’œuvre, qui n’a pour seule limite que les heures d’ouverture des

musées, relève d’une toute autre expérience que celle, fulgurante et non-anticipée, de

l’événement pictural.

Alain Bonfand, l’un des rares phénoménologues qui a pensé l’art quand il

n’ « apparaît pas », relègue à une autre discipline, l’histoire de l’art, la tâche de décrire les

nippes de l’expérience esthétique, l’œuvre quand elle retombe à la « neutralité de

l’objet »16. La plupart des phénoménologues ne se donnent pas cette peine, et semblent

évacuer, au moins partiellement, le problème soulevé par toutes ces expériences de l’œuvre

d’art relevant de la perception d’objet plutôt que de l’événement en marquant une césure

entre l’art véritable et l’art des effets, l’art existentiel et l’art illustratif, le grand réalisme et

13 Éliane Escoubas, « Liminaire », p. 9. 14 Ibid., p. 9. 15 Maurice Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 9 ; Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 20. 16 C’est en effet sur le fond d’un événement préalable que Bonfand décrit le « refus d’apparaître » de l’œuvre,

de telle sorte que cette non-donation prend la figure d’un retrait, d’une perte, et l’œuvre est décrite comme un cénotaphe, la trace d’une épiphanie perdue. Alain Bonfand, L'expérience esthétique à l'épreuve de la phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 6. Pour la description du travail de l’histoire qui en découle, comme deuil de ces regards éblouis : Ibid., p. 26-27. Il mentionne certes que parfois l’œuvre d’art n’apparaît pas du tout : l’objectivité de l’œuvre correspond au cas d’une perte du rapport à l’objet, mais aussi à la possibilité que « […] bien que l’œuvre l’autorise, rien à partir d’elle n’a lieu, quand rien ne se passe, quand “il n’y a” rien ; ce rien est alors le nom inerte de l’œuvre, cette œuvre reste neutre malgré elle et malgré moi, objet parmi les objets du monde, alors que sa définition, son point d’origine, comme son point de chute, était sa présence dans le “il y a” de la donation » Ibid., p. 6. Il ne s’attarde pas cependant au sens que prend l’objectivité dans une telle expérience.

Page 12: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

5

le réalisme platichon, l’art véritable et l’art académique, bref, en en appelant au grand art17.

Pourtant, si la phénoménologie se veut le discours sur l’apparaître du monde, elle devrait

aussi pouvoir rendre compte de cette possibilité qu’ont les œuvres d’apparaître sans

« l’événement d’art » dont elles peuvent être le motif : l’expérience de l’œuvre qui

n’apparaît pas reste l’expérience de quelque chose, l’œuvre s’y montre sous un certain jour,

avec une certaine temporalité, une certaine spatialité, un certain sens. Surtout, si les

phénoménologues veulent préserver dans l’événement esthétique son événementialité,

c’est-à-dire son caractère non anticipable, sa non-inscription dans le monde constitué, ils ne

peuvent simplement renvoyer à une catégorie d’objets : l’événement ne peut être la

propriété d’un type de production artistique, et ce n’est pas incident que les plus belles

œuvres des artistes invoquées par ces auteurs – Tal Coat, Kandinsky ou Rothko – ont aussi

la possibilité d’apparaître avec la même inoffensivité que du papier peint18.

L’événementialité de l’art – sous réserve qu’il s’agisse d’une description correcte –

est sa fragilité. Fragilité qui tient à ce que ce qui se fait jour en lui est une dimension labile,

imprévisible, dont le caractère précieux est précisément d’échapper en partie à sa fixation

en langage, de ne pouvoir être compris intégralement dans les termes des concepts, pensées

et sentiments qui préexistaient à notre rencontre avec elle. S’il y a événement, c’est bien

parce que rien – aucune manière pour l’artiste, ou technique du regard pour le spectateur–

ne peut le forcer à survenir. Cette fragilité peut appeler un discours prescriptif, qui décrit

comment l’art devrait apparaître, contre le risque, réel, que l’on ne voie plus les œuvres

d’art comme des objets, ou que l’on sous-estime le sens de l’expérience esthétique, en n’y

trouvant qu’un agrément, un plaisir subjectif19. En ce sens, à la manière de l’art qui donne

une existence visible à ce que, comme l’écrit Merleau-Ponty, « la vision profane croit

17 Respectivement : Marc Richir, Sur le sublime et le soi – Variations II, Amiens, Mémoires des Annales de

Phénoménologie, 2011, p. 140 ; Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Editions Klincksieck, 2003, p. 10 ; Michel Henry, Voir l’invisible, p. 230 ; Jean-Luc Marion, La croisée du visible, p. 55, 66 ; Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », p. 42.

18 C’est ce risque ce que rappelle Adorno à propos d’œuvres de la même époque : « L’ombre du radicalisme autarcique de l’art est son inoffensivité : la composition absolue de couleur tient du motif de papier peint. C’est pour cela que, à cette heure, alors que les hôtels Américains sont garnis par des peintures abstraites à la manière de…, le radicalisme esthétique ne coûte plus tant socialement qu’il a à payer : il n’est plus du tout radical. Parmi les dangers auxquels l’art nouveau fait face, le pire est l’absence de danger. » Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Kliniseck, 2011, p. 53-54. Traduction modifiée.

19 Nous remercions Charles Gauthier-Marcil de nous avoir rendue sensible à la portée prescriptive des descriptions phénoménologiques.

Page 13: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

6

invisible20 », le phénoménologue, face à la vulnérabilité de l’art, qui le rend susceptible

d’être réduit à sa dimension d’artefact par le marché de l’art, l’histoire de l’art, les

fabricants de produits dérivés, rappelle que le sens qui se joue dans l’art dépasse celui de

tous ces champs de l’activité humaine. Et non seulement il le rappelle, mais pour conjurer

la menace de cet oubli, il décrit cet événement de l’art – celui où il ne s’agit pas de nous, de

nos projets, mais où il y va de nous, de ce que nous sommes – comme quelque chose qui

dépasse en évidence et en puissance les autres déterminations possibles de l’œuvre d’art.

Comme le témoin d’un miracle, il s’agit, face au doute, face à l’indifférence, de décrire la

force indiscutable de l’expérience du tableau, voire, la violence de son apparaître ; de dire

qu’il ne s’agissait justement pas que de nous, d’une sensibilité exacerbée jusqu’à

l’hallucination, projetant ses désirs sur l’œuvre, mais du tableau lui-même, en son

apparaître, qui nous a défié par la puissance de sa visibilité, nous a appelé à « baisser les

yeux 21».

Mais on sait que l’expérience esthétique n’atteint que rarement cette évidence, que le

plus souvent, l’apparition de l’œuvre a plutôt le statut d’une promesse, dont nous entre-

apercevons rêveusement la réalisation, ou encore, d’un événement qui nous est

inaccessible, comme perdu (combien d’œuvres avons-nous déjà aimées pour, à l’heure des

retrouvailles, ne plus rien y voir?22) Que certaines œuvres nous bouleversent parfois que

des semaines plus tard à la faveur d’une association involontaire, que les expériences

esthétiques trouvent souvent leur sens au fil d’une reconstruction, d’une renarration de

notre rencontre avec l’œuvre. Si, peut-être, parfois, le beau « s’atteint dans l’instant23 », cet

instant est le plus souvent, comme tout instant, déjà passé. Et alors, face à l’œuvre qui ne

nous dit plus rien, nous pouvons douter qu’il y a eu beaucoup plus qu’un effet plaisant pour

l’œil ; un soupçon s’étend contagieusement, celui que son effet sur nous revient surtout à

notre petite histoire, aux souvenirs éveillés ou aux réflexions qui s’y entremêlent. L’histoire

de l’art, avant d’être la discipline qui consigne avec neutralité les informations sur la

dimension factuelle des œuvres, est la grande histoire de ces morts et de ses renaissances,

20 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 1599. 21 Jean-Luc Marion, La croisée du visible, p. 81. Voir aussi, p. 57, 59. 22 Baldine Saint-Girons offre une belle description de la déception de ne plus voir ce qui nous avait ému en

une œuvre. Baldine Saint-Girons, Acte esthétique, Paris, Klincksieck, 2008. 23 Henri Maldiney, L’art, éclair de l’être, p. 8.

Page 14: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

7

par lesquelles des œuvres, muettes pour des générations de spectateurs, reprennent

partiellement vie grâce à un critique inspiré, se métamorphosent dans la lumière de la

création contemporaine – pour ensuite, plus fantasmées que vues, insensiblement perdre

leur pouvoir de toucher le regard.

L’expérience esthétique étant ce qu’elle est – inconstante, donnée par fragments, puis

comblée par l’imaginaire – il faudrait peut-être, par fidélité au phénomène, moins produire

un discours qui réagisse à la fragilité de l’art en l’en protégeant, qu’une description qui

tente d’intégrer cette fragilité en son sein pour penser avec elle la rencontre des œuvres.

C’est précisément ce dont s’empêche les phénoménologues en opérant un clivage ferme

entre ce qui en l’œuvre d’art relève de l’œuvre, de l’ouvrage, et de l’art, de l’événement. Si

c’est bien en se soustrayant de ce qui fait de lui un simple étant, sous-la-main, accroché sur

un mur, que l’art « commence », comment alors intégrer dans la description de ce

phénomène sa possibilité à revenir à la condition d’objet ? Aucune description unifiée ne

peut être produite : on a bien deux phénomènes non seulement irréductibles, mais

contradictoires, l’un empêchant la donation de l’autre24, et vice-versa.

Entre l’objet et l’événement, il faudrait trouver un moyen terme, un phénomène plus

petit, au sens de moins ferme, qui permettent de penser cette oscillation entre les deux

possibilités de l’œuvre d’art, un phénomène qui participe autant de l’une que l’autre et

surtout permette de penser tout ce qu’il y a entre, ces apparitions esquissées, perdues,

imaginées, reconstruites, le doute quant à savoir s’il y a bien eu quelque chose. Il faudrait

se rappeler par exemple que même, dans le cas de l’art pictural, quand l’œuvre retombe à la

condition indigente d’objet, elle reste un objet particulier, qui apparaît d’une autre manière

que celle du banc de musée, de cette lampe, mais aussi du gardien et du texte de description

sur le cartel, à savoir comme une image. Le tableau, qu’il fasse l’objet d’une expérience

réussie ou ineffective, figure quelque chose : contrairement aux objets de la perception, il

porte un rapport de représentation, ce qui en fait un objet flottant, oscillant entre l’absence 24 C’est ce que Katrie Chagnon nomme la dialectique œuvre-objet. Elle s’intéresse au cas difficile et

intéressant de l’art minimal, où l’art revendique clairement sa dimension purement objectale, matérielle. Katrie Chagnon, Phénoménologie et art minimal, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2018. Sur la difficulté de la phénoménologie à traiter de la dimension matérielle des œuvres d’art, voir également : Rudy Steinmetz, « Liminaire », La part de l’œil, no 21/22 (2006), p. 10 ; « La conscience d’image, l’attitude esthétique et le jeu de la mimésis chez Husserl », La part de l’œil, n◦21/22, (2006), p. 116.

Page 15: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

8

et la présence. Ainsi, si on consent à abandonner ce phénomène massif, aux frontières plus

ou moins déterminées, qu’est l’art, pour se concentrer sur l’une de ses manifestations – les

arts picturaux – on découvre un commun dénominateur entre les différents vécus des

œuvres, qui en est vraisemblablement une détermination positive25. Le caractère d’être une

image implique en effet des structures de phénoménalité singulières, quant au temps et à

l’espace notamment, ne pouvant être considérées incidentes dans la description de

l’encontre de l’objet artistique.

Tous les phénoménologues semblent faire droit au fait que l’événement de l’art relève

bien de l’imaginaire, bien que ce soit au prix d’une réélaboration complète du sens du

phénomène de l’image, ou plutôt de réélaborations, au pluriel, tant l’image ou l’imaginaire

reçoivent des descriptions divergentes, qu’elle soit comprise comme la vie en mon corps du 25 Ce mémoire se concentrera donc sur une part de la production artistique, à savoir celle qui appartient à la

longue et vaste histoire des arts graphiques (gravure, peinture, dessin, pastel, etc). Nous sommes en effet d’avis que chaque art possède des structures phénoménales particulières, et qu’en ce sens, vouloir parler du phénomène de l’art « en général » revient à se priver de la possibilité d’en offrir une description positive. Si nous nous attachons surtout dans ce travail à montrer qu’il y a une pluralité d’expériences des images, il faudrait ajouter par ailleurs que l’art pictural peut être différencié selon plusieurs structures phénoménales (relevant des procédés artistiques, de la place de la matérialité, du style, des formats, des genres, des fonctions extraesthétiques, etc.), et souligner que les artistes ont souvent joué avec ces structures historiquement déterminées de façon à agrandir le champ des expériences possibles devant l’image. Contrairement à l’image, l’art pictural est un phénomène dont les frontières sont mouvantes, et qui échappe peut-être essentiellement à toute démarche eidétique qui ne prenne pas pour point de départ son déploiement historique. L’histoire de l’art se raconte par le déplacement de ces frontières, et prendre en compte l’historicité de l’art nous oblige aussi à décrire son inscription successive dans plusieurs institutions (la religion, le deuil, la propagande, la consommation de masse, etc.) qui lui ont donné sens et ont déterminé son apparaître. Le pari de ce mémoire est que la pluralité des expériences de l’art pictural n’empêche pas de d’en décrire le, ou plutôt l’un des noyaux, à savoir le phénomène, plus unitaire, de la figuration.

On notera d’entrée de jeu que nous mettons à part le cas de l’art abstrait, qui, s’il partage des traits avec l’art figuratif, mériterait un traitement à part. Il en va évidemment de même pour les formes propres à l’art contemporain (installation, performance, vidéo), de même que pour la photographie et la sculpture, qui, bien que partageant parfois avec la peinture le caractère de figurer, d’être une image, mobilisent des structures phénoménales différentes, respectivement quant au type de référence au sujet représenté et à la spatialité. Nous ferons appel à la photographie et la sculpture seulement quand la situation – ou plus précisément, les exemples de Husserl – l’oblige, et tentant de faire valoir en quoi cela implique une approche particulière du phénomène de l’image.

Si notre choix s’est porté sur l’image, c’est d’une part parce que la plupart des phénoménologues en ont fait, à tort ou à raison, le paradigme de l’art en général – pensons à Merleau-Ponty, à Marion, à Maldiney ou à Henry. La phénoménologie de l’art est implicitement celle de la peinture, peut-être en raison de l’importance du modèle de la perception sensible pour la phénoménologie, et ce n’est pas incident qu’on parle, à côté de la phénoménologie de l’art, de phénoménologie de la musique, de la danse, ou de l’architecture, comme si seulement ces formes d’art devaient être saisies dans leur spécificité. D’autre part, les images – qu’elles s’inscrivent dans champ de l’art ou non – ont été l’objet d’analyses phénoménologiques détaillées et répétées, par Husserl notamment, contrairement à l’espace architectural, à la musique, à la sculpture, au théâtre ou encore, à la danse. L’image, comme on le montrera, est un thème propre au développement de la phénoménologie, plutôt qu’en être un thème secondaire, ce qui explique l’importance des développements qui y sont consacrés au cours de la tradition.

Page 16: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

9

monde extérieur, son « envers charnel », ou comme « le pouvoir magique » de rendre une

chose « réelle » ; ce par quoi le monde acquiert une transcendance ou le lieu d’un échange

des regards26… le seul point de rencontre semble être cette commune volonté de sauver

l’image de la critique platonicienne, qui fait en effet de l’image non seulement une chose,

mais une chose qui est une copie de choses27. L’unité que nous avons trouvée parmi les

phénoménologues dans la description de la tâche et du statut de l’art se voit dissoute dans

ces multiples descriptions de l’image que l’œuvre est toujours aussi.

Cette discordance appelle sans doute un travail de comparaison et de clarification,

mais au point où nous en sommes, nous pouvons nous demander si loin de manifester

l’inanité du concept d’image, elle ne fait pas signe vers une vérité phénoménologique, celle

que l’image est susceptible d’apparaître sous plusieurs jours, ou de participer à différents

phénomènes plus complexes, dont l’expérience esthétique n’est qu’un exemple ; que

l’image essentiellement – et non en raison d’une conceptualisation inadéquate – est un objet

susceptible de se phénoménaliser de différentes façons. C’est notamment le cas parce que

l’image a pour essence de faire apparaître quelque chose, de figurer, et que ce rapport de

figuration peut être accompli de différente façon, non seulement par l’artiste (c’est

notamment la question du style), mais surtout, en ce qui nous concerne, par le spectateur :

la présence de ce qui est figuré peut en effet être vécue de différentes façons, qui, loin de ne

relever que de causes psychologiques, sont des possibilités propres à l’essence de l’image.

Ainsi, loin de signifier la faiblesse de ce concept pour penser l’art, cette discordance

dans les descriptions phénoménologiques de l’image donne l’occasion d’un pari, celui qu’à

l’impossibilité de fournir une description unilatérale de ce phénomène réponde

l’inconstance de l’apparaître de l’œuvre d’art, pari que de penser les motifs de l’ambiguïté

essentielle à l’image soit un chemin pour penser les heurts et les bonheurs de l’expérience

esthétique. L’être-image de l’œuvre est peut-être (en tout cas, avant les bouleversements

suscités par l’art contemporain) l’une de seules déterminations qui se tienne entre

26 Respectivement : Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 1616 ; Michel Henry, Voir l’invisible, p.

185-186 ; Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 198 ; Jean-Luc Marion, La croisée du visible, p. 152. 27 Sur cette critique de la conception de l’image comme une copie : Jean-Luc Marion, De surcroît, Études sur

les phénomènes saturés, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 86 ; Michel Henry, Voir l’invisible, p. 20, 205-206 ; Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 1616, Éliane Escoubas, « Liminaire », p. 12 ; Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 207, 209.

Page 17: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

10

l’événement qu’elle peut être – ou non – et la chose qu’elle est aussi, comme toutes les

autres. Ainsi, si la question de la rencontre, heureuse ou manquée, avec l’œuvre d’art

constitue le point de fuite de ce mémoire, sa question sera, plus modestement, celle de

l’image.

***

Outre Platon, l’une des postures philosophiques souvent critiquées dans la phénoménologie

de l’art est celle de Husserl. Maldiney notamment regrette que Husserl dans sa fameuse

description de Le chevalier, la mort et le diable de Dürer dans le premier tome des Idées

directrices n’ait compris l’image que comme une copie, que dans son pouvoir figurant28.

Au-delà de la critique de la description husserlienne de l’imagination, la mobilisation de la

catégorie de l’événement dans la phénoménologie de l’art, avec ce que cela implique d’une

volonté de remettre en question le primat de la perception objectivante ou du pouvoir

constituant de la subjectivité, témoigne d’une commune critique de libérer la

phénoménologie des limites de la philosophie husserlienne, qui serait orientée par des

moments dogmatiques. On pourrait ainsi trouver curieux, voire contre-productif, d’aborder,

comme nous proposons de le faire dans ce mémoire, la question de l’image par l’œuvre de

Husserl.

Invoquons d’abord l’adéquation de la méthode husserlienne, celle de la description

eidétique, au regard de la question, qui est la nôtre, celle de l’essence de l’image, c’est-à-

dire de ce qui caractérise cette dernière en propre. Cela prend une signification particulière

dans le cas de l’image, qui est chez Husserl envisagée en vue de son essence, plutôt que

d’être abordée à travers la question de l’art, comme c’est le cas chez plusieurs philosophes

que nous avons mentionnés. L’image y est approchée comme un type de présentation

intuitive, à distinguer par exemple de la perception ou du souvenir, par le type de rapport à

l’objet qui s’y noue et sa présence dans le monde empirique. Cela mène au deuxième motif

d’un tel choix, à savoir que l’art occupe somme toute une place mineure dans les travaux de

Husserl, qui précèdent la naissance de la grande phénoménologie de l’art, qu’on l’attribue à

Heidegger ou Merleau-Ponty. L’image y est – au moins, à première vue – thématisée le

plus souvent pour le phénomène qu’elle est, sans que sa description soit teintée par la 28 Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 207.

Page 18: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

11

volonté de sauver, voire de condamner (par exemple chez Emmanuel Levinas),

l’expérience de l’art à laquelle elle participe. Plutôt que de remonter de l’image artistique

jusqu’à une définition plus générale, nous préférons reprendre un geste de description de

l’image qui la saisisse d’emblée dans sa plus grande généralité, comme un objet

relativement indéterminé, quitte à le compléter pour saisir la spécificité de certaines

expériences de l’image.

Finalement, loin d’être aussi unilatérale, voire simpliste, que laisse croire, par

exemple, la description de la gravure de Dürer par Husserl, sa théorie de l’imagination n’est

justement pas une théorie, mais plutôt un chantier de travail, lancé à l’occasion de

l’introduction de la notion de l’intentionnalité dans les Recherches logiques, approfondi

dans le cadre d’un cours en 1905 à Göttingen sur les présentifications, puis constamment

repris et transformé, comme en témoignent quelques œuvres publiées, mais surtout, de

nombreux manuscrits de travail. C’est de ce travail de révision et d’approfondissement que

témoigne le volume vingt-trois des Husserliana, rassemblant le cours de 1905 ainsi que la

plupart des manuscrits portant sur la question de l’image et de la phantasia. Si ce volume a

connu une réception notable et féconde depuis sa parution (en 1990 en allemand, et en 2002

pour la traduction française), c’est notamment en raison des analyses husserliennes de la

phantasia, « prodigieuse boîte de Pandore29 » selon l’expression de Marc Richir, qui remet

précisément en cause l’universalité de l’intentionnalité objectivante et de la temporalité

comme un flux continu de présents passant en rétentions. Nous nous intéresserons pour

notre part aux descriptions husserliennes de l’image avec support physique, qui subissent

par ailleurs le contrecoup des analyses de la phantasia, mais aussi de l’investigation de

nouveaux thèmes d’analyses au fil du développement de la philosophie husserlienne (le

temps, l’intersubjectivité, l’idéalité, l’histoire, etc.) Les différents feuillets de ce groupe de

manuscrits nous confrontent à ces doutes et à ces remises en question, ainsi qu’aux pistes

de solution envisagées avant qu’elles trouvent leur exposition systématique, ce qui se

manifeste sous la forme de textes parfois raturés, sans résolution et souvent, il faut le dire,

très elliptiques.

29 Edmund Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, Grenoble, Millon, 2002, quatrième de

couverture.

Page 19: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

12

La structure de ce mémoire est en partie une réponse à la forme que prend cet

ensemble de réflexions sur l’image. Rendre justice aux fines analyses de Husserl, et surtout

au constant travail de révision dans les manuscrits de travail, aurait été évidemment

impossible, pour la maîtrise que cela exige non seulement des manuscrits eux-mêmes, mais

de tous les problèmes qui sous-tendent les réflexions en cours, ou en définissent les enjeux,

sans être thématisés comme tel. Ces problèmes, dans ce tome des Husserliana, sont par

ailleurs multiples, ils appartiennent à plusieurs champs de questionnements (la temporalité,

la théorie de la connaissance, l’intersubjectivité, l’idéalité, etc.) et il devient dès lors quasi-

impossible de ne pas réduire la complexité et la portée des analyses husserliennes, de

réellement rendre justice au chemin qu’a pris sa pensée.

Nous tenterons plutôt d’isoler, voire de reconstruire, avec ce que cela comporte de

violence pour ces analyses à la fois subtiles et autocritiques, trois réponses à la question de

l’essence de l’image, qui correspondent à trois phases de la philosophie husserlienne, celle

des Recherches logiques et des leçons de Göttingen qui y font suite, celle des premières

investigations sur le temps et de l’élaboration de l’idéalisme transcendantal tel qu’exposé

dans le premier tome des Idées directrices, et finalement, les recherches sur la constitution

et le tournant génétique de la phénoménologie, du deuxième tome des Idées directrices aux

Méditations cartésiennes.

Notre point de départ réside dans l’introduction de la thèse de l’intentionnalité dans

les Recherches logiques, selon laquelle l’objet visé par la conscience lui est transcendant.

Dans ce cadre, pour être distinguée de la perception, la conscience d’image est définie par

une double objectivité : la conscience vise à travers un objet perçu (l’image avec son

support physique), un objet absent, mais figuré. Tout l’enjeu sera pour nous de comprendre

la nature de cette visée dans laquelle se constitue le rapport de figuration, de comprendre ce

qui la rend possible. Nous verrons qu’en raison de l’interprétation des actes intentionnels

selon le schéma contenu d’appréhension – forme d’appréhension, la conscience d’image est

implicitement une conscience de comparaison entre l’image apparaissante et l’objet qu’elle

vise, que la structure intentionnelle décrite implique une évaluation de la fidélité de

l’image, d’où la désignation de ce type de conscience imageante comme conscience de

portrait.

Page 20: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

13

Mais déjà dans le cours de 1905, Husserl réalise que dans certaines expériences de

l’image – notamment dans le cas de l’art – on ne vise pas toujours le sujet représenté

comme un objet existant en dehors de l’image apparaissante, et dont elle serait la copie plus

ou moins fidèle. Plutôt, c’est comme s’il était présent, dans cette présence flottante qui est

celle de la fiction. Dans notre deuxième chapitre, nous expliquerons comment le

développement de la notion de vécu modifié, d’abord dans les Leçons sur la conscience

intime du temps, puis dans le cadre de la description de la modification de neutralité,

permet de rendre compte de cette expérience de l’image en termes de phantasia perceptive.

Nous élargirons cette notion, développée pour le cas du théâtre, à l’image avec support

physique de façon à mettre au jour un nouveau type de conscience imageante, qu’on

pourrait dire « immédiate » dans la mesure où l’objet figuré est perçu à même l’image

plutôt que visé à l’extérieur d’elle.

Les analyses de la phantasia perceptive et de la conscience de portrait rendent

compte de la sensibilité de Husserl à différents vécus de l’image, qui ne sont pas réduits à

de simples variations d’un même phénomène, mais reconduit à des structures

intentionnelles irréductibles l’une à l’autre. Au terme de nos deux premiers chapitres, le

rapport entre ces deux structures intentionnelles, le sens de leur coexistence, de ce qui initie

le passage de l’une à l’autre, demeure néanmoins obscur – ce qui pose bien entendu

problème si la finalité de nos investigations sur l’image est non seulement de constater,

mais aussi de comprendre la diversité des vécus qu’elle rend possibles. Concurremment, on

constatera que dans le cadre de ces deux descriptions, la conscience imageante se

caractérise par la visée de l’objet figuré : l’image est simplement décrite comme ce qui

permet de viser ou de voir ce qu’elle figure. Dans la volonté de se saisir de l’image elle-

même, avant qu’elle s’efface derrière ce qu’elle représente, nous nous demanderons s’il est

possible de voir une image en suspendant ce rapport de figuration, s’il est possible de voir

l’image avant qu’elle se réduise à être l’image de quelque chose. Aucun texte de Husserl ne

décrivant une telle expérience de l’image, nous travaillerons donc plutôt à partir de Husserl,

en prenant pour point de départ les travaux portant sur la constitution du monde objectif,

dans lesquels sont mises au jour les opérations de la conscience nécessaires pour qu’il y ait

quelque chose comme des objets. Il s’agira pour nous de comprendre en quoi l’image elle-

même, comme simple apparence perceptive, se phénoménalise avec une temporalité, une

Page 21: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

14

spatialité et un rapport à la chair différents de ceux qui caractérisent les objets de la

perception. Ces analyses nous permettront, rétrospectivement, de mieux comprendre la

participation de l’image à des vécus plus complexes comme la phantasia perceptive et la

conscience de portrait. Ainsi, dans notre troisième chapitre, nous tenterons simultanément

d’offrir une réponse au premier problème, touchant à la coexistence de plusieurs vécus

possibles de l’image, et de comprendre le sens d’une expérience de l’image où elle est elle-

même visée, plutôt que ce qu’elle figure – ce qui nous demandera de non seulement

reconstituer les thèses husserliennes, mais surtout, de prolonger ces différentes intuitions et

analyses pour tirer des conclusions que Husserl n’a pas lui-même nécessairement

envisagées.

On trouve bien entendu dans les textes d’époques antérieurs ou ultérieurs de

nombreux restes et amorces des trois descriptions de l’image que nous souhaitons

reconstituer, moments « intempestifs » qui témoignent que Husserl n’est pas toujours

capable de respecter l’exigence de probité envers les phénomènes, faute d’une

conceptualisation adéquate. Ce n’est pas seulement l’opposition entre un Husserl

« métaphysicien » et un Husserl « phénoménologue30 » qui est ici en jeu : ce qui limite le

projet d’une description sans présupposés n’est pas seulement des points doctrinaires non

questionnés, mais surtout le manque de « moyens » philosophiques pour être à la hauteur de

la fidélité à l’expérience. Ainsi, ces limites ne sont pas seulement les traces de décisions

métaphysiques, de même que ces moyens ne sont pas des spéculations sans fondement : ils

relèvent eux-mêmes de la phénoménologie en tant qu’elle est transcendantale. Avoir les

moyens de penser ce que l’on voit, c’est comprendre quelles structures intentionnelles,

quelles opérations de la conscience rendent possibles certains vécus. En ce sens, le

développement de la phénoménologie, l’atteinte de nouveaux champs et de nouvelles

sphères d’analyse, permet précisément de rendre compte de nouvelles expériences d’un

même objet, sans que les descriptions anciennes soient pour autant dépassées. Elles se

trouvent au contraire, par ces remaniements, approfondies, comprises du point de vue offert

par une couche plus originaire de la vie de la conscience, et par là, c’est souvent leur

genèse, ou leurs articulations avec d’autres actes intentionnels qui sont mises au jour.

30 Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 3.

Page 22: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

15

Conformément à la méthode en zigzag décrite par Husserl lui-même31, les limites qui

affectent inévitablement les descriptions deviennent dès lors moins les symptômes

d’erreurs, la trace de présupposés qui doivent être éliminés à leur source, qu’un résultat de

la critique des interprétations du vécu en termes de structures transcendantales à l’aune de

la description phénoménologique. Cette mise à l’épreuve est un appel à compléter le travail

entamé, afin de justifier ces présupposés au sein du champ phénoménologique, de montrer

leur genèse et leur nécessité dans la constitution des phénomènes de strates supérieures32.

C’est ainsi que nous tenterons de lire Husserl : plutôt que de vouloir uniquement

rendre justice aux textes eux-mêmes, nous chercherons à montrer ce que sa philosophie

permet de penser, de mettre en lumière en quoi, à différents moments de son

développement, elle élargit le concept d’image. Un des exemples d’un tel élargissement est

la description des différents types de présence de l’objet figuré dans ce qu’elle figure, rendu

possible par une extension du champ d’investigation de la phénoménologie, qui permet de

réinterpréter les descriptions de la phénoménologie statique par les analyses du caractère

temporel de la conscience. En retour, comme nous le verrons, non seulement le phénomène

de la phantasia, mais aussi celui de l’image avec support physique, nous forcent à remettre

en question l’universalité de certains concepts phénoménologiques pour décrire

l’expérience.

Ce parcours dans l’œuvre de Husserl, dont l’organisation est approximativement

chronologique, permettra ainsi de constater que le développement de la phénoménologie

révèle progressivement le sens de différents vécus de l’image, mais aussi que le phénomène

de l’image provoque une remise en question de l’universalité de certains concepts

phénoménologiques. Ainsi, si le travail des artistes s’est révélé historiquement un moyen

pour la phénoménologie de confirmer ses intuitions, ou peut-être plus justement, de leur

donner un visage sensible, la question de l’image, envisagée pour elle-même, paraîtra

31 Introduction au deuxième tome des Recherches logiques, p. 19 ; Krisis, p. 68. Nous référerons désormais

aux œuvres de Husserl par leur titre abrégé, les références complètes se trouvent en bibliographie. Pour le cas du volume XXIII, nous indiquerons l’année de rédaction du texte cité tel qu’indiquée par les éditeurs.

32 Nous pensons ici au concept d’ « illusion transcendantale » tel que thématisé par Richir. Pour une explication de ce concept : Florian Forestier, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Cham, Springer, 2015, p. 21.

Page 23: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

16

comme un chemin pour réinterpréter le sens et la portée, et peut-être, la valeur, de quelques

concepts phénoménologiques fondamentaux.

Page 24: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

17

CHAPITRE I. L’IMAGE APRÈS COUP : LA THÉORIE HUSSERLIENNE DE L’IMAGINATION ET DE LA CONSCIENCE D’IMAGE ENTRE 1898 ET 1905

L’essentiel des textes de Husserl sur la conscience d’image est tiré d’un cours prononcé en

1905 à Göttingen intitulé « Phantasia, conscience d’image, souvenir ». Si ce cours

constitue son premier, et son seul, effort de saisir de façon systématique le phénomène de

l’imagination33 pour lui-même, il reste que sa description est en continuité avec les analyses

des Recherches logiques, dans lesquelles la conscience d’image et la phantasia sont

convoquées pour rendre compte de l’intentionnalité et de la connaissance. Nous

chercherons à expliquer dans ce chapitre comment cette première approche de

l’imagination, qui s’inscrit dans le cadre de l’élaboration d’une phénoménologie de la

connaissance, mène à une description du phénomène de la conscience d’image, dont le

cœur est la différence entre l’image et ce qu’elle représente. Nous expliquerons en quoi une

telle description, en ce qu’elle inclut dans le phénomène de la conscience d’image une

référence perceptive, n’est pas à même de rendre compte de certaines expériences de

l’image, notamment dans le champ de l’art.

33 L’emploi des différents termes propres aux actes imaginatifs change d’un texte à l’autre chez Husserl.

Contentons-nous pour l’heure de préciser que l’imagination regroupe tous les actes dans lesquels la conscience vise un objet absent à travers l’image de ce dernier. L’imagination, à l’époque des Recherches logiques, inclut donc ce que l’on appelle les « images mentales » et que Husserl désigne par le terme de phantasia tout autant que la conscience d’image « physique » (qui sera également nommée phantasia iconique), où la conscience vise un objet absent à partir d’une image qui est inscrite sur un support matériel.Toute forme d’imagination inclut en ce sens une conscience d’image, bien que Husserl sera appelé à revenir sur cette idée dans le cours de 1905 comme nous le verrons dans notre second chapitre.

Page 25: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

18

1. Intentionnalité et intuition : l’imagination dans un cadre épistémologique

1.1 La critique de la Bildertheorie

L’image, si on la comprend comme représentation d’un objet, joue à première vue un rôle

de repoussoir dans l’élaboration des concepts fondamentaux de la phénoménologie, à savoir

la conscience, l’intentionnalité et le phénomène. Comme le souligne Marc Richir, c’est à la

phénoménologie que l’on doit un abandon des philosophies de la représentation, dans le

cadre desquelles le sujet ne se rapporte jamais à l’apparition des objets eux-mêmes, mais à

des représentations élaborées mentalement sur la base de stimuli sensoriels34. Cette

redéfinition du rapport de la conscience à son objet trouve son point de départ dans la

cinquième Recherche logique, où Husserl se penche sur le concept de conscience. Il trace

pour ce faire une distinction entre les contenus réels de la conscience – à savoir les

contenus de sensations et les actes de la conscience (se souvenir, percevoir, juger, etc.) – et

les contenus intentionnels, par lesquels on doit entendre les objets apparaissant à la

conscience35. Si les premiers sont inclus réellement dans la conscience, au sens où ils

composent les flux des vécus, les seconds sont dits être inclus « intentionnellement », par

quoi il faut comprendre que les objets n’existent pas dans la conscience, mais ils lui sont

transcendants. Ils peuvent être dits inclus en elle seulement en tant que celle-ci les vise et

qu’ils lui apparaissent par le biais des actes de la conscience36.

C’est la critique de ce que Husserl désigne comme la Bildertheorie (théorie des

images) qui permet de mieux comprendre en quoi, malgré l’extériorité de l’objet par

rapport à la conscience, celle-ci peut s’y rapporter. Selon les tenants de la Bildertheorie, la

conscience ne peut se rapporter à des objets qu’à travers leurs images37. L’image serait

34 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, Nouvelles fondations, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 61. 35 Cette distinction est établie pour éviter la confusion entre phénomènes physiques et psychiques dont les

textes de Brentano sont marqués. Denis Seron, « Qu’est-ce qu’un phénomène ? », Études phénoménologiques, no 39-40 (2004), p. 12-18.

36 Renaud Barbaras, Introduction à la philosophie de Husserl, Chatou, Les éditions de la Transparence, 2004, p. 60.

37 Husserl vise plus particulièrement ici Twardowski. Confronté au problème des représentations auxquels ne correspond aucun objet, Twardowki, comme l’explique Jean-François Courtine, utilise le paradigme du tableau pour comprendre la représentation d’un objet : la conscience contient en elle une image-copie de l’objet visé, et comme l’existence de l’image ne suppose pas celle de ce qu’elle représente, il devient possible de comprendre pourquoi on peut se représenter des objets qui n’existent pas. Jean-François Courtine, « Histoire et destin phénoménologique de l’intentio », dans L’intentionnalité en question, Entre phénoménologie et recherches cognitives, éd. Dominique Janicaud, Paris, Vrin, 1995, p. 28-30. Le fond de cette critique est le rejet de l’idée selon laquelle la conscience viserait des contenus qui lui seraient

Page 26: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

19

donc une chose à l’« intérieur » de la conscience qui agirait à titre de représentant pour un

autre objet. Dans la mesure où l’image y est considérée comme une chose38, cette théorie ne

peut expliquer en quoi la conscience peut se rapporter à des objets qui ne sont pas de même

nature qu’elle : il faudrait alors postuler une autre image par laquelle la conscience se

rapporterait à la première, ce qui mènerait à une régression à l’infini39.

Si la théorie des images ne peut expliquer la possibilité pour une conscience de viser

un objet, c’est parce que le caractère « d’être une image » n’est pas un prédicat réel au

même titre que sa couleur, sa taille, etc., et, en ce sens, la théorie des images présuppose

l’intentionnalité plutôt qu’elle ne l’explique. Un objet n’apparaît comme « image » qu’en

vertu d’un acte de la conscience de le saisir comme image d’un autre : « l’image ne devient

véritablement image que grâce à la faculté qu’a un moi […] d’utiliser le semblable comme

représentant en image de ce qui lui est semblable, de l’avoir présent à l’intuition et de viser

cependant l’autre à sa place.40 » Pour reprendre l’exemple de Husserl, si on plaçait une

image dans un tiroir, le tiroir ne se représenterait pas pour autant quelque chose41 : l’image,

en tant que chose, ne peut à elle seule expliquer l’apparition en elle de l’objet qu’elle figure.

La relation à un objet transcendant est le fait de la conscience et de ses actes de visées, et

non d’un objet qui serait physiquement contenu en elle. Par l’intentionnalité, le rapport à

immanents, à titre de contenus réels. C’est en ce sens que Husserl peut également critiquer Brentano, dont certaines expressions laissent croire que l’objet fait partie de la conscience. 5e Recherche logique, p. 174 ; ainsi que Locke qui place l’objectivité comme un objet à l’extérieur de la conscience auquel elle devrait se conformer – bien que dans ce dernier cas, la portée de la critique soit transformée par l’introduction de l’idée de constitution. Philosophie première 1, p. 119.

38 John Sallis souligne que la démonstration de Husserl est affaiblie par le fait qu’il semble continuellement passer de l’image physique à l’image mentale. John Sallis, « L’espacement de l’imagination. Husserl et la phénoménologie de l’imagination », dans Husserl, dir. Eliane Escoubas et Marc Richir, Grenoble, Millon, 2004, p. 67, note 3. Cette objection doit être relativisée par le fait que, dans la mesure où l’image n’est pas comprise comme un objet intentionnel, mais comme une chose, qu’elle soit « intérieure » ou « extérieure » à la conscience n’est pas capital : dans les deux cas, l’image est en effet d’une autre nature que la conscience, elle est quelque chose qui apparaît face à elle (pensons à la représentation de la conscience comme une scène par exemple, ou un écran que « regarderait la conscience »).

39 John Brough, « The Seduction of Images. A Look at the Role of images in Husserl’s Phenomenology », dans Variations on Truth, Approaches in Contemporary Phenomenology, éd. Pol Vandevelde et Kevin Hermberg, Londres et New York, Bloomsbury Academic, 2011, p. 46; Françoise Dastur, « L’approche phénoménologique du problème de l’imagination », dans Husserl, Jocelyn Benoist dir., Paris, Cerf, p. 116. Les critiques de la théorie des espèces intentionnelles et de l’illusion d’immanence par Sartre mobilisent un argument similaire, et aboutissent à une même désubstantialisation de l’image : Jean-Paul Sartre, L’imagination, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 2-17 ; Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 2005, p. 17-21.

40 5e Recherche logique, p. 229. 41 Phantasia no1 (1905), p. 65.

Page 27: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

20

l’objectivité n’est plus expliqué comme un emboîtement entre des vécus (la conscience et

ses représentations immanentes), mais fondé sur la possibilité pour la conscience de viser

(et ultimement de constituer) un objet qui la transcende42.

L’une des conséquences les plus importantes de cette critique de la Bildertheorie

consiste en ce que la perception est dès lors comprise comme une relation directe, sans

intermédiaire, à l’objet. La conscience ne vise pas une image de l’objet, qui serait placée à

l’« intérieur de la conscience », mais l’objet lui-même43, et c’est la théorie des esquisses qui

permettra de préciser, sur le plan de l’intuition de l’objet, en quel sens l’apparition, tout en

étant l’apparition de l’objet lui-même, en personne, reste tout de même marquée par une

incomplétude44. Pour l’instant, il importe surtout de souligner que Husserl insiste sur le fait

que cette incomplétude de l’apparition perceptive ne doit pas être comprise comme celle

qui caractérise l’image par rapport à ce qu’elle représente, en ce que la perception ne met

pas en jeu une copie de l’objet : « On se laisse égarer par la pensée que la transcendance de

la chose matérielle serait celle d’une image ou d’un signe.45 »

Cependant, loin d’exclure l’image du champ d’investigation de la phénoménologie,

cette critique de la Bildertheorie est portée par une nouvelle conception de l’image, qui

bouleverse le rapport traditionnel entre imagination et perception. De fait, l’image n’est

plus conçue comme une chose, une donnée inerte, dont le caractère d’être une image serait

une propriété interne, indépendante de la conscience : l’image n’apparaît comme une image

qu’en vertu d’une conscience d’image. En effet, la ressemblance objective entre deux objets

n’est pas suffisante pour que l’un soit considéré comme l’image de l’autre. Pour qu’un

rapport de figuration soit possible, il est nécessaire, soulève Husserl, qu’une conscience

appréhende ce qui lui apparaît en tant que représentation d’un autre objet, absent.

L’intentionnalité permet donc de dé-réifier l’image en tant qu’elle est indissociable

d’une conscience d’image, ce qui entraîne une rupture avec toutes les théories 42 « L’acte qui appréhende ajoute non pas des contenus sensibles nouveaux comme si cela pouvait faire un

plus de contenus sans lequel l’objectité ne serait absolument rien pour qui [se] représente, mais il apporte en plus le “type de conscience” qui dote de sens le contenu, lui prête une relation objectale qui, à partir de l’être-là aveugle du contenu, fait avoir lieu le représenter quelque chose avec lui, pas lui, mais le viser quelque chose à travers lui. » Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 136.

43 5e Recherche logique, p. 231. 44 6e Recherche logique, p. 73, 124, 100. 45Idées I, p. 128.

Page 28: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

21

philosophiques, d’Aristote à Hume, qui approchaient l’image comme un contenu de la

conscience dont il s’agissait d’expliquer l’origine ou encore les transformations selon des

lois psychologiques (par exemple la loi d’association). La conséquence immédiate du

changement de perspective sur le phénomène de l’imagination que rend possible la

phénoménologie tient au rapport entre imagination et perception. D’abord, la différence

entre imagination et perception n’est pas une différence de degré. L’image n’est pas une

perception affaiblie, moins vivace et plus fugace46. L’apport décisif de Husserl consiste à

dire que la distinction entre conscience d’image et perception est plutôt une différence

d’essence, désormais envisagée dans le cadre de la description des différentes modalités

intentionnelles de la conscience47. En effet, la conscience d’image et la perception

renvoient à deux façons distinctes et irréductibles pour une conscience de se rapporter à un

objet, à savoir directement dans le cas de la perception, et à travers son image dans le cas de

la conscience d’image. Considérer, dans une approche psychologique, que le rapport entre

perception et imagination s’exprime en termes de degré révèle que l’on confond les

phénomènes concernés avec leurs contenus d’appréhensions, à savoir les sensations ou les

phantasmes, alors que la différence tient de la forme d’appréhension, c’est-à-dire dans la

façon selon laquelle la conscience appréhende ce contenu pour en faire l’apparition d’un

objet, apparition originaire dans le cas de la perception et médiate dans le cas de

l’imagination48.

Ensuite, le rapport entre imagination et perception est soustrait à un discours

explicatif, faisant de l’un des phénomènes la cause de l’autre. En effet, l’image n’est plus

46 Phantasia no1 (1905), p. 58-60 ; Maria Manuela Saraiva, L’imagination selon Husserl, La Haye, M.

Nijhoff, 1970, p. 40 ; Délia Popa, « La relation entre imagination et perception, différence ou répétition ? », Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 13, n◦2 (2017), p. 22. Jean-Paul Sartre, L’imagination, p. 77, 124.

47 Hervy insiste sur le fait que c’est parce que la théorie de l’intentionnalité permet de s’intéresser aux différentes manières que la conscience a de viser un objet que l’imagination devient un objet d’étude pour la phénoménologie. Alievtnia Hervy, « Perception et imagination, La problématique des actes mixtes », Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 9, n◦1 (2013), p. 3-4.

48 Husserl reconnaît à Brentano le mérite de ne pas avoir fait de différence d’essence entre les contenus de la perception et ceux de l’imagination. Sans en venir à distinguer différents types de représentation, Brentano situe ainsi la différence entre ces deux types de rapport à l’objet au niveau de l’appréhension, bien qu’il ne parvienne pas à penser la spécificité du type de représentation que constitue l’imagination (pour la simple raison qu’il n’admet pas différents types de représenter). Les représentations de phantasia sont conçues comme des représentations impropres, c’est-à-dire des représentations qui entremêlent un contenu intuitif et conceptuel. Eduard Marbach, « Introduction de l’éditeur », Phantasia, p. 21-22 ; Phantasia no1 (1905), p. 55, 122.

Page 29: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

22

conçue comme le résultat de la perception, selon la tradition aristotélicienne, qui en fait

l’écho dans la conscience de sensations non actuelles49. Il ne s’agit plus non plus

d’expliquer la perception par des images, comme dans la théorie des images. Au contraire,

il s’agit de décrire le phénomène de l’imagination comme un type d’acte intentionnel, qui

représente un rapport à l’objet original ne pouvant être réduit à la perception50. Nous

verrons comment, malgré tout, Husserl maintient dans ses premiers travaux une

subordination génétique de la conscience d’image à la perception, dont la racine est

l’infériorité épistémologique de l’imagination.

1.2 L’image comme intuition

C’est dans la sixième Recherche logique que Husserl explicite la spécificité de

l’imagination par rapport à la perception. Ces deux actes sont caractérisés d’actes intuitifs

et se distinguent en ce sens des intentions de significations51. L’opposition entre intentions

de signification et intuitions est tracée dans la deuxième Recherche logique, dans laquelle

Husserl cherche à rendre compte du rapport entre les expressions langagières et les objets

qu’elles visent. Comprendre le sens d’un signe ou d’une expression signifie viser l’objet

auquel renvoie le signe, avec le sens déterminé par l’expression. En effet, chez Husserl, la

signification, ou le sens, sont définis comme relation à l’objectivité : « C’est dans la

signification que se constitue le rapport à l’objet. Par conséquent, employer une expression

avec sens, et se rapporter par une expression à l’objet (se représenter l’objet), c’est là une

seule et même chose52 ». Ce rapport à l’objet n’est pas indéterminé, il est fixé par le

sens dont la représentation nominale est porteuse : les mots « L’auteure de L’amant » et

« L’épouse de Robert Antelme » appellent une intention de signification visant le même

objet, mais avec des sens différents. Tout l’effort de Husserl consiste à dire que l’acte de

signification possède un caractère idéal et qu’il ne peut être confondu avec le vécu

49 Similaire à la sensation, mais persistant au-delà de l’affection par l’objet sensible, la phantasia est

finalement définie par Aristote comme « le mouvement qui se produit sous l’effet du sens en activité. »De Anima, 429a1. Le phantasma est donc à l’image du projectile qui continue à se mouvoir bien que la cause motrice de son mouvement – la main qui l’a lancé – n’agisse plus sur lui. Physique, 466b29-267a11. Maria Manuela Saraiva, L’imagination selon Husserl, p. 39.

50 Annabelle Dufourcq, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, Dordrecht, Springer, 2011, p. 23.

51 6e Recherche logique, p. 77. 52 1ère Recherche logique, p. 61.

Page 30: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

23

psychique de celui qui l’effectue53.Le sens d’un mot demeure le même peu importe les

images et les concepts qui peuvent surgir par association à l’occasion d’un acte de

compréhension : je peux m’imaginer Mélanie Thierry, qui joue le rôle de Marguerite Duras,

en lisant « L’auteure de L’amant », ou encore penser aux Éditions de Minuit, mais ma

compréhension de cette expression est distincte de ces images. Les actes de signification

relèvent de la possibilité de la conscience de viser un objet à l’extérieur d’elle, et ne

peuvent être compris en termes de représentations mentales, d’où leur importance pour le

développement du concept d’intentionnalité54.

Cependant, ce qui importe surtout pour nous est qu’un acte de signification n’est pas

dépendant de la réalisation de la référence à l’objectivité, au sens de l’apparition intuitive

de l’objet visé55. Il est en effet possible de comprendre le sens d’un mot sans que l’objet

auquel il renvoie nous soit présenté, sans quoi lire serait une forme de perception

continue56 : je n’ai pas besoin de voir Marguerite Duras pour comprendre la mention de son

nom sur la page couverture d’un de ses livres. En témoigne le fait qu’il est possible de

comprendre le sens d’une expression à laquelle ne correspond aucun objet : l’expression

« carré rond » détient un sens syntaxique, mais aucun objet n’y correspond. Ainsi, une

intention de signification peut demeurer vide sans pour autant être dépourvue de sens.

Néanmoins, pour connaître le sens d’une expression, pour comprendre ce qui est « à

proprement visé » par elle, il est nécessaire d’actualiser cette référence à l’objet, ce qui est

rendu possible par les actes intuitifs, où l’objet n’est plus simplement visé, mais donné la

53 « Nous ne voyons pas l’essence de la signification dans le vécu qui confère la signification, mais dans son

“contenu” qui présente une unité intentionnelle identique, par opposition à la multiplicité dispersée des vécus réels ou possibles de sujets parlants et pensants.» 1ère Recherche logique, p. 111. Voir aussi 1ère Recherche logique, p. 49 sq., 84, 104 sq., p. 114. Comme l’explique Alain Gallerand, dans les Recherches logiques, le caractère idéal de la signification est conçu comme l’essence commune ou l’espèce d’une multiplicité d’actes de visée de signification, laquelle est décrite comme « unité intentionnelle idéale ». C’est seulement dans les Leçons sur la théorie de la signification que la signification gagne le statut d’objectité catégoriale, qui est visée par les actes de signification. La signification est donc, dans un premier temps, déterminée noétiquement, puis, dans un deuxième temps, noématiquement, ce qui correspond à la « dépsychologisation » définitive de la phénoménologie par le tournant transcendantal. Alain Gallerand, Husserl et le phénomène de la signification, Paris, Vrin, 2014, p. 56, 82-88.

54 1ère Recherche logique, p. 70-76. 55 1ère Recherche logique, p. 43. Jocelyn Benoist, « Sur le concept de “remplissement” », dans Husserl, dir.

Jocelyn Benoist, Paris, Cerf, 2008, p. 196-197. 56 1ère Recherche logique, p. 81.

Page 31: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

24

conscience57. Lorsque l’objet donné dans l’intuition correspond à celui qui a été visé par

l’intention, celle-ci se trouve remplie et il y a connaissance58. Le remplissement caractérise

l’acte intuitif qui s’adapte à l’intention, présente l’objet tel qu’elle le visait59.

Dès la deuxième Recherche logique, c’est en tant qu’acte intuitif qu’est caractérisée

l’imagination, au même titre que la perception. En effet, s’imaginer un objet peut, tout

comme le percevoir, remplir une intention de signification60. La distinction entre les

différents actes intuitifs sera opérée dans la sixième Recherche logique, où Husserl

approfondit les rapports entre intention et remplissement en différenciant les actes

remplissants selon leur contenu intuitif. Les intuitions présentent en effet une plénitude plus

ou moins grande, par quoi on doit comprendre que leur contenu présentatif remplit plus ou

moins parfaitement toutes les déterminations de l’objet qui sont visées par l’intention. Par

exemple, la perception sensible, parce qu’elle présente l’objet par esquisses, ne peut jamais

donner intégralement un objet, et ce n’est que par une synthèse des intuitions partielles en

un acte global qu’elle peut s’approcher de ce qui serait une donation sans lacunes de

l’objet61. L’imagination présente également ses objets par esquisses62, et qu’elle mette en

57 1ère Recherche logique, p. 81 ; 6e Recherche logique, p. 33. La phénoménologie est d’ailleurs définie par le

projet de dépasser la compréhension purement symbolique des mots, en retournant aux intuitions dans lesquelles ce qu’ils veulent dire est rendu évident à la conscience. 1ère Recherche logique, p. 6-7.

58 1ère Recherche logique, p. 58 ; 6e Recherche logique, p. 48. On comprend alors l’intention au sens étroit d’acte ayant un but, à savoir le remplissement, plutôt qu’au sens large d’intentionnalité. 6e Recherche logique, p. 55. Le rapport à ce but n’est pas volitif, il correspond, comme l’explique Jocelyn Benoist, à une possibilité logique de cet acte, à savoir, la donation de ce qu’il vise. Jocelyn Benoist, « Sur le concept de “remplissement” », p. 204-205.

59 1ère Recherche logique, p. 82-83 ; 6e Recherche logique, p. 50. cf. Jocelyn Benoist, « Sur le concept de “remplissement” », p. 201.

60 1ère Recherche logique, p. 47. Comme indiqué à la note 33, Husserl n’insiste pas sur les différents types de visées imaginatives (à savoir, avec ou sans support physique). C’est ce qu’il affirme par ailleurs explicitement dans la sixième Recherche logique. 6e Recherche logique, p. 74. Bien que, pour comprendre le phénomène de remplissement de signification, ce soit plus souvent l’imagination sans support physique qui soit convoquée, Husserl explicite fréquemment le rôle de l’image « mentale » par des phénomènes de conscience d’image avec support physique. Cet enchevêtrement implicite est une constante dans les œuvres publiées de Husserl, jusqu’au célèbre exemple de la gravure Du chevalier et de la mort dans le premier tome des Idées directrices, qui intervient, comme l’ont remarqué plusieurs commentateurs, dans un passage dont l’objet était l’image sans support physique (Idées I, p. 328). Nous comprendrons dans le cours du texte les enjeux de cet amalgame entre les deux types de conscience d’image et ce qui le motive.

61 6e Recherche logique, p. 73, 124, 100. 62 « [La représentation imaginative] aussi reproduit le même objet, tantôt sous tel aspect, tantôt sous tel autre

[…] » 6e Recherche logique, p. 77. cf. 6e Recherche logique, p. 99. Ces esquisses imaginatives sont donc bien celles de l’objet figuré, et non, comme Alievtina Hervy l’indique, celle du support physique sur lequel s’inscrit l’image. (Alievtina Hervy, « Perception et imagination : La problématique des actes mixtes », p. 14.) En tel cas, ces esquisses seraient perceptives. Le support physique de l’image n’entre pas dans les considérations de Husserl dans les Recherches logiques, et l’idée que ce support physique de l’image est

Page 32: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

25

jeu des contenus analogiques, plutôt que des contenus présentant l’objet lui-même, n’a pas

d’importance pour ce qui est de la plénitude, du moins, s’il s’agit d’une série d’esquisses

imaginatives dont la ressemblance avec l’objet est parfaite :

La présentation de l’objet lui-même n’a pas besoin d’atteindre à l’idéal de l’adéquation où le contenu présentatif est en même temps le contenu présenté. La représentation imaginative pure qui figure parfaitement son objet, étant donné qu’elle est pure de toute adjonction signitive, possède dans son contenu présentatif un analogon parfait de l’objet. Cet analogon peut se rapprocher plus ou moins de l’objet jusqu’à la limite de l’identité complète. 63

Ce cas est improbable, mais que Husserl admette sa possibilité en droit montre qu’il n’y a

pas, à première vue, de différence entre perception et imagination pour ce qui est du

contenu intuitif64.

1.3 L’évidence et la subordination épistémologique de l’imagination à la perception

La plénitude concerne avant tout le contenu intuitif d’un acte, à savoir ce qui est

véritablement présenté par lui65. La qualité de l’acte66 entre également en jeu pour ce qui est

de la capacité d’une intuition à remplir une intention signitive. En effet, Husserl indique

que seul un acte positionnel (qui pose son objet comme existant) peut fournir un

remplissement dernier à une intention67. Cette exigence peut s’expliquer par le fait que la

concordance entre la visée signitive et la donation intuitive a le sens d’une confirmation, au

sens où la donation de l’objet doit vérifier la visée. Or, seul un objet donné en personne

susceptible d’être perçu par esquisses n’apparaît qu’en 1912, annonçant à notre avis la conception de l’image comme un objet idéal, dont l’accessibilité est garantie par une inscription matérielle (Phantasia no17 (probablement de 1912), p. 467).

636e Recherche logique, p. 106. 64 Husserl précise cependant que la perception est indépassable lorsqu’il s’agit de présenter un objet

individuel (possédant une existence spatio-temporelle) : « […] l’idéal de plénitude serait atteint dans une représentation qui enfermerait dans son contenu phénoménologique son objet plein et entier. À coup sûr, aucune imagination n’est capable de l’atteindre, mais seulement la perception, au cas où, dans la plénitude de l’objet, l’on compte aussi les déterminations individualisantes. Par contre, si nous faisons abstraction de ces déterminations, un idéal se trouve alors par là aussi nettement caractérisé pour l’imagination. » 6e Recherche logique, p. 99. Le problème semble résider dans le fait qu’aucun objet ne se laisse donner de manière adéquate par l’imagination chez Husserl.

65 6e Recherche logique, p. 100-101. 66 La qualité d’acte s’oppose à sa matière et sa plénitude (ces deux derniers caractères en viennent cependant

à être rassemblés au cours de la sixième Recherche logique). Elle désigne la relation avec l’objet visé : les objets peuvent être représentés, être objets d’une question ou d’un jugement, d’un désir, etc. 5e Recherche logique, p. 221. La qualité de l’acte et sa matière sont des moments abstraits de l’acte complet. 5e Recherche logique, p. 250-252.

67 6e Recherche logique, p. 149-150

Page 33: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

26

peut avoir le sens d’un objet vérifiant68. Il a alors une « coïncidence remplissante » ou auto-

donation de l’objet, au sens où le contenu intuitif – ce qui est donné, les « représentants » –

est appréhendé comme l’objet lui-même. Aucune représentation, aussi détaillée, fidèle et

étendue soit-elle quant aux différents caractères de l’objet (la couleur, la forme, la taille,

etc.), ne possède le caractère vérifiant de la donation de l’objet en personne.

L’idéal d’évidence, qui prescrit le remplissement dernier d’une intention, ne peut

donc être rempli que dans un acte intuitif qui a pour caractère de donner son objet comme

présent, existant : un acte positionnel. Or, seule la perception est intrinsèquement un acte

positionnel. La perception, comme le souligne à plusieurs reprises Husserl dans la

cinquième Recherche logique, n’est pas une représentation à laquelle on aurait attaché de

l’extérieur un acte de croyance ; par essence, son objet y est donné en personne, comme

existant, même si cette position est toujours susceptible d’être infirmée par une expérience

discordante69. À l’inverse, on peut bien poser que l’objet imaginé existe, mais cette position

s’ajoutera de l’extérieur à l’acte, et exigera une confirmation par un acte intuitif ultérieur70.

La description du rôle de l’imagination dans l’intuition des essences confirme cette

infériorité de l’imagination vis-à-vis de la perception sur le plan de la connaissance.

L’abstraction idéalisante, qui constitue le geste propre à la phénoménologie71, est fondée

dans l’intuition de cas individuels dont elle cherche à tirer l’essence. Ces cas individuels

peuvent être donnés tant par perception que par imagination72. Il reste que ce n’est pas cette

68 6e Recherche logique, p. 147. 69 5e Recherche logique, p. 250-252, 275-276, 292. 70 5e Recherche logique, p. 292. 71 En effet, avant l’introduction de la réduction transcendantale, Husserl distingue la phénoménologie de la

psychologie descriptive en ce que la phénoménologie procède par abstraction idéalisante : plutôt que de décrire des vécus actuels, réals, elle cherche l’essence des actes de la conscience. 1ère Recherche logique, p. 19-20. Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 371.

72 1ère Recherche logique, p. 19 ; 5e Recherche logique, p. 247 ; 6e Recherche logique, p. 197, 202-203. Husserl indique même que l’imagination possède un privilège sur la perception dans la cinquième Recherche logique, sans toutefois expliciter pourquoi. La possibilité de faire varier un objet par imagination pour établir la séparabilité ou non-séparabilité de l’un de ses contenus peut laisser croire que le privilège de l’imagination tient à ce qu’elle permet d’aller au-delà des contraintes de l’expérience empirique pour forger des cas limites permettant de mieux saisir l’essence d’un objet. 3e Recherche logique, p. 10-12, 17. C’est cette liberté de l’imagination à l’égard de l’expérience qui est thématisée dans les Idées directrices, où Husserl incite le phénoménologue à s’inspirer des exemples offerts par l’art (Idées I, p. 207-208). Les recherches sur le temps, et la description plus précise de la distinction entre phantasia et perception qui en découle permettront de mettre en lumière un autre privilège de l’imagination. En effet, le caractère non-individuel de la phantasia est alors thématisé, ce qui permettra à terme de l’approcher de la notion de

Page 34: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

27

intuition imaginative qui remplit la visée de l’essence : « l’imagination qui est à la base de

l’abstraction généralisante n’exerce pas pour autant la fonction véritable et proprement dite

du remplissement, […] elle ne constitue donc pas l’intuition “correspondante”.73 » À

l’instar des autres actes catégoriaux, dont les objets ne sont pas sensibles, l’idéation, ou

l’intuition d’essence, est fondée sur des intuitions sensibles dans lesquelles des êtres

individuels sont appréhendés (par exemple, ce jugement que j’accomplis, cet autre

jugement que j’imagine, etc.), mais ces actes intuitifs ne fournissent pas le remplissement

de l’intention dirigée vers l’essence (l’essence du jugement lui-même, qui ne se réduit à

aucun de ces exemplaires)74. Ce remplissement, dans le cadre des Recherches logiques,

relève de la perception et non de l’imagination, et de fait, Husserl parle de « perception du

général75 ». L’erreur tient à réduire la perception à la perception sensible ou externe, alors

qu’il existe aussi la perception interne ou immanente, par laquelle des vécus de conscience

sont donnés eux-mêmes (plutôt qu’imaginés), mais aussi une perception « suprasensible »,

dans laquelle des objets idéaux apparaissent en personne, sont placés sous nos yeux, et qui

est à distinguer, comme l’indique Husserl, de la simple imagination de ces mêmes objets76.

Dans la mesure où l’intuition eidétique donne l’essence en personne, elle relève de la

perception au sens large du terme, et ne peut être confondue en ce sens avec un acte

d’assembler plusieurs images, comme Husserl l’explique dans sa critique des idées

générales chez Hume77. Si l’absence de position qui caractérise l’imagination peut faciliter

l’abandon de l’empirie et le passage au domaine de l’idéalité, il reste que l’existence idéale

de l’essence ne peut être confondue avec le caractère fictionnel des objets imaginés78, et

possible : l’imagination, par son indétermination, est toujours déjà plus proche de l’essence. Voir : Phantasia no 19, p. 515-529. Annabelle Dufourcq propose une analyse de ce texte, de même qu’une explication du rôle de l’imagination pour la saisie des essences dans Expérience et jugement. Annabelle Dufourcq, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, p. 125-43.

