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1 F.S.P. / U.C.L. - FORMATION EN SOINS PALLIATIFS ET QUALITE DE VIE - L'accompagnement spirituel et social du patient en fin de vie - 9 Mars 2013 abbé Guibert TERLINDEN Aumônerie des Cliniques universitaires Saint-Luc Table des matières – 1) « un chrétien approche des malades et des mourants - quelques intuitions ». 2) « Dans les situations extrêmes : responsabilité humaine et ‘un Dieu qui fait alliance’ ». 3) « des sacrements et des paroles pour les malades et pour leurs proches propositions catholiques. » 4) « qui donc nous roulera la pierre ? » - l’accompagnement en fin de vie dans la tradition chrétienne. 1) UN CHRETIEN APPROCHE DES MALADES ET DES MOURANTS 1 - QUELQUES INTUITIONS - RECIT Le christianisme (catholique surtout en Belgique) est tellement ‘supposé connu’ que je choisis la voie du récit plutôt que d’ajouter une couche de plus à vos connaissances. Ce sera peut-être une façon de vous surprendre. Un hématologue un peu interpellé par une patiente hospitalisée pour leucémie aigue lui a demandé si elle était croyante et, comme c’était le cas, lui a proposé à 1 A écrit pour les soignants : « J’ai rencontré des vivants. Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie », éd. Fidélité, Paris-Namur, 2006. Disponible au Carrefour santé des Cliniques Saint-Luc. Voir aussi le site internet de la pastorale des Cliniques universitaires saint-Luc et du campus UCL de Woluwe : www.uclouvain.be/viespirituelle-bxl (en particulier l’onglet « réfléchir sa pratique soignante) où sont développées bien des pistes qu’une courte intervention ne saurait développer. Pour le Carrefour spirituel : voir la présentation succincte par Guibert TERLINDEN, Soin et spiritualité – de la nécessité d’un espace. Le ’Carrefour spirituel’ des Cliniques universitaires Saint-Luc, UCL – Récit d’une expérience, in Louvain Médical, 121 : 388-397, 2002.

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F.S.P. / U.C.L. - FORMATION EN SOINS PALLIATIFS ET QUALITE DE VIE - L'accompagnement spirituel et social du patient en fin de vie -

9 Mars 2013

abbé Guibert TERLINDEN Aumônerie des Cliniques universitaires Saint-Luc

Table des matières – 1) « un chrétien approche des malades et des mourants - quelques intuitions ». 2) « Dans les situations extrêmes : responsabilité humaine et ‘un Dieu qui fait alliance’ ». 3) « des sacrements et des paroles pour les malades et pour leurs proches –propositions catholiques. » 4) « qui donc nous roulera la pierre ? » - l’accompagnement en fin de vie dans la tradition chrétienne.

1) UN CHRETIEN APPROCHE DES MALADES ET DES MOURANTS 1

- QUELQUES INTUITIONS - RECIT Le christianisme (catholique surtout en Belgique) est tellement ‘supposé connu’ que je choisis la voie du récit plutôt que d’ajouter une couche de plus à vos connaissances. Ce sera peut-être une façon de vous surprendre. Un hématologue un peu interpellé par une patiente hospitalisée pour leucémie aigue lui a demandé si elle était croyante et, comme c’était le cas, lui a proposé à

1 A écrit pour les soignants : « J’ai rencontré des vivants. Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie », éd. Fidélité, Paris-Namur, 2006. Disponible au Carrefour santé des Cliniques Saint-Luc. Voir aussi le site internet de la pastorale des Cliniques universitaires saint-Luc et du campus UCL de Woluwe : www.uclouvain.be/viespirituelle-bxl (en particulier l’onglet « réfléchir sa pratique soignante) où sont développées bien des pistes qu’une courte intervention ne saurait développer. Pour le Carrefour spirituel : voir la présentation succincte par Guibert TERLINDEN, Soin et spiritualité – de la nécessité d’un espace. Le ’Carrefour spirituel’ des Cliniques universitaires Saint-Luc, UCL – Récit d’une expérience, in Louvain Médical, 121 : 388-397, 2002.

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de me rencontrer. Il me la présente comme une femme très isolée et bloquée dans ses émotions, quasi mutique. Je la trouve seule dans sa chambre, les draps remontés jusqu’au menton. A peine m’a-t-elle accueilli que, d’emblée et en une phrase ininterrompue, elle, me rapporte les bribes de sens qu’elle a bricolée concernant ce qui lui arrive : c’est : « si je suis arrivée ici, ce n’est pas par hasard, c’est que je paye », et de m’expliquer. Il y a quelques mois, elle a décidé de rompre avec un mari extrêmement violent et s’est littéralement enfuie, lui laissant tout, y compris ses enfants adolescents. « Je mourais à moi-même », me dira-t-elle bien plus tard. Mais ensuite, elle s’est effondrée comme Job, malade, n’en pouvant plus. M’ayant dit cela d’une traite, elle retourne à son mutisme. Face à se silence, me voilà provoqué à la rejoindre en grande profondeur, d’âme à âme en quelque sorte, d’intériorité à intériorité, à ouvrir grand les yeux, le cœur aussi. Un étudiant en médecine m’a dit de l’aumônier qu’il est du côté « de la surprise, de l’étonnement ». Je lui donne assez raison : pour qu’il y ait de la vie spirituelle, il faut de l’événement, de l’étonnement, et le relire ensemble. Ce qui m’a d’emblée mis en éveil et ému, outre qu’elle était couchée comme une gisante sur son lit, comme morte donc, c’est que sa chambre était vide de tout objet, presque comme un tombeau sans vie, sinon une très ancienne photo noir et blanc où on voit une petite fille, à la fois fière, lumineuse et intimidée. Posé sur son bras, un jeune corbeau boit au gobelet d’eau qu’elle lui tend, elle en réalité. Pourquoi a-t-elle emporté cette photo ? Et uniquement cette photo ? Je le lui demande mais elle ne sait que répondre. Panne de symbolisation, pas de mots. Elle l’a prise avec elle, c’est tout. Et voilà cette photo qui crève les yeux… De mon côté, ma mémoire symbolique se met en route, comme toujours, et j’associe d’emblée cette photo à un thème fort connu de la tradition iconographique chrétienne : saint Antoine du désert et saint Benoît, deux immenses figures de la vie monastique, sont représentés avec, à leur côté, précisément un corbeau. L’un et l’autre sont, comme elle, en plein tourment, pris dans l’épreuve et la solitude, et un corbeau leur apporte du pain. Ce ‘pain venu du ciel’ est bien sûr un symbole de l’eucharistie et donc du Christ ; on pourrait dire aussi : un pain de dignité offerte, un pain de confiance et dès lors d’identité maintenue, à travers tout. Dans nos régions, c’est parfois un chien qui apporte le pain, comme pour saint Roch. Je vais raconter cela à la patiente, tentant sans doute par là de la rejoindre dans sa propre solitude et de lui suggérer ce qu’elle est en droit d’attendre de ma présence au nom de l’Eglise. Elle va être surprise au plus haut point et mise en éveil en entendant mes associations. Peu à peu, au fil des rencontres, elle se découvrira ainsi reliée à toute une lignée d’humains vénérables. Je lui rapporterai aussi que dans le récit Biblique on raconte souvent qu’un messager, quelqu’un, un ange rejoint les humains en situation d’épreuve ou de traversée de l’épreuve, dans des moments

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cruciaux aussi où des choix doivent s’opérer. Par exemple, un ange va confronter Jacob2, affolé à la perspective d’une rencontre décisive avec son frère et il va lui permettre de mobiliser toute sa puissance intérieure au moment de ce saut dans l’inconnu. Ou encore le prophète Élie, qui demandait d’en finir avec la vie mais à qui des anges apporteront pain et eau : « Debout et mange, lui diront-ils, sinon le chemin sera trop long pour toi »3. L’ange de l’Annonciation a aussi pour Marie un rôle essentiel de mise en confiance : « qu’il me soit fait selon ta parole ». Nous lirons régulièrement ensemble des extraits de la Bible dont elle me dira un jour, toute surprise : « mais c’est mon histoire ! ». Au creux de la vague, je lui écrirai même au bout de son lit un extrait du Psaume 139 : « Seigneur, je suis une merveille ! » Jamais elle n’aurait osé dire cela d’elle-même, petite dernière peu choyée et peu reconnue d’une immense fratrie, mais ici, elle s’est autorisée à le dire face à son Dieu, comme un don qu’il lui faisait au creux de l’épreuve. Elle m’a demandé régulièrement de prier avec elle et de recevoir la communion, pain de confiance et de dignité. Ainsi éveillée (un des mots pour dire la résurrection dans les évangiles), elle va petit à petit se relever (second sens du mot), remettre en mouvement un certain nombre de ses représentations mentales sur elle-même, la vie, Dieu, la foi, la responsabilité, la souffrance. Comme Job, elle aurait pu dire à Dieu : « je ne te connaissais que par ouï-dire (il y avait donc beaucoup de ‘mal-entendus’), mais maintenant, je t’ai rencontré ». Elle a effectivement beaucoup changé dans ce long temps de traversée du désert.

2 Genèse 32, 23-33. Qui a un jour contemplé l’interprétation qu’en a réalisée E. DELACROIX à Saint Sulpice à Paris ne saurait l’oublier. http://fr.academic.ru/pictures/frwiki/76/Lutte_de_Jacob_avec_l%27Ange.jpg 3 Ier Livre des Rois 17, 6 et 19,7.

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Ce n’est qu’en toute fin qu’elle commencera à pouvoir s’expliquer le choix de cette photo qui nous aura accompagnés pendant des semaines : cette photo, c’était la mémoire tenace du jour mémorable où ce corbeau-messager de vie l’a choisie, élue, petite fille si mal aimée et doutant tant d’elle-même. L’enfant qu’elle était alors et qu’elle portait toujours en elle, a vécu cette rencontre comme don immérité, pure grâce. Son corps portait, intacte, la mémoire vive de ce premier matin où, grâce à ce contact privilégié entre l’enfant et l’oiseau-ange, elle réalisa qu’elle avait du prix, qu’il lui était donné de vivre ou d’être plutôt que de mourir et de demeurer dans l’abandon. Mais cette conscience avait été enfouie sous la violence de la vie et des êtres. Un ange, venu de Dieu sait où, réveillait sa mémoire et lui soufflait une parole venue de l’origine : « Tu as du prix à mes yeux, tu es digne d’amour, je t’aime »4. « Et Dieu vit que cela était bon » disent nos pères dans la foi, « tov !» en hébreux et en bruxellois ! Bon ! Encouragé par l’accompagnement reçu des médecins et soignants, de la psychologue, des volontaires d’hémato, de moi-même, ce chemin de mémoire et de libération va lui permettre peu à peu de ne plus se laisser dominer par la rage

4 Isaïe 43,4.

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rentrée de n’avoir pas été bien aimée de ses parents, sa honte d’avoir échoué en couple, sa culpabilité d’avoir abandonné ses enfants. Elle lisait sa maladie comme punition, sa rupture familiale comme une faute. Une autre lecture viendra, spirituelle cette fois. Elle découvrira que ce geste déterminant de fuite a été un acte de survie, un appel de la vie à elle-même, en rien prémédité : comme Lazare, le Christ l’a appelé hors de son tombeau : « Viens au jour ! »5. Il « fallait » qu’elle passe par ce long et difficile travail de libération. Sa dignité, son identité enfin trouvée étaient à ce prix. Mais quel prix ! L’intégrité qu’elle était venue restaurer était physique, bien sûr, mais aussi, de part en part, psychique, familiale, spirituelle. La réconciliation à opérer devait se faire à tous les étages de sa maison. C’eut été évidemment un scandale que de la priver de l’accès à cette unité longtemps perdue car elle demeurait là, en creux, en appel, intacte sous la cendre. Sans le médecin qui a exercé sa compétence jusque là, il n’est pas sûr que cette femme fantastique de courage y fût arrivée. Cette femme qui n'avait plus à ses propres yeux visage d'humain a été restaurée, relancée dans son désir proprement humain, en partie je crois, par un "bain de mots" renvoyant à la tradition spirituelle et même corporelle qui l'avait jadis éveillé à la vie6. Sa souffrance et sa solitude spirituelles étaient considérables, ce qu'a fort adéquatement perçu le médecin qui lui a suggéré de renouer avec les mots. Quel bonheur qu’une soignant soit passé par là avec la sagesse de discernement qui était la sienne, de l’ordre d’une compétence réelle. A contrario, n’est-ce pas un véritable scandale lorsqu’un patient en est privé 7? Vous m’aurez compris : à ce niveau où il en va du cœur même de notre humanité, les traditions spirituelles, religieuses ou philosophiques croisent les traditions soignantes. Il s’agit d’une tâche commune qui a sa propre temporalité. À chacun, selon la part qui lui revient, il appartient de refonder notre humanité sur des gestes et des convictions qui disent l’inentamable dignité singulière de tout homme, de toute femme, si abîmé soit-il par l’existence. Nous avons beaucoup à apprendre et à partager les uns des autres, notamment ce goût de chercher en l’autre davantage que ce que son corps abîmé nous donne à percevoir de lui. UNE PRESENCE QUI RELEVE - AGAPE

5 Jean 6 Les sociologue de la religion parlent de "sol de croyance" 7 Je ne souhaite évidemment pas un retour au vieil obscurantisme religieux! La distance prise par les sciences médicales d'avec les croyances magiques et les pouvoirs religieux ont été et seront encore source d'une indéniable efficacité. Je ne demande pas non plus de profiter de la vulnérabilité des souffrants pour "placer ma marchandise". Mais je remets en cause le principe laïque selon lequel les convictions doivent être strictement maintenues dans le champ de la seule vie privée. La pression des sciences et des techniques est en effet telle sur l'imaginaire que les malades et leurs proches en oublient leur humanité singulière. Leur permettre de s'en souvenir, qu'ils soient laïques ou religieux, fait partie intégrante des soins de santé.

