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Les Maux deMoMo
motsmorts
écriredécrire
des mots comme çades maux comme ça
d’écriredes mots comme çades maux comme ça
Guilhem VINCENT 31/08/2012
L ’ A B É C É D A I R E D E
L’AARCHITECTE
aArchitecture et vocabulaire
Prémices d’explorations paranoïaques du contexte et des
méthodes propres à l’exercice de la pratique de l’architecture
contemporaine.
Essai préparatoire à un mémoire en philosophie de l’architecture
réalisé dans le cadre du cours d’esthétique du deuxième
semestre de Master à l’Ecole Nationale d’Architecture de Nancy,
encadré par M. Hervé Gaff.
SOMMAIRE
1-Introduction
2-Les maisons inhabitables
3-L’architecture générique
4- Les délires de l’aarchitecte
6- Annexes
2
INTRODUCTION
Cet essai est la poursuite d’un travail de réflexion sur la place qu’occupe
l’architecte dans le monde, particulièrement depuis la catastrophe de Fukushima.
Cette précision pourrait sembler incongrue pour un travail de philosophie visant à définir
une pratique générale de l’architecture en dehors de toute détermination contextuelle. Au
contraire, elle n’a pas pour effet de détourner le regard des réelles questions qui se
posent quant aux processus cognitifs internes à la création architecturale, mais touche au
plus profond à certains de leurs aspects fondamentaux, remettant en question la pratique
de l’architecture.
Dans mes précédents travaux j’ai pu commencer à définir la situation dans laquelle se
trouve l’architecte, et comment il se confronte à une extériorité radicale qui lui apparaît
sous deux aspects différents. Ces aspects permettent d’analyser la pratique et le rôle de
l’architecte selon deux axes principaux ; une critique de la technique et une critique de la
notion d’habitation. Ces axes s'appuyaient sur l’analyse des thèses des philosophes
Emmanuel Levinas et Günther Anders pour définir les notions ayant attrait à l’extériorité.
L’analyse de ces auteurs m’a permis de situer cette extériorité comme d’une part étant le
fruit pour Günther Anders d’une évolution de la technique qui aurait créé des d’objets
particuliers (la société industrielle, les outils de destruction massive et l’exploitation
d’énergies « absolument trop grandes » comme l’énergie atomique) échappants à la
représentation. Ces objets créent des espaces radicalement extérieurs, des espaces
inhabitables qu’il n’est pas possible de se représenter. D’autre part, chez Emmanuel
Levinas, l’extériorité apparait comme condition ontologique propre à l’homme habitant le
monde qui confronte l’exercice de sa liberté à la rencontre de l’Autre. Cette extériorité est
une extériorité radicale, un au-delà de l’être qui ne se trouve pas directement être le fruit
d’objets industriels, mais étant une expérience proprement humaine. Il s’appuyait en
partie sur l’expérience personnelle de l’horreur des camps de concentration, et des
réflexions que cela a entrainé chez lui sur l’être et l’au-delà de l’essence.
3
Ce double rapport à l’extériorité définissait la condition d’application de
l’architecture telle qu’elle se présente à l’homme contemporain.
Cela m’avait permis par l’analyse d’objets architecturaux précis se situant le plus proche
possible de cette extériorité, dans les marges du monde, de commencer à penser une
pratique et une méthode de l’architecture prenant en compte les postulats radicaux
forgés par l’analyse des faits contemporains et visant à intégrer des processus de
création intégrant les contradictions dues à cette extériorité.
En faisant écho à mon travail de mémoire de licence qui introduisait mes réflexions sur
l’anthropocène dont l’ère atomique est un des symboles forts, j'entamais une réflexion
sur le rôle que peut prendre la pratique artistique pour un élargissement de moyens que
peut utiliser l’architecte.
Dans le but de poursuivre ces recherches, je cible pour l’instant mon travail sur un
domaine restreint de la pratique architecturale pour me permettre de poser des questions
fondamentales sur l'exercice de l’architecture. Le but de cet essai est de chercher une
méthode pour confronter ma pratique aux enjeux soulevés par mes travaux précédents.
Le vocabulaire est cet élément, qui même s’il est restreint, a la capacité de porter un
discours de fond sur l’exercice du métier d’architecte.
La question du vocabulaire a depuis longtemps été un élément fondamental pour
la pensée de l’architecture et a longtemps structuré l’exercice de sa création. C’est
pourquoi questionner le sens et le rôle que joue l’utilisation du vocabulaire dans la
pratique actuelle de l’architecture me semble fondamental. Cela constitue un premier pas
pour repenser les conditions d’utilisation de moyens de représentation et le rapport que
l’architecte entretient avec eux.
Cette question du vocabulaire se focalisera autour de la création d’un abécédaire
d’un type particulier et de la théorisation de la méthode propre à son élaboration.
La théorisation de cette méthode se basera déjà sur son application et tirera de
l’abécédaire lui même les éléments fondamentaux de sa théorie. Cet abécédaire est une
autothéorie. Cette dernière emprunte une partie de ses principes à des théories
existantes qui tirent leur origine dans des constats proches des préoccupations qui sont
soulevées par mon travail. M’inspirer de ces travaux existants est une aide précieuse
pour mes propres développements et j’en emprunte alors certains principes
fondamentaux.
Les développements théoriques partiront d’une analyse de la question de la
représentation, du rôle qu’elle joue dans une habitation heureuse du monde et comment
son utilisation crée une intériorité que j’appellerais « totalisante ». Cette intériorité entrera
4
alors en confrontation avec l’extériorité radicale soulevée lors de mes précédents
développements. C’est là que par l’analyse de la différence entre l’habiter propre à
l’usage de la représentation et le rapport que nous entretenons avec les espaces
architecturaux actuels, je questionnerai son usage et les modalités propres à l’utilisation
des outils actuels dont dispose l’architecte.
Dans un second temps, j’ouvrirai mes réflexions sur une méthode qui permet d’élaborer
une méthode de travail pour l’aarchitecte s’appuyant particulièrement sur le travail de
l’architecte Rem Koolhaas et sur les méthodes qu’il utilise pour penser l’architecture. Ses
méthodes sont le fruit d’une analyse de processus à l’oeuvre dans le monde actuel qui
transforment radicalement la pratique de l’architecture, analyse qui corrobore et
approfondie les problèmes soulevés dans mes précédents travaux. C’est tout
naturellement que je me suis alors tourné vers la pensée de cet architecte. Dans cette
partie appelée « l’architecture générique » je ferai suite aux développements sur la
question du vocabulaire et de l’usage de la représentation pour développer la méthode
propre à l’élaboration de l’abécédaire. Cette méthode sera fortement inspirée sans s’y
limiter à la méthode développée par Rem Koolhaas dans ses deux livres « New-York
délire » et « Junkspace ».
5
LES MAISONS INHABITABLES
(1)
De tous temps les civilisations ont habité dans des espaces divers. Certains
quotidiens, d’autres particuliers. Chaque espace était organisé selon des lois spécifiques,
qui organisaient les sociétés et l’usage de ces espaces. Microcosme dans le
macrocosme, les hommes habitaient l’espace et le découvraient dans son immensité, sa
complexité et sa richesse. Dans ce monde trop grand, ils ont exploré, parcouru les
territoires pour trouver des espaces où pouvaient s’installer, de manière plus ou moins
provisoire, des lieux, des configurations permettant d’organiser des vies, de créer des
mondes habitables. Cette habitation s’harmonisait avec le monde grâce à une véritable
phénoménologie. Cette pratique spatiale était en prise directe avec la réalité des
phénomènes naturels et permettait d’organiser un ensemble de savoirs formant une
culture, une identité.
Toutes ces connaissances permettaient de symboliser les forces de l’univers, de les
rendre appréhendables, sous diverses formes, grâce à une ritualisation de la vie et des
actions, qu’elles soient utilitaires, festives, guerrières ou religieuses.
6
1 Structure vide, Nancy. Réhabilitation de lʼancien tri postal en centre des congrès. Photographie argentique personnelle.
Ces actions renvoyaient à des mondes différents, certains étaient locaux, proches,
internes à la vie sociale elle-même, d’autres renvoyaient à des mondes mythiques,
inaccessibles à la vie ordinaire, qui rendaient compte d’espaces plus grands que
l’homme, d’espaces « extérieurs » dont il fallait respecter la puissance et auxquels
l’homme ne pouvait accéder que par une symbolique toute particulière, intégrée à la vie
sociale par des rites et des fêtes. Ces fêtes créaient un rapport entre le macrocosme et le
microcosme, autant humain que naturel, pour structurer la vie et les échanges entre les
règnes vivants.
La thèse que je soutiendrai est que cette condition d’habitation, qui prend appuie
sur une compréhension anthropologique des phénomènes sociaux, et par extension des
phénomènes architecturaux, repose sur une pratique créative visant à configurer des
mondes qui puisent, tant dans le monde naturel que dans l’esprit humain, les facultés
permettant l’émergence de la vie. Cette pratique est la condition même de l’architecture,
qui est vue ainsi comme un domaine particulier de la vie, dans lequel il est possible
d’exercer de manière raisonnable, éthique, en s’accordant aux autres domaines de la
création de manière harmonieuse. J'appellerai alors « habitation » l’acte qui consiste à
configurer le monde dans un ordre correspondant à ses caractéristiques propres et qui
permet la coexistence de mondes variés dans un ensemble cohérent. Cette habitation
englobe toutes les dimensions appréhendables directement par l’esprit humain et prend
corps dans le monde qui l’entoure et dans lequel il peut habiter. Cette précision a une
importance particulière pour l’architecte qui est sensé construire des lieux « où il fait bon
vivre »2 et pour qui la notion « d’habiter » prend un sens fondamental, si ce n’est pas un
sens premier.
Cette part possède une importance particulière dans la pratique et dans
l’enseignement de l’architecture, du fait que l’architecture construite entretient un lien
étroit à la matière et à la technique qui permet de l’utiliser. Etant profondément un art de
« l’édification », l’architecture est une pratique concrète qui développe des techniques
pour transformer des situations, qu’elles soient naturelles ou humaines, en les organisant
en situations différentes. Cet acte se construit autour de la notion de lieu, qui défini alors
le statut anthropologique de l’architecture et permet de penser l’acte de l’architecte
comme un habitation. On habite dans un lieu en organisant, configurant les éléments qui
le construisent. Je m’appuie là sur le travail anthropologique de Marc Augé dans son livre
« Non-lieux - Introduction à une anthropologie de la surmodernité » qui est une aide
précieuse pour penser le rapport entre les lieux anthropologiques et les espaces générés
72 Louis I. Kahn, Silence et lumière, Paris, Éditions du Linteau, 1996
par l’architecture de l’époque surmoderne. Ce rapport est en partie celui que je cherche à
définir dans cet essai et plus particulièrement dans ce chapitre. Dans son ouvrage, il
définit la notion de lieu comme élément de référence pour comprendre les principes à la
base des phénomènes sociaux. Sa définition du lieu permet d’englober l’ensemble des
phénomènes sociaux, dans leurs constructions spatiales aussi bien que sociales, ce qui
permet de relier la pratique de l’architecture à un ensemble plus vaste fonctionnant selon
des principes partageables. Il définit ainsi les lieux :
« Le lieu commun à l’ethnologue et à ceux dont il parle c’est un lieu,
précisément : celui qu’occupent les indigènes qui y vivent, y travaillent, le
défendent, en marquent les points forts, en surveillent les frontières mais
y repèrent aussi les traces des puissances chthoniennes ou célestes, des
ancêtres ou des esprits qui en peuplent et en animent la géographie
intime, comme si le petit morceau d’humanité qui leur adresse offrandes
et sacrifices en était aussi la quintessence, comme s’il n’y avait humanité
digne de ce nom qu’au lieu même du culte qu’on leur consacre. (...)
Nous réservons le terme de « lieu anthropologique » à cette construction
concrète et symbolique de l’espace qui en saurait à elle seule rendre
compte des vicissitudes et des contradiction de la vie sociale mais à
laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place, si humble ou
modeste soit-elle. C’est bien parce que toute anthropologie est
anthropologie des autres, en outre, que le lieu, le lieu anthropologique, est
simultanément principe de sens pour ceux qui l’habitent et principe
d'intelligibilité pour celui qui l’observe. (...)
Ces lieux ont au moins trois caractères communs. Ils se veulent (on les
veut) identitaires, relationnels et historiques. Le plan de la maison, les
règles de résidence, les quartiers de village, les autels, les places
publiques, la découpe du territoire correspondent pour chacun à un
ensemble de possibilités, de prescriptions et d’interdits dont le contenu
est à la fois spatial et social. »3
Cette définition montre bien comment ce lieu est un espace autant naturel que
social qui se fabrique, se transforme et s’organise. Le lieu n’existe pas en tant que tel
mais se constitue par l’ensemble des pratiques, des constructions, et des configurations
symboliques permettant la vie et la société. Ce lieu est habité et c’est dans le processus
83 Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
d’habitation que se forment les identités, les relations et les histoires. Pour ce faire
l’homme, et donc l’architecte, utilise un ensemble de méthodes, de techniques qui sont le
fruit de son organisation symbolique, sociale, naturelle. Ces organisations
communicables se transmettent et se partagent en tant que représentations, et c’est sur
ces représentations que travaille l’architecte pour transformer les modes d’habiter. La
capacité de représenter le monde dans lequel il vit constitue la base d’une pratique de
l’architecture qui est un domaine de l’activité humaine particulièrement social, regroupant
un ensemble de corps de métiers dans la création d’objets particuliers. C’est la question
de la représentation qui permet de définir le cadre dans lequel cette habitation se fait, et
comment s’organisent les mondes.
Autant sociale que spatiale, l’habitation de lieux se réalise par la réunion de
perceptions diverses et d’idées abstraites s’organisant en représentations qui permettent
de symboliser des phénomènes et d’en partager le contenu. Action fondamentale de
l’activité humaine, cette action d’habiter est ce qui transforme les relations entre les
mondes, permet d’appréhender des phénomènes divers, qu’ils soient naturels ou
sociaux.
Cette action habitante se réalise sur le fond mouvant du monde et se tient par là
dans une situation précaire entre habitation et inhabitation. C’est grâce à la capacité
d’imagination que les représentations se transforment, par l’adaptation aux changements
du monde, et par l’initiative imaginante des individus. Cette imagination permet d’ouvrir
des mondes et est l’élément fondamental pour comprendre une pratique de l’architecture
se donnant les moyens d’adapter sa pratique aux problèmes que pose le monde, et
prendre une place critique vis-à-vis de celui-ci pour manifester un comportement libre et
responsable.
Cette situation précaire défini en quelque sorte la fragilité et les limites de la
société, et habiter a toujours revêtu un fond protecteur. L’habitation humaine est un
corps, et ce corps est à l’échelle de celui de l’homme, en est une extension, un organe.
Toute architecture qui prend en compte un rapport aux lieux porte une attention
privilégiée aux lieux du corps, les topographies corporelles autant physiques que
psychiques qui organisent les formes et les usages de chaque architecture. La fragilité
du corps, et la précarité qui en découle, rend l’habitation problématique. Elle se confronte
à des forces plus grandes qu’elle, et la capacité de représentation de l’homme se
confronte toujours à sa condition corporelle. Ce corps forme une intériorité, de laquelle il
ne sort qu’au moyen d’outils, qui sont le fruit des représentations que l’homme se forge
des forces de l’univers. Ces forces sont symbolisées dans des usages et prennent la
forme d’outils. Les maisons sont des outils, les microscopes, les satellites et les missiles
aussi.9
C’est ici que se pose la question des limites de l’habitation, quand elle se
confronte à sa précarité et aux moyens mobilisables pour garder un peu d’habitation face
à des situations qui semblent indépassables. L’imagination et les efforts réunis pour
transformer et reconfigurer le monde peuvent-ils accéder à tout ? Existe-il des espaces
qui empêchent radicalement l’habitation de se réaliser ?
Marc Augé oppose aux lieux ce qu’il appelle les non-lieux, qu’il qualifie ainsi :
« Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un
espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel
ni comme historique définira un non-lieu. »4
C’est l’hypothèse de l’existence de ces non-lieux dont il est ici question. Existe-t-il des
espaces qui par nature ne peuvent pas être identitaires, relationnels et historiques? Cela
supposerait que dans ces espaces il ne se passerait rien pour personne et de manière
totalement autiste, sans relation particulière entre individus. Dans une hypothèse
naturelle, ces espaces existent, dans l’infinitude du cosmos, dans le monde
macroscopique où l’homme ne mettra probablement jamais les pieds. Marc Augé situe le
problème autrement, en posant la question de la possibilité de tels espaces dans le
monde humain, au coeur des pratiques sociales, donc concernant directement
l’architecte dans sa pratique quotidienne.
« L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de
non-lieux, c’est-à-dire des espaces qui ne sont pas eux-même des lieux
anthropologiques et qui (...) n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci,
répertoriés, classés et promus « lieux de mémoire », y occupent une place
circonscrite et spécifique. Un monde où l’on naît en clinique et où l’on
meurt à l’hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou
inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les
chaines d’hôtels et les squats, les clubs de vacances, les camps de
réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante),
où se développe un réseau serré de moyens de transports qui sont aussi
des espaces habités, où l’habitué des grandes surfaces, des distributeurs
automatiques et des cartes de crédit renoue avec les gestes du
commerce « à la muette », un monde ainsi promis à l’individualité solitaire,
au passage, au provisoire et à l'éphémère, (...). Ajoutons qu’il en est
104 Ibidem
évidemment du non-lieu comme du lieu : il n’existe jamais sous une forme
pure ; des lieux s’y recomposent ; des relations s’y reconstruisent ; « les
ruses millénaires » de « l’invention » du quotidien » et des « arts de faire
» (...) peuvent s’y frayer un chemin et y déployer des stratégies. Le lieu et
le non-lieu sont plutôt des polarités fuyantes : le premier n’est jamais
complètement effacé et le second ne s’accomplit jamais totalement -
palimpseste où se réinscrit sans cesse le jeu brouillé de l’identité et de la
relation. Les non-lieux pourtant sont la mesure de l’époque ; mesure
quantifiable et que l’on pourrait prendre en additionnant, au prix de
quelques conversions entre superficie, volume et distance, les voies
aériennes, ferroviaires, autoroutières et les habitacles mobiles dits «
moyens de transport » (avions, trains, cars), les aéroports, les gares, et les
stations aérospatiales, les grandes surfaces de la distribution, l’écheveau
complexe, enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent l’espace
extra-terrestre aux fins d’une communication si étrange qu’elle ne met
souvent en contact l’individu qu’avec une autre image de lui-même. »5
Ces espaces sont pour lui les acteurs principaux de notre quotidien, et définissent
une grande partie de la société mondialisée. Ils tendent à devenir la norme en ce qui
concerne l’espace social contemporain, qu’il qualifie de surmoderne. Ce sont ces
espaces que je tente de cerner pour comprendre les problèmes que soulève la
catastrophe de Fukushima qui reste comme l’ombre d’un nuage au-dessus de mes
enquêtes philosophiques l’élément qui perturbe la pensée d’une pratique éthique de
l’architecture. Ces espaces échappent-ils à la représentation humaine, et comment puis-
je me positionner en tant qu’architecte si de tels lieux définissent le cadre dans lequel se
déroule le spectacle de la société ?
Qualifier la nature de ces espaces et le rapport qu’ils entretiennent avec les facultés
cognitives de l’architecte, telle est la question qui se pose maintenant.
Habiter, nous l’avons vu, se fait dans une intériorité précaire mais radicale, elle est
une action in-situ. Comment cette question de l’habiter s’articule-t-elle avec l’extériorité
radicale que j’avais commencé à définir dans mes travaux précédents, et comment se
définissent ces espaces vis à vis des facultés mêmes de l’architecte.