73 6e Recherche logique, p. 148. 74 Pour une description de l’intuition catégoriale comme un acte fondé : 6e Recherche logique, p. 186. 75 6e Recherche logique, p. 197 sq. On se référera avec profit à l’analyse détaillée de Marya Gyemant pour

comprendre le différents statut des perceptions (sensibles et internes) qui permettent la donation de l’essence sans se confondre avec elle. (Marya Gyemant, « Le remplissement des objets idéaux. Sur la théorie du remplissement catégorial dans la VIe Recherche logique de Husserl », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, vol. 9, n°4 (2013)). L’important pour nous est que Husserl insiste inlassablement sur le fait que l’essence doit être donnée en personne, et non imaginée. Dans les Idées I, Husserl parle d’intuition originaire des essences, et insiste sur leur donation « en chair et en os », sans en faire un acte de perception : celle-ci semble limitée à la visée des objets mondains, spatio-temporels. Idées I, p. 27-31.

76 6e Recherche logique, p. 176-177. 77 2e Recherche logique, p. 218. 78 Françoise Dastur, « Husserl et la neutralité de l’art », La part de l’œil, n◦7 (1991), p. 25.

Page 35: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

28

que le moment imaginatif de l’abstraction idéatrice doit être dépassé par la donation en

personne de l’essence sans laquelle la phénoménologie, comme discipline s’attachant à

décrire à l’essence des vécus de la conscience, ne pourrait prétendre à l’évidence.

1.4 L’indigence intuitive de l’imagination et les actes mixtes

Ainsi, l’imagination met non seulement en jeu, à l’instar de la perception, une synthèse

d’actes intuitifs partiels – synthèse qui s’impose non pas en raison d’une déficience interne

de l’intuition, mais en raison de la nature de la chose spatiale, qui a pour essence de se

donner par esquisses79 –, mais aussi ce que Husserl appelle une progression déterminée du

remplissement, à savoir que chaque contenu intuitif prescrit, en apparaissant, un autre

remplissement, dans lequel l’objet serait donné de façon plus adéquate80. En effet, le propre

de l’acte intuitif imaginatif est de prescrire une autre intuition, plus parfaite eu égard à

l’idéal de remplissement. Il en découle que l’image conserve toujours une intention à

l’égard d’une donation plus adéquate de l’objet, et qu’une imagination pure, sans

« adjonction signitive »,81 est impossible. L’exemple de la reproduction d’une image

témoigne de l’impossibilité d’une image à tenir lieu de remplissement dernier : « Ainsi,

quand nous nous représentons une chose par l’image d’une image. La matière de

représentation prescrit ici également un premier remplissement qui, en effet, nous placerait

sous les yeux l’image primitive “elle-même”. Mais à cette image appartient une nouvelle

intention dont le remplissement nous conduit à la chose elle-même82. » De fait, au cours de

la sixième Recherche logique, la conscience d’image est parfois placée aux côtés de la

conscience de signe, et opposée à la perception, qui leur donne remplissement83 :

l’imagination est non seulement un type de remplissement, mais est également une manière

de faire référence à un objet qui n’est pas donné.

En ce sens, l’inscription des actes intuitifs dans le cadre d’une phénoménologie de

la connaissance téléologiquement orientée vers un remplissement dernier, dans lequel

l’objet est donné en personne, contribue à modifier le statut de la division entre intention et 79 6e Recherche logique, p. 124-125. 80 6e Recherche logique, p. 91, 107-109. Dans la synthèse d’intuitions partielles, chaque nouvelle intuition ne

présente pas plus directement ou pleinement l’objet, c’est la synthèse des actes qui est supérieure à chaque acte partiel (6e Recherche logique, p. 87), contrairement à ce qui se produit dans la synthèse de progression.

81 6e Recherche logique, p. 105, 144. 82 6e Recherche logique, p. 91-92. 83 Par exemple : 6e Recherche logique, p. 82.

Page 36: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

29

intuition. Celle-ci ne départage pas deux classes d’actes selon leur forme d’appréhension

(par exemple, imagination, perception, signe, souvenir, etc.), mais elle concerne tous les

actes. Cette distinction permet en effet de mesurer la part de contenu signitif (visé, mais

non présenté) et purement intuitif (ne prescrivant pas une donation plus directe ou

complète, sur le plan de l’extension) qui les constitue. Les intuitions pures et les

représentations purement signitives ne sont que des cas limites en termes d’actes

intentionnels, et Husserl en vient donc à poser une classe d’actes « mixtes », qui sont

caractérisés par le fait que la visée de l’objet n’est pas entièrement comblée par le

remplissement. La perception sensible en est un exemple, mais en raison de l’essence de

l’objet sensible, qui est de se donner par esquisses – et dans le cas de la perception

immanente, où ce sont les vécus de la conscience qui sont visés, l’intention vers l’objet est

parfaitement comblée et on peut parler d’acte purement intuitif. L’imagination au contraire,

quand on la considère à l’aune de l’idéal d’évidence, apparaît comme un acte intentionnel

qui est mixte par essence, dans la mesure où son remplissement intuitif comporte une part

signitive irréductible, renvoyant à la donation en personne de l’objet. En ce sens, bien que,

comme nous l’avons montré, l’imagination peut, grâce à la méthode phénoménologique,

être considérée comme « un mode essentiellement nouveau de l’intention84 », il n’en

demeure pas moins que, quant à son essence cognitive, elle est décrite en référence à deux

actes intentionnels qu’elle n’est pas, comme un acte à mi-chemin entre le signe et la

perception.

1.5 Entre intention et intuition : vers une description phénoménologique de l’image

Dans le cadre des Recherches logiques, la thématisation de l’imagination oscille entre deux

pôles : l’image comme intention signitive, comme un acte qui consiste à viser quelque

chose d’absent, ou l’image comme intuition, c’est-à-dire comme l’apparition de cette même

chose pour la conscience. C’est cette oscillation qui est en jeu dans l’accueil mitigé par

Sartre des textes de Husserl sur l’imagination : tout en saluant chez Husserl la conception

de l’image comme une forme de conscience, plutôt que comme une chose85, Sartre affirme

que Husserl, en thématisant l’imagination comme intuition, n’a pas été à la hauteur de sa

propre percée. En effet, selon Sartre, penser l’image comme le remplissement d’une visée

84 5e Recherche logique, p. 189 note 1. 85 Jean-Paul Sartre, L’imagination, p. 124.

Page 37: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

30

de signification en fait un contenu immanent à la conscience, une matière impressionnelle,

et Husserl reculerait par rapport à sa propre position86. Cette critique révèle le problème de

la matière hylétique de l’imagination, qui n’est pas suffisamment étudié par Husserl à

l’époque des Recherches logiques, notamment parce que la différence entre les différents

types d’imagination (avec ou sans support physique) n’est pas prise en compte87. Elle

révèle également une méprise de Sartre quant à la nature de l’intuition, qui loin d’être la

réception purement passive d’un donné hylétique, est décrite par Husserl comme un acte

objectivant, dans lequel un rapport à l’objet s’établit sur la base d’une appréhension de

sensations ou de phantasmes. C’est d’autant plus vrai pour les intuitions qui accomplissent

une fonction de remplissement à l’égard d’une intention de signification, en ce qu’elles

donnent l’objet d’une certaine façon, à savoir celle selon laquelle il était visé. En ce sens,

tout remplissement n’est jamais une donnée brute, mais conserve « l’ombre d’une

intention »88, pour reprendre l’expression de Jocelyn Benoist. Husserl prend par ailleurs le

soin de préciser que l’image qui remplit une signification est le résultat d’un acte

d’appréhension de sensations imaginatives, et non un contenu réel de la conscience89.

Néanmoins, cette critique de Sartre permet de mettre en lumière deux caractères

importants de la conscience d’image, qui nous occuperont jusqu’à la fin de ce travail.

D’une part, la conscience d’image est à la fois un acte spontané, témoignant de l’activité de

la conscience et de son pouvoir constitutif – la conscience fait de quelque chose l’image

d’une autre chose, la ressemblance n’étant pas suffisante pour que quelque chose apparaisse

comme une image–, mais, elle est aussi marquée d’une passivité à l’égard de ses contenus

d’appréhension – l’image ne peut être prise comme une figuration de n’importe quel objet,

et tout ne peut devenir une image, sauf à élargir considérablement le concept d’image pour

86 Ibid., p. 127-128 ; Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, p. 118. Pour une description de l’illusion d’immanence :

cf. L’imagination, p. 178. 87 Ceci ne vaut que pour les œuvres publiées de Husserl. Dans les leçons de 1905, où l’imagination est

considérée selon ses différents modes (image physique, phantasia claire, obscure, etc.) plusieurs développements sont consacrés à cette question. Comme on le sait, Sartre tend à évacuer toute forme de hylè dans la description du sens impressionnel du phénomène de l’imagination, en pensant une matière qui serait constituée de façon kinesthésique et affective (Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, p. 161-162.). L’imagination y devient un phénomène purement négatif, témoignant de la liberté de la conscience.

88 Jocelyn Benoist, « Sur le concept de “remplissement” », p. 206. L’image, comme remplissement, est tout sauf « en dehors de la synthèse de signification », comme l’affirme Sartre. Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, p. 118.

89 6e Recherche logique, p. 40, 72.

Page 38: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

31

y faire entrer, par exemple, les métaphores90. Si, pour reprendre l’expression de Luc

Claessens, l’image repose sur une « analogisation » (la conscience d’image, comme forme

d’appréhension)91, il faut ajouter que cette « analogisation » ne serait pas possible si le

contenu intuitif ne présentait pas une analogie entre l’image et l’objet représenté92.

D’autre part, l’image est définie par un rapport particulier entre présence et absence.

Si la conscience d’image est définie comme un acte intuitif, il faut alors dire que cette

intuition est grevée d’une absence, en ce qu’elle ne rend pas présent l’objet qu’elle fait

apparaître. Si on conçoit l’image comme un signe, alors il faut préciser que l’image ne se

contente pas de renvoyer à l’objet de manière vide, mais le donne à voir. Il ne faut pas en

conclure que l’image déjoue la distinction entre intentions de significations et intuitions, en

se situant à mi-chemin entre elles, mais plutôt que ces deux actes jouent en elles, comme en

témoignent les analyses que Husserl consacre au phénomène de la conscience d’image dans

son cours de 1905. C’est par ces analyses que la structure intentionnelle de l’imagination

sera mise en lumière, au-delà de sa détermination comme acte signitif ou intuitif dans le

cadre des Recherches logiques.

90 Cette idée selon laquelle la teneur intuitive de l’image impose une appréhension peut être soumise à des

cas limites, comme celle de retrouver dans des formations naturelles (nuages, craquelures, rainures, dépôt de marc de café) des images. On peut en effet se demander s’il s’agit bien de conscience d’image dans la mesure où, d’une part, c’est seulement grâce à un effort de la conscience, et à une complétion par imagination des formes, que ces objets peuvent être perçus comme des images, et d’autre part, comme le souligne Éliane Escoubas dans sa lecture de Hans Jonas, dans le cas des « ressemblances naturelles », les deux objets – le nuage et le lapin, la craquelure et l’araignée – se ressemblent l’un l’autre (Éliane Escoubas, L’invention de l’art, Bruxelles, La part de l’œil, 2019, p. 196). Ce cas limite renvoie à l’horizon de ce travail, auquel nous toucherons qu’en conclusion, à savoir que l’image est peut-être toujours une forme d’artefact, non seulement qu’elle appelle une conscience d’image, mais qu’elle est elle-même le produit d’une conscience.

91 « C’est donc une certaine façon de les apercevoir comme tels qui les détermine comme images, et non la ressemblance objective avec leur sujet ; autrement dit, l’image ne repose jamais sur une analogie (comme qualité ou relation réelle) mais toujours sur une analogisation (comme conscience). » Luc Claesens, « Présentification et fantaisie », Alter, n◦4 (1996), p. 131.

92 6e Recherche logique, p. 117-118. Annabelle Dufourcq fait une analyse pertinente des forces d’associations à l’œuvre dans la conscience d’image : Annabelle Dufourcq, « Vies et morts de l’imagination : La puissance des actes fantômes », Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 13, n◦2, 2017, p. 78. Notre interprétation en termes « génétiques » de la conscience de portrait au point 2.6 de ce chapitre se veut dans la même ligne d’esprit.

Page 39: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

32

2. Image et ressemblance : la médiateté de l’image et la perception

Le cours de 1905, tiré en partie de notes rédigées vers 189893, s’inscrit dans la poursuite du

projet ouvert par les Recherches logiques : dans le but de mieux saisir la structure logique

de la science et les actes complexes qui la constituent (comme le jugement), il faut

s’intéresser aux actes intuitifs sur lesquels s’édifie toute science94, et notamment à

l’imagination, qui joue un rôle non négligeable dans l’idéation, comme nous l’avons vu.

C’est dans ce cadre que Husserl se penchera sur la conscience d’image (avec support

physique), dont l’élucidation de la structure intentionnelle doit servir de point de départ à la

description de l’imagination sans support physique, c'est-à-dire la phantasia, qui forme le

centre d’intérêt de Husserl. Alors que, dans le cadre des Recherches logiques, les

distinctions entre les différents types d’imagination – conscience d’image avec support

physique, phantasia claire et phantasia obscure95 – sont négligées, elles se trouvent ici au

centre du propos, d’où l’importance de ce cours pour nous : la prise en compte du support

matériel de la conscience d’image nous permettra de mieux comprendre la structure

intentionnelle de l’image et le rôle qu’y joue la référence à la perception. Ces leçons nous

permettront ainsi de déterminer si la subordination de l’imagination à la perception

intervient seulement au niveau épistémologique, ou si elle concerne la structure

intentionnelle de l’image elle-même.

2.1 La structure tripartite de l’image et le signe

Husserl propose d’entrée de jeu une description de l’image comme un objet intentionnel

complexe, composé de trois objets : la chose-image (physiches Bild), le sujet-image

93 Eduard Marbach, « Introduction de l’éditeur », Phantasia, p. 12-13 ; Jean-François Lavigne, Husserl et la

naissance de la phénoménologie (1900-1913), p. 493-494. 94 Eduard Marbach, « Introduction de l’éditeur », Phantasia, p. 11 ; Jean-François Lavigne, Husserl et la

naissance de la phénoménologie (1900-1913), p. 426. 95 La phantasia claire correspond à l’imagination sans support physique dans laquelle on peut identifier une

image apparaissante, qui ressemble à l’objet visé en elle. Par exemple, je peux m’imaginer l’intérieur de mon appartement pour envisager si j’aurais suffisamment d’espace pour tel ou tel meuble, sans avoir besoin de produire une image de l’espace sur papier (en tel cas, nous aurions un support physique). Dans le cas de la phantasia obscure, la présence d’une telle image « mentale », distincte de l’objet visé par l’imagination, est difficilement attestable. On peut penser à quand une apparition à la teneur intuitive extrêmement pauvre se forme dans l’esprit, pour aussitôt disparaître, sans que l’on ait considéré cette apparition comme l’image d’un objet – si par exemple, j’essaie de penser à un tableau qui pourrait bien décorer la pièce, sans pouvoir m’en faire une image à proprement parler, ou encore, dans tous les cas de phantasia involontaire, produite par résonnance affective. Phantasia no1 (1905), p. 104. Voir aussi les Manuscrits de Bernau sur la conscience du temps, qui reprennent cette distinction par les termes de phantasia claire et indistincte. Cf. Manuscrits de Bernau, p. 63 sq.

Page 40: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

33

(Bildsujet) et l’objet-image (Bildobjekt). La chose-image désigne l’image en tant qu’elle est

un objet matériel, la photographie en tant que papier couvert de sel d’argent ou le tableau

en tant que toile enduite de pigments. La chose-image possède donc une localisation

spatiale déterminée, et ce lieu appartient au monde environnant de celui qui la regarde – par

exemple, le tableau est accroché au mur à quelques pas de celui qui le regarde. C’est cette

présence de la chose-image dans le monde environnant qui la distingue du sujet-image,

l’objet représenté, qui pour sa part est absent, bien que, comme nous le verrons, le sens de

cette absence est ambigu. Conformément aux acquis de la critique de la théorie des images,

l’image n’est pas un objet qui existe à la manière d’une chose physique, un prédicat d’un

objet. Pour faire droit au fait qu’elle ne peut apparaître comme une image sans être

constituée telle par la conscience, Husserl doit introduire un troisième objet, à savoir

l’objet-image96, que l’on peut définir comme la chose-image en tant qu’elle figure le sujet-

image. Pour prendre l’exemple du Point de vue du Gras de Nicéphore Niépce, le sujet-

image est la cour du domaine du Gras vers 1826, la chose-image est la photographie

comme papier couvert d’encre conservé à l’Université du Texas, et l’objet-image les

silhouettes grisâtres, de petites dimensions, qui dépeignent le paysage et les bâtiments.

Cette structure tripartite de l’image n’est pas sans rappeler celle du phénomène de

l’expression et de la compréhension d’un signe linguistique, qui lui aussi, met en jeu trois

objets97 : le signe sensible, son sens et l’objet visé par le biais de la signification. En effet,

toute intention de signification exige la perception d’un objet sensible, c’est-à-dire d’un

complexe phonique ou un ensemble de traits inscrits sur le papier, qui est perçu au même

titre que n’importe quel objet physique. L’acte d’expression se caractérise par le fait que ce

n’est pas la perception sensible vers laquelle nous sommes tournés, mais l’objet qui est visé

par le mot98. La médiation entre l’objet visé et le signe comme objet physique est la

signification du mot, c’est-à-dire l’apparition du signe comme expressif, voulant dire 96 « Le concept d’objet-image sert avant tout à réfuter l’idée selon laquelle le caractère d’image serait porté

en soi par un objet donné. » Annabelle Dufourcq, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, p. 52. Husserl reformule par ailleurs la critique de la conception de l’image comme une chose dans le premier appendice au cours : « Aucun enrichissement de contenu ne peut le faire, ce en quoi des images, des signes, en général des objets qui “représentent” quelque chose (valent pour quelque chose, le figurent, présentifient, figurent en image, désignent, signifient etc.) <se> distinguent de ceux qui ne le font pas. Le valoir pour quelque chose, le figurer, présentifier quelque chose etc. n’a aucun sens sans un acte qui confère la validité. » Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 140.

97 1ère Recherche logique, p. 43. 98 1ère Recherche logique, p. 76 ; 5e Recherche logique, p. 214.

Page 41: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

34

quelque chose. C’est ainsi l’acte de compréhension ou d’expression qui confère un sens au

signe en tant qu’objet physique, c’est-à-dire, la relation à un objet99 : les taches d’encre sur

la couverture de L’amant ne deviennent des signes expressifs, qui renvoient à son auteur,

que par une intention de signification. Pareillement, c’est par un acte intentionnel que la

chose image apparaît comme la figuration de quelque chose, qu’elle apparaît précisément

comme un objet-image. Et à son tour, l’objet-image n’apparaît que parce qu’il renvoie à un

objet, à savoir le sujet-image.

À la différence du signe cependant, l’objet-image non seulement renvoie au sujet-

image, mais remplit l’intention dirigée vers ce dernier. Le signe est en effet sans rapport

avec le sens du mot auquel il renvoie, le remplissement de la signification doit se faire par

un acte intuitif distinct de celui de la perception du mot tel qu’inscrit ou prononcé100, alors

que l’apparition de l’objet-image présente le sujet-image. L’objet-image est donc un signe

particulier dont la teneur intuitive n’est pas indifférente à l’objet qu’il représente, ce qui

peut s’expliquer très simplement par le fait que l’objet-image est perçu en tant que

ressemblant à ce qu’il figure. C’est la conscience de ressemblance qui distingue la

conscience de signe de la conscience d’image, et le remplissement de la visée de

signification par l’image sera précisément désigné par Husserl comme une synthèse de

ressemblance101.

Il en découle que le renvoi par l’objet représentant à ce qu’il représente ne peut être

compris sur le modèle du signe, c’est-à-dire comme une « tendance à repousser de soi la

visée et à la faire porter sur le désigné102 ». Husserl indique plutôt que l’image montre

l’objet qu’elle figure au « travers de <soi>-même » ou qu’elle « s’indique elle-même103 ».

La chose-image et l’objet-image ont bien pour sens de rendre possible l’appréhension d’un

autre objet (respectivement, l’objet-image et le sujet-image), mais, dans la mesure où le

contenu d’appréhension des trois objets est le même, cette nouvelle visée ne signe pas

99 1ère Recherche logique, p. 45-46. 100 1ère Recherche logique, p. 43. 101 6e Recherche logique, p. 72. Comme le remarque Husserl, même si le signe ressemble à ce qu’il désigne –

par exemple la lettre « A » pour désigner la signification « première lettre de l’alphabet »–cette ressemblance n’entre pas dans la synthèse de remplissement, la teneur intuitive du signe n’est pas prise en compte pour saisir le sens de ce qui désigne. 6e Recherche logique, p. 73.

102 Phantasia no1 (appendice probablement de 1905), p. 178. 103 Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 76

Page 42: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

35

l’abandon de l’objet sur laquelle elle s’édifie, contrairement au signe. En ce sens, en

comprendre la structure intentionnelle ne peut se limiter à saisir quels sont les trois objets

qu’elle contient : il faut également élucider quels sont les vécus intentionnels dans

lesquelles les objets apparaissent, et quels rapports ils nouent entre eux.

2.2 La constitution de l’image

La chose-image est un objet du monde environnant tout comme les objets qui l’entourent et

à ce titre, il est perçu. Le contenu d’appréhension de l’objet-image est également de nature

sensorielle : le noir du chaton dans l’Olympia de Manet m’est donné par une sensation de

noir, la forme du chat apparaît dans le champ de ma perception et il m’est possible, par

exemple, de la comparer avec celle d’un chat réel pour vérifier si le tableau a été peint

grandeur nature ou non : « […] l’objet-image apparaît à la manière d’un objet de

perception104 ». Que l’objet-image et la chose-image soient appréhendés perceptivement ne

signifie évidemment pas que l’objet-image soit l’une des esquisses de la chose-image,

comme le précise Husserl105, bien que l’objet-image ne peut apparaître que lorsqu’on

regarde la chose-image dans une certaine orientation. Le contenu d’appréhension est alors

strictement le même et il faut dire que la différence entre la chose-image et l’objet-image

relève de la forme d’appréhension : les sensations sont dans le premier cas appréhendées

comme la « répartition des couleurs sur la toile » (par exemple, comme des taches de

peinture noire étendue) et dans le deuxième comme la représentation ou la figuration d’un

autre objet (une représentation d’un petit chat)106.

Ces deux dotations de sens sont en conflit : un même contenu de sensation ne peut

être appréhendé simultanément comme un ensemble de pigments sur une toile et une figure

représentant, par exemple, une femme nue allongée, avec pour résultat qu'on ne peut voir la

chose-image et l’objet-image en même temps. Il n’est pas non plus possible d’alterner à

loisir entre ces deux appréhensions, dans la mesure où, lorsque la chose-image est vue dans

la bonne orientation, l’apparition de l’objet-image repousse immanquablement celle de la 104 Phantasia no1 (1905), p. 85. 105 Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 135. 106« [l’image] n’est évidemment pas identique aux esquisses de gris qui se trouvent réellement (reel) sur

l’image physique, sur la feuille de papier, et qui lui sont réellement attribuées. Les mêmes sensations de couleurs que nous dotons de sens une fois comme répartition objective de couleurs sur le papier, sur la toile, nous les dotons de sens une autre fois comme chevalier en image, enfant en image etc. » Phantasia no1 (1905), p. 64. Voir aussi : Phantasia no1 (1905), p. 84, Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 135.

Page 43: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

36

chose-image et s’impose à son détriment : « Si je vois l’image physique, je vois aussi

l’apparition provoquée.107 » Il semble cependant que ce soit toujours l’objet-image qui sorte

« triomphant » de ce conflit108, et il apparaît ainsi impossible de constituer la chose-image

comme objet perceptif stable, sinon à rompre les conditions de l’apparition de l’objet-

image, par exemple, en s’approchant du tableau de façon telle que les formes des objets

représentés ne puissent être saisis de façon unitaire et de telle sorte que l’on puisse voir les

pigments, les traits de pinceaux, etc. Le caractère fascinant de l’expérience de s’approcher

et de s’éloigner d’un tableau tient précisément à voir les formes d’appréhension et leur

objet correspondant basculés l’un dans l’autre, ce qui peut générer un effet esthétique dont

les artistes, au moins depuis les œuvres tardives de Titien, ont tiré parti109.

Comme l’explique Husserl, malgré l’apparition de l’objet-image, l’appréhension du

contenu sensoriel comme chose-image demeure, même si celle-ci ne se phénoménalise pas

à proprement parler110. Cette appréhension est en continuité avec le reste du champ

perceptif et, pour cette raison, le conflit entre l’objet-image et la chose-image se transpose

dans celui entre l’image et l’environnement perceptif. Si l’objet-image, malgré le fait que

son contenu d’appréhension soit sensoriel, apparaît comme un « rien », s’il ne semble pas

être présent au même titre que tous les autres objets perçus, c’est parce que pour apparaître,

il « efface », pour reprendre les termes de Husserl, une partie de l’environnement perceptif,

à savoir le papier taché d’encre, ou la toile couverte de pigment111. Ainsi, l’objet-image ne

remplace pas la chose-image, et il apparaît pour cette raison en rupture avec le champ

perceptif, comme non réel.

Pour comprendre la nature de cette déréalisation de l’objet-image, il faut néanmoins

faire intervenir le sujet-image. En effet, l’objet-image n’apparaît pas comme une simple

107 Phantasia no1 (appendice probablement de 1904/1905), p. 161. 108 Rudolf Bernet, Iso Kern et Eduard Marbach, « Phantasy, picture consciousness, memory », dans Edmund

Husserl, Critical Assesments of Leading Philosophers, tome 3, Rudolf Bernet, Donn Wleton et Gina Zavota, éd., Oxon, Routledge, 2005, p. 214.

109 Cf. Daniel Arasse, Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 275. Georges Didi-Huberman s’est intéressé à comment le détail peut défaire la logique représentative du tableau précisément en ce qu’il fait resurgir la matière picturale, qui demeure dans la vision élargie de l’œuvre asservie à la logique représentationnelle. Par exemple le jaune dans la Vue de Delf reste un attribut du fragment de toit, mais de proche il se révèle dans son caractère précieux, vivant, inchoatif. C’est ce qu’il nomme l’effet de « pan ». Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 302.

110 Phantasia no1 (1905), p. 85. 111 Phantasia no1 (1905), p. 86-87, Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 147.

Page 44: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

37

apparence (par exemple, des traces lumineuses par persistance rétinienne, un mirage ou une

illusion), mais bien comme l’apparition d’autre chose que lui-même, et dans cette mesure,

le conflit entre l’image apparaissante et le champ perceptif n’est pas un conflit entre

l’apparent et l’effectif, mais un conflit entre le non-présent, ou le non-maintenant, et le

maintenant actuel112. Pour l’objet-image, apparaître signifie apparaître comme figurant le

sujet-image et sans ce rapport de dépiction, il n’y aurait, dans une perspective husserlienne,

pas d’objet-image. L’entrelacement de l’objet-image et du sujet-image est l’un des points

récurrents de la première théorie husserlienne de l’imagination et Husserl insiste à de

nombreuses reprises sur le fait que l’apparition de l’objet-image est indissociable de la

visée du sujet-image113.

Ainsi, il n’y a pas d’apparition autonome de l’objet-image, d’où la difficulté de

décrire le conflit de l’objet-image avec l’environnement perceptif sans faire référence au

fait que l’objet-image fait apparaître un objet – le sujet-image – absent. Inversement, si on

est en présence d’un authentique phénomène de conscience d’image, le sujet-image

n’apparaît pas dans une représentation distincte de l’objet-image, mais bien en lui : « la

nouvelle représentation ne se trouve pas à côté de la représentation de l’objet-image, mais

coïncide avec elle, la pénètre et, dans cette pénétration, lui donne le caractère de l’objet-

image.114 » Alors qu’aux appréhensions propres à l’objet-image et à la chose-image

correspondaient – du moins, en droit – deux représentations distinctes, dans le cas du

rapport entre objet-image et sujet-image, il n’y a qu’une représentation : celle de la

figuration du sujet-image, de l’objet-image en tant que mettant en image le sujet-image.

Ainsi, les deux appréhensions ne sont pas en conflit, ni dans un rapport de fondation l’une

sur l’autre, mais se co-constituent, de telle sorte que Husserl en vient à dire qu’il ne s’agit

pas à proprement parler de deux actes, mais de deux moments d’un même acte que l’on

peut distinguer seulement après-coup, par réflexion : « En fait, deux représentations tissées

l’une dans l’autre ne peuvent pas se trouver ici, si tant est que ce mot (comme c’est

fréquemment son intention) signifie des deux côtés un acte ayant en vue l’objet, le visant.

[…] un acte rigoureusement unitaire et concret se trouve ici dans lequel nous ne distinguons

112 Phantasia no1 (1905), p. 86. 113 Voir par exemple : Phantasia no1 (1905), p. 70-73, Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 138-139. 114 Phantasia no1 (1905), p. 73.

Page 45: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

38

deux moments d’acte, deux directions d’objectivation que par abstraction (mais

rigoureusement descriptive). 115 »

Nous avions vu que, dans le cas du signe, l’apparition du signe était distincte de la

visée de sa signification : le signe apparaît, mais cette apparition n’a pour but que la visée

d’une signification extérieure à lui. La situation est différente en ce qui concerne l’image

dans la mesure où l’objet-image remplit intuitivement l’intention dirigée vers le sujet-

image. Il devient dès lors difficile de distinguer ce par quoi l’objet-image est un objet

apparaissant et ce par quoi elle est un objet exposant ou représentant, comme le souligne

Richir116. Si le sujet-image apparaît dans l’objet-image, et que cette apparition est la même

que celle de l’objet-image, y a-t-il lieu de distinguer l’apparition de l’objet-image et la

représentation du sujet-image ? Prendre au sérieux l’indissociabilité du sujet-image et de

l’objet-image ne doit-il pas plutôt nous mener à affirmer que l’objet-image se figure, pour

ainsi dire, lui-même ?

Husserl ne le concède pas et toute la première partie du cours peut être lue comme

une tentative de maintenir la distinction entre ces deux fonctions de l’objet-image, sans

pour autant retomber dans une conception de l’image comme signe. À l’évidence

descriptive d’une distinction entre la conscience d’image et la conscience de signe, relevant

du caractère intuitif de l’image, s’oppose l’enjeu de conserver la médiateté de l’image qui

la distinguait de la perception. Ainsi, aux côtés des passages du cours dans lesquels Husserl

décrit l’entremêlement des deux actes d’appréhension, et insiste sur l’immanence du sujet-

image à l’objet-image, on trouve d’autres développements où Husserl fait valoir, contre

l’indissociabilité des deux appréhensions, la présence de deux objets distincts.

2.3 La phénoménologie de la conscience d’image comme variation de l’attention

La difficulté de distinguer rigoureusement sujet-image et objet-image réside évidemment

dans le fait qu’il est impossible de faire correspondre à ces deux objets deux

représentations, les deux objets apparaissant toujours ensemble. Husserl, dans un geste qui,

comme nous nous attarderons à le montrer, est lourd de conséquences, affirme qu’il est

possible de discerner dans l’image les moments qui appartiennent également au sujet-image

115 Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 139. 116 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, Nouvelles fondations, p. 64.

Page 46: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

39

et ceux qui ne le mettent pas en image et qui sont désignés pour cette raison comme « non-

analogisants ». Husserl use pour ce faire de l’exemple de la photographie, et répète que le

moment « gris » ou la petite dimension des figures qui apparaissent dans l’objet-image ne

sont pas conformes au sujet-image. Cependant, ces divergences n’en viennent pas le plus

souvent à une conscience thématique, la conscience d’image « normale » étant définie par

un intérêt pour les moments de similitude, par exemple, dans le cas de la photographie,

celui de la forme générale de la figure : « Nous jetons le regard dans l’objet-image, nous

jetons les yeux sur ce par quoi il est l’objet-image, sur ces moments de la similitude.117» Il

est néanmoins possible de faire ressortir les traits qui contrecarrent la figuration en

changeant la direction de l’attention118. En retour, on peut dire que c’est un semblable effort

de conversion de l’attention qui permettait de voir le support physique de l’image malgré

l’apparition de l’objet-image en lui.

La simultanéité de l’apparition du sujet-image et de l’objet-image doit donc être

relativisée. Si l’apparition de l’objet-image semble se confondre avec celle du sujet-image,

c’est parce que la conscience d’image normale est attentive seulement aux traits

analogisants de l’objet-image. La phénoménologie de la conscience d’image, au sens de

l’opération de description de ce phénomène, peut être comprise comme un jeu de

l’attention119, qui consiste à modifier l’orientation normale de cette dernière face à une

image de façon à faire voir ce qui était invu dans le phénomène. Cette variation de la

direction de l’attention n’entraînerait donc pas une modification du phénomène de la

conscience d’image lui-même, en ce que l’attention ne constitue pas de nouveaux objets :

elle a pour unique effet de modifier ce qui forme le thème de ma visée, ce qui ne signifie

évidemment pas que d’autres objets ne sont pas simultanément appréhendés120. C’est cette

relative autonomie de l’orientation de la visée par rapport aux actes d’appréhensions que

décrit Husserl dans le cours précédant celui sur l’imagination et la conscience d’image,

consacré au phénomène de l’attention : « [la visée] flotte pour ainsi dire au-dessus de

l’appréhension, la structure, crée les possibilités d’appréhensions partielles et 117 Phantasia no1 (1905), p. 73. 118 Phantasia no1 (1905), p. 75. 119 Phantasia no1 (1905), p. 72-73, 83. 120 « Je prends naturellement ici aussi le viser pour quelque chose de différent de l’appréhender, parce que

nous nous étions convaincus que le viser est une fonction de pointer qui peut mettre en relief un [objet] parmi une pluralité d’objets appréhendés et justement le viser en particulier. » Phantasia no1 (1905), p. 67.

Page 47: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

40

d’identifications, de relations, de comparaisons, de formations de complexes.121 »

L’attention envers les traits analogisants de l’objet-image est un exemple d’un tel pouvoir

structurant de l’attention, qui a dans ce cas pour effet d’identifier partiellement deux

appréhensions (celle de l’objet-image et du sujet-image). Mais comme nous le verrons, il

existe d’autres modulations de la conscience d’image dans laquelle c’est la visée des traits

non-analogisants qui suscite la comparaison des deux mêmes appréhensions.

2.4 Le souvenir et l’illusion : la conscience d’image et ses limites

Ainsi, cette variation de l’attention au sein de la structure tripartite de l’image n’est pas

seulement le fait du phénoménologue, elle est une possibilité propre à l’image qui permet

de différencier plusieurs types de conscience d’image selon ce qui fait le thème de la visée.

Cet effort de variation, auquel Husserl semble implicitement se soumettre, devrait

permettre de dégager les traits essentiels de la conscience d’image, par-delà le changement

des directions de l’attention. Ainsi, Husserl mentionne, au côté de la conscience d’image

normale, la conscience d’image esthétique, qui se définit par son intérêt pour l’objet-image

lui-même, et non seulement les traits concordants avec le sujet-image. Husserl explique

ainsi que dans la conscience d’image esthétique, nous nous désintéressons du sujet-image

pour comprendre comment il est mis en image122. Par exemple, plutôt que s’intéresser à la

représentation d’un arbre dans un tableau de Poussin en tant qu’elle dépeint un arbre, on

sera attentif à la manière dont l’arbre est mis en image, aux formes que l’artiste a choisies

pour le représenter : si chez Watteau, seules les feuilles qui forment le contour de la

silhouette de l’arbre sont peintes, chez Derain, l’arbre est schématisé par une accumulation

de petits points diversement colorés alors que Corot réduit l’arbre à de grandes masses de

feuillages dans lesquelles l’on ne distingue aucune feuille individuelle. La conscience

esthétique s’attarde pourrait-on dire au « style », c'est-à-dire à la manière par laquelle

l’artiste use des possibilités offertes par son médium (dans le cas de la peinture : aplat,

empâtement, brossage, visibilité de la touche, ou dégradé, etc.) pour dépeindre le sujet-

image.

Dans le cas de la conscience d’image symbolique, l’attention est dirigée vers le

conflit entre l’objet-image et ce qu’il figure. Par l’introduction de la conscience d’image 121 Phénoménologie de l’attention, p. 77. 122 Phantasia no1 (1905), p. 89.

Page 48: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

41

symbolique, Husserl rend compte du fait qu’une image peut servir d’un rappel qui stimule

et permet une représentation d’image plus complète123. Ainsi, les mauvaises reproductions

d’une œuvre peinte, où les couleurs apparaissent comme non concordantes, appellent à la

formation d’une autre image, en phantasia, qui soit plus juste quant à la coloration. Husserl

évoque ainsi ces « tables de matières en images des œuvres124 », où les petites

reproductions en noir et blanc, comme des titres de chapitres, ne font que renvoyer à leur

objet sans le donner à proprement parler.

La conscience d’image symbolique est en ce sens un cas limite de conscience

d’image dans la mesure où, comme l’explique Husserl, la différence entre le sujet-image et

l’objet-image peut avoir pour résultat que même les moments de similitude ne sont plus

considérés comme présentant le sujet-image. Dès lors, le sujet-image n’apparaît plus du

tout au sein de l’objet-image, mais dans une autre représentation (par exemple, une

représentation de phantasia, ou un souvenir) qui peut être comparée au sujet-image : « Le

semblable indique un autre à-intuitionner, non en lui intérieurement, mais un à-rendre-

représenté dans une nouvelle représentation.125 » L’apparition de l’objet-image n’a alors

pour but que de susciter une autre représentation, qui le plus souvent prend la forme du

souvenir d’une perception antérieure, d’où la désignation du corrélat intentionnel de ce type

de conscience d’image comme des « signes-de-souvenir analogiques ». En regardant une

petite reproduction d’œuvre d’art en noir et blanc, je ne regarde pas l’œuvre dans la

reproduction comme telle. La reproduction – comme peut le faire une odeur, un mot, ou un

son – résonne avec la perception passée de l’œuvre elle-même (ou d’une reproduction de

bonne qualité), sédimentée dans mes souvenirs, et peut par suite m’aider à m’en remémorer

avec plus de précision en offrant un support perceptif fixe, stable (alors que les images de

souvenirs sont parfois plus précises, mais fluctuantes) : je peux regarder la tête de la

servante dans l’Olympia qui se défait dans le fond noir de la reproduction, mais c’est pour

me rappeler la rondeur de ses joues qui n’y apparaît pas, voir l’immense tache blanche

floue entre ses mains et me rappeler le tranchant du blanc du papier emballant le bouquet,

etc. En ce sens, la discordance de l’image symbolique à ce qu’elle figure est un élément qui

123 Phantasia no1 (1905), p. 77. 124 Phantasia no1 (1905), p. 77 125 Phantasia no1 (1905), p. 91.

Page 49: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

42

participe à la visée du représenté, qui fait l’objet de l’attention, plutôt que d’être exclue,

comme c’était le cas dans la conscience d’image normale.

Pour quelqu’un qui n’a jamais vu l’œuvre, une telle reproduction apparaîtra surtout

dans son insuffisance à rendre présent ce qu’elle reproduit, ce que l’on peut souvent vivre

face aux gravures copiant des œuvres disparues. Ainsi, bien que l’objet-image présente une

ressemblance avec l’image qu’il figure, cette ressemblance est vécue, pour reprendre les

termes de Husserl « à distance » 126. La ressemblance de l’objet-image au sujet-image qu’il

figure est simplement un moyen d’appeler une autre représentation plus fidèle de ce sujet-

image, plutôt que d’en présenter des déterminations. On comprend dès lors pourquoi

Husserl fait référence au concept d’association127, qu’il thématisera plusieurs décennies

plus tard en s’intéressant aux synthèses passives128 : la ressemblance ne constitue pas une

façon de donner l’objet à proprement parler, mais joue une fonction d’éveil, qui fait surgir

dans le présent des perceptions antérieures sédimentées. Ainsi, une photographie de

mauvaise qualité n’est pas appréhendée comme une façon de connaître au sens plein l’objet

qu’ils représentent, mais simplement d’y renvoyer, comme peut le faire un mot dans une

intention de signification. La conscience d’image symbolique se situe donc sur la limite du

phénomène de la conscience d’image avant qu’elle se défasse dans une conscience de

signe.

On peut dégager des analyses de Husserl un autre cas limite dans la variation du

phénomène qui serait celui de l’illusion perceptive. Il y a illusion, plutôt que conscience

d’image, quand le sujet-image apparaît en personne. Husserl insiste sur le fait que même

quand l’illusion se dissout, que l’on sait autrement dit que ce qui apparaît n’est qu’une

apparence, il est impossible d’en venir à une claire conscience de l’objet-image, et que

l’apparition perceptive du sujet-image continue à s’imposer129. La différence entre objet-

image et sujet-image accède à la conscience, mais elle n’est pas vécue, elle demeure

externe au phénomène intuitif lui-même130 : « […] les personnages de cire donnent des

126 Phantasia no1 (1905), p. 114, Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 165. 127 « Elles doivent du même coup faire fonction de manière associative et reproduire dans le souvenir une

représentation d’image plus complète. » Phantasia no1 (1905), p. 77 128 Cf. De la synthèse passive, p. 191-251. 129 Phantasia no1 (1905), p. 80-81. 130 « On peut ici savoir, mais pas sentir de façon vivace, que ce sont de simples objets-image. » Phantasia no1

Page 50: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

43

apparitions perceptives d'hommes qui coïncident si parfaitement avec ceux figurés en

image que les moments de la différence ne peuvent pas produire une conscience pure et

claire de la différence, c'est-à-dire une conscience sûre du caractère d'image.131 » Dans le

cas d’une illusion, le contenu phénoménal du sujet-image – par exemple, une dame qui me

sourit – coïncide, ou « fait un », avec celui de l’objet-image – le mannequin de cire – et il

en découle, explique Husserl, que je ne peux dire que le mannequin figure une dame, il n’y

a pas conscience d’image, à savoir, visée d’une dame à travers son image: c’est la même

dame qui apparaît, en personne, mais dans un premier temps comme réelle puis comme

inexistante132. Pour reprendre les termes des Recherches logiques, c’est la qualité de l’acte,

à savoir son caractère positionnel, qui est modifiée une fois l’illusion démasquée, et non pas

le type de remplissement qu’il offre. Et c’est bien ce que l’on observe : tout ce qui nous

garde d’avoir une perception normale d’une dame qui nous sourit est que « nous “savons”

bien que c’est une apparence133 » : l’apparence perceptive elle-même, ce qui nous apparaît,

ne provoque pas de conscience d’image, c’est un moment doxique, relatif à la croyance et

non à la teneur intuitive comme telle, qui permet d’invalider la perception, nous rappelle

que la dame est en fait absente et génère une conscience d’illusion. Par opposition à

conscience d’image symbolique, où c’est la différence entre sujet-image et objet-image qui

fait l’objet de l’attention, l’illusion pourrait se décrire comme une conscience d’image où

l’on est incapable d’être attentifs à cette différence, de telle sorte qu’il n’y a plus visée

imaginaire, mais perception, du sujet-image.

2.5 L’image et le jeu des différences : le statut du sujet-image

Si la conscience d’image ne bascule pas complètement dans une conscience de signe, c’est

parce que la ressemblance demeure un moyen de se rapporter à l’objet figuré. De l’autre

côté, si elle demeure distincte de l’illusion perceptive, comme Husserl s’attache à le

montrer tout au long du cours de 1905, c’est parce qu’il y a une conscience de différence

entre l’objet-image et ce qu’il figure, sans laquelle le sujet-image n’apparaîtrait pas comme

(appendice de 1898), p. 156. Voir aussi : Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 145. 131 Phantasia no1 (1905), p. 81. « Si l'image apparaissante était phénoménalement absolument identique à

l'objet visé, ou mieux, si l'apparition d'image ne se distinguait en rien de l'apparition perceptive de l'objet lui-même, on ne pourrait qu'à peine en venir à une conscience de caractère d'image. » Phantasia no1 (1905), p. 64-65.

132 5e Recherche logique, p. 250-252. 133 Phantasia no1 (1905), p. 81. Aussi : « On peut ici savoir, mais pas sentir de façon vivace, que ce sont de

simples objets-image. » Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 156.

Page 51: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

44

simplement représenté, mais présent134. Voir une image implique un départage implicite

des traits qui mettent en image le sujet-image et de ceux qui n'appartiennent qu’à l'objet-

image : « j’intuitionne de manière imaginative, dans la conscience d’image, et cela est

rendu possible par des différences, tout au moins par les différences de l’ensemble de

l’enchaînement objectal de présence.135 » En ce sens, la voie empruntée par Husserl, qui

consiste à distinguer les moments de chacun des trois objets qui n’appartiennent pas aux

autres, serait conforme à l'essence du phénomène envisagé. La conscience d’image elle-

même, et pas seulement la phénoménologie de la conscience d’image, repose sur la saisie

de la distinction entre les trois objets qui la compose, d’où le fait que la variation de la

direction de l’attention sur l’un ou l’autre de ces objets ne modifie pas l’essence du

phénomène, mais ne fait que révéler ce qui le conditionne en termes d’actes

d’appréhension.

Il faut alors se demander ce qui rend possible cette conscience de différence, à

savoir si elle est bien interne à l’image ou si elle ne suppose pas un moment externe à

l’image, autrement dit, si chaque objet n’est défini que par la frontière qu’il partage avec les

deux autres ou par une référence externe à l’image. Cette question renvoie à celle du statut

du sujet-image : est-il un objet qui apparaît à même l'objet-image ou un objet extérieur à

l'objet-image qui n’y apparaît pas ? La subtilité de la théorie husserlienne de l’image en

1905 est de n’offrir aucune réponse directe à cette question, et cette ambiguïté est

constitutive de la conscience d’image elle-même. Car d’une part, on le sait, le sujet-image

n’a pas à apparaître dans une autre représentation pour qu’il y ait conscience de différence

entre sujet-image et objet-image, comme c’est le cas dans la conscience d’image

symbolique. Quand je regarde l’Olympia, je n’ai pas à me figurer la dimension réelle que

devrait avoir le corps de la femme, ni par ailleurs à produire une représentation plus

complète de comment devrait apparaître les fleurs peintes (avec davantage de détails, des

indications volumétriques, etc.) Ces intentions envers les fleurs et la femme en chair et en

os peuvent demeurer, comme l’indique Husserl, indéterminées.

Mais il n’en demeure pas moins que c’est en vertu de cette visée du sujet-image que

la taille de la femme sur l’objet-image ou la planéité des fleurs m’apparaissent comme 134Phantasia no1 (1905), p. 64. 135 Phantasia no1 (appendice de 1905), p. 189.

Page 52: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

45

inadaptés au sujet, ne mettant pas en image : « Pendant qu’il figure, le semblable peut

contenir en même temps, et contiendra en même temps, des intentions de type externe sur

ce [qui est] lié à elles, mais [n’est] pas figuré. C’est précisément elles qui sont en conflit

avec l’apparaissant intuitivement dans l’objet-image.136 » En ce sens, la différence entre

objet-image et sujet-image repose sur une conscience de l'être-autrement du sujet-image137,

du fait que le sujet-image devrait et pourrait apparaître autrement, comme les descriptions

de Husserl en rendent bien compte : « L’image spirituelle (l'objet-image) est une objectité

apparaissante, tels par exemple la personne ou le paysage qui apparaît à travers la plastique,

et ainsi de suite. Mais le sujet est le paysage lui-même qui est visé non pas dans ces

dimensions minuscules, non pas coloré en gris-violet comme la photographie, mais dans

ses couleurs, grandeur, etc. effectivement réelles.138 »

En ce sens, le sujet-image n’est pas simplement la signification par laquelle est visé

l’objet figuré, dans son caractère générique (ceci est un paysage, un chaton, une femme

nue, etc.) Le rapport entre objet-image et sujet-image ne peut être compris sur le modèle du

rapport entre esquisse perceptive et unité de sens, où les deux termes ne sont pas de même

nature, le second ne pouvant naturellement pas faire l'objet d'une perception sensible. Le

sujet-image est tout comme l'objet-image un objet qui peut apparaître perceptivement, les

deux sont de même nature : le rapport de ressemblance est rendu possible par une unité

d’essence139, celle, ici, entre deux apparitions perceptives d’un même objet, l’une

originaire, l’autre comme copie. La visée du sujet-image est précisément visée de

l'apparition perceptive possible de l'objet représenté : l’objet-image n’est pas une

136 Phantasia no1 (appendice probablement de 1905), p. 179, aussi : « a) L’être présentifié intérieurement

dans l’image quant aux moments analogues b) Le renvoi au-delà de l’image par les moments non analogues. […] Vivre dans la conscience-de-similitude et fusion des moments semblables avec ceux non rendus analogues, mais co-intentionnés, en relevant par contiguïté. » Phantasia no1 (appendice probablement vers 1905), p. 164-165.

137 « Les mêmes sensations de couleurs que nous dotons de sens une fois comme cette distribution objective de couleurs sur le papier, nous (la) dotons la deuxième fois comme enfant-image, mais non comme l'enfant effectivement réel ; nous attribuons à celui-ci des couleurs tout à fait autres, des couleurs qui ne nous apparaissent absolument pas dans l'image. De semblables différences, variables selon les images et les genres d'images, se trouvent en toute image, faute de quoi elle ne pourrait absolument pas venir à représentation d'image. » Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 135.

138 Phantasia no1 (1905), p. 71, ou : « Cet enfant en miniature apparaissant ici, dans une coloration grise-violette peu agréable, n’est naturellement pas l’enfant visé, figuré. » Phantasia no1 (1905), p. 63.

139 « Dans le vécu et ses moments de vécu, le temps transcendant peut s’exposer phénoménalement; mais, par principe, cela n’a, ici comme ailleurs, aucun sens de supposer entre exposition et exposé une ressemblance du type de l’image, qui présupposerait, en tant que ressemblance, une unité d’essence. » Idées I, p. 245.

Page 53: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

46

présentation originale et irréductible de l’objet figuré, mais une représentation sous la

forme d’une copie d’une apparition perceptive possible de cet objet. En ce sens, Husserl

reconnaît par exemple qu’il faille distinguer le choix du point de vue, qui relève déjà du

sujet-image, de sa présentation par l’objet-image. Si Husserl confond initialement ces deux

gestes, en parlant de la manière par laquelle le sujet est figuré (donc de l’objet-image)

comme relatif au choix des « plus belles poses », il reconnaît son erreur : « C’est incorrect.

Confusion entre apparition d’objet-image et apparition du sujet.140 » En ce sens l’apparition

de l’objet-image est subordonnée à la possibilité du sujet de se donner dans la perception,

possibilité qui constitue, comme à distance, la conscience d’image elle-même.

La conscience d'image peut dès lors être comprise comme une comparaison

implicite avec cette perception possible du sujet-image : toute conscience d'image est

implicitement conscience de la perception possible du sujet-image141. Bien que cette

intention demeure vide, c’est par elle que, dans le cas d'une photographie, le moment « gris

» apparaît comme discordant : « Je vois l’image (photographie) grise, mais le sujet

n’apparaît pas comme coloré. Ce que le sujet est quant à la couleur, cela ne vient pas à la

conscience d’image.142 » Cette idée de comparaison, par laquelle toute conscience d'image

devient une conscience de la fidélité de l'image, est clairement affirmée dans certains textes

contemporains du cours de 1905. C'est notamment le cas dans les Leçons sur la conscience

intime du temps, où Husserl distingue le souvenir de la conscience par image en ce que le

souvenir n'implique pas la comparaison d'une image-souvenir actuelle avec le vécu du

souvenir passé : « Comme s’il appartenait à l’essence du souvenir qu’une image, qu’on a

dans le maintenant, fût mise à la place d’une autre chose semblable à elle, et que je dusse et

pusse faire une comparaison, comme dans le cas d’une présentation par image.143 »

La différence entre la conscience d'image normale, dans laquelle le sujet-image est

intuitionné dans l’objet-image, et la conscience d'image symbolique, où le sujet-image est

intuitionné à l’extérieur d’elle, tiendrait au caractère thématique ou non de cette

comparaison. Dans la conscience d’image normale, cette conscience du conflit entre

140 Phantasia no1 (1905), p. 78, note 158. 141 cf. Sacha Carslon, « Phantasia et imagination, perspectives phénoménologiques (Husserl, Sartre,

Richir) », Eikasia, n◦66 (2015), p. 28. 142 Phantasia no1 (appendice probablement vers 1904-1905), p. 162. 143 Leçons sur le temps, p. 50.

Page 54: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

47

l’apparition perceptive possible du sujet-image et sa représentation en image demeure

latente en ce qu’il n’y a pas une autre représentation du sujet-image qui permettent de faire

la comparaison à proprement parler : je ne me représente pas comment devrait apparaître

perceptivement la femme couchée sur le lit, les oreillers, le petit chat, la servante, je ne fais

que viser cette apparition perceptive possible, sans la comparer explicitement à celle de

l’image. Il n’en demeure pas moins qu’en affirmant que le sujet-image n’apparaît pas dans

l’image144, la voie par laquelle toute conscience d’image peut glisser en une conscience

d’imagination symbolique est clairement tracée. Husserl semble faire de la conscience

d’image symbolique moins un cas limite de la conscience d’image que sa vérité : « […]

nous vivons dans la conscience-de-symbole (conscience-de-signification), qui n’est pas

explicitée, le représentant-par-similitude est représentant-par-similitude, mais ce pour quoi

il représente n’est pas présentifié145 […] ».La conscience d’image serait en quelque chose

une conscience symbolique non explicitée, elle impliquerait toujours la présence implicite

d’une autre représentation du sujet-image.

Cette caractérisation de la conscience d’image en terme de symbole constitue un

recul par rapport à la tentative de marquer une différence stricte entre les actes imaginatifs

et signitifs. Comme on l’a vu, la conscience d’image se distinguait du signe en ce que

l’objet figuré apparaissait en elle, d’où l’entremêlement des appréhensions de l’objet-image

et du sujet-image. La nécessité de distinguer la conscience d’image de l’illusion entraîne

cependant une série de considérations qui empêche de rendre justice à une telle

description : en soulignant la conscience de différence à l’œuvre dans l’appréhension

imaginative, Husserl fait du sujet-image un moment externe à l’image, qui, sans y

apparaître, permet d’en mesurer la fidélité. Le renvoi à la donation perceptive de l’objet

figuré est non seulement une exigence épistémologique, conformément à l’idéal d’évidence

qui prescrit la donation en personne de l’objet, mais un moment nécessaire à la formation

de la conscience d’image elle-même, inhérent à sa structure intentionnelle. La

caractérisation de l’image comme un acte mixte, comportant une teneur intuitive quant à

144 Phantasia no1 (1905), p. 65. 145 Phantasia no1 (appendice de 1905), p. 189. Aussi : « Nous avons donc clairement ici l’essence de la

représentation d’image. Nous avons une conscience-de-signification sur le fondement de l’analogie. » Phantasia no1 (appendice de 1905), p. 172.

Page 55: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

48

l’objet visé, mais aussi une part d’intention signitive irréductible, se traduit sur le plan de la

structure intentionnelle par le fait que l’essence de toute conscience d’image est de mettre

en œuvre une conscience d’identité certes, mais aussi une conscience de différence, fondée

sur le renvoi à la donation originaire de l’objet. Reste à comprendre le sens exact de cette

présence de l’apparence perceptive possible du sujet-image, à ce qui rend possible, en

l’absence d’une représentation concurrente du sujet-image, cette comparaison implicite qui

conditionne la conscience de ressemblance et de différence. Cela nous permettra de

comprendre également le sens du rapprochement entre la conscience d’image normale et

symbolique, et des motifs du basculement de la première dans la seconde.

2.6 Habitus et la genèse perceptive de l’imagination

Jusqu’à maintenant la visée du sujet-image à travers l’objet-image est saisie et décrite dans

sa fonction objectivante, comme une appréhension essentielle à l’apparition de l’image

comme une image, et non comme une illusion, ou un signe. Cette objectivation passe,

comme on l’a vu, par un conflit entre des appréhensions, celle de la chose-image et de

l’objet-image, mais aussi, et surtout, celle entre l’objet-image et le sujet-image. L’analyse

de Husserl dans le cours de 1905 révèle en ce sens les différents actes, et surtout, leur

relation (conflictuelle) qui rendent possible la phénoménalisation de l’image146.

Comprendre cependant d’où provient cette visée du sujet-image, en quoi elle rend possible,

même si elle demeure vide de remplissement intuitif, le départage des traits analogues et

non-analogues, relève d’un autre ordre de questionnement : il ne s’agit plus de comprendre

comment des actes intentionnels rendent possible le rapport à l’objet, mais comment ces

actes deviennent possibles eux-mêmes. Il s’agit autrement dit d’une question de genèse, qui

demeure, en 1905, de l’ordre de la psychologie selon Husserl, en ce qu’elle ne se contente

pas de décrire les actes de la conscience, mais « explique » leur origine147. Le

146 Phantasia no1 (1905), p. 50-52. 147 « Nous parlons pourtant bien, pour clarifier les concepts purement logiques, de faire retour aux vécus.

“Vécus”, “actes psychiques”, c’est là pourtant quelque chose de psychologique. À vrai dire, la genèse de ces actes, les lois causales auxquelles ils sont soumis, tout ce que la psychologie en tant que science de la nature enseigne au sujet des actes psychiques, n’entre pas en ligne de compte. » Manuscrit de 1905 cité dans Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), p. 370. Comme Jean-François Lavigne précise par la suite, la phénoménologie peut être distinguée de la psychologie descriptive dans la mesure où les vécus décrits ne sont pas saisis comme des singularités empiriques, mais selon leur essence. Pour que la question génétique devienne une question proprement phénoménologique, il faudra qu’elle soit conçue comme mettant au jour non pas l’origine facticielle de tel ou tel acte d’appréhension, mais leur origine transcendantale, à savoir, comment la validité de certains actes est fondée

Page 56: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

49

développement subséquent de la phénoménologie de Husserl permet néanmoins de

considérer ces remarques, qui en 1905 relevaient de la psychologie explicative, comme

dotées d’un sens phénoménologique, en ce qu’elles peuvent mettre au jour comment les

structures intentionnelles sont elles-mêmes constituées dans l’histoire de la conscience, et

s’appuient sur l’héritage de sa « vie antérieure », de toutes les expériences passées148. En ce

qui nous concerne, prendre une perspective génétique permet de mettre au jour la condition

du renvoi à une apparition perceptive possible du sujet-image, et en ce sens d’éclaircir le

rapport entre conscience d’image et perception.

On trouve à quelques reprises dans le cours de 1905 des mentions de l’importance

pour la constitution de la conscience d’image d’une perception antérieure, qui suscite un

« conflit empirique » : «[…] les hommes apparaissant en gris : de pareils hommes

n’existent pas. L’apparition d’êtres humains exige telles et telles couleurs, telles et telles

dimensions, tels et tels mouvements, tel et tels changements dans le mouvement du regard

etc.149 » Il y a tromperie ou illusion précisément lorsque l’apparition de l’objet-image ne

rompt pas avec la façon habituelle qu’ont les objets d’apparaître et remplit en ce sens les

« exigences » élevées par les expériences perceptives antérieures (une femme a

normalement telle taille, telle forme, telle couleur, etc.) : « Tromperie et apparence sensible

du genre images panoramiques, cinématographes etc. reposent sur le fait que les objets

apparaissant, en tout leur habitus apparaissant, diffèrent peu ou de façon imperceptible de

sur d’autres actes, des opérations de la conscience déjà effectuées. (cf. « Phénoménologie statique et génétique », p. 208, 211 ; Méditations cartésiennes, p. 113-114). Ici, ce qui importe pour nous dans l’idée de genèse correspond à la première composante de la phénoménologie génétique que Schnell dégage, à savoir qu’elle permet de comprendre que certains actes présupposent l’acquisition de « formes normales familières », que les différentes visées intentionnelles s’appuient sur une conscience préalable du « style familier » de l’apparaître du monde, que Husserl nomme aussi le « style ontologique », familiarité qui permet d’anticiper le nouveau comme « particularisation » d’une connaissance du monde déjà acquise. Ces expériences passées forment un « héritage intentionnel » qui motive les expériences postérieures (cf. « Phénoménologie statique et génétique », p. 211-213 ; Alexander Schnell, La genèse de l’apparaître, Association pour la promotion de la Phénoménologie, Beauvais, 2004, p. 102).

148 Ibid. 149 Phantasia no1 (appendice probablement de 1906), p. 169. Ou encore : « Buste blanc : tête blanche

(phénomènes psychiques en relevant etc.). Mais, plus loin, à l’inverse non blanc. Couleur naturelle du visage. Tête petite – tête grande. » Phantasia no1 (appendice probablement vers 1905), p. 164. « Conflit empirique (il n’y a pas d’hommes aux couleurs photographiques. […] Les couleurs peintes ne sont pas tout à fait comme celles effectives. La différence peut être perçue. En tout cas, même sans conscience de conflit actuel, [il y a] bien un caractère de conscience qui apporte son concours. » Phantasia no1 (appendice probablement de 1906), p. 171.

Page 57: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

50

ceux apparaissant en perception normale.150 »

À l’inverse, dans la conscience d’image normale, les objets apparaissent différents

des apparitions « normales » des objets représentés. Ainsi, contrairement à la conscience

d’image symbolique, il n’y a certes pas de représentation concurrente du sujet-image qui en

vient à se former. Mais l’intention dirigée vers cette donation perceptive possible n’est

cependant pas entièrement indéterminée, et ce, grâce aux habitudes perceptives

sédimentées. Celles-ci constituent des « types d’apparitions normales » rendant possible la

distinction des traits dans l’image permettant le remplissement de cette intention, et ceux

qui ne le permettent pas. La différence entre conscience d’image symbolique et conscience

d’image normale se laisse comprendre dans le type de rapport au passé perceptif de la

conscience. Dans le premier cas, une perception antérieure déterminée est éveillée par

association, d’où la possibilité de former une représentation avec laquelle il est possible de

thématiquement comparer l’apparition de l’objet-image – le ciel de tel paysage me rappelle

très exactement celui que j’ai vu il y a quelques jours à la campagne, et si j’y reconnais bien

rendu la luminosité à la frange des nuages, la visibilité de la pâte dans le ciel peint

m’apparaît discordante avec la transparence du ciel alors observée. Dans le second, celui de

la conscience d’image normale, ce n’est pas une perception déterminée qui est éveillée,

mais les habitus perceptifs. Aucune présentation intuitive n’y correspond, ces habitus

renvoient à plusieurs perceptions dont les déterminations singulières n’ont pas à être

rappelé dans le présent. Il ne reste qu’un vague schème qui flotte dans ma perception de

l’image, un « type », relativement indéterminée quand à sa teneur intuitive, qui me permet

de déterminer dans l’objet-image les moments non-analogues. Je « sais » comment

normalement la luminosité de la peau change selon son orientation par rapport à la lumière,

et je n’ai pas besoin en ce sens de me figurer précisément comment les couleurs devraient

se modifier pour indiquer correctement la corporéité de la femme de l’Olympia. L’exemple,

postérieur dans l’œuvre de Husserl, de la pré-figuration des faces cachées d’un objet sur le

fond des habitudes perceptives, rend compte du fait que des intentions vides, déterminées

par le passé perceptif, peuvent structurer un phénomène sans pour autant faire l’objet d’une

150 Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 156.

Page 58: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

51

présentification (en ressouvenir ou en phantasia151).

C’est ainsi le passé perceptif de la conscience qui permettrait de structurer en creux

la perception de la différence entre objet-image et sujet-image. En regardant une

photographie du Domaine du Gras, sans que la photographie éveille un souvenir du lieu, le

grain, le contour estompé des silhouettes des bâtiments ou leur couleur n’apparaissent pas

comme des moments analogisant, contrairement aux formes représentant les toits et un

volet, en raison d’une certaine familiarité perceptive avec la façon dont les objets

apparaissent dans le monde. La conscience de différence et de similitude repose sur une

subordination génétique de la conscience d’image à la perception sur le plan noétique : je

ne peux voir cette image comme la représentation de la cour d’un petit village français que

sur le fond d’expériences perceptives antérieures, que parce que j’ai déjà perçu152. La

représentation d’objets imaginaire obéit à la même logique : je sais par exemple que dans

un monde où les chevaux ailés représentés par Odilon Redon existeraient, le cerne noir

autour des figures n’appartiendrait pas à la présentation perceptive.