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Pour résumer ce qu’offre un accompagnant chrétien, je reprendrai les mots reçus d’un jeune patient délirant. Je l’avais déjà rencontré lors de deux hospitalisations antérieures, mais cette fois il délire grave… Je ne sais que faire, que dire. Je lui demande alors, sans trop de conviction : « qu'attends-tu de moi pour cette hospitalisation-ci ? » Il arrête à l'instant son délire et me répond ceci : « J'attends du prêtre-aumônier Terlinden : 1) de la présence ; 2) qu'il lise avec moi la Parole de Dieu ; 3) qu’il prie avec moi ; 4) qu'il m'aide à contacter en moi la puissance qui l'anime lui. » Puis il a repris ses propos délirants. Relisez le récit que je viens de vous faire avec cette définition en tête et vous en percevrez bien la dynamique profonde. Avant toute forme de parole ou de prêchi-prêcha, ce qui est premier est la présence à autrui, l’accueil inconditionnel de ce qu’il est, avec, au fond de l’être, la conviction profonde qu’il est habité d’une puissance de vie qui, même si elle lui devenue inaccessible, demeure inaltérable. L’Evangile met sur cet acte d’hospitalité inconditionnelle le mot subtil d’amour, agapè en grec. On pourrait le traduire par bonté, miséricorde ou ‘chérissement’ (Chouraqui), divine douceur (Bellet), attention, compassion, responsabilité qu'éveille en moi le visage de l'autre, fraternité, par l'exigence de faire justice, sans oublier le courage si nécessaire. Toutes choses très essentielles. Sans cela, il n'y a plus d'humanité. Aimer autrui c’est lui permettre de demeurer humain, lui permettre de contacter en lui quelque chose comme une permanence, un inaltérable. La Bible l’exprime de façon si subtile et symbolique : au commencement, Dieu désira de tout son être créer l’humain « à son image et à sa ressemblance ». Ni la maladie, ni la fragilité même la plus extrême, ni le Satan, ni même la mort ne sauraient nous couper de cette dignité principielle. Ne sommes-nous pas tous et toutes, à notre manière, les anges de ce message essentiel de dignité, d’amour ‘au fondement’ ? COMMUNAUTE NARRATIVE Le patient délirant va ajouter à cela une double attente : « qu'il lise avec moi la Parole de Dieu ; que l'on prie ensemble ». Ce que ce garçon à l’identité explosée me demande là, c’est de le relier à ce que Paul Ricœur appelle sa ‘communauté narrative’. Une religion, c’est d’abord des récits partagés par une communauté. La romancière Nancy Huston parlera plutôt de fictions mais insiste qu’on ne saurait les « éliminer de la vie humaine (car) elles nous sont vitales, consubstantielles. Elles créent notre réalité et nous aident à la supporter. Elles sont unificatrices, rassurantes, indispensables. »8. Ce garçon à l’identité fragilisée nous rappelle ainsi ce très essentiel sans lequel on devient fou ou l’on meurt. Qu’il y a aussi des fictions aliénantes, d’autres plus fécondes.

8 Nancy HUSTON, L’espèce fabulatrice, coll. Babel, Actes Sud 2008, pp. 191-192.

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Un évangile dit cela à demi-mots9. Les disciples sont en pleine tempête, la mer va les submerger, mais le Christ dort dans la barque. Ils le secouent, ils le réveillent et lui disent : « Maître, nous périssions, cela t’est égal ? » Vous savez que la tradition chrétienne dit du Christ qu’il est Parole de Dieu. « Réveiller le Christ », c’est alors réveiller la mémoire croyante et, avec elle, rendre sa chance au Dieu de la foi de rejoindre l’humain en sa plus profonde dignité face au malheur, au mal, à la violence des éléments. Une maman qui a perdu son enfant m’a un jour dit cela à sa façon : « Je ne savais pas ce qui me manquait, c’est quand vous êtes venu que je l’ai su. » Comme la patiente dont je vous ai fait le récit, le fait d’avoir réveillé sa mémoire croyante et dès lors d’avoir rendu une place à Dieu, elle s’est retrouvée debout dans sa barque, ne laissant plus toute l’autorité aux forces de mort. Si les infirmières de pédiatrie ne l’avait invitée à ce réveil, elle ne l’aurait pas su. Nous appartenons aujourd’hui à plusieurs « communautés narratives » ou « fictions », de divers plans : spirituel, culturel, religieux,… Nos appartenances sont mêlées, juxtaposées, pas toujours avec beaucoup de cohérence. Réveiller ici pour vous la mémoire chrétienne en quelques minutes relèverait évidemment de l’imposture. Déjà, elle est héritière de l’immense mémoire d’Israël qui est et reste son terreau hors duquel elle meurt. Elle est aussi croisée à l’humanisme moderne dont elle est une des sources mais qui l’interroge aujourd’hui en retour. Puis il ne s’agit pas seulement de paroles mais aussi d’expériences, de récits, de rituels (la prière, la liturgie, les sacrements), de traditions interprétatives multiples plus ou moins fécondes, dont la si foisonnante création artistique qui a pétri les imaginaires, dont aussi certaines déviances malheureuses qui ont contaminé… Impossible à résumer ici. Dans la dernière partie de mon exposé, j’aimerais me centrer sur ce qui me parait être le noyau original de la foi chrétienne tel que je le vois croiser de façon parfois heureuse le chemin des malades que j’accompagne. VIE-MORT-RESURRECTION Ce noyau, c'est l'expérience spirituelle que les disciples ont faite autour de la mort et de la résurrection de Jésus. C'est l'expérience dite "pascale"10, expérience du passage de la mort à la vie, du désespoir à l'espérance retrouvée, des ténèbres à la lumière, de l’échec au pardon, qu’il nous est possible de revivre, chacun pour ce qu'il pourra. Un tombeau a été fracturé et ouvert, la vie, l’agapè (l’amour) n’ont pu y être tenus prisonnières. Dieu, disent les chrétiens, a intimement à voir avec cet acte majeur de libération, de création nouvelle. Telle est l’espérance en acte qu’ils célèbrent à Pâques. Cela ne peut évidemment pas s'enseigner mais bien s’expérimenter, y compris dans le temps de la maladie et

9 Marc 4, 35-41 10 du mot « Pâque » qui signifie passage

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du mourir. Se trouver éveillé et relevé, disais-je pour la patiente au corbeau. Par quelques notes allusives dans le récit que je vous ai fait d’elle, j’ai déjà cherché à vous dire comment ma présence aux malades me l'a fait revivre et relire. Quand je me rend au chevet d'un malade en détresse et de sa famille, je ressens que chacun est pris dans la nuit, enfermé dans la peur, comme les disciples au Cénacle après la mort de Jésus, "Toutes portes et fenêtres étant closes" : encore Saint Jean 11. Une image de l'évangile me traverse alors souvent l'esprit, celle des femmes qui se rendent au tombeau pour embaumer le corps de Jésus. Elles ne sont encore toutes tournées que vers la mort de Jésus, presque fascinées par elle (comme la patiente de tantôt par son sentiment d’indignité puis sa culpabilité) et en chemin, une question les habite : "Qui donc nous roulera la pierre de devant le tombeau ? Qui donc ?... " 12 Je partage leur question ; le malade et sa famille plus encore. La pierre pèse parfois des tonnes ! Les forces de mort, la peur, l'angoisse, la colère, la culpabilité, la perte de sens, le sentiment de devenir fou, de se désintégrer, tout ce qui habite l'instant est écrasant et pourrait m'écraser si je croyais devoir tout porter par moi-même. "Qui donc me roulera la pierre ?" Que se passe-t-il alors ? Ce qui ne cesse de m'étonner et de m'émerveiller, c'est que l'expérience des femmes de l'évangile devient encore la nôtre. Cette expérience bouleversante, inattendue, c’est qu'elles découvrent que « la pierre a été roulée » 13. Elles pensaient que le terme de leur chemin était la mort, la fin, que tout était verrouillé, clos et sans avenir, voici qu’une ouverture s'offre à elles, contre toute attente. Et là encore, des anges seront présents, puis le Christ. Ce n’est en rien nier que la maladie, le mal, le malheur et la mort prennent une place qui est bien grande : je ne voudrais d'aucune façon idéaliser. Mais néanmoins, ce qui me surprend absolument, après coup, c'est que ces forces de mort n'ont pas eu tout pouvoir, elles n'ont pas eu le droit de tout emporter ou écraser. « La pierre a été roulée ». Des parents m'ont dit cela dans leurs mots, après la mort de leur enfant: « Jamais, pas un instant, nous n'avions osé imaginer que dans un moment d'une telle horreur nous aurions pu connaître une telle paix ». Que s'est-il passé ? A eux de le dire. En tout cas, ils s'éprouvaient debout alors que tout les portait à penser qu'ils auraient dû être anéantis. Pour le chrétien que je suis, j'y reconnais le cœur de l'expérience spirituelle pascale, à savoir le surgissement d'une force, d'une puissance personnelle inattendue alors qu'on avait l'impression que ce serait faiblesse absolue, échec, solitude. C’est l’expérience bouleversante, stupéfiante, que surgit au cœur même

11 Jn 20, 19 12 Mt 16, 3 13 Mc 16,1-4 ; Jean 20,11-18

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de l'épreuve, une réalité d'un autre ordre. Les mots sont courts pour dire cela qui ne peut que s'expérimenter : surrection, réveil, libération, force surgissante, l'homme rendu à sa pleine stature d'homme, délié, pardonné, remis debout, re-suscité, rendu à la vie. Force spirituelle incroyable dont tout humain découvre le chemin en lui et qui ne cesse de m'émerveiller, de me surprendre. Et ce n'est pas réservé à une éventuelle vie après la mort : c'est dès aujourd'hui. Ce n'est sans doute pas non plus réservé aux adeptes des Eglises chrétiennes, mais offert à tous. A ce que je viens de dire, la spiritualité chrétienne ajoute encore ceci : c'est que cette résurrection n'est pas, ou si peu, de l'ordre de la maîtrise. On ne la produit pas soi-même par quelque ascèse volontariste ou par ses mérites. Cette résurrection, y compris la grande, la définitive, est fondamentalement de l'ordre d’un don reçu, d'une grâce, d'un inattendu. C'est en tout cas ce que disent ceux qui en font l'expérience. Tout ce que je puis apporter en tant qu’aumônier – présence, paroles, gestes, rituels - est au service de cette expérience14.

14 Vous en trouverez le descriptif en annexe.

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F.S.P. / U.C.L. - FORMATION EN SOINS PALLIATIFS ET QUALITE DE VIE - L'accompagnement spirituel et social du patient en fin de vie -

9 Mars 2013

2) « DANS LES SITUATIONS EXTREMES :

RESPONSABILITE HUMAINE ET ‘UN DIEU QUI FAIT ALLIANC E’ » abbé Guibert TERLINDEN

Aumônerie des Cliniques universitaires Saint-Luc

« Le grand mystère que constitue la liberté de la personne, c’est que Dieu lui-même s’arrête devant elle », Edith Stein15.