Dans le précédent essai « aArchitecture et extériorité » je définissais deux types
d’extériorités, polaires mais totalement différentes. L’une était basée sur une critique de la
technique particulièrement radicale prêtant à certains objets précis et à certains
115 Ibidem
processus industriels des capacités particulières, et l’autre provenait d’une fragilité
humaine radicale ne trouvant pas de « maison » dans le monde habitant des hommes.
D’un côté il s’agissait d’une surdétermination ontologique de certains objets, qui en
venaient à perdre le contact avec les capacités humaines de représentation, formant une
extériorité radicale pour l’homme habitant. Mais cette extériorité radicale restait dans un
domaine purement naturel et rentrait dans un rapport d’échelle avec l’habitation humaine
dans sa disproportion la plus extrême. Cette disproportion est le vecteur de la création
d’une extériorité radicale au sein même des objets fabriqués par l’homme. Certains
objets, s’ils utilisent une énergie trop puissante, ou sont de taille trop grande,
«absolument trop grande»6 redeviennent en quelque sorte des produits naturels purs, des
pures « perceptions » et sont alors inutilisables en tant que tels. Ils sortent du cadre
d’utilisation et passent du statut d’outil à celui d'énergie pure, incontrôlable. Ce sont des
maisons inhabitables.
D’un autre côté avec l’analyse de la pensée d’Emmanuel Levinas, ce n’était plus les outils
ou les forces de la nature qui se donnaient comme extériorité radicale, mais l’homme lui
même dans son altérité, dans son unicité. L’homme est étranger au monde et n’habite la
terre que de manière provisoire. L’habitation ne résume pas le fait humain qu’il caractérise
par une disposition au sacrifice et à une prise de responsabilité venant perturber le tissus
du monde.
" Le sacrifice ne saurait trouver une place dans un ordre partagé entre
l'authentique et l'inauthentique. La relation à autrui dans le sacrifice où la
mort de l'autre préoccupe l'être-là humain avant sa propre mort,
n'indique-t-elle pas précisément un au-delà de l'ontologie - tout en
déterminant - ou révélant - une responsabilité pour l'autre et par elle un
"moi" humain qui n'est ni l'identité substantielle d'un sujet ni
l'Eigentlichkeit dans la "mienneté" de l'être. Le moi de celui qui est élu à
répondre du prochain et ainsi identique à soi, et ainsi le soi-même. Unicité
de l'élection ! Par-delà l'humanité se définissant encore comme vie et
conatus essendi et souci d'être, une humanité dés-inter-essée. La priorité
de l’autre sur le moi, par laquelle l’être humain est élu et unique, est
précisément sa réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C’est là
que se passe le souci de sa mort où le «mourir pour lui» et «de sa mort» a
priorité par rapport à la mort «authentique». Non pas une vie post-
mortem, mais la démesure du sacrifice, la sainteté dans la charité et la
12
6 Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Tome 1 Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2002.
miséricorde. Ce futur de la mort dans le présent de l’amour est
probablement l’un des secrets originels de la temporalité elle-même et au
delà de toute métaphore."7
Dans son livre « Théorie des maisons - L’habitation, la surprise » le philosophe Benoit
Goetz qualifie ainsi la « maison philosophique » d’Emmanuel Levinas :
« Mais l’architectonique de cette demeure n’est pas esthétique mais
éthique. On pourrait aller jusqu’à dire que ce n’est pas la maison qui offre
l’hospitalité, mais l’hospitalité qui fait que la maison est une maison (ce
n’est ni le site, ni les fondations). La pensée d’Emmanuel Levinas est
avant tout hostile aux enchantements du lieu. L’espace pour Levinas est
d’abord un désert, c’est à dire un territoire qui ne comporte aucun lieu. »8
Cette prise de responsabilité n’est pas chez Levinas une disposition fondamentale mais
une perturbation radicale du tissus du monde. Elle peut apparaître quand l’homme se
confronte à l’altérité radicale du visage, et cette prise de responsabilité se manifeste
comme hospitalité, critique sociale, et se trouve être la condition d’un droit social juste.
Ce droit social ne fonde pas les droits humains en tant qu’habitation mais ouvre la porte à
un droit de l’autre vis à vis d’un semblable.
Dans la perspective de ces deux rapports à l’extériorité se pose la question des
non-lieux de Marc Augé qui sont d’une part un espace inhabitable mais en même temps
une brèche dans le tissus du monde qui permet de l’ouvrir vers l’altérité. Ce double
rapport situe un point de croisement permettant de penser un monde globalisé,
générateur de non-lieux pour Marc Augé, mais aussi réunion des espaces, ouverture sur
les espaces « autres ».
Pour compléter les réflexions sur les maisons inhabitables, je mets en annexe un
travail réalisé dans le cadre du cours de patrimoine à l’école d’architecture donné par
Mme Vacher au premier semestre de la 4è année, où je m’étais intéressé au texte de
Véronique Labrot traitant du droit international et de la qualification du patrimoine
commun de l’humanité. Je ne développerai pas ici les thèmes développés, qui précisent
l’ambiguité de l’attribution d’un statut juridique aux espaces que recouvre le terme de
patrimoine mondial de l’humanité vis à vis d’un droit international hérité d’un droit
bourgeois d’exploitation des ressources terrestres. Je concluais en m’aidant des idées
13
7 Emmanuel Levinas, Totalité et infini - Essai sur l’extériorité, Paris, LGF, 2009.
8 Benoit Goetz, Théorie des maisons - L’habitation, la surprise, Lagrasse, Editions Verdier, 2011
d’Emmanuel Levinas et de Günther Anders sur l’apparition d’un droit des autres en
complément des droits de l’homme, pour pouvoir penser le thème de l’habitabilité du «
vaisseau terre » vu comme la grande maison de l’humanité, une humanité actuellement
sans véritable statut juridique.
Marc Augé finit son ouvrage sur une certaine forme de positivisme issue de ses
analyses des non-lieux, qu’il conclue en ouvrant sur la possibilité d’une véritable
anthropologie de la solitude, positive dans le sens où elle libère l’individu du poids de
l’habitation et lui permet de faire l’expérience de la solitude et d’une individualité en tant
qu’habitant de la terre monde. Il semble légitimer la fabrication de ces non-lieux dans la
possibilité qu’ils offrent une place pour l’individu à l’échelle du monde, en dehors des
conséquences catastrophiques que cela entraine. Sont-ils vraiment des espaces qui
ouvrent une brèche dans le tissus du monde, ouvrant sur une expérience fondamentale
de la rencontre humaine ? Ces espaces sont-ils les lieux où s’ouvre une brèche
permettant la rencontre véritablement humaine au sens où Levinas le décrit ? Une réelle
expérience de l’altérité ? Pouvons-nous appeler cela un positivisme, et légitimer ces
espaces architecturaux ?
(9)
14
9 Publicité pour la marque Aigle de la campagne « At home in nature » par BETC Euro RSCG, Photographie de Yelena Yemchuk.
Ce sont une fois les questions sur les maisons inhabitables soulevées qu’il est
possible de chercher une méthode permettant d’en appréhender la réalité et les modes
de production qui les génèrent. Ceci dans le but de définir plus précisément une pratique
de l’architecture qui permette de penser les rapports que nous pouvons entretenir avec
une extériorité radicale mettant en branle les processus cognitifs propres à une habitation
heureuse du monde.
C’est dans cette partie que je questionnerai l’usage du vocabulaire chez l’architecte en
m’inspirant des méthodes développées par Rem Koolhaas pour penser les villes
contemporaines et les modifications fondamentales qu’elles font subir à la définition de la
vie urbaine.
15
L’ARCHITECTURE GÉNÉRIQUE
(10)
Rem Koolhaas est un architecte, journaliste et écrivain particulièrement actif dans
la définition d’une architecture qui se veut répondre aux problématiques générées par les
mégalopoles, pour proposer des méthodes propres pour les penser. Parfaitement au
courant des problèmes que ces villes mondes génèrent, il a développé une méthode
d’analyse et de compréhension des processus qui les ont vu naître et des lois propres à
leur édification. Par un travail journalistique et littéraire, il a proposé une méthode de
lecture et de création pour l’architecte lucide quand à la pratique de l’architecture.
Souvent critiqué pour ses propos exagérés et la radicalité des constats qu’il fait quant à
la fabrication de l’architecture, il est vu comme un architecte déconnecté et proposant
des projets soit irrespectueux quand ils ne sont pas qualifiés de gratuits, soit ne créant
pas d’urbanité permettant de donner une réelle qualité aux lieux dans lesquels il
1610 Photomontage personnel
intervient. Souvent critiqué pour sa vision anti-contextuelle, son architecture reste pour
autant mystérieuse et cultivée.
Pourtant, l’analyse de sa pensée et de sa vision de l’architecture prise dans le
contexte de la grande ville fait de lui au contraire un architecte contextuel au plus haut
point. Dans le contexte de mon analyse sur les espaces produits par la surmodernité et
des conséquences philosophiques qu’ils génèrent, sa pensée prend un tout autre visage.
Ni théâtre de la déconstruction ni solution prophétique aux problèmes globaux, il propose
une lecture complexe des processus agissant dans les espaces surmodernes et tente de
faire une architecture ancrée dans ce réel là, pour tenter d’y agir en architecte conscient.
C’est la méthode qu’il utilise pour y arriver qui m'intéresse pour penser le rapport que
l’architecte peut entretenir avec les espaces ainsi générés. Ni reniement des réalités du
monde actuel dans un repli pour une habitation dite heureuse et véritable, ni monstration
théâtralisée d’une postmodernité autoréférentielle, l’architecture de Koolhaas tente de
comprendre les processus spatiaux actuels dans leur réalité et ne définit pas de limite au
delà de laquelle l’architecture n’est plus possible. Il analyse comment la ville rejette
l'architecture mais ne baisse pas les bras dans le combat pour sa préservation.
Son premier ouvrage qui le fit connaître fut une analyse de la ville de New-York
prenant en compte dans son analyse non pas la forme de la ville mais la dynamique qui
l’a généré. Partant de l’hypothèse d’un New-York inconscient, il développe sous une
forme précise la genèse de la ville, qui se serait développée par étapes, passant d’un
New-York inconscient à un New-York préconscient puis à un New-York conscient, vers
une apothéose puis une chute.
Sa méthode d’analyse consiste à se glisser tel un espion dans les principes à l’oeuvre
lors de la création de la ville, qui est alors vue comme une entité générée de manière
inconsciente. Koolhaas s’est glissé dans le rêve américain et dans la manière dont la ville
s’est réalisée de manière atavique par l’entreprise de rêveurs et de fous qui utilisaient des
possibilité sous-jacentes à la forme originale de la ville.
Cette plongée dans l’inconscient lui permet de comprendre la formation de la ville, la
manière dont les typologies architecturales se sont générées et comment leur forme et
leurs dynamiques sont le fruit d’une progression et d’une logique interne que l’on peut
comprendre quand on utilise une méthode appropriée d’analyse.
Pour Koolhas, New-York serait l’incubateur d’une nouvelle forme de vie urbaine où le réel
aurait cessé d’exister et où l’architecture ne serait pas le lieu d’une habitation humaniste
et raisonnable, mais le générateur d’un grand rêve collectif, permis par des principes
simples et très efficaces. Le principe de New-York serait la congestion, et l’architecture se
17
devrait être le moyen de résoudre le problème de la congestion maximale tout en gardant
un visage urbain extrêmement simple.
Ce grand rêve serait permis par deux grands principes fondamentaux que Koolhaas
développe: L’automonument est vu comme un outil permettant une congestion maximum
propre à la réalisation d’« arches » libérées de la réalité du monde par une lobotomie
entre le réel et l’intériorité propre aux espaces construits. Ce trio théorique permettrait la
création d’une ville infinie qu’il nomme « la ville du globe captif » où tout serait alors
possible grâce à l’utilisation de techniques appropriées mises en ordre selon des règles
particulières. Cette ville du globe captif, imagination pure, est l’interprétation par
Koolhaas de la volonté inconsciente de New-York et la synthèse de sa théorie sur la ville.
L’intérêt de son analyse de New-York tient autant par sa forme que par son contenu. Sa
théorisation de la construction de la ville est le résultat d’une méthode visant à intégrer
les processus mêmes de la formation de la ville, non pas pour en faire une description
mais pour en faire des outils de recréation à l’identique de théories virtuelles telles
qu’elles se sont construites dans la ville.
L’analyse des points soulevés plus haut que sont l’automonument, l’arche et la lobotomie
permet de comprendre ce qu’est pour Koolhaas New-York et quels types d’espaces sont
générés par elle. La description qu’il fait de la méthode propre à la compréhension de ces
espaces et de leur genèse est l’outil principal pour penser une pratique de l'architecture
consciente et capable de répondre aux problèmes de la ville actuelle.
« AUTOMONUMENT
Passé un certain volume critique, toute structure devient un monument,
où, du moins, suscite cette attente de part sa seule taille, même si la
somme ou la nature des activités particulières qu’elle abrite ne mérite pas
une expression monumentale.
Cette catégorie de monuments représente une rupture radicale et
moralement traumatisante face aux conventions du symbolisme ; sa
manifestation physique n’est ni l’expression d’un idéal abstrait ou d’une
institution d’une importance exceptionnelle, ni l’articulation lisible d’une
hiérarchie sociale dans un espace tridimensionnel, ni un mémorial ; il se
contente d’être lui-même et, du seul fait de son volume, ne peut éviter de
devenir un symbole - vide et ouvert à toute signification, comme un
panneau est disponible pour l’affichage. Pur solipsiste, il se borne à
exalter son existence disproportionnée et son processus de création
18
désinhibé. Ce monument du XXè siècle est l’automonument, et son
expression la plus pure est le gratte-ciel.
Pour rendre « l’automonument gratte-ciel » habitable, une série de
tactiques annexes sont mises au point, destinées à lui permettre de
répondre à la double exigence conflictuelle à laquelle il se trouve sans
cesse confronté : la nécessité d’être un monument, qui suppose la
permanence, la solidité et la sérénité et, en même temps, la nécessité de
s’adapter, avec un maximum d’efficacité, au « changement qu’est la vie »,
par nature antimonumentale. »11
L’automonument est pour Koolhaas la définition de l’architecture générique, un bâtiment
qui par sa seule taille, et indépendamment de son programme ou de sa destination,
entraine un rapport au monde différent d’une architecture normale. L’automonument se
rapproche dans sa définition des objets que décrit Günther Anders, obtenant un statut
particulier du seul fait de sa taille, le faisant apparaître dans une catégorie ontologique
différente que les objets courants. Ces auto monuments accueillent en leur sein des «
arches » que Koolhaas illustre ainsi :
« ARCHE :
Dès le jour de sa révélation, Roxy est devenu le nouveau Noé, le
dépositaire choisi d’un « message » quasi divin dont il impose au monde
la réalité, sans se soucier de son apparente invraisemblance.
Radio City Music Hall est son arche : elle est désormais pourvue
d’installations ultra-perfectionnées permettant l’hébergement et le
déplacement des espèces sauvages sélectionnées à travers sa structure.
Elle a, avec les Rockettes, sa propre race s’épanouissant à l’ombre d’un
dortoir de miroirs qui évoque, avec ses rangées régulières de lits d’hôpital
peu affriolants, un service de maternité, mais sans bébé. Au-delà du sexe,
et par la seule vertu de l’architecture, les vierges se reproduisent.
En la personne de Roxy, finalement, le Music Hall a trouvé son grand
timonier, un concepteur doublé d’un visionnaire, qui a pu réaliser sur son
lotissement un cosmos parfaitement autonome.
1911 Rem Koolhaas, New York délire, Marseille, Éditions parenthèses, 2002.
Mais, à la différence de Noé, Roxy n’a nul besoin d’un cataclysme
extérieur pour justifier sa révélation : dans l’univers de l’imagination
humaine, il est tranquille tant que « the sun never sets ».
Avec ses installations et son équipement technique perfectionné, bref
avec sa cosmogonie, chacun des 2028 blocs de Manhattan abrite en
puissance une arche (ou nef des fous) semblable, recrutant son propre
équipage avec une surenchère de promesse et d’assurance de
rédemption grâce à un surcroît d’hédonisme.
Une telle abondance finit, dans son effet cumulatif, par engendrer
l’optimisme : à elles toutes, les arches rendent dérisoire l’éventualité de
l’Apocalypse. »12
Ces « arches » sont le but de la réalisation de la ville et de l’architecture générique, des
endroits où « the sun never sets » annulant toutes les réalités du monde pour plonger les
occupants dans un rêve éveillé.
Ce rêve où le monde ne se couche jamais est le rêve du non-lieu, l’état dans lequel on se
trouve sans monde et sans lieu, totalement hors du monde mais captif de son
mécanisme inconnaissable. La séparation de cet espace vis à vis du monde se fait par ce
qu’il appelle la lobotomie :
« LOBOTOMIE :
Les constructions possèdent à la fois un dedans et un dehors.
L’architecture occidentale est partie de l’hypothèse humaniste selon
laquelle il est souhaitable d’établir un lien moral entre les deux, le dehors
laissant filtrer sur le monde du dedans certaines révélations que le
dedans va corroborer. La façade « honnête » parle des activités qu’elle
dissimule. Mais, mathématiquement, si le volume intérieur des objets tri-
dimensionnels augmente selon une progression au cube, l’enveloppe qui
les renferme n’augmente que selon une progression au carré ; le décalage
entre le volume de l’activité intérieure et la surface extérieure
correspondante ne cesse donc de croître.
2012 Ibidem
Passé un certain volume critique, ce rapport est poussé au-delà du point
de rupture ; cette « rupture » est le symptôme de l’automonumentalité.
Dans l’écart intentionnel entre le contenant et le contenu, les bâtisseurs
de New-York découvrent une zone de liberté sans précédent. Ils
exploitent et lui donnent une dimension formelle au moyen d‘une
opération qui est l’équivalent architectural d’une lobotomie (ou
suppression, par intervention chirurgicale, des liaisons entre les lobes
frontaux et le reste du cerveau pour remédier à certains troubles mentaux
en dissociant les mécanismes de pensée des mécanismes émotifs).
L’opération architecturale équivalente consiste à dissocier architecture
intérieure et extérieure.
De cette façon, le « monolithe » épargne au monde extérieur les agonies
des perpétuels changements qui l’agitent au dedans.
Il dissimule la vie quotidienne. »13
La méthode qu’a développé Koolhaas pour comprendre cette architecture tient dans
l’exploitation maximum des capacités que ces structures permettent, et du rêve qui les
sous tendent. New-York délire tire son titre et sa théorie de cette compréhension des
processus architecturaux délirants et dans leur exploitation consciente en tant que
méthode créative assumée. Il tire sa méthode de l’analyse de la pensée de Salvador Dalí
et de la méthode paranoïaque-critique que celui-ci avait développé. Il l’applique
directement à l’étude de New-York. Si New-York délire, il convient de délirer pour la
comprendre. Méthodologie de travail et de recherche, il décrit la méthode paranoïaque-
critique ainsi :
« MÉTHODE :
« J’annonce comme proche le moment où, par un processus de caractère
paranoïaque et actif de la pensée, il sera possible de systématiser la
confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la réalité » : à la
fin des années vingt, Salvador Dalí injecte sa méthode paranoïaque-
critique dans le courant surréaliste. « C’est en 1929 que Salvador Dalí fait
porter son attention sur les mécanismes internes des phénomènes
paranoïaques et envisage la possibilité d’une méthode expérimentale
2113 Ibidem
fondée sur le pouvoir des associations systématiques propres à la
paranoïa ; cette méthode devait devenir par la suite la synthèse délirante
critique qui porte le nom d’activité paranoïaque-critique. » Le mot d’ordre
de la méthode paranoïaque-critique (ci-après abrégée en MPC ) est la
conquête de l’irrationnel.