3. La médiateté de l’image à l'épreuve de la description

3.1 Le statut épistémologique de l'image : intentionnalité et représentation

La conclusion de notre lecture du cours de 1905 est que la perception est à la fois le passé

et le futur de la conscience d’image : toute conscience d’image se fait sur le fond de

perceptions antérieures, et renvoie à des apparitions perceptives possibles. La conscience

d’image est bien un mode intentionnel original, irréductible à la perception : en elle, l’objet

est perçu comme une copie d’un autre objet. Mais de cette spécificité de l’imagination sur

le plan de la forme d’appréhension ne découle pas son autonomie par rapport à la

perception, et il semble impossible de comprendre la constitution de la conscience d’image

sans faire intervenir une référence à des apparitions perceptives héritées et à venir.

En ce sens, les Leçons de 1905 réactivent et prolongent l’approche de l’imagination

151 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, Nouvelles fondations, p. 186-187. 152 D’où la possibilité de voir la ressemblance dans la représentation d’objets que je n’ai pas vus :

l’expérience perceptive permettrait, dans cette optique, la constitution de certains « types d’apparitions normales » sur le fond desquels une image peut sembler plus « réaliste » qu’une autre. C’est ce que Bernard Vouilloux appelle la « ressemblance modale », et qu’il oppose à la « ressemblance factuelle », ou spécifique, qui implique que le spectateur a déjà vu le modèle. Bernard Vouilloux, « Reconnaître en peinture », dans Ce que nos pratiques nous disent des œuvres, Paris, Hermann, 2014, p. 93 sq.

Page 59: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

52

dans les Recherches logiques. Celle-ci, rappelons-le, s’articule sur deux gestes153. D’une

part, elle se développe contre la théorie de l’image, selon laquelle l’image figure son objet

par elle-même, le porte de façon immanente. Husserl, à l’inverse, fait valoir une conception

de l’image comme un objet constitué de façon intentionnelle : le pouvoir figurant ou

représentant de l’image repose sur le fait que la conscience vise à travers elle un objet

qu’elle n’est pas, qui n’est pas en elle : « à prendre l’objet-image tel qu’il apparaît [sans le

renvoi au-delà de l’image], je n’aurais pas d’objet-image154 ». Cette dépendance de l’image

à l’égard de la conscience, qui fournit par son acte de visée une référence externe à l’image,

est solidaire de la distinction radicale entre imagination et perception, cette dernière étant

comprise comme auto-donation de l’objet. Comprendre la conscience d’image d’après

l’intentionnalité de la conscience en fait ainsi un phénomène caractérisé par sa médiateté.

Le sujet-image n’est présent que comme visé par la conscience, sa donation s’effectue à

travers un autre objet : « [le sujet-image] relève d'ailleurs et ne peut dès lors pas être le

même [que l’objet-image] dans une identité, mais seulement pareil155».

Ce premier geste, consistant à faire de l’image la donation d’un objet qu’elle n’est

pas, est suivi par un second geste, par lequel cette extériorité du sujet-image acquiert le

statut de référent perceptif. En effet, l’intentionnalité est animée par une « dynamique

fondamentale156 » selon laquelle chaque intuition renvoie à l’auto-donation de l’objet,

comprise comme remplissement dernier. Cette possibilité idéale d’une donation en

personne du sujet-image structure la conscience d’image elle-même en tant qu’elle est une

conscience de similitude et de différence. Le renvoi à une donation en personne se voit

ainsi doublé, sur le plan intentionnel, de l’appréhension du sujet-image comme pouvant être

l’objet d’une présentation possible, informée par des expériences perceptives antérieures.

La conséquence en est que la distinction fonctionnelle, en terme d’appréhension, entre

l’objet-image et le sujet-image – le premier étant appréhendé comme objet représentant et

le second comme objet représenté – est fondée sur un moment externe à l’image qui

permet, en droit, la comparaison entre les deux objets. Il faut ainsi conclure, bien que 153 cf. John Sallis, « Intentionnalité et imagination », dans L’intentionnalité en question, Entre

phénoménologie et recherches cognitives, éd.Dominique Janicaud, Paris, Vrin, 1995, p. 87-88. 154 Phantasia no1 (appendice probablement vers 1905), p. 164. 155 Phantasia no1 (1905), p. 74. 156 Kraus Held, « Intentionnalité et remplissement de l’existence », dans L’intentionnalité en question, Entre

phénoménologie et recherches cognitives, éd.Dominique Janicaud, Paris, Vrin, 1995, p. 113.

Page 60: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

53

Husserl ne l’admette pas explicitement, que cette distinction fondamentale tracée dès les

Recherches logiques entre imagination et perception a moins pour sens de considérer

l’imagination comme une modalité entièrement originale de donation de l’objet que de la

mesurer à l’aune de la présence pleine de l’objet dans la perception, face à laquelle elle

apparaît ainsi dérivée, à la fois intentionnellement et génétiquement. L’image reste toujours

un phénomène conditionné par la perception, qui ne peut apparaître qu’après coup.

3.2 La réflexion phénoménologique et le statut du sujet-image

Ce double geste est motivé par l’horizon épistémologique dans lequel s’inscrivent les

descriptions husserliennes dans ses Recherches logiques. La visée de la phénoménologie, à

savoir accéder aux choses mêmes plutôt qu’à leur représentation, élève l’exigence de

maintenir le privilège de la perception comme mode intentionnel, et de reconduire toute

représentation (imagination, signe, souvenir) à l’intuition originaire de l’objet représenté157.

À notre sens, le pas supplémentaire consiste à prolonger cette infériorité épistémologique

sur le plan de la description phénoménologique, en indiquant que, dans sa phénoménalité

même, l’image apparaît grevée d’un manque, renvoyant à quelque chose pouvant être

présenté hors d’elle.

Certes, le vécu de l’image dans une perspective épistémologique visant un savoir

théorique de l’objet – par exemple, l’usage d’enluminures pour comprendre le mode de vie

au Moyen-Âge, des images par rayons X pour voir sous la peau d’un patient, etc., –

correspond à ce que décrit Husserl : on s’intéresse alors dans l’image seulement aux

moments qui sont identiques ou analogues à ceux de la perception de l’objet envisagé, et les

moments discordants sont appréhendés comme ne mettant rien en image, comme

inessentiels. On peut toutefois se demander si un tel vécu de l’image rend compte de tous

les cas de conscience d’image, ou si la subordination de l’image à la perception n’est pas un

caractère externe de l’image, autrement dit, si ce pas supplémentaire que nous avons

mentionné est véritablement légitime du point de vue de l’essence de l’image elle-même, si

le phénomène qu’elle est a réellement pour condition la perception.

Cette question recoupe le problème de la modification du phénomène par le regard 157 1ère Recherche logique, p. 6-7. Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, p. 50. John Sallis,

« Intentionnalité et imagination », p. 88. John Sallis, « L’espacement de l’imagination. Husserl et la phénoménologie de l’imagination », p. 68-69.

Page 61: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

54

du phénoménologue, auquel Husserl reste sensible. Husserl admet ainsi que c’est seulement

par le caractère objectivant de la description phénoménologique que l’objet-image se sépare

du sujet-image158, dans la mesure où, dans l’authentique conscience d’image, seuls les

moments analogisants sont visés, si bien que le sujet apparaît dans l’objet-image. La

réflexion phénonoménologique, qui passe dans le cas de modification de l’orientation de

l’attention que nous avons décrite, distinguerait dans le phénomène unitaire de la

conscience d’image des moments abstraits, et notamment celui du sujet-image comme

distinct de sa présentation dans l’image. La question est de savoir si ces moments abstraits

appartiennent bien au phénomène ou si, au contraire, l’objectivation de moments partiels

par le phénoménologue perd le caractère unitaire du phénomène de la conscience d’image,

et est inapte à décrire le type de présentation intuitive qu’elle est, et notamment sa

distinction avec les intentions signitives. Le caractère implicite de la comparaison entre

l’objet-image et l’apparition perceptive possible du sujet-image, et l’absence de

présentification distincte du sujet-image élève un tel doute, que l’on retrouve formulé par

Husserl lui-même : « Pourquoi si fréquemment ne ressentons-nous pas le conflit ?

Normalement, il ne ressort même pas.159 » Le sujet-image, comme apparition perceptive

possible, est-il vraiment un moment invu du phénomène qui participe à sa

phénoménalisation, ou une substruction métaphysique sans répondant phénoménologique ?

3.3 La photographie, ou l’internalisation du référent perceptif

Les descriptions de Husserl tout au long du cours peuvent être lues comme une façon de

faire ressortir ce conflit, de montrer que celui-ci est bien propre au phénomène de la

conscience d’image elle-même et non à un horizon épistémologique qui lui est étranger –

autrement dit, d’internaliser, dans l’image, ce que nous désignons comme un moment

« externe » : le sujet image comme apparition perceptive possible. Certaines images

semblent en effet motiver une telle conscience de différence et de ressemblance entre

l’objet-image et le sujet-image par leur structure même, indépendamment de la perspective

– épistémologique ou non – que l’on adopte sur elle, et c’est bien ce que l’on constate dans 158 cf. par exemple : « […] ce n’est que pour la réflexion et l’observation transcendante (transiente) qu’objet-

image et sujet-image s’opposent, et que celui-là “rappelle” celui-ci, ou le figure comme représentant par similitude là où il n’est pas question de souvenir (objet étranger). » Phantasia no1 (appendice de 1905), p. 189. Cette question de la réflexion concerne tout particulièrement la phantasia, et le statut de l’objet-image. Phantasia no1 (1905), p. 112, 116, 137.

159 Phantasia no1 (appendice probablement de 1905), p. 179.

Page 62: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

55

les exemples choisis par Husserl.

On remarquera en effet que Husserl fait recours principalement à la photographie,

même lorsque des œuvres picturales sont concernées dans la mesure où ce sont leurs

reproductions qui sont invoquées160. Il n’a là rien d’anodin, car les propriétés mêmes de la

photographie occultent le doute selon lequel le regard du phénoménologue crée un objet –

le sujet-image comme moment externe – qui ne fait pas partie du phénomène lui-même.

D’une part, dans la photographie, ce qui marque la distinction entre le sujet-image et

l’objet-image est clairement identifiable, et surtout dans la photographie au début du

vingtième siècle (en noir et blanc), dans la mesure où la manière par laquelle le sujet-image

est figuré relève du dispositif photographique lui-même, plutôt que du style de l’artiste161.

Presque tous les exemples de Husserl concernant la différence entre l’objet-image et le

sujet-image relèvent de la coloration et de la dimension véritables du sujet-image que ne

rendrait pas l’objet-image photographique. D’autre part, et surtout, la référence perceptive

fait partie de la genèse matérielle de l’image photographique : la photographie est une

empreinte de trace lumineuse, elle n’est pas seulement une image, mais un indice, au sens

où elle laisse présumer l’existence d’un autre objet, dont elle est la trace162. Que ce rapport

de la photographie, comme indice, à ce dont elle est l’empreinte soit par ailleurs également

un rapport de figuration constitue l’originalité de l’objet photographique. D’un point de vue

phénoménologique, il y a donc deux types de rapport au sujet-image présents: l’un relevant

de l’acte de visée de la conscience, et l’autre porté par la chose-image photographique elle-

même, dont la matérialité implique un « avoir été perçu », une position existentielle,

comme Husserl l’admet dans un texte ultérieur : « Plus l’œuvre d’art résonne du monde de

l’existence ou tire de lui sa vie, plus elle réclame par elle-même une prise de position

existentielle (par exemple en tant qu’apparence sensible de type naturaliste : comme la

160 Phantasia no1 (1905), p. 63-64, 69, 83, 94. 161 Rappelons ici que le choix du point de vue relève déjà du sujet-image, et non de sa présentation par

l’objet-image – cf. p. 45. Le style du photographe, sa capacité à saisir un instant, une scène appartient au sujet-image et non à la construction de l’objet-image qui le figure, mis à part le travail dans la chambre noire où il est en effet possible de jouer sur la luminosité, l’exposition, la netteté, etc. Autrement dit, le processus de figuration lui-même est assumé en quasi-totalité par le dispositif technique.

162 Nous nous référons à la description husserlienne de l’indice : « Ce trait commun, nous le trouvons alors en eux dans le fait que des objets ou des états de choses quelconques de la réalité desquels quelqu'un a une connaissance actuelle, lui indiquent la réalité de certains autres objets ou états de choses, en ce sens que la conviction de l'existence des uns est vécue par lui comme motif (j'entends un motif non évident) entraînant la conviction ou la présomption de l’existence des autres.» 1ère Recherche logique, p. 29.

Page 63: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

56

vérité naturelle de la photographie […]163 »

Le recours à la photographie permet ainsi d’intérioriser au sein de l’objet-image le

référent perceptif qui devrait faire partie de la structure intentionnelle de la conscience

d’image. Le caractère non-subjectif du dispositif photographique et la présence du référent

perceptif dans l’image qui en résulte sont toutefois un effet propre au phénomène de la

photographie lui-même, comme l’ont mis diversement en lumière Benjamin, Barthes ou

Schaeffer164,et c’est par ces caractéristiques que la photographie peut avoir une telle

puissance affective pour celui qui a un rapport à l’objet visé, puissance à laquelle ne

peuvent prétendre d’autres types d’images (dessin, peinture). Il faut pour notre part se

demander si, en mobilisant la photographie, Husserl n’est pas amené sans que ce soit

volontaire à confondre un trait d’essence de ce type d’images pour un caractère essentiel de

toute conscience d’image. Dans le même sens, envisager l’image en tant que source de

connaissance, dans une perspective épistémologique, pourrait avoir pour effet faire de cette

conscience de la fidélité de l’image comme l’un de ses caractères internes alors qu’il s’agit

d’un moment propre à l’attitude que l’on adopte librement face à une image donnée.

La donation de l’essence d’un phénomène se fait sur la base d’une instanciation du

phénomène visé, et la tâche du phénoménologue est de faire varier cet exemplaire librement

pour déterminer ce qui est propre à sa phénoménalisation165. En ce sens, ce qui est en jeu ici

n’est pas une méprise dans le choix des exemples, comme si par exemple, Husserl avait

déterminé l’essence de l’imagination en s’intéressant à des vécus de perceptions. En effet,

et il est important de le noter, tant la perception d’une photographie que l’utilisation de

l’image à des fins cognitives révèlent bien des expériences possibles de l’image, dotée

d’une essence propre, et fondé dans le phénomène qu’elles ont pour objet. Le fait que

163 « Une lettre de Husserl à Hoffmannsthal », p. 13-14. 164 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », dans Œuvres, tome 2, trad. M. de Gandillac, R.

Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 304-308 ; Roland Barthes, « La chambre claire : Note sur la photographie », dans Œuvres complètes, tome 5, Paris, Seuil, 2002, p. 858 ; Jean-Marie Schaeffer, L’image précaire, Du dispositif photographique, Paris, Seuil, 1987, p. 9-15, 170.

165 L’origine de la variation imaginative remonte à la description des parties et des touts dans la troisième Recherche logique, et elle est formulée explicitement dans la sixième Recherche logique. 6e Recherche logique, p. 196-197. Sa naissance est donc contemporaine de la phénoménologie comme science eidétique dont elle est le geste méthodique, auquel s’ajoutera la réduction phénoménologique après le tournant transcendantal. Des formulations détaillées de la variation eidétique se trouvent dans Expérience et jugement, p. 413 sq. ainsi que dans l’article « La méthode de la recherche des essences », dans Sur le renouveau, p. 33-39.

Page 64: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

57

l’image figure quelque chose au moyen de la ressemblance et qu’elle soit un objet donné de

façon perceptive rendent possible l’émergence d’une conscience d’identité et de différence

avec la perception possible de l’objet figuré.

Le risque est cependant que ces exemples limitent la variation imaginative. Que ce

qui devrait être un cas arbitrairement choisi pour la saisie de l’essence s’impose comme un

paradigme, doté d’une force prescriptive pour toutes les autres instanciations de l’image

plutôt que descriptive. Que la comparaison avec le sujet-image soit décrite comme

nécessaire alors qu’elle n’est appelée que par le dispositif propre à la photographie ou

l’utilisation à des fins épistémologiques des images. Pour déterminer si le moment externe

propre à ces deux expériences de l’image est propre à toute conscience d’image, la tâche

qui nous revient, et que Husserl entraperçoit dans les textes contemporains du cours de

1905 publiés en appendice, est de suspendre cet horizon épistémologique ainsi que la visée

d’un remplissement originaire du sujet-image qui en est le corollaire. Cette suspension

devrait nous permettre de nous assurer que les conflits qui émergent de la structure tripartite

de l’image sont bien des caractères propres à toute conscience d’image. Ce que l’on

retrouve à la fin du cours de 1905 sur les présentifications c’est la tâche d’imaginer, comme

l’appelle toute variation eidétique, d’autres vécus de l’image, au-delà de ceux qu’appellent

les exemples factuels et contingents que Husserl a sous les yeux166.

3.4 Conscience d’image esthétique et réduction phénoménologique

C’est une telle suspension de tout enjeux épistémologiques liés à un remplissement

originaire du sujet-image que permet notamment l’expérience esthétique de l’image.

Décrivant ainsi la contemplation de L’amour sacré et l’amour profane de Titien dans l’un

des appendices du cours de 1905, Husserl écrit :

166 Nous faisons référence au rôle que Husserl accorde à l’imagination dans l’élévation au-delà de la

contingence des faits empiriques pour la saisie de l’essence : « Nous transformons pour ainsi dire la perception effective dans le domaine des irréalités, du comme-si qui nous livre de pures possibilités, pures de tout ce qui les rattache au fait et à tout fait en général. Finalement, nous ne maintenons même pas ces possibilités en relation avec l’ego factuel corrélativement posé, mais précisément nous les maintenons comme étant une pure et simple invention libre de l’imagination […] » Méditations cartésiennes, p. 118. Pour une description du rôle de l’imagination dans la variation eidétique : Anabelle Dufourcq, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, p. 138-142; Claudia Serban, Phénoménologie de la possibilité : Husserl et Heidegger, Paris, Presses universitaires de France, 2016, p. 256-257.

Page 65: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

58

Une autre intuition donne-t-elle une représentation plus propre (eigentlich) du visé dans la conscience d’image esthétique ? Aurais-je une représentation plus propre si je me représentais l’objet (Objekt) comme objet lui-même de tous côtés… ? De l’objet (Objekt) oui, mais ce ne serait pas un remplissement de l’intention d’image. L’intérêt ne porte pas ici sur l’objet (Objekt) dans l’objet-image. Sur l’objet-image, en ce que, pour autant que, et tel que, il mène le sujet à l’intuition. J’intuitionne le sujet dans l’objet-image, en vivant dans ses traits analogisants j’ai une intuition, une conscience analogique de l’objet (Objekt), et tel que je l’ai là, exactement tel qu’il “apparaît” là, se figure, il m’intéresse. Mon intérêt est la figuration de l’objet (Objekt) et non l’objet (Objekt).167

Comme nous l’avons vu, la conscience d’image esthétique était décrite dans le cadre du

cours comme une modification de l’attention, par laquelle c’est l’objet-image qui est visé :

dans le champ d’art, ce n’est pas l’objet représenté qui forme le thème de la visée, mais la

façon par laquelle il est mis en image168. Contre Husserl, il faut toutefois remarquer que

cette variation de la direction de l’attention modifie cependant profondément la structure

intentionnelle de l’image elle-même. D’abord, le sujet-image n’a plus d’autonomie à

l’égard de l’objet-image, il est, pour reprendre l’expression de Pierre Rodrigo,

« intériorisé169 ». Dans la mesure où c’est le pouvoir figurant de l’objet-image qui fait

l’objet de l’intérêt, il apparaît par lui et en lui. La mention de « traits analogisants » ne

change rien au fait qu’ici, le sujet n’a pas d’existence en dehors de l’image comme en

témoigne le fait qu’il faille sortir de l’attitude esthétique pour s’adonner à la comparaison

de l’objet-image avec la donation perceptive de son sujet. Il en découle que le conflit entre

l’apparition de l’objet-image et la visée du sujet-image ne peut plus se déployer : le sujet-

image n’est pas le modèle de Titien, mais ce personnage apparaissant, dans ses couleurs,

ses traits idéalisés, etc. La considération des œuvres peintes d’après des photographies

confirme cette idée. Par exemple, percevoir la photographie d’après laquelle Khnopff a

peint Silence ne donne pas une intuition plus adéquate de la femme que le tableau

représente (et ce n’est pas parce que la photographie est en noir et blanc et par le fait même

plus loin du sujet-image lui-même). Plus fondamentalement, le sujet que représente Le

Secret n’est pas une femme réelle, pouvant être perçue de façon sensible, mais cette femme

qui apparaît en l’image, aux yeux intensément bleus, au visage quasi-monochrome, etc. On

peut certes regarder la photographie pour tracer, comme l’historien d’art, l’histoire d’une 167 Phantasia no1 (appendice probablement de 1905), p. 177. 168 Phantasia no1 (1905), p. 78, 81. 169 Pierre Rodrigo, « L’image, l’analogon, le simulacre : la question des “fictions perceptives” chez

Husserl », La part de l’œil, n◦21/22 (2006), p. 103.

Page 66: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

59

œuvre, mieux analyser la manière d’un artiste, ou tenter de comprendre la relation du

peintre avec ses modèles, mais on est alors sorti de l’attitude esthétique à proprement

parler.

Plus important encore cependant, le changement du thème de la visée qui caractérise

la conscience esthétique transforme le caractère objectivant de la conscience d’image :

plutôt que l’image soit envisagée comme l’apparition d’un autre objet qu’elle-même, et que

sa teneur intuitive soit rapportée partiellement à cet objet, l’objet visé est l’image

apparaissante elle-même. La médiateté et la double objectivité qui distinguent l’imagination

de la perception est à première vue suspendue : l’objet-image apparaît bien lui-même, et

non par le biais d’un autre objet qui le représenterait, et aucune perception ne pourrait en

donner une intuition plus adéquate. L’objet-image « nous apparaît en toutes forces et

plénitude perceptives170 ».

Il reste que l’objet-image, même dans ce cadre, reste un objet d’une nature

particulière, qui possède un pouvoir de figurer, de mettre en image. En ce sens, viser

l’objet-image, c’est objectifier un procès de figuration avant qu’il soit considéré comme la

figuration de quelque chose en particulier, c’est s’intéresser non pas à l’objet, mais à ce qui

le fait apparaître. La conscience d’image esthétique présente en cela un parallèle frappant

avec la méthode phénoménologique développée dans les années suivant immédiatement le

cours de 1905, en tant que recherche ayant pour thème non les objets visés, mais leur

apparition dans les vécus de la conscience, c’est-à-dire leur phénoménalisation171. Cette

parenté a été perçue très rapidement par Husserl, qui en fait part à Hugo von Hofmannsthal

dans une lettre datée du 12 janvier 1907, quelques mois avant de prononcer les cinq leçons

de L’idée de la phénoménologie, introduisant la notion de réduction phénoménologique172.

170 « Quand bien même l’impression en couleurs, la gravure, le dessin seraient-ils encore mauvais, ils nous

conduisent cependant à l’apparition un objet-image avec les mêmes force et plénitude sensibles que le fait n’importe quelle authentique perception. » Phantasia no1 (1905), p. 94. Voir également : Phantasia no1 (1905), p. 104.

171 cf. 6e Recherche logique, p. 281-284. 172 L’idée de la phénoménologie, p. 67 sq. Comme l’explique Jean-François Lavigne, c’est seulement à partir

de 1907 que l’on peut parler de réduction phénoménologique transcendantale au sens strict. Dans les analyses sur le temps de 1905 par exemple, si on met à l’écart les ajouts postérieurs, la réduction a encore le sens d’une exclusion des objets transcendants de la recherche phénoménologique, et d’une réduction du champ de la recherche à aux contenus réels de la conscience. Le phénomène y est encore conçu comme un simple vécu excluant l’objet y apparaissant. Pour une analyse de la notion de réduction dans les Leçons sur

Page 67: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

60

Afin d’obtenir le matériel intuitif pour concevoir ses œuvres, l’artiste doit

« s’approprier le phénomène du monde dans l’intuition » et ne s’intéresser en ce sens qu’à

l’apparaître du monde, plutôt qu’à son existence transcendante173. Dans un geste en miroir,

dont la direction est inversée, le phénoménologue suspend toute position existentielle

propre à l’attitude naturelle et il en résulte que son champ d’investigation est les « simples

phénomènes174 ». Le désintérêt envers le sujet-image tel qu’il pourrait être perçu, au profit

de la façon selon laquelle il est constitué par l’objet-image, peut ainsi être compris comme

une suspension de la croyance envers l’existence du sujet-image. On peut penser

l’immanence du sujet-image à l’image qui en résulte comme une préfiguration de

l’inclusion du noème (à savoir l’objet intentionnel) au phénomène de la phénoménologie

suite au tournant transcendantal qui succède aux recherches de 1905 : pour le dire vite,

l’objet visé n’est alors plus décrit comme transcendant aux actes de la conscience, mais

comme constituée par elle, de la même façon que, dans l’art, le sujet-image n’est plus un

moment externe à l’image, mais ce qui y naît par la puissance figurative de l’image elle-

même. Ainsi, la modification de la direction d’objectivation vers l’apparaître lui-même,

plutôt que vers l’objet qui apparaît, inscrit l’esthétique dans un autre horizon

épistémologique, qui est celui de la phénoménologie une fois la réduction accomplie.

La description de l’image comme une représentation médiate, dont découle une

subordination à la perception, ne disparaîtra pas de l’œuvre de Husserl, comme nous le

verrons dans le prochain chapitre. Réactivant la description de la conscience d’image

le temps prenant en compte les modifications ultérieures apportées entre 1907 et 1917 et des manuscrits contemporains au travail de rédaction de 1905 : Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), p. 365-396.

173 « Une lettre de Husserl à Hoffmannsthal », p. 15. Que la contemplation esthétique implique une neutralisation de toute position d’existence est déjà affirmé dans le cours sur l’attention : « [La contemplation esthétique] est une contemplation au sens que nous donnons à ce terme, sans dimension existentielle, ou bien en en faisant abstraction. » Phénoménologie de l’attention, p. 80. Husserl dans les Leçons de 1905 indique la proximité d’une telle description du voir esthétique avec le désintéressement kantien : « [Le plaisir esthétique] est un plaisir qui met l’existence hors jeu et qui est par essence déterminé par le type d’apparition. […] voir texte et doctrine de Kant. » Phantasia no1 (appendice probablement de 1906), p. 168.

174 La description de la réduction phénoménologique dans la lettre à Hugo von Hofmannsthal annonce ainsi les deux moments décrits dans L’idée de la phénoménologie – à savoir suspension de la transcendance, et conversion du regard vers les phénomènes purs (L’idée de la phénoménologie, p. 67-69). Deux enjeux ou motifs de la réduction phénoménologique s’y entremêlent : celui, ancien, de l’accès aux idéalités et à l’universalité et la nécessité des lois d’essence et l’autre, propre au tournant idéaliste qui se met en place, de l’atteinte d’une sphère absolue, celle des phénomènes où toute transcendance est suspendue. « Une lettre de Husserl à Hoffmannsthal », p. 14. Sans être présentée explicitement, l’articulation entre réduction eidétique et phénoménologique s’y dessine.

Page 68: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

61

comme une conscience de différence et de similitude, il écrit en 1917 : « dans la conscience

d’image elle-même, nous avons une relation au sujet et à ce qui dans l’objet-image convient

au sujet ou non.175 » Il semble que la considération du cas de l’art suscite cependant une

description concurrente de la conscience d’image, enrichie par l’introduction de la

réduction phénoménologique dans les années qui suivent le cours de 1905. Il s’agira pour

nous, dans les deux prochains chapitres, de mieux comprendre la portée du rapprochement

entre la conscience d’image et l’attitude phénoménologique mise en œuvre par la

découverte de la réduction phénoménologique transcendantale et de cerner le déplacement

de la référence perceptive de l’image qu’il implique.

175 Phantasia no17 (appendice de 1917 ou 1918), p. 472.

Page 69: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

62

CHAPITRE II. L’IMAGE FENÊTRE : IMAGINATION ET NEUTRALITÉ APRÈS 1905

La première approche de la conscience d’image par Husserl est caractérisée par l’insistance

sur la double objectivité de l’image : la conscience d’image consiste dans le fait de saisir un

objet apparaissant comme l’image d’un autre objet, absent, par opposition à la perception

dans laquelle l’objet visé est directement appréhendé. L’image est dans ce cadre décrite

comme la figuration d’un objet qui pourrait apparaître perceptivement, et c’est cette

différence entre l’objet représentant et l’apparition perceptive possible de l’objet représenté

qui fonde la conscience d’image. Comme nous l’avons fait remarquer, cette description qui

approche l’image comme une figuration plus ou moins adéquate correspond certes à un

vécu de l’image, celui où elle est considérée, dans une perspective épistémologique, comme

un moyen de connaître l’objet qu’elle représente, mais elle se révèle infidèle à d’autres

expériences de l’image – nommément, dans le champ de l’art –, dans lesquelles c’est

l’image elle-même qui fait le thème de l’intérêt. La première phénoménologie husserlienne

de l’image demeurerait incapable donc de saisir le propre de l’image.

Comme nous l’avons vu, dès 1907, Husserl trace un parallèle entre la réduction

phénoménologique et l’attitude esthétique qui tiendrait à ce que toutes deux suspendent la

croyance en l’existence de l’objet qui apparaît, pour ne s’intéresser qu’à ce par quoi il

apparaît – à savoir, respectivement, le phénomène et l’objet-image. Cette suspension de

toute position existentielle correspond à ce que Husserl nommera la modification de

neutralité, désignant, en première approximation, la possibilité pour la conscience de

suspendre la position d’existence des objets qu’elle vise. La thématisation de ce phénomène

par Husserl dans le premier tome des Idées directrices (1913) permettrait ainsi de repenser

les phénomènes imaginatifs, et notamment de penser la différence entre perception et

imagination autrement que comme une différence entre un rapport immédiat et un rapport

Page 70: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

63

médiat à l’objet visé : la conscience d’image devient, plutôt que la visée de l’original à

travers une copie, une perception neutralisée. Il sera dès lors possible de comprendre

comment il peut y avoir phénoménalisation d’une image sans pourtant qu’intervienne une

double objectivité. Il s’agira dans ce chapitre de comprendre les motifs de ce

rapprochement effectué par Husserl entre la modification de neutralité et l’imagination, et

la nature de cette expérience de l’image qui n’est plus caractérisée par la médiateté.

1. Temporalité et acte intentionnel modifié

1.1. La mise en échec du schéma « appréhension-contenu d’appréhension » par la

phantasia

Si la modification de neutralité est décrite par Husserl dans le premier volume des Idées

directrices, publié en 1913, le concept d’acte modifié, pour sa part, remonte aux travaux sur

le temps et à la réélaboration qui s’en suit de la théorie des présentifications, c'est-à-dire des

actes qui ont pour essence de rendre présent quelque chose d’absent (imagination, souvenir,

attente). La prise en compte de la conscience du temps mène en effet Husserl à abandonner

sa description des présentifications en termes de conscience d’image. Ces actes sont

désormais décrits comme des actes modifiés, et il s’agira de brièvement restituer cette

transformation pour mieux comprendre les motifs de ce renversement et ce qui en découle

pour la conscience d’image avec support physique.

Dans les manuscrits contemporains des Recherches logiques, les présentifications

sont décrites selon le schéma forme d’appréhension – contenu d’appréhension, qui a pour

fin de distinguer les contenus immanents à la conscience, ou contenus réels, et les objets

apparaissant. C’est sur ce schéma que repose la possibilité pour la conscience de viser un

objet qui la transcende176 : la conscience appréhende les contenus qui lui sont immanents

(par exemple les sensations) et c’est par cette animation que les contenus se voient dotés

d’un sens, qu’en eux apparaissent un objet, identique et unitaire, qui sans faire partie de la

conscience, est visé par elle et lui est présenté. Le schéma appréhension-contenu

d’appréhension permet ainsi de rendre compte du fait que la simple réception passive des

données sensorielles n’est pas suffisante pour qu’il y ait apparition d’objet177 : celle-ci est

176 Alexander Schnell, Temps et Phénomène, La phénoménologie husserlienne du temps (1893-1918),

Hildesheim, Olms, 2004, p. 22. 177 Alexander Schnell, Temps et phénomène, p. 23.

Page 71: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

64

redevable des actes d’appréhension de la conscience, qui sont dits pour cette raison

objectivants. C’est précisément le type d’objectivation – c’est-à-dire, la forme

d’appréhension – qui permet de différencier les actes intentionnels (imagination, souvenir,

perception, jugement, etc.).

La description de la conscience d’image témoigne de l’efficacité de ce modèle pour

penser la constitution des phénomènes par la conscience. La condition de l’apparaître de

l’image est un acte d’appréhension spécifique de la conscience : le contenu d’appréhension

est constitué en un objet (l’objet-image) qui est saisi comme l’image d’un autre objet, visé à

travers lui (le sujet-image). Il y a ainsi deux appréhensions objectivantes fondées l’une sur

l’autre, contrairement à la perception. C’est en raison du conflit entre l’objet que vise la

conscience et celui qui lui apparaît – qui s’exprime dans la description de la conscience

d’image comme une conscience de différence et de ressemblance – que l’image n’apparaît

pas comme apparition d’elle-même (ce serait alors une illusion), mais d’un autre, d’un

absent. Par ce conflit entre sujet-image et objet-image, l’objet-image est donc caractérisé

comme une simple apparence, en conflit avec les autres objets perçus (dont la chose-

image). Conformément à l’idée selon laquelle c’est la forme d’appréhension qui détermine

le phénomène, plutôt que le contenu, la description husserlienne de la conscience d’image a

pour point de départ la thèse que l’image comme telle n’existe pas, qu’elle n’est pas un

contenu immanent à la conscience, ou extérieur à elle : l’apparition d’image a pour

condition les actes intentionnels de la conscience, elle résulte du fait que celle-ci vise à

travers ce qui lui apparaît un autre objet.

Dans le cours sur l’imagination et la conscience d’image de 1905, cette description

de la structure intentionnelle de la conscience d’image avec support physique sert de point

de départ pour l’examen de la phantasia, c’est-à-dire de l’imagination « interne »178. Si la

conscience d’image « externe » a trois corrélats objectifs (image physique, objet-image et

sujet-image), la phantasia, pour sa part, serait constituée par seulement deux objets. La

conscience d’image n’y étant pas éveillée par la perception d’un objet physique faisant

fonction d’image, on n’aurait affaire qu’à l’objet-image et au sujet-image visé à travers lui.

Corrélativement, comme l’image n’apparaît pas dans l’enchaînement du champ visuel, le

178 Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 138.

Page 72: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

65

contenu d’appréhension serait plutôt que des sensations, des phantasmata. Même si les

phantasmata sont autrement caractérisés que les données sensorielles visuelles, et qu’ils ne

peuvent par ailleurs s’y entrelacer comme le peuvent par exemple les sensations des

champs auditifs ou tactiles (qui sont simplement d’autres contenus donnant les mêmes

objets que la vue179), il n’en demeure pas moins que les phantasmata sont également

qualifiés de contenus sensibles par Husserl. En ce sens, ils ont bien une certaine présence

en la conscience (ce sont des contenus dits « réels »), et c’est leur appréhension qui fournit

le remplissement intuitif de la visée de l’objectitié de phantasia180.

Hormis ces deux différences concernant le type de contenu sensible et la présence

d’un support physique pour l’image, on retrouve dans la phantasia la même structure

intentionnelle, et nommément la médiateté de la représentation, propre aux représentations

à caractère d’image : « […] la phantasia représente un objet en ce qu’elle porte à apparition

un autre objet, semblable à lui, qu’elle prend pour substitut ou mieux, le seul mot qui

convienne ici est bien image, pour image de celui proprement visé. Elle jette le regard sur

l’image, mais voit la chose dans l’image, ou appréhende la chose à travers l’image181 ».

C’est à travers un objet-image (sans support physique) apparaissant au présent qu’il est

possible de viser le sujet-image. Ainsi, pour imaginer un ciel étoilé, il faut, à partir du

complexe de phantasmata ressenti, constituer une image à travers laquelle on puisse viser

un ciel étoilé, qui demeure distinct de l’image qui le figure. Comme le décrit Husserl,

lorsque je me représente le « château de Berlin », je ne vise pas l’« image qui me flotte dans

l’esprit […] qui n’est pas elle-même le château, [mais] l’image présentifiée, assimile pour

moi le château.182 »

Toutefois, Husserl en vient à douter de la possibilité de comprendre la phantasia

selon la structure objet-image et sujet-image et ce doute met précisément en jeu la validité

179 Phantasia no1 (1905), p. 103. 180 Phantasia no1 (1905), p. 107-110. Quant à savoir s’il existe une différence de principe entre phantasmata

et sensations, Husserl soutient plusieurs positions tout au long du cours de 1905, comme le retrace Annabelle Dufourcq (Annabelle Dufourcq, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, p. 48-51) et en vient, comme on le verra, à trancher dans le sens d’une non-homogénéité entre sensations et phantasmata : ce n’est pas que la forme d’appréhension qui distingue la façon dont la hylè fournit un remplissement (à savoir en “chair et en os” ou en image) aux actes intuitifs.

181 Phantasia no1 (1905), p. 68. 182 Phantasia no1 (1905), p. 67.

Page 73: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

66

du schéma appréhension-contenu d’appréhension183. D’une part, il n’est pas possible de

faire reposer la différence entre perception et phantasia uniquement sur la forme

d’appréhension, comme on pouvait le faire pour différencier la conscience d’image avec

support physique et la perception. En effet, le contenu d’appréhension n’est pas neutre184,

on ne peut saisir de manière délibérée un contenu de sensation dans une appréhension de

phantasia ou, à l’inverse, un phantasmata dans une appréhension perceptive. Le contenu

hylétique impose une certaine légalité et les appréhensions dépendent de lui en ce sens.

Non seulement il motive un type d’appréhension déterminé, mais ses caractéristiques

influencent le phénomène en jeu : ainsi, l’indétermination, le caractère fluctuant et fuyant

des phantasmata, loin de ne relever que d’une étude psychologique de la phantasia, font

signe vers ses traits essentiels, notamment le fait que l’apparition de l’objet y est lacunaire

et dépourvue de stabilité185. À la différence des images externes, les images de la phantasia

sont en effet incomplètes et mobiles : si je pense à un centaure à la barbe dorée, il est

possible que le moment de couleur apparaisse, mais aucun moment de l’apparition ne

figurera par exemple le sabot du centaure, et en pensant tout d’un coup au sabot du

centaure, ce n’est plus un détail de sa barbe qui apparaît, mais le bas de son corps, etc. Ce

caractère fuyant des phantasmata modifie ainsi la façon par laquelle l’objet représenté est

mis en image. Par exemple, comme le remarque Husserl, la fidélité de l’image de phantasia

à l’objet figuré s’en trouve sujette à variations, contrairement à l’image physique où le

degré d’adéquation est fixé « une fois pour toute »186. Dans la phantasia, on fait plutôt

l’épreuve de l’image qui se forme, se déforme, de telle sorte qu’il devient même difficile

d’identifier clairement des moments qui contrecarrent la mise-en-image, et donc d’évaluer

la fidélité de l’image. La coupure entre contenus d’appréhension – supposément neutres ou

183 Ce doute émerge dans le cours de 1904-1905 : L’image de phantasia « […] apparaît-elle effectivement à

la manière d’une image ? Se constitue-t-il effectivement dans la Phantaisie un objet-image au travers duquel un sujet-image est intuitionné ? Je dois avouer à cet égard que j’ai toujours été saisi d’un sérieux doute. » Phantasia no1 (1905), p. 92. Il se manifeste notamment dans le cadre de la réédition de la cinquième Recherche logique. Comme le remarque Samuel Dubosson, dans la seconde version de 1913, Husserl indique que ce n’est pas tous les actes d’imagination qui sont dotés du caractère d’image. Samuel Dubosson, L'imagination légitimée, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 84-85.

184 Alexander Schnell explique que Husserl prend en compte la non-neutralité des contenus d’appréhension à partir de 1904, c'est-à-dire, des recherches sur la phantasia. Alexander Schnell, Temps et phénomène, p. 27.

185 « Représentations de phantasia des contenus sensibles » cité par Eduard Marbach, « Introduction de l’éditeur », Phantasia, p. XLIV.

186 Phantasia no1 (1905), p. 97.

Page 74: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

67

pré-intentionnels – et forme d’appréhension apparaît illégitime et il semble qu’il faille poser

des caractères intentionnels dans les contenus d’appréhension eux-mêmes.

D’autre part, et surtout, il faut se demander si la visée par phantasia d’un objet

absent se fait nécessairement par un objet-image apparaissant, autrement dit si la

phénoménalisation d’un objet qui n’est pas ici, ni maintenant, se fait forcément par un objet

qui apparaît au présent. Husserl se rend à l’évidence que, contrairement à la conscience

d’image externe, on peut difficilement distinguer quelque chose comme un objet-image qui

serait lié au sujet-image par ressemblance. Aucune image ne peut se stabiliser en raison du

caractère fuyant et fluctuant des phantasmata187 comme on l’a vu, et plus essentiellement,

la phantasia ne semble pas mettre en œuvre une double objectivité : « Dans la Phantasie,

nous n’avons aucun “présent”, et en ce sens aucun objet-image. […] Le rapport au présent

manque totalement dans l’apparition même.188 » Il découle que la phantasia ne semble pas

structurée, sur le plan du type de visée intentionnelle, par la conscience de ressemblance et

de différence qu’implique la représentation par un objet-image189. En effet, lorsque je

m’imagine le ciel étoilé, ce n’est pas une image du ciel étoilé qui m’apparaît, et que je

perçois comme représentant un objet différent d’elle. Au contraire, comme le remarque

Husserl, c’est le ciel étoilé lui-même, mais absent, qui apparaît : les apparitions de

phantasia sont « directement, apparitions d’un non-présent – et non apparition en image

(Bildobjekt) qui “représente’ un non-présent190 ». On peut faire l’effort, par réflexion, de

fixer l’apparition de phantasia en une image claire, que l’on pourrait par suite distinguer de

l’objet visé à travers elle, mais on a alors perdu la phénoménalité de la phantasia. Le fait

est que la conscience y vise un objet non pas sur la base d’une image qui lui apparaît

clairement, dans le présent, et qui pourrait être saisie comme ressemblante à la perception

de l’objet, mais y vise l’objet directement, bien que l’objet lui apparaisse comme non-

présent.

187 Phantasia no1 (1905), p. 92 sq. 188 Phantasia no1 (1905), p. 111. 189 Phantasia no1 (1905), p. 111-112. 190 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 74.

Page 75: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

68

C’est donc le « préjugé de la présence » propre au schéma appréhension-contenu

d’appréhension qui est mis en jeu par le phénomène de la phantasia191. Il semble

impossible, comme on l’explicitera, d’identifier un contenu apparaissant au présent dans la

phantasia, ce qui va à l’encontre du présupposé fondamental de ce schéma, c’est-à-dire,

comme le rappelle Samuel Dubosson, que « les actes intentionnels de la conscience ne sont

analysables qu’en composants réels192 », et que « tout ce qui est réellement vécu, ce qui fait

l’unité de la conscience, doit par essence être appréhendable comme une donnée, une

présence193 ». En effet, on ne peut plus comprendre la phantasia comme la perception

d’une image au présent, par laquelle on viserait un objet absent. S’impose ainsi la tâche de

comprendre comment on peut être conscient de quelque chose d’absent sans que ce soit sur

le fond de quelque chose de présent, et de rendre compte de la différence entre perception

et phantasia, qui jusque-là reposait sur la médiateté de la seconde.

1.2 Modification et temporalité : le sens de l’absence dans les présentifications

La prise en compte de la constitution de la conscience par l’intentionnalité du temps dans

les années suivant le cours de 1905 par Husserl lui permettra de dépasser les difficultés que

pose l’application du schéma contenu d’appréhension-forme d’appréhension aux

présentifications. Ces travaux mèneront à la formation du concept d’acte intentionnel

modifié, qui permettra non seulement de repenser la structure intentionnelle des

présentifications, mais aussi celle de la conscience d’image avec support physique, d’où

l’intérêt qu’ils présentent pour nous. Pour penser une imagination immédiate, qui ne fasse

pas intervenir une structure de ressemblance et de différence, il nous faut comprendre en

quoi l’absence peut se phénoménaliser autrement que par des conflits (entre objet-image,

sujet-image et chose-image par exemple).

Le point de départ de Husserl tient dans le constat qu’il ne va pas de soi que des

contenus immanents à la conscience, vécus au présent, se donnent comme inexistants parce

que la conscience leur donne un sens de passé. La conscience ne peut pas tout simplement

191 John Brough, « The Seduction of Images. A Look at the Role of images in Husserl’s

Phenomenology », p. 49. 192 Samuel Dubosson, L'imagination légitimée, p. 140. 193 Phantasia no1 (appendice de 1904/1905 ), p. 188.

Page 76: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

69

transformer un contenu qui lui est présent en quelque chose de non-présent194, comme le

résume Rudolf Bernet :

Qu’il s’agisse de la saisie rétentionnelle des moments écoulés d’une durée objective ou subjective, du passé d’un événement spatiotemporel ou d’un acte ne change rien au fait qu’une appréhension présente est dans l’impossibilité d’appréhender autre chose qu’un contenu présent. Et on verra plutôt un chameau passer à travers le chas d’une aiguille qu’une appréhension présente d’un contenu présent saisir autre chose qu’un objet présent.195

Le caractère temporel des vécus ne peut être le produit d’une simple adjonction de la

conscience, qui donnerait le caractère « d’être passé » à des contenus présents,

l’intentionnalité d’acte ne peut à elle seule expliquer la donation de phénomènes

temporellement déterminés.

C’est l’intentionnalité rétentionnelle qui permet de comprendre sous quelle forme le

passé perdure dans la conscience. Le passé ne peut être une représentation des sensations

sous forme de phantasmes, ni leur persistance à titre de sensations (par exemple, comme

une forme de persistance rétinienne de traces lumineuses), en tel cas le passé serait présent,

et non passé196. C’est ici qu’intervient la rétention. La rétention est la « conscience d’état

passé du point de maintenant antérieur correspondant et lui donne le mode de l’avant qui

correspond à sa place dans la durée écoulée197. » La rétention n’est pas une appréhension

dirigée vers un contenu de sensation présent, mais la conscience d’une impression

originaire en tant que passée : on doit la comprendre comme « le rapport intentionnel de

phase de conscience à phase de conscience198 ». Ainsi, la conscience de l’avoir-été d’un

194 cf. « Cependant, si un contenu A tout pareil est sans cesse dans la conscience, fût-ce avec un nouveau

moment, alors le A n’est précisément pas passé, mais présent ; par suite il est maintenant présent, et sans cesse présent, et ce conjointement avec le nouveau moment “passé”, passé et présent tout à la fois.–Mais d’où savons-nous donc qu’un A a été auparavant, a été déjà avant l’existence de cet A présent ? D’où tirons-nous l’idée du passé ? Cet être-présent d’un A dans la conscience ne peut expliquer par l’adjonction d’un nouveau moment, même si nous le nommons “moment-du-passé”, la conscience transcendante : A est passé. Il est incapable de donner la représentation, même la plus lointaine, du fait que ce que j’ai maintenant comme A dans la conscience, avec son nouveau caractère, serait identique à quelque chose que je n’ai pas maintenant dans la conscience, mais qui au contraire, est passé. » Leçons sur le temps, p. 28-29.

195 Rudolf Bernet, La vie du sujet, Recherches sur l'interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 229.

196 « Le son fraîchement souvenu n’est pas présent, mais justement souvenu dans le maintenant : il n’est pas réellement là dans la conscience-de-souvenir. Et le moment sonore qui lui appartient ne peut pas non plus être un autre son réellement là pas non plus un son de même intensité très affaiblie (comme un écho). » Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 190.

197 Ibid., p. 246. 198 Ibid., p. 213.

Page 77: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

70

maintenant n’est pas un simple souvenir qui s’ajouterait indifféremment aux précédents199.

Au contraire, elle « porte en soi sous forme d’une série en esquisse l’héritage de tout le

développement qui a précédé200 », c’est-à-dire que chaque rétention est en même temps

rétention de la rétention précédente, qui elle-même est rétention des rétentions antérieures.

Le continuum des rétentions peut être compris comme une structure d’emboîtement201, où

chaque nouvelle rétention récapitule, et ce faisant modifie, le flux temporel qui la précède.

En récapitulant continûment le flux des vécus, l’intentionnalité rétentionnelle

permet à chaque maintenant d’acquérir, et de conserver, sa position temporelle : elle le

place en relation avec tous les maintenants passés, lui assigne, pour reprendre les mots de

Husserl, « sa place dans la durée écoulée202 ». Ce faisant l’« orientation » (« il n’y a pas

longtemps, hier, avant-hier ») du passé par rapport au présent change continuellement203. Il

y a donc une conscience du temps, que Husserl nomme intentionnalité longitudinale, par

laquelle tout phénomène se donne d’entrée jeu avec son sens temporel (comme étant passé,

présent, futur, etc.204), sa position dans le flux temporel de la conscience. Parce qu’ils

s’inscrivent dans la forme temporelle de la conscience, les contenus immanents (sensations,

phantasmes), ne sont pas pré-intentionnels, dépourvus de signification : il y a une

intentionnalité qui joue même au niveau hylétique, qui modifie continûment les contenus de

la conscience selon leur sens temporel.

1.3 Présentification et dédoublement de la conscience

La mise au jour de la conscience du temps mène ainsi à l’abandon du schéma contenu

d’appréhension-forme d’appréhension qui opérait une coupure illégitime entre les actes

intentionnels et leur contenu. En effet, le temps n’est donc pas une construction redevable à

l’imagination, mais une forme ; la conscience elle-même est temporelle, et tous les vécus

199 Leçons sur le temps, p. 44. 200 « […] tout souvenir en soi-même est modification continuelle qui, pour ainsi dire, […] tout souvenir

ultérieur est non seulement modification continuelle issue de la sensation première, mais encore modification continuelle de toutes les modifications continues antérieures de ce même point d’engagement, c'est-à-dire qu’il est lui-même, ce point-de-souvenir, un continuum. » Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 208.

201 Ibid., p. 209. La rétention est la « conscience qui continûment porte intentionnellement en soi, en modification-de-passé, toute conscience-de-souvenir antérieure » Ibid, p. 208.

202 Ibid, p. 246. 203 De la synthèse passive, p. 80. 204 Françoise Dastur, Des mathématiques à l’histoire, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p.

59. Éliane Escoubas, « Bild, Fiktum et esprit de la communauté chez Husserl », Alter, n◦4 (1996), p. 286.

Page 78: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

71

intentionnels s’inscrivent dans cette forme temporelle qui leur assigne une place déterminée

dans le flux de mes vécus. Cette liaison de tous les vécus par les rétentions en un flux

unitaire est aussi ce qui en fait les miens205 : les vécus sont les vécus de mon moi en tant

qu’ils ont fait partie de mon présent vivant, et sont passés en rétentions. La relation des

vécus au moi qui les vit se laisse comprendre notamment dans les termes de leur inscription

dans cette forme temporelle de la conscience, où l’impression originaire est continûment

modifiée par les rétentions. Le caractère unitaire, et solidaire, du flux des vécus est aussi ce

par quoi ces vécus sont bien les vécus d’un même moi, unique206.

La mise au point de la théorie des rétentions en 1909207 modifie pour cette raison la

conception des présentifications, c'est-à-dire des actes qui donnent un objet absent

(imagination, souvenir, attente). En effet, les vécus qui sont remémorés dans le souvenir

font partie du passé retenu par l’intentionnalité rétentionnelle : « le re-souvenir n’aurait

donc qu’à puiser dans cette réserve illimitée de la conscience rétentionnelle pour faire

revivre le passé. 208 » En ce sens, puisque ces vécus sont modifiés par l’intentionnalité

longitudinale, ils s’offrent d’entrée de jeu comme passés, et puisqu’ils font partie de mes

rétentions, ils s’offrent d’entrée de jeu comme les miens. Il en résulte, et c’est capital, que

se souvenir ne consiste pas à reconnaître dans une image la copie d’un objet déjà perçu –

les souvenirs ne sont pas comme des photographies de lieux que l’on a visités. Il n’y a

souvenir que lorsqu’on revit, que l’on reproduit, la perception de cet objet : « on rejoint un

objet passé parce qu’on a réussi à retrouver le vécu intentionnel dans lequel il fut, jadis,

appréhendé.209 » La mise au jour de la conscience du temps permet ainsi à Husserl de revoir

sa propre conception du souvenir comme une forme de conscience d’image, telle qu’on la

205 « Tout vécu, en tant qu’être temporel, est le vécu de son Moi pur. » Idées I, p. 246. 206 « Un unique Moi pur – et un seul flux de vécu rempli selon ses trois dimensions, qui forme par essence

dans ce remplissement un tout homogène et qui se produit lui-même dans la continuité de son contenu : ce sont des corrélats nécessaires. » Idées I, p. 249. Cf. Manuscrits de Bernau, p. 275.

207 On peut dater de 1909 l’achèvement de la théorie des rétentions. Comme le souligne Rudolf Bernet, la critique du schème appréhension-contenu d’appréhension date du même moment. Rudolf Bernet, « Introduction », Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 46.

208 « ce qui est retenu “sombre toujours plus loin dans le passé” – mais il y a plus : c’est nécessairement quelque chose qui a sombré, quelque chose qui, nécessairement, permet un souvenir évident, lequel le ramène à un maintenant donné à nouveau. » Leçons sur le temps, p. 49.

209 Rudolf Bernet, La vie du sujet, p. 246.

Page 79: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

72

retrouvait dans les textes contemporains des Recherches logiques210. Le souvenir n’est pas

une image-copie apparaissant au présent à travers lequel je viserais l’objet passé :

Souvenir n’est pas conscience d’image, mais quelque chose de totalement autre. Bien sûr, le souvenu n’est pas maintenant sinon ce ne serait pas un ayant-été, mais un présent, et dans le souvenir il n’est bien sûr pas donné comme un maintenant, sinon le souvenir ne serait justement pas souvenir, mais perception. Comparer ce qui n’est plus perçu et simplement souvenu avec quelque chose hors soi n’a pas de sens. De la même façon que dans la perception j’intuitionne l’être-maintenant, et dans la perception étendue, telle qu’elle se constitue, l’être qui dure, de la même façon j’intuitionne dans le souvenir, en ce qu’il est primaire, le passé, il y est donné, et la donnée de passé est souvenir (donnée originaire en tant que souvenir primaire, re-donnée en tant que ressouvenir)211.

Le souvenir est compris comme la donation immédiate du passé en tant que passé, et plus

précisément, en tant que mon passé. Un tel vécu intentionnel conserve, à l’instar de la

conscience d’image, une référence à la donation perceptive originaire, mais cette

implication intentionnelle change de sens, et surtout, se détache de toute structure

représentative : il ne s’agit pas de la représentation d’un objet déjà perçu, mais de la

reproduction de l’acte de percevoir lui-même, dans lequel l’objet souvenu lui-même m’est

donné avec le caractère d’« à nouveau »212 : si, par exemple, je me souviens d’une fête

d’anniversaire, je n’ai pas l’apparition d’une série d’images au présent que j’identifie dans

un second temps comme des représentations de cet événement que j’ai vécu il y a plusieurs

années, mais, bien plutôt, c’est comme si je percevais à nouveau les personnes qui étaient

210 Par exemple, on lit dans les Leçons sur le temps : « Qu’en est-il dans le passé plus lointain ? Si je me

rappelle quelque chose que j’ai vécu hier, j’ai une représentation de phantasia du processus vécu hier, ce faisant je reproduis peut-être tout le processus consistant en telles et telles étapes de la succession. […] tandis que les “représentations” ont effectivement leur rapport de temporalité, elles prétendent aussi à figurer par image copie, justement en représentant, le processus un qui se déroule temporellement. » Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 71. Dans le cadre de la théorie du souvenir comme conscience d’image, le souvenir est une phantasia à laquelle on ajoute le sens de passé. La prise en compte de la conscience du temps mènera à l’inversion de ce rapport, comme nous le verrons : la phantasia devient un dérivé du souvenir, ou plus justement, un souvenir neutralisé.

211 Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 199-200. « Il n’est pas question d’une re-présentation au moyen d’un objet ressemblant » Leçons sur le temps, p. 78.

212 « Au contraire de cette conscience d’image, les reproductions ont le caractère de la re-présentation en personne. […] Le souvenir est re-présentation en personne dans le sens du passé. Le souvenir présent est un phénomène tout à fait analogue à la perception, il a en commun avec la perception correspondante l’apparition de l’objet ; seulement l’apparition a un caractère modifié, grâce auquel l’objet ne se tient pas là comme présent, mais comme ayant été présent. » Leçons sur le temps, p. 78-79. « […] le souvenir, indépendamment de la question de droit de savoir s’il est conforme ou illusoire, est en soi même conscience de présentification, le souvenir est caractérisé comme présentification d’un original qui n’est pas présent. » De la synthèse passive, p. 57.

Page 80: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

73

présentes, les sons entendus, la pièce où se déroulait la fête, mais tous ces objets se donnent

en tant qu’absents, qu’ayant été vécus, comme simplement reproduits. Dans le cas des

rétentions, comme nous l’avons vu, il ne s’agissait pas de donner le sens « d’être passé » à

des contenus présents, mais de la conscience qu’une impression originaire était passée ; ce

qui passe en rétention, c’est la « conscience de maintenant » et pas simplement la sensation

elle-même213. Pareillement ici, ce qui est appréhendé dans le ressouvenir n’est pas un

contenu réel de la conscience, impressionnellement présent, comme l’exemple des

ressouvenirs olfactifs et gustatifs le montre bien : si je me souviens du goût du gâteau servi

à cette occasion, je n’ai aucune sensation sur mon palais, et je n’ai pas besoin de faire un

effort d’imagination pour me rappeler au présent les goûts que je pouvais distinguer lorsque

je mangeais le gâteau, à part si je veux essayer de reproduire la recette214. À l’instar de la

rétention, le ressouvenir renvoie plutôt à une autre phase de la vie de la conscience : plutôt

que d’inclure « réellement » en lui un contenu impressionnel, il implique

intentionnellement une autre conscience. C’est la conscience du fait de goûter, le rapport

intentionnel comme tel, qui est reproduit, plutôt que la sensation du goût, ou

l’impressionnalité de la scène perçue dans le passé, qui sont remémorées de façon à les

réobjectifier au présent.

Ainsi, l’acte de perception passé n’est pas visé et représenté à la manière d’une

image, mais revécu de façon modifiée, et c’est pour cette raison que le souvenir, dans la

description qu’en fait Husserl, est doté de la même temporalité que le vécu remémoré, avec

ses rétentions et ses protentions, plutôt que d’avoir la fixité d’une image : je vois tel ami se

déplacer avec les coupes de vin, les feuilles agitées par le vent, j’ai de vagues échos de telle

ou telle discussions animées, mais tous ces objets ne sont pas vécus par le biais d’une série

d’images que je fixerais pour reproduire après coup la succession des événements215. Reste

désormais à comprendre comment il est possible de revivre un vécu passé, au présent.

213 Manuscrits de Bernau, p. 175. 214 C’est cette absence de contenu présent dans le cas des ressouvenirs que remarquait déjà Augustin en

convoquant l’exemple du souvenir des affections, qu’il compare à des aliments qui apparaîtraient « sans avoir aucune saveur » : Saint Augustin, Confessions, trad. d’Arnauld d’Andilly, Paris, Gallimard, 1993, p. 353 (10-14).

215 « Tout le processus est une modification par re-présentation du processus de perception avec toutes les phases et tous les degrés jusque dans les rétentions : mais tout a l’index de la modification reproductrice. » Leçons sur le temps, p. 42.

Page 81: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

74

La différence entre souvenir secondaire et primaire tient surtout au fait que le

premier est bien un événement qui a une durée et qui prend place dans la continuité du flux

des vécus, alors que la rétention (souvenir primaire) n’est pas un acte qui a lieu dans le

temps, il le constitue, et en ce sens la rétention fait partie intégrante de la perception

actuelle. La conséquence en est que dans le souvenir secondaire, il y a une coupure, une

distance temporelle, entre le présent vivant dans lequel est effectué l’acte de ressouvenir et

le passé qui y est remémoré. La conscience qui se ressouvient vise un moment différent du

flux, un état antérieur de la même conscience, un avoir été-vécu, ce qui implique, comme

Marc Richir l’explique, un dédoublement du moi : « le Moi qui se souvient pose le souvenu

comme ayant été, et, comme le souvenu implique intentionnellement le Moi qui a perçu ou

pensé ceci ou cela, il implique aussi, en plus du Moi qui imagine le souvenu, le Moi qui a

posé ce qui fait l’objet du souvenir216 ». Ainsi, si le dédoublement au niveau de l’objet – en

objet-image représentant (le souvenir) et sujet-image représenté (le souvenu) – n’est pas

nécessaire, c’est parce que, par la reproduction de l’expérience originaire, la conscience

elle-même se dédouble en Moi se remémorant et Moi vivant l’acte remémoré, à savoir celui

qui perçoit, sent, entend les objets qui apparaissent dans le ressouvenir et qui peut en son

sens être compris comme le corrélat intentionnel du ressouvenu217. Chaque présentification

est un événement de la conscience intime du temps au sens où il y a une réplique du flux

temporel et de la conscience qui lui est corrélé, de telle sorte que l’on vit, le temps du

ressouvenir, dans deux temps : ce n’est pas l’objet intentionnel qui est répliqué (sur la

structure image-objet et image-sujet), mais la conscience qui se dédouble dans le présent de

l’acte de remémoration, et le vécu reproduit, avec le Moi qui lui est corrélé. Si cette vie

« reproduite » ne peut être confondue avec la vie réelle, c’est que l’acte de se souvenir

prend place lui-même dans le flux des vécus originaires, autrement dit, qu’il y a toujours un

vécu, au présent, du fait de se souvenir. L’activité de se souvenir est provoquée ou du

moins, dans le cas d’un souvenir involontaire, vécue au présent, par la conscience

accomplie (vollzug) actuellement. 216 Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, Phénoménologie et anthropologie phénoménologique,

Grenoble, Millon, 2004, p. 12. 217 « Ce qui est constitutif du souvenir, c’est une conscience interne du temps qui met le passé en relation

avec le présent sans niveler ou faire fondre de façon télescopique leur écart temporel. Plutôt que du dédoublement de l’objet (comme dans la conscience d’image), l’apparition présente d’un objet passé a donc besoin d’un dédoublement de le la conscience elle-même. » Rudolf Bernet, « L'analyse husserlienne de l'imagination comme fondement du concept freudien d'inconscient », Alter, n◦4 (1996), p. 53.

Page 82: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

75

1.4 Le dédoublement du moi dans la phantasia

La phantasia partage avec le souvenir le fait d’être la modification de la perception

correspondante, et donc donation immédiate de l’objet en tant qu’absent218. Cependant,

cette absence n’est pas celle d’un objet ayant-été, mais d’un objet fictif ou possible, qui

n’est pas situé dans le temps219. Le centaure que j’imagine n’est ni maintenant, ni demain,

ni hier, il n’a pas de situation spécifique par rapport à mon présent, hormis celle de l’acte de

l’imaginer. Il s’ensuit, pour Husserl, et c’est ce qu’il nous faudra comprendre, que la

phantasia peut être décrite comme un souvenir, mais dépourvu de position temporelle. En

effet, contrairement au vécu souvenu, qui partage le même horizon temporel que la

perception actuelle, les vécus phantasmés n’appartiennent pas au flux des vécus du moi220,

de telle sorte que l’absence de l’objet visé dans la reproduction n’est plus l’indice de son

avoir-été, mais de son caractère inexistant (fictif ou possible) : je n’ai jamais effectivement

vu de centaure, cette perception imaginaire se situe pour ainsi dire dans un autre monde que

celui dont je fais l’expérience. Cette perception ne faisant pas partie du cours de la

conscience, le dédoublement du moi impliqué n’a pas la même teneur : le moi-de-phantasia

qui perçoit l’objet de phantasia n’est pas le même moi que le moi actuel. Dans le cas du

ressouvenir, les pôles égoïques accomplissant le ressouvenir et vivant son contenu sont

identiques, ils se distinguent par leur appartenance à différents moments du flux temporel.

Dans le cas de la phantasia, le Moi qui imagine au présent n’est pas le même que le corrélat

des objets imaginés (celui qui quasi-perçoit un centaure, celui qui quasi-entend une

musique au moment de la mettre sur papier, etc.), il s’agit d’un moi imaginé, fictif (et bien

souvent, beaucoup plus indéterminé), et c’est en ce sens qu’il y a une parenté entre

218 « Sentir, c’est là ce que nous tenons pour la conscience originaire du temps ; c’est dans le sentir que se

constitue l’unité immanente couleur ou son, l’unité immanente souhait, plaisir, etc. L’imagination est la modification de cette conscience du temps, c’est une re-présentation, en elle se constitue la couleur re-présentée, le souhait re-présenté, etc. » Leçons sur le temps, p. 141.