INTRODUCTION. Ce matin, nous avons tenté d’honorer la personne malade qui est bien sûr au centre de nos accompagnements et de partager quelques intuitions concernant l’offre que peuvent lui faire les différentes traditions philosophiques et religieuses, à lui et à ses proches. Comme toujours, c’est trop court : comment réduire en si peu de temps ce qui fait la chair de rencontres toujours si singulières en fin de vie et la sagesse si complexe accumulée au fil des siècles par ces traditions ? Qu’au moins cela ait permis d’ouvrir un espace à cela dans vos accompagnements hautement professionnels, de modifier peut-être quelques a priori, c’est déjà considérable. En ce début d’après-midi, j’ai reçu mission de me centrer davantage sur les soignants et sur ce que vous vivez vous-mêmes dans l’ordre du spirituel dans cette relation d’alliance que vous nouez avec vos patients, particulièrement dans les situations extrêmes qui vous sollicitent si fortement, si profondément. Une question qui m’habite est celle-ci : « comment les soignants font-ils pour donner sens à leur engagement et pour y demeurer humains pendant plus de 40 ans ? » Une étudiante infirmière de 3ème disait cela au terme de ses stages : « comment ne pas devenir une pourrie grave ?! : tu fais ton taf et tu t’en fous, t’écoute plus » Qu’est-ce qui va mettre du jus dans not’ boulot ? J’ai pas envie de devenir horrible ! » (stagiaire ISEI 3ème). Je rencontre de nombreux stagiaires dans toutes les professions soignantes, et je peux vous assurer qu’ils sont parfois épouvantés… Ce n’est bien sûr pas sans lien avec la vie spirituelle au sens de ce qui nous garde dans le souffle, de ce qui nous gardera enracinés au fil des multiples traversées et tempêtes que nous avons à vivre en tant que ‘spécialistes’ de la fin de vie et de la mort. C’est particulièrement vrai dans une culture en grande mutation où tant de gens nous arrivent démunis en fin de vie, n’ayant plus été portés par des rituels établis. La coupure est telle que les soignants ont

15 La science de la croix, Ed. Nauwelaerts, 1957

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le plus souvent à « marcher devant », à devenir de véritables initiateurs, au sens fort de ce mot. Le risque est à chaque fois grand cependant de se voir engloutis dans les émotions et la détresse d’autrui ou, pour s’en prémunir, de se blinder jusqu’à en devenir froid et même cynique : « pourri grave… ». PRELIMINAIRE : LE COMBAT DE JACOB16 Vous avez compris que j’aime assez faire du bouturage en proposant des symboles tirés de notre héritage, alors bouturons pour nous, soignants. Je vous emmène à Paris, église Saint Sulpice, première chapelle à droite et vous invite à vous laisser faire par la représentation que Delacroix y a laissée d’un des récits fondateurs de notre culture : Jacob se mesurant en combat singulier avec, son ange. Il me fait penser à vous et je vous le mets dans votre boîte à outil, peut-être comme un guide intérieur pour votre vie spirituelle de soignant. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un corps à corps. Alors que le patient vous arrive souvent après des mois de ‘combat’ – il s’est battu contre son crabe, il a perdu la bataille : les métaphores sont souvent guerrière – Jacob, précisément, en est au point de sa vie où il renonce à conserver la maîtrise : il change d’axe ou d’orientation. C'est presque une danse, un tango peut-être17 : observez que l'ange contient Jacob, il accueille sa colère et sa plainte, sa quête ou son doute, et ce, avec un respect absolu et une infinie délicatesse. Ce qui saute aux yeux, c’est que le partenaire de Jacob, tout en concentration, ne cherche pas à vaincre l’humain, à le mettre au tapis, mais il trouve sa joie à le voir lutter et peiner pour être debout, pleinement Sujet de son histoire. L’ « Autre » fait ici autorité, au beau sens qu’il autorise, qu’il rend possible en confortant, en cadrant, en accompagnant comme une sage femme ce qui, en Jacob, est en voie ‘d’accoucher’. Remarquez aussi que Jacob a déposé à terre son ‘arroi’, s’exposant ainsi dans toute la fragilité reconnue de sa condition humaine. Il est en ‘dés-arroi’, certes, mais pourtant dressé, en toute sa force. Et cela est bon, dit

16 Genèse 32, 23-33. « Cette même nuit, Jacob se leva. Il prit ses deux femmes et ses deux servantes, ses onze enfants, et traversa le gué du Yabboq. Il leur fit traverser le torrent et tout ce qu’il possédait. Et Jacob resta seul. Quelqu’un lutta avec lui jusqu’à la pointe de l’aurore. Comprenant qu’il ne serait pas le plus fort, l’autre le toucha au creux de la hanche. Dans la lutte, la hanche de Jacob se démit. ‘Laisse-moi partir, dit l’homme, car l’aurore s’est levée.’ ‘Je ne te laisserai partir que si tu me bénis’, répondit dit Jacob. ‘Quel est ton nom’, demanda-t-il ? ‘Jacob’. ‘Ton nom ne sera plus Jacob mais Israël. Tu as affronté Dieu et les hommes, et tu as été le plus fort.’ ‘Oh donne-moi ton nom !’ lui demanda Jacob. ’Mais pourquoi me demander mon nom ?’ Et ici, il le bénit. Jacob appela l’endroit Penuel (‘Faces de Dieu’) : J’ai vu Dieu face à face et je suis sauf. Le soleil se leva pour lui quand il traversait Penuel. Sa hanche le faisait boiter. C’est la raison pour laquelle les fils d’Israël ne mangent toujours pas le nerf sciatique de la hanche. Il a touché le creux de la hanche de Jacob, le nerf sciatique. » 17 Dans leur film "La leçon de tango", Christopher SHEPPARD et Sally POTTER transportent le couple-héros de leur film sous ce tableau pour leur y enseigner l’art de la juste confrontation.

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le premier chapitre de la Genèse. Cet ange doté de mansuétude, est-ce la ‘divine douceur’, est-ce le Christ, est-ce un compagnon de route, est-ce son autre intérieur ou ce qui résiste en lui ? On ne sait. La Vie en tout cas, jusqu’au bout, la vie surgissante.

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UN CHEMIN SPIRITUEL INDENIABLE POUR LES SOIGNANTS En ce Jacob, je nous vois bien nous, les soignants, nous tous parfois si fortement impliqués dans nos accompagnements. Dans l’exercice de notre vie professionnelle, nous rencontrons des situations extrêmes qui nous bouleversent, comme celle que nous avons évoquées ce matin. La confrontation régulière à la mort, certaines très éprouvantes, met parfois nos cœurs en émoi, en désarroi. Les grandes questions spirituelles sur le sens de la vie et de la mort resurgissent au moment où l’on n’est pas toujours prêt. C’est parfois aussi grand désarroi au plan religieux quand le sentiment d’injustice et d’incompréhension vient buter sur nos représentations de Dieu ou de ‘pas-Dieu’. C’est parfois déception ou désillusion profonde : on espérait, rien n’est venu, ni de Dieu, ni des hommes de religion. Cela conduit parfois à de bien curieuses initiatives comme par exemple celle de Richard Dawkins, un athée militant qui a été jusqu’à louer tous les bus de Londres pour y faire écrire ce slogan : « Il n’y a probablement pas de Dieu. Alors arrêtez de vous inquiéter et jouissez de la vie »18. Je me demande parfois en quelle attente démesurée et déçue pareille rage trouve sa source. La dimension spirituelle est aussi fortement impliquée dans les choix thérapeutiques et éthiques parfois si difficiles que vous avez à poser : qu’est-ce que respecter autrui, qu’est-ce qui fait qu’une vie a sens ou non, vaut la peine d’être vécue, et qui peut en décider ? Nous aimerions parfois faire l’hôpital buissonnière, mais ne pas choisir, c’est encore engager notre responsabilité. Je pense bien sûr aussi à ce que les lois de 2002 ont ajouté comme exigences supplémentaires : les choix que des malades peuvent faire concernant leur fin de vie a en quelque sorte modifié notre place de soignant. Des patients, des familles nous confrontent à des demandes difficiles que nous ne pouvons désormais plus esquiver du fait que nous vivons dans une société démocratique pluraliste qui s’est donné comme visée de garantir la cohabitation d’éthiques divergentes et en conflit. Les ressources manquent parfois cruellement en termes de temps, de moyens disponibles, de compétences. Des soignants en MRS disent combien l’augmentation des demandes d’euthanasie les laisse démunis et impuissants, faute d’encadrement humain, éthique, spirituel. Ces nombreuses situations nous bousculent et provoque de la souffrance chez les soignants ; elles les interrogent en profondeur : « Vas-tu ou non te mouiller les mains en osant mettre en œuvre ta responsabilité humaine… jusque là ? As-tu à le faire ? Est-ce un bien ou un mal ? Si tu te jettes à l’eau, où cela te conduira-t-il ? Et puis, qu’est-ce que ‘soigner’ ? Qu’est-ce ‘être responsable’ ?» Questions difficiles qui renvoient évidemment à soi-même… Quand on sait que, dans nos pays, un tiers des décès interviennent suite à une décision

18 « There’s probably no god. Now stop worrying and enjoy your life ».

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médicale d’arrêt des traitements, dont une partie croissante par euthanasie, on mesure l’impact sur l’exercice de nos responsabilités. Cela ira croissant dans une culture nouvelle qui demande non plus de subir la mort quand elle vient mais d’en décider, le plus souvent par soi-même. Ces situations extrêmes, vous ont conduits à retourner nouvellement à vos compétences, c’est évident. Je suis convaincu que vous avez forcément dû aussi revisiter votre éthique personnelle et vos valeurs, vous demander ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, y compris dans la fragilité ou la perte d’autonomie. Pour la première fois peut-être, vous avez dû questionner vos convictions philosophiques et/ou religieuses, en écouter à nouveaux frais les exigences morales et spirituelles, et mieux identifier leurs ressources. Si vous êtes croyants, les représentations que vous aviez tant du Dieu de votre foi que de ce qui fait autorité dans votre religion ont été passées au crible de ces situations. Il vous a fallu travailler vos sources, retourner étudier ce qu’une initiation parfois superficielle n’avait fait qu’effleurer dans votre éducation. Et tant mieux. En outre, et comme vous ne vivez pas seuls sur une île, des personnes ou des collègues qui pensent différemment de vous vous ont confrontés, peut-être blessés, ou à tout le moins ‘pro-voqués’, au plus beau sens de ce mot : ces conflits vous ont poussés dans vos retranchements et donc dans votre vocation personnelle. Tant mieux encore. Ce fût parfois grande solitude, doute, mal-être, colère, dépression même. Vous avez en tout cas changé, muté, vous vous êtes davantage enracinés, affermis mais dans la douceur, vous avez engrangés des fruits nombreux dont la modestie et la joie du travail d’équipe ne sont pas les moindres. Ce fût un indéniable chemin spirituel pour vous, soignants, et ce n’est pas terminé puisque vous voilà ici aujourd’hui pour poursuivre votre lutte avec l’ange... Un des fruits de se travail de fond est que le beau mot « respect » a pris pour vous un sens bien plus profond et complexe qu’il n’en avait avant toutes ces expériences. Respecter la demande du patient ne va plus sans vous respecter vous-mêmes. Respecter, c’est devenu pour vous la rencontre de deux libertés qui se rencontrent, font alliance, parfois se frottent ou se blessent, mais en tout cas avancent au pas de chacun, hors violence, comme dans ce tango du tableau de Delacroix. Aucun n’en sort tout à fait indemne. Quand cela ne se passe pas, c’est une véritable perte, je crois. Respecter, c’est regarder avec plus d’acuité, à neuf. UN PATIENT TRAVAIL D’HUMANISATION Revenons, pour conclure, à notre propre expérience. Par touches successives, chacun de nous s’efforce de se construire un cadre professionnel qui tienne. Il

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s’agit d’arriver à concilier bien des plans. Il y a le plan des valeurs héritées que nous avons intériorisées : certaines sont universelles, comme l’interdit du meurtre càd de faire main basse sur autrui, d’autres plus particulières (comme celle des traditions philosophiques ou religieuses auxquelles nous nous référons, chacun personnellement ou l’institution de soin qui nous emploie). Il y le plan de nos convictions et de notre éthique personnelles (ex : « jamais je ne ferai d’euthanasie… »). Tout cela a à s’actualiser, à se vérifier (à être rendu ‘vrai’) dans la réalité singulière vécue par ce malade-ci, ce mourant-ci dont la souffrance m’interpelle, par cette famille ou cette équipe qui a touché notre cœur. Quelle belle et difficile aventure à chaque fois ! N’est-ce pas l’immense aventure de l’humain, son long et patient travail pour s’humaniser au travers des méandres de son histoire et des défis auxquels il a été sommé de répondre, une aventure éminemment spirituelle aussi ? J’ai la conviction que, soignants d’aujourd’hui, nous sommes en train de collaborer à une nouvelle approche intégrant la grandeur des moyens techniques ou médicaux dont l’humain s’est doté et la condition humaine fragile intégrant dès lors nouvellement le sens de la limite, la question de ce qui fait sens dans la vie d’un humain, y compris des humain-soignants que nous sommes. Une approche à la fois plus unifiée et plus vulnérable. Un vrai savoir social se constitue là pour la société de demain. C’est magnifique et inestimable.19 Un peu comme on fait un nœud dans un mouchoir, j’ai voulu déposer dans vos poches cette représentation de Delacroix, elle-même reliée à l’immense histoire des humains en chemin d’humanisation. Vous utilisez souvent l’expression « d’alliance thérapeutique » qui articule si étroitement la sollicitude et un cadre professionnel rigoureux en mesure de faire repère ou tiers. Dans la langue maternelle qui est la mienne, je la relie à cette magnifique intuition biblique d’un Dieu qui fait alliance. Dans la Bible, dit André Wénin 20, l’alliance est, « un dispositif destiné à soutenir et orienter ce qui fait vivre et permet l’épanouissement de l’humain : (sa) dynamique fondamentale est l’amour, mais un amour qui ne peut oublier la loi (je dirais un repère professionnel, un cadre pensé et qui donne à penser, à faire lever la parole, loi donc) sans laquelle il risque de se payer de mots en négligeant ce qui la fonde : la justice, le respect de soi et de l’autre, l’exigence de liberté intérieure. » Toutes choses éminemment spirituelles donc.