Au lieu de la soumission passive et volontairement a-critique à
l’inconscient qui caractérisait les premières recherches surréalistes dans
le domaine de l’automatisme (appliqué à la littérature , la peinture et la
sculpture), Dalí propose une seconde phase : l’exploitation consciente de
l’inconscient au moyen de la MPC.
Pour définir sa méthode, il se sert essentiellement de formules
suggestives : « la méthode spontanée de connaissance irrationnelle
basée sur l’association interprétative-critique des phénomènes délirants
».
La manière la plus simple d’expliquer la MPC, c’est de décrire son exacte
contre-pied.
Dans les années soixante, deux béhavioristes américains - Ayllon et Azrin
- inventent une forme de thérapie par stimulant qu’ils appellent économie
de jeton. Par la distribution de jetons en plastiques de couleur, on
encourage les pensionnaires d’un asile d’aliénés à se conduire autant que
possible comme des gens normaux.
Les deux expérimentateurs « avaient affiché sur le mur une liste des
conduites désirées et ils donnaient ensuite des primes (les jetons) aux
malades qui faisaient leur lit, balayaient leur chambre, aidaient à la
cuisine, etc. Ces jetons donnaient droit à des suppléments à la cantine ou
à des faveurs comme la télévision en couleurs, la possibilité de veiller
plus tard le soir ou disposer de chambre individuelle. Ces stimulants
s’avérèrent très efficaces pour inciter les malades à se prendre en charge
et à veiller au bon fonctionnement de leur service. »
Cette thérapie repose sur l’espoir que, tôt ou tard, une telle stimulation
systématique de la normalité finira par se transformer en véritable
normalité, que l’esprit malade parviendra à s’insérer dans une certaine
forme de santé mentale, comme un bernard-l’ermite se glisse dans une
coquillage vide. (...)
La MPC de Dalí est une forme de thérapie par stimulant, mais en sens
contraire. Au lieu d’imposer aux malades les rites du monde normal, Dalí
22
propose aux bien portants une excursion touristique au pays de la
paranoïa. À l’époque où Dalí invente la MPC, la paranoïa est à la mode à
Paris. La recherche médicale a permis d’élargir sa définition au-delà de la
simple manie de persécution, qui n’est qu’un des éléments d’un appareil
délirant beaucoup plus vaste. En réalité, la paranoïa est un délire
d’interprétation. Chaque fait, chaque événement, chaque observation est
appréhendée selon un mode d'interprétation systématique et « compris »
par le malade, sujet de telle manière qu’il vient absolument confirmer et
renforcer sa thèse, à savoir le délire initial qui lui a servi de point de
départ.
Le paranoïaque voit toujours juste, même s’il regarde à côté.
De la même manière que dans un champ magnétique les molécules de
métal se regroupent pour exercer une attraction collective et cumulée, le
paranoïaque, par une série d’associations incontrôlables, systématiques
et en soi strictement rationnelle, transforme le monde entier en un champ
magnétique de faits qui vont tous dans le même sens : le sien.
C’est ce rapport intense - quoique déformé - au monde réel qui constitue
l’essence de la paranoïa : « La réalité du monde extérieur sert comme
illustration et preuve, et est mise au service de la réalité de notre esprit. »
La paranoïa est un choc de la reconnaissance indéfiniment répété. (...)
Comme son nom l’indique, la méthode paranoïaque-critique de Dalí est
un enchainement de deux opérations consécutives mais distinctes :
a ) la reproduction artificielle du mode de perception paranoïaque du
monde donnant un éclairage nouveau, avec sa riche moisson de
correspondances, d’analogies et de schémas associatifs insoupçonnés ;
b ) la compression de ces élucubrations gazeuses jusqu’au point critique
où elles atteigne la densité du fait ; la partie critique de la méthode
consiste en la fabrication de « souvenirs » objectivants du tourisme
paranoïaque, de preuves concrètes qui apportent au reste de l’humanité
les découvertes de ces excursions, dans des formes aussi évidentes et
incontestables que des instantanés. »14
2314 Ibidem
Cette méthode radicale permet à Koolhaas de rentrer et de se glisser dans la
fabrication générique de l’architecture par la compréhension des processus par laquelle
elle se réalise. Koolhaas utilise cette technique pour se fondre dans la fabrication de
New-York et en imite les processus. Cela se manifeste dans son travail par le propos et la
thèse qu’il soutient, thèse qui se développe dans un style littéraire imitant celui de New-
York. Chaque partie de thèse correspond à un mot, à une idée collée à une autre selon
une trame régulière imitant celle de New-York, dans laquelle se congestionnent des «
arches » irréelles. Chaque mot est alors pour Koolhaas un rêve, une irréalité qui permet
de comprendre la théorie inconsciente de la ville, et qui assemblé et congestionné à
d’autres arches forme une ville ouverte aux mille sens et aux mille significations.
Cette méthode, selon moi, permet de transformer la pratique de l’architecture et de
penser l’utilisation des moyens de représentation d’une manière différente. La
représentation ne serait plus seulement un moyen d’habiter des lieux et de réaliser par là
des maisons, mais permettrait une compréhension hospitalière des phénomènes
architecturaux et urbains actuels. Cela se fait par la surdétermination symbolique des
représentations et l’éclatement de leurs significations. C’est pour cela que dans mon
abécédaire le mot est défini autant par la définition du dictionnaire que par un moyen
d’expression divers. C’est ainsi que j’ai pensé l’abécédaire. Je l’ai conçu selon une
méthode simple qui fonctionne par le collage et la confrontation entre un terme, sa
définition et une interprétation personnelle de son sens. Cette interprétation est le fruit
d’une sélection personnelle d’un texte, d’un poème, parfois les deux et parfois
accompagné d’une image. Cette forme n’est pas définitive. Ce travail que l’on peut
rapprocher d’un dictionnaire délirant tire son nom d’abécédaire en s’inspirant de celui,
fameux, du philosophe Gilles Deleuze, mais ne voulant pas défendre une théorie établie.
Je veux seulement ouvrir des théories possibles pour les non-lieux. Pour l’instant la
majeure partie des citations proviennent d’auteurs divers, le but est de le remplir de
propos personnels pour construire une méthode et un travail créatif personnel qui
permettra de servir de base à une compréhension des phénomènes contemporains. Mais
la méthode qui le génère est l’outil principal, que j’ai tenu à décrire et théoriser dans ce
présent essai. C’est un début de réflexion sur l’utilisation pragmatique d’une méthode
pour l’aarchitecte et permet d’ouvrir des champs de travaux différents, que ce soit dans
la pratique même de l’architecture, dans une pratique de l’art que j’aimerais développer,
et dans une poursuite des recherches proprement philosophiques.
24
15
2515 Photomontage personnel
LES DELIRES DE L’AARCHITECTE
AARCHITECTURE
AMNESIE
ANARCHITECTURE
ALPHABET :
nom masculin (latin alphabetum, du grec alpha et bêta, noms des deux premières lettres de l'alphabet grec)
I. Système de signes graphiques, disposés dans un ordre conventionnel, et servant à transcrire les sons d'une langue ; ensemble de ces signes.
II. Synonyme de abécédaire.III. Ensemble des lettres, des chiffres et des
signes nécessaires pour la composition des textes.
IV. Ensemble de caractères, et éventuellement de leur codification associée, utilisé dans un système informatique.
V. Système de représentation des sons au moyen des lettres.
Dès le début se pose la question de la fin, à savoir comment organiser la présentation
pour saisir adéquatement les différents niveaux que forme le concept et la réalité. Il faut
que chaque niveau éclaire le domaine qui lui est propre : l’élaboration du projet,
l’architecture du bâtiment, la biographie des matériaux, l’histoire du site et l’histoire
culturelle du bain. L’approche choisie suit des détours, que la méthode essaie de copier
et de rendre visibles. Celle-ci consiste à désassembler puis rassembler, à diviser la
complexité du thème suivant ses contenus pour la recomposer ensuite dans un nouvel
ordre. Dans leur Dictionnaire allemand, ouvrage conçu hors de toute perspective
d’achèvement, les frères Jacob et Wilhelm Grimm on appelé l’ordre alphabétique un ordre
salutaire, probablement parce que ce système de représentation apparaît comme
démocratique, puisque tous les termes reçoivent la même valeur et aucune hiérarchie ne 26
préside leur succession. Le choix, cependant, est fait d’interprétations, et la construction
est dans chaque cas artificielle. L’ordre des lettres dans les langues européennes remonte
au plus ancien alphabet sémitique, et leur invention revient au peuple des Phéniciens qui,
il y a plus de 4000 ans, domina le commerce maritime de la Méditerranée plusieurs
siècles durant. Il était enfin devenu possible de noter tous les souvenirs et les pensées à
l’aide de seulement deux douzaines de signes. Au XIè sciècle av. J.C., ce système de
signes fut adopté par les Grecs, le nom des lettres demeurant le même : alef ou alpha
signifie taureau, beth ou betâ signifie maison. Aleph et beth, les deux premières lettres de
l’alphabet hébraïque , partagent la même origine. L’ordre alphabétique varie selon les
langues. Les Romains ont par exemple emprunté leurs lettres aux Grecs, lettres qu’ils ont
augmentées, remplacées ou complétées en les adaptants à leur phonèmes. Après
l’invasion de la Grèce, comme il était devenu nécessaire d’écrire de plus en plus de mots
grecs en latin, il fallut réintroduire le zêta provisoirement abandonné, qui se retrouva placé
à la fin de l’alphabet latin pour devenir le Z et permit de désigner, dans sa liaison avec le A
initial, la totalité, comme l’écrivent les frères Grimm. La dernière lettre de l’alphabet
hébraïque est le taw, lors de la confession des pêchés pratiqués le jour du Grand Pardon
après les dix jours de pénitence, le taw signifie la fin tant espérée, car une faute doit être
confessée pour chaque lettre de l’alphabet, vingt-deux lettres, vingt-deux fautes. Dans
l’ouvrage de Martin Buber intitulé Les récits hassidiques, un rabbin explique que cette
règle du taw permet d’enfin savoir quand il faut s’arrêter, car la conscience du pêché n’a
pas de fin, mais l’alphabet en a une.
Sigrid hauser, Peter Zumthor, Peter
Zumthor Therme Vals, Paris, Infolio
éditions, 2007.
ARCHE :
Nom féminin (latin arca, coffre)
I. Arche d'alliance, coffre de bois d'acacia
recouvert d'une plaque d'or, dans lequel
étaient déposées les Tables de la Loi reçues par Moïse sur le mont Sinaï ; armoire où est
enfermé le rouleau de la Torah qui sert aux
offices de la synagogue.
27
II. Arche de Noé, vaisseau que, selon la Bible, Noé construisit par ordre de Dieu pour
échapper au Déluge ; ou, familier, maison
où vivent toutes sortes de gens ou de bêtes.
Dès le jour de sa révélation, Roxy est devenu le nouveau Noé, le dépositaire choisi d’un «
message » quasi divin dont il impose au monde la réalité, sans se soucier de son
apparente invraisemblance.
Radio City Music Hall est son arche : elle est désormais pourvue d’installations ultra-
perfectionnées permettant l’hébergement et le déplacement des espèces sauvages
sélectionnées à travers sa structure.
Elle a, avec les Rockettes, sa propre race s’épanouissant à l’ombre d’un dortoir de miroirs
qui évoque, avec ses rangées régulières de lits d’hopital peu affriolants, un service de
maternité, mais sans bébé. Au-delà du sexe, et par la seule vertu de l’architecture, les
vierges se reproduisent.
En la personne de Roxy, finalement, le Music Hall a trouvé son grand timonier, un
concepteur doublé d’un visionnaire, qui a pu réaliser sur son lotissement un cosmos
parfaitement autonome.
Mais, à la différence de Noé, Roxy n’a nul besoin d’un cataclysme extérieur pour justifier
sa révélation : dans l’univers de l’imagination humaine, il est tranquille tant que « the sun
never sets ».
Avec ses installations et son équipement technique perfectionné, bref avec sa
cosmogonie, chacun des 2028 blocs de Manhattan abrite en puissance une arche (ou nef
des fous) semblable, recrutant son propre équipage avec une surenchère de promesse et
d’assurance de rédemption grâce à un surcroît d’hédonisme.
Une telle abondance finit, dans son effet cumulatif, par engendrer l’optimisme : à elles
toutes, les arches rendent dérisoire l’éventualité de l’Apocalypse.
Rem Koolhaas, New York délire,
Marseille, Éditions parenthèses, 2002.
ARCHIPEL
ARCHITECTURE
ART28
ARTISTE :
Nom (latin médiéval artista, du latin classique ars,
artis, art)
I. - Personne qui exerce professionnellement
un des beaux-arts ou, à un niveau supérieur à celui de l'artisanat, un des arts appliqués.
II. Vieux. Personne dont le mode de vie
s'écarte délibérément de celui de la
bourgeoisie ; non-conformiste, marginal.
III. Personne qui a le sens de la beauté et est
capable de créer une œuvre d'art : Une
sensibilité d'artiste.
IV. Personne qui interprète des œuvres
théâtrales, cinématographiques, musicales
ou chorégraphiques : Artiste dramatique.
V. Personne qui fait quelque chose avec beaucoup d'habileté, selon les règles de
l'art : Travail d'artiste.
VI. Familier. Bon à rien, fantaisiste.
« Chaque homme est un artiste »
Joseph Beuys.
ATOME : Nom masculin (latin atomus, du grec atomos, qu'on
ne peut couper)
I. Constituant fondamental de la matière dont
les mouvements et les combinaisons
rendent compte de l 'essent ie l des propriétés macroscopiques de celle-ci. (Un
corps constitué d'atomes de même espèce
est appelé corps simple ou élément
chimique.)
29
II. Synonyme familier de énergie nucléaire:
L'ère de l'atome.
III. Partie infiniment petite de quelque chose ;
grain, miette : Il n'a pas un atome de bon
sens.
IV. Philosophie :
Élément indivisible, chez les philosophes matérialistes grecs.
« L'énergie nucléaire est une force absolue, unitaire. Elle est entièrement « dehors » et
n'admet aucune intériorité autre que qu'elle même, aucune altérité. On peu parler, à son
propos, d'une sorte d'autisme dans la nature. »
Raymond Burlotte Atome et
individualité, in "L'esprit du temps" N
°33 Et les dieux oublièrent les
hommes... , Printemps 2003
AUTOMONUMENT
Passé un certain volume critique, toute structure devient un monument, où, du moins,
suscite cette attente de part sa seule taille, même si la somme ou la nature des activités
particulières qu’elle abrite ne mérite pas une expression monumentale.
Cette catégorie de monuments représente une rupture radicale et moralement
traumatisante face aux conventions du symbolisme ; sa manifestation physique n’est ni
l’expression d’un idéal abstrait ou d’une institution d’une importance exceptionnelle, ni
l’articulation lisible d’une hiérarchie sociale dans un espace tridimensionnel, ni un
mémorial ; il se contente d’être lui-même et , du seul fait de son volume, ne peut éviter de
devenir un symbole - vide et ouvert à toute signification, comme un panneau est
disponible pour l’affichage. Pur solipsiste, il se borne à exalter son existence
disproportionnée et son processus de création désinhibé. Ce monument du XXè sciècle
est l’automonument, et son expression la plus pure est le gratte-ciel.
Pour rendre « l’automonument gratte-ciel » habitable, une série de tactiques annexes sont
mises au point, destinées à lui permettre de répondre à la double exigence conflictuelle à
laquelle il se trouve sans cesse confronté : la nécessité d’être un monument, qui suppose
la permanence, la solidité et la sérénité et, en même temps, la nécessité de s’adapter,
avec un maximum d’efficacité, au « changement qu’est la vie », par nature
antimonumentale.
30
Rem Koolhaas, New York délire,
Marseille, Éditions parenthèses, 2002.
AUTISME :
Nom masculin (allemand Autismus, du grec autos,
soi-même)
I. Trouble du développement complexe
affectant la fonction cérébrale, rendant
impossible l'établissement d'un lien social
avec le monde environnant.
Là naît le routinier, là gisent les choses mortes peu à peu substituées aux « repères vifs ».
Tous ces « gestes à l’infinitif » tiennent aussi du rituel, et Deligny n’hésite pas à affirmer
que « l’Église a une racine dans le monde autistique... Les rituels quels qu’ils soient et les
rituels religieux en particulier, tendent à épaissir les gestes quotidiens pour leur donner
une apparence de choses, ils en font des pierres ».
Françoise Bonardel à propos de
Fernand Deligny.
AUTRE
AVION
BANALITÉ
CAMERA
CARESSE :
Nom féminin (italien carezza)
I. Attouchement tendre, affectueux ou
sensuel : Elle repoussait ses caresses.
II. Frôlement doux et agréable ; sensation de
douceur produite par quelque chose : La
caresse d'un regard.
31
« La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa
forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme
s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille ; ce n’est pas une intentionnalité de
dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. Dans un certain sens
elle exprime l’amour, mais souffre d’une incapacité de le dire. Elle a faim de cette
expression même, dans un incessant accroissement de cette faim. Elle va donc plus loin
qu’à son terme, elle vise au-delà d’un étant, même futur qui, comme étant précisément,
frappe déjà à la porte de l’être. (…) La caresse cherche par delà le consentement ou la
résistance d'une liberté - ce qui n'est pas encore, un " moins que rien ", enfermé et
sommeillant au delà de l'avenir et, par conséquent, sommeillant tout autrement
que possible, lequel s'offrirait à l'anticipation. La profanation qui s'insinue dans la caresse
répond adéquatement à l'originalité de cette dimension de l'absence. Absence autre que
le vide d'une néant abstrait : absence se référant à l'être, mais s'y référant à sa manière,
comme si les " absences " de l'avenir n'étaient pas avenir, toutes au même niveau
uniformément. L'anticipation saisi des possibles, ce que cherche la caresse ne se situe
pas dans une perspective et dans la lumière du saisissable. Le charnel, tendre par
excellence et corrélatif de la caresse, l'aimée - ne se confond ni avec le corps - chose du
psychologiste, ni avec le corps propre du " je peux ", ni avec le corps-expression,
assistance à sa manifestation, ou visage. Dans la caresse, rapport encore, par un côté,
sensible, le corps déjà se dénude de sa forme même, pour s'offrir comme nudité
érotique. Dans le charnel de la tendresse, le corps quitte le statut de l'étant.(...).
La caresse ne vise ni une personne, ni une chose. Elle se perd dans un être qui se dissipe
comme dans un rêve impersonnel sans volonté et même sans résistance, une passivité,
un anonymat déjà animal ou enfantin, tout entier déjà à la mort. La volonté du tendre se
produit à travers son évanescence, comme enracinée dans une animalité ignorant sa
mort, plongée dans la fausse sécurité de l’élémental, dans l’enfantin ne sachant pas ce
qui lui arrive. Mais aussi profondeur vertigineuse de ce qui n’est pas encore, et qui n’est
pas, mais d’une non-existence n’ayant même pas avec l’être la parenté qu’entretient avec
lui une idée ou un projet, d’une non-existence qui ne se prétend, à aucun de ces titres, un
avatar de ce qui est. La caresse vise le tendre qui n’a plus le statut d’un « étant », qui sorti
des « nombres et des êtres » n’est même pas qualité d’un étant. Le tendre désigne
une manière, la manière de se tenir dans le no man’s land, entre l’être et le ne-pas-
encore-être. Manière qui ne se signale même pas comme une signification, qui, en
aucune façon, ne luit, qui s’éteint et se pâme, faiblesse essentielle de l’Aimée se
produisant comme vulnérable et comme mortelle. »
32
Emmanuel Levinas, Totalité et infini -
Essai sur l’extériorité, Paris, LGF, 2009.
