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UNIVERSITE LYON 2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon L’existence de la corrida au XXI e siècle Analyse et perspectives de l’ « exception culturelle corrida » ANDRIEU Guilhem Politique, Culture, Espace Public Sous la direction de Bernard LAMIZET Soutenu en Septembre 2009 Membre du jury : Francis WOLFF

L’existence de la corrida au XXI e siècledoc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/... · 2010. 11. 25. · L’existence de la corrida au XXI e siècle 6 Andrieu Guilhem

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  • UNIVERSITE LYON 2Institut d’Etudes Politiques de Lyon

    L’existence de la corrida au XXI e siècleAnalyse et perspectives de l’ « exception culturellecorrida »

    ANDRIEU GuilhemPolitique, Culture, Espace Public

    Sous la direction de Bernard LAMIZETSoutenu en Septembre 2009

    Membre du jury : Francis WOLFF

  • Table des matièresRemerciements . . 5Introduction . . 6I. La Tauromachie sous un angle anthropologique . . 10

    Chapitre Premier : Pourquoi le taureau ? . . 10A. D’animal déifié à créature diabolique : le taureau comme animal fascinant . . 10B. L’expression de qualités humaines par le taureau: bravoure, noblesse, caste . . 15

    Chapitre Second : Tauromachies et hispanité . . 17A. La Péninsule Ibérique, espace favorable à l’ancrage de la tauromachie : . . 19B. Les autres foyers taurophiles . . 23C. Corrida et jeux de pouvoir . . 26

    Chapitre Troisième : Le Torero Et Son Public . . 29A. Le Torero, entre légende noire et légende rose . . 29B. Le public des corridas : entre diversité et relativisme culturel aficionado . . 34

    II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de latauromachie . . 39

    Chapitre Premier :Voir la corrida comme un rite ou un jeu ? . . 39A. La Tauromachie présente les éléments constitutifs d’un jeu… . . 39B. Mais sa symbolique revêt une dimension rituélique : . . 43

    Chapitre Second : Symbolique et esthétique de la corrida . . 46

    A. La corrida, un « produit hybride et obscur » 97

    . . 47B. La corrida, institutionnalisation esthétique de la mort . . 50

    Chapitre troisième : Littéraires, Artistes et corrida. La tauromachie comme objet de fiction. . 53

    A. La corrida dans la fiction littéraire : de l’époque pré-romantique à nos jours . . 54B. La fiction « image et son » . . 58

    III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public . . 66Chapitre Premier : Débat public, médias, tauromachie . . 66

    A. L’évolution du débat public . . 67B. La corrida comme objet de débat . . 70

    Chapitre Second– Entre hier et aujourd’hui : typologie des arguments antitaurins et état de

    la question à l’aube du XXIesiècle . . 74A. Typologie des arguments antitaurins au cours de l’Histoire . . 74B. La corrida aujourd’hui : des facteurs sociologiques et politiques favorables à sarévision . . 77

    Chapitre Troisième- L’arène politique, lieu d’affrontements cinglants . . 81A- La structuration progressive d’une mobilisation antitaurine dans l’espace public :quel bilan ? . . 81B. Une mobilisation aficionada récente mais cohérente . . 90

    Conclusion . . 97Bibliographie . . 99

    Ouvrages . . 99

  • Revues . . 100Presse . . 100Internet . . 100Vidéo/Documentaire . . 101

  • Remerciements

    Andrieu Guilhem - 2009 5

    RemerciementsAvant tout développement, je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont encouragé dans larecherche préalable à la rédaction de ce mémoire, puis à sa réalisation concrète.

    Aussi, je souhaiterais remercier en premier lieu M. Bernard Lamizet, qui m’a prodigué dejudicieux conseils dans le cadre du séminaire « Politique, Culture, Espace Public », et s’est toujoursmontré disponible face à mes sollicitations.

    Je ne saurais jamais assez remercier M. Francis Wolff, directeur du département de Philosophiede l’Ecole Normale Supérieure d’Ulm, qui a chaleureusement accepté de faire partie de mon juryde soutenance, malgré un calendrier très chargé.

    Merci aux personnes que j’ai pu interroger, et sans qui ce travail n’aurait jamais pu être fait.Je pense principalement à André Viard, et à toutes les personnes qui m’ont proposé leur aide,souvent spontanément : Olivier Baratchart, directeur des Arènes de Bayonne ; Vincent Bourg(Zocato), journaliste à Sud-Ouest ; Léa Vicens, future torera à Séville ; je pense aussi aux personnesrencontrées de manière imprompue autour des arènes de Barcelone, antitaurins comme taurophiles,grâce auxquels j’ai pu me construire une vision de la tauromachie en Catalogne : les areneros desarènes de la Monumental, l’ex-torero Manuel Maldonado Jimeas, son cousin.

    Enfin, je souhaiterais particulièrement remercier Christine Baradat-Liro, qui m’a initié dèsl’âge de 8 ans à la tauromachie, et qui m’a constamment aiguillé dans mon travail et ma temporaireinsertion dans le mundillo taurin.

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    6 Andrieu Guilhem - 2009

    Introduction

    Août 2008. L’été se termine, les vacanciers songent au retour. Les médias français profitentde la saison pour égréner leurs marronniers, la sécheresse, les collectionneurs de rabots,etc. Une vive polémique occupe soudain les éditoriaux. En ce mercredi 6 Août Michelito,apprenti torero franco-mexicain de 10 ans, est invité avec son frère André, âgé de 9 ans, à

    participer à une becerrada 1 dans la localité landaise de Hagetmau. Cette manifestation

    taurine gratuite a pour but de promouvoir la tauromachie dans le cadre des fêtes votivesdu village, et permet aux apprentis toreros des diverses écoles taurines de la région dedémontrer leurs aptitudes techniques, sans mise à mort des taureaux. Véritable vedette enAmérique Latine, Michelito devient à son arrivée en France la cible des anticorridas, quisaisissent la justice pour infraction au code du travail, estimant que la représentation d’unenfant de dix ans et demi comme la mise en danger d’autrui constituent une activité illégaleau titre de l’article 223-1 du Code Pénal2. Les précédentes programmations de Michelitoen France, en Arles puis à Fontvielle (banlieue de Marseille) ont été annulées par le Préfetdes Bouches du Rhône au nom du principe de précaution. Que va-t-il en être du festivaltaurin d’Hagetmau ?

    Journaux nationaux, télévisions et radios relaient l’information et affichent leurspositions respectives sur l’affaire. Les chaînes d’information déplacent des équipes dejournalistes dans la bourgade gasconne, à la recherche du scoop. Finalement, le parquetde Mont-de-Marsan, saisi par l’Alliance Anti-Corrida, ne constate aucune infraction pénale,après enquête de la gendarmerie pour déterminer dans quelles conditions la démonstrationtaurine allait se dérouler. Le 5 Août, la Préfecture des Landes annonce dans un communiqué

    le maintien de la becerrada, « rien n’empêchant la manifestation de se dérouler ». 3

    Bien au-delà de la controverse sur l’interprétation du Code Pénal français quant àla possibilité pour Michelito de toréer, le débat médiatique a porté, par extrapolation,sur la corrida en elle-même. La corrida, spectacle tauromachique au cours duquel destaureaux sont mis à mort pour reprendre la définition du Petit Larousse Illustré4, serait ainsimenacée, non seulement en France, mais aussi et surtout en Espagne, où la mobilisationpour sa suppression y apparaît encore plus vive.La tauromachie aujourd’hui est l’objet denombreuses critiques provenant de partis politiques comme d’associations de défense desanimaux ; ses détracteurs avancent des arguments d’ordre moral ou éthique, tandis queses partisans rappellent l’ancrage de cette pratique dans leur culture traditionnelle. Lesarguments contre la tauromachie varient selon les contextes. Ici les souffrances de l’animal

    1 Cours d’apprentissage organisée avec des becerros, jeunes toros de moins de deux ans, pour toreros débutants, placée sous ladirection d’un matador de toros, d’un novillero ou d’un banderillero confirmé. S’il en a les capacités, l’apprenti-torero (ou becerrista)deviendra novillero, puis matador. C’est la première étape dans le cursus de l’apprentissage qui permettra de rendre compte descapacités probables du jeune garçon. (Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, Collection Bouquins,p. 309).2 http://www.rue89.com/2008/08/10/michelito-lalliance-anticorrida-a-gagne-sur-tous-les-fronts

    3 http://tf1.lci.fr/infos/france/societe/0,,3933535,00-petit-michelito-dans-arene-mercredi-.html4 2004, p.265.