19 Au terme de cet exposé, Dominique Jacquemin dira combien cette attitude « contemplative » vis-à-vis du travail fantastique réalisé par les soignants est précieux, tant il est vrai que ceux-ci ne prennent pas toujours la mesure de ce qu’ils font au quotidien. Mettre en mots, en images ce que je contemple d’eux ; leur permettre de mettre en récits ce qu’ils vivent, racontent, se racontent, c’est leur permettre en effet de relire leurs pratiques en leur donnant plus de poids : de les honorer donc. 20 Notes remise par l’auteur lors d’une conférence: « Loi et alliance dans la Bible » (UCL, fac. De Théologie, /2/09)

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L’enjeu essentiel dans l’alliance thérapeutique comme dans l’alliance biblique, c’est ce qui fait vivre ou non, ce qui va permettre l’épanouissement de l’humain ou non, et ce, jusqu’au bout de la vie. La Bible – qui sait de quoi l’humain est fait, qui sait que l’humain, parfois, souvent ?, se leurre quant à ce qu’il en est réellement de sa liberté – ne cessera de mettre en œuvre son patient exercice de discernement de la liberté humaine, jamais pleinement accomplie. J’espère en tout cas de tout cœur que notre propre engagement spirituel partagé en ce temps-ci, à la fois si complexe et enthousiasmant, portera son fruit et en terme de liberté, et en terme de vie bonne, pour le plus grand nombre.

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3) « Des sacrements et des paroles pour les malades et pour leurs proches –

Propositions catholiques. » 21 Abbé Guibert Terlinden 22,

2013 En 2000 ans d’histoire, vous comprendrez aisément que les pratiques chrétiennes entourant la fragilité, la maladie, la fin de vie et la mort se sont fort diversifiées et demeurent sans cesse en évolution. Et tant mieux. Dans les Eglises, on retrouve des « esprits de famille » différents, fruits de l’histoire, des cultures locales, de l’anthropologie dominante d’un temps, etc… Ainsi, un oriental sera-t-il beaucoup plus porté vers l’ampleur des gestes et de la liturgie, là où un latin occidental est plus cérébral, mental. Les premiers feront de la liturgie une sorte d’anticipation du monde de Dieu ou avec Dieu, privilégiant la contemplation ; les seconds seront plus dans l’engagement dans ce monde, au risque d’être plus moralisateurs. Les protestants ont développé de façon très importante la lecture de la Bible, seul ou avec d’autres, là où les catholiques ont accentué des gestes liturgiques avec leur côté concret, presque charnel, mais parfois fort figés. Les uns accorderont plus de place à l’individu, à sa liberté souveraine, à la créativité ou à l’affectivité, tandis que d’autres seront plus ritualistes ou plus soucieux de s’inscrire dans la grande tradition héritée. Notez à ce propos qu’il y a de grandes différences dans la façon de marquer le lien à l’Eglise ou à Dieu : chez certains, le clergé joue un véritable rôle sacré, presque représentant de Dieu sur terre, alors que chez d’autres, il n’y en a pas : on est alors dans une logique plus égalitaire ou fraternelle. Question de tendances, donc, ou d’accentuation de telles ou telles dimensions existant chez tous. Ce qui est certain, c’est que partout les chrétiens retrouvent un rapport plus soutenu à la Bible, dont les évangiles, grâce aux avancées très prometteuses réalisées par nos biblistes : c’est une source essentielle de leur vitalité. Le lien avec la dimension plus priante, liturgique, communautaire se cherche. C’est que la place de Dieu dans un monde devenu si ‘puissant’ n’est pas très ‘lisible’ pour nos contemporains ; si, de plus, ils ne vont le chercher que lorsqu’ils sont fragiles…, il y a fort à parier que, ainsi réduits à une approche

21 Notes rédigées pour le syllabus remis aux soignants qui participent à la formation « Soins palliatifs et qualité de vie » offerte tous les deux ans à la Faculté de Santé publique de l’UCL. 22 Aumônerie des Cliniques universitaires Saint-Luc à Woluwe. A publié aux Editions Fidélité « J’ai rencontré des vivants. Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie », 2006. Voir aussi www.uclouvain.be/viespirituelle-bxl, le site de la pastorale à l’UCL-Woluwe.

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bien solitaire, ils ne s’en satisfont guère. L’apport des sciences humaines et la présence soutenante de professionnels de l’accompagnement lors des séjours hospitaliers font aussi que les chrétiens ne peuvent plus se contenter d’amateurisme, faute de quoi ils apparaîtront comme des éléphants dans un magasin de porcelaines ou des sots gnangnans… Le trésor du Christ vaut quand même mieux que cela ! Si vous êtes soignants, n’hésitez pas à vous joindre à ces moments de vie religieuse afin de peu à peu ‘sentir’ ce qui en constitue la richesse et la fécondité. Vous aurez du coup moins de gêne pour inviter vos patients à recourir à ce trésor symbolique de leur humanité. C’est d’autant plus important que dans une société très individualiste, beaucoup de nos contemporains ont perdu le contact avec leur communauté spirituelle et ne savent plus ce qu’ils peuvent en recevoir. Sinon lorsqu’ils l’ont reçu, et donc,… après coup. C’est dès lors une responsabilité professionnelle que d’y ouvrir un espace dans le temps de la maladie. Ce qui ne signifie pas faire du prosélytisme intrusif ! Il vous revient de montrer un chemin possible à des gens parfois tétanisés devant l’inconnu, n’osant ni geste ni parole, et mettant du coup à distance, parfois déjà du côté de la mort, celui qui est fragilisé. Vous ‘marchez devant’. Explorons quelque peu différents gestes et rituels pouvant apporter à chacun présence soutenante et source d’humanité. Présence de Dieu pour qui y reconnait la trace de son passage.

SACREMENT DE LA RENCONTRE FRATERNELLE OU SACREMENT DU FRERE (ou de la sœur !)

Signification : Il n’existe pas dans les livres officiels… mais c’est pourtant le plus essentiel ! Manquerait-il que tout ce qui suit serait absurde ou grande misère… Etre présent à autrui, de ce qui s’appelle vraiment ‘présence‘, avec respect de ce qu’il vit, surtout s’il est vulnérable, est le cœur du cœur de la relation humaine à la personne souffrante. En faire un « sacrement », c’est dire que, très certainement, Dieu (mais de qui parle-t-on ?...) doit se reconnaître dans ce qui se passe de bon et de fort, là, entre humains qui se reconnaissent ‘comme des frères’. On sait surtout cet infiniment précieux-là lorsque… cela manque ! Vous le diront les patients qui se sont sentis abandonnés, traités comme des objets. Dans des familles le plus souvent très multiples en termes de convictions, tout accompagnant visera à donner place à chacun avec ses doutes, sa colère, sa non-foi, ses balbutiements, ses peurs parfois très archaïques du corps malade ou du corps mort. Long temps nécessaire donc à l’apprivoisement.

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Avant tout geste religieux particulier, il y a lieu de reconnaître que, pour les chrétiens, tout geste fraternel de tendresse, tout dialogue vrai, toute marque d'attention et d'affection, toute présence écoutante et respectueuse, toute tentative pour guérir, soulager, rendre souffle, apaiser sa révolte ou améliorer la qualité de vie du malade, ou toute autre chose vécue avec lui, sont – par eux-mêmes – des signes (sacramentaux) de la présence de Dieu. Ce sont les personnes qui sont d'abord ‘sacrements’ : patients, familles et proches, soignants... Par rapport à cela, les gestes rituels ne sont pas secondaires – ils permettent au contraire bien des choses – mais seconds. En tout cas pas magiques. Dans la Bible, il est dit que « Dieu crée par la Parole », que cette Parole « fait ce qu’elle dit ». On dira d’ailleurs du Christ qu’il est « Parole (ou Verbe) de Dieu », et de nous : « Soyez réalisateurs de la Parole (‘du désir de mon Père de là-haut’ Mt 7,23) » : au double sens d’en réaliser la portée et de la mettre en œuvre. Nous pouvons aussi « l’annuler » si nous lui ôtons sa force de vie (Mc 7,13). A cela, on voit que le christianisme n’est pas une religion du Livre, comme on dit parfois pour dire une parenté avec l’islam ou le judaïsme : c’est une religion de la Parole, cette Parole étant quelqu’un, le Christ, qui, au nom de Dieu, vient tisser avec l’humain une relation de présence et d’amitié.

« Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait » ; « C'est à l'amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » ; « De qui cet homme a-t-il accepté de se faire le prochain? » ; « Dieu, personne ne l’a rencontré, mais le Christ, lui, penché sur le sein du Père, nous l’a raconté », etc…

SACREMENT DE L'EUCHARISTIE (la messe et la communion en chambre ou à la maison) Signification : Geste éminemment communautaire par lequel le chrétien fait mémoire de la vie donnée, de la mort et de la résurrection du Christ, s'associant ainsi à la fois à ce qui fût le ‘style’ solidaire de Jésus dans le concret de ses relations humaines, à ce qui a constitué la source, et de sa confiance maintenue jusqu'au bout en Dieu, et de sa liberté profonde devant le malheur (« ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » – ou : la pose, l’expose). C’est en cette source que l'Eglise trouve sa confiance et puise sa foi en la vie plus forte que la mort, la violence, le mal. On y fait mémoire pour aujourd’hui du geste de Jésus à la dernière Cène, rompant le pain et partageant la coupe de vin pour ses ‘frères’ en signe de sa vie donnée pour eux. Par la communion apportée aux malades, il est aussi signifié à ceux-ci qu'ils conservent leur place pleine et entière dans la communauté humaine, qu'ils restent pour nous ‘frères ou sœurs’, au sens le plus fort de ce

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terme, qu'ils restent reliés au Christ et à son Eglise. C’est le sacrement du quotidien, mais célébré avec plus d’ampleur le dimanche, ‘jour du Seigneur’. Déroulement : Accueil - Temps de prière - Ecoute de la parole (on lit un texte biblique, l'Evangile du jour,... et, si possible, on cherche avec le patient à mettre cette lecture en lien avec son expérience vécue) - Prière du Notre Père - Communion - Prière d'action de grâce.

+ Heureux sommes-nous d'être invités à la table du Seigneur. Voici l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. - Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole, et je serai guéri. + Le corps du Christ / ou Que le Christ te garde pour la vie éternelle - Amen

SACREMENT DE LA RECONCILIATION (jadis : confession) Signification : Bien souvent, la maladie fait venir au jour ce que le brouhaha de la vie ordinaire empêchait d'entendre en soi. Le bilan de vie que fait un patient est un moment souvent libérant de vérité, libérant d’un passé parfois écrasant. Nous croyons que le Christ guérit le cœur blessé par la culpabilité ou la colère, ne nous enferme pas dans l’échec. Il réconcilie avec notre passé et avec nous-mêmes, en même temps qu'il réconcilie avec Dieu. S'en remettre humblement à ‘plus grand que nous’ est aussi l'occasion de lâcher prise sur un passé ou un avenir dont on voudrait rester maître, de façon volontariste souvent. Occasion aussi d'aborder dans un dialogue serein les doutes, la révolte, le sentiment d’injustice ou la non-foi que fait souvent naître la confrontation au mal, à l’épreuve ou à la maladie. C’est normalement le prêtre qui préside à cette réconciliation, rendant tangible la miséricorde du Christ et de son Eglise pour qui la demande. En l’absence de prêtre, un chrétien peut choisir un frère ou une sœur en Christ pour relire sa vie avec lui puis, ensemble, ils se tourneront vers le Dieu de la vie pour solliciter son pardon et sa paix. Pareil moment de vérité peut déboucher sur des gestes forts de réconciliation voire de réparation.

Déroulement : Accueil - Temps de prière - Préparation pénitentielle - Ecoute de la parole - Révision de vie sous le regard de l'Evangile - Prière du Notre Père - Parole de réconciliation .

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+ Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde ; par la mort et la résurrection de son Fils, il a réconcilié le monde avec lui et il a envoyé l'Esprit Saint pour la rémission des péchés : Par le ministère de l'Eglise, qu'il vous donne le pardon et la paix. Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je vous pardonne tous vos péchés. - Amen.