219 Manuscrits de Bernau, p. 255. 220 « Dans la simple imagination n’est donnée aucune position du maintenant reproduit, ni aucun

recouvrement de ce même maintenant avec un maintenant passé. Le souvenir au contraire pose ce qui est reproduit et lui donne, en le posant, une situation vis-à-vis du maintenant actuel et de la sphère du champ temporel originaire auquel le souvenir [70] appartient lui-même. C’est seulement dans la conscience originaire du temps que peut s’accomplir la relation entre un maintenant reproduit et un maintenant passé. » Leçons sur le temps, p. 70. cf. Marco Cavallaro, « The Phenomenon of Ego-Splitting in Husserl’s Phenomenology of Pure Phantasy », Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 48, n◦2 (2017), p. 5, 11. Cavallero souligne bien, en se référant à Fink, qu’il faut différencier les présentifications selon leur rapport à l’horizon temporel de la conscience, et que c’est cette possibilité de dédoublement de la conscience qui rend possible les actes de re-présentation plutôt que l’inverse. Ibid., p. 13.

Page 83: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

76

l’intropathie et la phantasia : phantasmer correspond à s’imaginer percevoir si j’étais

ailleurs, un autre, tout comme l’intropathie qui, chez Husserl, consiste à appréhender l’autre

comme si c’était moi.

La phantasia est un vécu comme si, vécu imaginaire d’un ego imaginaire : le moi-

de-phantasia221, qui correspond au pôle égoïque percevant les objets phantasmés. Toute la

difficulté à comprendre la phantasia comme un vécu reproduit – j’imagine voir un panda,

comme si je le percevais de façon originaire –, et non comme une simple présentation

neutralisée – je m’imagine un panda, mais sans poser, contrairement au panda que je vois,

son existence –, tient notamment à la nécessité de poser ce moi-de-phantasia, en tant que

différent du moi qui imagine, le moi actuel. Comme Husserl le remarque, le moi-de-

phantasia qui quasi-perçoit, entend les objectités imaginaires, n’apparaît pas : dans la

phantasia, nous sommes la plupart du temps en « oubli de nous-mêmes », dirigés vers ce

que nous imaginons, ce qui rend invisibles toutes les opérations essentielles à l’apparition

des objets imaginés222. Pourtant, si, par exemple, le panda que j’imagine se déplace sur une

branche, s’il m’apparaît de face, devant la forêt, cet écoulement temporel des phantasiai, et

leur apparition dans un espace, n’appartient pas à l’unité de l’expérience de mon moi

actuel. Je ne suis pas face au panda (ni par ailleurs par-dessus ou sous lui), et la lenteur de

sa démarche n’est pas vécue dans le temps où je perçois la neige dehors, où je me rappelle

qu’il faut cesser de rêvasser sur la faune d’un climat plus clément, dans le temps où prend

place les actes d’imagination eux-mêmes : il n’y a pas de liaison, de continuité, entre la

temporalité des actes de perception comme si dans lesquels les objets de phantasia me sont

donnés, et les actes originaires de mon moi223. Ce n’est donc pas le moi actuel, avec son

temps et son espace, qui perçoit le panda, mais pour reprendre les mots de Husserl, une

221 Leçons sur le temps, p. 52. 222 Cet oubli concernant autant le Moi actuel qui imagine, que celui qui est corrélé aux objets

imaginés comme le souligne Husserl, en décrivant la phantasia d’un combat de centaures : « Certes, pendant que je m'abandonne spontanément à mon imagination, mon regard fixe uniquement le combat. Il est seul ce que j’appelle un objet fictif, au sens fort du mot, et en particulier dans le cas d'une fiction arbitraire; mais le fait qu'il est sous mon regard comme mon thème au sens propre du mot, comme ce que je vise exclusivement, n'est possible que parce que je ne suis pas seulement dans l'oubli de moi-même en tant que je suis ce moi imaginant maintenant, mais que je suis encore oublieux de moi-même dans le mode du « comme si » en tant que sujet nécessairement co-imaginé de la perception du combat. Se projeter par l'imagination dans une perception naïve est un mode imaginaire de l'oubli de soi. » Philosophie première 2, p. 164. Voir aussi : Ibid., p. 166.

223 Cf. Manuscrits de Bernau, p. 275 ; Expérience et jugement, p. 199-204.

Page 84: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

77

« variante imaginaire de ce moi224 », qui est le sujet qui quasi-constitue le monde-de-

phantasia – aussi fugace et partiel fût-il – dans lequel l’objet imaginé apparaît, et par lequel

ce monde est doté d’une orientation spatiale et d’une temporalité, même minimales225.

L’impossibilité de lier en un flux temporel mon vécu de perception comme si du panda avec

celui de l’imagination du centaure, de situer spatialement ou temporellement le centaure par

rapport au panda, témoigne du fait qu’on a bien là deux enchaînements de conscience, qui

correspondent à deux unités d’expérience, avec leur moi corrélé226. Ainsi, les réflexions de

Husserl sur le rapport intime entre la liaison des vécus en un flux unitaire par les rétentions

et leur rapport au Moi mènent à comprendre la non-homogénéité de la temporalité des

vécus de phantasia avec celle de ma conscience comme relative à une autre conscience, à

laquelle ces objets apparaissent.

L’activité d’imaginer n’est pas celle de façonner des images à travers lesquelles on

viserait des objets absents, mais de former des expériences comme si, vécues par une

variante imaginaire du moi qui imagine au présent : « Imaginer c’est se comporter comme

si l’on avait une réalité, comme si l’on percevait telle ou telle chose, comme si l’on pensait,

valorisait, agissait de telle ou telle manière, etc.227 » À la différence du ressouvenir, le vécu

imaginé et l’acte d’imaginer n’appartiennent pas au même flux des vécus. Il n’en demeure

pas moins que le vécu imaginé peut tout de même être décrit comme la modification du

vécu du vécu correspondant, tel qu’il serait vécu au présent, et c’est vraisemblablement

pour cette raison que la phantasia est nommée phantasia reproductive même si ce n’est pas

la reproduction d’un moment en particulier, mais d’un vécu possible ou fictif. La phantasia

n’implique pas la « genèse phénoménologique de l’expérience réelle de l’objet remémoré »,

comme le souligne Rudolf Bernet, mais la simple possibilité d’une expérience de cet

224 « […] un moi co-imaginé appartient nécessairement au paysage imaginé, non pas ce moi que je suis ici et

maintenant, mais une variante imaginaire de mon moi, de moi qui suis quasiment dans ce paysage, qui suis perceptivement orienté sur lui, qui en ai conscience dans tel ou tel de ses modes d'apparaître. » Philosophie première, tome 2, p. 182.

225 Cf. Manuscrits de Bernau, p. 264 sq. 226 Cf. Manuscrits de Bernau, p. 266-270. 227 Philosophie première, tome 2, p. 166.

Page 85: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

78

objet228, elle est la modification d’un vécu qui n’a jamais eu lieu (d’où son importance dans

la méthode phénoménologique229).

1.5 L’absence comme modification, l’absence comme conflit : la conscience d’image et la

phantasia

La phantasia devient donc, comme le ressouvenir, comprise comme la modification d’un

acte perceptif, dépourvu d’un contenu d’apparition présent230. Comme on l’a vu avec le

ressouvenir, l’idée de modification permet donc de penser la phénoménalisation de

l’absence autrement que par la forme de la conscience d’image, où un objet présent est saisi

comme la copie d’un objet absent. La modification désigne en effet la capacité pour une

conscience de reproduire une autre conscience (que ce soit la nôtre, à place temporelle

antérieure, ou une variante imaginaire) dans le présent : « Toute “modification” se

caractérise par ceci qu’en elle est incluse la relation à une autre conscience dont elle est la

modification, une conscience qui n’est pas effectivement comprise elle, mais est cependant

saisissable par une réflexion dirigée adéquatement.231 » Comme les vécus de cette autre

conscience intentionnellement incluse, leur déploiement temporel, n’appartiennent pas au

présent vivant, les objets qui y apparaissent sont d’entrée de jeu considérés comme absents.

Pour nous, l’important est de souligner que les vécus modifiés n’ont aucun contenu présent.

Ils sont une reproduction des actes correspondants, rendue possible par un dédoublement de

la conscience, plutôt qu’une copie de l’objet donné dans ces actes, copie qui serait invalidée

par un conflit avec ce qui est perçu de façon originaire, dans le présent vivant du moi

actuel. 228 Rudolf Bernet, « L'analyse husserlienne de l'imagination comme fondement du concept freudien

d'inconscient », p. 57. 229 cf. chapitre 1, 1.3. Sur le rapport entre phantasia et possibilité dans la recherche des essences, on se

référera avec profit aux Manuscrits de Bernau, p. 264-265. 230 « Or au sens le plus strict, appréhender est une conscience originairement donatrice, une [conscience]

percevante (…). À l’évidence, aucune conscience modifiante en elle-même (selon son essence intentionnelle propre) n’est au regard de son modifé (Modifikat) une [conscience] appréhendante…C’était une erreur de concevoir la phantasia comme un appréhender spécifique, dont les contenus d’appréhension seraient les “phantasmata”. La phantasia est une modification de la perception correspondante, les contenus-de-phantasia sont le modifié (Modifikaten) des data de sensations correspondants, ils ne sont pas eux-mêmes des data de sensation seulement appréhendés différemment. […] De même qu’une maison “phantasmée”, une maison ayant-été ou à venir n’est nullement une maison (à savoir aucune réalité effective présente), de même un “phantasmer”, un se souvenir, un attendre ne sont nullement un appréhender, mais une modification de celui-ci. » Manuscrit L I 19, p. 9b, cité dans Eduard Marbach, « Introduction de l’éditeur », Phantasia, p. 32-33. « Le rapport au présent manque totalement dans l’apparition même. » Phantasia no1 (1905), p. 111.

231 Manuscrits de Bernau, p. 151.

Page 86: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

79

Dans le cadre des Leçons sur le temps, l’image avec support physique conserve à ce

titre le statut d’exemple repoussoir232. La donation de l’objet absent n’y est pas immédiate,

elle passe par un objet (l’objet-image) donné dans le présent, et vécu au présent, car

expérimenté de façon originaire par des sensations : « Dans l’objet-image physique la

sensation s’impose partout ; pour autant qu’une objectivation fermée soit là, un objet-image

saisissable et fermement constitué est là233 ». Parce qu’elle est visée par l’appréhension de

données impressionnelles, l’image est donc dotée de la même détermination temporelle que

les objets de la perception, du même sens d’être « maintenant ».

Son caractère fictif, qui la distingue des autres objets de perception, résulte non pas

de l’appartenance à un autre flux temporel, mais d’un double conflit, entre l’objet-image

avec l’environnement physique et entre l’objet-image et le sujet-image : le caractère fictif

de l’image ne tient pas, à l’instar de celui de la phantasia, d’une appréhension modifiée,

mais d’appréhensions conflictuelles. Comme le formule synthétiquement Nicolas Warren,

alors que la phantasia se caractérise comme une « conscience du non-présent », la

conscience d’image doit être désignée comme une « conscience de conflits234 ». Ces

conflits ont pour résultat que l’apparaître de l’objet-image au présent est invalidé : l’objet-

image étant différent de l’objet visé à travers lui, celui apparaît comme une simple image,

une apparence, flottant sur la chose-image qui, elle, appartient bien au champ perceptif235.

Sans ces conflits, il serait impossible de comprendre pourquoi il y a conscience d’image, et

non perception, ou illusion, comme le relève bien Husserl : « Si le conflit manquait,

comment l’apparition pourrait-elle représenter quelque chose d’autre que de présent ? »236

232 Leçons sur le temps, p. 79 233 Phantasia no1 (1905), p. 118. 234 Nicolas de Warren, « Imagination et incarnation », Methodos, no9 (2009), p. 10. 235 On peut prendre le conflit entre chose-image et objet-image comme le conflit fondateur de la saisie de

l’objet-image comme une image (qui rendrait par ensuite la visée médiate du sujet-image possible).Christian Ferencz-Platz explique cependant, ce qui confirme l’importance que la conscience de ressemblance et de différence prend à notre sens dans la première théorie husserlienne de l’imagination, que ce conflit entre chose-image et objet-image n’apparaît que parce que l’image ne se confond pas avec ce qu’elle représente, sans quoi on aurait un phénomène d’illusion : la différence entre la matérialité de l’image et son apparaître se phénoménalise essentiellement par la conscience d’image. Cf. Christian Ferencz-Platz, « The Neutrality of Images and Husserlian Aesthetics », Studia Phaenomenologica, no9 (2009), p. 487-488.

236 « Si l’apparition n’était en conflit avec rien, ne devrait-elle pas valoir comme perception ? L’appréhension simple directe n’est-elle pas cela même qui fait l’apparition, de sorte que l’apparition au sens primaire et authentique signifie partout le même type d’appréhension ? Qu’est-ce qui caractérise telle apparition comme apparition d’un présent et telle autre comme apparition d’un non-présent ? Nous concevons par là

Page 87: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

80

En ce sens, parler de l’image en termes de conscience de ressemblance et de différence, et

insister sur sa médiateté n’est pas un simple préjugé de Husserl, qui relèverait du projet

épistémologique dans lequel s’inscrivent ses recherches et du privilège accordé à la

perception qui s’y rattache : sans cette dimension conflictuelle dans la conscience d’image,

il est difficile de comprendre d’où l’image tient son caractère fictif, la raison pour laquelle

elle n’apparaît pas comme un objet perceptif. La description de l’image comme un

phénomène caractérisé par sa médiateté, dans lequel l’image est constituée par la visée à

travers elle de quelque chose qu’elle n’est pas, apparaît ainsi nécessaire pour comprendre

pourquoi l’image n’apparaît pas au présent, avec une prétention à l’existence.

Pour dépasser le paradigme de l’image-copie, et comprendre dans quelle mesure il

est possible de percevoir l’objet-image lui-même, il faudra comprendre comment les

modifications peuvent jouer à même le présent de la perception, autrement dit, en quoi les

modifications n’ont pas pour seul paramètre l’indice temporel et qu’un contenu sensoriel,

présent, peut être paradoxalement vécu comme non-présent. Cela nous permettra

d’examiner en quoi et à quelle condition la perception de l’objet-image elle-même est un

acte perceptif modifié, plutôt qu’une perception normale, sur laquelle s’édifierait une

conscience d’image en raison d’un double conflit (avec le sujet-image et l’environnement

de l’image physique).

2. Neutralité et imaginaire

2.1 Les modalités doxiques et la modification de neutralité

Le développement du concept d’Urdoxa ou de thèse du monde permet de donner à la

notion de modification une portée dépassant celle de la constitution des objets selon

l’horizon temporel de la conscience. La thèse du monde chez Husserl, introduite dans le

cadre de ses travaux méthodologiques sur la réduction phénoménologique, désigne

l’adhésion spontanée de la conscience à la croyance en l’existence du monde. L’Urdoxa

n’est pas une croyance qui s’énoncerait sous une forme propositionnelle – je crois en la

qu’un non présent peut apparaître dans le fictum et être par là suite figuré en image. Le fictum est bien autrement caractérisé que toute autre apparition-de-présent, il porte à même soi le stigmate de la néantité, il est représentation d’une objectité, mais le conflit la signale comme non présente. Si le conflit manquait, comment l’apparition pourrait-elle représenter quelque chose d’autre que de présent ? » Phantasia no1 (1905), p. 93.

Page 88: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

81

réincarnation, en l’existence du Boson de Higgs etc. –, mais une attitude spontanée et

irréfléchie qui consiste à considérer le monde comme existant237. Cette attitude peut

évidemment devenir thématique et être formulée sous la forme d’une thèse explicite.

La mise au jour de cette attitude primordiale permet de reconsidérer la nature même

des actes intentionnels en leur caractère objectivant. La conscience est comprise comme

une conscience positionnelle, qui pose son objet comme existant. Tout acte de la

conscience, même affectif ou volitif, peut être converti de façon thématique en un acte

thétique, c’est-à-dire en un acte qui pose l’être de son objet : si je jouis esthétiquement

d’une œuvre d’art, je pose mon objet comme étant beau, si je suis joyeuse, je pose l’état de

choses à la source de ma joie comme étant réjouissant, etc.238. Ces prédicats ne sont pas de

simple caractère noétique, qui ne concernerait que l’acte de la conscience, mais ont une

teneur ontique : « toute adjonction de nouveaux caractères noétiques, ou toute modification

d'anciens caractères ne se bornent pas à constituer de nouveaux caractères noématiques,

mais il se constitue avec cela ipso facto pour la conscience de nouveaux objets

ontiques.239 » On comprend par là à quel point tous les actes de la conscience – qu’ils soient

judicatifs, évaluatifs, affectifs, volitifs, etc. – ont partie liée avec cette thèse originelle, que

celle-ci, loin de ne référer qu’à l’existence d’objet empirique, renvoie au caractère posé,

objectal, de tous moments noématiques constitués par les noèses240.

Ce caractère thétique de la conscience peut évidemment être modalisé, sans quoi

Husserl ne pourrait rendre compte du fait que certains objets nous apparaissent comme

douteux, certains, vraisemblables, n’existant pas, etc. Par exemple, si je suis victime d’un

phénomène d’une illusion d’optique devant un mannequin, l’apparition de l’objet comme

un être humain sera biffée, c’est-à-dire considérée comme n’étant pas. Si je fais une

expérience scientifique, je considérerai mon hypothèse comme étant probable, etc.

L’important cependant est que ces variations, désignées comme des modalités doxiques, ne

sont toujours qu’une modalisation de la thèse originelle du monde, et la supposent241. Les

actes positionnels, même quand leur objet apparaît comme simplement douteux ou faux,

237 Idées I, p. 315-316. 238 Idées I, p. 338, 346. 239 Idées I, p. 318. 240 cf. Idées I, p. 352. 241 Idées I, p. 315-317.

Page 89: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

82

incluent une référence au mode d’existence de leur objet, ils « posent » son existence, sa

non-existence, son existence possible, etc.

Ces différentes modalités doxiques sont en ce sens à distinguer de la modification

de neutralité, qui peut être en première approche définie comme la suspension de ce

caractère positionnel de la conscience : « […] les positions neutralisées se distinguent

essentiellement par ceci que leurs corrélats ne contiennent rien que l'on puisse poser, rien

que l'on puisse effectivement prédiquer, la conscience neutre ne joue à aucun égard, pour ce

dont elle est conscience, le rôle d'un “croire” 242 ». La modalisation (être-douteux, -

probable, -nécessaire, etc.) est motivée par des discordances ou des conflits dans le cours de

la perception, qui troublent la croyance en l’existence du monde, alors que la modification

de neutralité n’est pas une négation partielle de cette existence du monde, mais plutôt une

désactivation ou un affaiblissement, pour reprendre les termes de Claudia Serban, de toute

prétention d’être, et ce, même si l’expérience est concordante et ne motive pas sa mise en

doute ou sa modalisation243.

Husserl prend ainsi bien soin de différencier cette suspension de deux autres types

d’actes, à savoir la négation et la potentialité thétique. D’une part, il ne s’agit pas de poser

l’objet comme n’étant pas, ce qui suppose encore un acte positionnel : la négation elle-

même, comme l’indique Husserl, produit du « non-être », et cette position du non-être d’un

objet est une prétention à la validité qui peut se révéler vraie ou fausse244. Avec la

modification de neutralité, on a une mise hors circuit de toute forme de positionnalité : la

modification de neutralité est décrite comme un simple « se figurer en pensée », de telle

sorte qu’un acte neutralisé ne peut être dit correct ou incorrect, il laisse complètement en

suspens la question de l’être de son objet.

D’autre part, la modification de neutralité, comprise comme non-accomplissement

d’un acte thétique, ne doit pas être rapprochée des actes potentiels, c’est-à-dire des actes qui

sont vécus en arrière-plan (par exemple, la perception des objets en dehors du faisceau de

l’attention) de façon inattentive245. En effet, ces actes peuvent être convertis, par un effort

242 Idées I, p. 324-325. 243 Claudia Serban, Phénoménologie de la possibilité : Husserl et Heidegger, p. 269. 244 Idées I, p. 318-319, 323. 245 Idées I, p. 336.

Page 90: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

83

de l’attention, en un acte positionnel : si, lorsque j’écoute un orchestre, la perception de

l’assistance est simplement en arrière-plan, alors que mon attention est dirigée vers la

musique et les mouvements du chef d’orchestre, cette perception peut néanmoins être

thématisée et faire l’objet d’un acte positionnel. C’est notamment ce qui se produit dans la

perception d’une image avec support physique : l’objet-image ne fait pas l’objet de

l’intérêt, mais comme on l’a vu, un détournement de l’attention permettrait de

l’appréhender et de le poser. Au contraire, un acte neutre ne peut être converti en un acte

positionnel, il s’agit d’une autre forme de la conscience, irréductible à la conscience

thétique, dans laquelle l’être du monde n’est plus implicitement ou explicitement posé. S’il

est difficile de la décrire, comme le remarque Éliane Escoubas, c’est que le risque est de lui

donner un « surplus de sens », à l’encontre de sa caractérisation première comme « laisser

en-suspens246 ».

Si on se rapporte à la question qui fait l’objet de ce chapitre, à savoir la possibilité

de la modification d’un acte perceptif, vécu au présent, deux remarques doivent être faites

au sujet de la modification de neutralité. D’abord, la modification de neutralité peut

s’appliquer à tout vécu, dont la perception : il est donc possible, au présent, de vivre un acte

perceptif de façon neutre. Les modifications ne sont pas seulement des événements de la

conscience du temps, mais plus généralement relatifs à la croyance, c’est-à-dire à ce par

quoi la conscience pose l’existence de l’objet qu’elle vise. Ensuite, la modification de

neutralité n’est pas une modification découlant d’un conflit entre deux actes. La

modification de neutralité n’est pas une position thétique qui aurait été invalidée dans un

deuxième temps par un conflit avec un autre acte, mais d’entrée de jeu un acte ne posant

pas son objet : « Ne posant pas n’est pas une privation, et “prise d’attitude” n’est pas

quelque chose qui vient s’ajouter à un acte si on l’entend, ici comme partout jusqu’à

présent, comme “position”247 ». L’acte neutralisé n’est pas un acte positionnel nié, mais un

acte dépourvu de tout caractère thétique. Ce caractère immédiat de la modification de

neutralité est essentiel pour comprendre en quoi quelque chose qui apparaît dans le présent 246 Éliane Escoubas, « Bild, Fiktum et esprit de la communauté chez Husserl », p. 289. 247 Phantasia no15 (1912), p. 351. « […] une prise d’attitude n’est pas tout d’abord là, qui est interrompue, et

que par conséquent la “non prise d’attitude” ne doit pas avoir la signification de “prise d’attitude interrompue” (“abstention” d’une prise d’attitude). L’interrompre ne doit pas y être confondu avec l’intention entravée, avec la déchéance d’une intention judicative, d’une intention de croyance en une supputation, etc., au moyen d’intentions agissant à rebours comme contremotifs. » Ibid.

Page 91: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

84

peut se donner de façon inactuelle, sans que cette inactualité soit le fruit d’un conflit entre

deux présents en conflits. La phantasia, qui se distingue du ressouvenir précisément par

l’intervention de la modification de neutralité, en offre à première vue l’exemple : les vécus

de perception, de jugement, ou affectifs qui sont imaginés n’appartiennent pas au présent,

ils ne sont pas posés comme existant ou comme ayant eu lieu dans le passé, et pourtant,

cette inactualité ne passe pas par le conflit entre une image apparaissante et le présent de la

conscience. Même si la modification de croyance par laquelle elle se trouve neutralisée est

le résultat d’un jugement, elle concerne tout l’acte et donc son objet, comme le précise

Husserl : « cette abstention de jugement au sens de la croyance […] ne consiste pas à

mettre de côté un moment psychique qualitatif, mais [c’est] une modification de tout l’acte

et ce qui en résulte, c’est la modification de neutralité qui est également la caractéristique

de la “phantasia” reproductive et de toute fiction.248 » Reste à comprendre l’extension et le

sens de ce rapprochement entre les actes faisant intervenir l’imagination et la modification

de neutralité.

2.2 Neutralité et attitude esthétique : la modification imageante

Comme décrit à la fin du précédent chapitre, Husserl remarque dès 1907 que l’attitude

esthétique est marquée par une suspension de toute position existentielle. La neutralité qui

caractérise le champ esthétique, tous arts confondus, n’est pas une simple conscience

d’illusion : Husserl explique qu’une « claire » conscience d’image doit être à l’œuvre

devant les œuvres d’art, et que celles-ci se distinguent en ce sens de ce qu’il nomme les

« effets de foires » 249, c'est-à-dire les productions ayant pour fin de tromper les sens. Ainsi,

tout comme la modification de neutralité, la conscience esthétique n’est pas une simple

négation de la réalité découlant d’une conscience d’illusion, mais se situe en deçà de toute

position thétique, dans un monde qui d’entrée de jeu est saisi de façon modifiée, comme

imaginaire : à la lecture d’un roman, ou la perception d’un tableau, je ne me pose pas la

question de la réalité du monde imaginaire dépeint, ni des personnages qui y évoluent et des

actions qu’ils posent. Cette attitude neutralisée à l’égard de ce qui est représenté n’est pas 248 Phantasia no20 (1921-24), p. 539. 249 « Sans image, pas d’arts plastiques. Et l’image doit se séparer clairement de la réalité effective, c'est-à-

dire d’une manière purement intuitive, sans aucune aide de pensées indirectes. Nous devons être détachés de la réalité effective empirique, et enlevés dans le monde pareillement intuitif du caractère d’image. L’apparence esthétique n’est pas une tromperie des sens. […] Les effets esthétiques ne sont pas des effets de foire. » Phantasia no1 (1905), p. 81.

Page 92: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

85

en effet suscitée par un conflit entre deux actes positionnels (l’impossibilité par exemple

que le monde fictif décrit apparaisse au présent), mais tient du fait que l’objet visé est

d’entrée de jeu neutralisé : comme l’explique Husserl, la neutralisation des objets figurés

dans les œuvres d’art ne succède pas forcément à une position préalable250.

La théorie des actes modifiés permet ainsi de comprendre en quoi le monde

imaginaire fait l’objet d’une perception par essence différente de celle du monde existant, à

savoir une perception neutralisée. L’un des principaux caractères de l’esthétique

husserlienne tient précisément à l’indifférence envers la réalité ou la non-réalité de ce qui

est figuré251, indifférence qui distingue l’attitude esthétique de ce que Husserl nomme la

conscience de portrait, à savoir l’intérêt envers l’image en tant que copie d’un objet existant

à l’extérieur de l’image. Si la conscience de portrait est mue implicitement ou explicitement

par une visée épistémologique (regarder l’image selon sa fidélité au modèle), l’attitude

esthétique tiendrait plutôt d’un plaisir à investir le monde fictif présenté par l’œuvre, sans

se soucier de sa réalité ou de sa non-réalité.

Comme l’indique Christian Ferencz-Platz, le concept d’image chez Husserl va au-

delà de l’image picturale, pour englober le théâtre, la littérature et le cinéma252. Tous les

arts semblent compris comme des productions de l’imagination, et c’est à ce caractère

imaginaire que tient la neutralisation propre aux fictions artistiques. En effet, dans les Idées

directrices, Husserl rapproche la modification de neutralité de la modification imageante.

Toutes deux ont en effet pour caractère de pouvoir s’appliquer à tout vécu en suspendant en

eux le caractère thétique de l’acte, l’intérêt envers la position d’existence. Toutefois, sitôt

ce rapprochement fait, Husserl souligne que ces deux modifications sont différentes par

essence. En témoigne le fait que la modification imageante peut être réitérée253 : dans un

vécu imaginé peut s’emboîter un autre vécu imaginé, comme en donne l’exemple les

nombreuses représentations de galerie de tableaux ou les récits enchâssés.

250 Idées I, p. 328. 251 « […] il en va de même aussi pour le figuré en images, lorsque nous nous comportons de manière

purement esthétique et que nous le prenons à son tour comme “simple image”, sans lui apposer le sceau de l'être ou du non-être, de l'être-possible ou conjectural, etc. Mais cela ne signifie pas, comme on le voit, une privation, mais une modification, justement celle de la neutralisation. » Idées I, p. 328.

252 Christian Ferencz-Platz, « The Neutrality of Images and Husserlian Aesthetics », p. 478. 253 Idées I, p. 329.

Page 93: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

86

Cette réitération est une caractéristique des présentifications254 et, de fait, Husserl

précise que la modification imageante consiste en la modification de neutralité appliquée au

souvenir au sens le plus général255. Il ne faut pas comprendre dans cette référence au

souvenir une explication de l’origine (psychologique) des représentations imaginaires, mais

plus vraisemblablement, un renvoi à la structure intentionnelle commune aux actes

imaginatifs et aux souvenirs. Celle-ci, comme elle était déjà décrite dans les Leçons sur le

temps, ne consiste pas en la visée d’un original à travers une copie, mais en une

reproduction d’un acte perceptif, rendue possible par un dédoublement du flux temporel de

la conscience dans un vécu imaginant et un vécu imaginé. L’objet imaginé n’est pas perçu

par le moi actuel, sans quoi il serait saisi comme un objet effectif, mais quasi perçu par le

moi-de-phantasia qui est toujours intentionnellement impliqué dans la donation de l’objet

imaginé. Comme nous l’avons vu, la différence entre le souvenir et l’imagination tient à ce

que, dans cette dernière, le vécu présentifié n’appartient pas au flux des vécus du moi, et

pour cette raison, la position d’existence qui caractérise le souvenir ne vaut plus, elle est

neutralisée.

Ainsi, si la modification imageante est universelle, ce n’est pas, à l’instar de la

modification de neutralité, parce que tout acte – qu’il soit affectif, évaluatif, judicatif, etc. –

de la conscience est positionnel, mais parce qu’il est possible de présentifier n’importe quel

vécu : je peux m’imaginer poser un jugement, parcourir un monde réel et inventé, etc256. À

cet égard, la compréhension de l’imagination non pas comme une image représentant un

objet absent, mais un vécu présentifiant un autre vécu est cruciale : si l’imagination opérait

toujours via des images apparaissant perceptivement, il ne pourrait s’agir d’une

modification universelle257. On ne peut mettre en image par exemple la tristesse, elle-même

ou l’acte de juger – mais seulement leurs manifestations extérieures – alors qu’il est tout à

fait possible de s’imaginer être triste, ou de poser un jugement sur un fait donné (tout

comme il est possible de s’imaginer voir un centaure, même si l’acte de perception

254 Idées I, p. 309-310 255 Idées I, p. 326. 256 cf. Christian Ferencz-Platz, « The Neutrality of Images and Husserlian Aesthetics », p. 481. 257 C’est manifestement à sa refonte de la théorie des actes imaginatifs que Husserl fait référence lorsqu’il

indique dans les Idées directrices que pour comprendre la possibilité de réitérer la modification imageante, il faut cesser de considérer les vécus comme des « choses en minuscules » (c’est-à-dire des images) pour plutôt les comprendre comme des modifications du vécu correspondant. Idées I, p. 329.

Page 94: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

87

reproduit n’est thématisé que par la réflexion). À plus forte raison, tout acte de

présentification d’un vécu peut être lui-même l’objet d’une présentification, d’où l’idée

qu’il est possible de réitérer la modification imageante. Alors que, par exemple, je

m’imagine en train de traverser un pont, je peux à tout moment m’imaginer être en train de

m’imaginer traverser un pont.

On comprend donc que l’universalité de la modification de neutralité et celle de la

modification imageante sont de teneur tout à fait différente : si la modification de neutralité

au sens strict consiste en une neutralisation des positions thétiques actuelles, la

modification imageante neutralise les positions thétiques propres au vécu présentifié, au

vécu du moi-de-phantasia, dans son monde-de-phantasia, et il faut en conclure que la

modification de neutralité de l’imagination n’est pas une suspension complète de toute

position. D’une part, le vécu du moi actuel, qui se souvient, imagine, n’est pas affecté par la

neutralisation, du moins, dans une perspective husserlienne : « […] le vécu dans lequel le

moi comme membre du monde d’image est perceptivement conscient comme ne posant

pas, est quant à lui un vécu posé258. » C’est précisément parce que le vécu comme si est

effectué par le moi actuel, que celui-ci ne disparaît pas pendant le vécu imaginaire, qu’il

n’y a pas de confusion entre le monde imaginaire et la réalité effective.

D’autre part, et cela n’est pas sans lien, il faut rendre justice au fait que,

contrairement à la modification de neutralité au sens strict, la modification imageante est

pourvue d’un caractère créateur comme le remarque Marco Cavallero : par la phantasia, le

monde imaginaire et le vécu du moi-de-phantasia auquel ce monde apparaît sont

produits259. Pour la conscience, la question de la réalité ou la non-réalité de ce monde-de-

phantasia ne vaut pas, et c’est précisément ce détachement à l’égard de l’expérience qui

258 cf. Phantasia no16 (1912), p. 447. La prise en compte par Marc Richir de l’oubli de soi dans l’imaginaire,

que l’on peut comprendre comme un rapport de fascination par le monde fictif, permet de repenser l’influence possible des vécus du moi-de-phantasia sur le moi actuel qui imagine. Le Moi peut en effet passer entièrement dans le Bildobjekt, où il n’y a à proprement parler plus d’objet à imaginer (de Bildsujet) puisqu’il n’y a plus personne pour les imager, autrement dit, plus de conscience intentionnelle. Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, p. 11. Chez Husserl, il faudrait aborder cette question par l’enjeu de l’éveil du Moi dans les vécus de présentification. Il est en effet possible de « se perdre » dans ses souvenirs, de telle sorte que je me remémore sans « moi », sans que ces actes de remémoration soient vécus comme le fait de mon moi actuel, agissant. cf. De la synthèse passive, p. 59. Dans le même sens, le vécu du rêve présente un intérêt particulier parce que le moi actuel n’est pas éveillé.

259 Marco Cavallero, « The Phenomenon of Ego-Splitting in Husserl’s Phenomenology of Pure Phantasy », p. 9-10.

Page 95: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

88

rend possible cette libre production260, mais il n’en reste pas moins que ce sur quoi

s’applique la neutralisation ne préexiste pas à cette neutralisation et surtout possède une

forme d’indépendance eu égard au vécu de l’ego dans l’attitude de l’expérience,

précisément parce que ce qui est imaginé est vécu pour ainsi dire par un autre ego261 : le

moi-de-phantasia. Pour le moi-de-phantasia cependant, il existe quelque chose comme des

actes thétiques : dans le monde-de-phantasia d’Alice aux pays des merveilles, c’est comme

si je percevais de manière positionnelle des animaux qui ont des propos philosophiques

simplement, la prétention à la validité de ces actes de croyance sera, pour l’ego actuel, ni

correcte, ni incorrecte, mais simplement indifférente. Il y a bien du vrai et du faux dans le

monde de phantasia – le lapin blanc dans le monde du pays des merveilles n’a pas les yeux

bleus et il est doué de paroles –, mais cette « quasi-vérité » ne vaut que dans l’unité

d’expérience de ce monde-de-phantasia, pour le moi-de-phantasia dont les vécus sont

quasi-positionnels262. Parler de suspension de tout caractère thétique apparaît donc inexact,

il faudrait plutôt dire que dans la phantasia on feint la positionnalité de l’expérience : le

monde de phantasia est un monde quasi-posé, un monde fictif.

260 cf. Phantasia no18 sur la liberté dans la fiction : « tout feindre reproductif est libre », Phantasia no18

(1918), p. 490. Les monde-de-phantasia sont une « multiplicité non ordonnée de mondes possibles en nombre infini, dont chacune figure l’idée du corrélat d’un ordre concordant et déterminé de fictions qui s’assujetissent unitairement, de façon analogue à celle dont les choses effectivement réelles s’assujettissent dans le monde effectivement réel. » Phantasia no18 (1918), p. 492. Ainsi, l’artiste est libre dans la création du monde imaginaire, mais les objets qui en font partie doivent se régler à l’ordre qu’il a institué.

261 Husserl confirme dans un texte du début des années 20 que la neutralité des fictions relève de la modification imageante, et non de la modification de neutralité, en soulignant notamment que dans le cas de la phantasia, on ne neutralise pas une position existante : « La théorie des Idées selon laquelle il y a des “ficta perceptifs” mais, bien entendu, pas par un “laisser-être-en-suspens”, pas une mise hors circuit de la prise d’attitude, à la manière d’une abstention, mais par un tout autre genre de repoussement de positions actuelles, par le transformer par fiction, par mise en jeu et insertion de phantasiai dans et par-dessus les positions, est par conséquent correcte. » Il ajoute en note : « S’abstenir présuppose une position effective qui précisément est inhibée. Mais une phantasia n’est pas caractérisée ainsi. Elle n’a donc pas à être ramenée à son “état ancien” par invalidation de l’opération. » Phantasia no20 (1921/24), p. 542.

262 Cf. les analyses de Philosophie première : « Si nous parlons d'un monde tout court, nous voulons dire par là un monde réel; mais nous pouvons aussi parler de mondes imaginaires en visant alors des mondes qui nous sont donnés par· des actions de l'imagination avec la modification du “comme si”. Dans sa terminologie, la phénoménologie récente appelle les uns actes positionnels, les autres actes quasi positionnels. Cette action imaginative en tant qu'elle est une fonction modifiant la validité pure et simple est elle-même un mode de validité. »Philosophie première 2, p. 162. Cette question est liée à celle de la pluralité des mondes-de-phantasia, qui chacune constitue une unité d’expérience unie par des lois, dans laquelle il y a quasi-validité: « Tant que nous nous mouvons intentionnellement dans une seule imagination, corrélativement dans un seul monde imaginaire, il y a concordance et contradiction, il y a incompatibilité, et toutes les relations de situation spatiale et temporelle que nous avons montrées pour les objets intérieurs au monde réel y sont également possibles, tout passant maintenant dans le quasi. » Expérience et jugement, p, 205.

Page 96: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

89

Cette articulation particulière entre neutralité et présentification, et la quasi-

positionnalité qui en découle, peut en effet être rapprochée de la fiction. Le dédoublement

du moi en deux flux de vécus, en un monde réel et un monde imaginé, et à une division de

l’ego en l’ego actuel et l’ego vivant en phantasia, a pour résultat un monde comme-si et des

vécus comme-si, fictifs : ainsi, la compassion que je peux avoir pour un personnage

représenté dans une scène de deuil, ou la colère que peut m’inspirer un événement raconté

dans un roman seront une quasi-compassion et une quasi-colère, celles du moi-de-

phantasia co-impliqué par le monde imaginaire porté par l’œuvre. C’est sur le fond de cette

quasi-position que la réitération de la modification imageante neutralisante est possible : si

le personnage d’un roman lit à son tour une histoire, cette histoire m’apparaîtra comme

neutralisée eu égard au vécu de ce personnage.

2.3 La phantasia perceptive et la révision du modèle de l’image-copie

La perception neutralisée qui caractérise l’attitude esthétique doit être décrite comme une

perception comme-si, celle du moi-de-phantasia dont le corrélat est le monde imaginaire

présenté par l’œuvre. La neutralité propre à l’attitude esthétique relève de la modification

imageante et non de la modification de neutralité au sens strict.

Dans la mesure où le monde-de-phantasia que donne à voir l’œuvre n’est pas

nécessairement présenté par une image qui en serait la copie, la théorie des actes modifiés

par neutralisation permet de penser une expérience esthétique qui n’est pas caractérisée par

la médiateté. Ainsi, dans un texte célèbre rédigé en 1918, Husserl explique, en se penchant

sur le cas du théâtre, que son modèle de l’image-copie doit être révisé263. En effet, la

fonction de représentation des comédiens et des objets sur la scène ne peut être comprise

comme une représentation en image, les acteurs ne sont pas des Bildobjekte à travers

lesquels on viserait un personnage qui leur ressemblerait : « Les acteurs produisent une

image, l’image d’un processus tragique, chacun l’image d’une personne agissante etc. Mais

“image-de” ne veut pas dire ici image-copie de. […] La figuration du comédien n’est pas

263 « J’ai pensé par le passé qu’il appartient à l’essence des arts plastiques de figurer en image, et j’ai conçu

ce figurer comme figurer par image-copie. Mais tout bien réfléchi, ce n’est pas correct. Dans une représentation théâtrale, nous vivons dans un monde-de-phantasia perceptive, nous avons des “images” dans l’unité de l’enchaînement d’une image, mais pas pour autant des images-copies. » Phantasia no18 (1918), p. 486.

Page 97: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

90

non plus une figuration au sens où nous dirions d’un objet-image qu’un sujet-image se

figure en lui.264 »

Le caractère fascinant du théâtre tient à ce que les personnages et la scène

apparaissent au présent, et sont pourtant détachés du sol de l’expérience, flottant, au même

titre que des objets phantasmés. Les meubles par exemple comme le décrit avec précision

Husserl, ne sont ni perçus comme des images pour des meubles qu’ils figureraient, mais

pas non plus comme des meubles « normaux », dont on pourrait faire usage. C’est bien, par

exemple, le lit d’Argan que je vois sur la scène, et non sa représentation, mais en même

temps, ce lit, et Argan, ne sont pas présents, ils appartiennent à un autre monde. Husserl

conclut qu’il s’agit de « meubles-de-phantasia », et les comédiens s’y assoient par un

« s’asseoir-de-phantasia »265. La scène est immédiatement perçue de façon neutralisée, de

façon non-positionnelle au sens où les comédiens et la scène apparaissent non plus comme

des objets du monde de l’expérience, ni comme des illusions, mais comme des personnages

et un lieu imaginaire. Tout comme dans la phantasia, il y a un accès immédiat à l’objet,

plutôt que par une image, et pour cette raison, il n’y a pas de formation d’une conscience de

conflit entre l’apparition de l’image au présent et ce qu’elle met en image, ni entre la réalité

effective et l’apparence théâtrale266. Nous savons bien qu’il s’agit de décor, de costume,

mais ne vivons pas, comme le souligne Husserl, dans cet accomplissement de la négation

de ce qui nous est présenté sur la scène, dans la conscience qu’il s’agit d’illusion. Bien

plutôt, nous sommes d’entrée de jeu dans une attitude de phantasia, c’est-à-dire

d’indifférence envers l’être ou le non-être de ce qui est présenté267.

Tout le paradoxe est que l’on a une expérience d’« imagination immédiate »,

comme dans la phantasia, mais sur la base d’une perception au présent, dotée d’un sous-

bassement sensoriel. Husserl forge ainsi l’expression paradoxale de phantasia perceptive

264 Phantasia no18 (1918), p. 486. 265 Phantasia no18 (1918), p. 489. 266 Phantasia no18 (1918), p. 486. 267 « […] tout ce qui est “vu” ici a le caractère du néant, du biffé, ou mieux : de l’invalidé en sa réalité

effective : mais nous qui ne sommes pas des enfants, nous n’accomplissons pas de biffage en tant que négation active, et cela tout aussi peu que nous accomplissons activement la conscience de réalité effective de l’expérience, conscience en laquelle les comédiens et les choses “qui figurent” ne nous sont donnés comme réalités effectives. Donc non pas comme dans l’illusion où nous nous plaçons sur le sol de l’expérience, où nous prenons parti pour ce dont il est fait expérience contre l’illusoire que nous nions activement, biffons. » Phantasia no18 (1918), p. 487.

Page 98: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

91

(perceptiv) pour rendre compte du fait que des perceptions au présent peuvent être vécues

comme des phantasmes, de façon neutralisée268. Le théâtre nous donne accès à un « monde-

de-phantasia perceptive », un « monde mis hors circuit269 ». Cette neutralisation relève bien

de la modification imageante270, et la présence d’un moi-de-phantasia qui est propre à ce

type de modification se manifeste par le fait que tous les vécus affectifs que provoquent la

pièce sont vécus de manière modifiée, avec le signe du comme si : « Nous percevons de

manière active, nous jugeons de manière active, nous accomplissons des attentes, nous

espérons et craignons, nous nous attristons et sommes transportés de joie, nous aimons et

haïssons etc. Mais tout cela “dans” la phantasia, sur le mode du comme si271 ». C’est parce

que tous ces vécus sont ceux du moi-de-phantasia et non du moi actuel, et que le

déroulement narratif n’a pas lieu dans le monde d’expérience, qu’il ne viendrait jamais à

l’idée d’un spectateur de se rendre sur la scène pour dire à Argan que les médecins lui

mentent. La perception neutralisée intervenant dans la modification imageante permet ainsi

de comprendre comment il est possible de vivre un acte imaginaire avec un sous-bassement

sensoriel.

2.4 Ressemblance et médiateté : la figuration indirecte de la phantasia

En va-t-il cependant de même pour les arts plastiques ? La question n’est pas si simple,

sans doute est-il possible de trouver deux réponses dans les manuscrits husserliens. D’un

côté, Husserl affirme que le monde-de-phantasia représenté par les arts plastiques ne peut

268 La phantasia perceptive ne connaît pas de définitions univoques chez Husserl, et si des lecteurs comme

Marc Richir en ont proposé une, c’est en élargissant considérablement l’extension de ce phénomène, ce qui n’est pas nécessaire dans le cadre de ce travail. Deux éléments nous semblent propres à toute phantasia perceptive en un sens husserlien : 1. la Perzeption, contrairement à la Wahrnehmung, n’est pas positionnelle mais relève tout de même du champ impressionnelle (perceptif), et n’est pas en ce sens un vécu reproduit, sans contenu d’appréhension présenté. En ce sens, Husserl place ainsi la phantasia perceptive aux côtés de la phantasia reproductive, sans les confondre, la première étant dotée d’une actualité, d’une impressionnalité dont la seconde est dépourvue (Phantasia no18 (1918), p. 478, 479), et qui dans le cas de l’art possède par ailleurs une force de contrainte : on ne peut imaginer à volonté, nous sommes limités à ce qui se présente effectivement sous nos yeux (Phantasia no18 (1918), p. 493); 2. Puisqu’il s’agit de phantasia perceptive, une modification imageante entre en jeu, il y a un dédoublement intentionnel et ce n’est pas le moi actuel qui fait à proprement parler l’expérience des objets perçus de façon non positionnelle. On remarquera – et c’est que nous ferons dans le troisième chapitre – que l’image peut aussi faire intervenir de simples Perzeptionen, sans dimension phantasmatique implquant le dédoublement du moi.

269 Phantasia no18 (1918), p. 486, 489. 270 « La simple phantasia (phantasia perceptive) est modification imaginative de la position perceptive (avec

son système intentionnel). Elle est représentation-de-phantasia d’un maintenant, d’une objectité qui dure ou se modifie, etc. » Phantasia no3 (1905/06 complété en 1909), p. 233.

271 Phantasia no18 (1918), p. 488.

Page 99: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

92

être donné de façon immédiate – contrairement à ce qui se produit dans le théâtre ou dans

l’activité imaginaire reproductive qui accompagne la lecture de récits –, mais toujours par

le moyen de l’objet-image, qui figure plus au moins adéquatement son sujet : l’artiste

représente « de façon indirecte » le monde imaginaire comme l’indique Husserl272. La

conscience de figuration par image demeurerait un « intuitionner médiat »273 qui, même

dans la conscience d’image représentant des fictions, serait animé par une dynamique de

remplissement ayant pour telos la fidélité parfaite, mais inatteignable de l’objet-image au

sujet-image : dans la conscience d’image elle-même, nous avons une relation au sujet et à

ce qui dans l’objet-image « convient au sujet ou non274 » écrit Husserl en 1918.

Si l’on suit cette position, même dans une attitude esthétique, dégagée de tout

horizon épistémologique, la médiateté qui animait la conscience d’image dans les

descriptions de 1905 semble se maintenir : l’image ne fait l’objet de l’intérêt que dans la

mesure où elle représente les objets – fictifs ou réels – qu’elle met en image. Dans le texte

où Husserl développe le concept de phantasia perceptive et critique sa propre théorie de

l’image-copie, il précise que dans le portrait, même lorsque l’objet dépeint est fictif, on

trouve un objet-image nettement distinct du sujet-image275. Un manuscrit contemporain de

ces analyses confirme cette fracture dans les formes artistiques. Deux formes d’art y sont

distinguées : « A) Art plastique (Bildkunst) : figurant en image, reproduisant en image-

copie, donnant par l’intermédiaire d’une conscience d’image. B) Art purement

phantastique, produisant des configurations-de-phantasia en simple modification de

neutralité. Ne produisant pour le moins aucun caractère d’image concret. Le “il était une

fois” se réfère encore au maintenant actuel et au monde, et le conflit avec eux peut indiquer

un caractère d’image qui ne constitue cependant pas un objet-image intuitionné. Musique.

Phantasia ludique276. » On trouverait d’un côté les arts plastiques, dans lesquels phantasiai

sont figurés par le moyen d’image et visé par ressemblance, et de l’autre tous les arts

272 Phantasia no16 (1912), p. 443. 273 Phantasia no17 (1912), p. 465. 274 « […] dans la conscience d’image elle-même, nous avons une relation au sujet et à ce qui dans l’objet-

image convient au sujet ou non. La relation est tout autre selon que l’image est une image fidèle, que le portrait est bon, ou on. » Phantasia no17 (appendice de 1917 ou 1918), p. 472. cf. Nicolas de Warren, « Imagination et incarnation », p. 6.

275 « Un figurer en image-copie effectif se trouve dans le portrait, lequel du reste peut tout aussi bien être celui d’une personne effectivement réelle que d’une personne fictive. » Phantasia no18 (1918), p. 487.

276 Phantasia no18 (appendice de 1916 ou 1918), p. 509

Page 100: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

93

présentant ce que Husserl nomme des « configurations-de-phantasia », déroulement

d’événements, destinées de personnages, voire motifs musicaux, qui ne sont pas représentés

par des images, mais exprimés ou racontés.

Ainsi, la révision de la théorie de l’image-copie dans le champ esthétique semble

valoir pour la plupart des arts, à l’exception des arts plastiques. C’est ce que l’exemple du

théâtre, qui se rapproche peut-être le plus des arts plastiques parce qu’il y a perception avec

sensations, nous permet de comprendre, et, sans que Husserl ne le fasse lui-même, l’on peut

identifier au moins deux motifs légitimant cette fracture. D’une part, dans le cas du théâtre,

l’apparition visuelle des personnages sur la scène n’est pas capitale pour comprendre ce que

le théâtre cherche à présenter, à savoir un drame, un déroulement narratif. Je vois le

personnage à même le comédien que je perçois, mais le personnage, justement, est là par

les paroles prononcées, par la gestuelle, la posture, les mimiques et les déplacements de

l’acteur, et non son apparence. Le comédien est pour ainsi dire l’incarnation provisoire

d’une figure dramatique, et c’est l’expressivité de son jeu qui fait l’objet du jugement,

plutôt qu’une ressemblance physique avec le personnage qu’il joue277. On comprend que si

le théâtre fonctionne, c’est que ces configurations-de-phantasiai que présentent les arts

« purement phantasiques » ne se limitent pas à l’intuitivité sensible, que l’art n’a pas pour

unique possibilité de reproduire des apparences, montrer des objets, comme le constate

Husserl en 1918 à rebours de sa théorie antérieure : « L’art est le domaine de la phantasia

mise en forme, perceptive ou reproductive, intuitive, mais en partie aussi non intuitive. On

ne peut pas dire que l’art doive nécessairement se mouvoir dans la sphère de

l’intuitivité.278 » Quasi-percevoir un personnage, suivre une intrigue, et cela vaut aussi pour

le roman, ce n’est pas regarder la face extérieure des événements, mais ressentir les

motivations des personnages, les tensions entre eux, vivre des sentiments de façon

modifiée. Constituer la scène en un objet-image qui ressemblerait à la perception

correspondante n’aide en rien à comprendre ce qui s’y passe, dans la mesure où les

ressemblances purement esthétiques (au sens de l’aiesthèsis) que l’on pourrait établir ne

sont pas significatives. On comprend ce que la révision de la théorie de l’image-copie doit à

277 Voir les remarquables analyses de Marc Richir, qui développe l’analyse husserlienne du théâtre en y

faisant intervenir la question de l’intersubjectivité, et de la mimesis non-spéculaire. Marc Richir, « Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman », Littérature, n°132 (2003), p. 27-29.

278 Phantasia no18 (1918), p. 486.

Page 101: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

94

la refonte de la théorie des actes imaginatifs : imaginer, ce n’est pas voir une image, mais

avoir un vécu modifié, et tous les vécus sont susceptibles d’être présentifié, pas seulement

la perception.

D’autre part, et ce n’est pas sans lien, le théâtre, la musique, la littérature sont des

« configurations-de-phantasia » par quoi il faut comprendre qu’elles mettent plusieurs

phantasiai en jeu, dans un enchaînement : il s’agit de formes artistiques qui se déploient

dans le temps. Si ne s’y forme aucune « image concrète », c’est peut-être parce que, à

l’instar de la phantasia, aucune image n’a le temps de se former. On est porté d’un

événement ou d’une réplique à l’autre, d’une harmonie à la suivante, et c’est cette

succession qui constitue l’œuvre. Le contre-exemple des longues descriptions dans les

romans, qui nous incitent à former une image mentale le plus conforme possible à ce qui

nous est décrit, témoigne de la relative rareté du phénomène d’image dans les arts se

déployant dans le temps.

À l’opposé, l’image des arts plastiques ne peut présenter qu’un moment du monde

qu’elle porte à l’apparaître, elle le fixe en un tableau, que l’on peut dès lors constituer en

objet-image figurant par ressemblance la perception correspondante du sujet-image, et

juger de la fidélité de la représentation, et ce que l’objet représenté soit fictif ou réel. En ce

sens, dire qu’une image présente une histoire est inexacte : la peinture d’histoire (au sens de

la représentation des mythes, des événements historiques et des histoires religieuses) a pour

condition de possibilité des connaissances extra-picturales qui permettent, par phantasia

reproductive, de, par exemple, imaginer la douleur de Marie et la détresse de Marie-

Madeleine dans une Pieta. Le sens de cette limite qui affecte les arts de l’image, et sa

gravité, se laissent percevoir dans les efforts répétés pour la dépasser dès la fin du 19e

siècle279.

279 On peut penser aux artistes appartenant de près ou de loin au futurisme qui ont souhaité représenter non

pas des scènes où l’on peut imaginer le mouvement, mais le mouvement lui-même (p. ex Umberto Boccioni, Stati d’animo I, II e III, 1911). L’abandon général de la peinture d’histoire, dans laquelle le peintre choisit un moment déterminé d’un récit la plupart du temps connu par les spectateurs (la déposition, le serment des Horaces, le sacre de Napoléon, etc.) et dispose de façon particulière dans une composition les différents personnages et éléments de décor pour en rendre le sens et l’intelligibilité s’inscrit également dans cette volonté d’exploiter les moyens picturaux eux-mêmes (couleurs, formes, accidents de la matière) pour figurer les affects ou les tensions intersubjectives propres à l’événement représenté – on se référera exemplairement pour comparaison aux œuvres modernes dont la thématique est religieuse ou spirituelle

Page 102: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

95

L’image ne pourrait être au plus qu’un support, qu’un déclencheur de vécus de

phantasia qui ne sont pas eux-mêmes figurés, ni perçus. C’est un tel vécu que Husserl

décrivait dès 1905 à propos de La Cène de Véronèse : « Le jeu de la phantasia peut

généralement être mis en mouvement de façon telle que nous vivons à l’intérieur du monde

du sujet, comme lorsque, à la vue des images d’un Paul Véronèse, nous nous sentons

transportés dans la vie somptueuse des nobles vénitiens du 16ème siècle […]280 ». Mais

comme Husserl le remarque aussitôt, ce n’est pas l’image que l’on observe dans ce cas :

l’immédiateté des apparitions dans cette vie imaginaire est garantie par le fait qu’elles ne

sont, contrairement aux objets figurés par l’image, pas visés sur la base de l’objet-image

apparaissant, mais vécues en phantasia reproductive, comme dans n’importe quelle

phantasia. La seule différence est qu’ici cette phantasia est initiée par la perception d’une

image physique.

Si on s’en tient à cette description de la modification imageante suscitée par les

œuvres picturales, l’abandon de la visée épistémologique que rend possible l’adoption

d’une attitude esthétique ne mène pas à un rapport immédiat à l’image. On peut se

demander cependant si cette description est exacte, autrement dit, s’il faut forcément

considérer l’image apparaissante comme une copie plutôt que la percevoir immédiatement

dans une quasi-perception.

2.5 La phantasia iconique et la dimension infigurable de l’image

En effet, dans d’autres textes de Husserl, on constate les effets de la refonte de la théorie

des actes imaginatifs sur la description de l’image avec support physique. Une image est

certes un objet fixe, mais il n’en demeure pas moins qu’elle possède une part infigurable et

c’est précisément en investissant cette dimension infigurable qu’il sera possible de

comprendre comment un rapport immédiat aux objets figurés est possible.

L’image peut être susceptible d’une imagination immédiate si on peut la décrire en

terme de modification imageante, et donc de dédoublement de la conscience. Si on

(les tableaux symbolistes du jeune Kandinsky, Maurice Denis, Georges Rouault, Germaine Richter, Mark Rothko, etc.).

280 Phantasia no1 (1905), p. 78.

Page 103: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

96

comprend l’image d’après la modification imageante, on comprend qu’il ne s’agit pas

d’une simple copie en conflit avec le présent, mais que cette copie, à titre de noème,

implique toujours les corrélats noétiques qui la constituent, et notamment les opérations du

moi-de-phantasia dont les vécus sont neutralisés. Nous avions vu qu’en ce qui concerne la

phantasia, cette présence du moi-de-phantasia s’attestait notamment dans la temporalité de

l’enchaînement des phantasiai, temporalité qui correspond à celles des actes de quasi-

perception. Ces actes ne se déploient toutefois pas seulement dans le temps, mais

impliquent aussi une spatialisation du monde de phantasia, au sens où les objets figurés

apparaissent depuis un certain point de vue, dans une certaine orientation281.

Bien que l’image soit fixe, en tant qu’apparition sensible, elle inclut un moi-de-

phantasia comme point zéro d’orientation des objets représentés : « Puisque l’apparition

sensible présuppose eo ipso un point de vue du moi, je suis d’une façon ou d’une autre en

tant que moi-image toujours dans l’image282 ». Cette position du moi-de-phantasia n’est

pas figurée par l’image, et ne le pourrait : la conscience à laquelle apparaissent les objets

figurés ne peut être représentée par un objet qui lui ressemble précisément parce qu’il ne

s’agit pas d’un objet, mais d’un pôle égoïque. Il faut donc plutôt dire que le moi-de-

phantasia participe de la figuration elle-même : c’est en vertu de ce point zéro que je peux

dire que dans Un bar aux Folies bergères de Degas, les bouteilles sont devant la femme, et

le miroir en arrière-plan283.

En ce sens, l’image n’est pas une simple apparence déchue, une copie qu’il faudrait

rapporter à un objet extérieur à elle. L’image porte en elle, bien que non figuré, le moi-de-

phantasia qui perçoit les objectités représentées, notamment en lui prescrivant un lieu,

même si c’est parfois de façon indéfinie (par exemple dans les formes artistiques

dépourvues de perspective) ou contradictoire (par exemple chez Braque, Picasso et les

futuristes). C’est du moins ce que Husserl semble affirmer lorsqu’il écrit que l’image

281 Nos analyses de cette section prennent appui sur la lecture fine des textes de Phantasia no16 par Marc

Richir. Cf. Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, p. 10 et sq. Voir aussi : István Fazakas, « L’espace dans et à partir de la phantasia », Eikasia, no66 (2015), p. 102.

282 Phantasia no16 (1912), p. 445. 283 L’histoire de l’art donne de multiples exemples des variations possibles autour de ce point zéro non figuré.

L’énigmaticité de ce tableau de Degas tient de ce que l’on devrait se voir en tant que point-zéro dans le miroir. Pour quelques descriptions des jeux possibles autour de la position par l’image du moi-de-phantasia : cf. István Fazakas, « L’espace dans et à partir de la phantasia », p. 100-102.

Page 104: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

97

figure non pas des objets, mais des apparitions d’objets. La conscience d’image est, dans

ce contexte, rapprochée de la phantasia reproductive, en ce que toutes deux présentifient

un vécu de perception :

[…] si nous faisons exactement attention aux apparitions d’image dans lesquelles ces arbres, ces hommes etc. apparaissent comme hommes en image, arbres en image, nous trouvons comme dans la phantasia reproductive que les apparitions ne sont pas du tout des apparitions qui simplement relèvent de la perception, mais des apparitions en régime d’imagination, c'est-à-dire que dans l’apparition le contenu de sensation figure quelque chose, et que l’apparition elle-même figure une apparition, l’appréhension n’est pas tout simplement appréhension, mais figuration d’appréhension284.

Cette appréhension n’est pas représentée par un objet qui lui ressemble, mais présentifiée :

« D’autre part, nous ne trouvons pas ici quelque chose d’effectivement double, une

appréhension qui figure et une appréhension figurée ; mais nous n’avons qu’une

appréhension modifiée, apparition modifiée285 […] ». La perception d’une image est un vécu

modifié au sens où il s’agit d’une quasi-perception, ou d’une perception comme si : il ne

s’agit pas de la perception du moi actuel, mais celle du moi-de-phantasia qui est

intentionnellement inclus dans l’image, bien que non-figuré par celle-ci. Percevoir une

image, dès lors, ne signifie pas rapporter l’image à ce dont elle est la copie (et

éventuellement avoir un vécu reproductif suite à la visée de ce monde imaginaire), mais

percevoir les objets figurés en tant que moi-de-phantasia intentionnellement inclus dans la

figuration elle-même : « Si je ne prends pas l’image comme figuration en image-copie, mais

comme imagination, le moi dans l’image (je vis entièrement dans image, celle par exemple

de la petite enfant de Jaire, et j’y assiste aussi) est un moi perceptif, mais sans position286 ».

En endossant le point de vue que l’image prescrit, en devenant pour prendre l’expression de

284 Phantasia no16 (1912), p. 449. 285 Phantasia no16 (1912), p. 445. 286 Phantasia no16 (1912), p. 446. Aussi : « Je peux aussi me “transporter en phantasia” au-dedans de

l’image. Ce qui ne peut vouloir dire que ceci : j’étends l’espace d’image sur moi et mon espace environnant et m’accueille aussi moi-même das l’image, à l’exclusion des choses effectivement réelles que je vois, ce en quoi je mets hors circuit mon actualité ; je deviens même alors le moi modifié, celui sans position. Ma participation est en conséquence la participation d’un spectateur en image (elle appartient à l’objet-image), et pas celle d’un spectateur en sympathie devant l’image. » Phantasia no16 (1912), p. 445. À noter qu’il y a ici une identification entre le moi-de-phantasia et le moi empirique, identification qui passe par une forme d’intropathie que nous ne pouvons expliquer en détail ici. Ce qui nous importe, c’est que cette identification n’est pas nécessaire, le moi-de-phantasia corrélé à l’apparition des objectités figurées peut demeurer indéterminé. C’est le sens de la remarque de Husserl cité dans le corps du texte – à savoir que je suis toujours inclus dans l’image – par laquelle Husserl commente ce passage sur l’identification du moi-de-phantasia au moi empirique.

Page 105: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

98

Fink, son corrélat287, la perception présentifiée est vécue, en même temps qu’elle est

invalidée : elle n’est plus la perception du moi actuel, mais celle du moi-de-phantasia,

dépourvu de position.

Dès lors, le caractère fictif de l’image ne s’explique plus par les conflits qui la tendent.

Dans le cadre des Leçons de 1905, les objets représentés apparaissent absents parce que

l’objet-image ne ressemble pas parfaitement au sujet-image visé à travers lui. La perception

au présent de l’objet-image est dès lors invalidée, l’objet-image n’est qu’un fictum, une

apparence, qui met en image quelque chose qui n’est pas présent. Suivant cette nouvelle

description tirée des manuscrits des années 1910 de Husserl288, l’image apparaît comme un

fictum en raison du dédoublement de la conscience en vie réelle et vie présentifiée propre à

la modification imageante. La perception d’une image nous projette hors du sol de

l’expérience, dans un monde imaginaire, et ce, non pas parce que je cesse de porter attention

à ce que j’ai sous les yeux. Bien plutôt, et comme dans le cas du théâtre, ce dédoublement se

fait à même le champ perceptif, de telle sorte les sensations deviennent, pour ainsi dire, des

phantasmes. Alors, toute apparition est d’entrée de jeu dépourvue de positionnalité parce

que ce n’est pas le moi actuel, le moi qui demeure sur le sol de l’expérience, qui la vit. On

comprend dès lors pourquoi l’image se différencie radicalement de l’illusion : alors que

l’illusion est perçue dans l’expérience, et qu’il faut biffer l’apparition pour la voir en tant

que fictum (par exemple en tant que mannequin, ou mirage), l’image nous soutire d’entrée

de jeu à l’attitude de l’expérience289. On y est, en tant que spectateur, comme devant une

fenêtre donnant sur un monde imaginaire290.