  • Introduction

    Andrieu Guilhem - 2009 7

    seront dénoncées, là on luttera contre la fiesta de los toros (la fête des taureaux, termeespagnol pour désigner la corrida) car elle symboliserait une identité politique particulière.

    Les jeunes Espagnols semblent peu enclins à défendre la tauromachie, trop assimiléeau franquisme. L’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’Union Européenne dans lesannées 1980 peut aussi avoir contribué à la baisse de l’intérêt pour la tauromachie chezles jeunes.La Catalogne est ainsi en passe de constituer la première région continentaleespagnole à abolir la corrida. Elle cherche ses soutiens dans l’entière Union Européenne,devenue le théâtre privilégié des oppositions entre pro et anticorridas. De nombreusesassociations et Organisations Non Gouvernementales (ONG) soutiennent activementles personnalités politiques se déclarant contre la tauromachie, et des propositionsd’interdiction de spectacles taurins aux mineurs ou de suppressions de subventions sonten cours d’élaboration. Celles-ci ont vu le jour au niveau national en France, mais ont étérejetées par le Parlement. La défense de la tauromachie constitue un enjeu majeur pourcertains parlementaires qui ont décidé de créer un groupe parlementaire « Tauromachie » ausein de l’Assemblée Nationale, dirigé par le maire UMP de Bayonne Jean Grenet. La sociétécivile aficionada a elle aussi tenté de se mobiliser en fondant un Observatoire Nationaldes Cultures Taurines, qui, nous le verrons, souhaite réaliser des études scientifiques sur lanocivité des spectacles taurins pour les mineurs. La mobilisation des deux bords témoignede la politisation de la pratique tauromachique, mais aussi de l’extension géographique dudébat.

    Originaire du Sud-Ouest de la France, je m’avoue particulièrement sensible au devenirde la tauromachie. Initié dès mon plus jeune âge à la corrida par mon entourage, je ne suisjamais resté insensible devant les arguments avancés par les anticorridas, et ai décidé deprendre du recul sur cette pratique culturelle. A la manière de la foi religieuse, la foi taurine,l’afición, qui pousse l’individu à se rendre dans l’arène et à assister régulièrement à desspectacles taurins, se construit et se déconstruit, alternant phases de réflexion, momentsde doutes sur les finalités de la tauromachie, et émotions uniques. Chaque aficionado a, àun moment de sa vie, réfléchi sur la portée de la corrida, la raison d’être de cette exceptionculturelle. Car exception culturelle il y a : la tauromachie, art de combattre les taureaux dansl’arène 5, ne saurait se classer dans une typologie classique des spectacles. La mort dutaureau la dramatise ; les risques encourus par le torero ainsi que le rôle du public font de lacorrida un type particulier de spectacle, mêlant trois acteurs là où le théâtre moderne n’encomporte que deux. La tauromachie mêle les deux paradigmes de l’événement culturel.Spectacle, elle introduit une rupture entre acteur et spectateurs, dans la mesure où unedistanciation existe entre les protagonistes. On ne peut directement s’identifier au torero, carce dernier est seul habilité à affronter l’animal, et a franchi différentes phases pour atteindrecette fonction, cet office. Le barrage de la langue (la grande majorité des matadors sontespagnols) accentue la distanciation.

    Pourtant, cette frontière entre acteur et spectateur peut de suite être relativisée tantle public y joue un rôle essentiel en conditionnant la réussite des toreros ; de plus,l’irruption spontanée dans l’arène de courageux individus descendant des gradins pourdéfier le taureau avec l’aval du matador, était encore récemment une pratique courante.Le jeu d’échange, alternance, correspondance entre le torero et le public s’avère ainsi plusdéveloppé que dans d’autres spectacles. La logique participative s’inscrit dans la logiquede la fête, et non du spectacle. Or, la corrida ne se déroule qu’au moment de fêtes, votivesou religieuses, contribuant à alimenter son caractère ambigu et ambivalent. Elle représentel’émanation, dans un lieu circonscrit, de la fête du peuple assemblé.

    5 Ibid., p.993.

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    8 Andrieu Guilhem - 2009

    La symbolique que la tauromachie admet constitue une manière, pour les villesorganisant des manifestations taurines, de se mettre en scène. L’Animal, incarnant lasauvagerie, fait face aux habitants de la cité repliés dans les gradins, qui ont délégué unreprésentant, le torero, chargé de les sauver de la menace taurine.

    L’Institut d’Etudes Politiques de Lyon m’a permis de consacrer mon travail de rechercheà un sujet qui m’intéresse, mais qui ne pouvait s’insérer parmi un cursus de courstraditionnels. Désireux de travailler dans la fonction publique, de préférence dans le milieuculturel, j’estime profitable le fait de me pencher sur une pratique contestée jusque dans lesrégions où elle est censée être populaire. Une étude sur la tauromachie nécessite d’embléeune délimitation précise de son objet. Je centrerai mon analyse sur la perpétuation de cettepratique culturelle en France et en Espagne, bien que des corridas soient organisées auPortugal ainsi que dans sept pays d’Amérique Latine. Les formes dérivées de tauromachie,où le taureau n’est pas tué dans l’arène, ne constitueront pas le cœur du mémoire ; la corridadérange, et suscite les oppositions les plus vives, essentiellement car elle met en scène lamort d’un animal. Elle heurte les fondements des sociétés occidentales modernes qui onttendance à cacher la mort, et à introduire un statut plus protecteur envers des animaux quiseraient, selon certains, susceptibles de devenir des sujets de droit à part entière.

    La vive réprobation que la mort et la souffrance du taureau génèrent a constitué lepoint de départ de mon interrogation. J’ai en effet tenté, avant même ma recherche sur monmémoire, de répondre à trois questions introductives :

    ∙ Pourquoi la corrida existe-t-elle principalement en Espagne ? Comment a-t-elle a étéétendue, puis popularisée en France ?

    ∙ En quoi la mort du taureau marque-t-elle la signification et la symbolique même duspectacle taurin ? Pourquoi choque-t-elle tant, hier comme aujourd’hui ?

    ∙ Les acteurs du débat (défenseurs et opposants à la corrida) s’accordent-ils sur lasuppression de la mort et des souffrances de l’animal ?

    J’en ai déduit une problématique qui constituera la trame de mon mémoire, et, au-delà,représente l’une des clés du débat entre taurophiles et détracteurs :

    - La sauvegarde de la corrida en France et en Espagne doit-elle passer par uneédulcoration de sa violence, qui la dépossederait de sa symbolique ?

    Les sources nécessaires à la recherche d’informations sur le sujet, puis à larédaction du mémoire, témoignent de la pluridisciplinarité de l’étude de l’objet « corrida ».Ainsi l’analyse, et comparaison, d’ouvrages universitaires (historiques, anthropologiques,philosophiques) et spécialisés (livres sur la technique taurine, sur la passion taurophile enFrance) montre que le fait taurin intéresse les divers domaines des sciences humaines.Désireux de porter un regard d’ensemble sur la tauromachie, mon objet d’étude n’est pasuniquement composé d’ouvrages savants, mais aussi d’articles de presse sur la corrida :presse quotidienne nationale (Le Monde, Libération) ou régionale (La Dépêche du Midi,Sud Ouest, La Provence, Midi Libre). La réalisation d’entretiens, de visu ou en utilisantles nouveaux moyens de communication (Internet) s’inscrivent dans le droit fil d’un corpussouhaité non savant, produit des représentations individuelles ou collectives émanant del’espace public. Enfin, j’ai souhaité affiner ma perception de cette pratique culturelle enme rendant à plusieurs reprises au plus près du monde taurin, en France (lors des Fériasd’Arles, de Nîmes et de Dax, entre Septembre 2008 et Août 2009) comme en Espagne (àBarcelone, en juillet 2009), afin de me construire ma propre opinion, mon propre regard, depar une réflexion construite, et des rencontres fortuites.

  • Introduction

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    La compréhension du fait tauromachique, autorisé en droit français par lareconnaissance d’une tradition localement établie, ne saurait être effective sans une analysepluriangulaire. Trois lectures de la corrida seront réalisées dans ce mémoire.

    Tout d’abord, nous procèderons à une approche anthropologique de la tauromachie, quipermettra d’en expliquer l’enracinement dans certaines régions françaises et espagnoles (I).