SACREMENT DES MALADES (ou Onction des malades. Jadis malmené en « extrême onction »…)

« Quelqu'un parmi vous souffre-t-il ? Qu'il prie. Quelqu'un est-il joyeux ? Qu'il entonne un cantique. Quelqu'un parmi vous est-il malade ? Qu'il appelle les presbytres de l'Eglise et qu'ils prient sur lui après l'avoir oint d'huile au nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le patient et le Seigneur le relèvera. S'il a commis des péchés, ils lui seront remis. Confessez donc vos péchés les uns aux autres et priez les uns pour les autres afin que vos péchés soient guéris ». Lettre de St Jacques 5,14-16

Signification : Le sacrement des malades n'est pas une espèce de passeport qui garantirait la vie éternelle, voire l’immortalité ! Qui serait cet humain, fût-il prêtre, qui prétendrait assurer à un autre humain – comme jadis les ‘passeurs du Styx’ en Egypte ou en Grèce antiques – ce que seul Dieu peut réaliser ? Cela serait de l’ordre de la magie ou de la prise de pouvoir indue sur la conscience d’autrui vulnérable. Ce qui s’est vu, n’est-ce pas ? L’objectif de ce beau geste est d'abord de permettre à ceux qui y participent, malades et bien-portants, de célébrer la compassion ou la sollicitude du Christ et de son Eglise envers ceux qui souffrent : « Que le Seigneur te réconforte par la grâce de l’Esprit Saint ». Le geste renvoie le chrétien à son baptême et à l’engagement que Dieu lui a offert d’être à ses côtés dans toutes ses traversées (le mot ‘Pâque’ signifie passage, traversée), de lui montrer les forces inouïes qui sont en lui, « créé à l’image et en vue de la ressemblance de Dieu » (Genèse 2), « capable de Dieu » : « Ainsi, t’ayant libéré de tous péchés, il te sauve et te relève ».

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Si la principale demande porte, bien sûr, sur la santé du malade, sur le ‘souffle’ et la paix que celui-ci recherche, un des fruits précieux de ces célébrations est de renouveler la manière dont une communauté fait place aux malades et, par extension, aux personnes qui vivent des situations d'exclusion ou de rejet à cause de leur fragilité. La paix qui surgit au sein d’une famille est souvent très perceptible, comme si l’on était libéré d’avoir (enfin) osé parler en vérité du chemin où tous étaient engagés. La famille et les soignants proches sont les très bienvenus ! Ce sacrement trouvera à se déployer dans toute sa fécondité s’il est célébré non pas en catimini ou à la sauvette, mais au sein d’une assemblée festive et communautaire qui célèbre la joie de la présence de son Seigneur à ce que vivent les vulnérables en son sein. Le chrétien est invité à demander lui-même l'Onction, soit qu'il s’apprête à devoir affronter (traverser = chemin pascal) une maladie sérieuse ou une nouvelle page de vie exigeant de lui le meilleurs de ses forces, soit qu'il sente celles-ci s'amenuiser en raison de son grand âge, soit que sa vie sera mise en danger en raison d’une opération très sérieuse. On comprendra que d’attendre ‘qu’il n’y ait plus rien à faire’ ou que la personne soit inconsciente est bien dommage : au plus tôt un patient se posera dans cette dynamique de confiance, au plus il s’en trouvera soutenu voire relancé dans l’existence et pourra vivre ce qu’il a à vivre. Ce sacrement peut être célébré plusieurs fois dans une vie ou renouvelé, de loin en loin, au cours d'une longue maladie. Sans en abuser cependant : l’eucharistie sera préférée pour le temps ordinaire.

Déroulement : Les gestes sont sobres et beaux : après un temps de pardon (le plus souvent à un autre moment et dans l’intimité de l’échange avec un prêtre et/ou l’aumônier-e laïque qui l’accompagne), l’écoute de l’Evangile, l’imposition des mains (signes de la présence aimante et ‘re-confortante’ de Dieu) et l’onction avec l’huile, sur le front et dans le creux des mains (dons de l’Esprit Saint). Lorsqu’il y a un conjoint âgé, il est souvent heureux qu’on lui propose de pouvoir se joindre au même sacrement en le recevant lui-aussi. Ces gestes sont à déployer lentement, afin que le corps se laisse informer intérieurement par ce qu’il vit. Ainsi, ce geste de ‘lâcher la barre’ et d’oser poser le geste d’ouvrir les mains, en toute confiance, est un vrai chemin, rare dans la vie, en vérité.

Même si ce n’est pas la même huile qui est utilisée, il n’est peut-être pas sans fécondité de rapprocher ces gestes de ceux de l’ordination. La maladie ou la vulnérabilité pourraient-elles être approchée comme une ‘vocation’ (« ça vous tombe dessus… ») qui ne se découvre, comme toute vocation, qu’à mesure que vous la vivez ? Si l’Eglise se réunit, c’est pour authentifier, en quelque sorte, ces vocations, pour leur donner place dans la multitude des formes de vie chrétienne

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et pour invoquer l’Esprit Saint pour celui qui a à s’y engager. De cette manière, on reconnait que Dieu, au travers du témoignage de foi d’un malade qui vit sa maladie ‘en Dieu’, dit quelque chose d’essentiel à l’Eglise et au monde d’aujourd’hui. On inverse ainsi un mouvement qui pourrait n’être que compassionnel ou paternaliste, à sens unique, et donne à reconnaître, en cette personne, son apport original à une humanité devenue bien effrayée par la fragilité et, plus que jamais, par la mort. Certains patients saisissent l’opportunité de ce champ de parole ouvert pour opérer de beaux chemins avec leurs proches ‘tant qu’il en est encore temps‘. Des réconciliations, par exemple, ou une préparation de l’avenir après eux, la préparation de leurs funérailles. Ils saisissent l’opportunité d’’accomplir leur biographie’ en écrivant la dernière page du livre de leur vie avant qu’un Autre y appose le point final. De jeunes parents que leurs enfants, encore trop petits, ne connaîtront pas peuvent réaliser pour ceux-ci une « Memory box » (« Boîte à mémoire » contenant des paroles, symboles, photos, souvenirs, objets précieux, etc… à leur transmettre plus tard. Cette idée vient du dominicain Philippe Denis, en Afrique du Sud, pour les enfants de parents séropositifs.)

COMMUNION EN VIATIQUE (Dernier sacrement) Signification : Le ‘dernier sacrement’ que reçoit un malade catholique, c'est l'eucharistie – du moins s'il en est encore capable. Il reçoit l'Eucharistie ‘pour la route’ (viatique vient du mot latin "via" qui signifie "route"), "pour la dernière partie de son voyage". Comme le Christ avant sa Pâque, il s'en remet ainsi dans la confiance et l'espérance à Celui qui l'accueille au terme de son chemin de vie. « Au moment d’entrer librement – en humain libre – dans sa passion… » Déroulement : Comme pour un partage habituel de la communion avec, en plus, si le malade le souhaite et en a la force, la célébration du sacrement de réconciliation et la profession de foi. S’il est conscient mais n’a plus la possibilité d’avaler un aliment, on lui proposera soit la seule communion à la coupe (vin), soit la ‘communion de désir’, custode dans la main. La profession de foi peut être suggérée en ces termes dialogués :

+ Frère, au jour de notre baptême comme à chaque moment important de notre vie et de notre foi, il est demandé aux baptisés de renouveler en présence de la communauté chrétienne leur foi en Dieu. Croyez-vous en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ? - le malade : oui, je crois. + Croyez-vous en Jésus Christ, son Fils unique, notre Seigneur,

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qui est né de la Vierge Marie, qui a souffert la passion, a été enseveli, est ressuscité d'entre les morts, et est assis à la droite du Père ? - le malade : oui, je crois. + Croyez-vous en l'Esprit Saint, à la sainte Eglise catholique, à la communion des saints, au pardon des péchés, à la résurrection de la chair, et à la vie éternelle ? - le malade : oui, je crois

POUR UNE PERSONNE INCONSCIENTE Il va de soi que si la personne n'est plus consciente, ces gestes perdent leur signification éminemment relationnelle et seront remplacés par d'autres signes de la présence de Dieu à ce malade. On ne se contentera cependant pas d’une définition médicale de la « conscience » : même inconscient, le corps reste un corps vécu, porteur d’histoire et de relations. Continuons à nous adresser au malade, sans préjuger de ce qu’il est en mesure d’entendre ou non : la parole le gardera en tout cas à nos yeux dans son humanité pleine, subjective, plutôt que d’en faire le corps d’un déjà-absent. L’appel d’un prêtre, la nuit, « in extremis », est à proscrire : il est souvent l’expression de l’angoisse de soignants démunis, qui se sont mis à douter d’eux-mêmes et de leurs compétences professionnelles autant qu’humaines. Les soignants ne disperseront pas leurs énergies à chercher à tout prix un prêtre pour boucher ce trou. Au contraire, ils créeront autour du mourant un climat de confort optimal, pour lui, et d’accueil paisible de la mort pour les proches. Ils inviteront les croyants parmi ces derniers à faire de ce moment un vrai moment spirituel. Ce n’est pas pour autant que le soignant doive devenir un aumônier ! Il est cependant de sa compétence d’ouvrir l’espace et de rendre attentifs à cette dimension si humaine qu’est le spirituel : rien de plus, mais rien de moins non plus ! N’oubliez pas que, contrairement à vous, la plupart des gens rencontrent la mort pour la première fois : votre savoir-faire et, plus encore, votre savoir être sont dès lors de la plus grande importance. Comme Dieu, ‘vous ouvrez la mer pour qu’ils y passent à pieds secs’ ! Pour mémoire, l’Eglise dit, depuis toujours, que ce qui a été désiré dans le cœur mais n’a pas pu être réalisé, c’est comme si c’était fait (baptême de désir, communion de désir, onction de désir) ; de rappeler cela aux familles en désarroi parce qu’elles n’ont pu « tout faire » pour l’être aimé peut être d’un grand apaisement. Dieu n’est pas un bureaucrate attendant le bon cachet…

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Des pratiques nouvelles voient le jour à l’hôpital telles que les prélèvements et dons d’organes, les autopsies devant être réalisée au plus vite (pour le cerveau, entre autre). Il conviendrait d’inventer des façons de faire qui y soient adaptées, si possible en concertation avec les équipes soignantes intervenants dans ces processus complexes. Il en est deux qui, pour les questions éthiques qu’elles soulèvent, sont particulièrement complexes à approcher.

POUR UN FŒTUS AU TERME D’UNE INTERRUPTION MEDICALE DE GROSSESSE

POUR UNE PERSONNE QUI A SOLLICITE L’EUTHANASIE

Ces deux types d’accompagnement mériteraient bien des pages d’indications, ce que nous ne pouvons faire ici en dehors de la possibilité de faire lever une parole avec le lecteur et d’avancer pas à pas avec lui dans le partage d’expérience. Les sensibilités sont ici trop divergentes et aiguisées par l’incertitude que pour ne pas paraître imposer trop brièvement une position. A parler vrai, nous aurions souhaité publier cette expérience pastorale balbutiante et incertaine – à chaque fois singulière et donc sur mesure – pour que nos pairs puissent la critiquer, l’évaluer, l’amender, et nous permettre de la fonder davantage, mais cela ne semble pas possible ni souhaité pour l’instant par l’autorité pastorale. Quoiqu’il en soit, les représentants de la communauté catholique qui s’aventureront dans ces situations retiendront que, plus encore qu’en toutes autres, ils ne le feront pas sans préparation personnelle et s’efforceront de s’insérer au mieux dans l’équipe multidisciplinaire qui a accompagné ces situations, espérons-le, dans la durée. Faute de quoi, le tohubohu qu’ils créeront dans des situations déjà complexes sera davantage source d’indignation que de paix. Les proches sont en effet souvent en grand désarroi, le cœur partagé entre compassion, indignation, culpabilité, sentiment aigu de transgression, et en grande méconnaissance de ce que porte la grande tradition morale de l’Eglise de sorte que l’échec ne soit pas le dernier mot. Or, c’est bien un tombeau que Dieu a fracturé au matin de Pâques de sorte que la vie n’y demeure pas enfermée à jamais.

FUNERAILLES Signification : Il ne s’agit pas à proprement parler d’un sacrement, mais plutôt d’un rite social de passage, tant pour le défunt que pour la famille, laquelle y

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trouvera le rituel nécessaire pour passer de l’avant à l’après mort de l’être aimé, pour traverser l’épreuve. Dans la pratique, on y évoque avec une insistance croissante la figure du défunt, parfois seulement elle... Liturgiquement, il s’agit d’abord de célébrer dans l’espérance le mystère pascal de la mort-résurrection du Christ, dans le droit fil du baptême, et de nous brancher sur le choix de vie auquel le Christ a convié ses disciples. « Nous appartenons à la vie, non à la mort », affirme Saint Paul. Beaucoup de paroisses poursuivent le contact. Certaines invitent à des célébrations de mémoire. Certains soignants aiment se rendre aux funérailles de personnes qu’ils ont longuement accompagnées ou à qui ils se sont attachés ; une façon de ‘déposer’ le lien avant de reprendre la route avec d’autres. Ce sont effectivement des deuils à répétition qu’il convient d’habiter au mieux. La famille est souvent très émue de cette présence, au point qu’il arrive que les soignants soient invités à prendre place au milieu des tout proches. La pratique des funérailles est en pleine et rapide évolution. La tradition belge de célébrer l’eucharistie au cours des funérailles tend à s’estomper, du fait que cela est plutôt réservé à ceux pour qui cela a du sens : les 75 % de belges demandant des funérailles chrétiennes, parce qu’il y a peu d’alternatives civiles signifiantes ou pour tout autre motif, sont loin d’être des « fervents » ! Remplaçant progressivement le prêtre psychopompe, intermédiaire obligé « qui faisait tout », de plus en plus d’équipes de chrétien-ne-s prennent en charge ces célébrations dans les paroisses, de la préparation à l’accompagnement dans la durée des personnes endeuillées. La dimension communautaire s’en trouve fort heureusement accentuée. Le temps de la préparation des funérailles avec la famille est souvent l’occasion rare offerte aux vivants de relire la vie du défunt dans un regard de foi, regard qui passe par un « faire la vérité » pour venir à la lumière. Rien de pire qu’une célébration où l’assemblée donne à percevoir que le discours tenu par le célébrant est tronqué et mensonger faute d’avoir été assez loin dans l’écoute de la mémoire vive de la famille.