287 Eugen Fink décrit également la perception de l’image en termes de dédoublement du flux de la

conscience : « Le “clivage de l’ego” propre au spectateur se fonde sur cette structure en fenêtre du phénomène d’image. Il est sujet du monde réal dont l’image dans son ensemble fait partie, non simplement peut-être en tant que support mais comme corrélat d’un acte médial [c’est-à-dire d’un acte qui perçoit le « monde d’images », irréal, de l’image]. » Eugen Fink, « Re-présentation et image », dans De la phénoménologie, tr. D. Franck, Paris, Les éditions de Minuit, 1974, p. 93.

288 Cf. Phantasia no15 (1912), no 16 (1912), 18 (1918), dont on trouvera des extraits dans les pages qui suivent.

289 « C’est la différence entre fictum et image, le fait que le véritable fictum apparaisse directement dans l’unité de la réalité effective (personnage de cire) alors que l’image n’y “apparaît” pas proprement, mais dans un espace propre qui n’a pas en soi de rapport direct à l’espace effectif. » Phantasia no16 (appendice de 1912 ou un peu plus tard), p. 456. On peut également se référer à une longue analyse dans De la synthèse active qui reprend notre argument : «[…] il n’en va pas [dans la considération d’un paysage peint], comme c’est le cas d’une conscience scindée en deux et de la résolution d’un conflit, d’une conscience d’apparence illusoire, là où deux intuitions pour ainsi dire luttent pour la croyance et où l’une, s’insérant

Page 106: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

99

2.6 La perception du sujet-image dans l’attitude esthétique

Accomplir une figuration (die Darstellung vollziehen), c’est participer au « devenir-fenêtre »

d’un objet physique, faire sien le vécu qu’elle présentifie et ainsi voir ce qu’elle figure

depuis le point de vue qu’elle nous assigne. C’est bien un tel processus que semble décrire

Husserl en 1912, lorsqu’il écrit que, par l’accomplissement de la figuration, l’objet-image

cesse de me « masquer la représentation présentifiante (reproductive) », à titre de copie,

pour en venir à « coïncider avec elle291 », et ainsi devenir cette présentification, dans

laquelle les objets représentés sont quasi-perçus. C’est alors, écrit Husserl, que « le

présentifié se glisse dans ce qui est présent » : le sujet-image est vu directement, dans

l’image ou selon elle, plutôt que visé à vide ou reproduit dans une phantasia. L’image

devient, pour utiliser à nouveau une expression de Fink, « transparente » à ce qu’elle

présente292.

La description de l’image en termes de présentification permet donc de penser un

rapport immédiat à l’image. Le regard passe à travers l’image pour voir ce qu’elle fait voir,

dans l’unité de la croyance concordante de l’expérience globale du monde environnant, est le vrai, par opposition à celle qui, ne s’y accordant pas, est biffée. Il n’y a dans notre exemple aucun conflit, aucune résolution non plus sur le fondement d’un conflit, aucune négation ni affirmation. […] Côté conscience, nous devons dire ici qu’elle est l’analogon, le pendant d’une conscience qui perçoit, fait expérience mais qu’elle-même, elle n’est pas un percevoir, un faire expérience, qu’elle est un faire expérience comme si. Mais pour autant, ce n’est pas une reproduction. La conscience n’a pas le caractère d’une présentification du genre souvenir puisque les objets se donnent à la façon de l’être de chair et d’os. Mais bien qu’ils fassent cela, nous ne prenons pas leur être-là au sérieux, la conscience constituante est une conscience par jeu, l’être en lequel le sens objectif est caractérisé est un être par jeu. » De la synthèse active, p. 22-23. Cette description de la phantasia perceptive en termes de jeu gagnerait à être comparée aux analyses winnicotiennes, qui fait du jeu enfantin une aire transitionnelle entre le réel et l’imaginaire, sans positionnalité (cf. Donald Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 46, 89.) et ainsi qu’à la description de l’aire transitionnelle en termes de phantasia perceptive par Marc Richir (Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, p. 508 sq.) Pour une interprétation du jeu comme phantasia perceptive : István Fazakas, « Jeu et Phantasía. Une lecture richirienne de D.W. Winnicott », dans Philosophie francophone en Hongrie, dir. Adrián Bene et Krisztián Bene, Pécs, Université de Pécs, 2019, p. 65-80.

290 « L’image au mur donne un fictum perceptif, comme si je regardais par une fenêtre. » Phantasia no18 (1918), p. 483.

291 « J’assiste à une représentation théâtrale, ou je contemple une peinture. Comme dans la phantasia reproductive, les représentations, perceptions, jugements, sentiments, etc. figurés dans l’image (produits en image) se distinguent ici de ceux, actuels, suscité en moi, le spectateur. La figuration elle-même est actuelle. De même que vivant en elle, j’accomplis la phantasia reproductive, de même j’accomplis l’imagination iconique, la conscience d’image, la conscience perceptive. Dans le fictum perceptif un non présent (quelque chose qui autrement serait intuitif et lui-même représenté dans une reproduction ou une autre perception) m’est perceptivement rendu sensible et imagé. Le fictum me masque la représentation présentifiante (reproductive), coïncide avec elle, le présentifié se glisse dans ce qui est présent, qui devient ainsi ce qui figure. » Phantasia no15 (1912), p. 371. Il n’est pas anecdotique qu’ici la peinture soit mise au même rang que le théâtre : dans les deux cas, il s’agit de phantasia perceptive.

292 Eugen Fink, « Re-présentation et image », p. 92.

Page 107: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

100

de telle sorte que le sujet-image est vu : « le sujet-image n’est pas conscient

reproductivement dans la véritable conscience d’image interne, mais “vu”. Il est imaginé,

mais imaginé perceptivement. Je peux passer à une imagination reproductive, dans le

portrait à un souvenir de la personne connue. Mais alors j’ai un deuxième sujet.293 » Cette

quasi-perception du sujet-image n’est en effet pas un vécu reproduit – par exemple dans un

vécu où j’imagine, sur la base de l’image apparaissante, ce que je verrais si je faisais partie

de l’espace d’image, voire, si je me déplaçais dans le paysage, etc. On aura dès lors une

double appréhension (appréhension figurante et appréhension figurée) et il s’agirait d’un

autre moi-de-phantasia que celui qui est posé par l’apparition de l’image elle-même : si je

regarde un paysage, je n’ai pas à me projeter dans l’espace de l’image et imaginer comment

les arbres apparaîtraient alors, je peux me contenter de ce qui apparaît là, depuis le point de

vue flottant donné par l’image elle-même. En ce sens, les objets figurés ne sont ni

conscients de manière reproductive, ni simplement visés de manière symbolique, mais bien

perçus, en quasi-perception, ou autrement dit, imaginés perceptivement.

On comprend ainsi la solidarité entre deux aspects qui nous ont semblé caractériser

l’attitude esthétique, à savoir l’intérêt pour le sujet-image tel qu’il apparaît dans l’image, et

l’indifférence envers la question de l’existence. Ces deux caractères relèvent de la

modification imageante et du dédoublement qu’elle opère entre le vécu du moi-empirique,

et le vécu présentifié. Si je peux voir directement le sujet-image, sans pour autant que celui-

ci m’apparaisse comme présent, c’est parce que ma perception est d’entrée de jeu déplacée

hors du sol de l’expérience, dans un champ non-positionnel. Je peux me contenter alors d’y

voir les objets tels qu’ils m’apparaissent, sans les rapporter par une conscience de

ressemblance à un objet qui existe en dehors de l’image. On comprend donc que cette

phantasia perceptive, par opposition à la conscience de portrait, implique de se laisser

prescrire son regard par l’image, à prendre la place vide qu’elle nous accorde, sans chercher

davantage que ce qui est montré en elle294. C’est d’ailleurs ce que la métaphore de la

293 Phantasia no16 (1912), p. 458. 294 Les phantasiai perceptives que donnent à voir les arts ne sont pas « accomplies par nous librement » mais

« prescrites, imposées, de façon analogue à celle dont nous sont imposées les choses de la réalité effective, comme quelque chose que nous devons accepter. » Phantasia no18 (1918), p. 489. Cela vaut également pour le roman : je peux bien entendu comme le dit Husserl me demander « ce que le centaure “phantasmé” mangera au matin-de-phantasia, avec qui il s’entretiendra » mais cette question, et sa réponse, ne font pas partie de l’œuvre, elles s’écartent des phantasiai prescrites par l’artiste. Phantasia no18 (1918), p. 493.

Page 108: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

101

fenêtre illustre bien : la fenêtre à la fois assigne un point de vue, et par son cadre, nous

empêche de voir davantage que ce qu’elle donne à voir. L’attitude esthétique peut être

décrite comme le fait d’accepter d’être déplacé hors du champ de l’expérience de façon à

suivre les fictions perceptives prescrites par l’artiste via son œuvre295. Loin d’impliquer une

forme de passivité, « suivre l’artiste » exige de faire de l’image un champ d’application des

opérations de spatialisation (et ultimement, de l’investissement affectif296) propre à la

conscience, et c’est seulement à cette condition, celle que le spectateur ait un rôle

constituant eu égard à ce qui est figuré, que le sujet-image apparaît dans l’objet-image,

plutôt qu’à l’extérieur d’elle.

2.7 L’image et la modification : le statut de l’objet-image

Le développement de la notion de vécu modifié, d’abord dans les Leçons sur la conscience

intime du temps, puis dans le cadre de la description de la modification de neutralité,

permet ainsi de parvenir à une autre description de la conscience d’image. En effet, Husserl

en vient à expliquer l’absence des objets présentifiés autrement que par le recours au

modèle de l’intuition médiate, pour plutôt parler de dédoublement du flux des vécus. C’est

cette nouvelle description qui se trouve, à la fin des années 1910, étendue jusqu’au champ

perceptif lui-même pour décrire le vécu du théâtre, mais également de l’image. La mise en

295 C’est du moins le cas en ce qui concerne le théâtre chez Husserl. Le théâtre nous incite « à nous placer sur

le sol de la perception biffée dans la conversion d’une simple phantasia, et donc à initier une phantasia purement perceptive. Nous pénétrons ce dessein et allons au théâtre pour y souscrire, et ce faisant, partager la jouissance esthétique. » Phantasia no18 (1918), p. 488.

296 L’image porte en elle non seulement le lieu du moi-de-phantasia, mais également des Stimmungen (dispositions affectives) qui peuvent mener à des quasi-actes d’évaluation, de plaisir ou de peine éprouvés par le moi-de-phantasia devant la scène représentée. Si une scène peut me rendre triste ou mélancolique, sans que j’aie à m’imaginer m’attrister devant la scène représentée, ou me projeter dans l’un des personnages, c’est que je peux devenir le « corrélat » des dispositions affectives de l’œuvre : « Les œuvres d’art ne figurent pas partout simplement des choses et pas simplement des personnes qui ont des sentiments, des pensées etc., mais elles figurent aussi de multiples dispositions affectives, pensées etc. de sorte qu’il nous faut dire : ce sont des caractères des choses figures et même des caractères figurés et qui, d’autre part, n’appartiennent pas à des personnes figurées comme état leurs vécus, leurs pensées. » Phantasia no16 (1912), p. 453. La façon dont le moi-de-phantasia vit des actes affectifs comme corrélat des Stimmungen portés par l’oeuvre est cependant autrement complexe que celle de la spatialisation qu’il opère en tant que point-zéro d’orientation. D’une part, je peux aussi, comme moi empirique, avoir des vécus affectifs à propos de l’image (cf. Phantasia no16 (1912), p. 443-444 et la lecture magistrale qu’en a proposé Richir : Marc Richir, Phantasia, affectivité, imagination, p. 9-34). D’autre part et surtout, les Stimmungen ne sont vraisemblablement pas prescrites au regard aussi simplement que ne peut l’être le point de vue sur le monde de phantasia, du moins dans la peinture classique, et on peut se demander si elles appartiennent au sujet-image ou à l’objet-image, et corrélativement, au moi-de-phantasia ou au regard sur l’objet-image lui-même, que Richir associera au Phantomleib, et auquel nous nous intéresserons dans le prochain chapitre.

Page 109: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

102

échec de la description de la phantasia en termes de conscience d’image mène donc, petit à

petit, à une compréhension du vécu de l’image en termes de phantasia, à savoir comme

phantasia perceptive.

Cette description de la conscience d’image en termes de phantasia perceptive est

disséminée dans les manuscrits des années 1910, et on trouve dans les mêmes textes des

références à la conception développée antérieurement, que l’on peut désormais désigner

comme conscience de portrait. Loin d’être le signe d’une contradiction, la coexistence de

ces deux descriptions révèle la sensibilité de Husserl aux différents vécus devant l’image et

l’impossibilité de développer un concept unitaire de ce phénomène. Ainsi, alors que, dans

le cours de 1905, Husserl avait présenté la conscience d’image comme un phénomène

complexe, constitué par plusieurs objets, dans le cadre de ses travaux des années 1910, il

fait valoir son caractère polymorphe : plusieurs vécus de l’image sont possibles. Celui

animé par une visée épistémologique et se déployant dans une conscience de ressemblance

et de différence n’en est qu’un parmi d’autres. Il faut y ajouter au moins la perception de

l’image dans l’attitude esthétique, où le sujet est vu immédiatement en quasi-perception.

Ces différents vécus de l’image ne sont pas donc pas de simples variations de

l’attention au sein d’une structure demeurant identique. C’est à chaque fois d’autres

structures intentionnelles qui sont sollicitées, à savoir, si l’on s’intéresse au cas de la

perception comme si caractérisant l’attitude esthétique la modification imageante. La nature

du sujet-image s’en trouve fortement modifiée : il n’est plus simplement visé sur la base

d’un objet qui lui ressemble, mais vu en quasi-perception. Il faut dès lors se demander ce

qu’il en retourne de l’objet-image, s’il n’est plus l’objet apparaissant, l’objet vu à

proprement parler. Cette question devrait nous intéresser pour au moins deux raisons.

D’une part, c’est parce que le sujet-image est vu dans l’objet-image qu’il y a passage à cette

quasi-perception297 : l’objet-image est ce qui rend fictif l’apparaître de l’objet-image, au

même titre par exemple que le « il était une fois » dans le cas du roman. Il s’agit là d’une

297 « C’est l’“image” elle-même, l’objet-image dans lequel le non présent se présentifie, qui est consciente

comme étant. Cette conscience-de-néantité vient à accomplissement si je me tourne vers cet objet. Vivant dans la conscience iconique, l’image n’a cependant pour moi valeur ni d’étant ni de non étant, elle vaut pour moi (évidemment sans devenir objet) seulement comme figuration pour un autre : en elle je le mets en intuition, et ne pose en aucune façon ce que je “vise”, ni positivement, ni négativement. Toute prise d’attitude fait défaut. » Phantasia no15 (1912), p. 372.

Page 110: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

103

définition fonctionnelle, qui laisse le phénomène de l’objet-image relativement

indéterminé, et pour cause : en remplissant cette fonction, il n’est pas vu, au même titre que

la vitre qui me sépare d’un paysage derrière une fenêtre, ce qui rend la tâche de description

ardue. Il n’en demeure pas moins que si, sur un plan génétique, l’apparaître de l’objet-

image suscite un dédoublement de la conscience à même le champ perceptif, il devrait être

possible de dégager ce qui, dans l’objet-image, motive ce vécu de perception modifié. La

mise au jour du vécu de quasi-perception doit donc être complétée par une analyse de

l’objet-image pour comprendre ce qui provoque la transformation des sensations en

phantasmes.

D’autre part, on peut se demander si la phantasia perceptive constitue véritablement

un vécu dans lequel l’image puisse être saisie en propre. Si la double objectivité qui

caractérisait la première approche de l’image par Husserl avait pour résultat que l’image

était toujours rapportée à ce qu’elle n’était pas, il semble qu’avec la quasi-perception,

l’image n’est pas davantage perçue pour elle-même. Le caractère immédiat du rapport à

l’image se fait au prix d’une dissolution complète de l’image en ce qu’elle figure ; l’image

devient une fenêtre, et il s’agit de passer à travers elle pour voir le monde imaginaire

qu’elle porte à l’apparaître. Si la quasi-perception rend bien compte de la possibilité de se

laisser entraîner par les fictions perceptives présentées par les artistes, il faut admettre que

ce n’est pas l’image elle-même qui se trouve saisie en elles, l’image n’y est qu’un moyen

de nous soutirer au sol de l’expérience. Il s’agira donc de voir si la tâche de description de

l’objet-image – exigée phénoménologiquement pour comprendre les motivations de

l’enclenchement d’une phantasia perceptive – ne peut pas elle-même nous permettre de

mettre au jour un autre vécu de l’image où elle puisse être saisie en propre, avant qu’elle

apparaisse comme une copie, ou qu’elle se confonde avec le monde qu’elle présente.

Page 111: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

104

CHAPITRE III. L’IMAGE FANTÔME : IMAGINATION ET CONSTITUTION

Dans notre premier chapitre, nous avons fait valoir que la description husserlienne de la

conscience d’image en 1905 était inapte à rendre compte du vécu de l’image comme telle :

voir une image c’est toujours rapporter son apparaître à quelque chose qu’elle n’est pas

elle-même, qu’elle ne fait que figurer, l’image n’est qu’un moyen pour se représenter une

réalité absente. Cette conception, que l’on peut désigner comme conscience de portrait, est

motivée par la nécessité de distinguer la conscience d’image de la perception, ce qui

n’apparaissait possible, en 1905, qu’en insistant sur la double objectivité de la première : un

objet, absent, est visé à travers un autre, qui a pour fonction de le figurer. En ce sens,

l’introduction du concept d’acte intentionnel modifié permet d’élaborer une nouvelle

description de la conscience d’image qui n’est plus caractérisée par la médiateté : avec la

phantasia perceptive, il devient possible de penser une perception neutralisée. Le sujet-

image n’est plus un objet qui est seulement visé sur la base de l’image apparaissante, le

caractère figuratif de l’image y est intériorisé de telle sorte que l’on peut voir directement

ce que l’image figure.

La phantasia perceptive soutire au phénomène de l’image le sceau de négativité

dont elle était marquée dans la conscience de portrait. Dans cette dernière, l’image n’est en

effet considérée que comme une copie, par définition imparfaite, de ce qu’elle représente.

C’est notamment pour cette raison que la phantasia perceptive permet de rendre compte de

plusieurs expériences dans le champ esthétique, où il ne s’agit pas de mesurer ce qui

apparaît à l’aune d’une réalité extérieure, mais au contraire, de s’absorber dans le monde

figuré, tel qu’il se donne à nous. Il n’en demeure pas moins qu’avec la phantasia

perceptive, on n’atteint pas le phénomène de l’image en tant que tel : bien plutôt, celle-ci

disparaît dans l’exercice de sa fonction, pour faire apparaître les objets qu’elle figure. Ainsi,

autant dans la conscience de portrait que dans la phantasia perceptive, l’image semble être

Page 112: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

105

en proie à un étrange paradoxe, paradigmatique de l’intentionnalité, celui d’apparaître en

disparaissant, ou en s’effaçant derrière ce qui apparaît à travers elle. Dans ce cadre, l’objet-

image est condamné à être décrit par la fonction qu’il remplit, plutôt que par ce qui le

caractérise en propre.

Husserl demeure ainsi fidèle au geste inaugural de sa théorie de l’image, celui de

faire de l’image un objet éminemment intentionnel, dont l’apparaître est rapporté, jusqu’à

s’y dissoudre, aux objets qui se donnent à travers lui. Pas d’image sans opération de la

conscience, que celle-ci consiste à viser un objet absent à travers ce qui apparaît ou à se

dédoubler en un moi-de-phantasia. Serait-il possible de déjouer l’intentionnalité

constituante, de tenter de saisir l’image avant qu’elle figure autre chose qu’elle-même,

avant qu’elle n’apparaisse comme une fiction ? Husserl, quand il indique que nous pouvons

simplement « vivre dans l’objet-image298 », nous laisse au moins croire qu’il est possible de

remonter du phénomène constitué – la conscience d’image – vers l’un de ses termes –

l’objet-image. C’est cette remontée que nous nous proposons de faire, en empruntant un

chemin que nous devrons nous-mêmes tracer, Husserl ne s’étant pas lui-même penché sur

le vécu de l’objet-image, sinon pour signaler la difficulté qu’il y a à le penser299. Il s’agira

d’abord d’expliciter la nature de la neutralité de l’objet-image, pour ensuite comprendre ce

qui la motive en cernant l’impossible constitution de l’image en objet. Ce faisant l’on

devrait d’une part mieux comprendre la fonction que remplit l’objet-image dans la

conscience de portrait et la phantasia perceptive, mais surtout entr’apercevoir le pouvoir

d’interruption du régime intentionnel de la perception que représente l’image. En effet, en

déjouant l’intentionnalité pour atteindre le phénomène de l’image à sa naissance, on

découvre un objet qui court-circuite le régime intentionnel de la perception.

1. De la neutralité à la non-positionnalité : à la recherche de l’objet-image

Jusqu’à maintenant, nous avons décrit l’objet-image par la fonction qu’il remplissait, à

savoir figurer. L’objet-image, tant dans la conscience de portrait que de la phantasia

perceptive, a pour tâche de rendre visible autre chose que lui-même, que ce soit en étant

constitué comme un analogon (Abbild, copie) de cet objet, ou comme une fenêtre vers un

monde imaginaire. Dans ce cadre, ce qui appartient en propre à l’objet-image, et non au 298 Phantasia no16 (1912), p. 445. 299 cf. Phantasia no15 (1912), p. 420

Page 113: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

106

sujet-image, ne peut être atteint que si nous résistons à cette fonction de figuration pour

laquelle l’objet-image doit se faire autre, se faire oublier dans ce qu’il porte à l’apparaître.

Cela revient à se concentrer sur les différences entre l’objet-image et le sujet-image,

autrement dit, sur les moments de l’objet-image qui figurent incorrectement, ou qui ne

figure rien. Ce geste est celui de Husserl en 1905, lorsqu’il fait valoir par exemple que le

« gris » de l’objet photographié n’appartient qu’au Bildobjekt, et pas au Bildsujet300.

Toutefois, il faut souligner qu’il est parfois impossible d’accomplir ce geste dans la mesure

où, dans le cas de l’art – et c’est bien ce qui fait la « magie » de ce phénomène –, le sujet-

image se glisse dans l’objet-image lui-même, est vu en lui. Isoler le moment de l’objet-

image de celui du sujet-image pour les comparer et identifier les différences se révèle non

seulement impertinent, mais impossible301. Mais au-delà de cette difficile mise en œuvre, ce

geste, d’un point de vue de méthode, fait de l’image un objet résiduel, mis au jour à partir

de ce qu’il n’est pas. Il s’effectue en oblitérant une fonction essentielle de l’image, la

figuration, de telle sorte que si l’on s’en tient là, on ne peut parvenir à atteindre ce qui la

caractérise en propre.

La figuration s’accompagne d’une autre fonction qui est celle de neutraliser

l’apparaître de ce qu’elle figure. Comme l’explique Marc Richir, le Bildobjekt « modifie la

doxa perceptive positionnelle en doxa perception quasi positionnelle, faisant du Bildsujet

une “irréalité” ou un fictum.302 » Si l’objet représenté dans la conscience de portrait

n’apparaît pas comme présent, si, dans le cas de la phantasia perceptive, on passe en quasi-

perception, c’est en raison de l’objet-image, qui, en apparaissant, suspend la prétention à

l’existence de ce qui apparaît. C’est peut-être en investiguant cette fonction de

300 cf. chapitre 1, 2.3. 301 La restauration des œuvres d’art – du moins, si elle est d’importance, ce qui est somme toute assez rare –

modifie la phénoménalisation du Bildobjekt (par exemple, les contrastes sont plus accentués, certains contours plus marqués, les couleurs sortent de leur anéantissement dans l’oxydation du vernis et retrouvent leur éclat), et l’on pourrait dire que le contraste entre deux états d’une œuvre permet de phénoménaliser le Bildobjekte, bien que ce soit, encore une fois, en isolant des moments de différence. L’un des défis que l’on peut adresser à une phénoménologie de l’œuvre d’art est de déterminer si l’on a alors deux Bildobjekte, ou qu’un, que nous visions par exemple à travers sa dissolution dans le cas de l’œuvre non ou « mal » restaurée, comme on voit bel et bien les objets dans l’obscurité, à travers la nuit. Cette question ne peut à notre sens être résolue si on s’intéresse à l’art dans le cadre d’une phénoménologie de la perception – comme nous le faisons dans ce mémoire –, et exige de penser l’être dans l’image non seulement dans le temps de la conscience, mais aussi de l’histoire et de la communauté, c’est-à-dire à penser en quoi l’image est un objet idéal. Nous y reviendrons brièvement en conclusion.

302 Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, Grenoble, Millon, 2014, p. 60.

Page 114: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

107

neutralisation que nous pourrons saisir comment l’objet-image se phénoménalise. Il s’agira

pour nous ici de mieux comprendre le rapport entre objet-image et neutralité, en s’attachant

à déterminer en quoi il se distingue de la neutralité qui affecte le champ de l’art. Cela nous

permettra de réexaminer une idée soulevée à la fin du premier chapitre, à savoir qu’il y

aurait un lien étroit entre attitude esthétique, attention envers l’objet-image et neutralité.

1.1 Art, fiction et neutralité

Comme on l’a vu dans le précédent chapitre, il existe deux modifications qui font ou

peuvent faire intervenir la neutralité : la modification de neutralité au sens strict, qui

consiste en une suspension du caractère positionnel d’un acte intentionnel et qui entre en

jeu dans la réduction phénoménologique, ainsi que la modification imageante, dans laquelle

un vécu se trouve reproduit avec ou sans caractère positionnel (pour le dire vite, dans le

premier cas, nous sommes en présence d’un souvenir, et dans le second, d’une phantasia).

Il faut ainsi nettement distinguer avec Husserl l’enjeu de la reproduction ou de la

présentification de celui de la positionnalité, bien que les deux se croisent dans la

phantasia, comme nous l’avons vu303.

Si la confusion entre les deux types de modifications est possible chez Husserl, cela

tient peut-être au rapprochement effectué entre l’attitude phénoménologique et l’attitude

artistique, rapprochement que Husserl effectue via la modification de neutralité. Le

spectateur d’une œuvre, comme le phénoménologue, est indifférent envers l’existence (ou à

la non-existence) des objets qu’il aperçoit, explique Husserl déjà en 1907, et cette

suspension de la conscience de la réalité effective nous permet de nous intéresser à

comment ils apparaissent, aux phénomènes qu’ils sont : « Tandis que [l’artiste] le

considère, le monde devient pour lui phénomène, son existence lui est indifférente, tout

comme elle est indifférente au philosophe304 ». Ce parallèle a bien entendu la force de nous

faire comprendre en quoi l’art semble être capable de nous révéler la phénoménalité du

monde avant qu’elle se fige en une perception d’objets, de nous faire voir pour la première 303 « Les mots phantasia et fiction ont ainsi deux directions de signification. 1) L’une porte sur la

reproduction (et la présentification en générale), et par conséquent tout souvenir s’appelle aussi une phantasia (tout comme pour Hume le souvenir figure parmi les “idées” et non pas parmi les impressions), 2) l’autre [porte] sur le genre d’accomplissement, où il peut alors être question de fiction perceptive (perzeptive) mais où, d’autre part, le souvenir n’est pas une fiction, pas une phantasia. » Phantasia no20 (1921/24), p. 538.

304 « Une lettre de Husserl à Hoffmannsthal », p. 15.

Page 115: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

108

fois ce qu’on y voit pourtant tous les jours : pour reprendre les mots de Bergson, de nous

révéler ce que nous avons « perçu sans percevoir305 ». Parce que l’apparition cesse d’être un

simple moyen de se rapporter à un objet, mais devient le thème de l’intérêt, on peut

désormais être sensible à tout ce qui en elle échappe à des considérations d’ordre pratique

ou théorique, regarder par exemple les formes et les effets de lumière pour eux-mêmes et,

en ce sens, il semble bel et bien y avoir une parenté entre l’intérêt pour la phénoménalité du

monde en régime d’épochè, qui permet de mettre au jour les conditions transcendantales de

notre expérience quotidienne du monde, et la contemplation esthétique306.

Il faut – et cette question importe pour comprendre plus précisément à quel type de

neutralité nous avons affaire dans l’image – délimiter la portée de cette analogie. Pour

commencer, se rappeler que devant une œuvre d’art, ce n’est pas la conscience de toute la

réalité effective qui se trouve mise entre parenthèses, mais seulement ce qui apparaît au

sein de la peinture, sur la scène, ou entre les lignes du roman. Si on nous permet le jeu de

mots, il faut cadrer cette similitude pour la restreindre au champ de l’œuvre apparaissante,

mais cette opération de cadrage justement, n’est pas à entendre en un sens strictement

spatial, au sens où seulement un pan du monde serait touché par la réduction dans le cas de

l’art. Rappelons que ce n’est pas l’existence de la chose-image (de l’objet matériel sur

lequel est inscrit le Bildobjekt) qui est mise entre parenthèses, mais celle des objectités de

fiction qui sont présentées dans l’image. En ce sens, la modification de neutralité dans l’art

n’est pas une suspension de l’attitude naturelle du moi de l’expérience, elle s’opère toujours

sur un autre monde que le nôtre, dans un ailleurs qui est celui de la fiction, un monde

comme si. Notre monde, pour sa part, demeure intouché – je demeure normalement

conscient, même si c’est de façon non-thématique, que j’existe en tant que corps physique

dans un monde composé d’objets subsistants lorsque je regarde une œuvre d’art, et elle-

même continue à m’apparaître en arrière-plan comme l’un de ces objets existants.

305 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 150. 306 La description du travail du peintre par Merleau-Ponty va dans ce sens. À la question, que demande le

peintre à la montagne, Merleau-Ponty répond : « De dévoiler les moyens, rien que visibles, par lesquels elle se fait montagne sous nos yeux. Lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur, tous ces objets de la recherche ne sont pas tout à fait réels : ils n’ont, comme les fantômes, d’existence que visuelle. Ils ne sont même que sur le seuil de la vision profane, ils ne sont communément pas vus. Le regard du peintre leur demande comment ils s’y prennent pour faire qu’il y ait soudain quelque chose, et cette chose, pour composer ce talisman du monde, pour nous faire voir le visible. » Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 1599.

Page 116: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

109

Ce n’est donc pas au sens strict mon regard de sujet de l’expérience qui est concerné

par la neutralité de l’attitude esthétique, mais celui du moi-de-phantasia intentionnellement

inclus dans l’œuvre, du moi-de-phantasia qui a le vécu de quasi-perception des objets qui

sont figurés dans l’image. Ce moi-de-phantasia est, comme nous l’avons expliqué, le

regard que prescrit l’œuvre sur les objets qu’elle figure et que j’accepte de suivre, de façon

à voir l’objet « comme » l’œuvre le commande307 : regarder un tableau, ce n’est pas viser

des objets copiés, mais regarder selon lui, à savoir regarder comment les objets apparaissent

par lui et en lui. L’intérêt envers « l’objet figuré dans le comment de son être-figuré, sans

intérêt pour son existence ni même sa quasi-existence308 » qui caractérise l’attitude

esthétique selon Husserl est donc peut-être moins à comprendre au sens d’une réduction

phénoménologique au pur apparaissant qu’opérerait spontanément l’œuvre d’art309 que

d’une forme d’Einfühlung avec le regard de l’artiste, qui a pour effet que je ne m’intéresse

pas aux objets tels qu’ils pourraient exister en dehors de ce regard, pour tenter par exemple

d’en voir davantage que ce que me montre l’artiste, ou de les imaginer tel qu’il serait donné

en chair et en os310 : « Les phantasiai [des fictions perceptives de l’art] n’y sont pas

accomplies par nous librement […], mais elles ont leur objectivité, elles nous sont

prescrites, imposées311. »

Ainsi, dans le cas de l’art, l’abandon de toute considération envers l’existence de ce

qui est figuré s’accomplit sur le fond d’une modification imageante qui prend la forme

suivante : le regard sur le tableau n’est pas le regard du moi actuel (celui qui voit la chose-

image), mais celui du moi co-impliqué par l’apparition de l’image, qui quasi-voit en

phantasia perceptive ce qu’elle figure. C’est ce que Husserl confirme dans un manuscrit 307 Phantasia no18 (1918), p. 488-489, 493. 308 Phantasia no20 (1921/24), p. 547. 309 C’est ce que soutient notamment Françoise Dastur dans un article sur la neutralité propre à l’imagination,

dans lequel elle semble nier qu’il y ait dédoublement du moi dans l’expérience de l’art : Françoise Dastur, « Husserl et la neutralité de l’art », p. 29.

310 « Au sein de l’horizon d’indéterminité d’un monde et d’un temps donnés, plus concrètement d’une ville donnée, Vienne, une série d’événements est “phantasmée” et figurée de manière vivante, non pas décrite, mais agencée de sorte que nous co-éprouvons une situation, le destin d’une vie etc. dans le comme si, comme si nous y étions. Nous sommes “quasiment spectateur”, nous y sommes quasiment, dans la société. Description de ce “co-vivre”, de cet être-spectateur qui appartient à toute figuration par image et mot. Dans une description de pays “étrangers” que nous ne connaissons pas, nous y sommes aussi : mais ici le voyageur qui décrit est co-posé, et nous avons conscience de comprendre à la suite, de nous transposer au sein de sa description. » Phantasia no19 (1916 ou 1918), p. 510. Pour la question de la présence de la chair du peintre dans le tableau, voir le commentaire de Marc Richir : Phénoménologie en esquisses, p. 262.

311 Phantasia no18 (1918), p. 489.

Page 117: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

110

des années 1920 lorsqu’il explique que les ficta perceptifs ne sont pas une neutralisation au

sens d’une abstention de toute prise d’attitude, mais un « transformer par fiction.312 » Même

dans le cas de la considération esthétique de la nature, où ce que l’on voit appartient au sens

plein au monde de l’expérience, la neutralité est acquise par une semblable opération de

fictionnalisation, de sortie du monde, plutôt que par une simple abstention des positions

opérées au présent. En effet, Husserl explique que pour voir un paysage comme beau, il

faut je le constitue en son image : « je transforme par fiction la réalité effective, je feins une

image dans laquelle cette “réalité effective” serait figurée.313 » L’attitude esthétique ne

semble avoir prise que sur ce qui n’est pas présent, d’où la nécessité de transformer la

nature en son image, d’en faire quelque chose de non présent, de figuré314. Ainsi, comme le

remarque Husserl, très paradoxalement, lorsque je regarde un beau paysage, donc lorsque je

prends la nature qui m’apparaît comme une image, je prends les apparitions « comme des

images pour le présent possible non présent, pour des apparitions que nous aurions si,

etc.315 » Je dois pour ainsi dire me dédoubler en un moi percevant et un moi quasi-

percevant, pour que la réalité devienne fiction, ne soit plus celle que perçoit mon moi

actuel.

Il faut donc remarquer que la neutralité esthétique est limitée aux objets quasi-

perçus dans l’œuvre, aux objets qui n’existent que par elle et en elle – comme si la création

artistique avait besoin de cette neutralisation, de cette libération de la réalité empirique,

pour produire ces êtres de fictions et les quasi-vécus qui y sont corrélés. C’est contraire à ce

qui se produit dans la réduction phénoménologique, où c’est bien notre monde qui est mis

entre parenthèses et qu’en ce sens aucune modification imageante, par laquelle un autre

312 « La théorie des Idées selon laquelle il y a des “ficta perceptifs” mais, bien entendu, pas par un “laisser-

être-en-suspens”, pas par une mise hors circuit de la prise d’attitude, à la manière d’une abstention, mais par un tout autre genre de repoussement de positions actuelles, par le transformer par fiction, par mise en jeu et insertion de phantasiai dans et par-dessus les positions, est par conséquent correcte. » Phantasia no20 (1921/24), p. 542.

313 Phantasia no20 (1921 ou 1924), p. 551. Voir aussi : « […] lorsque nous considérons esthétiquement un beau paysage […] nous faisons expérience, mais nous ne sommes pas dans l’attitude de l’expérience nous ne prenons pas effectivement part à la position d’existence, la réalité effective devient pour nous réalité effective comme si, devient pour nous un “jeu”» Phantasia no18 (1918), p. 485.

314 Déjà en 1906 : « Pourquoi la nature, un paysage agit-il comme “image” ? Un village lointain. Les maisons “petites maisons”. […] Nous les saisissons dans l’observation d’image en tant que non présentes : comme images. Présent est notre environnement le plus proche, ce que nous “voyons tel qu’il est”. » Phantasia no18 (probablement de 1906), p. 167.

315 Ibid.

Page 118: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

111

vécu est présentifié, intervient, et si c’était le cas, le monde décrit par la phénoménologie

serait une fiction. Il faut aussi remarquer que la réduction phénoménologique, et la

modification de neutralité qu’elle met en œuvre, ne sont pas motivées, mais relèvent d’une

décision du philosophe – d’où leur difficulté – alors que dans le cas de l’art nous sommes

comme le dit Husserl presque « contraint de la faire316 ». M’intéresser aux objets, aux

récits, et aux personnages que me dépeint l’artiste dans la stricte mesure où ils me sont

présentés dans l’œuvre ne me demande absolument aucun effort – c’est plutôt de se

demander, par exemple, à l’instar de l’historien d’art, quelle est la forme du lac derrière

Mona Lisa, et comment unifier la ligne d’horizon, qui est un geste contre-intuitif, dérivé par

rapport à l’attitude normale – alors qu’exercer la réduction phénoménologique est un geste

difficile, toujours à remettre en œuvre, et qui nécessite un apprentissage317. La neutralité de

l’attitude esthétique est motivée par le phénomène de l’image artistique lui-même, alors que

le monde, au contraire, nous enjoint à croire en lui318.

1.2 La neutralité de l’image

Ces deux considérations se rejoignent en une question, à savoir s’il existe une modification

de neutralité au sens strict dans le phénomène de l’image, une neutralisation qui

s’effectuerait avant que nous passions à cette quasi-perception des objets figurés, une

neutralisation qui pourrait d’ailleurs motiver le dédoublement de la conscience et ce même

316 « […] l’œuvre d’art nous transporte (quasiment nous y contraint) dans l’état d’une intuition esthétique

pure qui exclut de telles prises de position [par l’intellect, le sentiment ou le vouloir] » « Une lettre de Husserl à Hoffmannsthal », p. 13. On pourrait bien entendu affirmer que cette contrainte exercée par l’œuvre n’est pas purement phénoménologique, que ce n’est qu’un effet d’une connaissance de l’art comme institution, qui nous pousse, au musée, au cinéma, au théâtre, ou dans les bibliothèques à se déplacer hors du sol de l’expérience pour accueillir la fiction. Husserl écrit quelque chose en ce sens lorsqu’il explique qu’au théâtre, nous ne devons pas activement biffer ce qui se passe sur la scène, parce que nous « ne sommes pas des enfants. » (Phantasia no18 (1918), p. 487.) Il faudrait voir cependant si par enfance on doit entendre seulement une ignorance des codes culturels, ou plutôt quelque chose comme une fragilité de la distinction entre réel et imaginaire, fragilité qui pousse le fictif à glisser dans le réel, de telle sorte que l’enfant (ou ses parents) doit se rappeler que ce qui se déroule sous ses yeux « n’est pas vrai. »

317 « Les indications de la phénoménologie, par contre, n'ont pas de précédent dans toute l'expérience de la vie de l'individu ni dans l'histoire, elles n'ont recours à nulles connaissances familières, élémentaires ou typiques. Par rapport aux mondes de la subjectivité pure – or cela veut dire par rapport à notre vie originaire pure de laquelle toute existence et toute validité naturelles tiennent leur évidence naturelle – nous sommes initialement dans une situation analogue à celle de l'aveugle de naissance qu'on vient d'opérer de la cataracte et qui, littéralement, doit maintenant commencer par apprendre à voir. […] » Philosophie première, tome 2, p. 171.

318 L’attitude esthétique ne serait ainsi qu’une propédeutique à la réduction phénoménologique…Pour poursuivre le parallèle avec Kant, on pourrait dire que l’art chez Husserl n’est qu’un symbole de la phénoménologie, une expérience dont le fonctionnement est analogue, mais sur un tout autre plan. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2000, p. 340 (§ 59).

Page 119: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

112

passage en quasi-perception. Il semble en effet qu’en deçà de l’indifférence envers la

question de l’existence des êtres de fiction, qui est l’un des traits de l’attitude esthétique, il

y ait une autre modification de neutralité propre, pour sa part, à toute image. En effet,

lorsqu’il redéploie la structure intentionnelle tripartite de l’image qui nous est maintenant

familière dans les Idées directrices, Husserl mentionne, et sans surprise, que dans le

comportement esthétique, le figuré en images est pris « comme “simple image”, sans lui

apposer le sceau de l'être ou du non-être.319 » Mais cette modification de neutralité est la

seconde qui intervient dans la description, la première concerne l’objet-image lui-même :

La conscience de 1' « image » (des petites figurines grises dans lesquelles, grâce aux noèses fondées, une autre chose s' « expose en image » par ressemblance), qui médiatise et rend possible la figuration en images, est maintenant un exemple de la modification de neutralité de la perception. Cet objet-image figuratif ne se tient devant nous ni comme étant ni comme non-étant, ni dans une quelconque autre modalité de position ; ou, plutôt, on a conscience de celui-ci en tant qu'étant, mais comme quasi-étant dans la modification de neutralité de l'être320.

La neutralité de l’objet-image n’est pas celle d’une présentification, c’est une présentation,

mais sans validité321. Comme l’indique Husserl, si « nous nous en tenons à l’objet-image »

– ce qui n’a rien d’évident comme on le verra – on ne trouve aucune modification

reproductive, mais seulement une modification de position322 ; la modification de neutralité

qui se joue au niveau de l’objet-image s’opère en effet sur la perception actuelle : « la

modification de neutralité de la perception normale opérant sa position dans une certitude

non modifiée est la conscience neutre de l’objet-image323 ». Le propre de l’objet-image,

quand on l’isole du sujet-image, est de n’éveiller « absolument aucune conscience de réalité

319 Idées I, p 328. 320 Ibid. 321 Phantasia no20 (1921/24), p. 538. 322 « […] ce qui distingue le cas de la représentation d’image de celui de la phantasia (reproduction) c’est le

fait que la première, si nous nous en tenons à l’objet-image, est précisément perception (Perzeption), [et que] la seconde est reproduction, ce qui signifie que cette dernière a une modification propre qui manque à la première, à côté de la modification de position, la [modification] reproductive qui la teinte de part en part. […] » Phantasia no16 (1912), p. 444-445.

323 Idées I, p. 328. Aussi : « Cette actualité de position d’existence-là [dans la perception] est, d’après le développement précédent, neutralisée dans la conscience perceptuelle d’image. Tournés vers l’“image” (non vers ce qui est figuré-en-image), nous ne saisissons comme objet rien d’effectif, mais justement une image, un fictum. » Ibid., p. 333.

Page 120: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

113

effective, ni même absolument aucune conscience “invalidée”.324 » Originairement, bien

que perçu dans le présent, l’objet-image n’éveille aucune prétention à l’existence.

Je peux bien entendu le saisir comme existant, c'est-à-dire, dans les termes de

Husserl, le « mettre en jeu ». La mise en jeu consiste à inscrire l’apparition de l’objet-image

dans l’enchaînement de la réalité effective, à faire comme s’il existait325. Je peux, par

exemple, considérer que l’image est une fenêtre, et que ce qu’elle donne à voir existe bel et

bien au-delà du mur sur lequel elle est accrochée. Une telle mise en jeu permet de faire

ressortir le conflit entre l’image et l’environnement de l’image – le mur n’est pas

effectivement percé, et on ne trouve pas derrière lui un paysage vallonné, mais une autre

salle – et l’image est dès lors vécue comme un fictum, une apparence déchue. Quand on

replace l’image dans son environnement comme si elle occupait une portion de l’espace

physique comme tous les objets qui l’entourent et partageaient avec eux la même teneur

d’être, il y a donc conflit entre l’image et l’environnement de l’image.

À l’inverse, sans cette mise en jeu, le conflit ne se déploie pas parce que la question

de l’existence ne se pose tout simplement pas pour l’image, ce qui explique pourquoi,

comme Husserl le soulevait déjà en 1905, il est si rarement ressenti326. Il s’agit d’un conflit

324 Phantasia no16 (1912), p. 456. 325 Phantasia no15 (1912), p. 395 ; Phantasia no16 (1912), p. 449, 451, 459. Dès 1905, Husserl évoquait une

telle mise en jeu pour comprendre la possibilité de vivre la phantasia au présent (Phantasia no1 (1905), p. 111 ; Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 81.) Comme l’explique Samuel Dubosson, « une fois l’irruption du vécu de Phantaisie dans le flux continu du présent achevée, donc une fois retourné à la temporalisation propre au monde de la perception, […] on peut, par le biais de telle ou telle association dans la perception présente qui réveille, en l’excitant, une apparition perceptive ayant eu lieu dans un passé contemporain à l’apparition de Phantaisie, situer cette dernière dans un maintenant déterminé et ensuite en dégager par abstraction les phantasmata comme présents, mais présents rapportés au présent déjà “objectivé” du monde perceptif. » Samuel Dubosson, L'imagination légitimée, p. 142. C’est cette expérience de mise en jeu, qui consiste à accorder à la phantasia de la présence en en faisant un événement réel du flux de la conscience que Husserl décrit ici : « Le rapport au présent manque totalement dans l’apparition même. Un intuitionner le visé a immédiatement lieu dans l’apparaissant. Nous pouvons accomplir l’appréhension après coup : maintenant m’apparaît ceci là, j’ai maintenant cette apparition de l’hôtel de ville etc. et par celle-ci je me rapporte à l’hôtel de ville “même”. Mais un appréhender d’une “apparition présente de l’hôtel de ville”, d’un objet-image se présentant au présent, n’est pas accompli dans le simple vécu de phantaisie. » Phantasia no1 (1905), p. 111. Cette mise en jeu a non seulement un sens temporel – faire comme si la phantasia était présente en assignant un moment pour son apparition au sein du présent – mais aussi, comme nous le voyons dans le cas de l’objet-image, spatial : considérer l’objet-image en tant qu’il occupe une portion du monde. On peut en faire de même avec les phantasiai, c’est-à-dire en les « projetant » dans le monde perçu, comme Husserl le décrit souvent.p. ex. Phantasia no15 (1912), p. 380-381, 395.

326 cf. chapitre 1, 3.2.

Page 121: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

114

simplement potentiel327. Le caractère conflictuel des différentes appréhensions de la

conscience d’image (conflit entre la chose-image et l’objet-image, conflit entre l’objet-

image et ce qu’il figure) n’est donc pas ce qui la constitue, ce conflit est au contraire une

expérience dérivée : c’est l’apparition de l’image en tant qu’inactuelle et neutre qui est

première, et c’est seulement par une mise en jeu que l’on considère l’apparaître de l’image

à la lumière d’un sens qui ne lui appartient pas essentiellement, celui de la position

d’existence : « Le fictum d’image est par conséquent une néantité d’un type propre. Ce

n’est pas une apparition avec le caractère de position invalidée, mais une apparition

invalidée en soi, à savoir une apparition qui contient en soi des composantes de position

invalidées en soi et s’invalidant en soi328.»

On comprend ainsi mieux pourquoi, dans la phantasia perceptive, il n’y a pas de

conscience de conflit entre le monde imaginé et le monde effectif, même si le monde

imaginé apparaît au présent. La phantasia perceptive s’effectuant sur le fond de cette

perception sans position de l’objet-image, elle se déploie dans un espace où d’entrée de jeu

toute forme de positionnalité est suspendue. L’objet-image délimite un champ, dans le

présent perceptif, où nous ne sommes pas poussés à adopter l’attitude de l’expérience, où

tout paraît comme flottant, suspendu quant à son existence, et c’est peut-être cette

fragilisation du champ perceptif qui permet de le prendre comme l’image d’un monde

imaginé non présent. Mais nous reviendrons à ce que nous pourrions appeler ce saut dans

l’imaginaire à partir de ce néant bien particulier qu’est l’image.

1.3 La vie dans l’objet-image

Ainsi, cette perception sans position est comme l’explique Husserl une composante

essentielle de toute « considération normale d'un monde-mis-en-images, perceptivement

exposé329 », c'est-à-dire, si nos analyses sont justes, de toute phantasia perceptive. Que la

perception de l’objet-image puisse faire partie d’un acte plus complexe, où elle passe à

l’arrière-plan et est attestable par les fonctions qu’elle occupe, n’a rien d’étonnant. 327 Phantasia no18 (1912), p. 483 : « En disant que dans la réalité effective le mur n’est pas percé, et qu’une

autre pièce est derrière lui et non l’espace du fictum avec ses objets, je déploie bien les horizons intentionnels qui appartiennnent au mur effectivement vu et à la chose-tableau effectivement accrochée au mur etc. […] Pour entrer effectivement en conflit, les intentions d’environnement n’ont qu’à déployer de la vivacité, qu’à se désenvelopper, et c’est un cas particulier. »

328 Phantasia no17 (1912), p. 466. 329 Idées I, p. 328.

Page 122: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

115

Rappelons-nous la difficulté dans le cours sur l’imagination de 1905 d’isoler chacun des

trois objets en raison de la co-constitution des appréhensions de l’objet-image et du sujet-

image.

Ce qui étonne davantage, c’est ce texte contemporain du premier tome des Idées

directrices, où la perception neutre de l’objet ne semble plus correspondre seulement à un

moment s’inscrivant dans un acte global, mais peut désormais prétendre à une existence

autonome. La perception neutralisée de l’objet-image y détermine un rapport possible à

l’image, que Husserl distingue de deux autres expériences que l’on peut en avoir. D’une

part, ce rapport est distinct de la conscience d’image dans laquelle l’objet-image est doté

d’une fonction symbolisante. L’apparition de l’objet-image s’accompagne alors de la visée

du sujet-image, visée qui peut demeurer vide ou être remplie reproductivement (en

phantasia ou en souvenir). On reconnaît bien entendu les descriptions de la conscience de

portrait dans le cours de 1905. D’autre part, cette perception neutralisée de l’objet-image

doit être dissociée de l’investissement imaginaire de l’image, du fait de s’immerger dans le

monde fictif qu’elle représente : « Je peux aussi me “transporter en phantasia” au-dedans

de l’image. Ce qui ne peut [vouloir] dire que [ceci] : j’étends l’espace d’image sur moi et

mon espace environnant et m’accueille moi-même dans l’image330 […] », à savoir

phantasmer perceptivement l’image.

Mais cette vie dans l’image ou cette visée du sujet-image ne sont pas essentielles

pour qu’il y ait apparition d’image, comme l’explique Husserl :

Là où image et chose (Sache) se dissocient dans la conscience, là où la conscience d’une figuration en image doit être vivace parce qu’une divergence entre image et chose a lieu, là objet-image et sujet-image se séparent, et nous pouvons regarder purement l’objet-image au lieu de vivre dans le sujet-image […] par la dissociation de toute symbolisation, et, d’autre part, par la scission de toute unification avec la perception qui pose de l’“environnement d’image” [scil. la mise en jeu], nous obtenons une pure perception (Perzeption) sans position331.

330 Phantasia no16 (1912), p. 445. 331 Ibid. Il est possible qu’ici, par objet-image, Husserl entende le sujet-image tel qu’il est vu en phantasia

perceptive, plutôt que reproduit. Il faudrait dès lors comprendre « ce transport en phantasia » dans l’image comme quelque chose d’essentiellement différent de la phantasia perceptive, et insister par exemple sur le fait que le moi co-posé par l’image ne fait justement pas partie de l’image contrairement à ce moi « auto-accueilli » dans l’image que décrit Husserl, et qu’on a quelque chose comme un deuxième sujet image, conscient reproductivement, en phantasia. La fluctuation des termes d’objet-image et de sujet-image chez Husserl empêche de trancher, mais nous considérons que cela ne met pas en jeu notre entreprise dans la

Page 123: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

116

Autrement dit, lorsqu’il n’y a pas de risque de phénomène d’illusion, parce que la

différence entre le sujet-image et l’objet-image est marquée, il est possible de simplement

percevoir l’objet-image, sans viser à travers elle un autre objet. La condition d’un rapport

immédiat à l’image n’est plus ce que Pierre Rodrigo appelle une intériorisation du caractère

d’image332, par laquelle le sujet-image apparaît dans l’image elle-même et non dans une

phantasia reproductive, mais à l’inverse une « extériorisation » de ce caractère figuratif.

C’est la suspension des intentions envers le sujet-image qui motive une perception pure de

l’objet-image, de l’objet-figurant nonobstant ce qu’il figure.

Cette autonomisation du moment simplement perceptif au sein du vécu de l’image

permet de dissocier la fonction d’exposition de l’image – figurer quelque chose – de la

fonction de présentation – apparaître. En caractérisant l’image comme une perception sans

position, celle-ci peut être saisie autrement que comme ce qui figure le sujet-image. Ainsi,

l’apparaître de l’image ne se voit plus nécessairement rapporté et mesuré à ce qui apparaît à

travers lui : il est possible de se servir de l’image simplement comme un tremplin vers un

monde imaginaire, ou une copie d’un objet réel, mais aussi de simplement s’arrêter, ou

retourner, à ce qui alors apparaît.

1.4 Voir l’objet-image

Parler de l’objet-image en termes de perception sans position n’est que le début de la

solution au problème que nous nous sommes posé, à savoir atteindre l’objet-image lui-

même. Car, qu’est-ce qu’une perception sans position ? Comme le dit Husserl, lui-même

manifestement embarrassé, « comment l’entendre ?333 » Comment dépasser ce qui pour

nous n’est encore qu’un concept – le « mot » dit Husserl – et comprendre à quel

phénomène il renvoie ?

Il ne peut s’agir simplement de considérer la perception, en lui retirant la croyance

en l’être perçu, ou, plus justement, ce « sans la croyance » modifie profondément le sens de

mesure où, dans ce chapitre, il s’agit précisément de mettre au jour et comprendre les motifs d’une expérience que Husserl n’a jamais décrite.

332 Pierre Rodrigo, « Le statut phénoménologique de l’image chez Husserl », dans L’image, dir. Alexander Schnell, Paris, Vrin, 2007, p. 131.

333 « Si on dit une modification d’inactualité de la perception, c’est un mot. Comment l’entendre ? » Phantasia no15 (1912), p. 420.

Page 124: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

117

ce qui apparaît. La croyance n’est en effet pas un simple caractère noétique, c’est-à-dire

concernant l’acte de la conscience. De la même façon qu’un objet imaginé, après la refonte

de la théorie des actes imaginatifs, n’est pas un simple objet présent, dont le caractère

imaginaire tiendrait de la forme d’appréhension, la neutralisation concerne à la fois l’acte

de la conscience et son objet : le noème d’un acte neutralisé est lui-même un noème

neutralisé, ou comme Husserl l’appellera également, un contre-noème334. Il faut en effet

distinguer la modification de qualité, telle que décrite dans les Recherches logiques, de la

modification de neutralité : alors que les modifications de qualités laissaient intouchée la

matière de l’acte intentionnel, à savoir le sens par lequel l’objet était appréhendé, la

modification de neutralité transforme l’objet visé lui-même, elle n’est pas une nouvelle

dotation de sens d’un objet préalablement posé comme existant335. Dans notre cas, cela

signifie que l’objet-image n’est pas une apparence déchue, quelque chose qui d’abord nous

serait apparu comme existant, pour ensuite, par un conflit avec l’enchaînement de la réalité

effective, apparaître comme une simple illusion, mais une apparition essentiellement

neutre.

Suspendre toute forme de positionnalité modifie donc profondément l’essence de la

perception, il ne s’agit pas d’une simple différence de degré – percevoir moins clairement,

moins vivacement –, mais une différence d’essence, qui touche le statut de ce qui apparaît.

L’acte de poser comme existant ce qui apparaît est en effet un caractère essentiel de la

perception336 et le retirer transforme ce phénomène en quelque chose de tout autre. En ce

sens, prendre le vécu perceptif comme fil conducteur pour mettre au jour en quoi consiste la

perception de l’objet-image risque de nous égarer, comme le phénomène de la mise en jeu

le révèle : en constituant l’objet-image comme un objet, perçu au même titre que tous les

334 « L’effectif et le modifié se correspondent idealiter de façon absolument exacte et ne sont pourtant pas de

même essence. » Idées I, p. 337. 335 Idées I, 337. Aussi, Denis Seron, Objet et signification, Paris, Vrin, 2003, p. 264. 336cf. chapitre 1, 1.3. Jean-François Lavigne le souligne : « […] la suppression de la position de l'effectivité

de l'objet, qui pour tout autre type d'acte objectivant (souvenir, imagination, attente, conscience d'image, etc.) n'est qu'une modification annexe qui n'affecte pas le sens noématique essentiel du vécu et en libère seulement la donation phénoménale, introduit en revanche, dans le cas de la perception, une altération majeure de sa teneur eidétique la plus propre ; car il est eidétiquement essentiel à toute perception de comporter la position dans l’être, comme réalité, de ce qui y apparaît comme objet un et cohérent. » Jean-François Lavigne, « Réduction et neutralisation : De la légitimation de la réduction transcendantale aux conditions de possibilité de la raison », dans Husserl, La science des phénomènes, dir. Laurent Perreau et Antoine Grandjean, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 83.

Page 125: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

118

autres, il perd aussitôt sa phénoménalité propre, et apparaît par exemple comme une

illusion.

Il faut donc dire que l’essence de l’objet-image est d’être neutre, ce qui veut dire

que l’objet-image est par essence et originairement quelque chose qu’on ne peut ni poser ni

quasi-poser : les corrélats des actes neutres « ne contiennent rien que l’on puisse poser, rien

que l’on puisse effectivement prédiquer337 […] ». Si l’on ne peut décrire l’objet-image sur

le modèle de l’objet de la perception, il devrait être possible, à l’inverse, d’essayer de

cerner ce qui dans l’objet-image le rend non susceptible d’être posé, faire autrement dit la

genèse de cette suspension de l’attitude de l’expérience qu’il motive en apparaissant.

2. L’impossible constitution de l’image : le fantôme inchangé

Face au caractère profondément énigmatique de la neutralisation que met en œuvre l’image,

Éliane Escoubas se demande dans un article de 1996 s’il ne faudrait approcher l’image du

spectre, tel que Husserl le décrit dans le deuxième tome des Idées directrices. Spectre en

tant que l’image n’est pas une chose matérielle, mais occupe tout de même de l’espace,

comme les fantômes, spectre aussi dans la mesure où les fantômes apparaissent certes, mais

comme non-effectifs, leurs propriétés sont biffées338.

Si Escoubas s’attache à dissiper ce caractère spectral de l’image, en traçant un

chemin que nous emprunterons partiellement à la fin de ce chapitre, nous aimerions pour le

moment nous attarder à ce rapprochement entre fantôme et image, notamment parce que

Husserl semble le reconnaître lui-même. En effet, dans un des rares passages où l’objet-

image est décrit positivement, en dehors de sa fonction de figuration, on comprend que

l’objet-image est donné par un fantôme « inchangé » ou « persistant339 ». Loin de relever

d’une forme de pathologie, comme Escoubas s’amuse manifestement à le laisser croire340,

337 Idées I, p. 325. 338 Idées II, p. 142-143. Éliane Escoubas, « Bild, Fiktum et esprit de la communauté chez Husserl », p. 290-

291. 339 Husserl prend l’exemple d’une sculpture de Démosthène, on remarque par ailleurs l’embarras déjà

mentionné qui émerge lorsqu’on tente de décrire l’objet-image sans le sujet-image : « En faisant abstraction du sujet, nous devons réfléchir à la manière dont l’objet-image lui-même est visé en sens : est-ce précisément comme orateur dans le discours ? Mais cela, n’est-ce pas le sujet ? Mais n’est-ce pas un petit homme en train de parler etc. ? C’en est bien un, et en tout cas c’est donné comme un fantôme persistant. » Phantasia no18 (probablement 1917), p. 506.

340 « Toute image serait-elle de nature spectrale ? Autrement dit : ne faudrait-il pas trouver le moyen de distinguer l’esthétique du pathologique ? » Éliane Escoubas, « Bild, Fiktum et esprit de la communauté

Page 126: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

119

ou d’une croyance aux pouvoirs magiques des images, les fantômes sont chez Husserl un

terme technique mobilisé pour rendre compte de la constitution de l’objet perceptif dans la

première partie des Ideen II et dans le cours Chose et espace. Si le fantôme intervient à la

fois dans la constitution de l’objet-image et de la chose de la perception sensible, il devrait

être possible, en suivant le destin de ces fantômes dans la genèse de la perception, de

comprendre pourquoi dans un cas on en arrive à une perception neutralisée, et dans le

second, à une perception normale. Plus précisément, il s’agira de comprendre ce que

signifie, pour un fantôme, de ne pas être soumis au changement – ce qui exigera un assez

long détour à travers la genèse de l’objet sensible341.

2.1 Les archi-objets, les fantômes : à la recherche de la réalité du monde extérieur

Dans le deuxième tome des Idées directrices, Husserl retrace la constitution du monde tel

que nous le connaissons, ce monde peuplé d’êtres humains, d’animaux et d’objets, que

nous manipulons, connaissons, jugeons, désirons, etc. Comme on le sait depuis les

Recherches logiques, tous les actes intentionnels (évaluatifs, volitifs, judicatifs, etc.) sont

fondés sur des actes objectivants, c’est-à-dire des actes positionnels, qui saisissent leurs

objets comme étant – si je ressens de la joie au spectacle du vent qui souffle dans les

branches, il faudra d’abord que l’arbre ait été posé comme un objet perceptif, appartenant à

la nature physique342. Il s’agit cependant à présent de remonter au-delà de ces actes

chez Husserl », p. 291. Il faudrait cependant voir dans quelle mesure l’expérience de l’image – et notamment, la possibilité de passer en quasi-perception, ou encore, la vie dans l’objet-image – n’a pas des motivations affectives. Nous avons délibérément écarté la question de l’affectivité dans le traitement de l’image dans ce travail, et renvoyons pour un traitement systématique et convaincant de la question – mais qui va bien au-delà du cadre husserlien – aux travaux de Marc Richir (Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, notamment p. 9-46 et p. 457 sq.)

341 Annabelle Dufourcq a déjà fait un lien entre l’imagination et les fantômes, mais en empruntant une trajectoire tout à fait différente de la nôtre. L’imagination ne désigne pas chez elle les images, mais renvoie d’une part à une dimension de la présence dépourvue de positionnalité, et préobjective ainsi qu’à tous ces actes qu’elle désigne comme « actes fantômes ». Ces actes fantômes correspondraient aux synthèses passives travaillant au niveau du flux héraclitéen des apparences, qui ne sont pas effectuées dans le présent de la vie de la conscience, mais toujours en retard ou en avance sur mon activité, comme des appels au sens, auxquels je peux ne pas répondre. Dufourcq cherche ainsi à mettre en lumière la dimension flottante, inconsistante du réel (qu’elle qualifie d’imaginaire) et corrélativement, le rôle producteur d’une « imagination » anonyme dans l’expérience du monde – et on peut se demander pourquoi cette activité fantomatique devrait être celle de l’imagination, qui devient par une telle lecture une faculté. Annabelle Dufourcq, « Vies et morts de l’imagination : La puissance des actes fantômes », p. 80 sq. De notre côté, l’image renvoie à un objet bien déterminé au sein du monde – l’image avec un support physique – et non ce qui travaille en creux la présence, et comme on le verra, son caractère fantomatique limite, plutôt qu’appeler, le travail d’élaboration du sens à travers les synthèses passives. L’imaginaire n’est pas seulement une dimension du réel, mais aussi un lieu où l’on peut perdre le réel.

342 5e Recherche logique, p. 310.