    Nous nous pencherons dans une seconde partie sur des questionnements esthétiques :en quoi la corrida est-elle une représentation esthétisée de la mort ? Quelles sont lesdiverses significations symboliques que cette mort revêt ? L’étude des fictions (littéraires ouautre) ayant trait à la tauromachie sera ici particulièrement utile dans notre démarche, dansla mesure où l’intellectualisation de la corrida résulte des diverses représentations qu’en ontfaites les artistes. La symbolique qu’ils ont pu attribuer au spectacle taurin alimente le débatactuel entre opposants à la corrida et partisans taurophiles ; cette fascination, qu’elle soitmarque de rejet ou d’adhésion à la tauromachie, est entretenue par les différents acteursintervenant dans l’espace public (II).

    Le travail de recherche portant sur le débat actuel entre les protagonistes taurinsintroduira des questionnements d’ordre politique. L’étude de l’espace public, part de l’espacedans laquelle nous pourrons apprécier la rencontre entre politique et culture taurine, établiraun état des lieux de la question tauromachique en France et en Espagne. L’analysedu discours des médias permettra de faire apparaître les représentations collectives dela corrida. Des positions plus singulières émergeront de la réalisation d’entretiens oude réflexions personnelles. Cette tension entre perception collective et singulière de latauromachie nous invitera à appréhender la corrida dans une approche plus large : valeursvéhiculées par le spectacle taurin (étant ici vue comme un dispositif politique), rôle, influencedes acteurs institutionnels à tous niveaux (local, régional, national, européen).

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    10 Andrieu Guilhem - 2009

    I. La Tauromachie sous un angleanthropologique

    La corrida, quelque soit sa forme, représente aujourd’hui un spectacle singulier, dans lamesure où elle engendre diverses problématiques d’ordre éthique, moral, au moment mêmeoù les rapports à l’animal tendent à évoluer. Les anthropologues se sont intéressés auxorigines de la tauromachie pour mieux en comprendre la symbolique et son implantationgéographique. Il est intéressant dans notre démarche de se focaliser dans un premier temps

    sur les raisons de cet affrontement millénaire, dont la codification récente (XIXe siècle)a abouti à la corrida espagnole que nous pouvons connaître aujourd’hui. Une approchede la tauromachie sous un angle anthropologique, vue comme expression d’une sociétéibérique aux caractéristiques particulières, constitue un point de départ nécessaire à labonne compréhension du débat autour de cette pratique culturelle.

    Ainsi le taureau, animal déifié dans de nombreuses civilisations (A), affronte-t-il dansun monde hispanique propice au développement de la tauromachie (B), un torero (C), dontles vertus morales lui permettront de triompher de la Nature sauvage.

    Chapitre Premier : Pourquoi le taureau ?Le taureau a toujours nourri l’imaginaire des hommes, comme nous le verrons dansune première partie. Les représentations qui lui ont été attribuées ont varié au coursdes époques, mais sa nature fascinante demeure inchangée aujourd’hui. Si parler dedivinisation taurine serait désormais usurpé, l’animal alimente encore une admirationcertaine, notamment de la part des aficionados qui, au-delà de ses caractéristiquesnaturelles, tentent de lui définir des qualités humaines par un transfert d’identification del’homme au taureau.

    A. D’animal déifié à créature diabolique : le taureau comme animalfascinant

    De toutes les espèces animales, le taureau représente l’une des plus vénérées comme l’unedes plus craintes, et ce depuis la sédentarisation de l’homme. Les grottes de Lascaux fontdéjà part de la fascination humaine pour les aurochs, ancêtres des taureaux sauvages. Dèsl’époque paléolithique le bovin devient symbole de force et de fertilité.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 11

    Fig. 1. La Salle des Taureaux, Grottes de Lascaux(Source www.tourisme-aquitaine.net )Aficionados et anticorridas ne s’accordent que sur peu de points, mais il est une vérité

    indéniable quant au taureau : il a été vénéré et sacré dans de très nombreuses, et diverses,civilisations.

    a. La sacralisation du taureau dans le pourtour méditérranéen : l’héritagedes religions antiquesAnimal déifié, le mythe qu’il incarnait, appelé communément mythe tauromachique,présentait deux valeurs principales. Une vision du taureau comme animal-dieu apportantforce et fécondité, puissance et pérennité constituait la première variante du mythe : lesmétaphores entre la participation du taureau aux travaux des champs, de par sa forçeutile (la puissance brute) dans la maîtrise d’une parcelle agricole puis sa culture, et lafertilité attendue du terrain (ensemencement de la terre permis par la puissance génésiquedu taureau) résultent de cette considération. Le mythe tauromachique consiste aussi àprétendre cet animal si puissant que seuls sa domination et son sacrifice par un émissairedésigné par l’ensemble des hommes procureront pour la société un mieux-être, par lebiais de l’accaparation populaire de la force exceptionnelle de l’animal. Cette secondevaleur inhérente au mythe peut être qualifiée de « sacrifice d’appropriation »6. Diversescivilisations autour du bassin méditérranéen ont accordé une place particulière au taureau.Les Egyptiens pratiquaient ainsi ce dit « sacrifice d’appropriation » dans la mesure oùles rois le tuaient puis le mangeaint pour se revitaliser : la puissance du taureau serviraitainsi à la régénérescence du royaume. Le taureau Apis constitue la divinité synonyme deprospérité et fertilité, louée pour remercier des inondations nourricières du Nil. Phéniciens etHittites reprennent le symbole du taureau dispensateur de force et procréateur ; lui vouantun véritable culte, les Phéniciens lui ont consacré la première lettre de leur alphabet, dontla lettre A de l’alphabet latin est dérivée.

    Ce ne fut pas cependant au Proche-Orient mais en Crète que la taurolâtrie antiqueconnut ses plus grands développements. Jean-Noël Pelen et Claude Martel, dans L’homme

    6 Robert Berard, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, Collection Bouquins, p. 883.

    http://www.tourisme-aquitaine.net/

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    12 Andrieu Guilhem - 2009

    et le taureau en Provence et Languedoc : histoire, vécu, représentations 7 , reviennent sur

    le culte minoéen du taureau :« Pendant longtemps, l’île vécut entièrement sous le règne du soleil et dutaureau, tous deux liés à une religion de la fertilité. Plus que partout ailleursune attention spéciale semble avoir ici été réservée aux cornes de l’animal ;c’est là que se concentrait, pensait-on, la vigueur fertilisante : les toucher ou,mieux, s’en emparer apportait la force et l’abondance. Légendes, textes etdocuments archéologiques de l’époque minoéenne nous ont transmis le souvenirde nombreux rituels crétois qui avaient pour fonction de transférer aux rois, auxhommes, aux champs et au bétail tout le potentiel vital et fécondant du dieu-taureau : sacrifices et banquets, chasses et courses taurines de toutes sortes,coït initiatique entre le roi de l’île déguisé en taureau et la reine déguisée envache, légendes d’Europe, de Minos, de Pasiphaé et du Minotaure. »

    Ces légendes se diffusèrent jusqu’à la Grèce, puis l’Empire Romain. La mythologie grecquerelate différents exploits face aux taureaux : Thésée, le Minotaure, Jason qui, avant des’emparer de la toison d’or, imposa le joug aux taureaux d’Hephaistos ; Hercule qui durantson septième travail, s’empara du taureau de Crète et le ramena en Grèce.

    La Rome Antique fut le théâtre du développement des cultes taurins après l’apparitiond’une nouvelle religion, le mithriacisme, héritée de croyances perses. La religion vénérantMithra, divinité solaire se répandit en Europe à partir du Ier siècle avant J-C. S’appuyant surdes rituels d’initiation et de purification sanglants, le mithriacisme accordait une large placeau sacrifice du taureau ; « le sang de l’animal servait au bain purificateur des nouveauxbaptisés ; sa chair était consommée pour acquérir force et énergie vitale ; quelques gouttesde sa semence, prélevées dans les testicules, assuraient aux guerriers qui l’absorbaientun courage indomptable »8. Le sacrifice du taureau avait pour même fonction de libérer sapuissance et sa fécondité et de les transférer aux fidèles. Ceux-ci, au bout d’un parcoursinitiatique en sept degrés, recevaient la promesse de la rédemption et de la vie éternelleaprès la mort.