Déroulement : Accueil et rite de la lumière – Ecoute de la Parole de Dieu – Credo – Prière universelle – (procession d’offrande facultative) – (Eucharistie selon l’habitude de la famille) – Notre Père – Geste de paix – (communion si eucharistie) – Dernier adieu (= absoutes) – Le corps est encensé et aspergé d’eau baptismale en mémoire du baptême – Envoi.

Signalons que de grandes différences de pratiques existent entre pays, ce dont les chrétiens eux-mêmes ont peu conscience. Ainsi, nous qui sommes habitués à des célébrations très individualisées, nous serions fort choqués si l’on adoptait en Belgique la pratique tout à fait reçue en Allemagne, depuis des siècles, que la communauté ne célèbre qu’une fois par semaine pour tous les défunts de la semaine…

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Depuis que le concile Vatican II a levé l’interdit portant sur la crémation (utilisée jadis par les francs-maçons pour tourner en dérision la foi chrétienne en la résurrection… mal comprise), une évolution considérable a eu lieu : en Belgique, le choix en faveur de la crémation a plus que doublé en trente ans, passant de 20% en 1990 à 48,3% en 2011 (70% des crémations se font en Flandre) . Il est difficile de célébrer quelque chose de décent au crématorium, plus encore s’il y a dispersion des cendres : les choses doivent aller vite. Difficile aussi quand la célébration a lieu après la crémation, avec la seule urne comme présence du corps, une urne, soit dit en passant, dont le destin au terme des cérémonies est parfois bien étrange (constitution d’autels familiaux, partage des cendres entre membres d’une famille voire même profanation…) Relevons que les entreprises (très lucratives !) de pompes funèbres introduisent peu à peu des pratiques (payantes, bien sûr) venues des Etats Unis : funérarium, embaumement, maquillage, cryogénisation, proposition de rituels séculiers, embauche d’acteurs de théâtre... toutes choses qui tendent à réduire la mort à un spectacle afin d’en atténuer l’inquiétude. Enfin, il arrive que des personnes fassent don de leur corps à la médecine. Lors des funérailles à l’église, on inventera une façon symbolique de rendre le corps « présent » et l’on tiendra compte de la difficulté pour les familles de se trouver dans un « entre deux » douloureux qui rend le deuil plus difficile. A l’UCL, les étudiants en deuxième année de médecine et le service d’Anatomie humaine qui assure les travaux pratiques de dissection organisent avec l’aumônerie une célébration d’hommage à l’intention des familles vers la fin du mois de novembre (http://www.uclouvain.be/29545.html). « Vous avez là un trésor et vous ne le savez pas », a dit un jour une psychologue à un aumônier. C’est bien vrai. Inestimable si on y puise à pleines mains. Vos remarques et prolongements à ces quelques notes sont les bienvenus.

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UCL – Faculté de Santé Publique

– « Soins palliatifs et qualité de vie » – 19 mars 2011

4) « Qui donc nous roulera la pierre ? » L’accompagnement en fin de vie dans la tradition chrétienne

Guibert TERLINDEN23 Aumônier aux Cliniques universitaires St-Luc

1. L’expérience de la mort : une expérience universelle ? Oui… mais non. Une question apparemment incongrue pourrait introduire cet exposé : « Pour vous, la mort est-elle une expérience universelle ? » « Bien évidemment ! », répondront les plus pressés. Ils n’auront pas tout à fait tort, dans la mesure où, de toute évidence, nul n’échappera à la mort. « Noirs et blancs s’y ressembleront comme deux gouttes d’eau », chantait le poète. Mais ce n’est pourtant pas vrai que l’expérience de la mort soit universelle. Nous pourrions ajouter : de la maladie, du soin, du deuil… Nous sommes toujours de quelque part, inscrits dans une tradition philosophique, culturelle, religieuse particulière : celle-ci nous a façonnés dans notre être-au-monde. Le philosophe Paul Ricœur propose le terme assez suggestif de « communauté narrative » pour parler de la communauté à laquelle nous sommes reliés. Cette communauté nous a vu grandir, elle nous a initiés à son langage, à ses rites et symboles, à sa façon particulière de penser le monde, la vie, la maladie et la mort, le corps et les relations, la morale et la dignité, les soins, l’adieu, l’au-delà de la mort, les rituels de deuil, Dieu évidemment (ou pas-de-Dieu)... Les membres d’une même communauté narrative ont donc en commun un « récit » qui leur est propre, une façon de raconter la vie et de se la représenter dans l’intime. On meurt alors différemment si l’on est chrétien ou musulman ; si l’on vit dans une société traditionnelle pétrie de religieux ou dans une société post-, voire ultramoderne ; si l’on meurt inconscient dans le climat si peu propice des soins intensifs avec le soutien de techniques hypersophistiquées, ou chez soi, entouré des siens et épaulé par les gestes de sa communauté. Nous avons tellement intériorisé ce ou ces « récit-s» qui nous ont façonnés que nous ne nous rendons plus vraiment compte de leur impact, sauf lorsque nous croisons d’autres « récits » qui, par leur étrangeté, justement, nous font réaliser que, nous aussi, nous sommes « de quelque part ». Ajoutons que nous appartenons le plus souvent aujourd’hui à plusieurs communautés, de divers plans : spirituel, culturel, religieux. Ces appartenances sont souvent mêlées, 23 A publié « J’ai rencontré des vivants. Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie », Namur-Paris, éditions Fidélité, 2006.

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voire juxtaposées, pas toujours avec beaucoup de cohérence entre elles. Parfois, un chat n’y retrouverait pas ses petits ! 2. Religion : relier – relire Rappelons-nous que le mot religion a une double signification étymologique : religion renvoie, d’une part, au fait d’être re-lié à une communauté d’humains dont nous partageons le même « récit » ; d’autre part, au sens de re-lire notre existence avec les lunettes de ce récit donnant à penser. Reliés, donc, pour relire. Deux souvenirs tirés de mes carnets de bourlingueurs pour illustrer cela. Des parents qui ont perdu une petite fille voici deux ans me racontent qu’ils se rendent souvent au cimetière avec leurs deux aînés qui y trouvent un terreau de découverte inouï. Dernièrement, le garçon de quatre ans a posé la question suivante : « Dis, papa, c’est quoi Pâques ? » Ce mot « Pâques », il ne l’a évidemment pas inventé tout seul, mais il l’a entendu, reçu donc. A côté de la tombe de sa petite sœur, il se met ainsi à jouer avec ce mot-énigme, à le vérifier (au sens de : le rendre vrai), en le glissant, l’air de rien et non sans un certain plaisir, dans le lien d’affection qui le lie à ses parents. Il a fort bien perçu, du haut de ses 4 ans, que ses parents étaient occupés à vivre un événement de vie qui lui échappait mais qui a néanmoins éveillé sa curiosité. Il a ressenti leur deuil ou leur tristesse, mais aussi quelque chose comme une confiance, une paix, un amour qui pénétrait ses parents et tout l’univers. Il est certain que ce mot hérité « Pâques » restera, comme tant d’autres mots religieux, un mot de son vocabulaire et qu’une fois plus grand, il en apprendra un contenu de rationalité. Lorsque demain il sera à son tour confronté à de l’épreuve, ce mot éveillera en lui un désir, une expérience de vie proche de celle qu’il a vu à l’œuvre chez ses parents, avec tout l’affectif qui l’a entourée et ‘rendue vraie’. A quatre ans, il fait l’expérience que la mort de sa petite sœur n’a pas eu le pouvoir d’anéantir ses parents, et plus encore, l’expérience que, contre toute attente, une vie a surgi, a été offerte. Relisez l’épisode des disciples d’Emmaüs avec cela en tête24, il vous paraitra très éclairant, je crois. Il n’évoque pas la réanimation du cadavre de ‘monsieur Jésus’ mais le réveil d’une mémoire vive faite de confiance et d’espérance, avec toute la charge d’affection qui en a accompagné l’élaboration lorsqu’il était avec ses disciples. Le second exemple résume parfaitement ce qu’un chrétien en souffrance attend d’un accompagnement spirituel. Les malades nous apprennent souvent notre juste place. Un jeune patient, que j’avais déjà accompagné en psychiatrie, était

24 Luc 24, 13ss

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revenu totalement délirant. En désespoir de cause, je lui demande ce qu’il attend de moi. Il m’a répondu à peu près ceci : « J’attends du prêtre-aumônier Terlinden de la présence, qu’il lise avec moi la Parole de Dieu, qu’il prie avec moi, et qu’il me fasse découvrir en moi la puissance qui l’habite lui. » Tout est dit et je pourrais en rester là. Tout commence en tout cas par la simple présence : en dehors de ce très élémentaire de l’amour fraternel, de l’agapè, dit Saint Jean, rien, jamais, ne sera possible. On pourrait encore traduire par bonté, compassion, douceur, miséricorde, par la responsabilité qu'éveille en moi le visage de l'autre, par l'exigence de faire justice, sans oublier le courage si nécessaire. Toutes choses très essentielles. Sans présence, il n'y a plus d'humanité. 3. Accompagner : souvent du bricolage Ces personnes dont je parle ont bien sûr capté le meilleur de leur tradition spirituelle, mais ils représentent une minorité parmi vos patients. Il est évident qu’en Occident, les grandes communautés narratives ont bien de la peine à transmettre leurs grands récits, dans toute leur saveur. Elles sont « en panne de transmission »25. C’est particulièrement le cas dans nos pays de vieille chrétienté où l’on a été fasciné par le moderne et le progrès, et où de véritables trésors de notre humanité ont été rejetés dans le passé, parmi les vieilleries dépassées. Comme soignants, vous êtes témoins de « bricolages » bien étranges mais qui ne manquent parfois pas de grandeur. Il arrive aussi que ce soit grande misère et vous vous demandez alors comment construire quelque chose qui fasse sens. Dans ce contexte, qu’est-ce alors qu’accompagner spirituellement un patient ? J’ai déjà dit le fait essentiel de lui être présent, humainement et ‘au nom du Seigneur’. J’ajouterais que c’est aussi tenter de faire résonner dans sa vie, à neuf et dans un temps parfois fort court, ce qui pourrait y résonner du trésor oublié de sa tradition spirituelle. Il m’arrive de proposer ceci : « accepteriez-vous que je fasse écho ‘dans ma langue maternelle’ à ce que vous me dites ? » C’est parfois grand bonheur de sentir que le lien se retisse avec sa communauté narrative, que cela lui permet aussi de relire sa vie avec sous un éclairage inédit, à la lumière du récit biblique qui constitue notre trésor ou dans la prière partagée. Soudain, ces paroles redécouvertes prennent une vie qu’il n’avait jamais imaginée et nourrissent son propre chemin d’humanité de façon parfois très surprenante. Une présence s’y donne à lui qui lui fait prendre toute la mesure de sa propre humanité, le fait sortir de la passivité aussi, en lui faisant réaliser la « puissance qui est en lui ».

25 Selon l’expression du théologien de la KUL Lieven Boeve

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J’ai parlé jusqu’ici du patient, il conviendrait évidemment d'ajouter sa famille, ses proches, les soignants qui, tous et toutes, ont un chemin spirituel très complexe à parcourir pour approcher, dans le quotidien, ces réalités aux répercussions existentielles si profondes. J’en fais partie, bien sûr. 4. Trois balises pour « enlever des couches » En tant qu’accompagnant chrétien, trois balises se sont peu à peu imposées à moi. Prenez-les un peu comme une façon de nettoyer les idées reçues.

4.1. Première balise : Job ou ne pas en dire trop. Si vous n’avez jamais lu dans la Bible le si bouleversant récit de Job, allez le lire toute affaire cessante. Depuis 2700 ans, le malheureux Job s’adresse à ses amis qui ne disent que des bêtises. Face à sa souffrance, ils avaient pourtant pris la précaution de se taire pendant dix jours avant d'oser lui parler.