Page 127: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

120

objectivants, de comprendre leur genèse à partir de purs data hylétiques, des simples

sensations.

Les actes positionnels s’édifient sur une première forme d’objectivité constituée

dans la sensibilité, de façon passive343. Cette première forme d’objectivité correspond aux

objets sensibles : « pas de coupes, de cuillères, de fourchettes » sans cette unité première,

celle de la chose sensible, à laquelle pourra par après s’entrelacer des valeurs pratiques,

spirituelles ou culturelles, mais aussi les actes théoriques qui sont objectivants au sens

plein344. L’objet sensible est la chose matérielle, matérielle au sens où elle apparaît comme

un objet réel, substantiel345. Or, c’est le propre de la matérialité de ne pouvoir apparaître : la

matérialité d’un objet, ce qui fait qu’il existe justement dans le monde, par-delà de la

perception que j’ai de lui, ne peut se donner de façon sensible : « Rien ne serait changé

dans le donné “proprement dit”, si la couche tout entière de la matérialité était rayée de

l’aperception.346 » La matérialité ne peut être perçue, elle ne peut donc que s’annoncer dans

le flux d’apparences sensibles, dont tout ce que nous pouvons dire est qu’elles sont

spatialement étendues. Chaque donnée sensorielle occupe en effet une certaine portion d’un

espace qui n’est pas encore l’espace objectif, tridimensionnel, mais un espace, pour ainsi

dire, rétinien, sans profondeur.

Dans ce flux, le fantôme est le premier point d’accroc donnant prise à la constitution

de l’objet matériel. Il s’agit d’une « pure donnée spatiale » remplie par des données

sensorielles d’ordre tactile ou visuel, en d’autres mots, et en prenant l’exemple de la vue,

une pure étendue ayant une certaine forme et une certaine taille, et son matériel sensible, à 343 Il s’agit d’une synthèse esthésique (plutôt que d’une synthèse catégoriale, où l’objet est identifié avec son

sens d’être). Il est possible de penser que l’on se situe donc à un niveau où la conscience n’accomplit pas des actes au sens propre, donc avant la division de la conscience en une conscience neutre et une conscience doxique. « […] tout d’abord, toute conscience dans lequel le Moi pur ne vit pas d’emblée comme l’“accomplissant”, et qui donc n’a pas d’emblée la forme du cogito, comporte par essence, comme nous le savons, la possibilité de la modification qui conduit à cette forme. Or il existe deux possibilités fondamentales dans la modalité d’accomplissement de la conscience au sein du mode cogito [effective ou neutre] » Idées I, p. 336-337. Un objet au plein sens du terme est l’explicitation active de cette objectitié pré-constituée dans la passivité : « Nous avons dit à plusieurs reprises que c’est seulement dans les actes du moi qu’une conscience d’objet s’accomplit effectivement et proprement ; un objet, un objet en tant qu’objet n’est là que pour le moi actif. Tous les concepts rapportés au concept de l’objet : “sens identique”, “être” et modalités d’être”, “être vrai” et “confirmation”, tous n’ont leur empreinte propre que dans le cadre de l’activité. » De la synthèse active, p. 11.

344 Idées II, p. 40-41. 345 Idées II, p. 88. 346 Idées II, p. 67.

Page 128: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

121

savoir la couleur qui la remplit347. En ce sens, le fantôme se laisse reconduire entièrement

de ce qui est donné de façon sensible, aux datas hylétiques : il ne correspond pas à ce que

nous « voyons en tant que donné dans une perception, mais tout ce que nous avons à voir, à

saisir de façon sensible, en un sens plus étroit.348 » Il ne possède en effet aucune des

couches d’appréhension relevant de la matérialité (par exemple la masse, le volume)349, qui

pour sa part est « vue » sans être donnée de façon sensible.

S’il se « détache du flux des apparences », c’est qu’il possède comme l’explique

Husserl « une certaine intégrité dans le temps.350 » Le fantôme est quelque chose comme

une forme qui perdure au sein du changement des datas sensoriels, une forme dont le

remplissement est assez constant pour que l’on puisse précisément apercevoir cette forme,

qu’elle puisse se détacher dans la variation des apparences. Husserl le nomme le schème

d’un développement continu351, au sens où tous les changements pouvant l’affecter (par

exemple de coloration) apparaissent comme des changements de ce fantôme, et ne mettent

pas en péril l’amorce d’unité qu’il représente.

2.2 Circonstances et kinesthèses

Si on parvient à dépasser le fantôme et qu’il y a phénoménalisation d’un objet, ce n’est pas

parce qu’il y a des fantômes qui acquerraient une fixité supérieure et deviendraient ainsi des

réalités autonomes, isolées. Au contraire, c’est en brisant cet isolement et en considérant le

fantôme en relation avec ce que Husserl appelle les circonstances que l’on peut comprendre

comment il en vient à être appréhendé comme une chose matérielle ; la réalité « réside »

dans cette relation du fantôme aux circonstances352. Dans le cas du fantôme visuel, Husserl

s’attache surtout aux changements d’éclairage et ce qu’ils induisent en termes de variation

chromatique dans le fantôme. Prenons par exemple un buisson dont le fantôme peut être

décrit comme une vague étendue verte. Un nuage passe, et le vert s’obscurcit de façon

passagère. En mettant ce changement de couleur en rapport avec le changement d’éclairage,

qui affecte par ailleurs d’autres « fantômes » dans le champ visuel, l’obscurcissement

347 Chose et espace, p. 397. 348 Ibid. 349 Idées II, p. 68. 350 Chose et espace, p. 200. 351 Idées II, p. 68. 352 Idées II, p. 72.

Page 129: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

122

devient un indicateur d’une propriété de l’objet : plutôt qu’être une simple fluctuation dans

les apparences, en lui, s’esquisse quelque chose comme la couleur objective du buisson, qui

s’annonce sous des jours différents selon l’état du ciel353.

Les circonstances, parce qu’elles introduisent des modifications déterminées,

permettent non seulement de saisir ce qui est invariable dans le fantôme, mais surtout de

faire de cette invariabilité le lieu d’émergence d’un premier écart dans le flux des

apparences ; les apparences se donnent à présent comme les apparitions d’un objet qu’elles

ne sont pas (le vert qui se phénoménalise, avec une luminosité plus ou moins grande, est

une « apparition » de la propriété réale verte prise « en soi »). Ce qui se joue ici, en effet,

c’est le passage de la dépendance totale du schème par rapport à ses modifications

continues354, au rapport déterminé entre une substance et ses états passagers. Dans ce

passage, le schème est appréhendé comme l’explique Husserl en tant qu’« archi-

manifestation » de l’apparence momentanée, il cesse en ce sens de se confondre avec son

apparaître, et l’on a là la possibilité d’une appréhension objectivante : les apparitions sont

celles d’un objet qui les transcende, à travers la donnée sensorielle est visé un objet

intentionnel355.

Mais ce ne sont pas seulement les changements de circonstances qui suscitent les

variations dans le fantôme essentielles à sa saisie comme objet sensible. Ou plutôt, un des

éléments de l’environnement du fantôme possède un statut privilégié dans la constitution de

la chose : notre corps. La première définition que Husserl offre du fantôme est d’être « une

353 « L’unité traverse de part en part les schèmes en tant qu’ils sont des schèmes dont le remplissement

consiste dans la couleur. Ce qui se constitue par là, c’est la couleur “objective”, celle que possède la chose, qu’elle se trouve à la lumière du soleil, ou par un jour sombre, dans l’obscurité de l’armoire et il en est ainsi pour chacun des rapports d’éclairage dont relèvent par là de façon fonctionnelle des schèmes tout à fait déterminés. » Idées II, p. 73.

354 On ne peut penser le schème en dehors de ses multiples apparences. En un sens, comme chez Kant, le schème ne peut être perçu purement de façon intuitive, on ne le voit qu’à travers ses modifications continues, à travers ses traces. Toute la subtilité de la théorie des fantômes est peut-être que cette première unité que constitue le schème n’est pas encore celle d’un objet, au sens où les modifications du schème n’apparaissent pas comme les multiples apparitions d’un même objet qui les transcende.

355 « […] l’aperception de la propriété réale inclut cette articulation au sein de circonstances et de changements des schèmes, changements qui en dépendent fonctionnellement, en sorte que la dépendance est chaque fois une dépendance donnée et non pas quelque chose d’abstrait ; d’autre part pourtant, chose et propriété, et non schème et circonstances (prises également en tant que schème) sont saisies de façon objectivante. » Idées II, p. 74.

Page 130: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

123

“apparence” qui renvoie aux circonstances kinesthésiques dont elle relève.356 » En effet, ce

qui fait varier les apparences du fantôme, c’est avant tout la mobilité de mon corps, tous ces

mouvements d’approche, de contournement, mais aussi plus modestement, les mouvements

oculaires qui modifient continûment le champ de vision. La particularité des mouvements

de mon corps tient à ce que, contrairement au mouvement du soleil par exemple, ils

relèvent de mon activité, que je les sens « de l’intérieur ». Ce sentir du déplacement de mon

corps en tant que se rapportant à ma capacité et à ma volonté de me mouvoir, cette mobilité

de ma chair en tant qu’elle est vécue plutôt que simplement perçue de l’extérieur, est

désigné par Husserl par le terme de kinesthèses357.

Ainsi, la particularité de ces séries perceptives entraînées par mon déplacement est

qu’elles sont accompagnées de « sensations kinesthésiques », et comme ajoute Husserl,

motivées par elles358. Si je me déplace vers la gauche, alors le fantôme perceptif s’éloignera

vers la droite, si je m’avance vers lui, alors sa taille augmentera, si je fixe un autre objet, il

se brouillera. Cette corrélation est ainsi une corrélation réglée, fonctionnant avec la

structure du si…alors, et c’est par ce caractère réglé que le développement continu de

l’apparence du fantôme (rapetissement, torsion) devient indicateur de la corporéité de

l’objet. En effet, cette corrélation permet de saisir les différentes apparences du schème

comme l’apparition des différentes faces d’un (même) objet : le passage des apparences

l’une dans l’autre apparaît motivé par le mouvement de mon corps autour de l’objet, ces

différentes apparences entrent alors dans la constitution de l’objet comme chose matérielle,

356 Idées II, p. 46. 357 Chose et espace, p. 196-197. cf. Parler de « sensations » du mouvement reste inapproprié pour décrire les

kinesthèses. Pour une description de la spécificité des kinesthèses par rapport aux datas hylétiques des différents sens, et de la nécessité de les concevoir autrement que des sensations exposantes, qui donnent à voir quelque chose, nous nous référons aux analyses fines de Jean-Sébastien Hardy, La chose et le geste, Phénoménologie du mouvement chez Husserl, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 85-99. Contre cette réduction de la kinesthèse à une sensation de mouvement, l’auteur rappelle d’abord que les kinesthèses renvoient plus originairement au caractère incarné de la volonté de l’ego (Ibid., p. 99-119), et que ce « je peux » dont témoigne les kinesthèses est lui-même donné en corrélation avec le flux hylétique (plutôt qu’être une pure auto-affection cf. Ibid., p. 119-133). Les kinesthèses sont indissociables du travail – incarné – de constitution du monde, et en ce sens, autant, comme nous nous attachons à le montrer ici, la donation de la chose est impensable sans le corps, autant le corps ne s’apparaît à lui-même que dans l’expérience du monde. D’où le fait, comme nous le verrons, qu’une transformation de l’apparaître du monde modifie la façon dont nous vivons notre existence incarnée.

358 Idées II, p. 92-95.

Page 131: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

124

dont l’existence étendue implique qu’elle apparaisse toujours sous différents aspects359. La

corrélation entre les kinesthèses et l’écoulement des apparences contribue du même coup à

la genèse de l’espace objectif, et l’insertion des fantômes dans « ce système de lieux » que

déploie mon corps360. Il s’agit d’une opération de « mise en perspective361», où les

apparences deviennent assignées à un lieu dans l’espace selon leur orientation par rapport

au point zéro d’orientation que représente mon corps.

2.3 L’insensibilité de l’objet-image aux circonstances

L’objet sensible est constitué parce que le changement continu du fantôme apparaît motivé

par un changement dans les circonstances (l’environnement de la chose, ou le mouvement

de mon corps). Par son insertion dans des rapports de causalité (si le soleil tombe, l’objet

s’obscurcit, si je le regarde de haut, une autre face apparaîtra), les multiples apparitions sont

saisies comme celle du même objet, en tant que son appartenance à la nature objective le

soumet à des changements extérieurs qui modifient la phénoménalisation de ses propriétés,

ou l’aspect selon lequel il se donne. Ainsi, la matérialité d’une chose et son appartenance au

monde ne peuvent jamais être données sensoriellement. L’aperception de cette matérialité

est motivée par la concordance du cours des apparitions, qui attestent que la chose est bien

un objet qui existe au-delà de ses apparitions, dans une nature constituée. C’est en ce sens

que Husserl affirme que la première unité objective, la chose sensible, est réelle en tant

« qu’unité d’une multiplicité d’apparences en connexion réglée362 », et c’est parce que la

modification continue de ses apparitions confirme toujours davantage son existence au

niveau de la sensibilité (qui relève de synthèses passives) qu’elle pourra faire l’objet d’un

acte positionnel, dans lequel elle soit posée explicitement comme un objet existant.

359 Comme l’explique Jean-Sébastien Hardy, en citant un passage de La crise des sciences européennes, il y a

une dépendance « fonctionnelle » du cours des esquisses à celui des kinesthèses : « […] il est manifeste que les présentations-d’aspects du corps qui chaque fois est donné dans la perception d’une part, et les kinesthèses de l’autre, ne tombent justement pas d’un côté et de l’autre, que plutôt toutes deux jouent ensemble, de sorte que les “aspects” ne possèdent leur sens d’être, leur valeur d’aspects du corps, que parce qu’ils sont continuellement exigés par la situation kinesthético-sensible dans son ensemble […] » Jean-Sébastien Hardy, La chose et le geste, Phénoménologie du mouvement chez Husserl, p. 149-154.

360 « Le système de lieux est le corrélat du système de positions kinesthésique. » « Notes sur la constitution de l’espace », dans La terre ne se meut pas, p. 61. « Le système fixe de lieux de toutes les choses extérieures accessibles pour moi en perspective est manifestement constitué déjà par le marcher-soi-même, et aussi la possibilité de m’approcher charnellement de toute chose et objet […] » « Le monde du présent vivant et la constitution du monde ambiant extérieur à la chair », dans La terre ne se meut pas p. 94.

361 « Notes pour la constitution de l’espace », dans La terre ne se meut pas, p. 54-55 362 Idées II, p. 128.

Page 132: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

125

Il existe toutefois des apparitions qui ne peuvent se stabiliser en une telle unité, et

qui pour cette raison semblent échapper fatalement à la positionnalité, des vécus d’un genre

qui « ne nous donne absolument pas la possibilité d’une position363 ». C’est le cas par

exemple de certaines apparitions en phantasia dont la fluctuation est si rapide et

discontinue qu’une unité objective ne peut se former : « Les lacunes, les colorations

évanescentes qui plongent dans les lumineuses pulvérulences du champ visuel de la

phantasia etc., tout cela n’est objectivé que si nous le voulons, si nous voulons l’interpréter

par analogie avec une objectité effectivement réelle. Sinon, cela reste simplement sans

interprétation objectale364 […] » Quand les phantasiai se métamorphosent les unes dans les

autres de façon tout à fait désordonnée, qu’elles surgissent en éclipse pour aussitôt

disparaître, il est impossible de constituer quelque chose comme un objet que l’on puisse

identifier, et l’on atteint alors une région en deçà du réel, comme Marc Richir l’a bien

décrit365.

C’est aussi le cas de l’objet-image, mais pour une raison inverse. L’objet-image

représente le cas limite366 d’un fantôme inchangé, ce que l’on peut maintenant comprendre

comme un fantôme insensible aux circonstances. Certes, les apparitions de la chose-image,

cet objet tout matériel, fait de papier, de toile, de sel d’argent ou de pigments, sont corrélées

aux déplacements de mon corps ainsi qu’aux variations dans l’environnement, d’où les

enjeux d’éclairage dans les lieux d’exposition, la nécessité de se déplacer pour ne pas être

aveuglé par les reflets sur la toile, ou encore cet enjeu de la « bonne distance » face à

l’œuvre. Toutes ces variations n’ont pas pour fin cela dit de parvenir au lieu où on aurait

enfin l’apparition de l’objet-image lui-même. En effet l’objet-image n’est pas l’une des

apparitions de la chose-image : « Une figurine grise apparaît, mais l’apparition ne relève

d’aucun objet perceptif (pas de la photographie en tant que carton, etc.)367 » Non, si on

prête attention aux circonstances lorsque vient le temps de regarder des images, c’est dans

363 « Or il y a bien sûr une différence selon qu’un vécu positionnel, originairement positionnel ou modalisé,

est neutralisé en premier par épochè, ou que d’emblée se produit un vécu neutre qui ne nous donne absolument pas la possibilité d’une position ; à savoir, de la même façon que toute position donne la possibilité d’une neutralité à instaurer de façon discrétionnaire. » Phantasia no20 (1921/24), p. 539.

364 Phantasia no1 (1905), p. 119. 365 Cf. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 245 sq. 366 Le non-changement est le « cas limite du changement ». Idées II, p. 73. 367 Phantasia no17 (probablement 1912), p. 464.

Page 133: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

126

le but de trouver cette « position normale368 » (et devrait-on ajouter, éclairage normal)

« dans laquelle l’objet-image qui appartient [à la chose-image] se montre369 ». Et même là,

il demeure possible de différencier l’apparition de la chose-image de celle de l’objet-image

(ne serait-ce que parce que plusieurs aspects de la chose-image donnent de façon tout à fait

adéquate l’objet-image – si je m’éloigne d’un pas, ou que la lumière est un peu plus forte,

cela ne changera rien à la donation de l’image elle-même, pareillement d’ailleurs si je suis

en présence d’une reproduction de bonne qualité).

Ce qu’il faut souligner, c’est que dans la recherche de cette « position normale »,

qui entraîne des modifications de l’apparence de la chose-image, l’objet-image lui-même ne

se modifie pas :

La chose-image est substrat, substrat-d’image, pour une image au sens spécifique, elle est un stimulateur appelé pour une apparition d’image déterminée qui est précisément apparition de cette image. Elle est un stimulateur non appelé pour d’autres apparitions de cette image, à savoir pour celles en situation anomale, qui de leur côté ont rapport à la situation normale en tant que déformations de l’image correcte, [déformations] qui, relevant des rotations latérales du substrat, sont phases transitoires de tendances au retournement normal, à la position correcte du substrat d’image. À travers elles, nous sommes du même coup renvoyés à l’image normale, qui n’est toutefois consciente que de manière analogiquement symbolique. Ce dont elle dépend particulièrement ici, c’est de ce que toutes les déformations précisément ne sont pas apparitions de l’objet-image. [….] La figurine en image qui se modifie n’est pas l’objet-image pour lequel la photographie est substrat. Il y a “visée”, il y a stimulation, à la façon d’un appel, de l’apparition d’une chose en repos inchangée qui apparaît dans la position normale et durant constamment de la photographie370.

Il n’y a ainsi qu’une apparition correcte de l’objet-image. Les autres ne sont pas des

apparitions de l’objet-image au même titre que l’apparition du buisson d’un point de vue

inhabituel (disons, à vol d’oiseau) est tout de même une apparition de ce même buisson.

Certes, je vise à travers ces apparitions déformées, incomplètes ou trop obscures l’objet-

image lui-même, comme l’explique Husserl. Mais la façon dont ces apparitions anomales

de l’objet-image fournissent un remplissement pour la visée de l’objet-image est très

différente de la contribution des différentes esquisses à la donnée d’un objet sensible. Dans

le cas de l’objet sensible, aucune esquisse ne peut donner adéquatement cet objet, en tant

qu’il est un objet tridimensionnel, et pouvant être soumis à plusieurs variations de 368 Phantasia no17 (probablement 1912), p. 467. 369 Ibid. 370 Phantasia no17 (probablement 1912), p. 468.

Page 134: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

127

l’environnement (éclairage, mais aussi, fusion par la chaleur, déformation par exercice

d’une pression, etc.), de telle sorte que ce que l’on vise est au-delà de chacune de ces

apparitions. Pour ce qui est de l’objet-image, ces apparitions anomales fournissent certes un

certain remplissement à la visée de l’objet-image (si je vois un tableau dans la pénombre, je

vois quand même des figures, un fond, etc.), mais ce sont des apparitions comme le dit

Husserl « transitoires », en vue de la possible apparition parfaitement adéquate de l’image.

En ce sens, je ne vise pas en elles l’objet-image comme un objet qui transcende chacune de

ses apparitions, mais comme ce qui doit à terme apparaître de façon unilatérale.

Ainsi, les circonstances (que ce soit le mouvement de mon corps ou

l’environnement) n’entrent pas en jeu dans la constitution de l’image. Celles-ci ne sont que

des facteurs pouvant différer son apparition, ils ne permettent pas d’en révéler d’autres

aspects. Dès lors, l’objet-image se donne bien par un fantôme inchangé, et si les

anamorphoses sont si spectaculaires, c’est précisément parce qu’elles jouent avec cette

fixité que l’on attend normalement de l’image : le déplacement, dans ce cas précis, permet

l’apparition d’un autre objet-image sur le même substrat. Mais même dans ce cas singulier,

où une chose-image contient deux objets-images371, l’apparition de l’objet-image n’est pas

une apparition de chose « normale », et c’est en ce sens, selon Husserl, qu’on ne peut la

saisir comme existante à la manière d’une chose sensible : l’image est d’un genre « qui ne

supporte pas la position de réalité effective, et pour les choses cela signifie qu’une insertion

dans la, ou une, nature […] serait en conflit avec elle.372 » Il ne s’agit donc pas simplement

de dire que l’apparition de l’image est invalidée parce qu’elle n’est pas ressemblante (par

exemple, pour une scène de famille, les hommes sont plus grands, leur carnation est autre,

etc.) : il se pourrait que dans une autre nature les hommes aient une autre apparence. Ni, par

exemple, qu’elle semble se soumettre à une causalité différente de notre monde, et que,

dans cette mesure, la modification de ses apparences est réglée d’une autre façon. L’objet-

image ne peut être inséré dans aucune nature au sens d’un espace objectif, où les objets sont

soumis à des lois de causalité et appartiennent au même espace que mon corps. Il n’est ni 371 Dans le cas du célèbre tableau de Holbein par exemple, ces deux objet-images seraient d’une part les deux

ambassadeurs dans une pièce, qui comporte une forme allongée placée de biais, et d’autre part une forme plus ou moins circulaire – dont le sujet-image est un crâne. En voyant le crâne, l’autre objet-image continue à apparaître (je ne vois pas des formes abstraites), mais pas dans l’unité de l’objet-image crâne, comme s’il appartenait à une autre chose-image.

372 Phantasia no17 (probablement 1912), p. 466.

Page 135: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

128

dans ce monde – c’est bien le sens de la question du lieu où apparaît à proprement parler

l’image373 – ni, comme le sujet-image, dans un autre monde. Il s’agit maintenant de faire un

pas de plus, et de comprendre ce qu’implique cette insensibilité aux circonstances sur le

plan de sa phénoménalisation à la conscience.

2.4 Objet, temps et conscience

L’image ne peut être insérée dans aucune nature, au sens où elle se dérobe à la constitution

normale d’une chose sensible, qui implique que la modification continue des apparences

soit perçue comme les multiples apparitions d’un même objet soumis à des circonstances :

« Une chose peut bien, par exemple, rester de fait immobile et inchangée, mais qu’elle soit

par principe non sujette au mouvement et au changement, c’est absurde.374 » En ce sens,

l’image échappe à la constitution dans la sensibilité des objets, non par sa fluctuance ou son

évanescence, mais au contraire par sa fixité. Comme nous l’avons vu, une chose est une

chose en tant que règle pour les apparences possibles, et l’image ne donne pas lieu à la

formation de ce type d’unité, toute minimale soit-elle, parce qu’il ne peut y avoir la

constitution de quelque chose comme une règle quand l’apparence ne se modifie pas.

D’un point de vue constitutif, l’importance de la règle pour l’appréhension de la

chose ne signifie pas seulement qu’une chose peut être donnée comme chose seulement si

elle s’insère dans la nature objective telle que nous la connaissons, et se soumet aux lois

causales qui font de ce monde un monde familier. La règle est ce qui permet d’anticiper la

prochaine apparition de la chose selon la modification des circonstances – si je tourne la

tête à droite, alors je verrai telle aspect de la chaise, et tel autre disparaîtra, si je tends ma

main au-dessus d’elle, l’arrête du dossier s’estompera dans l’ombre, etc. Cette anticipation

est vide intuitivement – je ne m’imagine évidemment pas sous forme d’une image à chaque

instant ce que l’avenir me réserve, c’est plutôt l’exception comme l’indique Husserl375 – et

il faut ainsi la comprendre comme une intention qui vise et « prépare376 » l’apparition à

373 « Si je regarde la photographie, je peux dire : là, à trente centimètres de moi, à cet emplacement précis,

“apparaît l’image”. Mais vois-je proprement là-bas l’objet-image lui-même ? [Ne vois-je] pas plutôt la chose-image qui fait l’apparaître ? De quel genre est ce voir ? » Phantasia no16 (1912), p. 458.

374 Idées II, p. 66. 375 De la synthèse passive, p. 96. 376 « [les séries perceptives constituantes] portées par la conscience d’unité transversale du remplissement,

dans la mesure où justement l’intention se prépare à l’autrement continu. » Chose et espace, p. 338. cf. De la synthèse passive, p. 70, 74. C’est en ce sens que Marc Richir explique que si l’objet nous apparaît

Page 136: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

129

venir selon la place qu’elle occupera dans ce système réglé d’apparitions possibles qu’est la

chose. Par exemple, la préfiguration vise le tout juste à venir comme par exemple le côté

droit de la table, ou, si je m’en approche, comme un coin de l’objet, et si en m’approchant,

l’objet m’apparaissait plus petit, je devrais alors modaliser la position de l’objet, il

m’apparaîtrait comme une illusion.

Il faut remarquer que ce n’est que par ce caractère réglé du cours perceptif que,

d’une part, chaque nouvelle apparition est d’entrée de jeu celle du même objet. La synthèse

des apparitions en une unité objective ne vient pas après coup, comme si je devais

recomposer à chaque moment l’unité de l’objet dans ces multiples apparitions : chaque

nouvelle apparition est, par l’anticipation, toujours déjà liée, ajointée aux apparitions

précédentes, ce sont les apparitions précédentes, passées en rétention, qui ont mené à la

formation de la règle qui détermine l’anticipation377. C’est par cet ajointement que le

changement des apparitions de l’objet n’est pas vécu dans l’attitude naturelle comme un

changement, que je n’y suis pas attentif378. D’autre part, cette insertion de chaque nouveau

maintenant dans un complexe d’apparitions possibles, que Husserl nomme l’horizon interne

de l’objet, a pour résultat qu’aucune apparition ne peut s’imposer de façon unilatérale

comme étant le remplissement définitif de l’intention dirigée vers l’objet. Chacune, parce

qu’elle est préfigurée à vide selon un certain sens, renvoie à tout ce qui n’est pas donné

dans le maintenant – la feuille du buisson que je vois de façon rapprochée, visée comme

une manifestation qu’un détail de cet objet, renvoie à l’apparition de la totalité du buisson,

etc379.

toujours comme étant le même objet à travers ces différentes apparitions, c’est en raison du réajustement constant entre le passé et le futur dans la perception, où chaque nouveau maintenant est déjà ajusté – en tant qu’il fait l’objet d’une protention – aux apparitions passées de l’objet. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 53, 186-187.

377 « Leur unité [des apparitions] est l’unité d’une synthèse, non pas une liaison continue de cogitationes (comme si elles s’étaient en quelque sorte extérieurement accolées les unes aux autres), mais une liaison en une seule conscience dans laquelle se constitue l’unité d’une objectivité intentionnelle en tant qu’identité d’une multiplicité de modalités d’apparition. » Méditations cartésiennes, p. 87.

378 De la synthèse passive, p. 49. 379 C’est ce qu’il faut comprendre par le concept d’intentions partielles dans Chose et espace : la nouvelle

apparition est par exemple perçue comme manifestant ce côté de la chose, et ne peut en ce sens saturer la visée de l’objet, elle apparaît en tant que remplissement partiel de l’intention dirigée vers l’objet comme tout. cf. Chose et espace, p. 135.

Page 137: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

130

Dans la perception, l’objet est donc à la fois le résultat de la synthèse des

apparitions passées380, et le terme qui pousse le processus synthétique à se poursuivre, en

vue d’une connaissance plus complète381. Ce rapport du plein au vide dans la perception,

par lequel chaque apparition à la fois est ajointée au passé et a les « bras grands ouverts382 »

sur l’avenir, se laisse comprendre comme une forme temporelle : l’objectivité est acquise

par une certaine manière d’être dans le temps, la réalité des choses est un mode d’être

temporel. Il y a quelque chose comme un objet seulement si la modification continue des

apparitions s’accorde avec la forme fondamentale du temps, où chaque maintenant est

défini en relation avec le tout juste passé (visé par les rétentions) et ce qui est tout juste à

venir (visé par les protentions, avec plus ou moins d’indétermination). La définition de la

chose comme une structure réglée d’apparitions concorde avec cette forme temporelle, dans

la mesure où chaque nouvelle apparition est préfigurée par le tout juste passé, et demeure

présente justement en motivant une anticipation déterminée de ce qui est à venir383. Alors,

on peut dire que l’objet dure, au sens où chaque nouveau maintenant s’intègre sans heurt au

flux temporel, mais comporte tout de même une dimension de nouveauté, ajoute quelque

chose à ce que l’on connaissait déjà partiellement384.

Ainsi, que le temps soit la « forme des réalités »385 ne signifie pas seulement que

toute réalité est dans le temps, au sens où tout objet occupe une certaine durée de

l’écoulement du temps universel. Cette phénoménalisation de l’objet à travers le temps et

aussi ce par quoi il peut se constituer comme objet pour la conscience, ce par quoi il

acquiert pour elle réalité. En effet, l’objet n’est pas donné à la conscience, il est constitué

par elle, et comme la conscience est elle-même une forme temporelle, tout objet pour

380Méditations cartésiennes, p. 88. 381 « […] dans cette direction arrêtée sur l’objet, dans la continuité de son faire expérience, réside une

intention qui, par-delà le donné et son mode de donnée momentané, intentionne un plus ultra en procès. Ce n’est pas seulement d’une façon générale, un avoir-conscient en procès, mais aspiration continuée vers une nouvelle conscience. » De la synthèse active, p. 29. L’objet « est en conscience le même mais, dans le mode changeant du type de donnée, son sens s’enrichit, tandis que simultanément ce procès comporte à présent un horizon constamment ouvert, référé à des possibilités et attentes pour de semblables enrichissements toujours nouveaux. » Ibid., p. 30.

382 De la synthèse passive, p. 74. 383 Ibid. 384 Leçons sur le temps, § 20. 385 Idées II, p. 124 ; De la synthèse passive, p. 87.

Page 138: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

131

apparaître tel doit pouvoir s’insérer dans cette forme386. Si la chose sensible peut se

constituer en objet pour moi, c’est en définitive parce que sa phénoménalisation s’accorde à

la temporalité de la conscience, qui est elle-même un flux temporel, dont l’unité tient de la

modification continue des maintenants en rétentions et de l’ouverture de chaque maintenant

sur le suivant par les protentions. Les flux d’apparitions pouvant atteindre à l’objectivité,

donner lieu à une synthèse qui les constitue en objet, sont ceux qui s’accordent à la

temporalité de la conscience ; la donation de l’objet doit correspondre à la forme du flux de

la conscience, être elle-même, comme le dit Husserl, « fluente387 », pour être reconnue

comme un objet par la conscience, y apparaître dans un de ses vécus à un point déterminé

du flux388.

2.5 Image et absence de temps

En raison de sa fixité, l’image échappe à cette temporalité de la perception, et à plus forte

raison, comme nous le verrons, de mes vécus. Chaque nouvelle apparition ne peut en effet

faire l’objet d’une anticipation. Le problème ne tient pas à ce qu’il n’y a aucune règle qui

rende possible une visée à vide de l’apparition à venir (comme dans le cas de la phantasia

par exemple), mais plutôt à ce qui explique cette absence de règle, à savoir, le caractère

inchangé du fantôme par lequel se donne l’image qui court-circuite toute forme

d’anticipation : la préfiguration implique en effet la présence d’un vide intuitif, de quelque

chose qui n’est pas encore donné, mais que je peux viser quant à son sens (p. ex. je verrai le

dessous de la table). Or, l’immuabilité de l’image, le fait qu’elle n’ait qu’une apparition,

386 « [Le temps] est une forme universelle dans laquelle tous les objets en général et sens d’objet en général

sont d’une certaine manière nécessairement insérés. » De la synthèse passive, p. 65. 387 « L’univers des vécus, qui constituent le réel contenu d’être de l’ego transcendantal, n’est un univers

compossible que dans l’universelle forme unitaire du flux, en laquelle toutes les singularités s’ordonnent comme y étant elles-mêmes fluentes. Cette forme, la plus générale de toutes les formes particulières de vécus concrets et des formations qui, fluantes, sont constituées au sein de son flux, est déjà une forme de motivation qui articule tout, et qui règne notamment en chaque singularité ; nous pouvons aussi la considérer comme une normativité formelle d’une genèse universelle selon laquelle passé, présent et avenir se reconstituent sans cesse unitairement en une certaine structure formelle noético-noématique des modes fluants de donation. » Méditations cartésiennes, p. 123.

388 « La forme fondamentale de cette synthèse universelle, qui permet toutes les autres synthèses de la conscience, est la conscience du temps, conscience interne et qui englobe tout. » Méditations cartésiennes, p. 89. « La temporalité des objets intentionnels se fonde sur la temporalité des actes intentionnels, qui se fonde elle-même sur la temporalité de l’ego transcendantal : l’ego donne le temps. […] Une objectivité immanente ou transcendante, idéal ou réelle, est toujours elle-même relative à cette temporalisation de l’ego. Les conditions de possibilité a priori de l’ego sont aussi les conditions de possibilité de tous les objets de l’ego. » Emmanuel Housset, « Commentaire de la Quatrième Méditation », dans Les Méditations cartésiennes de Husserl, éd. Jean-François Lavigne, Paris, Vrin, 2008, p. 121-122.

Page 139: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

132

implique que l’anticipation est toujours et déjà remplie, de telle sorte qu’on ne peut plus

parler d’anticipation, ni même, de remplissement, dans la mesure où le remplissement doit

être remplissement d’une intention vide389. Chaque nouvelle apparition ne s’ajoute pas à la

précédente, et n’ouvre pas vers celle à venir, mais la répète.

Il faut donc prendre la mesure de la portée de cette petite indication de Husserl :

« l’image même n’est pas quelque chose qui dure390 ». Que l’image se donne par un

fantôme inchangé témoigne de ce qu’elle est indifférente à ce flux temporel où les

protentions sont remplies, puis glissent en rétentions : comme elle est toujours la même, la

distinction entre apparitions à venir et apparitions passées ne peut plus être tenue. Comme

l’indique Husserl, si le remplissement de la vie était parfaitement monotone – et il donne

l’exemple d’un son qui se déroule de façon « homogène, sans différence » – « je ne

pourrais revenir en arrière391 », c'est-à-dire me ressouvenir de ce qui vient de se passer. On

peut en comprendre que s’il n’y a pas de contraste dans ce qui remplit de façon sensible le

flux temporel à chaque point de sa durée, cette forme temporelle elle-même perd son sens,

et la distinction entre passé, présent et futur ne peut plus être vécue au sens plein. Certes, la

contemplation de l’image peut durer dans le temps du monde de l’expérience, je peux dire

par exemple que je suis restée trois minutes devant telle ou telle œuvre. Mais alors, l’objet

qui s’est esquissé dans le temps étant la chose-image, on ne peut dire que cette durée

correspond à un flux des apparitions de l’objet-image et qu’elle s’est elle aussi constituée

pour et par moi dans ce temps vécu.

On peut en conclure que l’objet-image n’est pas, et ne peut être, constitué de façon

synthétique392 : il ne peut y avoir de synthèse de ce qui est éternellement même, mais

seulement un incessant retour, qui échappe à toute tentative d’unification. Or, la forme de la

synthèse est précisément ce qui rend possible l’appréhension objectivante au niveau de la

389 « […] là où il n’y a pas d’horizon, pas d’intention vide, là il n’y a pas non plus de remplissement. » De la

synthèse passive, p. 149. 390 Phantasia no18 (probablement de 1917), p. 508. 391 De la synthèse passive, p. 411. 392 Maldiney évoque aussi cette idée : « Intégralement donnée en chacune de ses apparitions, [l’image] ne

résulte pas d’une synthèse de transition d’une plage à l’autre. » (Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 202),bien qu’il tire des conclusions tout à fait différentes. Étonnamment, lorsque Maldiney décrit ce caractère non synthétique de l’image, il n’envisage que les arts cinématographiques, où précisément, l’image bouge, ce qui, à notre sens, revient à éviter de se confronter à l’aspect captivant de l’immobilité de l’image que nous tenterons de décrire plus loin.

Page 140: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

133

perception sensible, l’objet est ce qui est visé au-delà de toutes les apparitions comme le

sens de ces apparitions, comme ce qui apparaît, et apparaîtra, en elles. Dans le cas de

l’image, il n’y pas un tel excès entre l’intention dirigée vers l’objet et ce qui apparaît. Pour

cette raison, aucune différenciation entre apparaissant et apparition, ne peut se former.

L’idée d’une chose insensible aux changements est dépourvue de sens, pour reprendre les

termes de Husserl, « absurde », dans la mesure précisément où une telle chose échappe au

pouvoir de la conscience de conférer du sens à ce qui apparaît, même au niveau le plus

minimal de poser quelque chose comme le terme identique d’une multiplicité d’apparitions,

autrement dit, comme un objet.

2.6 Image, constitution et possibilités

Au terme de la comparaison entre l’apparition de la chose sensible et celle de l’image, la

non-positionnalité de l’image fait signe vers le fait qu’on ne peut la constituer en objet

parce qu’elle semble réfractaire à la forme même de la conscience, le temps, et son

opération transcendantale, la synthèse, de même qu’elle est insensible au pouvoir

constituant de la chair, dans la mesure où elle ne prend pas place dans l’espace déployé par

mon corps, et demeure indifférente à mes déplacements. L’image, et cela reste à décrire

avec plus de précision, est un objet qui apparaît pour ainsi dire « tout fait » à la conscience,

à savoir, sans être le résultat de ses opérations de constitution ; on est devant elle comme

devant un objet inappropriable, sur lequel nous n’avons aucun pouvoir.

Il faut en effet remarquer que cette préfiguration continue des apparitions et la

concordance du cours perceptif est tout – selon Husserl – sauf une forme de déterminisme

qui s’imposerait à la conscience. C’est au contraire par elle que la conscience éprouve sa

liberté. Le fait que les apparitions, plutôt que de saturer l’intention dirigée vers l’objet,

renvoient vers ce qu’il y a encore à voir, est ce par quoi des possibilités pour ma chair se

trouvent tracées, ce par quoi ma capacité à me mouvoir est interpellée393. En ce sens chaque

apparition ne fait qu’ouvrir de nouvelles possibilités d’appréhension de l’objet, révéler de

nouvelles possibilités pour l’ego : si je me penche sous la table, j’aperçois les nervures du

bois, et cette apparition éveille la possibilité par exemple de prêter attention aux tracés des

393 « Partout ici entrent en jeu dans ces possibilités un je peux et un je fais, donc un je peux faire autrement –

sans d’ailleurs porter préjudice aux inhibitions possibles qui peuvent toujours empêcher l’exercice de telle ou telle liberté. Les horizons sont des potentialités esquissées » Méditations cartésiennes, p. 90.

Page 141: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

134

nervures que je ne percevais pas auparavant, ou regarder comment les pattes sont fixées,

etc. L’horizon de l’objet est l’horizon de ma liberté, ses apparitions possibles renvoient à

mes potentialités394.

En ce sens, les datas sensoriels, s’ils entrent dans la constitution de l’objet et la

motivent de telle ou telle façon (je ne peux percevoir un objet circulaire comme carré, etc.),

ne capturent pas la conscience intentionnelle dans une forme de passivité où elle répondrait

aux stimuli par automatisme. Le sens de l’intentionnalité, à savoir l’excès de l’intention sur

l’intuition, témoigne qu’il y a toujours un vide à déterminer plus avant, et ce vide trace mon

espace de jeu, les possibilités qui me sont dévolues dans la poursuite du travail de

constitution de la chose. Ces possibilités sont à un niveau inférieur celles de ma chair

certes, mais aussi de mon pouvoir d’identifier, et ultimement, d’utiliser, de désirer, les

objets qui m’apparaissent395 : le buisson est certes un objet de la nature, dotée d’une

extension spatiale, d’une masse, d’une résistance, mais comme cette détermination ne clôt

pas le sens qu’il a pour moi, je peux le voir aussi comme ressemblant à un petit monstre,

comme un ornement pour mon jardin, ou m’en servir comme combustible. Parce que

l’objet, déjà dans sa constitution passive dans la sensibilité, est un objet toujours à distance,

toujours seulement visé, son sens reste toujours inachevé, il demeure, même à des niveaux

ultérieurs, toujours à faire. Comme l’explique Husserl dans la Krisis, on ne possède jamais

la chose comme quelque chose d’effectivement « vue » et c’est parce qu’elle ne se donne

jamais définitivement que son sens est « continuellement en mouvement », qu’elle est

« l’unité d’une diversité ouvertement infinie d’expériences et de choses d’expérience396 »,

expériences dans lesquelles elle pourra être objectivée avec de nouveaux sens. Ainsi, cette

distance qu’il y a dans tout rapport aux objets renvoie au fait que le monde est toujours

habité par une relative indétermination, et c’est cette indétermination qui permet un

« contact actif », où il y encore « initiative » et « action », pour prendre les mots de 394 cf. De la synthèse passive, p. 105. 395 « […] je puis également transformer les choses de façon créatrice, les employer actuellement à des fins

pour lesquelles elles sont utiles » Idées II. p. 301. Sur la constitution de l’objet, au-dessus de l’objet sensible, par des actes d’évaluation, de désirs ou pratiques : Idées II, p. 263-265, 276-277, 298. Cette constitution du monde pratique du monde environnant est bien entendu une tâche intersubjective, accomplie en communauté. Ibid., p. 273 sq. Pour une description de ce travail communautaire, où la teneur pratique du concept de constitution est pleinement prise en compte : Jean Vioulac, Science et révolution, Recherches sur Marx, Husserl et la phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 163-186.

396 Krisis, p. 187.

Page 142: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

135

Blanchot : « Le “réel” est ce avec quoi notre relation est toujours vivante et qui nous laisse

toujours l’initiative, s’adressant en nous à ce pouvoir de commencer, cette libre

communication avec le commencement qui est nous-mêmes397 ».

L’image, on le sait, suspend les intérêts pratiques (le marteau peint n’est plus

utilisable comme marteau), mais cette suspension des intérêts pratiques n’est, on le

comprend maintenant, que la pointe d’une suspension plus radicale du rapport que l’on

entretient aux objets du monde. Cette non-maniabilité de l’image fait en effet signe vers cet

étrange pouvoir qu’elle détient d’échapper à ma chair, à sa possibilité de faire varier le

cours perceptif en s’approchant ou s’éloignant d’elle. On comprend que l’image, parce

qu’elle se confond avec son apparaître, est un objet sans horizon, et qui en ce sens

n’esquisse aucune potentialité pour mon ego398. Il semble impossible de la déterminer

davantage, de participer à la formation de son sens : elle est donnée sans lacune et pour

cette raison même, nous est infiniment lointaine, inaccessible399. Que Marc Richir, pour

désigner ce que serait une chose qui serait une pure apparition, dont le sens d’être ne

pourrait être déterminé davantage, parle d’un « monde de spectres » ne doit pas nous

397 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 343, et aussi p. 29. 398 Walter Hopp, dans un article de 2017, trace comme nous un lien entre la question des horizons et la

neutralité propre à l’essence de l’image. Cependant, pour lui, la neutralité de l’image tient du caractère conflictuel des horizons du sujet-image (qu’il tend à confondre avec l’objet-image) et de ceux de l’environnement. Walter Hopp, « Image Consciousness and the Horizonal Structure of Perception », Midwest Studies in Philosophy, vol. 41 (2017), p. 147. S’il décrit avec justesse en quoi le déploiement des horizons de la chose-image par le mouvement de mon corps n’influence pas la donation de l’objet-image, il n’en conclut pas que l’objet-image est précisément un objet sans horizon, et que sa neutralité tient de cette absence d’horizon.

399 C’est ici que la distinction que nous avions opérée entre la neutralité propre à l’image et celle qui entre en jeu dans l’épochè prend tout son sens : alors que l’image nous contraint à la non-positionnalité, la modification de neutralité mise en œuvre par le phénoménologue est une décision, et relève en cela d’un acte libre. L’image semble être de ce genre d’objet qui, pour prendre les mots de Husserl, « ne nous donne absolument pas la possibilité d’une position ». Phantasia no20 (1921/24), p. 539. La différence entre le vécu de la neutralité dans ces deux expériences tient notamment au fait – capital – que dans le cas de la réduction, il y a une division du moi (Ich-spaltung), et que les vécus neutralisés sont observés par un spectateur, le phénoménologue, qui lui ne suspend pas toute sphère d’être : ce sont les positions propres à l’attitude naturelle, donc les positions concernant l’existence du monde naturel qui sont suspendues, mais cette suspension permet justement de poser la sphère de la conscience, et d’y rapporter les phénomènes comme le résultat de son travail de constitution. Méditations cartésiennes, p. 79-80 ; Philosophie première, tome 2, p. 156 sq. Pour une description de la neutralisation comme un acte qui reste soumis à la juridiction de la raison, cf. Marie-Hélène Desmeules, De la description à la prescription. Recherches pour une phénoménologie de la normativité à partir de l’œuvre de Husserl, thèse en cotutelle (Paris-Sorbonne, Université Laval), 2017, p. 253-256.

Page 143: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

136

étonner : l’image est cette chose dans le monde qui a conservé l’insaisissabilité du

fantôme400.

Aussi, c’est peut-être à l’objet-image qu’il faut penser quand Husserl évoque ce

« noir absolu de l’intentionnalité » que serait un présent sans horizon, un présent suspendu,

qui n’ouvre pas sur un futur401. Parler de l’objet-image comme une apparition qui, prise

pour elle-même, échappe au régime intentionnel de la perception est évidemment une thèse

lourde, que Husserl n’a jamais proposée, s’arrêtant, à notre connaissance, à mentionner

qu’elle ne peut être posée comme un objet au sein de la nature402. Cependant, pour peu que

l’on soit sensible à la description de la constitution des objets sensibles, la caractérisation

de l’image comme un fantôme inchangé, avec ce que cela implique sur son (a)temporalité

et son (a)spatialité, nous conduit à comprendre la neutralité essentielle de l’image comme

liée au fait qu’elle court-circuite les opérations propres à l’intentionnalité perceptive, et que

c’est pour cette raison qu’elle ne peut être perçue au sens plein (wahrgenommen). Mais si

elle ne peut être perçue, si autrement dit elle résiste à toute forme d’intégration à la

constitution du monde sensible, elle apparaît bien tout de même. À défaut de pouvoir

défendre ici cette thèse de la nature non-intentionnelle de l’image à partir du corpus

husserlien, ce qui dépasserait largement la visée de ce travail, nous souhaiterions quand

même, pour finir, nous pencher sur certaines expériences de l’image qui semblent donner, à

défaut d’une légitimité exégétique, une légitimité descriptive à une telle approche de

l’image.

3. De l’ambiguïté de l’image

Jusqu’à maintenant, nous avons expliqué en quoi l’image ne pouvait être constituée en

objet sensible. Ce parcours s’est accompli à la négative, notre geste fut en effet de faire

valoir ce qui, dans la genèse de la chose sensible, manquait à l’image. C’est bien la seule

possibilité que nous avions, Husserl n’ayant pas lui-même explicitement détaillé pourquoi

l’image ne pouvait faire l’objet d’un acte positionnel. Cependant, dans cette description,

certains caractères propres à l’apparition de l’image elle-même se sont esquissés, et

400 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 55. 401 « Le futur doit-il se dévoiler ? Doit-il toujours y avoir un présent ? La question est de savoir si le présent

ne peut se réduire à un parfait horizon vide (le noir absolu de l’intentionnalité). » De la synthèse passive, p. 411.

402 cf. 2.3 de ce chapitre.

Page 144: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

137

notamment le fait qu’elle n’existe pas dans le temps de ma conscience, ni dans l’espace

qu’occupe mon corps. Ainsi, nos considérations (que l’on pourrait qualifier d’ordre

génétique) sur l’impossibilité de constituer l’image nous fournissent également des

éléments pour approcher sa phénoménalité propre. Cela devrait nous permettre de mieux

cerner le rôle qu’elle joue dans le passage en quasi-perception lorsque l’image fait l’objet

d’une phantasia perceptive, mais aussi de comprendre pourquoi ce passage ne s’accomplit

pas forcément, et décrire, le plus précisément qu’il nous le sera possible, l’expérience

énigmatique et fuyante qui s’en suit. Dans ce travail descriptif, nous convoquerons Husserl,

lorsque cela s’avérera possible, mais aussi Marc Richir et Maurice Blanchot, dont les

phénoménologies de l’image déploient, nous semble-t-il, des possibilités restées latentes

chez Husserl403.

3.1 La phantasia perceptive comme réappropriation

L’énigme de la phantasia perceptive tient comme on le sait à ce qu’une perception dirigée

sur un objet sensible (la chose-image) se transforme à même cet objet en une aperception

de phantasia, que des sensations deviennent, sans perdre leur plénitude intuitive, des

phantasmata, qui forment le contenu d’appréhension d’une quasi-perception. Nous avons

vu dans le chapitre précédent que ce changement d’appréhension tenait au dédoublement de

la conscience en un moi-de-phantasia, mais encore faut-il comprendre ce qui motive ce

dédoublement, qui manifestement ne se produit pas lorsque nous percevons des objets

sensibles « normaux ».

Comme nous l’avons décrit, la temporalité et la spatialité de l’objet-image a pour

spécificité d’interrompre le cours perceptif. D’une part, l’image n’est pas un objet qui est

403 C’est le cas explicitement chez Marc Richir, qui a développé toute une phénoménologie de l’imagination

et de la phantasia à partir d’une lecture exigeante et inspirée des manuscrits de Husserl, lecture à laquelle nous nous sommes référés plusieurs fois dans ce chapitre, et les précédents. Sa phénoménologie esthétique, pour sa part, a des racines husserliennes, et des inspirations merleau-pontiennes. Dans le cas de Blanchot, il existe également une filiation, bien que moins directe, à Husserl, d’une part par Sartre et son idée, héritée de Husserl, de l’existence purement intentionnelle de l’image qui sera importante pour Blanchot : comme nous le verrons, Blanchot veut justement faire droit à l’intransitivité de l’image, lui restaurer une forme d’opacité. Et d’autre part, via Lévinas et Fink. En effet, le texte auquel nous nous référons le plus souvent – « Les deux versions de l’imaginaire » – est très proche des réflexions sur l’image de Lévinas livrées dans « La réalité et son ombre », un texte qui se veut une critique de la conception de l’« image-fenêtre » développée par Fink et Husserl. Sur le rapport de Blanchot à Sartre et Lévinas : Anne-Lise Schulte Nordholt, Maurice Blanchot, L’écriture comme expérience du dehors, Genève, Librairie Droz, 1995, p. 193-218.

Page 145: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

138

perçu par « l’organe » du percevoir qu’est ma chair : je la vois avec mes yeux, mais pas

comme un objet qui fait partie de l’espace déployé à partir du point-zéro qu’est mon corps,

que je pourrais par exemple atteindre. D’autre part, l’image, parce qu’elle ne dure pas, n’est

pas un objet qui se constitue dans le flux de mes vécus, je ne peux dire qu’elle apparaît dans

mon présent. En effet, chaque nouvelle impression chez Husserl, comme on l’a expliqué

dans notre deuxième chapitre, n’apparaît comme « maintenant » qu’en vertu de son

inscription dans la durée temporelle, c’est-à-dire dans son rapport aux rétentions et aux

protentions ; la nouveauté de chaque maintenant apparaît par sa différence avec ce qui n’est

plus présent. L’image échappe à ce mode de temporalisation, et de la même façon qu’elle

apparaît n’être nulle part, dans son indifférence à la spatialisation opérée par ma chair, elle

n’est pas non plus « maintenant », ni par ailleurs passée.

On comprend donc que l’image apparaît pour la conscience comme un objet qui ne

peut être appropriée comme l’un de ses vécus, quelque chose qui semble venir d’ailleurs.

Si, en ce sens, l’image provoque une sortie de l’attitude de l’expérience, c’est parce que son

apparition est désancrée des vécus de ce moi de l’expérience, qu’elle n’en fait pas partie.

C’est bien ce que Husserl semble affirmer lorsqu’il explique dans un manuscrit de 1914-

1915 que le sujet qui regarde la chose-image doit être distingué de celui qui regarde l’objet-

image :

En premier lieu je suis Moi effectivement réel, avec le corps vivant effectivement réel dans le monde effectivement réel, de la manière dont tout cela est constitué dans des vécus originairement donateurs ; de cela relève, en deuxième lieu, que je suis sujet de la présentification en image, que, parmi mes apparitions normales de perception, j’ai aussi l’“image pour”, l’apparition perceptive qui n’est pas apparition de perception, mais qui bien que perception, est modification d’une telle perception. À l’apparition que j’ai appartiennent aussi les champs sensibles que j’ai, etc.404.

Ce que l’on a appelé la phantasia perceptive peut dès lors être décrit comme une

réappropriation de cette apparition insaisissable, comme le travail de retrouver le vécu

qu’elle implique intentionnellement sans le figurer, ce qui correspond à accéder à un

troisième « moi ». C’est ce que Husserl explique dans la suite du passage :

404 Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, p. 302. Nous reprenons, en la modifiant légèrement, la

traduction que Richir propose de ce passage dans Phénoménologie en esquisses, p. 139. Nous remercions vivement István Fazakas d’avoir porté ce manuscrit à notre attention.

Page 146: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

139

En troisième lieu, dans la mesure où l’image est “image-pour”, est présentifié en image un paysage, et son corrélativement présentifiés une certaine suite d’apparition, un certain aspect de ce paysage, certains champs sensibles de même genre que ceux qui sont sentis (pareils ou semblables), un sujet qui en relève, avec un corps vivant405.

Retrouver « pour qui » est l’image, consiste à (quasi)-poser un autre sujet, le moi-de-

phantasia, pour qui cette apparition peut être vécue (ou plutôt, « quasi-vécue »). En effet,

comme on l’a vu, la phantasia perceptive implique de « trouver » l’accès à ce point

infigurable et flottant pour lequel les objets figurés apparaissent, qui ne correspond à aucun

lieu dans l’espace physique, autrement dit, à retrouver le vécu de quasi-perception que toute

image inclut intentionnellement, pour voir le sujet-image dans l’objet-image. Alors, comme

on l’a vu, « le présentifié se glisse dans ce qui est présent406 », le sujet-image est vu et vit

directement à même les formes.

Il s’agit ici en quelque sorte du chemin inverse que celui de m’imaginer ce que

serait de voir le monde depuis un autre point de vue. Dans le cas de la présentification du

vécu d’une autre conscience incarnée, je ne peux évidemment me défaire du lieu qu’occupe

mon corps et voir ce qu’il perçoit au présent, et par conséquent le vécu perceptif d’autrui ne

peut faire l’objet que d’une phantasia reproductive qui demande un effort dans la mesure

où ce qui s’impose, c’est bien la perception que j’ai des objets depuis mon point de vue

actuel, et malgré cet effort il m’est impossible de m’imaginer la durée de cette perception,

chaque apparition de phantasia que je forme s’évanouit aussitôt. Dans le cas de l’image

cependant, et c’est ici que l’on peut prendre la mesure de la fonction de l’objet-image, ce

qui m’apparaît est d’entrée de jeu quelque chose qui ne peut appartenir à mes vécus, qui n’a

pas en ce sens la force de conviction propre à la réalité. Ainsi, en rompant le temps et

l’espace de ma perception actuelle, l’objet-image désancre la perception de mon corps doté

d’une position spatio-temporelle déterminée et du temps de ma conscience, et c’est par ce

désancrage que je peux sentir ailleurs, vivre un vécu de perception qui n’est pas le mien407.

405 Ibid. 406 Phantasia no15 (1912), p. 371 407 « [...] dans le tableau peint, c’est quelque chose de la Leiblichkeit indéterminée de l’artiste qui s’expose,

en Darstellung intuitive, à l’aperception du spectateur, aperception qui ne sera précisément esthétique que si elle “mobilise” elle-même sa Leiblichkeit indéterminée, en court-circuit de ce qui la détermine factuellement et empiriquement (c'est-à-dire de sa corporéité-chose, de sa Körperlichkeit). » Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 261. Nos analyses doivent beaucoup à la description de cette « chair de phantasia » de l’artiste éveillée par le tableau. Cependant, à notre sens, Marc Richir n’investigue pas

Page 147: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

140

3.2 Liberté et image

Le court-circuit de l’intentionnalité perceptive par l’objet-image peut en ce sens être

compris comme une opportunité de libération, celle de mon attachement inévitable à un

corps empirique, doté d’une position spatio-temporelle déterminée et non

interchangeable408. En effet, dans la phantasia perceptive, ma chair, en tant qu’organe du

sentir, se détache de mon corps et se met au service de la perception du monde mis en

image. C’est ce que Husserl décrit très bien dans ce même manuscrit de 1914-1915, en

expliquant que dans la perception d’une image, les kinesthèses réelles de mon corps

empirique (essentiellement mes mouvements oculaires) sont elles aussi vécues de façon

modifiée, comme celles d’une « chair de phantasia » (Phantasieleib) :

Je suis le moi effectif et j’ai devant moi un tableau sur le mur que je contemple. J’accomplis l’imagination (die fingierenden Akte), je contemple le paysage idéal plutôt que la chose sur le mur ; et là, je bouge mes yeux et rend explicite (vollziehen Explikationen), mais je suis en même temps dans la phantasia, et dans le paysage idéal, je me déplace comme si j’en étais les yeux « idéaux », j’accomplis une contemplation idealiter. […] Je bouge effectivement mes yeux (comme je peux le dire par la réflexion et dans l’appréhension de la perception de ma chair), mais quand je vis dans la conscience d’image, je bouge certes mes yeux, mais dans ce mouvement se figure un mouvement oculaire en phantasia. […] Vivre une apparition comme une image exige de tout vivre de façon modifiée, incluant les sensations kinesthésiques409.

Autrement dit, les changements dans l’apparition du monde mis en image – par exemple,

dans Wivenhoe Park de Constable, je vois d’abord les vaches qui broutent pour ensuite

longer la clôture et suivre le cours d’eau – sont vécus comme corrélés aux mouvements

d’une chair de phantasia non figurée. Ces mouvements, tout minimaux soient-ils, de la

chair de phantasia ça et là dans le monde de l’œuvre est suscité par des mouvements

oculaires réels, voire mon rapprochement ou mon éloignement du tableau, de telle sorte que

mes kinesthèses ne sont plus vécues seulement comme celles de mon corps empirique, mais

aussi comme celles d’une chair flottante et indéterminée.

suffisamment comment cette mise hors circuit du corps empirique est opéré dans le cas de la phantasia perceptive avec support physique, ce qui n’est, tout compte fait, ni étonnant ni choquant, dans la mesure où le phénomène de l’image avec support physique est essentiellement pour lui un moyen de s’approcher du champ de la phantasia.

408 « Le champ spatial, ou l’ensemble des points de l’espace, où mon « ici » s’est trouvé au cours du temps, est limité (beschränkt). À chaque moment je suis quelque part, et dans le passé, je ne fus pas partout. » Zur phänomenologie der Intersubjektivität, p. 294. Nous traduisons.

409 Zur phänomenologie der Intersubjektivität, p. 292-293. Nous traduisons.

Page 148: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

141

Ce désancrage des kinesthèses hors de mon corps empirique est, on le comprend, à

la fois une restriction et une extension de mes possibilités. D’un côté, l’image m’arrache

aux potentialités de mon corps empirique, ou plutôt, les rends inessentielles, le mouvement

de mon corps ne pouvant pas changer l’apparaître de l’objet-image lui-même. Mais on ne

peut pas dire simplement que cette liberté qui m’est soutirée au niveau de l’objet-image

(qui correspond au « deuxième » sujet) est regagnée dans le monde figuré, celui du

troisième sujet, dans la mesure où là aussi, les objets qui sont figurés ne me sont visibles

que sous un certain aspect, et mes mouvements ne sont pas corrélatifs d’une modification

de leur apparaître. L’absence d’horizon de l’objet-image, dû à son statisme, se transpose,

dans le sujet-image, sous la forme d’un horizon inaccessible ou inparcourable. En ce sens,

on comprend pourquoi la fixité ou l’immuabilité de l’image participe de la formation de

l’attitude esthétique, où il s’agit, comme on l’a vu, de se contenter de ce qui est montré dans

l’image, sans chercher à voir davantage, et l’on reconnaît ici les racines

phénoménologiques de l’idée selon laquelle l’image nous incite à suspendre notre activité,

à nous arrêter devant elle et la contempler410.

Mais, de l’autre côté, il faut souligner qu’accomplir une phantasia perceptive exige

quelque chose du spectateur, d’où sa fragilité, mais nous y viendrons. Comme l’exemple

des kinesthèses en phantasia le laisse déjà pressentir, m’approprier les vécus présentifiés

par l’artiste n’a rien d’un simple abandon, d’une pure réceptivité. Il semble bien y avoir une

forme de spontanéité dans la phantasia perceptive, mais celle-ci ne relève pas de celle que

j’ai dans l’expérience, et si Husserl compare comment la réalité effective s’impose à nous

à la façon dont les fictions artistiques nous contraignent, c’est pour préciser aussitôt qu’il ne

s’agit que d’une analogie, et que nous devons accepter l’une et l’autre, certes à la manière

d’une contrainte, mais « pas tout à fait de la même manière.411 »

Nous proposons ici de considérer l’interruption du cours perceptif accomplie par

l’objet-image dans toutes ses implications – ce que Husserl lui-même n’a pas fait. On n’a 410 Par exemple, chez Kant : « Nous nous attardons dans la contemplation du beau, parce que cette

contemplation se fortifie et se reproduit elle-même – attitude qui est analogue (sans toutefois être identique) à la manière dont notre esprit s'attarde quand quelque chose d'attrayant dans la représentation de l'objet éveille l'attention de manière répétée, en laissant l'esprit (Gemüt) passif. » Critique de la faculté de juger, p. 201 (§ 12). « […] le goût exprimé vis-à-vis du beau suppose et maintient l'esprit dans un état de tranquille contemplation. » Ibid., p. 228 (§ 24).

411 Phantasia no18 (1918), p. 489.

Page 149: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

142

pas seulement avec l’image un objet qui ne fait pas partie de la « nature normale », mais

aussi un objet qui brise la spatialisation et la temporalisation propre à l’expérience,

spatialisation et temporalisation, on l’a vu, qui vont dans le sens d’une recherche d’une

donation plus parfaite de l’objet, et qui prend la forme d’une synthèse, où chaque nouvelle

apparition, corrélée à un état kinesthésique, s’ajointe aux précédentes et prépare les

suivantes. Ainsi, la libération de mon corps empirique est une suspension de l’attitude de

l’expérience qui n’a pas seulement pour résultat que ce qui m’apparaît n’est pas posé

comme existant. Ou plutôt, cette suspension de la question de l’existence doit être prise

dans un sens radical, et surtout, ne plus être décrite de manière seulement négative : dans ce

monde de phantasia où tout m’apparaît de manière flottante, suspendu quant à son être,

c’est précisément une autre manière de vivre le temps et l’espace qui fait jour, une manière

de vivre le temps et l’espace qui n’est pas soumise à la dynamique épistémologique, celle

d’une détermination progressive de la chose.