    Certains empereurs romains se convertirent à cette religion monothéiste et cherchèrentà la faire fusionner avec le culte d’Isis, déesse égyptienne devenue pour les Romains duBas-Empire l’image de la mère universelle de la nature. Seul le christianisme devenu religionofficielle de l’Empire une première fois sous Constantin (306-337) puis définitivement sousThéodose (379-395), parvint à freiner puis à anéantir le mithriacisme.

    b. Le Christianisme face au taureau Afin de faire reculer la religion de Mithra, le christianisme diabolisa l’image du taureau, partrop vénéré par la religion rivale. Dans un premier temps, le taureau fut assimilé à unecréature diabolique dont le sang serait vénéneux ; c’est ainsi que l’animal devint un desattributs ordinaires de Satan et de l’Antéchrist. Par extension, toutes les formes taurines(têtes, pieds, queues, cornes) furent considérées comme monstrueuses, diaboliques, etentrèrent dans la composition de nombreux êtres hybrides9. Les origines d’un diable

    7 Grenoble, Editions Glénat, 1990, p.19.8 Ibid., p.21.

    9 La présentation du taureau dans l’introduction de l’ouvrage L’homme et le taureau en Provence et Languedoc : histoire, vécu,représentations, de Jean-Noël PELEN et Claude MARTEL (Grenoble, Editions Glénat, 1990, p.19-25) est à ce sujet très intéressante.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 13

    aux cornes et pieds fourchus dans l’iconographie chrétienne peuvent provenir de cettediabolisation du taureau. Pendant près d’un millénaire l’animal fut ainsi honni et satanisépar la symbolique chrétienne.

    Cette phase de diabolisation du taureau fut intense jusqu’à la fin de la périodecarolingienne. Par la suite édulcorée, à la stratégie de diabolisation se substitua unepolitique d’occultation, où le taureau devint progressivement absent des écrits religieux. Letaureau disparut donc presque complètement du discours chrétien. Rares furent désormaisles récits hagiographiques le mettant en scène, à l’exception de certains martyres commecelui de Saint Eustache brûlé vif devant un taureau d’airain ou ceux de Sainte Blandineet de saint Sernin, écrasés par des taureaux sauvages. Le christianisme ne pouvait pas,en effet, éliminer totalement de son bestiaire le monde des bovins. Une nette distinctioncommença donc entre le taureau, animal réprouvé, diabolique, lubrique et sanglant, et lebœuf, animal utile, chaste, patient, christologique. La traduction latine des Ecritures estchangée, on remplace par le mot « bœuf » ou « veau » là ou était employé jusqu’ici le mot« taureau ». C’est ainsi également que se transforma en veau d’or le taureau de métal queles Hébreux, désobéissant à Moise et succombant à la tention idolâtrique, construisirent10.

    La déchéance du taureau s’étendit peu à peu au domaine profane. Jean-Noël Pelenet Claude Martel11 mentionnent ainsi l’exemple de l’héraldique, qui lui réserva dans sonbestiaire un rang modeste. L’emploi du taureau fut rare et anodin dans les armoiries, ou futattribué à des chevaliers félons et des vices personnifiés (sauvagerie, luxure) ; le bœuf, àl’inverse, devenait l’image par excellence du labeur et de la patience.

    Le taureau retrouva avec la Renaissance sa splendeur d’autrefois. L’intérêt renouvelépour les mythologies antiques contribua à la relecture des exploits d’Hercule, Jason,Thésée, ou la légende d’Europe enlevée par Zeus transformé en taureau blanc. Le taureauredevint un animal héraldique puissant. Le pape Alexandre VI, de la famille Borgia, le faitreprésenter en 1492 comme armoiries familiales au Château Saint Ange de Rome.

    c. Mythologie du taureau contemporain Que reste-t-il de la mythologie du taureau aujourd’hui ? L’animal continue de fasciner,avec toute l’ambivalence du terme : séduisant, inspirant l’admiration, il constitue encore undanger, une crainte. « Le taureau demeure le plus fort, le plus lourd et le plus craint desanimaux domestiqués »12, affirment ainsi Pelen et Martel. L’imaginaire collectif dans nossociétés occidentales semble toujours nourrir des présupposés par rapport à l’animal, quipeuvent témoigner de cette fascination. La couleur rouge exciterait ainsi les taureaux ; si lesscientifiques s’accordent pour dire que le taureau aurait une mauvaise vue en noir et blanc,il est toujours déconseillé aux enfants qui traversent les champs de se vêtir de rouge ; letaureau, animal sanglant et flamboyant, passe pour devenir furieux à la vue de cette couleur.

    Un certain nombre de croyances, de symboles et de systèmes de valeurs influencentencore aujourd’hui la perception de l’animal. La différence s’opère toujours entre le taureauet le bœuf, le premier étant le mâle de la vache nourricière et de ce fait le signe de lafertilité. En tant que signe du Zodiaque « le taureau conserve un rôle calendaire important

    10 (Exode, 32, 1-34)11 Dans l’ouvrage cité précédemment.

    12 Ibid., p.24.

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    14 Andrieu Guilhem - 2009

    et représente dans nos contrées vers la fin avril le moment des dernières semailles et despremières pousses »13.

    Certain nombre de métaphores et proverbes émaillent la langue française, comme« prendre le taureau par les cornes », expressions qui se retrouvent dans la languecastillane. Dire d’un homme qu’il est un taureau, lui reconnaît les qualités que l’onretrouve chez le taureau (fougue, énergie, vigueur), mais aussi les défauts (brutalité, colère,débauche).

    Ainsi, une mythologie populaire du taureau ne paraît plus être d’actualité, bien qu’ilfasse l’objet de diverses références dans nos représentations. La divinisation du taureau,toutefois, semble être partagée par un microcosme, les aficionados d’aujourd’hui qui,

    rassemblés, forment ce qui est communément appelé le mundillo 14 taurin. Le taureau

    est par nature à la base même du spectacle taurin, comme le rappelle l’adage espagnol :« Se no hay toros, no hay toreros », dont la traduction littérale serait « S’il n’y a pas detoros, il n’y a pas de toreros ». Si la question de la dimension sacrificielle de la corridareste à éluder, le taureau demeure par plusieurs aspects dans cette pratique culturelle un« animal intouchable »15, sacré. L’animal doit ainsi satisfaire à certaines conditions pourpouvoir être déclaré « taureau de combat », bravo et ainsi revêtir sa dimension sacrée. Cesdiverses clauses reposent sur un interdit fondamental : le taureau ne doit pas participer aucycle de vie ordinaire, profane, mais sortir du cyclique. Placé sous la bienveillance de sonéleveur, le ganadero, il n’est pas élevé pour les mêmes raisons que les autres espècesanimales : il pourrait l’être pour sa viande ou devenir bœuf (après avoir été castré) etêtre utilisé pour les travaux agricoles. La castration comme la fécondation ont des effetsréducteurs sur les pulsions et la puissance du taureau, facilitant l’asservissement à l’homme.La fécondation constitue par définition le fondement du cyclique. Le taureau de combats’inscrit dans la logique inverse du non-cyclique : il est vierge quand il est combattu.L’immuabilité de son âge lors de son ultime combat, quatre ans, représente aussi un élémentdéterminé, hors-cyclique. Enfin, à l’inverse des autres animaux domestiques16 le taureaune peut avoir expérimenté le moindre rapport avec l’homme avant d’être combattu dans lesarènes : élevé par l’homme dans les ganaderias, il n’a jamais vu d’homme à pied, maisseulement à cheval. Robert Bérard explique que « la justification de cet interdit de mémoirerepose sur l’expression même de son essence pure exempte de toute acquisition »17. Letaureau doit rester préservé de tout cadre qui pourrait différer de son cadre originel, nebénéficiant d’aucune information sur l’homme. Le combat entre le taureau et le torero doitainsi représenter un aboutissement, une expérience unique.

    13 Ibid., p.25.14 Mundillo : « Ce terme signifiant « monde » dans le sens de société, est appliqué, en Espagne, aussi bien aux gens de

    la finance, à la gent littéraire qu’aux nombreux protagonistes de la corrida, éleveurs, toreros, empresas, apoderados ; ce milieu quicultive le secret vis-à-vis des profanes, difficilement pénétrable, préserve jalousement ses coutumes, ses manières d’agir et protègeefficacement les arcanes de sa profession. Les aficionados, même ceux qui se croient bien informés, ne peuvent lever qu’un coin duvoile : celui que l’on veut bien leur laisser découvrir ».

    15 R. Berard, op. cit., p. 271.16 Ibid., p. 330. Le taureau demeure un animal domestique, même si le sens de ce terme n’est ici pas le plus courant. Le taureau

    ne peut constituer un animal entièrement sauvage : « il a été élevé par l’homme et sélectionné en fonction de nombreux critères en vued’une utilisation spécifique, tandis qu’un animal sauvage est par définition sans contact avec l’homme, qui ne peut ainsi le modifier ».

    17 Ibid, p. 272.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 15

    Cet ensemble de principes défendus par les aficionados constitue le socle de lasacralisation du toro, promu animal exceptionnel, sacré de principe en vue de le devenirde fait lors de l’ultime combat le jour de la corrida. Les anticorridas dénoncent cette vision« sacralisée » du combat, et insistent sur le fait que le taureau ne serait qu’une victime,soumise et vulnérable, réduite aux projections du mundillo taurin.