CARTE :
Nom féminin (de carte 1)
1 R e p r é s e n t a t i o n c o n v e n t i o n n e l l e ,
généralement plane, de phénomènes
concrets ou même abstraits, mais toujours
localisables dans l'espace.
2 Astronomie :Représentation sur un plan soit d'une région
du ciel, soit d'un astre de dimensions
apparentes appréciables (Soleil, Lune,
planète, etc.).
Au jour le jour, par leurs faits et gestes coutumiers : conduire le troupeau, couper du bois,
faire cuire le repas..., ils marquent de leur présence cette terre austère et immuable des
Cévennes, transcrivant ensuite ces trajets et multiples « faire » quotidiens en
d’innombrables cartes qui « donnent à voir » ce qu’eux-mêmes ignoraient souvent
jusqu’alors, et sans quoi les enfants psychotiques resteraient pour eux, et
réciproquement, d’irréductibles étrangers. Ce que les cartes révèlent, à travers les
nombreux tracés et le transcrit qui en est fait, là où l’enchevêtrement des « lignes d’erre »
et des trajets coutumiers constitue un « lieu-chevêtre », c’est l’existence d’un « corps
commun » , d’un « Nous primordial » , qui ne saurait être ramené à un noeud de désirs
inconscients comme le voudrait la psychanalyse, ni à un héritage de dispositions innées ;
c’est bien plutôt « ce quelque chose on nous qui échappe au conjugable », ainsi que
tente de le définir Deligny, ou encore ce « fonds commun autiste que nous avons tous on
permanence ».
Françoise Bonardel à propos de
Fernand Deligny.
CATASTROPHE :
Nom féminin ( lat in catastropha, du grec
katastrophê, bouleversement)
I. É v é n e m e n t q u i c a u s e d e g r a v e s
bouleversements, des morts : Le sang-froid
du pilote a évité la catastrophe.
33
II. Accident jugé grave par la personne qui en
subit les conséquences : Le départ de
Pierre est une catastrophe pour elle.
III. É v é n e m e n t d é c i s i f q u i a m è n e l e
dénouement de la tragédie classique.
« De la catastrophe, ils en parlent constamment comme d'un tremblement de terre,
comme un raz de marée ou d'un astéroïde. »
Günther Anders, Hiroshima est partout,
Paris, Éditions du seuil, 2008.
« Qu’était-ce exactement ?
La chute d’une météorite ?
Des visiteurs venus du fin fond du cosmos ?
Quoi qu’il en soit, notre pays qui n’est pas bien grand vit apparaître une chose inouïe - ce
qui a été appelé la Zone.
Nous avons commencé par y envoyer des troupes.
Nul n’en est revenu.
Alors nous l’avons bouclé à l’aide d’importantes forces de police...
Et sans doute avons nous bien fait.
Au reste, je n’en sais rien...»
C’était un fragment d’un interview du prix Nobel professeur Walles.
Texte d’introduction du film stalker de
Andreï Tarkovski
CATASTROPHISME
CATARCHITECTE
« A mon sens, il est nécessaire d’enfoncer le clou et d’assumer que le cancer qui ronge
notre monde (je ne le préciserai pas, mais entendez par là, crise écologique, génocides...)
ne s’arrête pas aux artères principales mais ravage chaque petite réminiscence de l’être
humain et son milieu : l’architecte en fait partie. Tout au long de ce manifeste, je
nommerai ce phénomène : la Catastrophe. Cependant, l’issue envisagée de la
disparition de l’architecte ne prendra tout son sens que s’il renaîtra, de ses
cendres, un nouvel être : le Catarchitecte. »
34
Thomas Batzenschlager , Manifeste
pour le catarchitecte, Mémoire de
licence de l’ENSA, Nancy, 2007.
CAUSALITÉ
CONSCIENCE :
Nom féminin (latin conscientia, de scire, savoir)
I. Connaissance, intuitive ou réflexive
immédiate, que chacun a de son
existence et de celle du monde
extérieur.
II. Représentation mentale claire de
l'existence, de la réalité de telle ou telle
chose : L'expérience lui a donné une
conscience aiguë du danger.
III. Psychologie :
Fonction de synthèse qui permet à un
sujet d'analyser son expérience actuelle
en fonction de la structure de sa
personnalité et de se projeter dans
l'avenir.
«Tout contre le problème de la liberté, surgit en effet celui de la conscience morale. Si
tous les concepts élaborés par la conscience collective sont bien le produit de l’évolution,
celui de la conscience morale n’a par contre rien à voir avec le processus historique. Le
concept de conscience morale, et le sentiment que nous en possédons, est quelque
chose d’immanent, de spécifique à priori à l’homme, qui vient comme ébranler les
assises de la société mal fondée qui est aujourd’hui la nôtre. La conscience morale
empêche la stabilisation de cette société, et va parfois à l’encontre des intérêts de
l’espèce, voire de sa survie. En termes d’évolution biologique, la catégorie de conscience
morale est parfaitement absurde. Pourtant elle existe bien, et accompagne l’homme tout
au long de son existence et de son développement en tant qu’espèce.
Aujourd’hui, il est évident pour tout le monde que les conquêtes matérielles n’on pas été
synchronisées avec le perfectionnement spirituel. La conséquence fatale en est que nous 35
sommes devenus incapables de maîtriser ces conquêtes et de les utiliser pour notre
propre bien. Nous avons créé une civilisation qui menace d’anéantir l’humanité.
Devant une catastrophe aussi globale, la seule question qui me semble importante, au
plan théorique, est celle de la responsabilité personnelle de l’homme, de sa disposition au
sacrifice spirituel (sans lequel il ne saurait être question d’un quelconque principe
spirituel). La capacité au sacrifice dont je parle, et qui doit devenir la forme organique et
naturelle d’existence de tout homme doué de quelque qualité spirituelle, ne peut être
perçue comme une fatalité malheureuse, ni comme une punition qui serait imposée par
on ne sait qui. Je veux parler de l’esprit de sacrifice, de l’essence même du service
envers le prochain, reconnu comme unique forme possible d’existence et assumée
librement par l’homme au nom de l’amour. »
Andreï Tarkovski, Le temps scellé, Paris,
Petite bibliothèque des Cahiers du
cinéma,2004.
CRIME
DÉCISION :
Nom féminin (latin decisio, -onis)
I. Action de décider après délibération ; acte
par lequel une autorité prend parti après
examen : Décision judiciaire.
II. Acte par lequel quelqu'un opte pour une
solution, décide quelque chose ; résolution,
choix : C'est une sage décision.
III. Choix des orientations d'une entreprise,
d'une politique, etc. ; mesure, ordre, prix en
conformité avec cette orientation : Avoir le
pouvoir de décision.
IV. Qualité de quelqu'un qui n'hésite pas à
prendre ses résolutions ; détermination,
fermeté : Montrer de la décision dans une
affaire.
V. Droit :
I. Mesure prise par le président de la République dans le cadre des
circonstances particulières prévues
par l'article 16.
II. Sentence du Conseil constitutionnel.
36
VI. Militaire :
Document transmettant aux échelons
subordonnés les ordres d'une autorité
militaire.
VII. Psychologie :Choix entre deux comportements ou deux
activités internes incompatibles.
« On sait maintenant avec beaucoup de retard, que la ville de Tokyo a failli être évacuée,
parce que Nao To Kan le premier ministre japonais, après avoir quitté ses fonctions, c’est-
à-dire il y a quelques semaines maintenant, Nao To Kan a révélé qu’il avait songé à faire
évacuer la ville de Tokyo, ce qui à l’époque était quelque chose de complètement tabou,
dans l’espace public en tout cas... »
Michaël Ferrier dans l’émission Japon, :
Comment penser l’avenir ? 1/5 sur
France Culture le 5 décembre 2011.
DÉPOSSESSION
DÉRIVE :
Nom féminin (de dériver)
I. Déviation par rapport au cours normal : La
dérive des monnaies par rapport au mark.
II. Fait de s'écarter de la voie normale, d'aller à
l'aventure, de déraper : La dérive de
l'économie.
III. Déviation d'un navire ou d'un avion hors de
sa route, par l'effet du vent, des courants et
de la mer.
IV. Familier. Fait de se laisser aller sans réagir :
Une dérive dans l'alcoolisme.
V. Aileron mobile placé dans l'axe de la coque, pour améliorer la résistance latérale d'un
voilier et l'empêcher de dériver sous l'action
du vent.
VI. Partie fixe de l'empennage vertical d'un
avion.
37
VII. Variation indésirable, lente et continue, d'une grandeur physique ou d'une
caractéristique d'un instrument de mesure.
VIII. Armement :
Déplacement latéral qu'il faut faire subir à
un appareil de pointage pour corriger la dérivation.
IX. Chemin de fer :
Mise en mouvement spontanée de wagons
sous l'action de la déclivité, d'un lancement,
du vent, etc.
X. Hydrologie :
Tout déplacement incontrôlé d'un objet
flottant ou immergé dû à l'action du vent et
des courants (dérive des icebergs, d'un
flotteur).
Il ne s’agit pas ici de rééduquer (Deligny voit se profiler tous les colonialismes derrière ce
seul mot), ni de soigner (certains lui reprocheront d’ailleurs d’enfermer définitivement les
enfants dans leur psychose), mais d’entreprendre avec eux une dérive, qui est tout à la
fois errance au gré des choses plus que des affects, et aussi « presque rien, un bout de
bâton planté dans l’océan », c’est-à-dire presque tout pour ces enfants privés des
repères les plus élémentaires, à commencer par celui d’un Moi structuré. En état
d’apesanteur créé par l’absence de langage et donc de fin (tout à la fois but et terme
d’une entreprise humaine), on vit ici comme " à perte de vue ", dans la réitération quasi
rituelle du quotidien.
Françoise Bonardel à propos de Fernand Deligny.
DÉSERT
DÉSIR :
Nom masculin
I. Action de désirer, d'aspirer à avoir, à obtenir,
à faire quelque chose ; envie, souhait : Avoir
le désir de voyager.
II. Objet du désir ; vœu : Prendre ses désirs
pour des réalités.
38
III. Élan physique conscient qui pousse quelqu'un à l'acte ou au plaisir sexuel :
Brûler de désir.
IV. Terme central de la doctrine de J. Lacan, se
situant par rapport à l'Autre entre le besoin
et la demande.
« Comme j’aime tes yeux, Ami,
le feu merveilleux qui y joue
Quand ils se lèvent, et ton regard
Plus vif qu’éclair au ciel
Décrit un grand cercle alentour.
Mais plus encore tes yeux
Me captivent quand ils s’abaissent
Et tu m’embrasse passionnément,
Et filtre entre la claie des paupières
La flamme sombre, mate du désir... »
Féodor Tiouttchev- Poème de fin du
film Stalker de Andreï Tarkovski
DISTANCE
DUALITÉ
ÉCRIRE :
Verbe transitif (latin scribere)
I. Tracer les signes d'un système d'écriture,
de représentation graphique des sons d'un
langage, de la parole : Écrire un « m », un
mot, un chiffre.
II. Former les lettres, les signes, avoir tel ou tel
type d'écriture, employer tel ou tel système
d'écriture : Écrire son nom lisiblement.
Écrire la somme en toutes lettres.
III. Orthographier correctement : On écrit ce
mot avec deux « r ».
39
IV. Formuler par écrit un énoncé sur tant de
lignes, tant de pages : J'ai pu écrire trois
pages sur ce sujet.
V. Exprimer sa pensée par le langage écrit,
composer une œuvre littéraire, scientifique :
Écrire un roman.
VI. Représenter graphiquement les sons de la m u s i q u e a u m o y e n d e s i g n e s
conventionnels : Écrire une partition.
VII. Adresser une lettre, un message écrit à
quelqu'un : Nous n'avons aucune nouvelle
de lui, il n'écrit pas.
VIII. Raconter, affirmer, exposer, dire par écrit
dans une œuvre, un article, etc. : Écrivez
pourquoi vous avez été ému.
IX. Faire savoir ou demander quelque chose
par écrit, dans une lettre, un message écrit :
Écris-moi si tu viens ou non.
« La nuit était sonore et creusée par l’absence des regards sur son obscure splendeur. On
entendait comme son grain, son pas. J’était là pour pour cela, pour voir ce que les autres
ignoraient toujours, cette nuit entre les nuits, celle-ci comme une autre, morne comme
l’éternité, à elle seule l’invivable du monde. J’ai pensé à la concomitance de l’enfant et
de la mer, à leur différence ressemblante, transportante. Je me suis dit qu’on écrivait
toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. Que
c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui
avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé. Le
calme de la nuit suivait le vents, mais ce calme ce n’était pas le vent qui l’avait fait en se
retirant, c’était autre chose, c’était aussi bien le matin qui venait. Les portes de la maison
d’Aurélia Steiner sont ouvertes à tout, aux ouragans, à tous les marins des ports et
cependant rien n’arrive dans ce lieu de la maison d’Aurélia que ce désert de l’écrit, que la
consignation incessante de ce fait-là, ce désert. Je parle du deuil entier des juifs porté
par elle comme son propre nom. Ces gens qui parlaient de Montaigne à la télévision, les
avez-vous entendus ? Ils disaient que Montaigne avait quitté précocement, et le
parlement de Bordeaux, et ses amis, et sa femme, et ses enfants, pour écrire. Il voulait
réfléchir, disaient-ils, et écrire sur la morale et la religion. Je ne vois aucune décision de
cet ordre dans la retraite de Montaigne, au contraire de la voir raisonnable j’y vois de la
40
folie et de la passion. C’est pour continuer à vivre après la mort de La Boétie que
Montaigne à commencé à écrire. Ce ne sont pas là choses de la morale. Et si, comme le
disait Michel Beaujour, le seul à avoir osé, les «Essais» ne sont pas complètement lisibles
et que personne ne les a jamais lus en entier, de même que la Bible, plus encore peut-
être, c’est qu’ils ne s’évadent jamais de la singularité d’une relation particulière, éternisée
ici par la mort, là par la foi. Si Montaigne avait écrit de sa douleur, celle-ci aurait convoyé
tous l’écrits du monde. Or il n’écrit que pour ne pas écrire, ne pas trahir, juste en écrivant.
De la sorte il nous laisse sans lui, émerveillé, comblé mais jamais en allés avec lui dans sa
liberté.»
Marguerite Duras, L’été 80, Paris, Les
éditions de minuit, 2008.
ÉMISSION
EMPREINTE
ERRE :
Nom féminin (ancien français errer, du bas latin
iterare, voyager)
I. Vitesse résiduelle d'un navire sur lequel
n'agit plus le propulseur.
« Erre : le mot m’est venu. Il parle un peu de tout, comme tous les mots. Il y va d’une «
manière d’avancer, de marcher » dit le dictionnaire, de la « vitesse acquise d’un bâtiment
sur lequel n’agit plus le propulseur » et aussi des « traces d’un animal ». Mot fort riche,
comme on le voit, qui parle de marche, de mer et d’animal et qui recèle bien d’autres
échos : « errer : s’écarter de la vérité ... aller de côté et d’autre, au hasard, à l’aventure ».
J.-J Rousseau le dit : « voyager pour voyager c’est errer, être vagabond ». C’est aussi «
se manifester ça et là, et fugitivement, sur divers objets, sourire aux lèvres ». »
Fernand Deligny
ESPACE
ÉTRANGER
EXPÉRIENCE :
Nom féminin (latin experientia, de experiti, faire
l'essai)
I. Pratique de quelque chose, de quelqu'un,
épreuve de quelque chose, dont découlent
41
un savoir, une connaissance, une habitude ; connaissance tirée de cette pratique :
Conducteur sans expérience.
II. Fait de faire quelque chose une fois, de
vivre un événement, considéré du point de
vue de son aspect formateur : Avoir une
expérience amoureuse.
III. Action d'essayer quelque chose, de mettre
à l'essai un système, une doctrine, etc. ;
tentative : Tenter une expérience de vie
commune.
IV. Mise à l'épreuve de quelque chose, essai
tenté sur quelque chose pour en vérifier les
propriétés ; expérimentation : Faire
l'expérience d'un médicament.
V. Épreuve qui a pour objet, par l'étude d'un
phénomène naturel ou provoqué, de vérifier
une hypothèse ou de l'induire de cette
observation : Expérience de chimie.
VI. Astronautique
Matériel scientifique embarqué sur un engin
spatial.
VII. Statistique
Ensemble d'opérations à exécuter pour
vérifier une probabilité.
« Le vent souffle à Fukushima
Les étoiles scintillent à Fukushima
Les bourgeons éclosent à Fukushima
Les fleurs éclosent à Fukushima
Je vis à Fukushima
Je vis Fukushima
J’aime Fukushima
Je n’abandonne pas Fukushima
Je crois en Fukushima
Je marche dans Fukushima
Je cris le nom de Fukushima
42
Je pense fièrement à Fukushima
Je transmet aux enfants Fukushima
J’enlace Fukushima
Je vers des larmes avec Fukushima
Je pleure pour Fukushima
Elle pleure Fukushima
Je pleure avec Fukushima
Je pleure à Fukushima
Fukushima c’est moi
Fukushima c’est mon berceau
Fukushima c’est la vie
Fukushima c’est vous
Fukushima c’est mon père et ma mère
Fukushima ce sont mes enfants
Fukushima c’est le ciel azur
Fukushima ce sont les images
Fukushima, je protège Fukushima
Je reprend possession de Fukushima
Au coeur de ma main Fukushima
Je vis Fukushima
Je vis pour Fukushima
Je vis Fukushima
Je vis à Fukushima
Je vis Fukushima
Je vis à Fukushima
Je vis Fukushima. »
Engagement, poème de Ryoishi Wago,
poète japonais résident à Fukushima,
écrivant un poème par jour depuis la
catastrophe. Traduction pour l’émission
Hors-champs de Laure Adler, Japon :
Comment penser l’avenir ? 3/5 sur
France culture le 07.12.2011 - 22:15.
EXTÉRIORITÉ
FÉMININ
FIN
43
FINALITÉ
FORME
FONCTION
GÉOMÉTRIE
HISTOIRE
HUMANITÉ :
Nom féminin (latin humanitas, -atis, de humanus,
humain)
I. Ensemble des êtres humains, considéré
parfois comme un être collectif ou une
entité morale : Évolution de l'humanité. Agir
par amour de l'humanité.
II. Disposition à la compréhension, à la
compassion envers ses semblables, qui
porte à aider ceux qui en ont besoin : Traiter
quelqu'un avec humanité.
III. Littéraire. Ensemble des caractères par
lesquels un être vivant appartient à l'espèce
humaine, ou se distingue des autres
espèces animales : Un forcené qui a perdu
toute apparence d'humanité.
« Je le répète, j'ai surtout à l'esprit cette soirée au cours de laquelle les victimes
survivantes d'Hiroshima tentèrent de nous décrire la seconde à laquelle c'est arrivé, et les
minutes et les heures qui ont suivis cette seconde. L'homme d'affaire européen qui s'était
égaré un instant dans le jardin de l'hôtel où nous étions réunis et qui nous a vus, tous,
Blancs, Noirs, Jaunes et Bruns dans la même attitude, c'est à dire les yeux baissés vers
le sol, a certainement vu un rituel communautaire dans ce comportement identique, ou
alors il a dû être persuadé que nous étions en train d'accomplir là une expérience en
commun. Inutile de souligner une fois encore que l'identité du comportement n'était rien
d'autre que l'identitée du sentiment.
Vous allez demander de quoi était fait ce sentiment, identique chez nous tous. La réponse
à cette question - et elle n'a cessé d'être donné dans d'autre conversations et par des
bouches à chaque fois différentes : ce sentiment consistait dans le fait que nous
44
avions honte les uns devant les autres, et, plus exactement, que nous avions honte d'être
des hommes.