3.3 Kinesthèses, tension et rythmes

L’erreur de Husserl fut sans doute de concevoir l’espace du moi-de-phantasia (le troisième

sujet, quasi-percevant) comme un espace articulé de la même façon que l’espace physique,

et son système kinesthésique sur le modèle du corps empirique, et ce, malgré son insistance

sur le fait que le moi-de-phantasia n’est pas le moi empirique qui aurait été posé dans le

monde imaginaire412. La conséquence en est que les kinesthèses du spectateur (le moi

effectif), lorsqu’il les décrit, se voient transposées tel quel dans le champ pictural : le

déplacement de mes yeux effectifs sur la toile devient simplement un déplacement des yeux

412 Par exemple : « L’image est une “vue” sur un paysage. Il ne s’agit pas d’une apparition unique, mais

d’une unité, qui est constituée dans le cours des diverses apparitions, une unité tout comme l’est la “vue” d’une montagne, depuis une fenêtre. Je regarde ça et là avec mes yeux, avec une certaine diversité positions de regard (Blickstellungen), et je gagne par là un aspect du visible depuis un certain point de vue. » Zur phänomenologie der Intersubjektivität, p. 291. Cela tient au privilège, vraisemblablement illégitime, du régime intentionnel de la perception dans la phénoménologie husserlienne. Mais il faut préciser, à la défense de Husserl, que la production picturale depuis la Renaissance jusqu’à l’époque où il écrit est dominée par le paradigme de la perception sensible, que l’on pense à la composition en plans, à la perspective avec un ou deux points de fuite, à la perspective aérienne, etc. On peut rappeler la définition célèbre de la peinture par Alberti, conscient qu’évoquer ce lieu commun de l’histoire de l’art revient à brosser un tableau très grossier de l’art classique : la peinture « s'efforce de représenter les choses visibles », elle « est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l'histoire » Leon Battista Alberti, La peinture, trad. T. Golsenne et B. Prévost, Paris, Seuil, 2004, p. 83 (I, 19). La méprise consistant à comprendre l’espace du moi-de-phantasia sur le même modèle que l’espace physique est d’autant plus inévitable qu’elle est en accord avec la façon dont plusieurs artistes comprennent leur propre travail, et a fortiori, aux expériences perceptives que leurs œuvres suscitent.

Page 150: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

143

du moi-de-phantasia entre les objets figurés, et c’est bien, de ce point de vue, la seule

kinesthèse qui pourrait se transposer dans le champ de la phantasia, dans la mesure où,

comme on le sait, on ne peut faire varier les aspects des objets figurés, en s’en approchant

ou les contournant : on serait devant le monde de phantasia comme des spectateurs

contraint à l’immobilité, un peu comme Ulysse immobilisé sur le mât du navire, qui, devant

le spectacle d’une insoutenable beauté, ne peut que mouvoir ses yeux, à distance413.

En va-t-il cependant ainsi ? Lorsque, devant par exemple Vue de Collioure de

Derain, je sens, dans les interstices blancs, l’air qui fait ondoyer les herbes folles au premier

plan, pour ensuite parcourir par sauts la mosaïque des toits brûlants de la lumière du soleil,

m’arrêter sur la petite figure immobile près de l’église, pour finalement me perdre dans la

profondeur du bleu de la mer, ce ne sont pas que des kinesthèses oculaires qui sont en jeu.

Je sens des mouvements de chutes, des accélérations, des tensions, comme si parfois je me

penchais sur un objet avec sollicitude, en éprouvais la charge, ou m’engouffrais dans un

espace vide comme sous le pouvoir d’un appel d’air, etc. Ainsi, la chair qui perçoit l’œuvre,

celle du moi-de-phantasia, est une chair indéterminée au sens où le mouvement de mon

regard effectif éveille des kinesthèses qui ne sont pas clairement distribuées dans les

différents membres d’un corps physique, ni même, à proprement parler, dans les différents

sens (tactile ou visuel). La chair de phantasia est quelque chose comme un « point-zéro »

d’orientation, non seulement flottant et parfaitement mobile (il peut se déplacer à son gré,

par « sauts » dans l’espace pictural), mais aussi sans corporéité définie, ce qu’on pourrait,

en termes merleau-pontiens, comprendre comme une absence de « schéma corporel »

déterminé414. Et de fait, dans le tableau, certains objets arrêtent mon mouvement (qui n’est

ni simplement celui des yeux, ni non plus celui d’un corps qui marcherait), le regard glisse

le long des formes comme s’il chutait ou les caressait, le contraste entre deux couleurs peut

être éprouvé comme un effet de balancier, l’hésitation du regard au sommet d’une ligne

comme un équilibre précaire, et la tension entre deux masses comme l’effort d’écarter deux

objets dans la réalité : la difficulté de parler des kinesthèses du regard du spectateur en

termes de mouvement de membres déterminés une fois dans le champ de phantasia est

413 Nous tenons évidemment cette comparaison entre l’attitude esthétique comme passivité devant le monde

fictif et l’épisode de l’Odyssée d’Adorno. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialectic of Enlightenment, Philosophical Fragments, Stanford, Stanford University Press, 2002, p. 27-28.

414 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, dans Œuvres, p. 777 sq.

Page 151: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

144

manifeste, et non sans cause. Nous ne faisons finalement ici que pousser plus loin ce que

Husserl reconnaît déjà, à savoir que le moi-de-phantasia corrélé à l’œuvre est parfaitement

indéterminé, sur le plan de la configuration de sa chair, de sa « personnalité », de sa

disposition affective, et ne se détermine partiellement – et sans doute de façon toujours

éphémère – que dans le processus de regarder le monde d’image comme tel415.

En ce sens, cet éveil des kinesthèses du moi-de-phantasia par les mouvements de

mon corps effectif n’est pas à comprendre comme une forme de copie en miroir, sur le

modèle par exemple de l’éveil en moi des kinesthèses par le mouvement d’autrui, éveil qui

passe par la médiation d’une représentation de son corps et du mien, et de leur analogie416.

Ce qui, des kinesthèses du moi effectif, se transpose au niveau de la phantasia, ne relève

pas des kinesthèses de mon corps doté de membres, de ces kinesthèses qui constituent

l’espace physique et sont corollaires à la modification des aspects des objets. Il faut en

effet, et ce, avec Husserl, constater que les kinesthèses, outre cette corrélation entre les

esquisses et mouvements de mon corps empirique dans l’espace, sont définies par une

certaine sensation de tensions ou de forces417. Ce qui est intéressant pour nous, c’est que

cette tension n’est pas seulement celle de la préhension des objets dans un rapport par

exemple pratique – ce qui implique en effet déjà la constitution du monde spatio-temporel–,

mais concerne également la sphère purement visuelle. La tension des kinesthèses

correspond à différents rythmes, ou tempi dans lequel est saisi le divers intuitif : « Le divers

415 « Il est impossible que le je corrélé à l’image soit moi empirique. Ce serait une jolie perturbation du

monde allemand ou du monde saint qui est représenté, un joli anachronisme. C’est en effet un pur moi-de-phantasia, avec une chair indéterminée, une personnalité indéterminée, qui se détermine seulement par l’acte de contemplation, par l’attention, par la possession de l’aspect, le vécu qui est éveillé par l’artiste au moyen de l’image. Ce je est indéterminé, tout comme l’objet de phantasia est indéterminé, et possède une détermination seulement pour certains côtés – tellement indéterminé que l’on ne peut se poser la question de leur manière les plus proches. De la même façon, je ne peux me demander quelle est la chair du spectateur de l’image, etc. » Zur phänomenologie der Intersubjektivität, p. 300-301. Traduction libre.

416Méditations cartésiennes, p. 161-169. Husserl, dans les manuscrits sur l’intersubjectivité que nous avons cités, en vient cependant à dépasser cette conception de l’empathie comme médiatisée par une analogie entre mon corps et celui de l’autre corps, comme l’explique Marc Richir (Phénoménologie en esquisses, p. 143-150.) Il n’en reste pas moins que, dans le cas de l’empathie, c’est à travers la perception des mouvements du corps empirique d’autrui que j’ « appréhende du dedans » le vécu d’autrui.

417 Die Lebenswelt (Appendice XXX, 1931), p. 396-397.

Page 152: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

145

peut être parcouru […] dans des tempi très différents. Et toujours selon le tempo, la tension

de force est aussi différente418. »

Dans la transposition des kinesthèses des yeux empiriques dans le corps de

phantasia, il semble que ce soit essentiellement cette dimension rythmique – dont le sens

doit encore être précisée –qui soit conservée, dimension qui, à notre sens, est indépendante

de la distribution des kinesthèses dans des membres corporels bien déterminés. Autrement

dit, c’est le rythme dans le parcours effectif de mes yeux sur les formes et les objets figurés

qui éveille les vécus de la chair de phantasia, qui elle-même est une chair sans incarnation

corporelle, et en ce sens, purement « proprioceptive », qui sent les tensions, les forces, les

contrastes, et leur rupture en termes de chutes, de ralentissements, mais sans que ces

sensations soient localisées dans des membres. Ces kinesthèses de tensions, si elles ne

changent pas les aspects de la chose – ce qui implique un monde corporel et un corps

empirique qui puisse s’y déplacer –, modifient le rythme selon lequel je les appréhende.

C’est le rythme selon lequel le regard de mon moi effectif court sur la surface du tableau et

suit les formes, et met en relation les masses de couleurs les unes avec les autres, qui

permettra quelque chose comme une phantasia perceptive, où les objets figurés prennent

vie à même les formes et les couleurs du tableau, plutôt qu’être visés en dehors de lui (que

ce soit avec ou sans remplissement intuitif). En se saisissant dans un certain rythme des

lignes, masses et couleurs qui composent l’image, c’est comme si l’on retrouvait le

mouvement – empirique (avec le pinceau ou le crayon) ou en phantasia (dans la formation

des images419) – qui a engendré les formes, quelque chose de l’ordre de leur gestation

418 Ibid., p. 398. traduction d’István Fazakas. Ce n’est pas la seule occurrence chez Husserl de l’idée d’un

tempo des kinesthèses : « Lorsque je réitère toujours (au tempo que je veux - il faudrait aussi réfléchir au problème du tempo dans le cas de la sphère visuelle!) la kinesthèse tactile […] » (Notes pour la constitution de l’espace, p. 50) Sur la dimension rythmique et charnelle dans l’expérience de l’image nous référons à notre article co-écrit avec István Fazakas, où nous avons chercher à fonder phénoménologiquement une telle thèse : « Le rythme du regard en peinture », Annales de phénoménologie, no. 18 (2019), p. 291-306.

419 Pour l’importance du mouvement dans la constitution des images, on peut consulter L’imaginaire de Sartre, qui parvient précisément à éviter une conception de l’image comme copie de la perception en expliquant que la « matière » de l’image est composée des mouvements (occulaires, qui « tracent » les formes dans « l’esprit »), des affects et du langage. Dans ce cadre, les kinesthèses sont ce qui extériorisent la figure, lui donne une forme visuelle, et l’on ressaisit après coup la figure en réeffectuant le mouvement (Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, p. 161). Par ailleurs, Sartre ajoute que les kinesthèses dans l’imaginaire n’ont pas à être complètes – « Une phase très petite du mouvement (par exemple une très légère contraction musculaire) peut suffire à représenter le mouvement tout entier » (p. 159) – ce que l’on peut comprendre, un peu comme nous le proposons, en disant que dans leur transposition en phantasia, les kinesthèses du corps empirique ne sont pas copiées en miroir, mais que c’est seulement la dimension de tension, ou de

Page 153: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

146

tremble sous leur immobilité. Ce parcours est un jeu, ou un mouvement, vers la figuration

dans la mesure où le parcours du moi-de-phantasia dans l’espace pictural est orienté, guidé

également par le sens des objets figurés – le regard ne glissera certainement pas de la même

manière sur une ligne si celle-ci la trace la courbe d’un nuage ou d’une hanche – et en

retour, c’est par ce parcours rythmique sur la surface que ces objets visés seulement selon

leur sens viendront habiter les formes, plutôt qu’être visés à l’extérieur d’eux. Le sujet-

image ne peut se constituer en l’objet-image – et non à l’extérieur de lui, par comparaison –

qu’en vertu de la spatialisation et de la temporalisation de la surface picturale par la chair

de phantasia.

La coupure de l’institution perceptive qu’opère l’objet-image, et le désancrage de

ma chair de mon corps empirique qui s’en suit ouvre donc à un autre mode de

temporalisation. Les kinesthèses de la chair de phantasia que j’éveille par mon corps

physique ne sont pas corrélées à une modification du cours des esquisses, et sont ainsi

libérées de la temporalité propre à la perception, temporalité uniforme, où, comme nous

l’avons vu, chaque maintenant est préparé par le tout juste passé. Le cours du temps n’est

plus celui de la synthèse continue dans laquelle la réalité du monde se confirme toujours

davantage, mais est rythmé par des fulgurances, des éclatements, des alanguissements qui

correspondent aux différentes tensions et forces des kinesthèses de la chair de phantasia, et

ce n’est pas incident que l’on parle de ce parcours des regards dans l’espace du tableau

comme une danse, avec ce que cela implique de spontanéité et de liberté420.

force qui est conservée, et qu’elle acquiert une figure, une amplitude, ou un tracé déterminé par la modification imaginaire qui en fait la kinesthèse du corps de phantasia.

420 Nous nous référons pour cette idée à Marc Richir, qui en offre de très belles descriptions : « Il n’y a peinture, pour le spectateur, que quand le regard flottant de celui-ci se met à danser entre plusieurs manières d’entrer dans l’espace du tableau, c'est-à-dire, entre plusieurs possibilités de se temporaliser de manière stable qui, pourtant, tout en se contrecarrant, ou plutôt tout en se contrepointant, se répondent harmoniquement les unes aux autres. Alors, la peinture apparaît pour ce qu’elle est proprement en tant que telle : l’art de faire coexister ensemble, dans le même espace, différents rythmes de temporalisation du regard ; c’est l’hésitation ou la danse de celui-ci entre plusieurs possibilités qui fait surgir proprement l’espace, qui fait la “vie” du tableau […] » Marc Richir, « Le travail de l’artiste à l’œuvre : visible ou invisible ? », dans Ratures et repentirs, éd. Bertrand Rougé, Publications de l'Université de Pau, 1996, p. 83. Nous nous inspirons évidemment de l’esthétique richirienne pour cette idée selon laquelle l’œuvre laisse place à une autre temporalité que celle de la perception, de même que pour l’idée selon laquelle la phantasia perceptive permet de sentir par mimesis (non spéculaire) la chair du peintre. (p. ex. Variations sur le sublime et le soi II, p. 140) À notre avis, cependant, Richir n’explique pas suffisamment ce qui rend possible une telle phantasia perceptive – sinon à en appeler à « l’art véritable » contre l’art illusoire – et l’idée selon laquelle l’œuvre a un Leib ou, autrement dit, une part infigurable, gagne à être complétée en

Page 154: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

147

Déjà en 1905, c’est une telle saisie vivifiante de l’image que Husserl décrivait, sans

avoir les moyens de la penser : « Pour nous rendre l’objet représenté, nous devons regarder

au-dedans de l’image ; nous devons trouver figuré l’objet en ce qui en elle est porteur de la

fonction d’image, et plus nous le saisissons avec vitalité, plus le sujet nous est vivant, nous

y est rendu intuitif, présentifié.421 » La beauté ou la magie de l’œuvre, c’est donc que dans

ce parcours libre dans l’espace qu’elle ouvre, où j’anime la surface en m’y en investissant

charnellement, les objets figurés deviennent vivants dans le tableau et que je sens, ou quasi-

sens par la chair de phantasia, le vécu de perception que l’artiste a présentifié dans

l’œuvre ; que je vois selon l’œuvre, donc selon les tensions et les lignes de force du tableau,

le monde qu’elle figure422. En ce sens, et en guise de complément à notre description de la

phantasia perceptive dans le précédent chapitre, on peut dire que voir une œuvre, c’est

répéter dans le parcours sur la toile l’acte ou les actes par lequel l’artiste a déposé en formes

et en couleurs une façon de voir et sentir, c’est reprendre à son compte le procès de

figuration, et dans le jeu entre les formes, en entr’apercevoir fugacement l’origine423.

comprenant de quelle sorte de Leib il s’agit. D’où l’intérêt à son notre sens de l’idée de kinesthèses de tensions, et de rythmes. Il devient alors possible de faire le pont entre l’idée d’une Einfühlung non spéculaire de la chair du peintre, et une temporalisation échappant à la perception.

421 Phantasia no 1 (1905), p. 76. 422 Cette idée de rythme peut rappeler l’esthétique de Maldiney où elle joue un rôle central, d’autant plus que

chez lui aussi, le rythme permet de retrouver une dimension processuelle dans l’œuvre, comprise non en terme de mouvement vers la figuration (qu’il tend à exclure de la signification artistique de l’œuvre), mais du mouvement qui a fait naître les formes. Par exemple : « La “dimension” formelle est la dimension suivant laquelle la forme se forme, c'est-à-dire sa dimension rythmique. » Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 213. Elle vaut également dans un cadre kantien pour comprendre quel type de régularité appréhende l’imagination, quelle forme d’unification du divers elle découvre. Cette dimension rythmique du sensible joue en effet en-deçà des formes de l’espace et du temps qui règlent la réception des phénomènes dans l’intuition et permettrait de comprendre pourquoi la forme esquissée par l’imagination ne peut être saisie par le biais d’un concept (ces derniers ayant prise sur les représentations que pour autant qu’elles sont spatio-temporelles). Pour cette lecture : cf. Eliane Escoubas, Imago Mundi, Topologie de l’art, Paris, Galilée, 1986, p. 64. Ajoutons que Kant explique que si les couleurs peuvent être dites belles – au-delà de leur caractère agréable – c’est parce qu’elles sont des vibrations de l’éther à une pulsion régulière, donc qu’elles sont éminemment rythmiques. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger. p. 203 (§ 14).

423 Cela implique de concevoir l’œuvre comme une forme d’idéalité, et sa perception comme une Nachstiftung. Sans développer ici cette idée, fascinante (nous le ferons brièvement en conclusion), nous en indiquons un des ancrages textuels qui rejoint, par la référence au jeu, cette idée d’un regard à la fois spontané et réglé : « Une objectivité fictive, en tant que fictum, une image, en tant qu’image, ont pour résultat un genre d’objectivité, idéelle, noématique : ce que le moi a, par jeu, confirmé de la sorte se laisse identifier dans la répétition du jeu et sous condition de maintien du sens constitué dans le jeu [….] » De la synthèse active, p. 25.

Page 155: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

148

3.4 Le voir et la ressemblance sans objet

Le statisme de l’image aurait pour possibilité d’interrompre l’institution perceptive et, avec

elle, la corrélation entre les kinesthèses de mon corps empirique et le flot des apparitions

sensibles, et ce que cela suppose d’une temporalité continue et uniforme. L’immobilité de

l’image, loin de pétrifier le regard, lui donnerait la possibilité de temporaliser autrement ce

qui apparaît, les kinesthèses du moi effectif se trouvant, une fois transposées dans la chair

du moi-de-phantasia, libérées de l’espace empirique. On comprend maintenant que si,

devant un paysage que je contemple, je dois le transformer en une image, l’immobiliser,

c’est précisément dans le but de me libérer du passage du temps empirique dans lequel

s’esquisse continûment le monde, et pouvoir le parcourir avec différents rythmes. L’image,

en interrompant le cours réglé de la perception, nous donne le temps de vivre le temps

autrement.

Encore faut-il savoir le prendre, et on peut se demander si le statisme de l’image est

toujours la brèche par laquelle d’autres modes de temporalisation (et de spatialisation)

peuvent survenir. Une forme de réalisme nous contraint à dire que ce ne sont pas toutes les

expériences de l’œuvre d’art qui peuvent être décrites en termes de phantasia perceptive, et

que cette fixité de l’image peut aussi devenir ce sur quoi le regard s’écrase et disparaît.

Nous souhaitons ici faire référence à une expérience très simple, dont la fugacité est égale à

la banalité, où le regard glisse sur la surface, sans que ce parcours brise l’immobilité de

l’image. Tout nous apparaît bien dans l’image, rien ne nous est soustrait, mais cette

visibilité ne peut plus être animée de l’intérieur par une chair. Normalement, nous passons

alors notre chemin, après tout, il y a tant d’autres œuvres à voir – mais que se passe-t-il si le

regard se prolonge, laisse le pouvoir de perturbation de l’image se répandre ?

Lorsque nous tombons dans la lune, comme le remarque Blanchot, on ne sait plus

vraiment ce que l’on voit, cette question même de l’identité de ce qui nous est donné à voir

est rendue indifférente. Le temps semble se suspendre, comme si notre regard était depuis

toujours accroché sur tel pan de visibilité, et ne pouvait s’en défaire que par une force

extérieure, celle du bruit qui nous sortira de notre torpeur, ou d’une pensée qui nous

rappelle soudainement au travail et au temps du monde. C’est alors, selon lui, que le monde

Page 156: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

149

s’est effondré dans son image424 , et de fait, il y a dans cet abandon au visible quelque chose

du regard qui se confronte à l’impassibilité de l’image. On pressent d’ores et déjà que la

difficulté de décrire une telle expérience est que le moi qui la vit y disparaît, précisément

qu’il ne pose rien, ne nie rien, mais ne fait que s’abandonner, captif, à ce qui est vu.

Cette expérience n’est donc pas celle de l’incompréhensibilité, dans laquelle on se

demande, par exemple devant les dessins de Bellmer ou, bien que d’une autre façon, devant

les tableaux de Gorky, ce que l’on voit exactement. Il y a plutôt une suspension de cette

question, de ce qu’elle implique de curiosité, de tentative – réussie ou non –

d’identification, comme si les catégories avec lesquelles on identifiait le réel étaient

devenues indifférentes, sans prises sur les apparences. On pourrait bien entendu, si l’on

nous demandait après coup de décrire un tableau – prenons le Paysage avec Orphée et

Eurydice de Poussin – répondre spontanément qu’il s’agit là d’une représentation figurait

une montagne, un lac, un viaduc, un homme, une lyre, etc. Mais dans le regard égaré sur

l’œuvre, cette question ne vaut plus, et si on sait confusément de quoi il s’agit, il semble

que tous les objets désormais sont dans un non-lieu entre, d’une part, leur statut de

représentant pour quelque chose d’autre (une figuration d’homme), et, d’autre part, leur

existence sur le tableau (une petite figurine sans profondeur). L’image n’a pas la teneur de

réalité des choses du monde, où chaque apparition est rivée à son sens objectif, et nous

apparaît bien en son statut d’apparence, mais sans vraiment que ce à quoi elle ressemble

nous soit clair, comme ce peut l’être dans la conscience de portrait où nous visons au-delà

d’elle l’objet dont elle est la copie, ou dans la phantasia perceptive, où l’objet figuré habite

les formes et les couleurs sur le tableau. On a, pour reprendre l’expression de Levinas, un

objet « sans dedans425 » au sens où l’apparition ne porte pas à l’apparaître autre chose

qu’elle, comme c’est le cas dans la perception du monde, et par ailleurs, sans un dehors

424 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, p. 343. Par ailleurs, si le monde peut devenir son image – au sens

de l’objet-image, c’est bien parce ce que ce à partir de quoi se forme la perception a la même fantomaticité que les images. Comme le souligne Annabelle Dufourcq, les fantômes sont une « strate de la constitution des choses, de toute chose, une couche recouverte par d’autres lorsque l’objet se confirme et se renforce, certes, mais qui peut également remonter à la surface n’importe quand et n’en est jamais très loin. » Annabelle Dufourcq, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, p. 199. On comprend ainsi que si l’effet captivant de l’objet-image peut contaminer ce qui l’entoure, c’est en motivant le désormaçage du travail de constitution, de façon à rendre tout objet à sa spectralité originaire. Concernant la part d’image qui est irréductible de toute perception, même à l’époque des Recherches logiques, cf. John Sallis, « Intentionnalité et imagination », p. 105.

425 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947, p. 84 et 87.

Page 157: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

150

auquel on pourrait la raccrocher comme en étant la simple copie. Sans posséder la

consistance d’une chose, à savoir, sa matérialité, tel qu’on la vise au-delà d’elle, ni le

pouvoir transitif d’une copie, l’image devient, pour prendre cette fois les mots de Blanchot,

quelque chose comme une pure « ressemblance qui n’a rien à quoi ressembler426 ».

Dans cette dissolution du sens objectif de ce qui est figuré et du rapport de

représentation, c’est notamment, on le voit, une question d’échelle qui est en jeu. Le regard

n’est ni celui du moi de l’expérience, qui voit une forme haute de quelques centimètres

couverte de pigments, ni celui du moi-de-phantasia, qui quasi-voit un homme peint à

travers les couleurs, mais un simple voir neutre pour lequel ce qui apparaît est désancré de

tout lieu, dépourvu de rapport d’orientation, de rapport d’échelle et de distance déterminée

avec son corps. L’image apparaît, bien que toute proche, comme collée à la rétine,

infiniment lointaine, inatteignable, précisément parce qu’elle est dans un espace sans

coordonnés, que le lieu depuis lequel je la vois s’est dissout, et avec lui, le sens des

distances. Mon regard est indifféremment partout sur la surface de l’image et nulle part,

dans la mesure où il m’est impossible de dire où je me situe par rapport à ce qui apparaît427.

On peut parler, avec Blanchot, d’une vision qui devient toucher, d’une vision dépourvue de

l’écart avec ce qu’elle voit :

Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter dans le contact la confusion. Voir signifie que cette séparation est devenue cependant rencontre. Mais qu’arrive-t-il quand ce qu’on voit, quoiqu’à distance, semble vous toucher par un contact saisissant, quand la manière de voir est une sorte de touche, quand voir est un contact à distance ? Quand ce qui est vu s’impose au regard, comme si le regard était saisi, touché, mis en contact avec l’apparence ? Non pas un contact actif, ce qu’il y a encore d’initiative et d’action dans un toucher véritable, mais le regard est entraîné, absorbé dans un mouvement immobile et un fond sans profondeur.428

L’écart dont parle Blanchot est précisément celui entre l’apparition, ce qui est donné, et

l’apparaissant visé, il correspond à l’opération par laquelle la conscience situe ce qui

426 « L’image d’un objet non seulement n’est pas le sens de cet objet et n’aide pas à sa compréhension, mais

tend à l’y soustraire en le maintenant dans l’immobilité d’une ressemblance qui n’a rien à quoi ressembler. » Maurice Blanchot, L’espace littéraire, p. 350. Voir aussi : Emmanuel Levinas, « La réalité et son ombre », dans Les Imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de Poche, 1984, p. 116-118.

427 Sur l’illocalisation du voir : Marc Richir, Fragments sur le temps et l’espace, Grenoble, Millon, 2006, p. 284. L’illocalisation du voir est génétiquement surpassée par la fixation du Körper en un lieu selon Richir, et c’est précisément cette fixation que l’image, à notre sens, fragilise.

428 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, p. 29.

Page 158: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

151

apparaît comme l’apparaître d’un objet situé en un point déterminé de l’espace. C’est par

cette opération qu’il est possible de se saisir de l’objet, de franchir la distance qui nous en

sépare. Dans la disparition de cet écart, celui de l’intentionnalité, le fantôme perceptif est

désancré de tout lieu. Alors, il n’apparaît plus comme l’objet d’un contact possible,

s’adressant à mes potentialités de préhension, mais flotte, insaisissable : le fantôme regagne

son pouvoir de hantise.

3.5 La disparition de la chair et l’anonymat de l’apparaître

Ce que nous tentons de décrire, on le comprendra, correspond à ce qui se produit lorsque le

regard s’arrête, ou retombe, sur l’objet-image. Si l’image apparaît comme une image,

figurant quelque chose, mais sans que l’on sache exactement quoi, c’est parce qu’il n’y a

pas un moi-de-phantasia par lequel les formes et les couleurs apparaissantes deviennent les

présentifications d’un vécu, ou dit plus simplement, parce que l’objet-image n’est plus

perçu dans un vécu de quasi-perception. Du point de vue que nous avons acquis par nos

considérations sur la phantasia perceptive, on comprend que l’on pourrait décrire une telle

expérience comme celle d’une figuration pour laquelle on a perdu le principe égoïque lui

donnant chair, d’une apparition anonyme, pour personne429. Ainsi, pour rendre compte de

ces quelques traits que nous avons soulevés, à savoir que l’image n’a aucun lieu – sa

hantise – et qu’elle n’est ni tout à fait une image, ni tout à fait un objet – une ressemblance

qui n’a rien à quoi ressembler –, c’est peut-être cette disparition du moi dans le vécu de

l’objet-image qu’il nous faut décrire plus précisément. Car l’épreuve de l’impossibilité de

saisir et poser l’objet-image ne peut laisser la conscience indemne, celle-ci, comme

l’expérience de tomber dans la lune en témoigne déjà, se perd dans ce qu’elle voit.

L’apparition de l’objet-image motive l’interruption du travail de constitution et c’est les

contrecoups de cette interruption sur le moi et son corps, cette capture de soi dans

l’apparence qu’il nous faut mieux comprendre pour saisir, au-delà de l’impossibilité à

constituer l’objet-image en un objet sensible, ce qui caractérise sa phénoménalisation.

429 Il faudrait voir, dans une perspective historique, comment l’écran produit également une apparition qui

trouble le travail de constitution de la conscience, voire, selon Vioulac, s’y substitue. Cf. Jean Vioulac, Approche de la criticité, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 254. À la différence de ce que nous tentons de décrire, il faut se rappeler que l’image de l’écran est en mouvement, ou que, dans le cas de l’ordinateur, ou du jeu vidéo, nous sommes appelés, en cliquant, à dérouler cette série d’images.

Page 159: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

152

D’une part, la non-appartenance de l’image à l’espace de mon corps a pour

conséquence que le regard sur elle n’est plus à proprement parler un regard, associé à un

certain nombre de kinesthèses : il ne reste qu’un voir, dissocié de toute chair qui lui

donnerait non seulement un lieu dans l’espace physique, mais aussi le sentiment d’être en

train de regarder. En effet, comme Husserl l’explique dans les Idées II, la spécificité de la

vision, par rapport au toucher, est qu’elle ne se sent pas elle-même en train de voir, qu’elle

est dépourvue originairement de réflexivité. Dans le toucher, je me sens toujours en même

temps que je sens l’objet, le tact s’apparaît à lui-même en touchant autre chose, dans ce que

Husserl appelle une double appréhension430. Cette apparition à soi, pour le champ sensible,

prend la forme de la localisation : je sens la table sur tel doigt, la chaleur de ma tasse sur le

dos de ma main, etc. La vision, par contraste, a lieu nulle part : je ne sens pas en effet les

couleurs au fond du globe oculaire, dans ces couleurs, je ne sens pas mon œil en train de

voir à la différence de lorsque j’éprouve la texture de ma peau en palpant un objet.

En ce sens, si la vision est malgré tout éprouvée comme étant mon regard, c’est par

son inscription dans le corps propre, qui est aussi dotée de fonction tactile. Ce que l’on voit

est toujours en rapport à notre corps par le biais du sens du toucher : c’est par le toucher

que s’est constitué le corps propre et les sensations kinesthésiques qui sont à l’œuvre dans

la vision sont localisées par le sens tactile (je sens cette main que je touche bouger, etc.431).

Cela ne signifie évidemment pas que je doive avoir une expérience tactile de tout ce que je

vois, mais que ces objets se donnent comme tangible, cette tangibilité reposant notamment

sur leur inscription dans le système de lieu déployé par mon corps qui détermine les

conditions pour qu’un tact soit possible432. Le voir à lui seul ne peut fournir le sentiment de

sa « mienneté », d’être mon fait, c’est en quelque sorte les objets, dans la mesure où ils

apparaissent dans une certaine orientation et distance par rapport à mon corps, qui me

rappellent que c’est bien moi, comme ego localisé dans une chair déterminée, qui vois.

Qu’en est-il alors lorsqu’un objet échappe radicalement aux opérations spatialisantes de ma

chair, s’offre comme essentiellement insaisissable, non tangible ? Y a-t-il encore quelque 430 Idées II, p. 207-210. Voir les analyses de Derrida de ce passage dans Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris,

Galilée, 2000, p. 193 sq. 431 Idées II, p. 214. Dans le même sens : Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, dans Œuvres, p. 1595. 432 « Toute chose que nous voyons est une chose tangible et, en tant que telle, renvoie à un rapport immédiat

au corps propre, mais non en raison de sa visibilité. Un sujet qui ne serait doté que de la vue ne pourrait avoir absolument aucun corps propre apparaissant » Idées II, p. 214

Page 160: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

153

chose comme une chair qui prend part à la perception et lui fournit le sentiment de sa

propre activité ?

Plutôt que de regarder l’apparition comme l’objet d’une saisie possible, ce qui

suppose la conscience de la distance entre le lieu qu’il occupe et le mien, le regard fait face

à un objet sans lieu en perdant lui-même sa situation, et du même coup, l’écart qui

l’empêche de se défaire dans ce qu’il voit, il est pour ainsi dire « touché » plutôt que

« touchant », d’où l’idée formulée par Blanchot d’un regard qui se perd lui-même en étant

mis en contact avec ce qu’il voit. On comprend ainsi que tout l’enjeu de poser des

kinesthèses pour le moi-de-phantasia, et des kinesthèses qui, comme on l’a suggéré dans ce

chapitre, sont des kinesthèses de tensions, de force (donc peut-être moins purement

visuelles que tactiles), est de donner au moi-de-phantasia quelque chose comme une chair,

une chair qui, même si elle n’est pas située de façon déterminée dans l’espace, et s’y

déplace de façon complètement anarchique, non-spatiale aurait-on envie de dire, se sent –

par des tensions, des forces – dans son activité de regarder433. Mais si le regard

s’immobilise sur la surface du tableau, que la chair de phantasia ne s’éveille pas par le

rythme du regard du moi empirique, alors c’est l’anonymat propre au voir qui refait surface,

la possibilité qui est propre au voir de s’autonomiser de l’organe de la perception qu’est la

chair, pour devenir le « voir » de personne, une vision sans lieu, hantée par son objet.

3.6 Représentation, figuration et absence de temps

Il ne faudrait pas conclure de l’impersonnalité propre au voir qui n’est pas accompagné de

dimension charnelle que ce regard n’est forcément pas vécu dans et par la conscience. Dans

le cercle noir d’un kaléidoscope, je vois une étoile qui vient de se former comme le résultat

d’un triangle dont les angles ont pivoté sur eux-mêmes, et pressens que cette étoile sera

imminemment soumise à une autre métamorphose, et même si ces formes se défont dans un

lieu non spatial, je peux tout de même dire que c’est moi qui les perçois, j’ai le souvenir

433 Selon Husserl, un corps qui serait dépourvu du sens du toucher ne pourrait être un corps propre (une

chair) dans la mesure elle ne pourrait s’auto-affecter. Idées II, p. 213-214. On peut se demander ce qu’il en est pour la chair de phantasia. Est-ce seulement la mienneté des sensations qui tombe, dans la mesure où le moi-de-phantasia est essentiellement un regard, qu’il n’a pas de sensations tactiles? Ou faut-il être plus radical, et dire que si le moi empirique, certes, ne « voit » que l’image, le moi-de-phantasia éveillé par les kinesthèses ne perçoit pas avec les yeux ni ne sent avec la peau, dans la mesure où il s’agit d’une chair sans champ sensoriel, plus archaïque (c’est ce que nous avons voulu convoquer avec cette idée de kinesthèses de tensions, qui est en deçà du tactile ou du visuel, s’appliquant d’ailleurs aussi bien à un champ qu’à l’autre.)

Page 161: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

154

d’avoir vu quelque chose, le présent renouvelle cette chose sous une autre figure, j’attends

quelque chose à venir et cette tension du flux temporel unifie les incessantes

transformations de ce qui apparaît pour en faire la transformation d’un même objet, visable.

Mais qu’en est-il si l’image ne dure pas ? Si chaque instant dans la perception de l’objet-

image répète à l’identique le précédent, de telle sorte que la simple tension vers le futur

(protention) s’anéantit, et que je ne sais plus exactement quand j’ai commencé à

regarder434 ? Chaque nouveau maintenant n’est pas vécu dans sa nouveauté, comme un

nouvel instant à la fois constitutif de la vie de ma conscience (intentionnalité longitudinale)

et de la donation de l’objet (intentionnalité transversale), de telle sorte que, comme nous

l’avons vu, la temporalisation de l’image échappe à la structure temporelle de la conscience

qui fait l’intimité de ses vécus. C’est bien en effet ce croisement entre intentionnalité

longitudinale et intentionnalité transversale qui permet de faire une perception mienne, de

pouvoir dire : j’ai perçu tel objet à tel moment temporel, et je peux m’en remémorer.

Que l’image n’apparaisse pas dans mon présent vivant, que l’écoulement même de

celui-ci se défasse si mon regard s’absorbe en elle, a pour conséquence que la distinction

entre réalité et imaginaire se résorbe. Nous avons vu que la différence entre la conscience

de réalité effective et l’imaginaire repose sur l’inscription du vécu dans le flux de la

conscience, la différence entre les types de présentation ou présentifications relève en

dernière instance d’une forme temporelle comme le souligne Alexander Schnell435. Dans le

cas de la perception, l’objet apparaît comme réel, car il apparaît au présent, dans l’horizon

des rétentions et des protentions de ma conscience, alors que dans celui de l’imagination, ce

qui appartient au présent vivant, c’est la quasi-position du moi-de-phantasia qui quasi-

perçoit les objets imaginés (que cette quasi-perception soit conçue sur le modèle de la

perception sensible par un corps empirique, ou, comme nous l’avons proposé dans ce

chapitre, avec un autre de spatialisation et temporalisation), alors que ces vécus sont eux-

mêmes des quasi-vécus, irréels, parce que n’appartenant pas à l’unité de l’expérience, sans

position temporelle déterminée. C’est la double conscience, ou l’emboîtement d’un flux

434 À ce propos, voir les descriptions éloquentes de l’absence de temps chez Levinas et Blanchot dont nous

nous inspirons. Emmanuel Levinas, « La réalité et son ombre », p. 118-121. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, p. 20 sq.

435Alexander Schnell, Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, Millon, 2007, p. 63.

Page 162: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

155

dans un autre, qui détermine la forme temporelle propre à la phantasia, et dans la phantasia

perceptive telle que nous l’avons décrite dans ce chapitre, cet emboîtement s’éprouve dans

la transposition du rythme et des tensions des kinesthèses du corps empirique dans la chair

du moi-de-phantasia. Le flux de la conscience est ainsi la référence par rapport à laquelle

les vécus acquièrent le statut de réels, d’imaginaires ou de reproduction (souvenir), et l’on

comprend que si la perception de l’objet-image n’est pas un vécu ni un quasi-vécu, donc

qu’il apparaît hors de la forme du temps, c’est alors cette distinction qui tombe, d’où

l’ambiguïté de ce qui apparaît : est-ce un objet ou une image ?

C’est à cette question que se confronte Husserl lorsqu’il tente de décrire l’objet-image

de La Théologie de Raphaël, à savoir « les jeunes anges petits et gris, la petite silhouette de

femme » :

[…] si nous y regardons de plus près, la conception suivante s’offre alors de la situation : les petites figurines sont déjà des objets simplement représentés (ce ne sont pas des apparences, c’est-à-dire pas des apparaissants dans une perception qui pose, seulement déchus modalement). En regardant le tout petit portrait photographique de Malvine, je n’ai certainement pas à prendre comme une “apparence” ce qui là est intuitionné. Une chose, très petite, apparaît dans les couleurs de la photographie, mais c’est déjà du simplement représenté, ce n’est pas du posé perceptionnel, elle n’est pas caractérisée comme apparence. Mais bien entendu, je n’irai pas jusqu’à dire que dans un tel cas le sujet spécifique de l’image est simplement représenté au sens même où est représenté l’objet-image dans la couche inférieure436.

D’une part, ces figurines relevant de l’objet-image, comme il le remarque, ne sont

pas des « apparences déchues modalement », c’est-à-dire des apparitions dans le présent de

la perception dont la prétention à l’existence aurait été invalidée (comme les mirages).

Quelque chose apparaît, dont la présence n’est pas la même que celle du papier de la

gravure par exemple, ni non plus de l’illusion perceptive à laquelle on ne croit plus :

l’image échappe à la présence pleine et entière des objets perceptifs, et apparaît comme une

simple représentation, quelque chose qui n’est pas présent en chair et en os. Cependant,

cette représentation n’est pas à entendre au même titre que le sujet-image est représenté, au

sens où, comme il l’explique plus loin, le « gris » des figurines ne figure pas un « gris437 »,

436 Phantasia no 16 (probablement 1912), p. 450. 437 Phantasia no 16 (probablement 1912), p. 450-451. C’est la même difficulté à identifier ce qui apparaît qui

survient lorsqu’il décrit l’apparaître esthétique d’un paysage (qui apparaît comme une image) dans un manuscrit de 1906.Il parle des personnages apparaissants comme de petites « poupées », des maisons figurées comme des « maisons-jouets », pour ensuite, dans une note ultérieure, changer le mot de

Page 163: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

156

ces formes flottantes ne sont pas des objets figurés. L’absence de l’objet-image dans le

présent de la perception n’en fait pas un objet relevant de l’imaginaire, qui serait

appréhendé de façon modifiée. En effet, les figurines ne sont pas des objets appartenant à

un monde-de-phantasia que je percevrais en phantasia perceptive, elles sont ni dans

l’espace du moi empirique, mais pas non plus dans un espace imaginaire où elles

gagneraient un sens par leur relation entre elles, le décor, leurs gestes, etc. – où elles

deviendraient des personnages.

On peut désormais comprendre la difficulté de cerner le statut ontologique de ce qui

apparaît, l’étrange impression que l’image est une image, mais sans savoir quel vécu elle

présentifie. L’image n’est pas une apparition d’elle-même, ce qui exigerait qu’elle

s’inscrive dans le présent de la perception, mais pas non plus l’apparition pour un moi-de-

phantasia, qui pourrait quasi-poser le sens d’être des objets : elle ne relève ni de la

présentation, ni de la présentification. Prise pour elle-même, elle est donc une

« simple représentation », apparaissant pour personne et par le fait même oscillant entre le

réel et l’imaginaire. Comme le décrit Sarah Kofman, ce qui fascine, dans les images de

l’art, c’est précisément l’effondrement, ou le glissement, de l’opposition entre le domaine

des ombres, de l’irréel, et de la réalité, des « originaux »438. On comprend maintenant que si

ce que nous avons désigné comme la « mise en jeu » peut neutraliser le pouvoir de

captivation de l’image, c’est précisément parce que, contre cette sortie hors de tout temps et

de tout espace, elle replace l’image dans l’unité de mon expérience empirique à titre de

fictum, et redevient alors vécue, en étant replacée dans une structure intentionnelle qui en

fait une copie se donnant au présent d’un objet absent.

3.7 L’image et le donné

Cette idée selon laquelle l’apparaître « pur » de l’objet-image est un apparaître anonyme

rend compte du fait que, si cet objet particulier fragilise le régime intentionnel de la

« poupées » (Puppen) pour « toute petite poupées » (kleine Püppchen), ce qui atteste non seulement de la dissolution de toute forme d’échelle qui permet de fixer la taille des objets, mais avec elle, de la teneur ontologique des objets apparaissants. Phantasia no1 (appendice de 1906), p. 167.

438 Sarah Kofman, Mélancolie de l’art, Paris, Galilée, 1985, p. 18. Jacinto Lageira remarque que l’intérêt de l’esthétique de Sartre, par rapport aux autres esthétiques phénoménologiques, est qu’elle conserve la distinction entre le réel et l’imaginaire. Jacinto Lageira, L'Esthétique traversée, Bruxelles, La Lettre volée, 2007, p. 297. Ce ne sont pas les sensations et les perceptions actuelles, mais les vécus irréels corrélés à l’œuvre, qui forment l’expérience esthétique (cf. Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, p. 280), et préserver cette distinction, dans le champ de l’art, nous apparaît précieux contre la possibilité de captivation face à l’image.

Page 164: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

157

perception, ce n’est pas parce que l’intuition y excéderait l’intention, que l’image

déborderait toute prétention de la conscience à lui donner sens439. Le sens de cette

destitution de l’intentionnalité perceptive n’est pas celui d’un surcroît du phénomène sur la

conscience, mais peut-être davantage un déficit de spontanéité du côté de la conscience,

d’une suspension de son activité constituante et de ses potentialités. En ce sens, le

phénomène de l’objet-image révèle que si on se limite à ce qui est simplement donné, que

l’on « libère » le phénomène de ce qui le constitue en mettant hors circuit les opérations

(temporalisantes) de la conscience et (spatialisantes) de la chair, il est bien possible que

nous n’ayons rien à voir, une pure apparence qui soit apparence de rien440. La pure

réceptivité que l’on nous commande d’adopter face à l’œuvre, cette attente qui n’« attend

rien » et cède toute initiative au tableau441, reçoit alors exactement ce qu’elle escomptait.

Au terme de ce chapitre, on peut reconnaître que le sens profond de la suspension de

l’attitude de l’expérience qu’opère l’image, en deçà de la possibilité de se projeter dans un

monde de fiction (qui relève d’une deuxième modification, imageante) est de court-circuiter

439 Nous pensons évidemment ici au concept de phénomène saturé de Jean-Luc Marion. Si le phénomène

saturé, comme celui que nous tentons de décrire ici, interrompt l’intentionnalité perceptive, il faut comprendre que c’est de manière tout à fait différente. Le phénomène décrit par Marion comble l’horizon (ou exige leur démultiplication, cf. Jean-Luc Marion, Étant donné, p. 293-295) alors que dans le cas de l’objet-image, il y a apparition hors de toute structure d’horizon. En ce sens, il n’y a plus de sens à parler de « degrés d’intuition », ce qui exige précisément de mesurer l’intuition à l’intention, alors qu’ici il ne peut y avoir une intention, dans la mesure où nous sommes en deçà – et non « au-delà » – de toute forme d’objectivité. On peut d’ailleurs se demander avec Jocelyn Benoist si cela est pertinent en général de parler de degré de donation, dans la mesure où l’intention et l’intuition sont deux ordres différents, qui ne peuvent servir d’unité de mesure l’un pour l’autre. (Jocelyn Benoist, « L’écart plutôt que l’excédent », Philosophie, n° 78 (2003), p. 92). C’est notamment le cas de l’œuvre d’art, dont Marion traite sous le concept d’icône : peut-on dire que la particularité est qu’elle est plus intensément visible que les autres objets (De surcroît, p. 74, 85, 88), qu’il « augmente de force la quantité du visible » (La croisée du visible, p. 50) ou n’est-ce pas plutôt que sa phénoménalisation est d’un autre type que celle des objets sensibles quant au rapport à la chair, au temps et à l’espace ?

440 En termes richiriens, nous ne pensons pas au « phénomène comme rien que phénomène » ici, mais, au contraire, à ce que serait un phénomène dépourvu de tout sens se faisant, donc une apparence qui ne soit plus à proprement parler un phénomène. L’objet-image est ce qui fixe la phantasia par la Stiftung de l’imagination, mais si on le considère sans la structure intentionnelle propre à l’imagination, il ne reste que la part symbolique, relevant de l’institution, sans donc ce qui la rend vivante de l’intérieur. Pour une explication synthétique de la double constitution du phénomène chez Richir par l’institution symbolique et le sens se faisant : Alexander Schnell, Le sens se faisant, Bruxelles, Ousia, 2011, p. 30 sq. Chez Richir, ce phénomène correspond à celui du passage entier du Moi dans le Bildobjekt, où il n’y a à proprement parler plus d’objet à imaginer (de Bildsujet) puisqu’il n’y a plus personne pour les imager, autrement dit, plus de conscience intentionnelle. Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, p. 11.

441 « La réceptivité à l’œuvre d’art est de l’ordre de l’accueil et de l’attente. Mais de l’attente qui n’attend rien ; car c’est du rien, du hors d’attente, qu’elle est en atteinte. Ce qu’elle n’apprend qu’avec l’œuvre. Elle n’est pas une réceptivité active. » Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 250. « C’est le tableau qui avive le regard, et non l’inverse. » Jean-Luc Marion, La croisée du visible, p. 76.

Page 165: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

158

– momentanément ou non – le travail de constitution propre à l’intentionnalité perceptive.

Le fantôme inchangé par lequel se donne l’image coupe le moi et son corps des potentalités

que lui pré-tracent les objets par leur structure d’horizon, et du même coup, la dynamique

animant l’intentionnalité, qui tend vers une donation plus complète de l’objet, s’écroule sur

elle-même. Le cours continu temps et l’espace se déployant à partir de mon corps ne sont

plus ce dans quoi s’esquissent de nouvelles déterminations de l’objet, mais c’est

précisément pour cette raison que l’image peut être l’occasion du déploiement d’une autre

temporalité et spatialité que celle de la perception, temporalité et spatialité peut-être plus

archaïques qui sont recouvertes dans l’expérience commune du monde. En ce sens, la

coupure des possibilités du moi de l’expérience qui caractérise l’attitude esthétique – dans

laquelle, en effet, nous ne visons pas les aspects des objectités imaginaires non dépeintes

pas l’artiste – n’est pas uniquement une forme de limite, est elle l’occasion de se saisir

autrement du divers que selon la structure d’une synthèse continue qui a pour fin de

confirmer la position de l’objet, et ce sont d’autres façons de sentir, qui ne participent pas

de l’intentionnalité objectivante, qui sont alors mises à profit. La suspension de l’attitude de

l’expérience et de la dimension téléologique de l’intentionnalité sont en ce sens synonymes

d’un élargissement de l’expérience442.

Mais cette suspension peut aussi bien mener à la perte de la conscience elle-même,

comme si elle ne pouvait pas « revenir » de cet arrêt de son activité, et était condamnée à se

perdre dans une apparition qui lui semble inappropriable, puisque dépourvue de tout

horizon qui renverrait à ses possibilités (ou à celles d’un moi-de-phantasia). La perte des

dimensions apprésentées, absentes dans l’apparaître mène en ce sens à une région anonyme,

pas au sens où l’identité du regard serait perdue – c’est déjà le cas dans l’imaginaire, en

raison de l’indétermination et du caractère flottant du moi-de-phantasia –, mais où toute

forme de regard, de spontanéité, se défait face à des apparences qui s’imposent à la

conscience sans qu’elle puisse y trouver le minimum d’indétermination et se sentir en train

442 C’est ce que fait valoir Maldiney qui reconnaît l’exclusion de l’image de la spatialité (cf. Henri Maldiney,

L’art, l’éclair de l’être, p. 204), mais pas que l’immobilité de notre corps qui en découle peut également mener à la capture du regard par l’image. La sortie de l’espace objectif devient immanquablement le motif d’un événement du sentir : « Tout déplacement de notre part est exclu, tant que toutes nos potentialités motrices se réalisent, à la pointe d’elles-mêmes, dans le rythme de l’espace-temps de l’œuvre. » Ibid., p. 211.

Page 166: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

159

de voir, d’éprouver la liberté de son regard, plutôt que se confondre avec ce qu’elle voit443.

S’il est difficile de décrire l’expérience de l’objet-image c’est en définitive parce que le

sujet qui la vit est réduit à pur un voir, sans corps, sans temps, si bien qu’on peut se

demander s’il est bien possible, comme l’évoquait Husserl, de « vivre » dans l’objet-image,

si cette vie n’est pas plutôt quelque chose comme un long rêve, dans lequel notre pouvoir

d’élaborer le sens de ce qui se produit nous est dérobé.

4. Ouverture : de la fantômaticité à l’institution

Chez Husserl, nous l’avons vu, l’image avec support physique fut abordée comme une voie

d’accès vers ce phénomène éminemment fuyant qu’est la phantasia. Ce rôle heuristique de

la conscience d’image reste encore d’actualité dans la phénoménologie contemporaine où la

phantasia en est venue à être considérée non seulement comme l’un des vécus de la

conscience, mais comme une couche archaïque, plus originaire que la perception, et entrant

en jeu dans le souvenir, l’intropathie, la langue, etc444. Marc Richir, pour nommer le

principal représentant de cette tendance, considère en effet la conscience d’image comme

l’institution symbolique – comprenons ce terme, pour faire vite, comme une fixation, qui

déforme le phénomène en le faisant passer d’un registre de phénoménalisation à l’autre et,

ce faisant, le détermine – de la phantasia, qui en conserve la trace dans le présent dans la

perception :

[…] dans le cas considéré ici où le Bildobjekt est porté par un support physique, il est constamment, pour ainsi dire, ré-entretenu, dans sa fixation, à travers l’écoulement continu du présent, par la permanence de la sensation « physique », qui se réalimente à même le support physique avec le resurgissement du présent muni de ses protentions correspondant rigoureusement, sans rupture, à l’écoulement du présent tout juste passé en rétentions et rétentions de rétentions. C’est même cette perception singulière de l’image qui fixe, ici, l’imagination, et par là, discipline les « jeux » de la phantasia en elle […]. 445

443 C’est ce que décrit notamment Marion : « […] dans le tableau, il ne reste que du visible entièrement

présenté, sans plus promettre rien d’autre à voir que ce qui s’offre déjà ; ce visible réduit, présenté à l’état pur, sans aucun reste d’apprésentation, parvient à une telle intensité, qu’il sature souvent la capacité de mon regard, voire l’excède. » Jean-Luc Marion, De surcroît, p. 79. Mikael Dufrenne, pour sa part, évoque un sentiment d’ « aliénation » propre à l’expérience esthétique, puisque c’est l’œuvre d’art qui y « commande ». Maryvonne Saison, « Le tournant esthétique de la phénoménologie », p. 131.

444 L’ouvrage d’Annabelle Dufourcq sur l’imagination chez Husserl est exemplaire de ce geste philosophique. cf. Annabelle Dufourcq, La dimension imaginaire du réel. On en trouvera une version plus radicale et systématique dans les travaux de Marc Richir depuis la parution de Phénoménologie en esquisses, Nouvelles fondations où le champ phénoménologique est redéfini comme celui des phantasiai et des affections.

445 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 109.

Page 167: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

160

L’institution de l’image a ainsi pour sens de dissiper le flottement et la fluctuance des

phantaisiai en les transposant dans une image s’écoulant selon la temporalité de la

perception, tout en gardant des traces de ce qu’elle a mis en forme, d’où son importance

pour le phénoménologue. Richir parle ainsi de l’image comme d’un appauvrissement de la

phénoménalité de la phantasia, sa pointe la moins mobile446.

Mais cette transposition des phantasiai au champ de la perception ne peut être

uniquement décrite dans les termes (phénoménalité, mobilité) de ce qu’elle stabilise et rend

perceptible, dans la mesure où l’objet qui est généré par cette transposition – à savoir

l’image – est lui-même un phénomène doté d’une phénoménalité ambiguë, qui, loin de

s’inscrire sans heurts dans la temporalité de la perception, est aussi en mesure de la

destituer. Destitution pour le meilleur ou pour le pire aurions-nous envie de dire, car si

l’apparition de l’image peut briser l’uniformité de l’écoulement du présent, et nous donner

cette liberté de voir selon une temporalité dont la vivacité, le rythme et les fulgurances sont

la trace de l’inchoativité du champ des phantasiai, elle peut aussi entraîner le regard dans

un temps immobile, où la conscience, captivée, est incapable de donner un sens à ce qu’elle

voit, et même de s’en arracher. On peut donc s’intéresser à l’image comme une voie

d’accès à cette dimension plus archaïque du réel, qui en fait la vivacité et le caractère

parfois vertigineux, mais cela ne doit pas nous faire oublier son opacité foncière, par

laquelle elle se révèle être aussi un objet, au sein du visible, qui court-circuite le travail

continu de constitution. Ce deuxième versant de l’ambiguïté propre à l’image ne relève pas

seulement de ce qui reste en elle de la vitalité de la phantasia, mais pas non plus

uniquement de son statut d’objet perceptif, et doit être imputé à ce qui fait d’elle la fixation

d’un champ plus archaïque, autrement dit, au moment de l’institution comme tel.

En effet, par son institution et son inscription sur un support physique, l’image

survit à l’acte qui l’a fait naître, et c’est cette indépendance par rapport à l’acte de

figuration, mené par exemple par l’artiste, qui en fait un objet qui peut donner accès à un

vécu présentifié à toute personne qui le regarde par la suite, un vécu partageable. C’est ce

qui distingue l’image avec support des autres présentifications : « […] nous avons là dans

l’“image” une chose qui a intersubjectivement la fonction de susciter toujours à nouveau la 446 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 88.

Page 168: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

161

même image, ce qui manque dans le souvenir.447 » Cela revient, on le comprend – et

Husserl le fait même explicitement448 – à décrire l’image dans les catégories de l’objet

idéal, au sens décrit dans l’Origine de la géométrie : un objet idéal, comme un théorème de

géométrie, une fois surgi pour la première fois dans la conscience de l’inventeur, est

institué sous la forme d’une expression langagière, et c’est cette expression que chacun,

dans un geste de ré-institution (Nachstiftung) devra se réapproprier pour accéder au sens

sédimenté : le sens des objets idéaux n’est en effet pas livré par le seul signe, pour

comprendre ce que signifie une formule, je ne peux simplement regarder l’équation, mais je

dois comprendre à quoi elle réfère, reprendre à mon compte les différents raisonnements

qui ont menés à sa formulation originaire, et c’est quand j’ai reproduit l’évidence de l’objet

idéal qu’il m’est redonné au sens plein449. Dans ce cadre, c’est la persistance du signe dans

le temps qui permet de faire de l’objet idéal un événement transmissible à d’autres

consciences, le signe – c’est essentiel pour nous – étant lui aussi doté d’une forme d’idéalité

dans la mesure où il existe au-delà de toutes ses incarnations matérielles pour rendre

possible la saisie de son référent450. C’est cette idéalité du langage qui rend les formations

de sens – idéales ou non – nées dans une subjectivité privée partageables

intersubjectivement.

D’une façon analogue, et des descriptions de Husserl vont en ce sens, l’artiste

construit une image (l’objet-image) qui sédimente des vécus perceptifs ou affectifs, et le

spectateur peut – c’est ce que nous avons appelé la phantasia perceptive – se réapproprier

l’image de façon à revivre le sens de l’œuvre, ce qu’elle donne à voir :

447 Phantasia no 15 (appendice de 1912), p. 461. 448 « La même “image”. Cette “image” est un objet idéal (pas un réal durant dans le temps), la montagne

offre cette image en durant, mais l’image-même n’est pas quelque chose qui dure. […] l’objet de l’évaluation beau ne changerait pas si l’objet effectivement réel devenait illusoire et donc si le type d’apparition effectif devenait non effectif (et par conséquent aussi n’existant pas en sa couche d’être). Pourtant nous aurions alors un beau qui est, un simple fictum, un “image” : ce qui précisément est un objet idéal et non un objet “réal” (où nous traitons les types d’apparitions effectifs eux-mêmes sus la rubrique du réel. » Phantasia no 18 (appendice probablement de 1917), p. 508

449 Cf. L’origine de la géométrie, p. 184, 191-192. La description par Jacques Derrida de cette réactivation du sens originaire est éloquente : « Je re-produis activement l’évidence originaire ; je me rends pleinement responsable et conscient du sens que je prends en charge. La Reaktivierung […] permet de mettre à vif, sous les écorces sédimentaires des acquis linguistiques et culturels, le sens nu de l’évidence fondatrice. » Jacques Derrida, « Introduction », dans L’origine de la géométrie, p. 101. Voir aussi : Roberto Terzi, « Événement, champ, trace : le concept phénoménologique d’institution », Philosophie, n◦131, 2016, p. 55 sq.

450 Sur la théorie de la signification, p. 175 ; L’origine de la géométrie, p.180.

Page 169: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

162

Nous sommes donc bien finalement ramenés au sujet créateur qui forme, détermine le fictum (scil. l’objet-image) comme objet qui demeure, et qui en plus produit la chose une qui, d’une façon fixe pour quiconque peut comprendre, éveille la formation d’idéal spirituelle et l’indexe du sens d’un quelque chose qui demeure, qui doit devenir appropriation interne, possession interne451.

L’appropriation de l’œuvre peut être comprise comme le fait de retrouver, à partir de l’objet

persistant qu’est l’objet-image, ce que l’artiste a présentifié en elle. Parcourir l’œuvre de

façon à faire apparaître ce par quoi l’artiste a déposé en elle un certain regard, revient ainsi

à réeffectuer le travail de l’artiste, mais si l’on veut, à l’envers – à partir de l’œuvre achevée

plutôt que des phantasiai évanescentes, mêlées d’affects, auxquels l’artiste a réussi à

donner un visage sensible452. Le « sens » de l’œuvre ainsi défini se révèle beaucoup plus

indéterminé que celui d’une objectivité d’entendement453, et ne peut sans doute être donné

dans « l’évidence » dans la mesure où il relève de la fugacité et de la plurivocité de sens

d’un regard. Mais c’est précisément en retrouvant dans l’œuvre cette part d’indéterminé

que l’image sort de son immobilité pour se retrouver, sous son apparence sédimentée,

comme une instance en voie de figuration, dotée du même caractère flottant, protéiforme

que la phantasia. Dans le procès de ré-institution, ce qu’elle figure apparaît en son cœur, à

l’état naissant, plutôt qu’à l’extérieur d’elle, comme dans la conscience de portrait454.

451 Phantasia no 18 (appendice probablement de 1926), p. 514. 452 Nous nous inspirons ici très librement du nachzeichnen chez Adorno, qu’il considère, contre toute

contemplation passive, comme l’expérience véritable de l’œuvre d’art. « Quiconque se refuse à ré-effectuer l’œuvre sous la règle qu’elle impose tombe sous le regard vide que lance la peinture et le poème […] » Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, p. 173. Traduction modifiée.

453 Pour une description du dévoilement progressif du sens des objets culturels, on consultera avec profit : Dubosson, Samuel, « L’ontologie des objets culturels selon Husserl : l’exemplarité de l’objet littéraire », Studia Phaemenologica, n◦8, 2008 p. 75 sq. Les objets culturels font en effet l’objet d’une intuition « compréhensive » qui atteint leur sens par l’interprétation (plutôt que la perception). Cette interprétation vise à percer les « motifs » qui ont donné naissance à l’œuvre, et donc à rejoindre la subjectivité l’ayant produite, tâche soumise à des révisions constantes qui ne peut s’accomplir dans l’évidence. Notre idée selon laquelle voir une image implique de faire passer en soi d’autres regards sur elle va en ce sens.

454 La conscience de portrait, dans le cadre d’une phénoménologie de l’image comme objet idéal, pourrait être décrite comme une saisie passive de l’idéalité, au sens où Husserl la décrit dans L’origine de la géométrie (p. 186-191), où le sens de l’expression linguistique est simplement passivement éveillé, par association. De la même manière, dans la conscience de portrait, plutôt que de saisir le monde figuré par l’image en elle, nous la rapportons à un objet perceptif selon des habitus perceptifs (cf. chapitre 1, 2.6.) En d’autres termes, plutôt que de faire l’effort de comprendre le regard sédimenté dans l’image – ce qui peut exiger un effort compte tenu de la distance historique notamment–, nous y voyons un simple rappel d’une perception sédimentée.

Page 170: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

163

On peut se mettre en quête des textes de Husserl où l’on trouve les traces, ou plutôt,

les amorces, d’une telle conception455, et surtout, s’intéresser au statut de la chose-image

qui en découle et ce que cela implique pour les phénomènes de la reproduction, de la

restauration, ou encore des effets esthétiques générés par la détérioration matérielle de

l’œuvre, etc.456 Ce qui importe surtout pour nous ici, au moment de conclure, est de

comprendre que cette ambiguïté que nous avons reconnue comme propre au phénomène de

l’image, le fait qu’elle soit susceptible de renaissances comme de morts, est relative à son

statut d’objet institué, et à la double possibilité d’une réactivation ou d’un oubli du sens qui

lui est intrinsèque. L’indépendance de l’expression par rapport au sujet qui l’a produite peut

mener à des mésinterprétations, mais surtout, l’expression peut simplement être répétée

sans que son sens soit ressaisi, on peut s’arrêter à l’idéalité du signe, sans comprendre la

455 Notamment, l’appendice de Phantasia no 18, datant probablement de 1926, où Husserl interprète la non-

positionnalité des fictum, sa non-existence dans le temps et l’espace, comme relative à son idéalité. À propos de la poésie, il y évoque l’historicité de l’œuvre d’art en terme d’institution : le poème est une « idée individuelle » qui a une temporalité, « […] celle de son institution d’origine (Ursprungstiftung) par l’artiste, c’est-à-dire dans l’expression linguistique qui fait qu’un idéal isolé est accessible et identifiable intersubjectivement. » (Phantasia no 18, (appendice probablement de 1926), p. 513) – mais aussi : De la synthèse active, p. 25, déjà cité à la page 146 du présent mémoire et Phantasia no 1 (1905), p. 76, également cité à la page 146. Il faudrait réinvestir la catégorie des « objets investis d’esprit », décrite dans le deuxième tome des Idées, et montrer comment, dans le cas des œuvres d’art, ce qui sert de sous-bassement à la saisie du sens de l’œuvre (à son âme) et qui correspond selon nous à l’objet-image, est lui-même un objet idéal. cf. Idées II, p. 327-328 ; Psychologie phénoménologique, p. 107-112 ; Expérience et jugement, p. 321-323.