    B. L’expression de qualités humaines par le taureau: bravoure,noblesse, caste

    Percevoir le taureau comme un animal hors de l’emprise cyclique génère desreprésentations du taureau communes aux aficionados. Celui-ci doit en effet justifier dansl’arène son caractère supposé et attendu : l’animalité bestiale, la forçe brutale, sauvage,violente, avoir des réactions imprévisibles, charger instinctivement. André Viard, ancientorero, revient sur les caractéristiques du taureau de combat18 :

    « Les adversaires de la corrida fondent leur argumentation sur une prétendue nonagressivité naturelle du toro, tandis que ses défenseurs voient dans l’existence de cetteagressivité la source même du combat. L’évidence s’impose. Si le charolais et le parladésont tous deux issus de l’aurochs préhistorique, la similitude s’arrête là : le bœuf n’a d’autresouci que d’assurer sa vie végétative, alors que le toro sauvage préfère dès sa naissanceà cette préoccupation domestique les plaisirs du combat. »

    « Les adversaires de la corrida fondent leur argumentation sur une prétenduenon agressivité naturelle du toro, tandis que ses défenseurs voient dansl’existence de cette agressivité la source même du combat. L’évidence s’impose.Si le charolais et le parladé sont tous deux issus de l’aurochs préhistorique, lasimilitude s’arrête là : le bœuf n’a d’autre souci que d’assurer sa vie végétative,alors que le toro sauvage préfère dès sa naissance à cette préoccupationdomestique les plaisirs du combat. »

    De même que le torero, le taureau doit être « conforme à son office », pour reprendreles termes utilisés par Francis Wolff dans Philosophie de la Corrida. Les comportementsattendus du taureau dans l’arène représentent trois exigences, la bravoure, la noblesse etla caste. Cette promotion morale de l’animal confère ainsi à l’animal des qualités humaines.L’examen sommaire de ces diverses attitudes se heurte cependant à l’inexactitude destraductions entre français et espagnol, certains termes étant difficilement traductibles demanière exhaustive.

    a. La bravoure La bravoure est la première qualité que le taureau de combat, une fois dans l’arène, estsupposé posséder. Le sens de ce terme relativement ambigü diffère selon les ouvrages etles points de vue des spécialistes, mais il est néanmoins possible d’en dresser une premièredéfinition ; tout comme la furor latine, « sorte de froide colère homicide »19 il constitue laspécificité du taureau. Le taureau ne charge pas pour se nourrir, mais seulement lorsqu’ils’estime inquiété, dérangé, importuné. La capacité du taureau à charger malgré la douleuret la fatigue, sa propension à demeurer combatif jusqu’au bout constitue son niveau debravoure. Dès son plus jeune âge le taureau de combat est difficile à approcher, et nombre

    18 André Viard, Comprendre la corrida, 2001, Anglet, Editions Atlantica, p. 17.19 Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, op.cit., p. 331.

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    16 Andrieu Guilhem - 2009

    d’entre eux s’entretuent. En effet, dès lors qu’un animal se sent menacé sur son propreterritoire (en espagnol querencia) celui-ci attaquera. Les différentes opérations de sélectionet de croisement du bétail réalisées depuis deux siècles par les éleveurs ont provoquéle développement d’un fort instinct de défense chez l’espèce. L’éthique du combat dansl’arène doit permettre à la bravoure du taureau de se manifester. Alvaro Domecq, éleveurde taureaux, définit la bravoure dans l’arène de la manière suivante20.

    « Un toro brave est un animal superbe et orgueilleux qui attaque de façonincessante, sans le moindre atome de peur. Il s’élance rapidement, il charge droitdevant, en galopant, et non pas en marchant ou trottant. Il va toujours au-delà ducoup de corne, calme, sûr de sa force, de son pouvoir, sans appréhension, sansfausse brusquerie, sans craindre l’attaque dans le dos. En outre il n’esquissepas le moindre geste de douleur. C’est un gladiateur que nous avons préparéet fortifié dans la solitude, durant quatre longues années, pour un combatd’une dizaine de minutes. Il doit accepter la lutte, et s’y livrer sans une onced’hésitation, sans le moindre écart. Il ne se lassera pas de charger, mêmelorsqu’il sentira l’épée dans son corps. En fin de compte, cet élan vers l’avant,tragique, insatiable, qui ne finit qu’avec la mort, est la caractéristique suprême dutoro brave. »

    b. Noblesse et caste La noblesse est en tauromachie la qualité du taureau bravo lui offrant une charge spontanée,franche, qui suit le déplacement de la cape ou de la muleta sans coup de tête ou de cornedésordonné. Elle s’oppose ainsi au caractère du taureau manso, inconstant, refusant lecombat, réticent à charger. La noblesse connote la franchise et la sincérité du taureau.Elle s’inscrit comme le prolongement de la bravoure du taureau. En effet la révolutionartistique dans la tauromachie moderne nécessite de nouvelles aptitudes du taureau, quidépassent la simple bravoure. Si l’instinct offensif, attaquant du taureau est déterminant

    dans la conduite de la lidia 21 , la noblesse va constituer la caractéristique du taureau

    moderne, mobile, capable de répondre aux sollicitations prolongées du torero, porteur d’unecharge « pacifique »22 qui permettra la fixation de l’animal, la création de séries de passesde manière ordonnée et préconçue.

    La dernière qualité supposée du taureau bravo lors de son entrée en piste correspond,au même titre que les deux précédentes, à une « connotation morale plus ou moinsanthropomorphique »23. La caste peut être définie comme l’agressivité ou la puissance dutaureau. Elle va influer sur son aptitude pour le combat ; mélangeant bravoure et noblesse,elle se traduit par un orgueil manifesté du début à la fin, celui de vouloir sans relâcheattaquer son adversaire. Obtenue de manière génétique, cette agressivité propre auxtaureaux de combat est préservée dans les élevages grâce aux diverses sélections opéréesdans le bétail. Les races fondatrices du taureau de combat proviennent du Moyen-Âge ;vivant originellement à l’état sauvage dans l’actuelle Espagne, ils furent progressivementrassemblés dans des élevages et croisés entre eux. Les diverses caractéristiques physiques

    20 Ibid., p. 331.21 Lidia : ensemble des stratégies, tactiques mises en place par le torero dans son combat contre le taureau.22 Ibid, p.331.

    23 Francis WOLFF, Philosophie de la Corrida, p. 82.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 17

    et comportementales obtenues ont permis la délimitation de races historiques, ou encastes24 , aux différences encore perceptibles aujourd’hui parmi les élevages modernes.

    La carte suivante présente le nombre d’élevages de taureaux de combat dans lesdifférentes régions d’Espagne25. L’Andalousie et la région de Salamanque constituent lesprincipaux foyers d’élevage ; inversement les régions bordant la Méditérranée n’enregistrentque peu de ganaderias sur leur territoire. Ces espaces de production du taureau de combatcorrespondent en réalité aux zones où la tauromachie y est la plus populaire, où celle-ci façonne les identités. En effet, expression d’une société, la corrida s’est plus ou moinsancrée dans la société ibérique en fonction de divers facteurs que nous allons à présentétudier.

    Les élevages des taureaux de combat en Espagne : répartition géographique

    Chapitre Second : Tauromachies et hispanitéOn présente aujourd’hui la fiesta de toros espagnole comme la fiesta nacional. Les ouvragesspécialisés sur la tauromachie mentionnent ainsi cette particularité espagnole, comme partde la culture nationale hispanique. De nombreux auteurs ibériques, comme José MariàMoreiro ou Enrique Tierno Galvàn considèrent la corrida comme une manera de ser, une

    24 En espagnol.25 Revue Géographie et Cultures, n°30, 1999, page 10

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    18 Andrieu Guilhem - 2009

    manière d’être propre à l’Espagne26. Jean-Paul Duviols, professeur de littérature et decivilisation latino-américaine à Paris IV Sorbonne, s’est intéressé à cette particularité dupeuple espagnol. Dans un article de l’ouvrage Fêtes et Divertissements, il montre comment« la corrida est décrite comme la manifestation emblématique du caractère espagnol »27.Cette affirmation est certes loin d’être partagée par tous les hispaniques. Cependant,qu’elle soit défendue ou critiquée, la fiesta de toros ne laisse pas indifférent, et son originemême, l’Espagne, nous invite à nous questionner sur les rapports entre la tauromachie etl’identité politique qu’elle peut représenter. L’étude de l’inscription de la la corrida commepart intégrante de l’hispanité, au-delà des espagnolades d’usage, se révèle intéressantedans notre dessein. La défense contemporaine de la tauromachie se fonde en effet sur lesliens que cette pratique culturelle a pu avoir avec les élites gouvernementales espagnoles ;de même, ses rapports étroits, voire son détournement à des fins politiques n’est pas oubliédes antitaurins d’aujourd’hui. Les velléités régionalistes de certains territoires ibériquescoincident actuellement avec le recul du spectacle taurin dans ces mêmes territoires, lafiesta brava représentant le symbole de l’autorité centrale madrilène.