Voilà qui peut sembler étrange, peut-être même prétentieux, ou même apparaître d'un
manque de solidarité révoltant. C'est possible. Nous n'avions pas le temps d'y réfléchir.
Reste que la première réaction fut de refus ; refus de reconnaître comme étant des
nôtres, refus de nous compter parmi ceux qui avaient été capable de faire cela à l'un
d'entre nous.
Qu'on ne se méprenne pas. Ce qui est décisif n'est pas l'élément de la désolidarisation
que comportait ce sentiment de honte, mais l'inverse, la communauté de la
désolidarisation, c'est-à-dire la nouvelle solidarité devenue réalité à cet instant. C'est
pourquoi il est déplacé de s'indigner de cette honte (que j'ai vécue souvent après mon
retour). En ce qui me concerne en tous cas, jamais je n'ai ressenti avec une telle force et
une telle douleur ce qu'est l'« humanité » (Menscheit) qu'en ces heures de
désolidarisation. Lorsque les voisins à côté de toi - peu importe qu'ils soient africains,
américains, allemand, russes, birmans ou japonais - perdent l'usage de la parole pour la
même raison que toi, alors l'humanité en nous n'est pas blessée, mais bien plutôt
rétablie ; et peut-être même établie.
Günther Anders, Hiroshima est partout,
Paris, Éditions du seuil, 2008.
HYPOTHÈSE :
Nom féminin (grec hupothesis)
I. Proposition visant à fournir une explication vraisemblable d'un ensemble de faits, et qui
do i t ê t re soumise au cont rô le de
l ' expé r i ence ou vé r i fiée dans ses
conséquences.
II. Supposit ion, conjecture portant sur l'explication de faits passés ou présents ou
sur la possibilité de survenue d'événements
futurs : Une hypothèse peu fondée.
III. Dans la logique traditionnelle, proposition
particulière, comprise comme implicite à la
thèse, ou incluse à celle-ci ; dans la logique
moderne, formule figurant en tête d'une déduction et qui, à la différence d'un
axiome, n'a qu'un caractère transitoire.
45
Un bourdonnement de fond
témoigne de la présence des choses .
Nous avons besoin de la parole et du vent
pour le supporter .
.
Un bourdonnement de fond
dénonce l'absence des choses .
Nous devons inventer une autre mémoire
pour ne pas devenir fous .
.
Un bourdonnement de fond
annonce qu'il n'y a rien
qui ne puisse exister .
Nous avons besoin d'un silence doublé de silence
pour admettre que tout existe .
.
Un bourdonnement de fond
souligne le froid et la mort .
Nous avons besoin de la somme de tous les chants,
du résumé de tous les amours
pour pouvoir apaiser ce bourdonnement .
.
Ou bien un soir,
sans autre condition que son ajour,
un oiseau viendra se poser sur l'air
comme si l'air était une branche .
Alors cesseront tous les bourdonnements .
.
Roberto Juarroz; Onzième poésie
verticale, Trente poèmes, traduit de
46
l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Châtelineau, Belgique, 1992.
IDÉE
IMAGE
IMMÉMORIAL
IMMORTALITÉ :
Nom féminin (latin immortalitas, -atis)
I. Qualité surnaturelle d'un être qui ne meurt
pas : L'immortalité des dieux.
II. sSurvivance éternelle dans la mémoire des
hommes : L'immortalité des œuvres de
Mozart.
III. Propriété de certaines cellules vivantes qui
ne sont pas fatalement soumises à la mort
par sénescence.
« Il y a désormais une nouvelle forme d’immortalité : la réincarnation industrielle, c’est-à-
dire l’existence de produits en série. Chaque objet perdu ou cassé ne continue-t-il pas à
exister à travers l’Idée qui lui sert de modèle ? »
Günther Anders, L’Obsolescence de
l’homme, Tome 1 Sur l’âme à l’époque
de la deuxième révolution industrielle,
Paris, Éditions de l’encyclopédie des
nuisances, 2002.
INCARNER :
Verbe transitif (bas latin incarnare, du latin classique
caro, carnis, chair)
I. Apparaître comme la représentation matérielle ou sensible, le symbole vivant
d'une réalité abstraite : A. Breton a incarné
le surréalisme.
II. Interpréter un personnage, un rôle, à la
scène ou à l'écran : Incarner Alceste dans
« le Misanthrope ».
47
« Pour ceux qui, comme nous, sont persuadés que l'architecture est une des manières de
concrétiser un ordre cosmique sur la terre, de mettre les choses en ordre et par dessus
tout d'affirmer la capacité de l'homme à agir en raisonnant, c'est une "utopie modeste"
que d'imaginer un futur proche dans lequel l'architecture sera créée en un seul acte, en
un seul projet capable d'analyser une fois pour toutes les motivations qui ont conduit
l'homme à construire des dolmens, des menhirs, des pyramides et enfin (ultima ratio)
tracer une ligne blanche dans le désert. »
Adolfo Natalini, Piero Frassinelli -
Superstudio.
INFINI :
adjectif (latin infinitus)
I. Sans limites dans le temps ou l'espace : La
suite infinie des nombres.
II. Qui est d'une grandeur, d'une intensité si
grande qu'on ne peut le mesurer : Il est
resté absent un temps infini.
« Aujourd’hui, c’est nous qui sommes l’Infini. Faust est mort ».
Si quelque chose dans la conscience des hommes d’aujourd’hui a valeur d’Absolu ou
d’Infini, ce n’est plus la puissance de Dieu ou la puissance de la nature, ni même les
prétendues puissances de la morale ou de la culture : C’est notre propre puissance. À la
création ex nihilo, qui était la manifestation d’omnipotence, s’est substituée la puissance
opposée : la puissance d’anéantir, de réduire à néant - cette puissance, elle, est entre nos
mains (...) nous sommes les seigneurs de l’apocalypse. Nous sommes l’infini. »
Günther Anders, L’Obsolescence de
l’homme, Tome 1 Sur l’âme à l’époque
de la deuxième révolution industrielle,
Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2002.
INTÉRIORITÉ
INTENTIONNALITÉ
48
INTUITION :
Nom féminin (latin scolastique intuitio, -onis, du
latin classique intuitum, de intueri, regarder
attentivement)
I. Connaissance directe, immédiate de la
vérité, sans recours au raisonnement, à
l'expérience.
II. Sentiment irraisonné, non vérifiable qu'un
événement va se produire, que quelque
chose existe : Avoir l'intuition d'un danger.
« L'intuition est l'expérience consciente, se déroulant dans l'élément purement spirituel,
d'un contenu purement spirituel. L'entité du penser ne peut se saisir que par une intuition.
C'est seulement lorsque on est parvenu, au prix de longs efforts, à reconnaître cette
vérité, acquise dans l'observation non prévenue, de l'entité intuitive du penser, qu'on
réussit à faire en sorte que le chemin soit libre pour une vision de l'organisation physico-
psychique de l'homme. On reconnaît que cette organisation ne peut avoir aucune action
sur l'entité du penser. Il semble tout d'abord que le faits tout à fait évident soient en
contradiction avec cela. Le penser humain ne se manifeste pour l'expérience habituelle
que dans et par cette organisation. Cette manifestation s'impose avec une telle force que
sa signification véritable n'est pleinement saisie que par celui qui s'est rendu compte qu'a
la réalité essentielle du penser aucun élément de cette organisation n'a la moindre part. À
son égard n'échappera pas non plus combien le rapport de l'organisation humaine au
penser est particulier. Cette organisation n'exerce en effet aucune action sur la réalité
essentielle du penser, mais se elle se retire au contraire lorsque se manifeste l'activité du
penser ; elle met un terme à sa propre activité, elle libère un espace ; et dans cet espace
libre apparaît le penser. »
Rudolf Steiner, La philosophie de la
liberté - Traits fondamentaux d'une
vision moderne du monde - Résultats
de l'observation de l'âme selon la
méthode scientifique, Montesson,
Éditions Novalis, 1993
49
Joseph Beuys Intuition exposé au Vitra
Design Museum lors de l’exposition
Rudolf Steiner – L’alchimie du quotidien.
IRONIE :
Nom féminin (latin ironia, du grec eirôneia, action
d'interroger)
I. Manière de railler, de se moquer en ne
donnant pas aux mots leur valeur réelle ou
complète, ou en faisant entendre le
contraire de ce que l'on dit : Savoir manier
l'ironie.
II. Opposition, contraste entre une réalité
cruelle, décevante et ce qui pouvait être
attendu : Je ne goûte pas l'ironie de la
situation.
50
« Le 6 Août 1945, une bombe atomique réduisait la ville d’Hiroshima en cendres
radioactives. Trois jours plus tard, Nagasaki fut frappée à son tour. Le 8 Août, dans
l’intervalle, le tribunal international de Nuremberg s’était accordé la capacité de juger trois
types de crimes : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre
l’humanité. En l’espace de trois jours, les vainqueurs de la seconde guerre mondiale
avaient ouvert une ère dans laquelle la puissance technique des armes de destruction
massive rendaient inévitable que les guerres devinssent criminelles au regard des normes
mêmes qu’ils étaient en train d’édicter ».
Jean-Pierre Dupuy dans la préface du
livre de Günther Anders, Hiroshima est
partout, Paris, éditions du seuil, 2008.
LIBERTÉ :
Nom féminin (latin libertas, -atis)
I. État de quelqu'un qui n'est pas soumis à un
maître : Donner sa liberté à un esclave.
II. Condition d'un peuple qui se gouverne en
pleine souveraineté : Liberté politique.
III. Droit reconnu par la loi dans certains
domaines, état de ce qui n'est pas soumis
au pouvoir politique, qui ne fait pas l'objet
de pressions : La liberté de la presse.
IV. Situation de quelqu'un qui se détermine en
dehors de toute pression extérieure ou de
tout préjugé : Avoir sa liberté de pensée.
V. Possibilité d'agir selon ses propres choix,
sans avoir à en référer à une autorité
quelconque : On lui laisse trop peu de
liberté.
VI. État de quelqu'un qui n'est pas lié par un
engagement d'ordre contractuel, conjugal
ou sentimental : Il a quitté sa femme et
repris sa liberté.
VII. Temps libre, dont on peut disposer à son
gré : Ne pas avoir un instant de liberté.
VIII. État de quelqu'un ou d'un animal qui n'est
pas retenu prisonnier : Un parc national où
les animaux vivent en liberté.
51
IX. Situation psychologique de quelqu'un qui ne se sent pas contraint, gêné dans sa
relation avec quelqu'un d'autre : S'expliquer
en toute liberté avec quelqu'un.
X. Manière d'agir de quelqu'un qui ne
s'encombre pas de scrupules : Être blâmé
pour la liberté de sa conduite.
XI. Écart d'une interprétation, d'une adaptation,
etc., par rapport aux faits réels ou au texte
original : Une trop grande liberté dans la
traduction.
XII. État de ce qui n'est pas étroitement
contrôlé, soumis à une réglementation
sévère : Instaurer la liberté des prix
industriels.
XIII. Caractère de ce qui relève de l'initiative
privée : Liberté d'entreprise.
XIV. Jeux :
Nom donné, pendant la Révolution, à certaines figures des jeux de cartes qui
remplaçaient les reines.
« Lorsque Kant dit du devoir : « Devoir ! Nom sublime, nom grandiose, qui ne contiens en
toi rien d'aimable et recélant la flatterie, mais qui exige soumission », toi qui « établis une
loi (...), devant laquelle se taisent toutes les inclinaisons, même si en secret elles agissent à
son encontre », l'homme qui parle à partir de la conscience de l'esprit libre lui répond : «
Liberté ! Nom accueillant, nom humain, toi qui contiens en toi tout ce qui est cher à la
moralité, que mon humanité estime au plus haut point et qui ne fais de moi l'esclave de
personne, toi qui ne te contente pas de poser une loi, mais qui attend ce que mon amour
moral reconnaîtra lui-même comme loi, parce qu'en face de toute loi qui ne lui est
qu'imposé il se sent non-libre. »
Rudolf Steiner, La philosophie de la
liberté - Traits fondamentaux d'une
vision moderne du monde - Résultats
de l'observation de l'âme selon la
méthode scientifique, Montesson,
Éditions Novalis, 1993
52
LIEU :
nom masculin (latin locus)
1 Situation spatiale de quelque chose, de quelqu'un permettant de le localiser, de déterminer une direction, une trajectoire : Le lieu du rendez-vous n'est pas fixé.
2 Endroit, localité, édifice, local, etc., considérés du point de vue de leur affectation ou de ce qui s'y passe : Vous n'étiez pas sur votre lieu de travail.
Le lieu commun à l’ethnologue et à ceux dont il parle c’est un lieu, précisément : celui
qu’occupent les indigènes qui y vivent, y travaillent, le défendent, en marquent les points
forts, en surveillent les frontières mais y repèrent aussi les traces des puissances
chthoniennes ou célestes, des ancêtres ou des esprits qui en peuplent et en animent la
géographie intime, comme si le petit morceau d’humanité qui leur adresse offrandes et
sacrifices en était aussi la quintessence, comme s’il n’y avait humanité digne de ce nom
qu’au lieu même du culte qu’on leur consacre. (...)
Nous réservons le termes de « lieu anthropologique » à cette construction concrète et
symbolique de l’espace qui en saurait à elle seule rendre compte des vicissitudes et des
contradiction de la vie sociale mais à laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une
place, si humble ou modeste soit-elle. C’est bien parce que toute anthropologie est
anthropologie des autres, en outre, que le lieu, le lieu anthropologique, est simultanément
principe de sens pour ceux qui l’habitent et principe d'intelligibilité pour celui qui
l’observe. (...)
Ces lieux on au moins trois caractère communs. Ils se veulent (on les veux) identitaires,
relationnels et historiques. Le plan de la maison, les règles de résidence, les quartiers de
village, les autels, les places publiques, la découpe du territoire correspondent pour
chacun à un ensemble de possibilités, de prescriptions et d’interdits dont le contenu est
à la fois spatial et social.
Marc Augé, Non-lieux, Introduction à
une anthropologie de la surmodernité,
Paris, Éditions du Seuil, 1992.
LIMITE
LIGNE
53
LOBOTOMIE :
Nom féminin
I. Section chirurgicale des fibres nerveuses
qui unissent un lobe du cerveau aux autres
r ég ions pou r t r a i t e r des t roub les psychiatriques. (Elle n'est plus guère
employée.)
Les constructions possèdent à la fois un dedans et un dehors. L’architecture occidentale
est partie de l’hypothèse humaniste selon laquelle il est souhaitable d’établir un lien moral
entre les deux, le dehors laissant filtrer sur le monde du dedans certaines révélations que
le dedans va corroborer. La façade « honnête » parle des activités qu’elle dissimule. Mais,
mathématiquement, si le volume intérieur des objets tri-dimensionnels augmente selon
une progression au cube, l’enveloppe qui les renferme n’augmente que selon une
progression au carré ; le décalage entre le volume de l’activité intérieure et la surface
extérieure correspondante ne cesse donc de croître.
Passé un certain volume critique, ce rapport est poussé au-delà du point de rupture ;
cette « rupture » est le symptôme de l’automonumentalité.
Dans l’écart intentionnel entre le contenant et le contenu, les bâtisseurs de New-York
découvrent une zone de liberté sans précédent. Ils exploitent et lui donnent une
dimension formelle au moyen d‘une opération qui est l’équivalent architectural d’une
lobotomie (ou suppression, par intervention chirurgicale, des liaisons entre les lobes
frontaux et le reste du cerveau pour remédier à certains troubles mentaux en dissociant
les mécanismes de pensée des mécanismes émotifs). L’opération architecturale
équivalente consiste à dissocier architecture intérieure et extérieure.
De cette façon, le « monolithe » épargne au monde extérieur les agonies des perpétuels
changements qui l’agitent au dedans.
Il dissimule la vie quotidienne.
Rem Koolhaas, New York délire,
Marseille, Éditions parenthèses, 2002.
MANIFESTE
MÉLANCHOLIA
54
MÊME
MENACE :
nom féminin (latin populaire minacia)
I. Action de menacer ; parole, comportement
par lesquels on indique à quelqu'un qu'on a
l'intention de lui nuire, de lui faire du mal, de
le contraindre à agir contre son gré : Des
gestes de menace. Écrire sous la menace.
II. Signe, indice qui laisse prévoir quelque
chose de dangereux, de nuisible : Il y a une
menace d'épidémie dans la région.
III. Délit qui consiste à faire connaître à
quelqu'un son intention, notamment
verbalement ou par écrit, image ou tout
autre moyen de porter atteinte à sa
personne. (La menace de commettre une d e s t r u c t i o n o u u n e d é g r a d a t i o n
dangereuses pour les personnes est
également un délit.)
« Car, avec cette deuxième frappe il s'est agi de quelque chose d'encore plus maléfique
(si un tel comparatif peut avoir un sens) qu'avec la première. Même ceux de mes amis de
Tokyo qui tentent, par une sorte de fair-play exagéré, ou qui s'efforcent en bons chrétiens
de justifier la frappe contre Hiroshima comme « méritée », sombrent dans le mutisme
quand tombe le nom de Nagasaki, et ils restent pétrifiés. Pour la raison suivante.
Chacun sait qu'après la première attaque atomique le Japon se trouvait terrassé et aurait
été prêt à la capitulation sans conditions. Même aux États-Unis, personne ne met cela en
doute. Et même en supposant qu'il y ai pu y avoir des doutes sur ce point auprès des
instances de décision américaines, ceux qui doutaient avaient alors la possibilité, plutôt
que de répéter immédiatement la frappe, de seulement menacer de répéter
immédiatement la frappe. " Seulement. " Il semble incompréhensible qu'ils n'aient pas fait
cela.
Mais il semble seulement. Car ils ont menacé. Mais bien sur d'une façon nouvelle et
inouïe.
55
L'explication de ce que je veux dire par là est un peu difficile, car la relation habituelle
entre menace et acte est ici inversée de la manière la plus diabolique possible.
Dans le cas normal, il est sensé et justifié de faire la distinction entre la menace de l'acte
et l'acte lui-même. (...)
or, ici, dans le cas de Nagasaki, cette relation a été inversée - en laissant loin derrière tout
ce qui est habituellement pratiqué entre politiciens ou maîtres chanteurs professionels.
Car on n'a pas menacé d'un acte (d'une frappe qui aurait eu lieu « si »), mais au moyen
d'une frappe réellement effectuée. Cet acte réel représentait une menace dans la mesure
où il était adressé à quelqu'un qui devait apprendre par là qu'il devait s'attendre à la
répétition de cet acte « si ». Ce qui importait à ceux qui ont réalisé l'acte, c'est-à-dire à
ceux qui ont provoqué le bain de sang, ce n'était pas du tout le bain de sang comme tel,
mais précisément et exclusivement le message de la menace dont ils on accompagné le
bain de sang.
Je disait : la frappe était adressée à quelqu'un. L'indétermination était voulue. Mais qui
donc était le destinataire ?
Dans les actes de guerre habituels, celui qui est menacé et celui qui est menacé est le
même. On menace quelqu'un d'une attaque ; on attaque quelqu'un qu'on a menacé
d'abord.