" Vous n'êtes que des charlatans, leur dit-il : apprenez à vous taire. Ce ne sont que des leçons apprises, fragiles comme l'argile (…), ce sont des paroles en l'air, mille fois entendues, qui ne consolent pas (…), des tromperies (…). Faites silence (…), écoutez, écoutez mes paroles, prêtez l'oreille (…). Vous tairez-vous enfin ?"

Qu’il est difficile de se tenir simplement là, sans mot ; difficile que ce soit vraiment l'autre qui occupe le centre de mon champ d'intérêt et non ma propre angoisse face à la souffrance, à l'horreur parfois ou à la mort ; qu’il est difficile de consentir au manque impossible à combler. Cela, vous l’avez appris, bien sûr. Ce qu’on ne dit pas assez, par contre, c’est que, si les amis de Job se sentent poussés à parler, c'est aussi par leur désir de sauver Dieu à tout prix.

« Vous vous moquez de Dieu, ajoute Job, en cherchant à le défendre par un langage injuste et mensonger et partial. Ce faisant, c’est moi que vous malmenez ! (…) Ces paroles m'insultent, me malmènent !»

C’est que si leur Dieu s'effondrait – Dieu ou plutôt l'idée qu’ils s'en font – c’est tout leur monde qui s'effondrerait et, avec lui, leur système de représentation et de protection et celui de toute leur société, ce qui leur est proprement insupportable. La souffrance est vraiment provocante ! Nous pourrions comparer à ce qui se passe en soins palliatifs : là aussi, nous avons construit tout un imaginaire autour de la ‘bonne mort’, du ‘bien mourir’, un monde bien ordonné et, somme toute, rassurant. Que se passe-t-il en nous quand les choses ne se passent pas aussi bien, que la détresse d’un patient nous résiste ?

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Exemple. Quand un grand-père est témoin impuissant et terrorisé de la mort de sa petite fille et me hurle à la figure : « Jusques à quand votre Dieu nous fera-t-il payer la mort de son fils ? », il est évident qu’il est habité par tout un arrière-monde d’idées reçues et de mal-entendus ; il est aussi évident que j’aimerais alors sauver Dieu, le défendre même, au même titre que les soignants voudraient défendre leur médecine. Mais le risque sera toujours d’en dire trop, voire de justifier l'injustifiable et Dieu sait si on a tenu des paroles trop pleines, ou trop pieuses. Un jeune m’a interdit d’utiliser le mot « ressusciter » lors des funérailles de sa maman. « On ne ressuscite pas en un jour », m’a déclaré un autre, à la mort de sa jeune sœur. C’était inaudible pour eux, trop rabâché, trop plein, trop consolation à bon compte. A accompagner avec délicatesse, bien sûr.

4.2. Deuxième balise : poids des anciennes représentations. C’est que ces anciennes représentations ont la vie rude. Quelle place, par exemple, me demande d’occuper une famille dont le père meurt aux soins intensifs, qui me fait appeler et, avec une impatience mêlée de colère, me demande ceci : "Monsieur l'abbé, vous êtes plus puissant que les médecins, vous pouvez le sauver !" D'autres ne pensent à requérir ma présence qu’en fin de vie pour être passeur d'âme, pour « empêcher le ciel de rester fermer », m’ont dit des jeunes parents à la mort de leur enfant. Ces images viennent d’un passé assez païen, bien sûr. Je ne juge pas ceux qui en restent prisonniers mais bien ceux que J. Brel appelle ces « flics sacerdotaux » qui ont prétendu au pouvoir d’acheter le ciel par des prières, de « garantir contre la mort (.), de certifier que les séparations sont provisoires, que les disparus se retrouveront »26. Le protestant Dietrich Bonhoeffer, dénonçait déjà en 1944 ce très médiocre discours religieux qui «exploite la faiblesse et les limites des hommes et cherche à écouler chez eux leur marchandise »27 lorsque les autres discours – scientifique, médical, rationnel – ont du consentir à leurs limites. Qu'on est loin de l'évangile, si du moins ce mot veut bien dire bonne ou heureuse nouvelle ! On évitera au moins de reproduire ces images ou d’y donner prise par négligence ou paresse spirituelle. L'homme y est passif et soumis, bien peu reconnu en son humanité d'homme. Cela, vous ne l’accepteriez jamais dans votre relation de soins. Il n’y a pas plus de raison de la conserver dans la relation religieuse. Comme j’interpellais à ce sujet une infirmière pédiatrique qui m’avait appelé quand « la dernière de l’équipe eut craqué », elle m’a dit : « je pensais que vous 26 M. de Certeau, Que le christianisme…, in Le Nouvel Observateur. 27 In Résistance et soumission, Labor et Fides, 1944.

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aviez Dieu avec vous ! » Comme trop souvent encore, l’équipe avait attendu l'extrême limite pour appeler l’aumônier, tel un ange passeur de la mort ou du Styx, mais sans lui avoir donné la moindre opportunité de tisser une histoire un peu élaborée avec cette famille en détresse. C’est comme si ces soignants avaient perdu l’idée que la démarche spirituelle concerne la vie, toute la vie, jusqu’au bout, et pas seulement le moment de la mort. Vous imaginez bien que rien n’est possible tant qu’on reste à cette position magique et immédiate : le récit chrétien, comme tout récit symbolique fort, a besoin de parole échangée et donc de temps pour s’articuler de façon sensée à la vie, à l’expérience du malade, et ce, d’autant plus que la plupart de nos contemporains en ont, en tout ou en partie, perdu le chemin. Le plus tôt sera le mieux dans l’histoire de la maladie.

4.3. Troisième balise : Se taire, donc, et sortir des impasses héritées du passé sans retomber dans les mêmes pièges. Mais quels chemins d'humanité inventer ? Car enfin, la souffrance n’en reste pas moins là. De dire, ainsi que le disent aujourd’hui la plupart des chrétiens, qu’elle n’est pas voulue par Dieu, que Dieu est amour ou que sais-je encore, cela ne suffit pas à l’évacuer. Il nous faut bien voir, dit le théologien A. Gesché28 qu’en adoptant cette position, pourtant juste et libératrice, on entre en « déshérence ». Quand la souffrance est là, brutale, saccageuse, le souffrant reste nu et pantois, plus démuni, plus dépourvu encore qu’avant. » La solitude et la détresse spirituelle peuvent être grandes, vous le savez. Vous savez aussi qu’identifier cette détresse spirituelle fait partie intégrante de votre compétence. La suite de la citation de Bonhoeffer que je viens de vous lire m'a profondément touché et m'accompagne comme un repère incontournable dans mon ministère afin de contribuer à tracer des chemins d'humanité.

« J'aimerais parler de Dieu, ajoute-t-il, non aux limites, mais au centre, non dans la faiblesse, mais dans la force, non à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l'homme ».

Autrement dit, si Dieu est Dieu, si toute l'expérience biblique dit de lui que, de tout son être, il désire l'homme libre et responsable, pourquoi le reconduirait-il à la dépendance de l’enfant quand vient l'heure de la souffrance ou de la mort ? « Dieu au centre, dans la force, dans la vie et la bonté de l'homme », non pas comme une bouée de sauvetage ou un bouche-trou quand l’homme serait confronté aux incontournables limites de l'existence et impuissant.

28 In Le Mal, Paris, Cerf, coll. Dieu pour penser, p 143.

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Ces paroles d’un grand résistant m'ont amené à prendre pleinement au sérieux ma tradition spirituelle dont le cœur est l'idée d'incarnation, l’idée que Dieu et l'homme font cause commune, sans aucune réserve. L'homme et Dieu doivent être pensés ensemble, Dieu n'ajoute ni ne retranche rien à l'homme, il s'y révèle, s'y accomplit. Si un accompagnement chrétien a du sens, c’est alors de soutenir le malade et son entourage de manière à ce qu’ils recontactent en eux la puissance qui les habitent – au sens de force et de bonté – et cela en les reliant aux croyants qui, avant eux, ont traversé l’épreuve et y ont tracé des chemins. 5. L'expérience pascale vécue par les malades et leurs proches La plus ancienne profession de foi chrétienne peut se résumer en quelques mots : ‘Jésus, cet homme juste qui a passé sa vie à faire le bien, les chefs du peuple l’ont exécuté, mais Dieu ne l’a pas abandonné au pouvoir de la mort comme à une fatalité, il l’a relevé/réveillé, nous en sommes témoins’29, témoin au sens de : ‘nous en vivons à notre tour, tant et si bien que cette force de vie est contagieuse’. Combien de temps a-t-il fallu aux disciples pour sortir de la peur, du deuil, de l’incompréhension ? C’est impossible à dire. Tout ça ne s’est évidemment pas construit en un jour ! En tout cas, l’expérience dont ils témoignent c’est d’avoir été eux-mêmes relevés/réveillés et d’avoir étroitement associé leur retour à la vie à ce qui est arrivé à Jésus lui-même de la part de Dieu. Ils se sont sentis habités par un souffle ou un dynamisme inattendu, du même ordre que cette puissance de vie qui habitait Jésus, par la même confiance en Dieu qui le portait et par la liberté dont il a vécu jusqu’au bout de sa vie. Ils l’ont vécu en plus comme donné : cadeau ! Une image de l'évangile me traverse souvent l'esprit dans les accompagnements de fin de vie : celle des femmes qui se rendent au tombeau pour embaumer le corps de Jésus. Elles sont encore toute tournées vers la mort de Jésus après sa passion, et en chemin, une question les habite, les oppresse. Elles se demandent : « Qui nous roulera la pierre de devant le tombeau ? » La pierre pèse parfois des tonnes, on le sait. La tristesse, l'angoisse, la colère, la culpabilité, la perte de sens, le sentiment de devenir fou, toutes les forces de mort qui habitent ces instants pourraient être écrasantes si l’on croyait devoir tout porter par moi-même. Bien des malades, au moment d’arriver dans votre service et d’entrer dans leur dernière étape de vie, doivent se demander : « Qui donc me roulera la pierre ? » Ce qui me bouleverse, c'est que l’expérience de ces femmes de l’évangile devient parfois la leur : ils pensaient que le terme de leur chemin

29 Voir dans les Actes des Apôtres, par exemple 3,15 ; 5,29-32 ; 10,34-43 ; etc…

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serait la fin, l’insensé, la mort, et voilà qu'ils découvrent que " la pierre a été roulée de côté "30, le tombeau est ouvert. L’expérience de Dieu que font bien des patients est qu’il est du côté de la plus grande ouverture. Traduisons : il n’y a que bien peu de situations qui ne soient humanisables. Je ne voudrais d'aucune façon idéaliser. Le récit chrétien n’a précisément jamais nié et encore moins banalisé la mort du Christ. Les plus fragiles parmi les humains peuvent du coup s’y reconnaître, s’y identifier et réaliser que Dieu ne veut pas le malheur mais le bonheur de l’homme. Ce qui nous surprend absolument, c'est que les forces de mort n'ont pas le droit de tout emporter, d'empêcher que nous restions des humains envers les autres humains. Des parents m'ont dit cela dans leurs mots, après la mort de leur enfant : « Jamais, pas un instant, nous n'avions osé imaginer que dans un moment d'une telle horreur nous aurions pu connaître une telle paix. » Que s'est-il passé ? Voilà qu'ils s'éprouvaient debout alors que tout les portait à penser qu'ils auraient dû être anéantis. « La pierre a été roulée, le tombeau ouvert ». 6. Des gestes au service de la vie Pour le chrétien que je suis, j'y reconnais le cœur de l'expérience spirituelle pascale, le fruit le plus caractéristique de l'amour plus fort que la mort. Pour terminer, j’ajouterai encore ceci : les gestes, la prière, les sacrements de l’Eglise sont au service de cette expérience afin de lui donner consistance, de la soutenir dans les moments plus difficiles de la vie qui exigent de nous d’aller chercher profond la force qui est en nous. Dans un des plus vieux témoignages de l’Eglise, dans la lettre de Saint Jacques, on peut lire l’invitation suivante :

« L’un de vous souffre-t-il ? Qu’il prie. Est-il joyeux ? Qu’il chante des cantiques. L’un de vous est-il malade ? Qu’il fasse appeler les anciens de l’Eglise et qu’ils prient après avoir fait sur lui une onction d’huile au nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le patient ; le Seigneur le relèvera et s’il a des dettes à son actif, il lui sera pardonné. »31

Le relèvera ! On est bien loin de la logique de « l’extrême onction » qui hante encore les mémoires ou d’une logique magique ! Le but de la prière, de la lecture des Ecritures, des gestes de l’Eglise n’est pas d’amadouer un dieu Lotto ou père fouettard… L’enjeu est que le croyant retisse du lien avec son Dieu, entre dans une intimité semblable à celle qui liait Jésus et Dieu qu’il appelait son Père ; c’est qu’il devienne habité d’une confiance et d’une ouverture analogues, de la même liberté dans les moments d’épreuve, jusqu’au pardon, parfois. Il 30 Marc 16, 1-4 ; Jean 20, 11-18 31 Epître de Saint Jacques 5, 12-15