    La place de l’Eglise Catholique est aussi à souligner tant les rapports entre l’Espagneet la religion semblent proches. En effet, la péninsule ibérique a toujours constitué unpays très religieux, où politique et spirituel, profane et sacré se sont profondémentconfondus. La période franquiste représente ainsi un bel exemple de cette non-divisiondes pouvoirs, et de l’immixion de l’Eglise Catholique dans les affaires de l’Etat espagnol.Cette période a ainsi été nommée « national-catholicisme » par l’écrivain Michel Del Castilloou Bartolomé Bennassar28, théologie religieuse qui voudrait s’incarner dans le temporelpar son association avec les partisans du Caudillo. Aujourd’hui encore l’Eglise espagnoledemeure très conservatrice, et l’une des plus sécularisées d’Europe. Celle-ci disposaitd’une grande influence sur le pouvoir politique il y a encore peu de temps. Les conflitslatents entre l’Eglise et l’Etat espagnol de Zapatero, relatifs à la proposition de textessur la légalisation du mariage homosexuel, la facilitation procédurale du divorce et del’avortement, la suppression de l’enseignement religieux dans le public, semblent à présentremettre en question ce lien privilégié. La société espagnole paraît elle aussi se détacher ducatholicisme, bien que cette affirmation demeure à nuancer. Ainsi, si la pratique dominicalediminue (20% des Espagnols assistent à la messe du dimanche)29, si les mariages civilssont en hausse, l’attachement ibérique à l’institution religieuse subsiste, plus fortement quechez ses voisins ; seulement 10% des Français se rendent ainsi à la messe du dimanche.

    C’est pour cette raison que l’étude des rapports entre l’Espagne et la tauromachie,des liens entre identité espagnole et Fiesta Nacional, doit aussi se faire à travers l’examendes rapports entre Eglise Catholique et corrida de toros. Un tel angle d’approche présenteun intérêt majeur dans notre démarche : il montre en effet, au-delà de l’unique débat surle maintien de la tauromachie ou son abolition, la scission entre l’Eglise de Rome et sesprétendus représentants en Espagne, qui atteindra son paroxysme durant le franquisme,qui a toujours été condamné par le Vatican.

    26 Enrique TIERNO GALVAN, Escritos (1950-1960), Madrid, Tecnos, 1971, chapitre « Los Toros, acontecimiento nacional », p.63.Cité par Alexandra MERLE dans Des taureaux et des hommes, Tauromachie et Société dans le monde ibérique et ibéro-américain,PUPS, p.3727 Collection Ibérica, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997, p.91.

    28 BENNASSAR Bartolomé, La guerre d’Espagne et ses lendemains, Perrin, Paris, 2004.29 http://www.perspectivaciudadana.com/contenido.php?itemid=12686

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 19

    Nous présenterons ainsi dans une première partie (A) pourquoi l’Espagne s’est révéléeêtre le foyer principal de la tauromachie ; nous étudierons ensuite les foyers périphériquesinfluencés par la culture ibérique, et les diverses formes de tauromachie dérivées (B) ;enfin, les rapports entre corrida et pouvoirs (politique et religieux) seront analysés dans unetroisième et dernière partie (C).

    A. La Péninsule Ibérique, espace favorable à l’ancrage de latauromachie :

    La Péninsule Ibérique, interface entre différentes cultures (a) trouve dans la psychologie deson peuple un vivier pour la constitution d’une tradition taurine (b).

    a. La Péninsule Ibérique comme carrefour de civilisationsLe territoire de la péninsule Ibérique, que nous considérerons d’après les frontières actuellesde l’Espagne, a été l’objet de nombreuses conquêtes et incursions jusqu’à son unificationpar les Rois Catholiques en 1512. Les invasions celtes, romaines, puis barbares (Wisigothset Vandales) ont précédé l’arrivée des Arabo-Berbères dans la péninsule. Transforméen califat en 929, le pays va s’imprégner d’une culture orientale bien différente de cellevéhiculée par les précédents envahisseurs. Les signes de l’occupation espagnole parles Arabes sont encore perceptibles aujourd’hui dans l’architecture de certaines villesd’Andalousie. De même, l’art mudejar ou néo-mudejar a été utilisé dans la constructiond’arènes plus ou moins récentes, comme en témoigne la plaza de toros de Las Ventas, àMadrid, inaugurée en 1929.

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    20 Andrieu Guilhem - 2009

    La plaza de toros de Las Ventas, MadridLes arcs en fer à cheval (ou outrepassé) qu’elle dessine, et les azulejos (carreaux de

    faïence peints) sont typiques de ce style architectural.La reprise de l’école néo-mudejar dans la réalisation d’arènes n’est pas anodine, et

    vient confirmer l’une des principales thèses débattues par les spécialistes taurins : la corridapourrait avoir été inventée par les Arabes, ou Maures, durant leur califat. Cette hypothèsen’est pas nouvelle ; des intellectuels l’envisageaient déjà au XVIIIème siècle, comme NicolasFernandez De Moratin dans Lettre historique sur l’origine et l’évolution des courses detaureaux en Espagne, rédigée en 1777. Celui-ci se base sur la série de spectacles taurinsorganisés entre 1018 et 1021 à Séville par le calife de Cordoue, devenu roi de Séville30.

    Les récits de voyageurs étrangers en Espagne depuis le XVIIème siècle alimententcette thèse, et en recherchent les origines. Selon ces auteurs, une telle pratique, rareen Europe, trouverait sa raison d’être dans la psychologie même de ses amateurs. Lestenants, à l’époque, d’une origine musulmane de la corrida dénoncent le plaisir sanguinaire

    30 Mentionné dans B. BENNASSAR, Histoire de la Tauromachie, op. citatum, p.12.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 21

    et cruel du peuple espagnol, qui symbolise la contagion païenne et la barbarie. Le peuple,spectateur, se voit autant visé dans ces attaques que les véritables protagonistes quesont les aristocrates dans la corrida à cheval, ou les hommes à pied bravant l’animal. LesFrançais Antoine de Brunel et Carel de Sainte-Garde, qui voyagent respectivement en 1655et 1665, attribuent aux Maures la paternité de ce spectacle ; ils y reconnaissent les germesde la culture musulmane qui auraient déteint sur la morale du peuple espagnol dans sonintégralité31:

    Antoine de Brunel « En tout ce divertissement on remarque certaine cruautéinvétérée qui est venue d’Afrique et qui n’y est pas retournée avec les Sarrazins,car ce n’est pas le grand plaisir du commun des Espagnols que de combattre letaureau ». Carel de Sainte-Garde « L’opinion la plus commune est que les Moresqui conquirent l’Espagne sur les Gots l’y ont introduit ; et ce qui le confirme,ce sont les caractères de leur génie assez galand, que ces Festes conserventencore aujourd’huy (…) D’un autre costé, il y a deux raisons qui pourroient fairecroire qu’elles sont effectivement de l’invention des Espagnols. La principaleest ce grand attachement qu’ils ont pour leurs coutumes anciennes (…). L’autreraison est l’aversion furieuse qu’ils font paroistre pour admettre chez eux desmanières estrangères. D’où l’on peut inférer, aussi bien que de la rudesse de leurnaturel, qu’ils ont esté plus capables d’inventer ces Exercices farouches que deles imiter. Mais, au fonds, je croy qu’il n’en faut attribuer l’origine qu’aux vraisBarbares. Et après tout, si le Génie des Espagnols tient un peu de la barbarie,ou s’ils ont beaucoup d’amour pour ce divertissement, cette inclination nycelle qu’ils ont à pratiquer les autres façons de faire des Mores ne procèdentassurément que de l’habitude qu’ils en ont contracté avec eux pendant près deneuf cens ans qu’ils ont vescu ensemble ».

    Bartolomé Bennassar, spécialiste de l’Espagne et de la tauromachie, affirme que« l’hypothèse musulmane paraît dépourvue de fondement solide »32, car certainsquestionnements ne peuvent faire l’objet de réponse : pourquoi les jeux taurins n’ont-ils pasété étendus à la Sicile, longtemps musulmane, ou à l’Afrique du Nord ?