Mais ici - et c'est en cela que réside la nouveauté -, ici les deux sont distincts. Il ne
saurait être question de croire que la menace s'adressait à ceux qui on été abattus par
elle, c'est-à-dire les japonais. Car le Japon n'avait plus besoin d'être menacé. - C'est bien
plutôt que la menace s'adressait à " l'ennemie de demain " d'alors, ennemi que l'on
espérait intimider par la démonstration préalable de la catastrophe conformément au
dicton : « Si tu veux effrayer le bouc, sacrifie la chèvre ! » Étant donné que la guerre
contre « l'ennemi de demain d'alors », c'est-à-dire ce que l'on a appelé la « guerre froide
», se trouvait encore à l'état de simple possibilité; étant donné que la menace directe
contre cet ennemi ne rentrait pas en ligne de compte, il fallait quelque chose d'indirect -
c'est là que la perversité du cas apparaît pleinement -, on l'a trouvé justement dans la
nudité la plus nue : à savoir dans une frappe réelle, que l'on dirigea contre celui que -
même si de facto la guerre était déjà terminée - l'on pouvait encore traiter de jure en
ennemi. En un mot : on a exploité le dernier moment de l'état de guerre tout juste encore
existant pour loger une action, plus précisément une menace, que l'on n'aurait plus pu
exécuter après la capitulation. On a provoqué un bain de sang véritable dans l'intention
de l'utiliser comme menace.
Les 70 000 que l'on a tué n'on donc pas été tué parce qu'ils étaient des ennemis, encore
moins des ennemis dangereux, mais purement et simplement parce qu'il était possible, à
56
travers leur mort en masse, de faire un exemple ; parce que l'on pouvait attribuer une
fonction à ces 70 000 cadavres, parce que on pouvait les utiliser comme " matériaux
d'intimidation ".
Souviens-toi de ces mots : des bains de sang en guise de geste d'intimidation contre un
tiers ; et aussi : des morts comme matériaux d'intimidation. Ces expressions sont
nouvelles et horribles, mais uniquement parce que les les choses sont nouvelles et
horribles. Et répète-toi les mots, afin de que tu ne viennes pas à oublier à nouveau les
choses. Car elles sont bien trop horribles pour que, même si tu en a pris parfaitement
conscience, tu sois capable de te les représenter sans cesse avec évidence. Ainsi donc :
des bains de sang en guise de geste d'intimidation ; et des morts comme matériaux
d'intimidation. - Et ne l'oublie pas ! Ce dernier coup n'a pas été porté au cours de la
dernière guerre chaude mais en exploitant la chance de la guerre pas encore
complètement refroidie, sur le seuil déjà ers la guerre " froide ", la " guerre de manoeuvres
". Les 70 000 par-dessus lesquels se trouve le lit dans lequel je suis couché, non
seulement ils ne sont pas des soldats morts, non seulement ils ne sont pas des morts de
guerre, mais ils sont des morts de manoeuvre. Note bien ce mot ! Et répète-le : des morts
de manœuvres.
Le cas est typique de notre époque; car il n'y a rien qui caractérise mieux notre époque
que l'effacement systématique de la frontière entre " essai " et " cas sérieux ", entre "
menace " et " acte ", entre guerre " froide " et guerre " chaude ". L'exemple aujourd'hui
classique est celui des " essais nucléaires ", puisque ces explosions, bien que n'étant
prétendument que des " essais " ont déjà provoqué effectivement des morts, et sont par
conséquent des " cas sérieux ". Mais cet effacement n'est pas nouveau. Il existait déjà en
1936. Car les manoeuvres de la Luftwaffe allemande et les menaces de Seconde Guerre
mondiale agitées par Hitler avaient déjà revêtu la forme d'une guerre véritable : la guerre
civile espagnole ; et les morts de Guernica étaient eux aussi, déjà, des " morts de
manoeuvre ". Cette fois, ce furent les japonais.
Günther Anders, Hiroshima est partout,
Paris, Éditions du seuil, 2008.
57
MER :
Nom féminin (latin mare)
I. E n s e m b l e d e s e a u x o c é a n i q u e s ,
communiquant entre elles et ayant le même
niveau de base.
II. Division de l'océan mondial définie du point
d e v u e h y d r o g r a p h i q u e ( l i m i t e s
continentales ou insulaires) et hydrologique
(température, salinité, courants).
III. Bord de mer, région, ville côtières, plages, etc., considérés du point de vue des
résidences, des loisirs, des activités qui y
ont trait, etc. : Aller à la mer pour les
vacances.
IV. Eau de la mer, de l'océan : La mer est
chaude, froide.
V. Grande quantité de liquide répandu : Une
mer de sang.
VI. Littéraire. Vaste étendue, vaste superficie :
Une mer de sable.
VII. Astronomie :
Sur la Lune, vaste étendue plane, sombre,
c o n s t i t u é e d e r o c h e b a s i q u e e t
généralement bordée de montagnes.
« Le ciel était nu et blanc mais la mer était encore déchainé. Elle est restée longtemps
ainsi, dans cet état, vous savez, cet état nocturne d'aberration et de vanité, insomniaque
et vieille. Elle s’est débattue longtemps sous le jour qui l’éclairait comme si elle se devait
d’achever ce broyage imbécile de ses propres eaux, elle-même proie d’elle-même, d’une
inconcevable grandeur. »
Marguerite Duras, L’été 80, Paris, Les
58
MÉTHODE :
Nom féminin (latin methodus, du grec methodos,
de hodos, chemin)
I. Marche rationnelle de l'esprit pour arriver à la connaissance ou à la démonstration
d'une vérité : La méthode se différencie de
la théorie.
II. Ensemble ordonné de manière logique de principes, de règles, d'étapes, qui constitue
un moyen pour parvenir à un résultat :
Méthode scientifique.
III. Manière de mener, selon une démarche
raisonnée, une action, un travail, une
activité ; technique : Une méthode de
travail. Les méthodes de vente. Il n'a suivi
aucune méthode précise dans son enquête.
IV. Ensemble des règles qui permettent
l'apprentissage d'une technique, d'une
science ; ouvrage qui les contient, les
applique : Méthode de lecture.
« « J’annonce comme proche le moment où, par un processus de caractère paranoïaque
et actif de la pensée, il sera possible de systématiser la confusion et de contribuer au
discrédit total du monde de la réalité » : à la fin des années vingt, Salvador Dalí injecte sa
méthode paranoïaque-critique dans le courant surréaliste. « C’est en 1929 que Salvador
Dalí fait porter son attention sur les mécanismes internes des phénomènes paranoïaques
et envisage la possibilité d’une méthode expérimentale fondée sur le pouvoir des
associations systématiques propres à la paranoïa ; cette méthode devait devenir par la
suite la synthèse délirante critique qui porte le nom d’activité paranoïaque-critique. » Le
mot d’ordre de la méthode paranoïaque-critique (ci-après abrégée en MPC ) est la
conquête de l’irrationnel.
Au lieu de la soumission passive et volontairement a-critique à l’inconscient qui
caractérisait les premières recherches surréalistes dans le domaine de l’automatisme
(appliqué à la littérature , la peinture et la sculpture), Dalí propose une seconde phase :
l’exploitation consciente de l’inconscient au moyen de la MPC.59
Pour définir sa méthode, il se sert essentiellement de formules suggestives : « la méthode
spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’association interprétative-critique
des phénomènes délirants ».
La manière la plus simple d’expliquer la MPC, c’est de décrire son exacte contre-pied.
Dans les années soixante, deux béhavioristes américains - Ayllon et Azrin - inventent une
forme de thérapie par stimulant qu’ils appellent économie de jeton. Par la distribution de
jetons en plastiques de couleur, on encourage les pensionnaires d’un asile d’aliénés à se
conduire autant que possible comme des gens normaux.
Les deux expérimentateurs « avaient affiché sur le mur une liste des conduites désirées et
ils donnaient ensuite des primes (les jetons) aux malades qui faisaient leur lit, balayaient
leur chambre, aidaient à la cuisine, etc. Ces jetons donnaient droit à des suppléments à la
cantine ou à des faveurs comme la télévision en couleurs, la possibilité de veiller plus tard
le soir ou disposer de chambre individuelle. Ces stimulants s’avérèrent très efficaces pour
inciter les malades à se prendre en charge et à veiller au bon fonctionnement de leur
service. »
Cette thérapie repose sur l’espoir que, tôt ou tard, une telle stimulation systématique de
la normalité finira par se transformer en véritable normalité, que l’esprit malade parviendra
à s’insérer dans une certaine forme de santé mentale, comme un bernard-l’ermite se
glisse dans une coquillage vide. (...)
La MPC de Dalí est une forme de thérapie par stimulant, mais en sens contraire. Au lieu
d’imposer aux malades les rites du monde normal, Dalí propose aux bien portants une
excursion touristique au pays de la paranoïa. À l’époque où Dalí invente la MPC, la
paranoïa est à la mode à Paris. La recherche médicale a permis d’élargir sa définition au-
delà de la simple manie de persécution, qui n’est qu’un des éléments d’un appareil
délirant beaucoup plus vaste. En réalité, la paranoïa est un délire d’interprétation. Chaque
fait, chaque événement, chaque observation est appréhendée selon un mode
d'interprétation systématique et « compris » par le malade, sujet de telle manière qu’il
vient absolument confirmer et renforcer sa thèse, à savoir le délire initial qui lui a servi de
point de départ.
Le paranoïaque voit toujours juste, même s’il regarde à côté.
De la même manière que dans un champ magnétique les molécules de métal se
regroupent pour exercer une attraction collective et cumulée, le paranoïaque, par une
série d’associations incontrôlables, systématiques et en soi strictement rationnelle,
transforme le monde entier en un champ magnétique de faits qui vont tous dans le même
sens : le sien.
60
C’est ce rapport intense - quoique déformé - au monde réel qui constitue l’essence de la
paranoïa : « La réalité du monde extérieur sert comme illustration et preuve, et est mise
au service de la réalité de notre esprit. » La paranoïa est un choc de la reconnaissance
indéfiniment répété. (...)
Comme son nom l’indique, la méthode paranoïaque-critique de Dalí est un enchainement
de deux opérations consécutives mais distinctes :
a ) la reproduction artificielle du mode de perception paranoïaque du monde donnant un
éclairage nouveau, avec sa riche moisson de correspondances, d’analogies et de
schémas associatifs insoupçonnés ;
b ) la compression de ces élucubrations gazeuses jusqu’au point critique où elles atteigne
la densité du fait ; la partie critique de la méthode consiste en la fabrication de «
souvenirs » objectivants du tourisme paranoïaque, de preuves concrètes qui apportent
au reste de l’humanité les découvertes de ces excursions, dans des formes aussi
évidentes et incontestables que des instantanés.
Rem Koolhaas, New York délire,
Marseille, Éditions parenthèses, 2002.
« Apprendre rien c'est difficile et délicat
Et compliqué et con et inutile
Czerny? D'accord!
Larousse? D'accord!
La Géo? D'acc!
La pharmacopée?
Demandez à mon père c'était un spécialiste
Il emportait avec lui des valises le sentiment barré du Codex
Des infusions particulières qui sait?
L'éternelle jeunesse?
- Et si je meurs?
Il est mort!
Apprendre rien? C'est Hamlet, tiens!61
To learn or not to learn... that is... that is... c'est con
La méthode?
Seul sur un chemin de chèvre à la montagne
Au moment où il ne va plus y avoir d'arbre
Au moment où la végétation peut s'écrire facile
Sur une page de ton agenda
Et puis même pas à te frapper pour le téléphone...
Tu parles à voix basse et tu t'entends te répondre
C'est bath! Non! Le circuit fermé
- Allô? Le temps?
- Yes!
- And you?
- Pas mal pas mal pas mal...
Tu prends une pierre dans ta main
Personne n'y a jamais touché... tu te rends compte?
Une pierre vierge pour toi tout seul éternellement
L'adultère chez les pierres que tu marries
Comme ça très vite c'est rare c'est rare...
Une pierre ça s'accroche... comme les étoiles
Tu as déjà vu des étoiles à toi se barrer avec un particulier?
Dans une galaxie de passe?
Tu regardes un coq de bruyère qui passe en te faisant peur
Parce que le bruit que peut faire un coq de bruyère
Quand tu as la pierre en main
Et qui n'a jamais touché une main humaine
Et bien ce bruit est fantastique...
Ça fait fouou... flouou...
Comme Czerny... Écoute... Quel salaud!
Tout à coup une source pas loin du glacier
Et puis de fleurs sauvages
A se demander vraiment... Harlem?62
Tu causes tu causes... Tu crois?
Des fleurs noires de la Débauche ou de l'Anarchie
Non... Des fleurs noires de pierre de l'Amour
La Méthode?
Apprendre tout par coeur, surtout la gueule des gens
Et puis, tout oublier, immédiatement, comme à l'école...
- Vous avez appris la gueule de grammaire?
- Ouais
- Alors?
- Elle est vieille!
- Comment ça fait?
- Je t'aime Tu m'aimes J'aime J'aime J'aime
Apprendre, oui, apprendre...
Sentir les fumiers avant de les apprendre
Dresser son nez faire des exercices particuliers
Le téléphone?
- Allô?
Et puis tout de suite fourrer son nez dans l'écouteur
Oh! la la la la...
- Il n'est pas là monsieur
- Comment?
- Allô? Je n'entends pas mais je sens je sens...
Et tu raccroches
Au début c'est difficile
On ne sait pas si tu écoutes ou si tu renifles
Et puis petit à petit...
Entre Dior et la merde
Il n'y a souvent qu'une question de circuit mal branché...
Je suis un OLFACPHONE
Je suis un vieux corbeau qui traîne sur les fils télégraphiques
Et j'en apprends des choses63
Les fils télégraphiques c'est un peu le cabinet de la chose publique
Je n'ose pas décrocher la nuit parce que ça sent quand même
La Méthode?
ART.1 CASSER LES TÉLÉPHONES
Les autres? L'autre?
Les autres c'est facile: C'est toi multiplié par eux c'est clair?
Les autres? C'est tes pantalons enfilés par eux c'est clair?
L'autre? L'autre?
J'y reviendrai
ART.2 CASSER LES AUTRES
Quand tu t'es enfilé comme ça
Une peau de crocodile sur le sentiment
Alors on ne t'approche plus que par ouï-dire:
Ah! celui-là on ne sait pas qui c'est exactement
Et tu poursuis ton chemin ta cig ou ton chien
Si tu as le sens de la réverbération
Les chiens ne sont pas les Autres
Il fallait bien savoir un jour ou l'autre
Les chiens ça réverbèrent un quelque part
Qui est juste sur la bulle de l'Univers un peu en dehors
Ils sont un peu en dehors les chiens
Nous, nous bouillons dans l'Administration
Nous sommes des administratifs
ART.4 CASSER L'ADMINISTRATION
Tu as deux poings?64
Frappe sur la table frappe la tête
Tu as deux poings?
Mets-les au bout de tes bras le long de ton corps
Et prends des loups par la main
Ton poing alors s'épanouira comme une fleur matinale
Le silence que j'ai perdu
Au bout de cette rue barrée
Ne m'a jamais été rendu
J'habite en-haut de ces pavés
J'y vois des pays trop marins
Des fleurs de filles délaissées
Et le système de ton bien
Allongées dans cette rue blême
Tu passais sur moi comme un char
C'était de la guimauve encarrossée de miel
Alors je m'abreuvais en regardant dedans
O les sources de brume en ces rues dévêtues...
Tu as deux yeux regarde en-dedans de toi
Et sors-toi par les yeux
C'est aussi ça Méthode: S'EXTIRPER
ART.5 S'AUTO-VOMIR
Et s'offrir en prime la salope de Cahors
Chacun a une salope quelque part
Moi j'en ai par-ci par-là et à Cahors
Je me souviens de ces lilas
Dont elle fleurissait ma maison
Avant que cette salope-là
Ne prenne sa vrille
Elle m'avait fourgué des fleurs
Histoire de montrer son bon coeur65
Ben Dame! Un coeur il faut que ça brille
Y'a des gens que ça fait maronner
De ne pouvoir jamais entrer
Dans l'intimité des Artistes
C'était dans son genre à elle une artiste
Elle est entrée elle est entrée
Le trou de serrure où tu lorgnais
C'était ma cavale de la nuit
Et toi tu venais tapiner
En tapinois en tapis nuit
Dis-moi la salope de Cahors
Où traînes-tu ta gueule encore?
Sur quelle fosse à purin?
Sur quel poulaga en gésine?
Dis donc la voyeuse de Cahors
Sur quel fumier? Sur quel jardin?
Sur quel azur fais-tu ton deuil?
Toi l'amour tu le fais avec ton oeil
Et dire qu'elle me disait l'Autre
- Qu'est-ce qu'ils peuvent être con ces deux-là
Chacun a une salope quelque part
Moi j'en ai par-ci par-là et à Cahors »
Léo Ferré, La méthode
MONDE :
Nom masculin (latin mundus)
I. Ensemble de tout ce qui existe, de façon
rée l le e t concrète ; un ivers : Les
conceptions du monde. La création du
monde.
66
II. Littéraire. Système solaire : Les théories sur
l'origine du monde.
III. La Terre, la surface terrestre, le globe
terrestre (510 mill ions de km2 dont
149 millions de terres émergées) : Faire le
tour du monde.
IV. La nature, ce qui constitue l'environnement
des êtres humains : L'enfant découvre le
monde.
V. Ensemble des êtres humains vivant sur la
Terre (6 milliards d'habitants) : Le monde
entier s'indigne devant tant de misère.
VI. Un nombre indéterminé de personnes : Il y a
du monde pour nous servir ?
VII. Un nombre important de personnes : Il n'y a
pas grand monde.
VIII. Vieux. Personnes qui sont au service de
quelqu'un : Elle a besoin d'avoir tout son
monde autour d'elle.
IX. Personnes à qui on a habituellement affaire :
Laissez-le faire, il connaît bien son monde.
X. Milieu, groupe social défini par une
caractéristique, un type d'activité ;
personnes qui en font partie : Le monde des
arts. Nous ne sommes pas du même
monde.
XI. Ensemble de choses ou d'êtres formant un
tout à part, organisé, un microcosme : Le
monde des insectes. Le monde de
l'électronique.
XII. Ensemble de choses abstraites, de
concepts du même ordre, considéré
globalement : Le monde des idées.
XIII. Ensemble des personnes constituant les
classes sociales les plus aisées, la haute société, considérée dans ses activités
spécifiques, son luxe : Les gens du monde.
XIV. Littéraire. Vie séculière, profane, par
opposition à la vie spirituelle : Moine qui a
fui le monde.
67
XV. Écart important, grande différence : Il y a un
monde entre ces deux conceptions.
XVI. Héraldique :
Boule entourée horizontalement d'un
anneau relié à un demi-anneau qui entoure
la moitié supérieure et qui est surmontée
d'une croix.
XVII. Marine :
Équipage ou partie de l'équipage d'un
navire.
Et ce fut le grand séisme
et le Soleil s’obscurcit comme cilice,
et se fit la Lune sang...
Et les étoiles churent sur la terre
ainsi le figuier secoué par le vent de tempête
perd ses fruits encore verts.
Et le ciel se roula comme un parchemin et disparut,
et les montagnes, les îles
se mirent en mouvement.
Et les rois de la terre, les seigneurs,
les riches, les capitaines,
les puissants et les hommes francs,
tous coururent se réfugier
dans les cavernes, dans les gorges,
disant aux rochers et aux pierres :
roulez, ensevelissez-nous
dissimulez-nous à la face
de celui qui siège sur le trône,
et à l’ire de l’agneau,
car venu les grand jour de sa colère,
qui peut en réchapper ?
Poème d’Arseni Tarkovski dans Stalker
68
« Ces deux phrases à elles seules ouvrent le monde,
les choses, les vents, les cris des enfants. Le soleil mort pendant ces cris.
Que le mode aille à sa perte. Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent.
C’est moi la poursuite du vent. »
Texte parlé dans le morceau Femina
part. 3 de l’album Femina de John Zorn.