456 C’est avec la considération de l’image comme objet idéal que la chose-image se voit saisie positivement comme « l’incarnation (Verleiblichung) » des ficta élaborés par l’artiste qui permet de se l’approprier (Phantasia no 18, (appendice probablement de 1926), p. 512-513). La question, immense, de la chose-image et de sa participation non seulement à l’idéalité de l’œuvre, mais aussi à son effet esthétique – déjà Husserl reconnaît « […] la fonction esthétique des moyens et matériaux de reproduction, par exemple le large coup de pinceau de certains maîtres, l’effet esthétique du marbre etc. » (Phantasia no 1 (1905), p. 89) – a notamment l’avantage de permettre la saisie des différences entre les différents arts, la littérature ou la photographie par exemple ne perdent rien dans leur reproduction en différents exemplaires, la musique exige un processus d’interprétation, alors que la peinture semble ne posséder qu’une incarnation valide, d’où la difficulté à distinguer chose-image d’objet-image, bien que Husserl semble indiquer que cette distinction demeure possible dans Expérience et jugement (p. 322-323), où l’idéalité des objectivités culturelles est envisagées sous l’axe de leur répétabilité. Derrida a été sans surprise sensible à ces questions sans en offrir à notre connaissance un traitement systématique, cf. « Introduction » à L’origine de la géométrie, p. 88, note 1; et Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible 1979-2004, Paris, La Différence, 2013, p. 253-254. Pour une lecture derridienne de Husserl s’attardant au problème de la chose-image : Rudy Steinmetz, L’esthétique phénoménologique de Husserl, une approche contrastée, Paris, Kimé, 2011. On se référera également aux analyses des textes canoniques de Platon par Pierre Rodrigo, où ce qu’il appelle l’icône est distinguée du fantôme par l’artificialité de l’oeuvre, au sens de de la visibilité de sa matérialité. Pierre Rodrigo, L’étoffe de l’art, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 60. Nous renvoyons également à notre article co-écrit avec István Fazakas qui aborde notamment le rapport entre l’idéalité de l’œuvre d’art, la matière et l’historicité : « “Le passé est un immense corps dont le présent est l’oeil”. Entretien sur la Stiftung, la matérialité et l’anonymat en art », Eikasia, (à paraître en juin 2020).

Page 171: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

164

formation de sens dont elle est l’institution. Ce qui fait la fragilité de l’art, c’est que la

ressaisie du sens n’y est pas garantie : rien n’assure que l’on pourra reprendre à son compte

l’engendrement de l’œuvre, qu’elle ne nous apparaîtra pas comme le résultat déjà achevé et

impénétrable d’un travail de figuration ayant fixé un vécu désormais inaccessible, perdu.

Cette menace de l’oubli du sens de l’œuvre n’est pas extérieure au tableau, on ne

peut l’imputer entièrement au spectateur ou aux modalités d’exposition dans la mesure où

elle est propre à la phénoménalité de l’image, qui interrompt l’activité constituante par son

impassibilité, si bien qu’elle ne semble laisser, au premier abord, aucune brèche pour s’y

investir charnellement, retemporaliser l’apparence immobile de façon à en réélaborer le

sens. En ce sens, contrairement aux idéalités qui s’expriment dans le langage, l’art est

soumis à un plus grand risque de voir son sens oublié puisque sa phénoménalité pousse la

conscience à se laisser fasciner devant une apparence qui semble pouvoir apparaître en

dépit de toute donation de sens, toute seule, sans la puissance active du regard, alors que le

langage, à titre de signe, appelle à un effort de compréhension, de déchiffrement457. Ce

n’est pas un hasard si pour décrire la perte du sens dont est susceptible la langue Blanchot

parle d’un « devenir image » des mots458. À cet égard, aux côtés des risques de perte du

sens qu’affectent les formations de sens institués dans le langage – à savoir, comme le

soulève Derrida, que la détérioration des itérations matérielles peut mener à l’illisibilité – il

faut reconnaître une menace propre au phénomène de l’image en tant qu’objet-idéal. Cette

menace ne relève pas du fait que tout objet idéal doit consentir à la matérialité pour être un

objet accessible intersubjectivement, menace que Husserl reconnaît d’ailleurs pour les

œuvres d’art459, mais de ce qui est propre à l’image comme institution, au phénomène qui

457 On se référera également avec profit aux réflexions de Merleau-Ponty : « Le texte d’Héraclite jette pour

nous des éclairs comme aucune statue en morceaux ne peut le faire, parce que la signification en lui est autrement déposée, autrement concentrée qu’en elles, et que rien n’égale la ductilité de la parole. » (Le langage indirect et les voix du silence, dans Œuvres, p. 1509). Le sens de l’argument de Merleau-Ponty est que l’on peut voir une image sans comprendre les intentions du peintre, ou encore la spécificité de l’époque où il a travaillé, alors que l’écrit exige « quelques connaissances » de nature historique, il ne s’offre pas dans un accès immédiat. On peut se perdre « dans l’éternité rêveuse des images » alors qu’un texte pour lequel nous ne faisons pas l’effort de retrouver le sens en comprenant son origine est simplement incompréhensible.

458 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, p. 25. 459 « Lorsque s’obscurcissent et se détériorent ses couleurs et autres choses semblables, un tableau ne s’altère

pas seulement physiquement, mais, par suite, on fait une expérience autre de son sens. Ainsi, par exemple, une œuvre d’art en tant que telle, en tant que tableau ayant une valeur esthétique, ne s’est pas altérée mais nous faisons alors l’expérience d’un autre tableau. L’expérience est alors une fausse expérience, une

Page 172: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

165

résulte de la fixation du sens sous la forme d’un objet figurant plutôt que par des mots –

autrement dit, c’est l’objet-image lui-même et non la chose-image qui est ici en cause. Le

fait que l’image ne dure pas, qu’elle ne soit pas dans l’espace du corps, peut certes nous

tirer de notre expérience spatio-temporellement déterminée, pour nous donner accès à un

monde d’image qui échappe au passage du temps, mais aussi nous faire perdre le temps et

l’espace, en nous portant dans une éternité vide, qui ne passe pas. Ce qui rend possible cette

saisie vivante de l’image en un autre temps et un autre lieu, à savoir la fixité de l’image, son

indépendance par rapport à l’acte imaginatif dont elle procède, est précisément la

possibilité de la mort de l’image, dans un regard qui s’éteint à son contact. Alors que le

signe nous appelle à viser son référent à l’extérieur de lui, l’image est présente sans béance,

sans horizon apprésenté, en tant qu’objet visible, si bien qu’aucun autre acte

d’appréhension supplémentaire ne semble nécessaire pour en voir d’autres faces, ou un

autre état dans le temps : l’image prétend porter son sens en elle, ou plutôt, sur elle, à sa

surface. C’est précisément cette donation « trop » pleine de l’image, propre à l’institution

qui la caractérise, qui génère son inappropriabilité, qui peut faire avorter, mort-né, le

mouvement de ressaisie de son sens pour nous placer devant un acte de figuration déjà

accompli, dont l’origine, la part vivante, semble inaccessible, toujours déjà passée460.

L’image prise pour elle-même, et « à partir d’elle-même », est ainsi une apparence

toute faite, sans dedans, d’où la nécessité de penser la question de l’art pas simplement en

termes de réceptivité passive461, d’une disponibilité à l’événement, ce qui à terme mène

expérience qui, lors d’un dévoilement correspondant, ne pourra pas se poursuivre de manière concordante. » Psychologie phénoménologique, p. 111. Sur ces questions, se référer à Maurice Blanchot, « Le musée, l’art et le temps », dans L’amitié, p. 45 sq. Il faudrait se demander si l’altération de la chose-image a les mêmes conséquences sur l’expérience de l’œuvre que celle d’un manuscrit pour un texte par exemple. Il semble toujours possible de viser l’identité de l’objet-image malgré ses altérations, et c’est peut-être justement quand la visée de l’objet-image n’est pas remplie adéquatement, donc quand une visée intentionnelle est possible pour reprendre l’argument de notre troisième chapitre, que l’image perd son pouvoir de fascination en gagnant une dimension d’absence, d’indéterminé. D’où le caractère esthétique des altérations par le temps : le doute sur ce qui relève de la chose-image et de l’objet-image, la pénétration de la matière dans l’idéalité participe de la visée de l’œuvre comme objet idéal.

460 Blanchot décrit très bien le vécu de cette inaccessibilité de l’origine, que l’on peut comprendre dans le cadre de ce travail comme une image dont on ne peut déterminer ce qu’elle présentifie : « Cela n’est pas, mais revient, vient comme déjà et toujours passé, de sorte que je ne le connais pas, mais le reconnais, et cette reconnaissance ruine en moi le pouvoir de connaître, le droit de saisir, de l’insaisissable fait aussi l’indéssaisissable, l’inaccessible que je ne puis cesser d’atteindre, ce que je ne puis prendre, mais seulement reprendre,- et jamais lâcher. » Maurice Blanchot, L’espace littéraire, p. 21.

461 « La réceptivité à l’œuvre d’art est de l’ordre de l’accueil et de l’attente. Mais de l’attente qui n’attend rien ; car c’est du rien, du hors d’attente, qu’elle est en atteinte. Ce qu’elle n’apprend qu’avec l’œuvre. Elle

Page 173: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

166

peut-être une description de l’expérience esthétique qui s’approche de la pathologie,

pensons au syndrome de Stendhal462. Aborder la question de l’image par l’idéalité nous

permet d’envisager la question de l’esthétique en phénoménologie comme corrélative d’un

« art de voir », qui ait pour fin de dépasser cette apparence captivante, retrouver la mise en

image à l’origine de l’œuvre, plutôt que de se perdre dans son résultat, comme l’explique

Marc Richir :

Lorsqu’il nous arrive de regarder un tableau, de lire une poésie, ou d’écouter une pièce musicale, ceux-ci ont toute l’apparence de se donner massivement : coup quasi-instantané dans la perception picturale, fulgurance déjà distribuée dans le temps pour le cas de la lecture poétique ou de l’écoute musicale, l’œuvre, en tout cas, se donne, dans une sorte d’évidence réceptive à prendre ou à laisser. Et il est extrêmement difficile, par la suite, de se déprendre de cette apparence de donation première, de se départir de ce qui a tous les airs d’une impression. Il y faut, on le sait, toute une culture, c’est-à-dire, non seulement un savoir des traditions et des contextes en lesquels s’inscrit telle ou telle œuvre, mais surtout une culture au sens actif du terme, un véritable art de la réception, du regard, de la lecture ou de l’écoute. […] La peinture, on le sait, est un art de l’espace, et c’est en elle que le risque est le plus grand de paraître se donner d’un seul coup, en un clin d’œil, dans une aperception. Et pourtant. Il n’y a pas d’espace sans temps463.

La sensibilité évoquée ici permet de redonner vie aux formes et aux objets, en se faisant

sensible non seulement aux contrastes de couleurs, à la composition, mais aussi, à un autre

n’est pas une réceptivité active. » Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, p. 250. Aussi Jean-Luc Marion, Étant donné, p. 77. À contre-pied d’une telle conception, il s’agit de décrire la dimension active dans la réceptivité de l’œuvre qui certes n’est pas de l’ordre de l’anticipation propre à la temporalité de la perception, mais d’une forme d’investissement – de la chair, des souvenirs, mais aussi des mots, des pensées – qui permet d’élaborer le sens de l’œuvre. C’est d’ailleurs ce que Maldiney fait lui-même quand il décrit les œuvres, convoque des auteurs d’autres traditions, produisant des associations, etc.

462 Le syndrome de Stendhal désigne les crises que peuvent vivre certains touristes qui sont bouleversés par la beauté de ce qu’ils voient au point de sentir des troubles physiques (souffle coupé, transpiration, lipothymie, contractions de l’estomac, etc.) Le trait commun à tous les cas répertoriés est que le touriste se trouve dans un lieu qui lui non-familier, pour lequel il ne possède pas de repères, de position – non seulement spatiale, mais aussi affective, historique, etc. – pour poser un regard sur l’œuvre. Cf. « Le syndrome de Stendhal », émission du 20 mars 2017, La série documentaire, France culture (www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/variations-sur-la-beaute-4-le-syndrome-de-stendhal). On peut en conclure que la culture, une forme d’éducation du regard, ne signifie pas seulement d’avoir accès à ce qui est moins évident dans le tableau, mais également de ne pas se faire écraser par son évidence perceptive, l’éblouissement étant toujours serré de près par la menace de l’aveuglement. Ce phénomène, relevant de la pathologie, nous pousse aussi à nous demander non seulement ce qu’il y a vraiment encore à voir quand on réduit le spectateur à un simple « témoin » accueillant l’expérience esthétique sans être en mesure de la constituer, à un « témoin lumineux » pour reprendre la métaphore que propose Jean-Luc Marion (Étant donné, p. 335), mais surtout, le sens d’élever une telle expérience en paradigme de la rencontre « réussie » avec l’œuvre d’art. Pourquoi vouloir à tout prix que le phénomène se montre de lui-même, en révélant l’inanité des activités de l’ego, si ce n’est que parce qu’on juge cette donation fondamentalement salutaire pour nous, comme l’est la révélation ?

463 Marc Richir, « Le travail de l’artiste à l’œuvre : visible ou invisible ? », p. 83.

Page 174: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

167

degré, que nous n’avons pas pu investiguer dans ce travail, à l’affectivité dans l’œuvre, qui

pénètre non seulement les formes, mais aussi ce qu’on appelle le sujet464. Ce qu’il s’agit

d’effectuer, c’est une retemporalisation et une respatialisation, par la chair de phantasia, de

l’objet-image, qui paye en effet sa capacité à fixer les phantasiai par-delà le passage du

temps par son impassibilité, son immobilité, sa mêmeté, qui donnent à l’image son pouvoir

de captivation.

Cet investissement dans l’œuvre par laquelle l’objet institué redevient traversé par la

phénoménalité, plutôt que d’en être une fixation qui la voile, nous mène à remettre en

question l’idée selon laquelle l’œuvre est un événement de sens qui nous mettrait face au

pur mouvement de phénoménalisation avant qu’il se sédimente en apparitions d’objets. Au

contraire, le caractère institué de l’œuvre participe de notre rencontre avec elle : les

resurgissements, tremblements, mais aussi les disparitions des phantasiai en l’image sont

source d’effets esthétiques. Cet « art de voir » a pour objet la capacité du regard à jouer

entre deux dimensions de l’expérience, le phénomène et sa fixation, à faire passer l’une

dans l’autre, éprouver leur continuité. Ainsi, ce qui relève en l’image d’une perception

objectivante, notamment notre appréhension du sujet-image – où ce que figure l’œuvre est

perçu selon son sens objectif – et de la chose-image – qui apparaît comme un objet spatio-

temporel au sein du monde empirique – ne sont pas étrangers au phénomène esthétique,

mais c’est au contraire le saut du regard entre différentes strates objectives de l’œuvre,

l’épreuve du devenir-matière d’une forme, ou du devenir-figurant d’une couleur, qui fait la

vie du tableau, et par lequel le sens de l’objet idéal est réengendré. Si c’est bien en l’objet-

image que repose le caractère idéal de l’œuvre, comme Husserl le sous-entend465, il faut se

464 Ce que figure l’œuvre à proprement parler participe certainement du parcours du regard dans l’espace

pictural – le rythme de la saisie d’un contraste entre du rouge et du blanc par exemple sera certainement différent s’il s’agit de la représentation d’une tache de sang sur des draps plutôt que d’un champ fleuri –, et affirmer qu’il s’agirait là d’une perturbation inessentielle à l’apparition de l’œuvre nous semble couper court à plusieurs possibilités d’élaboration du sens. Au-delà des kinesthèses du moi-de-phantasia, c’est peut-être surtout au niveau de l’affectivité d’une œuvre, de la Stimmung qu’elle éveille, qu’il faut penser la participation du sujet. Comme nous l’avons vu, en effet, le moi-de-phantasia est non seulement spatialisant, et temporalisant, mais aussi « disposé affectivement » comme corrélat de l’œuvre (cf. note 296, chapire 2.), et le contenu affectif nous semble indissociable de ce que représente l’œuvre (même dans le cas de l’œuvre abstraite où de vagues ressemblances – à une grotte, une série de toits, un ciel, etc. – contribuent à en rendre possible d’expérience comme autre chose qu’un simple objet décoratif.)

465 C’est ce que la question de la reproductibilité de l’idéalité nous permet de conclure : « Ainsi la signification une et identique des nombreux exemplaires de Faust est le Faust idéalement un, ou la signification de ses reproductions cette et unique Madone. [….] Les objectivités irréelles sont, comme tous

Page 175: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

168

rappeler, avec lui, que l’objet-image est un « néant466 », dépourvu de relation à l’ici et au

maintenant. Le fait que l’image « n’existe pas » est ce par quoi elle peut nous entraîner dans

une région où le temps et l’espace sont suspendus, ce par quoi notre regard peut devenir le

« fantôme d’une vision éternelle467 », s’anéantit dans une apparence qui ne passe pas, dans

un temps qui redevient « impersonnel et anonyme468 » en perdant sa localisation dans le

temps humain. Pour ne pas se perdre dans cet « ailleurs » sans temps, ni chair, ni lieu, de

l’objet idéal, il faut prendre en compte qu’une pure apparition de l’objet-image est

mortifère pour le regard, et que l’image ne vit que dans le jeu entre la chose-image et le

sujet-image, comme un lieu échange entre deux pôles, entre les gestes de l’artiste sur la

matière picturale et les êtres flottants qu’il cherchait à figurer. C’est précisément en

saisissant l’objet idéal dans le mouvement de son institution, à savoir dans sa tension avec

son inscription physique historiquement déterminée, et les phantasiai portées à la

figuration, qu’il peut redevenir vivant. La pulsation du regard se déploie dans ces moments

où l’image se perd dans l’opacité des pigments, où les couleurs en un souffle cessent d’être

ce qui recouvre un support pour redevenir, dans leur jeu, lumineuses, et c’est alors que

l’apparence impassible de l’image redevient traversée par une part infigurable.

Toute œuvre, par son caractère d’être une image, nous apparaît à la fois sans

« nous », dans une fixité qui entraîne le regard avec elle, et avec « nous », comme un lieu

les objets, des pôles identiques d’une multiplicité de visées qui s’y réfèrent. » Expérience et jugement, p. 326. On serait bien en peine de reproduire le « sujet-image » qui est à proprement parler absent de l’œuvre, bien qu’il s’y figure, ou la chose-image, qui est un être spatio-temporellement situé, donc non reproductible à l’identique. cf. note 455 pour la description de l’œuvre d’art et de l’image en termes d’idéalité chez Husserl.

466 « […] les objets-images sont véritablement un néant, et parler d’eux a un sens modifié qui renvoie à des existences tout à fait autres que celles pour lesquelles ils se font eux-mêmes passer. L’objet-image photographique (et non l’objet photographié) n’existe véritablement pas. Véritablement, cela ne veut pas dire : en dehors de ma conscience, mais absolument pas, pas même en elle. » Phantasia no1 (appendice de 1898), p. 136.

467 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, p. 23. 468 « Éternellement le sourire de la Joconde, qui va s’épanouir, ne s’épanouira pas. Un avenir éternellement

suspendu flotte autour de la position figée de la statue comme un avenir à jamais avenir. L’imminence de l’avenir dure devant un instant privé de la caractéristique essentielle du présent qu’est son évanescence. Il n’aura accompli sa tâche de présent, comme si la réalité se retirait de sa propre réalité et la laissait sans pouvoir. Situation où le présent ne peut rien assumer, ne peut rien prendre sur lui – et, par là, instant impersonel et anonyme. » Emmanuel Lévinas, « La réalité et son ombre », p. 119-120. L’absence du temps dans l’oeuvre est perçue tant par Lévinas que par Blanchot comme l’envers de l’éternité du concept, son revirement obscur : « L’art accomplit précisément cette durée dans l’intervalle, dans cette sphère que l’être a la puissance de traverser, mais où son ombre s’immobilise. La durée éternelle de l’intervalle où s’immobilise la statue diffère radicalement de l’éternité du concept – elle est l’entretemps, jamais fini, durant encore – quelque chose d’inhumain et de monstrueux. » Ibid., p. 124.

Page 176: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

169

de liberté où des vécus intimes de notre chair sont révélés à même un objet qui nous fait

face, comme une résonance à des affects qui se trouvent réarticulés, retissés dans la trame

du tableau – et il faudrait penser à partir de cette duplicité de l’image le double versant de la

beauté, d’être à la fois une apparition vivifiante, où l’on éprouve la participation de notre

propre regard à la phénoménalisation du monde, et une puissance captivante, où le beau

semble apparaître malgré nous, sans nous469. Répondre à l’appel de ré-institution que

l’œuvre nous lance dans son statut d’objet idéal ne doit dès lors pas être compris et mesuré

à l’aune de l’adéquation possible au regard de l’artiste, dans la capacité, plus ou moins

forte, à retrouver les phantasiai incarnées par l’œuvre – ça serait inscrire l’expérience

esthétique dans une téléologie de nature épistémologique, comprendre son efficacité selon

l’idéal de justesse à l’objet propre à la connaissance. Prendre en vue l’ambiguïté de

l’imaginaire comme relative au caractère institué de l’image peut plus modestement nous

conduire à appréhender notre regard sur l’œuvre comme participant à l’histoire de ré-

élaboration du sens propre à tout objet idéal, comme un moment dans cette aventure où tour

à tour le sens est oublié, renaît, se transforme. Les rencontres abouties ou ratées avec

l’œuvre ne relèvent pas seulement de notre petite histoire personnelle, de nos préférences

privées, mais renvoient à la condition initiale de l’œuvre qui est d’être un objet qui perdure

dans le temps, au-delà de son acte de création, et cette survivance à son institution

originaire est ce par quoi elle est toujours guettée par la menace de disparaître, de perdre

son sens, ou encore, de se métamorphoser par l’accumulation des regards sur elle.

On connaît ces moments où le tableau s’ouvre à nous quand l’on imagine

l’expérience qu’un autre peut – ou a pu (par exemple, dans le cas des œuvres anciennes) –

en avoir, quand l’on se laisse guider par le récit ou la description d’un spectateur ou de

l’artiste, ou quand l’on se rappelle des expériences antérieures de la même oeuvre. Ou alors

quand quelque chose que l’on a entr’aperçu dans sa plus grande indéterminité et

469 « […] c’est beau et qu’on n’en est pas responsable. Cela ne peut arriver qu’avec toi – comme pour la

signature dont nous avons parlé plus tôt – et pourtant tu n’y es pour rien. Donc, tu es mort : cela se passe de toi. Il y a une voix qui dit que cela ne peut se passer qu’avec toi, mais cela se passe de toi. Voilà la beauté ; c’est triste, le deuil. » Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, p. 40. Voir aussi : La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, « Parergon ». La question de la beauté est immense, car elle tourne, on le voit, autour de l’énigme de notre présence à l’objet, de notre responsabilité face au phénomène qu’il est, d’où le sens différent qu’elle a pour le beau naturel – qui nous met face à notre autre absolu – et le beau artistique – qui peut nous rappeler une appartenance à l’histoire humaine. Sans entrer dans cette question, on peut se demander s’il ne serait pas possible de tout aussi bien conclure « Donc, tu es né : et c’est malgré toi. »

Page 177: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

170

intermittence, sans trop savoir s’il y avait là bien plus qu’un éphémère plaisir suscité par un

effet stylistique, qu’une vague agitation de ressemblances, se voit confirmé par une

réflexion ultérieure, ou encore, trouve dans le texte d’un auteur l’interprétation qui

permettra d’élaborer ce sens en amorces, la constellation de mots où cet effet purement

sensible pourra se déposer et prendre consistance. En envisageant les vies et les morts de

l’œuvre comme ayant partie liée à son statut d’objet idéal et intersubjectif, d’un côté,

l’anonymat de l’image devient une expérience d’incommunicabilité, une épreuve de l’écart

par rapport à d’autres époques ou d’autres expériences subjectives du monde. Mais de

l’autre, quand on les considère comme ne relevant pas que de notre expérience

idiosyncratique de l’image, mais d’une expérience partagée et partageable, ces moments où

les formes bougent, le regard bat au cœur de l’image, peuvent se décharger du doute selon

lequel il n’y a là qu’illusion de sens, qu’un pur effet plaisant pour l’œil. Si l’œuvre est le

lieu de fulgurances qui déstabilisent notre expérience courante du monde, ces chatoiements

du sensible ne prennent corps que lorsqu’y dansent aussi les regards des autres. La

rencontre d’un artefact plutôt que d’un pur phénomène – voilà peut-être comment aborder

la fragilité de l’expérience de l’art, mais aussi sa portée pour l’existence : en elle, c’est

toujours aussi la communauté des autres sujets faisant l’expérience du monde qui est

impliquée.

Page 178: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

171

CONCLUSION L’IMAGINAIRE ET SON INSTITUTION

…l’imaginer – une expression, à vrai dire, trop ambiguë470 Dès les premiers pas de la phénoménologie, l’image est apparue comme un objet repoussoir

pour comprendre l’intentionnalité de la conscience. Il s’agissait alors de soutenir, contre

toute théorie de la représentation, qu’il n’y avait pas quelque chose comme un objet « tout

fait » dans la conscience, qui serait une copie d’un objet existant dans le monde extérieur.

Le déploiement de la pensée husserlienne, que nous avons pu entrevoir à travers notre

parcours des Recherches logiques aux Méditations cartésiennes, poursuit ce geste inaugural

en démontrant en quoi tout objet n’est pas quelque chose de l’ordre du donné, mais est

constitué par une série d’opérations qui rendent possible non seulement le rapport aux

objets, mais la constitution de la conscience elle-même en tant que structure « capable

d’intentionnalité » (par exemple, les synthèses du temps, la constitution de la chair avec ses

kinesthèses, etc.)

En ce sens, l’apport fondamental de Husserl à la théorie de l’imagination consiste à

la décrire comme l’un des phénomènes intentionnels participant de plein droit à la vie de la

conscience. Comme nous l’avons expliqué dans les premières pages de ce mémoire,

l’image s’est ainsi trouvée soustraite du rôle explicatif qu’elle pouvait remplir au sein de

théories psychologiques (pour rendre compte par exemple du souvenir ou de la perception)

et saisie comme l’objet d’un vécu ayant une essence qui lui est propre. À rebours de la

Bildertheorie, il s’agissait précisément de montrer que l’image apparaissait comme une

image en raison de l’intentionnalité, qu’il n’existait d’images qu’en vertu des opérations de

la conscience, et ainsi, que loin d’expliquer la possibilité du rapport à un objet à l’extérieur

470 Méditations cartésiennes, p. 104.

Page 179: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

172

de la conscience, elle le présupposait. Tout l’enjeu pour nous fut de déterminer si c’est bien

le phénomène de l’image que Husserl atteignait alors.

Cette « subordination » de l’image à l’intentionnalité – pour reprendre l’expression

de John Sallis – a d’abord pris la forme d’une insistance sur le caractère médiat de l’image.

Dans le cadre des Leçons sur les présentifications de 1905, il y a conscience d’image quand

un contenu de sensation est constitué en un objet (l’objet-image) qui figure un autre objet

(le sujet-image), qui est visé à travers lui. C’est en raison de la différence entre l’objet visé

et l’objet apparaissant que le sujet image n’apparaît pas en personne, et toute conscience

d’image implique une évaluation implicite de la fidélité de l’image – d’où l’expression de

conscience de portrait pour désigner cette structure intentionnelle. Si une telle description

permet de rendre compte du pouvoir figurant de l’image, ainsi que de sa fictivité, c’est donc

au prix de la phénoménalisation de l’image elle-même, qui, dans une telle description,

n’apparaît que dans sa différence par rapport à ce que serait la donation perceptive du sujet-

image, mesurée donc à l’aune d’un objet extérieur à elle.

D’où l’intérêt pour nous du travail de Husserl sur la théorie des modifications, qui a

fait l’objet de notre deuxième chapitre. Avec le concept de phantasia perceptive, il devient

possible de penser une imagination « immédiate », dans laquelle l’image n’est pas

comparée à un objet extérieur à elle pour être donnée comme une image, ce qui a pour

conséquence que le sujet-image est vu à même l’objet-image. Cette description, qui nous a

paru mieux rendre compte que la précédente de l’attitude esthétique notamment, intériorise

le sujet-image, de telle sorte que l’on peut avoir l’impression que l’image n’est alors pas

constituée par la conscience pour être perçue telle. Il n’en est rien : s’il y a phantasia

perceptive, ce n’est certes pas en raison de l’entrelacement de deux visées intentionnelles

(vers l’objet-image et, à travers lui, un sujet-image à l’extérieur), mais parce que la

conscience elle-même se dédouble en un moi-de-phantasia qui perçoit en quasi-perception

le monde figuré par l’image, dédoublement à son tour rendu possible par les synthèses

temporelles de la conscience et les modifications qu’elles permettent.

Notre troisième chapitre nous a en outre permis de comprendre que ce

dédoublement exigeait l’activité constituante du moi empirique, dont les kinesthèses sont

transposées au moi-de-phantasia, ce qui permet la spatialisation et la temporalisation de

Page 180: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

173

cette apparence sans durée et délocalisée qu’est l’image. Ainsi, bien que l’image soit ici

dégagée du modèle perceptif, qu’elle n’y soit pas une copie d’une perception, mais que, au

contraire, comme nous avons voulu le faire valoir, elle ouvre à une autre forme de

temporalisation, elle n’en demeure pas moins un objet dont l’apparaître est conditionné par

les différentes prestations intentionnelles (objectivantes, ou non) de l’ego incarné.

Si chacune de ces descriptions nous a paru limitée, ces limites font en même temps

l’intérêt du geste de comprendre l’image comme un objet constitué par la conscience. En

faisant de l’image une apparence flottante qui, pour apparaître comme image, doit en

quelque sorte être rapportée à autre chose qu’elle-même, l’image devient susceptible de

plusieurs types de vécus selon la structure intentionnelle dans laquelle elle s’insère. La

diversité des attitudes dans lesquelles on peut saisir l’image – épistémologique, mémorielle,

esthétique, et l’on pourrait sans doute ajouter dévotionnelle, fétichiste, etc. –, plutôt qu’être

interprétées comme de simples variations d’un même phénomène, sont pleinement

reconnues dans leur spécificité et décrites comme des structures intentionnelles non

réductibles l’une à l’autre, faisant appel à différentes potentialités du moi et de son corps.

En ce sens, la diversité des rapports à l’image est le fruit d’une extension du champ

d’investigation de la phénoménologie elle-même, et d’une meilleure compréhension, au

cours de son déploiement historique chez Husserl, de l’ensemble des opérations par

lesquelles la réalité en vient à être constituée, de l’intentionnalité objectivante, en passant

par les synthèses temporelles et la participation des kinesthèses à la saisie du divers. Dans

le cadre de la théorie de l’image, ces différents actes sont ce qui ouvre l’image – en soi,

apparence impassible et sans béance – sur autre chose, qui génèrent si l’on veut du vide, de

l’absence dans ce qui apparaît, absence d’un objet dans le cas de la conscience de portrait,

profondeur du monde d’image dans le cas de la phantasia perceptive, dans laquelle, comme

on l’a vu, l’image s’ouvre sur le monde qu’elle figure et laisse sentir – en creux, absent – le

regard du peintre qui fait trembler les formes.

Mais force est de constater que si l’image légitime la capacité du concept

d’intentionnalité à rendre compte de la phénoménalisation du monde dans toute sa

diversité, elle peut aussi remettre en question son omniprésence dans la vie de la

conscience. Au terme de nos deux premiers chapitres, la question demeurait en effet de

Page 181: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

174

savoir si on pouvait entièrement rendre compte de l’image en termes d’intentionnalité, fût-

elle non-positionnelle ou relevant de la passivité comme celle du temps. C’est cette

question que nous nous sommes posée en tentant de saisir l’objet-image lui-même, en

dehors de toute structure intentionnelle qui lui donnerait sens. Cette question a permis de

comprendre que l’image, dans sa phénoménalité propre, était un objet qui interrompait

l’intentionnalité perceptive – d’où la multiplicité des rapports que l’on peut entretenir avec

elle – et que cette interruption, loin d’être le moment, non vécu, au statut purement

transcendantal, motivant le passage en phantasia perceptive, pouvait ne pas être surmontée

par la conscience, qui devenait alors captivée par ce qu’elle voyait. En effet, l’image, par

son immobilité et son absence de corporéité, se soustrait aux conditions de

phénoménalisation des objets sensibles, de telle sorte que l’écart entre ce qui apparaît et ce

qui est visé, nécessaire pour la constitution d’un objet intentionnel, ne peut se former. Il est

certes toujours possible de remettre en jeu l’image comme une apparence occupant une

certaine portion de l’espace, à un certain moment du temps, d’en faire, en d’autres mots,

une image-copie apparaissant au présent d’un autre objet absent, de façon à en neutraliser la

puissance de perturbation, mais cela prouve précisément que l’image peut bel et bien

s’échapper de l’intentionnalité perceptive.

En tentant de comprendre ce qui caractérise en propre la phénoménalisation de

l’image, on en arrive à un objet opaque, dépourvu d’indéterminités, qui a pour essence

d’interrompre l’activité de constitution de la conscience et de résister à toute forme de

position. Tel un fantôme hantant la perception, l’image ne semble ainsi pouvoir être

entièrement et définitivement assimilée par les pouvoirs constituants de la conscience,

apparaissant au sein du monde des objets visibles en révélant la fragilité de ce qui fait sa

permanence et son sens pour nous. Ainsi, ce que nous avons reconnu comme une pluralité

des vécus possibles de l’image doit être ramenée à une ambiguïté fondamentale. L’image

peut à la fois être l’occasion d’un élargissement de l’expérience, ou de sa dissolution dans

un regard qui, plutôt que de participer à l’ouverture de la fenêtre sur le monde d’image, se

perd, irrémédiablement, dans la vitre… et alors ce qui était figuré par-delà elle s’écrase,

indifféremment, sur la surface, et il n’y a plus rien à regarder, seulement un voir errant, sans

durée, sans fin, dans un espace sans dimension.

Page 182: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

175

Pour le phénoménologue, vouloir saisir le phénomène de l’objet-image lui-même

revient à vouloir voir le visage d’Eurydice au cœur des ténèbres – à la différence que,

contrairement au mythe, ce n’est pas le visage d’Eurydice qui se défait dans la nuit, mais le

regard d’Orphée lui-même qui s’éteint. Mais ce ne sont pas que les phénoménologues qui

regardent les images, et leur pouvoir de fascination ne hante pas seulement certains

concepts philosophiques fondamentaux, mais également tous ces regards qui se posent sur

les écrans, les publicités, et aussi, sur les œuvres d’art. La question est dès lors moins de

comprendre pourquoi l’image a le pouvoir de déstabiliser certaines structures

intentionnelles et de remettre en question l’appartenance de tous les vécus à un ego

transcendantal actif et éveillé, que de se demander comment faire expérience « sans être

dans l’attitude de l’expérience » sans pour autant perdre cette vitalité de la conscience et de

sa chair par laquelle il y a phénoménalisation; comment perdre le monde d’objets, comme

nous invitent à le faire les œuvres d’art, sans pour autant se retrouver dans ce qui est, moins

qu’un monde, « un labyrinthe d’air »471 où, coupé de notre chair, notre regard se perd dans

les images.

Face à une telle exigence de distinguer l’expérience des images, et celles de l’art en

particulier, des expériences pathologiques, Escoubas, dans un article auquel nous avons

déjà fait référence, en appelle à la dimension intersubjective et historique de l’art. En se

référant à Aristote, elle explique que l’expérience spectrale à laquelle la non-positionnalité

propre aux œuvres peut nous conduire est contenue par l’unité du récit tragique, la présence

d’une trame narrative, qui, dans nos termes, donne une mesure à cette absence de temps

propre à l’expérience de l’image472. On comprendra que cette voie de sortie s’applique

essentiellement au cas où les images sont placées dans l’unité d’une intrigue, et

l’interprétation qu’elle fait de la phantasia perceptive telle que décrite dans Phantasia no 18

semble en ce sens ne pas pouvoir s’appliquer aux images des arts plastiques, dépourvues de

471 Nous nous référerons au bel emprunt de l’expression au poète Bernard Noël par István Fazakas, et

l’interprétation phénoménologique qu’il en livre dans « Le Labyrinthe d’air. La structure des fantasmes dans l’anthropologie phénoménologique de Marc Richir », dans Describing the Unconscious. Phenomenological Perspectives on the Subject of Psychoanalysis, éd. Cristian Bodea et Delia Popa, Bucarest, Zeta Books, 2020, p. 177-200.

472 Éliane Escoubas, « Bild, fiktum, et esprit de la communauté chez Husserl », p. 297.

Page 183: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

176

déploiement narratif – rappelons à cet égard la possibilité d’exclure les images du domaine

de la phantasia perceptive pour des raisons similaires473.

Mais, au-delà de la mise en intrigue, c’est aussi à l’expérience en communauté des

images que fait référence Escoubas, au fait que les histoires représentées au théâtre

renvoient toujours à un fond commun de récits, de mythes, qui leur fournissent une

objectivité474. En effet, si les personnages évoluant sur la scène ne flottent pas à la manière

des images des rêves, avec tout ce que flottement peut générer d’inquiétude ou de

fascination, c’est parce que, d’une part, ces personnages incarnent un récit qui les dépasse

plutôt que de se mouvoir selon des lois mystérieuses, qui captivent par leur impossibilité à

être comprises. D’autre part, je sens d’autres regards se portant sur la même scène, ce qui

fixe ces personnages à l’extérieur de moi, dans l’espace, dans le temps (et la langue)

partagés, contre leur pouvoir de fascination. On rappellera, dans le même sens, que chez

Husserl le partage définitif entre l’objectivité et la semblance du fantôme ne peut se faire

que par la reconnaissance intersubjective d’un objet475. Entre l’anonymat du regard se

perdant sur l’objet-image, et le caractère non déterminé, fluctuant du moi-de-phantasia,

l’image s’est progressivement révélée comme un phénomène où le moi actuel se perdait –

même si ce dernier peut toujours, par la mise en jeu, se poser comme le moi regardant dans

le présent de la perception le fictum qu’est l’image. Mais de ce pouvoir qu’a l’image de

fragiliser l’unité et l’identité de la conscience qui la perçoit, on ne doit forcément conclure

que l’image est un objet inhumain, qui ne soit pas traversé par la communauté.

C’est ici, comme nous l’avons vu à la fin de notre parcours, qu’une des strates de

l’image par laquelle elle se distingue de la phantasia, à savoir, la chose-image, entre en

ligne de compte. Contrairement à la phantasia, qui en fait la vitalité, l’image est incarnée

sur un support physique, et c’est ce par quoi elle est un objet qui peut durer dans le temps,

et surtout, qui est partageable intersubjectivement. On peut en ce sens approcher

l’ambiguïté fondamentale de l’image, sa possibilité d’élargir l’expérience ou d’en anéantir

la possibilité, comme relative à son caractère institué, au fait que l’institution qui lui est

propre est à la fois un moyen de rendre visible et de partager une dimension de la

473 cf. notre deuxième chapitre, 2.4. 474 Escoubas, « Bild, fiktum, et esprit de la communauté chez Husserl », p. 297. 475 Idées II, p. 119, 129

Page 184: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

177

phénoménalité fluctuante et insaisissable (la phantasia) ou d’interrompre le cours de la

phénoménalisation par sa fixation. Ces deux expériences de l’image peuvent ainsi être

inscrites dans cette histoire où le sens originaire d’un objet institué peut tout aussi bien

disparaître, que se métamorphoser dans l’accumulation des regards portés sur lui : notre

rencontre de l’œuvre prend part à cette aventure historique de l’oeuvre, et vit par les échos

aux expériences que d’autres en ont faites.

Envisager l’image comme le résultat d’un geste d’institution nous permet

d’interpréter sa rencontre comme répondant ou non à l’appel que tout objet idéal nous lance

de réengendrer son sens; de ne pas s’arrêter, pour prendre cet exemple, à la pure apparence

du mot, ou aux significations habituellement éveillées, mais retourner à son sens originaire,

comprendre en quoi il porte au langage une expérience muette. Dans le cas de l’image, cela

signifie surtout de rompre son immobilité en faisant osciller notre regard entre les

différentes strates qui la constituent, de telle sorte qu’elle apparaît comme un mouvement

vers la figuration, initialement assumé par l’artiste et dont nous pouvons reprendre la

charge. Ainsi, cet investissement dans l’œuvre n’appelle pas simplement l’abandon à

l’« innocence du premier voir », à un regard « purifié » ou à une sensibilité

« immédiate »476. À l’encontre de l’impression que les images s’offrent en tout temps et

pour tous dans une pleine disponibilité, sans rien cacher par-devers elles, il faut peut-être

consentir à un certain travail de réappropriation, avec ce que cela exige de temps et de

recours à des connaissances historiques, à des écrits d’artiste, mais aussi à la mobilisation

volontaire ou involontaire de résonnances affectives et charnelles, à la sensibilité à une

remarque lancée par un co-spectateur, etc. Ainsi, prendre au sérieux ce que Escoubas

nommait la spectralité de l’image, son pouvoir de hantise, revient à dire que l’art ne porte

pas en lui ses propres conditions de phénoménalisation, que celles-ci dépendent d’une

culture, c’est-à-dire d’une prise en compte du caractère fondamentalement intersubjectif et

historique des images, de leur caractère d’« être faites »477. L’image est un fait humain, un

476 Respectivement, Henri Maldiney, Art et existence, p. 23 ; Jean-Luc Marion, La croisée du visible, p. 77 ;

Michel Henry, Voir l’invisible, p. 128. L’importance, soulignée par Jacinto Lageira (Jacinto Lageira, L’esthétique traversée, p. 267, 276) que prennent les écrits d’artiste chez les phénoménologues – que ce soit ceux de Cézanne, Bazaine, Rothko ou Kandinsky – confirme qu’il faut bien un « guide » pour former son regard, comme le reconnaît à demi Henry (Michel Henry, Voir l’invisible, p. 11).

477 Nous faisons ici référence à Maldiney : « Un ouvrage porte la marque de l’“être fait”. Mais non une œuvre d’art. » Henri Maldiney, Art et existence, p. 9. La négligence – revendiquée – chez Maldiney du caractère

Page 185: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

178

objet « investi d’esprit » pour reprendre le terme de Husserl, et la percevoir exige les

ressources de la culture – non seulement visuelles, ou historiques, mais aussi, celle qui

permet une forme d’empathie, au sens d’une capacité à accueillir en soi d’autres regards.

historique de l’art le mène peut-être à négliger parfois les particularités des œuvres singulières, non pas sur le plan formel – ses descriptions sont à cet égard remarquablement précises et sensibles –, mais sur le plan du sens (anthropologique) des œuvres, à l’instar de Henry, qui affirme par exemple que la foi coupait les hommes du Moyen-Âge de la beauté de leurs cathédrales (Michel Henry, Voir l’invisible, p. 130). L’un des élèves de Maldiney, Georges Didi-Huberman, remarque : « [Maldiney] parlait d’une mosaïque byzantine, d’un côté très prophétique, et il disait Dasein, l’être-là, puis il montrait une aquarelle de Cézanne, qui n’a rien à voir, et il disait le même mot, Dasein, le monde, l’être au monde. Le problème, c’est le devenir-penser d’un objet spécifique qui est ce tableau-là, cette image-ci. » Georges Didi-Huberman, « Imaginer Atlas : entretien avec Georges Didi-Huberman », Spirale no 251, p. 34.

Page 186: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

179

Bibliographie Œuvres de Husserl [Hua I] Cartesianische Meditationen und pariser Vorträge. La Haye, Martinus Nijhoff,

1950; Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, trad. M. De Launay. Paris, Presses universitaires de France, 1994. (cité : Méditations cartésiennes).

[Hua II] Die Idee der Phänomenologie. Fünf Vorlesungen. La Haye, Martinus Nijhoff,

1973; L’idée de la phénoménologie : cinq leçons, trad. A. Lowit. Paris, Presses universitaires de France, 1970. (cité : L’idée de la phénoménologie).

[Hua III] Ideen zu einer reinen Phaenomenologie und phaenomenologischen Philosophie.

Erstes Buch–Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie. La Haye, Martinus Nijhoff, 1950; Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Tome 1 – Introduction générale à la phénoménologie pure, trad. P. Ricoeur. Paris, Gallimard, 1950. (cité : Idées I).

[Hua IV] Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Zweites Buch –

Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution. La Haye, Martinus Nijhoff, 1952; Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Tome 2 – Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. É. Escoubas. Paris, Presses universitaires de France, 1982. (cité : Idées II).

[Hua VI] Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale

Phänomenologie. La Haye, Martinus Nijhoff, La Haye, 1954; La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel. Paris, Gallimard, 1976. (cité : Krisis); L’origine de la géométrie, trad, J. Derrida. Paris, Presses Universitaires de France, 2010. (cité : L’origine de la géométrie).

[Hua VII] Erste Philosophie (1923/4). Erste Teil –Kritische Ideengeschichte. La Haye,

Martinus Nijhoff, 1956; Philosophie première (1923-1924). Tome 1 – Histoire critique des idées, trad. A. L. Kelkel. Paris, Presses universitaires de France, 1970. (cité : Philosophie première 1).

[Hua VIII] Erste Philosophie (1923/4). Zweiter Teil – Theorie der phänomenologischen

Reduktion. La Haye, Martinus Nijhoff, 1959; Philosophie première (1923-1924). Tome 2 – Théorie de la réduction phénoménologique, trad. A. L. Kelkel. Paris, Presses universitaires de France, 1970. (cité : Philosophie première 2).

[Hua IX], Phänomenologische Psychologie. Vorlesungen Sommersemester (1925). La

Haye, Martinus Nijhoff, 1968; Psychologie phénoménologique (1925-1926), trad. P.

Page 187: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

180

Cabestan, N. Depraz et A. Mazzú. Paris, Vrin (coll. Bibliothèque des textes, 2001. (cité : Psychologie phénoménologique).

[Hua X] Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-1917). La Haye,

Martinus Nijhoff, 1969; Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort. Paris, Presses universitaires de France, 1964. (cité : Leçons sur le temps); Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. J.-F. Pestureau. Grenoble, Millon, 2003. (cité : Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps).

[Hua XI] Analysen zur passiven Synthesis. Aus Vorlesungs- und Forschungsmanuskripten,

1918-1926. La Haye, Martinus Nijhoff, 1966; De la synthèse passive. Logique transcendantale et constitutions originaires, trad. B. Bégout et J. Kessler. Millon, Grenoble, 1998. (cité : De la synthèse passive).

[Hua XIII] Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Erster Teil

(1905-1920). La Haye, Martinus Nijhoff, 1973. (cité : Zur Phänomenologie der Intersubjektivität).

[Hua XVI] Ding und Raum. Vorlesungen (1907). La Haye, Martinus Nijhoff, 1973; Chose

et espace : leçons de 1907 [Hua XVI], trad. J.-F. Lavigne. Paris, Presses Universitaires de France, 2001. (cité : Chose et espace).

[Hua XVIII] Logische Untersuchungen. Erster Band – Prolegomena zur reinen Logik. La

Haye, Martinus Nijhoff, 1975; Recherches logiques. Tome premier – Prolégomènes à la logique pure, trad. H. Elie, A. L. Kelkel, R. Scherer. Paris, Presses universitaires de France, 1959. (cité : Prolégomènes à la logique pure).

[Hua XIX] Logische Untersuchungen. Zweiter Teil – Untersuchungen zur Phänomenologie

und Theorie der Erkenntnis. La Haye, Martinus Nijhoff, 1984; Recherches logiques. Tome 2 – Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, trad. H. Elie, A. L. Kelkel, R. Scherer. Paris, Presses universitaires de France, 1959; Recherches logiques. Tome 3 – Éléments d'une élucidation phénoménologique de la connaissance, trad. H. Elie, A. L. Kelkel, R. Scherer. Paris, Presses universitaires de France, 1959. (cité : 1ère, 2e, 3e, 4e, 5e, 6e Recherche logique).

[Hua XXIII] Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung.Zur Phänomenologie der

anschaulichen Vergegenwärtigungen. Texte aus dem Nachlass (1898-1925). La Haye, Martinus Nijhoff, 1980; Phantasia, conscience d’image, souvenir, trad. R. Kassis et J.-F. Pestureau. Grenoble, Millon, 2002. (cité : Phantasia).

[Hua XXVI] Vorlesungen über Bedeutungslehre. Sommersemester 1908. Dordrecht,

Martinus Nijhoff, 1987. Sur la théorie de la signification, trad. J. Englisch. Paris, Vrin, 1995. (cité : Sur la théorie de la signification).

[Hua XXVII] Aufsätze und Vorträge. 1922-1937. La Haye, Kluwer Academic Publishers,

1988 ; Sur le renouveau. Cinq articles, trad. L. Joumier. Paris, Vrin, 2005. (cité Sur

Page 188: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

181

le renouveau) [Hua XXXI] Aktive Synthesen. Aus der Vorlesung « Transzendentale Logik » 1920/21.

Dordrecht, Springer, 2000. De la synthèse active, trad. M. Richir et J.-F. Pestureau. Grenoble, Millon, 2004. (cité : De la synthèse active).

[Hua XXXIII] Die Bernauer Manuskripte über das Zeitbewusstsein (1917/18). Dordrecht,

Springer, 2001. Manuscrits de Bernau sur la conscience intime du temps, trad. A. Mazzú et J.-F. Pestureau. Grenoble, Millon, 2010. (cité : Manuscrits de Bernau).

[Hua XXXIX] Wahrnehmung und Aufmerksamkeit. Texte aus dem Nachlass (1893-

1912).Dordrecht, Springer, 2004. Phénoménologie de l’attention, trad. N. Depraz. Paris, Vrin, 2009. (cité : Phénoménologie de l’attention).

[Hua XXXIX]Die Lebenswelt. Auslegungen der vorgegebenen Welt und ihrer Konstitution.

Texte aus dem Nachlass (1916-1937). New York, Springer, 2008. (cité : Die Lebenswelt).

Erfahrung und Urteil, Untersuchungen zur Genealogie der Logik. Hamburg, Glaassen &

Goverts, 1954; Expérience et jugement. Recherches en vue d'une généalogie de la logique, trad. D. Souche-Dagues. Paris, Presses universitaires de France, 1970. (cité : Expérience et jugement).

La terre ne se meut pas, Recherches fondamentales sur l'origine phénoménologique de la

spatialité de la nature, trad. D. Franck, D. Pradelle et J.-F. Lavigne. Paris, Éditions de Minuit, 1989. (cité : La terre ne se meut pas).

« Une lettre de Husserl à Hoffmannsthal, 12 janvier 1907 », trad. E. Escoubas, La part de

l’œil, n◦7 (1991), p. 12-15. (cité : Lettre à Hoffmannsthal). « Phénoménologie statique et génétique. <Le monde familier et la compréhension de

l’étranger. La compréhension des bêtes>. (Schluchsee, fin août ou début septembre 1933) », trad. R. Brandmeyer, P. Cabestan, N. Depraz et A. Montavont. Alter n◦3, 1995, p. 205-219. (cité : Phénoménologie statique et génétique).

Autres ouvrages Adorno, Theodor W. Théorie esthétique, trad. M. Jimenez. Paris, Kliniseck, 2011.

Alberti, Leon Battista. La peinture, trad. T. Golsenne et B. Prévost. Paris, Seuil, 2004.

Arasse, Daniel. Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris, Flammarion, 1996.

Aristote. De l’âme, trad. R. Bodéüs. Paris, GF Flammarion, 1993.

—. Physique, trad. P. Pellegrin. Paris, GF Flammarion, 2002.

Page 189: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

182

Barbaras, Renaud. Introduction à la philosophie de Husserl. Chatou, Les éditions de la Transparence, 2004.

Barthes, Roland. Œuvres complète. Tome 5. Paris, Seuil, 2002.

Benjamin, Walter. Œuvres. Tome 2, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch. Paris, Gallimard, 2000.

Benoist, Jocelyn, dir. Husserl, Paris, Cerf, 2008.

—. « L’écart plutôt que l’excédent ». Philosophie, n° 78 (2003), p. 77-93.

Bergson, Henri. La pensée et le mouvant. Paris, Presses universitaires de France, 2013.

Bernet, Rudolf, Iso Kern et Eduard Marbach. « Phantasy, picture consciousness, memory ». Dans Edmund Husserl, Critical Assesments of Leading Philosophers, tome 3, Rudolf Bernet, Donn Wleton et Gina Zavota, éd., Oxon, Routledge, 2005, p. 205-220.

Bernet, Rudolf. La vie du sujet. Recherches sur l'interprétation de Husserl dans la phénoménologie. Paris, Presses universitaires de France, 1994.

—. « L’analyse husserlienne de l’imagination comme fondement du concept freudien d’inconscient ». Alter n◦4 (1996), p. 43-68.

Blanchot, Maurice. L’amitié. Paris, Gallimard, 1971.

—. L’espace littéraire. Paris, Gallimard, 1955.

Bois, Mathilde et István Fazakas. « Le rythme du regard en peinture », Annales de phénoménologie, no. 18 (2019), p. 282-306.

—. « “Le passé est un immense corps dont le présent est l’oeil”. Entretien sur la Stiftung, la matérialité et l’anonymat en art », Eikasia, (à paraître en 2020).

Bonfand, Alain. L'expérience esthétique à l'épreuve de la phénoménologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1995.

Brough, John. « The Seduction of Images. A Look at the Role of images in Husserl’s Phenomenology ». Dans Variations on Truth, Approaches in Contemporary Phenomenology, éd. Pol Vandevelde et Kevin Hermberg, Londres et New York, Bloomsbury Academic, 2011, p. 41-56.

Carlson, Sacha. « Phantasia et imagination : perspectives phénoménologiques (Husserl, Sartre, Richir) ». Eikasia, n◦66 (2015), p. 17-58.

Cavallaro, Marco. « The Phenomenon of Ego-Splitting in Husserl’s Phenomenology of Pure Phantasy ». Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 48, n◦2 (2017), p. 1-16.

Chagnon, Katrie. Phénoménologie et art minimal. Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2018.

Claesen, Luc. « Présentification et fantaisie ». Alter, n◦4 (1996), p. 123-160.

Page 190: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

183

Dastur, Françoise. Des mathématiques à l’histoire. Paris, Presses universitaires de France, 1995.

—. « Husserl et la neutralité de l’art ». La part de l’œil, n◦7 (1991), p. 19-29.

Derrida, Jacques. La vérité en peinture. Paris, Flammarion, 1978.

—. La voix et le phénomène. Paris, Presses universitaires de France, 2009.

—. Le toucher. Jean-Luc Nancy. Paris, Galilée, 2000.

Desmeules, Marie-Hélène. De la description à la prescription. Recherches pour une phénoménologie de la normativité à partir de l’œuvre de Husserl. Thèse en cotutelle (Paris-Sorbonne, Université Laval), 2017.

De Warren, Nicolas. « Imagination et incarnation ». Methodos, no9 (2009), p. 1-10.

Didi-Huberman, Georges. Devant l’image. Paris, Minuit, 1990.

—. « Imaginer Atlas : entretien avec Georges Didi-Huberman », Spirale no 251, p. 33-36.

Dubosson, Samuel. L'imagination légitimée. Paris, L'Harmattan, 2004.

—. « L’ontologie des objets culturels selon Husserl : l’exemplarité de l’objet littéraire ». Studia Phaemenologica, n◦8, 2008, p. 65-81.

Dufourcq, Annabelle, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, Dordrecht, Springer, 2011.

—. « Vies et morts de l’imagination : La puissance des actes fantômes », Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 13, n◦2, 2017, p. 68-90.

Escoubas, Éliane et Marc Richir, dir. Husserl. Grenoble, Millon, 2004.

Escoubas, Éliane, dir. Phénoménologie & esthétique. La Versanne, Encre marine, 1998.

—. Imago Mundi, Topologie de l’art. Paris, Galilée, 1986.

—. L’invention de l’art, Bruxelles, La part de l’œil, 2019.

—. « Bild, Fiktum et esprit de la communauté chez Husserl ». Alter, n◦4 (1996), p. 281-300.

—. « Liminaire ». La part de l’œil, no 7 (1991), p. 8-11.

Fazakas, István. « Jeu et Phantasía. Une lecture richirienne de D.W. Winnicott ». Dans Philosophie francophone en Hongrie, dir. Adrián Bene et Krisztián Bene, Pécs, Université de Pécs, 2019, p. 65-80.

—. « Le Labyrinthe d’air. La structure des fantasmes dans l’anthropologie phénoménologique de Marc Richir ». Dans Describing the Unconscious. Phenomenological Perspectives on the Subject of Psychoanalysis, éd. Cristian Bodea et Delia Popa, Bucarest, Zeta Books, 2020, p. 177-200.

—. « L’espace dans et à partir de la phantasia ». Eikasia, no66 (2015), p. 95-107.

Page 191: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

184

Ferencz-Platz, Christian. « The Neutrality of Images and Husserlian Aesthetics ». Studia Phaenomenologica, no9 (2009), p. 477-493.

Fink, Eugen. « Re-présentation et image ». Dans De la phénoménologie, tr. D. Franck. Paris, Les éditions de Minuit, 1974, p. 15-93.

Forestier, Florian. La phénoménologie génétique de Marc Richir. Cham, Springer, 2015.

Gallerand, Alain. Husserl et le phénomène de la signification. Paris, Vrin, 2014.

Gyemant, Marya « Le remplissement des objets idéaux. Sur la théorie du remplissement catégorial dans la VIe Recherche logique de Husserl », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, vol. 9, n°4 (2013), p. 1-29.

Hagelstein, Maud. « Georges Didi-Huberman : vers une intentionnalité inversée ? ». La part de l’œil, no 21/22 (2006), p. 33-42.

Hardy, Jean-Sébastien. La chose et le geste. Phénoménologie du mouvement chez Husserl. Paris, Presses universitaires de France, 2018.

Heidegger, Martin. Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier. Paris, Gallimard, 1986.

Henry, Michel. Voir l’invisible. Sur Kandinsky. Paris, Presses universitaires de France, 2005.

Hervy, Alievtnia. « Perception et imagination : La problématique des actes mixtes ». Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 9, n◦1, 2013, p. 1-29.

Hopp, Walter. « Image Consciousness and the Horizonal Structure of Perception ». Midwest Studies in Philosophy, vol. 41 (2017), p. 130-153.

Horkheimer, Max et Theodor W. Adorno. Dialectic of Enlightenment, Philosophical Fragments. Stanford, Stanford University Press, 2002.

Janicaud, Dominique, éd. L’intentionnalité en question, Entre phénoménologie et recherches cognitives. Paris, Vrin, 1995.

Kant, Emmanuel. Critique de la faculté de juger. Paris, Flammarion, 2000.

Kofman, Sarah. Mélancolie de l’art. Paris, Galilée, 1985.

Lageira, Jacinto. L'Esthétique traversée. Bruxelles, La Lettre volée, 2007.

Lavigne, Jean-François, éd. Les Méditations cartésiennes de Husserl. Paris, Vrin, 2008.

Lavigne, Jean-François. Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913). Paris, Presses universitaires de France, 2005.

Levinas, Emmanuel. De l’existence à l’existant. Paris, Vrin, 1947.

—. « La réalité et son ombre ». Dans Les Imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de Poche, 1984, p.107-127.

Maldiney, Henri. Art et existence. Paris, Editions Klincksieck, 2003.

Page 192: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

185

—. L’art, l’éclair de l’être. Chambéry, Comp'Act, 2003.

—. Regard, parole, espace. Lausanne, L’Age d’Homme, 1973.

Marion, Jean-Luc. De surcroît, Études sur les phénomènes saturés. Paris, Presses universitaires de France, 2001.

—. Étant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation. Paris, Presses universitaires de France, 2005.

—. La croisée du visible. Paris, Presses universitaires de France, 1996.

Merleau-Ponty, Maurice. Œuvres. Paris, Gallimard, 2010.

Perreau, Laurent et Antoine Grandjean, dir. Husserl. La science des phénomènes. Paris, CNRS Éditions, 2012.

Popa, Délia. « La relation entre imagination et perception : différence ou répétition ? ». Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 13, n◦2, 2017, p. 18-33.

Richir, Marc. De la négativité en phénoménologie, Grenoble, Millon, 2014.

—. Fragments sur le temps et l’espace. Grenoble, Millon, 2006.

—. Phantasia, imagination, affectivité. Phénoménologie et anthropologie phénoménologique. Grenoble, Millon, 2004.

—. Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations. Grenoble, Millon, 2000.

—. Sur le sublime et le soi – Variations II, Amiens, Mémoires des Annales de Phénoménologie, 2011.

—. « Commentaire de Phénoménologie de la conscience esthétique de Husserl ». Revue d’esthétique, n◦36, 1999, p. 15-24.

—. « Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman », Littérature, n°132 (2003), p. 24-33.

—. « La vérité de l’apparence », La part de l’œil, no 7 (1991), p. 229-236.

—. « Le travail de l’artiste à l’œuvre : visible ou invisible ? ». Dans Ratures et repentirs, éd. Bertrand Rougé, Publications de l'Université de Pau, 1996, p. 83-92.

Rodrigo, Pierre. L’étoffe de l’art. Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

—. « L’image, l’analogon, le simulacre : la question des “fictions perceptives” chez Husserl ». La part de l’œil, n◦21/22 (2006), p. 94-105.

—. « Le statut phénoménologique de l’image chez Husserl ». Dans L’image, dir. A. Schnell. Paris, Vrin, 2007, p. 115-134.

Saint Augustin. Confessions, trad. A. d’Andilly. Paris, Gallimard, 1993.

Saint-Girons, Baldine. Acte esthétique. Paris, Klincksieck, 2008.

Page 193: La vie et ses fantômes. Figuration et conscience d’image ... · La vie et ses fan tômes. Figuration et conscience G·LPDJHFKH]+XVVHUO Mémoire ... Sometimes art -images allow

186

Saison, Maryvonne. « Le tournant esthétique de la phénoménologie ». Revue d’esthétique, no 36 (1999), p. 125-140.

Saraiva, Maria Manuela. L’imagination selon Husserl. La Haye, Martinus Nijhoff, 1970.

Sartre, Jean-Paul. L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination. Paris, Gallimard, 1940.

—. L’imagination. Paris, Presses universitaires de France, 2012.

Schaeffer, Jean-Marie. L’image précaire. Du dispositif photographique. Paris, Seuil, 1987.

Schnell, Alexander. Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive. Grenoble, Millon, 2007.

—. La genèse de l’apparaître. Association pour la promotion de la Phénoménologie, Beauvais, 2004.

—. Le sens se faisant. Bruxelles, Ousia, 2011.

—. Temps et phénomène. La phénoménologie husserlienne du temps. Olms, Braunschweig, 2004.

Schulte Nordholt, Anne-Lise. Maurice Blanchot : L’écriture comme expérience du dehors, Genève, Librairie Droz, 1995.

Serban, Claudia. Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger. Paris, Presses Universitaires de France, 2016.

Seron, Denis. « Qu’est-ce qu’un phénomène ? ». Études phénoménologiques, no 39-40 (2004), p. 7-32.

—. Objet et signification. Paris, Vrin, 2003.

Steinmetz, Rudy. L’esthétique phénoménologique de Husserl : une approche contrastée. Paris, Kimé, 2011.

—. « La conscience d’image, l’attitude esthétique et le jeu de la mimésis chez Husserl ». La part de l’œil, n◦21/22 (2006), p. 107-117.

—. « Liminaire ». La part de l’œil, no 21/22 (2006), p. 6-7.

Terzi, Roberto. « Événement, champ, trace : le concept phénoménologique d’institution ». Philosophie, n◦131, 2016, p. 52-68.

Vioulac, Jean. Approche de la criticité. Paris, Presses universitaires de France, 2018.

—. Science et révolution. Recherches sur Marx, Husserl et la phénoménologie. Paris, Presses universitaires de France, 2015.

Vouilloux, Bernard. Ce que nos pratiques nous disent des œuvres. Paris, Hermann, 2014.

Winnicott, Donald. Jeu et réalité. Paris, Gallimard, 1975.