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serait absurde voire injuste, vous m’aurez compris, d’attendre la dernière minute de la vie pour ouvrir un espace à tout cela. En annexe, vous trouverez une présentation un peu détaillée des gestes posés par les chrétiens. Laissons le dernier mot à Winnicott, un formidable psychanalyste d’enfants : tous les jours de sa vie, sa prière a été : « Seigneur, si je pouvais être vivant quand je mourrai ! » C’est bien l’espoir que tout accompagnant, vous comme moi, a pour celui ou celle avec qui il chemine. Ce n’est pas de l’ordre de la maîtrise ou de la volonté, mais quand ça vient, c’est vraiment cadeau…

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ANNEXE 3. U.C.L./E.S.P. - FORMATION EN SOINS PALLIATIFS ET QUALITE DE VIE - L'ACCOMPAGNEMENT SPIRITUEL ET SOCIAL DU PATIENT EN FIN DE VIE LE CARREFOUR SPIRITUEL, UNE BOUTEILLE A LA MER ! 26-01-05 abbé Guibert TERLINDEN Coordinateur du Carrefour spirituel des Cliniques Universitaires St Luc I - "NOUS NE SOMMES PAS NES SANS BAGAGE". I.1. Sans Langage, pas de désir humain mais seulement des besoins. Avez-vous déjà observé une maman, un papa, alors qu'il-elle soigne, nourrit ou donne le bain à son tout petit? A voir les mots et les gestes de tendresse qui accompagnent ces soins, nous réalisons qu'il s'agit bien davantage que des soins destinés à couvrir les besoins élémentaires d'un petit mammifère. On peut parler d'un véritable "bain de mots", un bain de mots sans lequel le bébé, jamais, ne deviendra un petit d'homme, n'existera en tant qu'humain, plus encore en tant que sujet humain, que "je" unifié. Sans ce "bain de langage", jamais il n'accédera à la capacité proprement humaine d'éprouver un jour des affects, des émotions, des sentiments. Contrairement à ce qu'on croit spontanément, il n'y a pas d'abord le désir et puis, après coup, un langage qui le nommerait mais dont, au fond, on pourrait fort bien se passer. C'est bien grâce au langage dans lequel nous avons tous été baignés dès avant notre conception que nous avons été littéralement engendrés au désir humain. Par langage, on entend bien sûr tout un bagage de mots et les affects qui les ont accompagnés, mais aussi et beaucoup plus largement un bagage de traditions familiales, culturelles, spirituelles et religieuses, philosophiques, un ensemble de récits, de trajectoires humaines, tout un langage symbolique, rituel, architectural, ou que sais-je encore, ... bref, tout un langage, "un bain de langage" qui a éveillé, forgé notre désir. La langue allemande dispose du beau mot de "Umweld" qui désigne mieux que le mot français "milieu", ce véritable monde intérieur dans lequel chacun, nécessairement, a grandi et se trouve bien, chez lui, en sécurité. De façon un peu provocante, une philosophe intitulait un article : "Mourir, une expérience universelle?" La réponse à cette question était : non. Façon de dire que l'expérience de la mort, expérience en tant qu’humaine s’entend, et non

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biologique, dépend pour une part considérable du terreau symbolique, culturel, religieux, etc... dans lequel elle s'enracine. Ce langage qui nous précède, tous ces récits, ce bagage humain, ces réponses aux grandes questions de l'existence ne sont donc pas là comme une épouvantable contrainte aliénante dont il conviendrait de se débarrasser pour devenir des adultes libérés. Avec le théologien Adolphe GESCHE, je pense - vous m’aurez compris - qu'il est bien plus juste et fécond de penser que ces récits, ces ‘réponses’, bien loin de nous enfermer, sont là tout au contraire pour éveiller, pour interroger notre désir (1). De façon plus particulière, ces traditions ont pour mission, dans les moments charnières de notre existence, - nous sommes au cœur de notre sujet- de soutenir le désir, de le relancer, le réveiller, le restaurer, voire même de lui faire prendre des tours nouveaux, absolument inattendus. Le temps de l'épreuve, de la souffrance, du mourir, sont évidemment de tels moments charnières. Nul d'entre nous ne vivant sans racine ni enracinement, vous aurez compris mon intention : le bagage, les traditions qui nous ont forgés sont tellement constitutifs du désir humain, de notre chemin d'humanité, au sens où elles nous construisent dès l'enfance, que, ne pas en tenir compte dans l'approche globale du patient est vraiment violence. C'est en effet le priver d'une ressource fondamentale de son être-au-monde, d’autant que, quand l'épreuve survient, elle vient souvent tout bousculer obligeant parfois à tout reprendre depuis le début, ce qui est une réelle souffrance pour le malade. C’est parce que nous partagions absolument cette conviction que les membres des sept traditions spirituelles travaillant à Saint-Luc (les quatre chrétiennes : catholique, orthodoxe, anglicane, protestante ; les juifs, les musulmans et les membres de la laïcité organisée) ont décidé d’unir leurs énergies pour la promouvoir au sein des Cliniques, en souhaitant une collaboration étroite avec les soignants. L’exposé de Marianne Desmet et de Valérie Dujeu, une première mondiale !, vous aura en effet fait réaliser que le spirituel n’est pas la chasse gardée des religions ou de la laïcité mais relève de notre responsabilité commune. Depuis bientôt dix ans, nous avons ouvert dans le hall d’entrée un local commun où nous tenons permanence collégialement, façon de signifier dès l’accueil à chaque patient qui veut bien l’entendre qu’il n’est pas réductible à un corps machine qu’on répare, mais qu’il est bien un humain qu’à Saint-Luc on cherchera à accompagner dans toutes les dimensions de son être, y compris la dimension spirituelle. Façon aussi de signifier aux soignants qu’ils et elles ne sont pas réductibles à une force de travail, mais que d’habiter pour eux-mêmes cette dimension de leur être, ils s’en trouveront mieux, plus unifiés. C’est une infirmière du bloc d’accouchement qui disait : « si je n’ouvre pas cette

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dimension dans mes soins, je me sens incomplète » . Arrêtez-vous un jour en passant et vous verrez comment nous nous y prenons : paroles de patients - photos évocatives de différents thèmes spirituels - textes des différentes traditions spirituelles - œuvres d’artistes belges - livre d’or - 40 heures de permanence. Encore faut-il, évidemment, côté soignants, que nous percevions l'importance et la place de cette dimension spirituelle dans nos propres vies, car (Michel FROMAGET) "on ne reconnaît chez l'autre que ce qu'on a d'abord éprouvé pour soi-même". Il est vraiment impératif qu’on apprenne à déceler chez un patient ce qu’il vit comme souffrance spirituelle, et si possible qu’on l’incite à explorer plus avant en ce domaine dès le début de la maladie pour éviter qu’on en arrive là. C’est une responsabilité de tout soignant, qui l’engage évidemment davantage que de se fier au seul formulaire officiel imposé par l’Arrêté Royal De Saeger qu’on donne à tous les patients dans le dossier d’admission, document bureaucratique qui est tout sauf engageant et d’ailleurs ne fonctionne pas. C’est en ce sens que nous cherchons par exemple à collaborer avec l’équipe de l’hôpital de jour en oncologie, ce qui nous permet de nouer des contacts dans le long termes avec les patients et de les soutenir dans une démarche de vie. Un des médecins m’a affirmé que d’intégrer la dimension spirituelle dans ses soins, d’encourager ses patients à en explorer les ressources, il en est devenu un autre médecin. En ce sens aussi, nous cherchons à ce que les équipes de soins présentent une offre d’accompagnement spirituel dès l’admission du patient dans leur unité de soins. Cette offre lui rappelle l’existence de cette dimension, mais aussi le traite en adulte libre et responsable d’assumer ses choix, en ce domaine comme en tous les autres : ce n’est pas à nous de choisir à sa place. Inutile de vous dire, je crois, que si les aumôniers catholiques sont majoritaires à Saint-Luc et les seuls en mesure d’y assurer une permanence, chaque démarche que nous accomplissons dans le sens que je viens d’évoquer est réalisée au service de l’ensemble des cultes et de la laïcité. Nous en sommes d’ailleurs très fiers et heureux. Cela a d’ailleurs considérablement renforcé entre nous les liens de collaboration, d’amitié et de respect. Jusqu’à la fête de Saint-Luc que nous portons ensemble. Résumons avec le philosophe Paul RICOEUR quand il dit: "Nous ne sommes pas nés sans bagage" . Le désir humain ne naît pas à partir de rien; nous les humains, nous sommes toujours "précédés" par le langage, au sens le plus fort de ce mot, c'est là notre terreau, le terreau où plongent nos racines et hors duquel, véritablement nous mourons.

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I.2. "JE NE SAVAIS PAS CE QUI ME MANQUAIT"... Pour illustrer ce que je viens d'avancer, je pourrais parcourir et analyser avec vous bien des observations glanées au fil des ans. Vous-mêmes pourriez faire de même, ainsi que mes collègues des autres traditions spirituelles. La personne qui m'a ouvert à cette réflexion est une maman qui avait perdu son enfant aux soins intensifs, après deux mois de combat. Revenue me rencontrer après la mort de son enfant, voici en quels termes elle m'a partagé ce qui l'avait aidée: "Avant que vous veniez, m'a-t-elle dit, il me manquait quelque chose. Je ne savais pas quoi et jamais je n'aurais pensé prendre l'initiative de vous appeler si les infirmières ne me l'avaient pas suggéré. C'est seulement quand vous êtes venu que je l'ai su." "Que je l'ai su". Ce n'est évidemment pas de moi dont il est question, mais de son chemin à elle et de ce qu'elle m'en dit. Je me suis demandé: "de quoi parle-t-elle? Qu'a-t-elle su?" Ce que je crois avoir compris, c'est ceci. La perception que cette maman avait de son enfant dans cet univers de soins hypertechniques était celle d'un enfant devenu un objet - un corps aux prises avec la technique médicale, un corps à réparer, à soigner, qu'elle avait déposé dans les mains du "dieu" médecine. Quant à elle, et malgré tous les efforts fournis par l'équipe soignante, par ailleurs remarquable, elle ne se percevait jusqu'alors aucune place dans cet univers, sinon celle de se tenir à l'entrée du "temple" (2), en silence, terrorisée, en un mot: aliénée, étrangère à elle-même, hors d'elle et sans mot, "infans". Ce serait à peine une caricature de la comparer à une maman chat perdant dans l'impuissance son chaton, réduite dans ce cas à des perceptions très archaïques et terrifiantes. "Ce qu'elle a su", ce qui lui a été rappelé par ma présence, c'est qu'elle était bien un humain, à part entière, un humain dont les émotions, les affects, le désir avaient grandi dans le terreau du langage humain, un langage également chrétien dans son cas. Ma présence lui a fait se souvenir qu'elle pouvait aller puiser dignité et fécondité dans ce terreau spirituel, à pleines mains, ce qu'elle a fait. De ce contact restauré avec les sources de son humanité et de sa foi, elle a reçu une capacité créatrice qu'elle n'aurait jamais imaginé, une vitalité dont elle, son petit et tout son entourage retireront des fruits incontestables. C'est en tout cas son témoignage, du moins ce que j'en ai compris. D'avoir été ainsi invitée par les soignants puis par la présence d'un représentant de sa tradition à renouer avec sa tradition spirituelle, dans toute sa richesse et sa complexité, affective autant que symbolique et existentielle, elle s'est trouvée relancée dans son désir, un désir dont elle ne savait même pas qu'il était bloqué, tétanisé par la confrontation à la mort possible de son enfant. J'insiste sur ce

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point: elle ne savait pas que son désir était bloqué, ce n'est qu'après-coup, quand il fût relancé, qu'elle l'a su. Rendue à elle-même, elle s'est rappelé qu'elle avait aussi sa place comme maman, comme humain, et ici en l'occurrence comme croyante

De ce récit - l'on pourrait en citer tant d'autres - retenons ceci: c'est que si des personnes ont pu trouver ne fût-ce qu'un chemin dans le chaos, parfois une paix, une sérénité, c'est notamment parce qu'on leur a donné l'espace et l'autorisation de replonger dans le "bain de mots" où leur désir s'était éveillé jadis, et où depuis, il n'a cessé de s'enraciner avec plus ou moins de bonheur. Si ces personnes ont pu trouver le fil de leur chemin d'humanité, c'est parce qu'elles ont repris contact, parfois après de longues interruptions, avec ces traditions vénérables, véritable "sol" (3) sur lequel elles ont pu reprendre appui. C'est encore parce qu'elles se sont laissées interroger, réveiller, relancer, "pro-voquer", en un mot: humaniser par elles. I.3 : LE CARREFOUR SPIRITUEL : INVITATION Pour un premier aperçu : voir le dépliant remis en cours de journée. Pour en savoir davantage : voir la présentation succincte par Guibert TERLINDEN, Soin et spiritualité – de la nécessité d’un espace. Le ’Carrefour spirituel’ des Cliniques universitaires Saint-Luc, UCL – Récit d’une expérience, in Louvain Médical, 121 : 388-397, 2002.