69
MOT
MORT :
Nom féminin (latin mors, mortis)
I. Perte définitive par une entité vivante
(organe, individu, tissu ou cellule) des propriétés caractéristiques de la vie,
entraînant sa destruction.
II. Cessation complète et définitive de la vie
d'un être humain, d'un animal : Annoncer la
mort d'un ami.
III. Terme de l'existence de quelqu'un,
considéré comme un moment du temps,
une date : Publier un ouvrage après la mort
de son auteur.
IV. Manière de mourir ; circonstances qui
accompagnent la mort : Une mort naturelle,
accidentelle.
V. Ce qui présage le décès, signes extérieurs
ou personnification de la mort : La mort se
lisait sur son visage.
VI. Cessation complète d'activité : La mort du
petit commerce.
"Vous lui demandez : en quoi la maladie de la mort est-elle mortelle ? Elle répond : En
ceci que celui qui en est atteint ne sait pas qu'il est porteur d'elle, de la mort. Et en ceci
aussi qu'il serait mort sans vie au préalable à laquelle mourir, sans connaissance aucune
de mourir à aucune vie."
Marguerite Duras, La maladie de la
mort, Paris, Les éditions de minuit,
2006.
70
" La mort doit être supprimée...! "
Joseph Beuys lors de l'enterrement
d'un ami.
MYTHE :
Nom masculin (grec muthos, récit)
I. Réc i t met tant en scène des êt res
surnaturels, des actions imaginaires, des
fantasmes collectifs, etc.
II. Allégorie philosophique (par exemple le mythe de la caverne).
III. Personnage imaginaire dont plusieurs traits
correspondent à un idéal humain, un
modèle exemplaire (par exemple Don Juan).
IV. Ensemble de croyances, de représentations idéalisées autour d'un personnage, d'un
phénomène, d'un événement historique,
d'une technique et qui leur donnent une
force, une importance particulières : Le
mythe napoléonien. Le mythe de l'argent.
V. Ce qui est imaginaire, dénué de valeur et de
réalité : La justice, la liberté, autant de
mythes.
Autrefois les contes commençaient par « Il était une fois », et comportaient ainsi en eux-
mêmes toute la réalité du monde. Leurs qualités étaient mythiques, ils plongeaient
l’homme dans un univers d’avant la création, d’avant l’architecture, et comportaient la
possibilité de tous les mondes, de toutes les architectures. L’architecture était la
transcription de ces mythes.
Le mythe de notre temps commence par :
Dans un lieu commun
Vide place d’attente
Se tourne une main discrète
71
Cette sentence en signe en même temps son aboutissement.
Ce mythe englobe la totalité du monde, et concerne l’entièreté de l’agir humain.
Tel un défi, cette sentence résonne dans le cœur de l’architecte, et situe pour lui ce qui
est sa situation, sa responsabilité, et son agir.
Guilhem Vincent, Être Architecte - Le
s a c r i fi c e - M a n i f e s t e p o u r u n
aArchitecte, Mémoire de licence de
l’ENSA, Nancy, 2011.
NIHILISME :
Nom masculin (latin nihil, rien)
I. Tendance révolutionnaire de l'intelligentsia
russe des années 1860, caractérisée par le
re jet des valeurs de la générat ion
précédente.
II. Négation des valeurs intellectuelles et
morales communes à un groupe social,
refus de l'idéal collectif de ce groupe.
« Il est inutile de s’attarder à démontrer que le national-socialisme a été un avatar du
nihilisme. En fait, il n’était pas seulement nihiliste au sens vague que l’on donne
couramment à cet adjectif, mais au sens strict, puisque en tant que monisme naturaliste il
correspondait exactement à ce que nous avons défini plus haut comme étant la
quintessence du nihilisme. Il a été le premier mouvement politique à nier l’homme en tant
qu’homme, et même à le nier massivement afin de l’anéantir réellement comme simple
«nature», comme matière première ou résidu. À une échelle qui aurait fait pâlir de jalousie
le nihilisme classique, il a réussi à joindre la philosophie du néant et l’anéantissement, le
nihilisme et l'annihilation, au point que l’on serait en droit de parler à son sujet
d’«annihilisme».
Günther Anders, L’Obsolescence de
l’homme, Tome 1 Sur l’âme à l’époque
de la deuxième révolution industrielle,
Paris, Éditions de l’encyclopédie des
nuisances, 2002.
72
NON-LIEU
Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne
peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel ni comme historique définira un
non-lieu. L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de non-lieux,
c’est-à-dire des espaces qui ne sont pas eux-même des lieux anthropologiques et qui (...)
n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci, répertoriés, classés et promus « lieux de
mémoire », y occupent une place circonscrite et spécifique. Un monde où l’on naît en
clinique et où l’on meurt à l’hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou
inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les chaines d’hôtels et les
squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou
à la pérennité pourrissante), où se développe un réseau serré de moyens de transports
qui sont aussi des espaces habités, où l’habitué des grandes surfaces, des distributeurs
automatiques et des cartes de crédit renoue avec les gestes du commerce « à la muette
», un monde ainsi promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à
l'éphémère, (...). Ajoutons qu’il en est évidemment du non-lieu comme du lieu : il n’existe
jamais sous une forme pure ; des lieux s’y recomposent ; des relations s’y
reconstruisent ; « les ruses millénaires » de « l’invention » du quotidien » et des « arts de
faire » (...) peuvent s’y frayer un chemin et y déployer des stratégies. Le lieu et le non-lieu
sont plutôt des polarités fuyantes : le premier n’est jamais complètement effacé et le
second ne s’accomplit jamais totalement - palimpseste où se réinscrit sans cesse le jeux
brouillé de l’identité et de la relation. Les non-lieux pourtant sont la mesure de l’époque ;
mesure quantifiable et que l’on pourrait prendre en additionnant, au prix de quelques
conversions entre superficie, volume et distance, les voies aériennes, ferroviaires,
autoroutières et les habitacles mobiles dits « moyens » de transport » (avions, trains,
cars), les aéroports, les gares, et les stations aérospatiales, les grandes surfaces de la
distribution, l’écheveau complexe, enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent
l’espace extra-terrestre aux fins d’une communication si étrange qu’elle ne met souvent
en contact l’individu qu’avec une autre image de lui-même.
Marc Augé, Non-lieux, Introduction à
une anthropologie de la surmodernité,
Paris, Éditions du Seuil, 1992.
OBJET
OCCASION
73
OEIL :
Nom masculin (latin oculus)
I. Organe pair de la vue, formé, chez les
mammifères, du globe oculaire et de ses
annexes (paup iè res , c i l s , g l andes
lacrymales, etc.) : La prunelle de l'œil.
II. Cet organe considéré du point de vue de
son aspect, de sa forme et en particulier
l'iris pour sa couleur : Avoir les yeux bleus.
III. Cet organe considéré comme l'expression
du caractère, du sentiment ; regard : Il a
l'œil vif.
IV. Regard attentif, surveillance, vigilance : Rien
n'échappe à l'œil de la mère.
V. M a n i è re d e v o i r, d e c o m p re n d re ,
d'interpréter, etc. : Regarder les événements
d'un œil froid.
VI. Agroalimentaire :Synonyme de ouverture.
VII. Armement :
(pluriel œils) Ouverture ménagée dans un
obus pou r y i n t rodu i re l a cha rge
d'éclatement et visser la fusée.
I. Point végétatif situé à l'aisselle d'une
feuille et pouvant évoluer l'année même en rameau ou en bouton à
fleur.
II. Dépression en couronne laissée par
les traces du calice au sommet des
fruits des pomacées (pommes, poires).
III. Petite cavité sur le tubercule de
pomme de terre, d'où sortira un
bourgeon.
VIII. Horticulture :
I. Point végétatif situé à l'aisselle d'une
feuille et pouvant évoluer l'année
même en rameau ou en bouton à
fleur.
74
II. Dépression en couronne laissée par les traces du calice au sommet des
fruits des pomacées (pommes,
poires).
III. Petite cavité sur le tubercule de
pomme de terre, d'où sortira un bourgeon.
IX. Imprimerie :
( p l u r i e l œ i l s ) P a r t i e d u c a r a c t è re
représentant le dessin de la lettre reproduit
à l'impression sur le papier pendant le
tirage.
X. Marine :
(pluriel œils) Boucle formée à l'extrémité
d'un filin.
XI. Outillage :
(pluriel œils) Trou pratiqué dans la tête d'un
marteau pour y fixer le manche.
XII. Technique :
(pluriel œils) Judas optique.
XIII. Théâtre :
Trou pratiqué dans le rideau d'un théâtre et
permettant de regarder la salle depuis la
scène.
XIV. Viticulture :
Bourgeon de vigne laissé lors de la taille.
Détournes toi de moi et laisse parler tes yeux
du silence de ton dos ils parlent brillamment
Nu à Nu ils sont le vêtement
de leur propre nudité
et habillent tendrement
la Lyre du futur
Tentative poétique personnelle
ORDINAIRE
OUTIL
PERTE
75
PLI
PLAN
PLACE
PORTE
POÉSIE :
Nom féminin (latin poesis, du grec poiêsis, création)
I. Art d'évoquer et de suggérer les sensations,
les impressions, les émotions les plus vives
par l'union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers.
II. Genre de poème : Poésie lyrique, épique,
héroïque. Poésie dramatique. Poésie
pastorale.
III. Art des vers particulier à un poète, à une
nation, à une époque : La poésie de Hugo.
La poésie française. La poésie du XVIe
siècle.
IV. Ouvrage en vers, de peu d'étendue ;
poème : Les poésies de Musset. Recueil de
poésies.
V. Littéraire. Caractère de ce qui parle
particulièrement à l'imagination, à la
sensibilité : La poésie d'un pastel.
« Le caractère hérétique, c’est-à-dire Sacré, de la poésie est motivé par la conviction que
l’homme est le plus cruel des êtres vivants. La condition spirituelle du poète mène à la
catastrophe. La culture poétique naît du désir d’éviter cette catastrophe. »
Andreï Tarkovski – Notes du scénario du
Sacrifice.
PROCESSUS
76
PROPHETE :
Nom masculin (bas latin propheta, du grec
prophêtês)
I. Interprète de la volonté d'une divinité pour le présent ou pour l'avenir.
II. Littéraire. Personne qui, dans une activité
littéraire, artistique, devance et annonce
l'avenir.
«Brûlé de soifs spirituelles,
j’errais au désert sombre et sourd,
quand un Séraphin aux six ailes
m’apparut dans un carrefour.
De ses doigts légers comme un songe,
touchant mes yeux, il fit s’ouvrir
ma prunelle ardente qui plonge
au plus profond de l’avenir,
dilatée, et claire, et pareille
à la pupille de l’aiglon
qu’un effroi nocturne réveille.
Et puis, il toucha mon oreille
qui s’emplit de bruits et de sons.
Et j’entendis alors l’étrange
frémissement du firmament,
et j’entendis le vol des Anges ;
et j’entendis, depuis ce moment,
Léviathan frôler la mousse
dans les abîme sous-marins,
la croissance des jeunes pousses,
dans les taillis du val voisin.
Penché sur ma bouche frivole,
il prit ma langue qui pécha
par blasphème et vaines paroles,
77
et de sa droite, il l’arracha ;
puis l’Ange, d’un geste farouche
descella de nouveau mes dents ;
sa main sanglante dans ma bouche
mit le dard d’un serpent prudent.
Et puis il fendit de son glaive
ma poitrine, et je sens soudain
que sa dextre cruelle enlève
mon coeur palpitant de mon sein,
et place, dans la plaie ouverte,
un bloc de charbon embrasé...
Dans la plaine, cadavre inerte,
gisait mon corps martyrisé...
Tout à coups retentit le Verbe,
Le Verbe irrité du Très-Haut :
«O toi qui gis là-bas dans l’herbe
lève-toi, mortel, il le faut.
Réveille-toi donc de ton somme :
debout, Prophète, entends et vois !
Obéis ! parcours à la fois
terres et mers, et que ta voix
brûle partout le coeur des homme!»»
A. Pouchkine, Oeuvres poétiques
READY-MADE
RELIGION
78
RESPONSABILITÉ :
Nom féminin
I. Obligation ou nécessité morale de répondre,
de se porter garant de ses actions ou de
ce l les des autres : Décl iner toute
responsabilité en cas de vol.
II. Fait d'être responsable d'une fonction : Il a
la responsabilité de tout un secteur.
III. Fonction, position qui donne des pouvoirs
de décision, mais implique que l'on en
rende compte (surtout pluriel) : Avoir des
responsabilités dans un syndicat.
IV. Fait pour quelque chose d'être la cause,
l'origine d'un dommage : La responsabilité
de l'alcool dans beaucoup d'accidents.
« Nous sommes tous coupables de tout et de tous, et moi plus que les autres »
Fiodor Dostoïevski cité par Emmanuel
Levinas dans Entre nous, essai sur le
penser-à-l’autre, Paris, LGF, 2010.
RÊVE
REPRÉSENTATION
RÉVOLUTION
SACRIFICE :
nom masculin (latin sacrificium, de sacrificare,
sacrifier)
I. Offrande à une divinité et, en particulier, immolation de victimes.
II. Effort volontairement produit, peine
volontairement acceptée dans un dessein
religieux d'expiation ou d'intercession.
79
III. Renoncement volontaire à quelque chose, perte qu'on accepte, privation, en particulier
sur le plan financier : Faire de grands
sacrifices pour ses enfants.
“ Mais nous sommes au XXe siècle, celui qui a inventé le mot “totalitaire” parce que
chaque mot, du mot survie au mot destruction (en passant par le mot tyrannie), est
devenu capable d’épuiser la totalité de son contenu. C’est pourquoi le sacrifice demandé
à M. Aleksander sera total, c’est pourquoi son enjeu impliquera la totalité du devenir
humain - et c’est ainsi que par fidélité à un mot, le quotidien aura basculé dans l’absolu."
Chris Marker à propos du film Le
Sacrifice de Andreï Tarkovski
" Le sacrifice ne saurait trouver une place dans un ordre partagé entre l'authentique et
l'inauthentique. La relation à autrui dans le sacrifice où la mort de l'autre préoccupe l'être-
là humain avant sa propre mort, n'indique-t-elle pas précisément un au-delà de
l'ontologie - tout en déterminant - ou révélant - une responsabilité pour l'autre et par elle
un "moi" humain qui n'est ni l'identité substantielle d'un sujet ni l'Eigentlichkeit dans la
"mienneté" de l'être. Le moi de celui qui est élu à répondre du prochain et ainsi identique
à soi, et ainsi le soi-même. Unicité de l'élection ! Par-delà l'humanité se définissant
encore comme vie et conatus essendi et souci d'être, une humanité dés-inter-essée. La
priorité de l’autre sur le moi, par laquelle l’être humain est élu et unique, est précisément
sa réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C’est là que se passe le souci de sa
mort où le «mourir pour lui» et «de sa mort» a priorité par rapport à la mort «authentique».
Non pas une vie post-mortem, mais la démesure du sacrifice, la sainteté dans la charité
et la miséricorde. Ce futur de la mort dans le présent de l’amour est probablement l’un
des secrets originels de la temporalité elle-même et au delà de toute métaphore."
Emmanuel Levinas, Totalité et infini -
Essai sur l’extériorité, Paris, LGF, 2009.
80
SCHIZOPHRÉNIE :
Nom féminin (allemand Schizophrenie, du grec
skhizein, fendre, et phrên, pensée)
I. Psychose délirante chronique caractérisée par une discordance de la pensée, de la vie
émotionnelle et du rapport au monde
extérieur.
"Pour l'essentiel, le monde de demain sera invisible, et , par conséquent, ce qui s'y
déroulera sera inimputable. (Non pas seulement comme on le souligne aujourd'hui très
généralement, insondable.) Tout se fera avec un " alibi ". Ce qui veut dire : celui à qui l'on
s'en prendra se trouvera toujours " ailleurs ", pas au même lieu que le perpétrateur, pas
au lieu de l'acte, puisque celui-çi, déclenché par la pression d'un bouton, a lieu quelque
part ailleurs. Celui qui frappe et celui qui est frappé seront tellement éloigné l'un de l'autre
que celui qui sera frappé demeurera incapable de se concevoir comme la victime d'une
voie de fait. Tandis que jadis chaque " lieu d'exécution " était simultanément le lieu de
celui qui perpètre et le lieu de la victime, simultanément le lieu de l'action et de la passion
- désormais il sera divisé, fractionné en deux lieux. Cette division est l'une des "
conditions d'existence " de la dissociation de la personnalité de l'homme
d'aujourd'hui. ce n'est pas seulement l'âme de l'homme qui est aujourd'hui " schizoïde ",
mais les évènements eux-mêmes le sont. "
Günther Anders, Hiroshima est partout,
Paris, Éditions du seuil, 2008.
L’architecte de notre temps se trouve sujet à une double schizophrénie. Artiste, il se
trouve à l’intérieur de lui-même inclus de manière causale dans le devenir du monde, et
connaît consciemment le caractère dangereux et meurtrier que revêt sa profession. Il est
donc dans un premier état qui fait de lui son propre prédateur. Technicien, il se retrouve
dans la situation où son seul moyen d’appréhender le monde le met face à l’impossibilité
de connaître l’essence des liens de causalité qui régissent le monde dans lequel il agit, et
est aveugle aux réels problèmes que soulève sa profession.
Guilhem Vincent, Être Architecte - Le
s a c r i fi c e - M a n i f e s t e p o u r u n
aArchitecte, Nancy, 2011.
SENSIBILITÉ
81
SUBLIME :
Adjectif (latin sublimis, haut)
I. Qui est le plus élevé, en parlant de choses
morales ou intellectuelles : Sublime
abnégation.
II. Dont les sentiments et la conduite
atteignent une grande élévation : Il a été
sublime dans cette circonstance.
III. Qui est parfait en son genre : Un tableau
sublime.
“Le concept philosophique du sublime, bien qu’il soit apparu avant 1755, a été développé
et fortement valorisé par Emmanuel Kant, qui a tenté de saisir toutes les implications du
séisme de Lisbonne. Le jeune Kant, fasciné par la catastrophe, collecta toutes les
informations qui lui étaient accessibles et les utilisa pour formuler dans trois textes
successifs une théorie sur la cause des séismes. Sa théorie, qui reposait sur le
mouvement de gigantesques cavernes souterraines remplies de gaz chauds, fut démentie
par la science moderne, mais représentait néanmoins la première tentative d’expliquer un
tremblement de terre par des facteurs naturels et non surnaturels. Selon Walter Benjamin,
le petit livre de Kant sur les séismes « représente probablement les débuts de la
géographie scientifique en Allemagne, et très certainement ceux de la sismologie ».”
Extrait de la page wikipédia : http://
f r . w i k i p e d i a . o r g / w i k i /
Tremblement_de_terre_de_Lisbonne
SUJET
TEMPS
TERRE
82
TRACE :
Nom féminin (de tracer)
I. Suite d'empreintes laissées sur le sol par le
passage de quelqu'un, d'un animal, d'un
véhicule : Relever des traces de pas dans
une allée.
II. Marque laissée par une action quelconque :
La porte garde des traces d'effraction.
III. Très faible quantité d'une substance :
Déceler des traces d'albumine dans les
urines.
IV. Littéraire. Ce qui subsiste de quelque chose
du passé sous la forme de débris, de
vestiges, etc. : Des traces d'une civilisation
très ancienne.
V. Marque physique ou morale faite par un
événement, une situation, une maladie, un
coup : Cette aventure a laissé des traces
profondes en lui.
VI. Aux Antilles, sentier en montagne.
VII. Mathématiques
En géométrie descriptive, intersection d'une
droite ou d'un plan avec l'un des plans de projection.
VIII. Psychologie
Ce qui subsiste dans la mémoire d'un
événement passé.