    C’est la raison pour laquelle d’autres origines de la tauromachie ont été avancées.André Viard, dans Le Grand Livre de la Corrida, cite d’autres peuples susceptibles d’avoirinitié des jeux taurins au sein de leur communauté. Parmi eux figurent les Wisigothsou les Romains. La tentation d’attribuer les fondements de la tauromachie aux Romainsparaît grande tant les références à l’arène, au cirque semblent profondes dans la corridaactuelle ; le taureau ne serait ainsi que le dépassement du gladiateur, une nouvelle formede combat. Il n’existe pourtant pas de preuve formelle pouvant confirmer ces propos. Cesincertitudes pérennisent la position de la péninsule Ibérique comme carrefour entre lescivilisations ; successivement imprégnée des traditions de nature hétéroclite, il s’avère àprésent impossible de dissocier les influences respectives de chaque occupation.

    b. Des facteurs sociologiques propices à l’établissement de la corrida

    31 Ces deux citations proviennent de l’article « Tauromachie et identité nationale » d’Alexandra MERLE, dans Des Taureauxet des Hommes, op. citatum, p.39-40.32 Ibid., p.12.

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    22 Andrieu Guilhem - 2009

    L’Espagne, de par son territoire comme de par ses habitants, fournit un terrain propice àl’établissement de la tauromachie.

    Un article de la revue Géographie et Cultures 33 s’est penché sur la culture taurine

    dans la péninsule ibérique ; point de départ à toute tauromachie, l’animal serait devenule signe totémique de l’Espagne, premièrement car ce territoire s’est révélé opportunpour l’élevage de taureaux. Les grandes plaines de l’Andalousie abritaient des taureauxsauvages avant même les premiers jeux taurins ; ces bêtes ont ensuite été regroupéesdans des élevages qui se sont implantés le long du grand système hydrographique quereprésente le Guadalquivir au Sud de l’Espagne, ou dans des régions plus humides ettempérées (Province de Salamanque, Navarre,..). La présence pérenne des taureaux dansla péninsule constitue une première tentative d’explication d’ordre géographique.

    De plus, les diverses occupations de l’Espagne ont modelé, à partir de l’unification de

    l’Espagne au XVIe siècle (la Reconquista) un peuple espagnol dont les caractéristiquesdifférent des autres peuples européens : au contraire des peuples nordiques ougermaniques, qui ont pourtant occupé la péninsule Ibérique (notamment Wisigoths etVandales), les Espagnols nourrissent un profond intérêt pour la fête, la célébration, qui seperpétue encore aujourd’hui. La fête, fiesta, semble ainsi le moment destiné à oublier lesaléas de la vie, et surtout la mort. La mort revient sempiternellement dans les discussions

    à propos de l’Espagne à partir du XVIe siècle. Ses peintres les plus célèbres représententalors des paysages sombres et tourmentés : le tableau d’El Greco (1541-1614) Vue deTolède sous l’orage peut en constituer l’illustration.34L’emprise du catholicisme sur la société

    espagnole durant le siècle d’or (XVIe siècle) se traduit ainsi dans les œuvres picturales,qui constituent « des manifestations diverses de la « pédagogie de la peur »35 utiliséepar l’Eglise, avec plus d’intensité après le Concile de Trente, et avec plus de vigueur enEspagne, champion de la catholicité, qu’ailleurs »36. La religion, bien qu’influente danstous les pays européens de l’époque, tient donc une place très particulière en Espagne ;processions et pélerinages rythment la vie de chaque commune, qui place ses festivitéssous la protection d’un saint. Les premiers jeux taurins auront ainsi lieu dans le cadre defêtes de village ; de telles démonstrations de courage s’adressaient aux saints protecteursde la cité en guise de vénération. Les premiers élevages de taureaux sont détenus pardes confréries monastiques (Dominicains, Chartreux). Les corridas actuelles, outre lacodification et le décorum inhérent au spectacle, peuvent revêtir une signification liturgique,puisque elles ne sont organisées que lors de ces mêmes fêtes de villes ou villages, lesférias : ainsi la féria de la San Isidro à Madrid, la Semana Santa à Séville, le Corpus Christià Tolède, la féria de Pentecôte à Nîmes.

    D’autres formes de culture espagnole affirment ce rapport intense avec la mort.Le flamenco peut se lire comme une exaltation de la mort et de l’érotisme, comme latauromachie, de manière immanente mais aussi symbolique : une lecture érotique dela tauromachie a en effet été proposée par des auteurs sur lesquels nous reviendronsultérieurement. Danse issue des trois mondes musulman, juif et andalou, le flamenco s’est

    33 Le territoire de la « planète des taureaux », in Géographie et Cultures, n°30, printemps 1999, p.3-24.34 VOIR DOSSIER ANNEXE.35 L’expression est de Jean DELUMAU, qui l’emploie dans La Peur en Occident, XIVème-XVIIIème siècles, Paris, Fayard, 1978.36 REDONDO Augustin, La peur de la mort en Espagne au siècle d’or, Littérature et iconographie, Travaux du Centre de

    Recherche sur l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles (CRES), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 23

    diffusé sur le territoire hispanique au XVe siècle, à partir de Séville. Tauromachie et flamencoprésentent donc de nombreux points communs, et ont suscité les mêmes polémiques : lesrecherches de Sandra Alvarez à ce sujet sont d’un intérêt notable37.

    B. Les autres foyers taurophiles Si les dispositions du peuple espagnol ont contribué à développer la tauromachie dansla péninsule ibérique, cette pratique a été étendue à d’autres zones géographiques, dansun processus de mondialisation de la culture hispanique. A la corrida espagnole se sontagrégées dans ces régions des formes dérivées de jeux taurins.

    a. L’extension à la France et à l’Amérique Latine

    37 ALVAREZ Sandra, Tauromachie et flamenco : polémiques et clichés : Espagne fin du XIX e - début XX e siècles, Paris,L’Harmattan, 2007

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    24 Andrieu Guilhem - 2009

    L'indépendance de l'Amérique hispanique 38

    L’Amérique espagnole, le Portugal ainsi que la France ont hérité de la tauromachieespagnole. L’Amérique latine demeure encore aujourd’hui un important foyer taurophile ;son détachement du joug ibérique au cours du XIXème siècle (voir carte) n’a pasentaché le goût des populations latino-américaines pour ce spectacle. Néanmoins, denombreuses disparités subsistent dans les rapports qu’entretiennent ces divers pays avecla tauromachie.

    Dès 1521 apparaissent les premiers jeux taurins au Mexique, à la suite de l’importationde bétail bovin par les Espagnols. Très vite des corridas sont organisées sous des formesdiverses. Hernan Cortès lui-même ordonne la célébration de la première corrida, le 13 Août1529, anniversaire de la reddition de Tenochtitlàn (nom aztèque de Mexico). La tauromachieconnaît un développement croissant, plusieurs arènes sont édifiées dans cette provincealors appelée Nouvelle-Espagne. La Monumental de Mexico, plus grande arène du monde,n’a été construite qu’en 1946, mais témoigne de l’afición qu’ont pu transmettre les ancienscolons espagnols, même après leur départ. Aujourd’hui tout le territoire du Mexique organisedes spectacles taurins et dispose d’élevages, y compris Tijuana, qui draine les amateursvenus des Etats-Unis.

    Les autres régions de l’Amérique hispanique ont aussi vu l’introduction des jeuxtauromachiques, toujours au XVIème siècle. Si le « cône Sud » (Argentine, Uruguay,Paraguay, Chili) ne semble pas fervent de ces spectacles, il bénéficie d’une grandepopularité au Venezuela (partie ouest, andine du pays), en Colombie, en Equateur, auPérou, en Bolivie. La Colombie est, avec le Mexique, le pays d’Amérique Latine où la corriday est le plus populaire. Cali, Bogotà ou Medellin organisent tout au long de l’année des fériasagrémentées de spectacles taurins.

    Le Portugal occupe une place particulière dans l’espace tauromachique. En effet, ilserait mal venu de parler d’une extension de la culture ibérique au Portugal, puisque, àl’inverse des colonies sud-américaines, la population lusitanienne ne fut pas soumise àl’arrivée de populations hispanisantes. La dynastie des Habsbourg a régné au Portugal de1581 à 1665, par le biais du Roi d’Espagne qui occupait au même moment la fonction deRoi du Portugal. Si des défis tauromachiques existaient en terre portugaise préalablementà l’invasion espagnole, la noblesse portugaise a repris les usages de rigueur à la cour

    madrilène à partir du XVIe siècle, organisant des jeux taurins à cheval ou à pied. Lacorrida à pied, dont les protagonistes sont issus de classes plus populaires, ne s’est jamaisvéritablement développée dans le pays.