Échos urbains d’un passage humain, les traces sont ce qui reste, ce qui montre, indique.
En orientant le regard vers ce qui n’est plus, la trace fonctionne en négatif, par le vide,
l’absence. La trace est par nature la trace de l’invisible, écho du sensible non sensible.
Préhension du vide, préhension en différé, préhension de l’absence. La déambulation
urbaine, comme la course, la visite ou la flânerie, est fuite, perte. Le chemin devient
parcours, le trajet devient errance. Inversion de la logique de l’espace et de son parcours,
le passage est une fabrication, fabrication de traces invisibles. Dans le passage, le lieu
disparait, devient écho, se dilue dans le temps, résonne au lieu de dire, émet en pure
perte de la spatialité. Spatialité écartelée, étirée, diluée hors du sensible. Ex-situ, elle 83
semble se détacher. L’espace étiré est déconstruit, il se manifeste comme morceaux
d’espace, traces de l’ailleurs, comme fragment. La trace n’est pas l’empreinte, elle est
partielle, incomplète. Elle est distante, détachée, arrachée. Cet arrachement est de deux
natures. Il s’agit d’abord d’un détachement temporel dans la durée et dans l’espace, mais
il ne se détache pas après coup, il en dévoile un autre, plus fondamental. Détachement
de l’être, extase, mais extase existentielle. Espace de perte, car espace perdu. Mais cet
espace s’accroche à l’individu. Si l’espace comme trace est supra-situ, ex- situ pour la
conscience, l’individualité comme présence instantanée, est infra-situ, a-situ, surgit en
instantané dans la conscience, sans espacement, sans spatialité. De la dialectique infra/
supra la trace se forme, se dessine. Présence schizophrène que le passage, infra- situ de
l’en-soi, ex-situ que la présence au monde, sans lieu, éclaté, déchiré.
Texte personnel
"... D'une certaine façon, je prend l'art très au sérieux, mais ma production artistique n'a
jamais été très sérieuse et constitue pour l'essentiel un acte ironique. En tous cas, on a
besoin de traces, on a besoin d'être identifié par les gens, on a la responsabilité de dire
ce qu'on a à dire et d'être là où on devrait être. On partage la misère et on en peut ni
l'accentuer ni l'atténuer. On partage toujours ce fascinant destin. Je travaille désormais
dans un sens différent, mais mes oeuvres ne sont réellement que des traces. C'est sans
importance. Ce n'est pas l'oeuvre en soi. C'est un fragment qui montre qu'une tempête
est passé par là. Ces débris sont laissés parce qu'ils sont un témoignage, mais ils ne
peuvent rien construire. Ce sont des déchets."
Ai Weiwei, Hans Ai Ulrich Weiwei Orbist
- Une conversation, Paris, Manuella
éditions, 2012
TOTALITÉ
TROU
84
UTOPIE :
Nom féminin (de Utopia, mot créé par Thomas
More, du grec ou, non, et topos, lieu)
I. Construction imaginaire et rigoureuse d'une société, qui constitue, par rapport à celui
qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal.
II. Projet dont la réalisation est impossible,
conception imaginaire : Une utopie
pédagogique.
"…si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ;
si l’architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société et de propriété, alors
nous devons rejeter l’architecture ; si l’architecture et l’urbanisme sont plutôt la
formalisation des divisions sociales injustes actuelles, alors nous devons rejeter
l’urbanisation et ses villes… jusqu’à ce que tout acte de design ait pour but de rencontrer
les besoins primordiaux. D’ici là, le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans
architecture. "
Adolfo NATALINI, 1971.
VANITÉ
VENT
VÉRITÉ
VIDE
VIE
VILLE
VISAGE
85
VISION :
Nom féminin (latin visio)
I. Fonction par laquelle les images captées
par l'œil sont transmises par les voies
o p t i q u e s ( c e l l u l e s r é t i n i e n n e s e t
ganglionnaires, nerf optique, chiasma
optique) au cerveau.
II. Fait, action de voir, de regarder quelque
chose : La vision de ce film peut choquer
certaines personnes.
III. Manière de voi r, de concevoi r, de comprendre quelque chose de complexe :
Nous n'avons pas la même vision du
monde.
IV. Littéraire. Image mentale de quelque chose
qui s'impose à l'esprit : Cette vision
soudaine le troubla.
V. Apparition, forme, être, représentation
mentale qu'on voit ou qu'on croit voir, dont on attribue l'origine à des puissances
surnaturelles : Malade qui a des visions.
« Je sais dans la nuit une heure de silence universel.
Durant cette heure d'apparitions et de miracles,
Le char vivant de l'univers
Roule ouvertement dans le sanctuaire des cieux.
Alors, tel un chaos au-dessus des eaux, s'épaissit la nuit,
Et la matière est écrasée par une léthargie pesante comme Atlas.
Les dieux plongent dans l'anxiété l’âme vierge
De la muse en proie aux rêves prophétiques. »
Féodor Tiouttchev
VITESSE
VOITURE
86
ZONE :
Nom féminin (latin zona, ceinture, du grec dzônê)
I. Étendue de terrain, espace d'une région,
d'une ville, d'un pays, etc., définis par
certaines caractéristiques : Zone désertique.
Zone résidentielle.
II. Portion d'espace quelconque : Ne pas
entrer ici, zone interdite.
III. Portion d'un espace abstrait, d'un domaine
d'activité, de pensée : Il y a dans sa vie
quelques zones sombres. Zone d'influence.
IV. Géographie
Espace délimité approximativement par des
parallèles (zone tropicale, par exemple).
V. Géologie
Partie d'un étage comprenant l'ensemble
des dépôts formés pendant le temps que
caractérise une association de fossiles.
« - La Zone est un savant système de... de pièges, disons, et ils sont tous mortels,
j’ignore ce qu’il se passe ici en l'absence des hommes, mais il suffit qu’un seul paraisse
pour que tout se mette en branle. Les anciens pièges cèdent la place à de nouveaux
pièges. Les endroits que l’on croyait sûrs deviennent impraticables. Le chemin est tentôt
aisé, tantôt inextricable. Voilà ce que c’est la Zone. On finirait par croire qu’elle a ses
caprices. En réalité elle est ce que notre état psychologique en fait. Il y a des marcheurs
qui ont renoncé à mi-parcours. D’autres on péri sur le pas de la Chambre. Mais tout ce
qui a lieu ici ne dépend que de nous. La Zone n’y est pour rien.
-Elle ne touche pas les gentils et arrache la tête aux vilains ?
- Je n’en sais rien. J’ai l’impression qu’elle laisse passer ceux qui n’espèrent plus rien.
Des gens ni vilains ni gentil, simplement malheureux. Mais aussi malheureux que vous
soyez, faites un pas impair et vous êtes fichu.»
Dialogue entre le Stalker et l’écrivain
dans le films Stalker de Andreï Tarkovski
87
ANNEXES
Histoire du patrimoine et réglementation
1er Semestre – Master 1
Note de lecture:
L’APPORT DU DROIT INTERNATIONAL : PATRIMOINE COMMUN DE L’HUMANITÉ
Véronique LABROT
«… C’est bien là un grand mystère. Pour vous qui aimez le petit prince, comme pour moi, rien de l’univers n’est semblable si quelque part, on ne sait où, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose… Regardez le ciel. Demandez vous : Le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout change… Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance !»
A. de Saint-Exupéry, « Le petit prince ».
En introduisant ses réflexions sur la notion de patrimoine commun de l’Humanité par ce
court extrait du livre « Le petit prince » de A. de Saint-Exupéry, Véronique LABROT dirige
le regard sur un fait caractéristique qui fait résonner tout son texte. Le fait de prendre en
considération l’absolument étranger, l’absolument Autre, ce qui dépasse le cadre de la
vision, de la possession, pour ouvrir vers ce qui dépasse, transcende l’homme, dans
toutes ses dimensions.
Le petit prince est une oeuvre poétique, un conte philosophique magistral, qui transporte
l’homme, comme le voulait A. de Saint-Exupéry, dans un ailleurs du monde, un au-delà
du monde des adultes, inaccessible au regard ordinaire, mais vivant dans un monde
intime, où seule la rêverie et la sensibilité peuvent se mouvoir. Par une ellipse magistrale,
Véronique LABROT va mener une réflexion sur la nature du bien commun de l’humanité,
en particulier la notion de patrimoine naturel, en faisant se répondre les notions
d’environnement et de patrimoine. Elle analysera alors l’apparition et la transformation de
la notion de patrimoine commun de l’Humanité dans le cadre de l’instauration d’un
pouvoir à échelle globale, depuis les premières évasions extra continentales et
l’instauration d’un « droit bourgeois » international, jusqu’à la crise écologique qui touche
l’éco-système global. Cette crise amène alors des questions de préservation et de 88
respect des organismes vivants, naturels et Humains qui font l’actualité. Elle soulève les
problématiques juridiques et les notions patrimoniales apparues au milieu du XXè siècle.
Elle démontre alors comment la notion de patrimoine commun de l’humanité est passé,
dans le contexte du milieu du XXè et avec l’apparition de la notion de « Crime contre
l’Humanité », d’un concept d’exploitation des ressources à un concept de
conservation. Cela lui permet alors d’ouvrir le débat sur la nature véritable du sujet,
touchant enfin du doigt le noeud de la problématique. C’est là la qualité du texte. En
posant la question du rapport que nous entretenons avec le monde pensé comme
globalité dépassant le cadre de l’appropriable, l’auteur pose de manière plus
philosophique la question de l’absolument autre, de l’absolument ailleurs, dans un sens
presque Levinassien, comme ayant valeur universelle, au même niveau que les droits de
l’homme. Le droit de l’Autre.
L’analyse de l’auteur part de la situation dans laquelle le monde est plongé et de
l’importance que revêt la crise environnementale pour penser et repenser la notion de
patrimoine commun de l’Humanité. Elle fait le constat que «« un statut juridique du milieu
naturel reste (…) à imaginer qui soit à la hauteur du paradigme écologique marqué par les
idées de globalité (…) et de complexité » . Chacun le dit à sa façon, il faut instituer
l’environnement à travers le recours à la notion de patrimoine commun de l’humanité ».
(p.109) Elle situa alors comment la notion d’environnement est vue au travers de la loupe
du concept de « Patrimoine », et comment ce « couple » a été institué lors de la « grande
messe » mondiale de Stockholm en 1972 sur l’Environnement Humain, en citant le
principe 4 de la Déclaration de Stockholm:
L’homme a une responsabilité particulière dans la sauvegarde et la sage gestion du
patrimoine constitué par la flore et la faune sauvage et leur habitat qui sont aujourd’hui
gravement menacés…
Ce couple conceptuel servirait de support pour penser les bases de la crise écologique
où on tenterait d’appliquer la notion de « patrimoine commun de l’humanité » aux réalités
écologiques. La tentative de l’auteur est alors de voir comment cette notion pourrait
correspondre aux réalités environnementales. La première question est posée car les
problématiques environnementales semblent (je me trouve ici confronté à une formulation
des plus étranges à la fin de l’introduction où l’auteur ne fini pas une phrase, et semble
occulter une partie de la problématique. En effet, il est écrit: « …le concept de patrimoine
commun de l’humanité est de nature fondamentalement économique, appliqué comme
tel à des « ressources » et que la référence. Et à propos de l’environnement relève plus
d’une stratégie patrimoniale que de la mise en place d’un nouveau patrimoine commun
de l’humanité »(P.110).) plus être traitées comme étant de nature économique et pensées
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à partir de la notion d’exploitation, que comme préservation d’une composante commune
de l’existence située en dehors de toute domination ou possession.
Cela l’a conduit, dans une première partie, à analyser l’apparition de la notion de
commerce international dans le contexte du XIXè siècle et à l’instauration d’un droit
bourgeois de commerce international, où la civilisation européenne auto-proclamée «
développée » se donnait la légitimité de s’approprier les territoires étranger en regard du «
droit de participer aux échanges de produits, de services, d’idées, etc…, qui constituent
la base même du fait social international (est…) tout autre chose qu’un droit subjectif ;
c’est une norme essentielle du Droit des gens parce que c’est la condition même de
l’existence des sociétés. Et ici nous touchons du doigt à la réalité juridique » (p.
113). L’auteur décrit comment ce droit fondamental fut élaboré dans le contexte où la
terre était pensée comme une « réponse au besoin de développement économique des
puissances occidentales » (P.112). La terre, considérée comme patrimoine, était la
ressource qui permettait à la civilisation de se développer. Véronique Labrot explique
comment ce droit s’est constitué, dans un rapport d’inégalité entre les civilisations, pour
séparer juridiquement les ressources du territoire et garantir alors une pleine jouissance
des ressources aux civilisations ayant les moyens d’en tirer partie. « Le droit international
dissocia alors la ressource du territoire la contenant et la propriété de la ressource, du
droit sur la ressource que les peuples vivants sur le territoire pourraient tirer de leur
présence sur la terre donnée. La ressource était d’ailleurs d’autant plus accessible que le
territoire les contenant devenait lui-même « terra nullius ». Alors le mouvement de
colonisation pouvait embrasser « tous les espaces restés vacants sur le globe, ou habités
soit par des peuples endormis et languissants, soit par des peuplades incohérentes,
dénuées du sens du progrès et incapables d’exploiter les régions où le sort les a placées
»» ( p.113). Elle cite en ça Mahan, théoricien de l’impérialisme américain, pour qui, «pour
des raisons économiques et juridiques, les puissances « civilisées » devaient se
substituer aux « races incompétentes » dans l’exploitation des richesses terrestres
communes. Le « sauvage » qui les maintenait improductives pouvait en être au moins
momentanément dessaisi en vue de l’intérêt commun». Pour l’auteur, c’est ainsi que s’est
constitué le patrimoine commun de l’humanité, où «il va s’agir en fait pour les états
occidentaux d’organiser juridiquement un accès libre et sans contraintes à ces
ressources indigènes. Le droit, plaçant les peuples non civilisés dans une situation
d’inégalité, déclare alors tout ce qui est nécessaire au commerce international, patrimoine
commun de l’humanité» (p.113).
Dans la conclusion de cette partie elle confronte à cette vison d’un patrimoine comme
fortune à faire « fructifier », un patrimoine comme « tissé de matière et personnes », pour
analyser le glissement de cette notion de possession à une notion de conservation. C’est
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là que nous nous trouvons face à un trait tout particulier de l’analyse de l’auteur, qui
permet de situer toute la gravité et l’importance de cette « charnière » dans l’histoire qui
sous-tend ce glissement de notion. Ce glissement se fait dans un contexte historique très
important qu’est la seconde guerre mondiale. L’auteur situe le double changement de
paradigme dans le fait de la décolonisation qui instaure alors un rapport mondial et
globalisé entre tous les pays où « l’exploitation du patrimoine commun sera assumé par
l’humanité elle même ». C’est de la qualification de cette humanité et de son rapport au
droit qui fera alors le noeud de la réflexion de l’auteur. En effet, le deuxième changement
de paradigme lui sert de base pour tenter de situer la notion d’humanité. Elle situe la
notion « d’humanité » en rapport avec l’apparition du «crime contre l’humanité. C’est
dans ce contexte d’après seconde guerre mondiale que sont apparues un ensemble de
notions qui ont bouleversé alors totalement le visage de l’humanité.
C’est autour de cette situation que le propos de l’auteur prend son sens, et que résonne
fortement le cours extrait du « Petit prince » introduisant le texte. En effet, ce qui devient
important pour l’auteur est de tenter de comprendre la nature de cette humanité, qui n’est
plus une humanité qui se réalise par un acte de possession et de valorisation d’une
ressource, mais une humanité située sur terre dans un ailleurs, hors du champs de la
possession. À cette même époque, même si l’auteur n’y fait référence qu’à la fin, est
adoptée «la déclaration universelle des droits de l’homme» peu de temps après
l’apparition de la notion de crime contre l’humanité. Ce rapprochement d’une humanité
égale en droit mais menacée est la caractéristique principale de cette époque. Dans la
préface du livre «Hiroshima est partout» du philosophe allemand Günther Anders, Jean-
Pierre Dupuy illustre ce fait caractéristique, qui fut la base de réflexion du philosophe.
« Le 6 Août 1945, une bombe atomique réduisait la ville d’Hiroshima en cendres
radioactives. Trois jours plus tard, Nagasaki fut frappée à son tour. Le 8 Août, dans
l’intervalle, le tribunal international de Nuremberg s’était accordé la capacité de juger trois
types de crimes : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre
l’humanité. En l’espace de trois jours, les vainqueurs de la seconde guerre mondiale
avaient ouvert une ère dans laquelle la puissance technique des armes de destruction
massive rendaient inévitable que les guerres devinssent criminelles au regard des normes
mêmes qu’ils étaient en train d’édicter ».16
Cette « ironie monstrueuse », que Günther Anders appela « temps de la fin », est cette
trans-spatialité et trans-temporalité que Véronique Labrot tente de définir. L’humanité est
susceptible d’être détruite, autant dans toutes ses dimensions spatiales que temporelles.
Cette humanité en danger se confronte alors pour l’auteur à sa définition juridique et à
9116 Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, éditions du seuil, 2008.
l’irréductibilité au droit commun de l’environnement et du futur en tant qu’éléments
inappropriés. Etant « un espace international et non (…) une partie du territoire d’un état
multiplié par le nombre d’états couvrants la planète ». Cet espace n’appartenant à
personne et étant non totalisable, non transmissible, n’est pour l’auteur pas reconnu
juridiquement, et les tentatives faites en ce sens se confrontent toutes à cette « distance »
qui le sépare de l’espace commun du droit. Cette « distance » rend inefficace tout
système de protection de l’environnement, tout système scientifique quand il s’agit de
penser cet « espace autre » qui constituerait l’humanité sans même avoir de statut
juridique.
Selon elle la solution actuelle de « common concern », ou de « préoccupation de
l’humanité toute entière » issue du sommet de Rio en 1992, constitue une solution
intermédiaire permettant d’instaurer un « principe émergent » (p.123) en droit international
public, qui instituerait alors une responsabilité commune qui devrait relier les états dans
une « compétence liée », très proche de ce qui apparaît dans les tentatives de «
commerce équitable » par exemple, pour régler une « moindre souveraineté » des états
sur le bien commun, qui dépasse alors toute nation.
En ces termes, l’humanité se confronte doublement à sa propre légitimité dans ce qui est
appelé « développement durable » où le développement serait légitime comme principe
de vie sur terre et mis en rapport avec le mythe de l’habitabilité. Ce mythe permettrait de
penser la planète comme maison, comme « vaisseau-terre » unique qu’habiterait
l’humanité entière et qu’il faudrait alors préserver. Cette « bio-éthique », cette « science
de la survie » comme l’entend Van Ransaeler Potter, se confronte alors au cadre étriqué
du droit, en tant qu’éthique au sens philosophique du terme, rejoignant alors Günther
Anders et Emmanuel Levinas par exemple. Cette éthique serait alors en « pure négativité
»17 pour reprendre Jean-Pierre Dupuy dans son introduction au livre de Günther Anders.
Cette réaction à l’inacceptable, expérience du visage chez Emmanuel Levinas,
expérience de l’autre comme infini par l’homme, serait le seul garant de la préservation
de l’environnement comme espace « Autre », espace inappropriable et irréductible au
concept, un « ailleurs du monde », un au-delà du monde des adultes, inaccessible au
regard ordinaire, mais vivant dans un monde intime, où seule la rêverie et la sensibilité
peuvent se mouvoir, comme j’en parlais à propos du petit prince.
Comme la liberté entraine la responsabilité, les droits de l’homme induisent le droit de
l’autre. Véronique Labrot conclue sur cette ouverture hors du champs du droit, pour ouvrir
une vision plus large de la vie sur terre.
9217 Ibidem