    La tauromachie espagnole s’est enfin introduite en France beaucoup plus récemment.En effet, si les jeux taurins dans le Midi de la France remontent à l’Antiquité, la corrida detype hispanique ne s’y est imposée qu’à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. Lacour impériale d’Eugénie de Montijo (nouvelle épouse de Napoléon III) ayant choisi Biarritzcomme résidence d’été, des spectacles taurins y ont été organisés en son hommage, àBayonne (1853)39. L’engouement pour la tauromachie gagna ensuite les Landes, puis tout lequart ouest de la France : Périgueux, Agen, Poitiers, Le Havre invitèrent les meilleurs torerosespagnols pour faire découvrir cette coutume espagnole dans leur région. Le Midi rhodanien

    38 http://memoonline.com/Media/Amerique-latine_Independanc.jpg39 Pour de plus amples développements sur l’extension de la tauromachie espagnole à la France, se référer au chapitre « La

    Tauromachie hors d’Espagne », in La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.93-106

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 25

    (Gard, Bouches-du-Rhône) développa son aficion à la même période, les premières corridasespagnoles remontant à 1860 à Nîmes.

    Paris organisa des corridas pendant une trentaine d’années. Des spectacles taurinseurent lieu en 1865 et en 1884 à l’Hippodrome, sans mise en mort cependant. La « GranPlaza de Toros du Bois de Boulogne » fut édifiée en 1889, mais, face aux protestations dela Société Protectrice des Animaux (SPA), ne proposa qu’un petit nombre de spectacles ;un seul taureau fut ainsi mis à mort à Paris, en 1889, avant la liquidation de l’entrepriseorganisatrice de courses de taureaux dans la capitale.

    La tradition taurine reste aujourd’hui implantée dans une quarantaine de localités duSud-Ouest et du Sud-Est de la France, comme en témoigne cette carte des villes taurinesde l’Hexagone40 :

    Les villes taurines françaises en 2009

    b. L’apparition de formes dérivées de tauromachiesL’exportation de la tauromachie en Amérique Latine et en France ne s’est pas limitée à unesimple transposition de la part des pays « récepteurs » du modèle espagnol de la corrida.Au contraire, des formes dérivées de tauromachie se sont développées dans ces territoires.Il existe aujourd’hui quatre formes de tauromachies, dont nous allons brièvement présenterles caractéristiques. En parallèle à la tauromachie espagnole demeurent :

    - La corrida portugaise : en portugais tourada, se compose de deux formes detauromachies, celle à pied, marginale, et la corrida à cheval. Bien que le Portugal n’ait interditen droit la mise à mort des taureaux dans l’arène qu’en 1928, cette pratique se perpétue enréalité depuis plus de trois siècles. La corrida portugaise sous ses deux formes représenteun type de combat entre l’homme et l’animal similaire à la tauromachie espagnole, àl’exception de la mort du taureau qui est donc occultée au Portugal.

    40 Cette carte des villes taurines françaises provient du site Internet http://www.villes-taurines.com/

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    26 Andrieu Guilhem - 2009

    - La course landaise : cette forme de tauromachie s’est développée dans les Landes àla fin du XIXème siècle, par réaction à l’apparition de la corrida espagnole dans la région.Fondée sur des écarts et des sauts face à l’animal, la course landaise ne se pratique pasavec les taureaux de combat, mais avec les femelles. Aucun châtiment n’est infligé à labête, qui est reconduite pendant plusieurs années dans ces spectacles.

    - La course camarguaise : proche de la course landaise, elle consiste en unedémonstration d’agilité des participants qui doivent enlever la cocarde que les taureauxportent au front. A la différence de la corrida espagnole, les animaux ne sont pas tués à lafin de l’affrontement et sortent donc à diverses reprises dans l’arène.

    Frédéric Saumade, anthropologue, a comparé les deux formes françaises detauromachie avec la corrida espagnole41 ; il considère la course landaise et la coursecamarguaise comme un « système dialectique d’inversion de la corrida »42, le contre-pieddu modèle ibérique, « où la mise à mort n’est pas seulement proscrite mais impensable ».Tauromachie espagnole et formes dérivées de jeux taurins n’entretiennent ainsi pasdes rapports concurrentiels, mais témoignent de la cohabitation de diverses formes detauromachie, et, par extrapolation, de différents publics. Ces formes variées de tauromachies’interpénètrent constamment, comme le laisse supposer la programmation de spectaclesmixtes ou étrangers à la culture locale dans les villes taurines françaises : les localitéslandaises organisent ainsi des festivals hispano-landais (mêlant tauromachie espagnoleet sauts au-dessus des taureaux) et des courses camarguaises tout au long de la saisontaurine; la commune des Saintes-Maries de la Mer (Bouches-du-Rhône) a prévu deuxcorridas portugaises pour le mois d’août.

    La tauromachie espagnole, à laquelle se consacre exclusivement notre étude, n’a doncpas remplacé des coutumes existantes dans les régions où elle s’est étendue, permettantau contraire leur renforcement. En France, la corrida espagnole demeure un phénomènegéographiquement très concentré : si, au vu des spectacles taurins organisés, une traditionlocale peut être invoquée dans certaines villes françaises, cette pratique culturelle restel’apanage de l’Espagne et de son identité culturelle. Véritable fait de société de l’autre côtédes Pyrénées, son histoire peut se lire à travers celle de la péninsule.

    C. Corrida et jeux de pouvoir La corrida en Espagne doit être appréhendée comme une véritable manifestation del’identité ibérique, façonnant l’espace du pays ; « au niveau européen, la tauromachieparticipe de la différenciation icônographique de l’Espagne »43. Ses rapports avec lespouvoirs religieux (A) et politique (B) témoignent de son ancrage dans la culture espagnole.

    a. Le pouvoir religieux face à la corrida41 Professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Provence-IDEMEC Aix-en-Provence, il est l’auteur de deux ouvrages

    intéressants dans notre démarche, à savoir : Les Tauromachies européennes, la forme et l’histoire, une approche anthropologique,Paris, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), 1998. Des sauvages en Occident : les culturestauromachiques en Camargue et en Andalousie, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1994.

    42 Expression tirée du résumé de l’intervention de F. SAUMADE lors du colloque « Toréer sans la mort », au centre CulturelGulbenkian, Paris / INRA, Versailles, les 4 et 5 Décembre 2008. Résumés disponibles sur le site Internet https://colloque2.inra.fr/travail_tauromachique43 Revue Géographie et Cultures n°30, op. cit. p.22.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

    Andrieu Guilhem - 2009 27

    Si les spectacles taurins se déroulent, on l’a vu précédemment, en fonction du calendrierdes fêtes religieuses, la position de l’Eglise Catholique à l’égard de cette pratique culturellene s’avère pas aussi simple ; en effet, Rome s’est longtemps opposée à cette pratiqueculturelle. Dans un premier temps favorable à leur organisation, leur conférant un certaincaractère religieux, l’Eglise était reconnaissante d’une telle religiosité exprimée à traversles exploits d’hommes courageux. L’autorité religieuse organisait elle-même de grandescourses taurines. Roderic Borgia, pape sous le nom d’Alexandre VI célèbre le jubilé de1500 à Rome par la programmation de courses de taureaux sur la place Saint-Pierrede Rome44 ; en Espagne les prélats la cautionnent à l’occasion de grands évènements,comme la béatification de Sainte-Thérèse d’Avila (en 1614), lors de la canonisation de SaintIgnace de Loyola (1622), manifestation pour laquelle les liens entre carnaval (aux originesreligieuses puisque y est célébré le Carême) et tauromachie sont explicités : taureaux etchevaux y apparaissent fictifs dans cette corrida parodique louant l’« inversion du monde ».Bartolomé Bennassar cite plusieurs exemples de jeux taurins aux aspects carnavalesquesà cette période : il évoque des corridas où les hommes sont déguisés en femmes, descostumes de toreros bigarrés pour représenter la folie45.

    Toutefois, le clergé s’avoue de plus en plus circonspect face aux débordementsenthousiastes que peuvent entraîner les fêtes patronales : alcool, sexualité et argentdeviennent les affres inhérentes à l’univers de la corrida, les signes d’un paganismeenvahisseur. En 1567 le pape Pie V, dans la bulle « De Salute Gregi Dominici » condamneles jeux taurins et menace d’excommunication toute personne combattant les taureaux ouqui y assiste. Le pape Clément VIII, sur demande du Roi d’Espagne, lève les sanctionsen 1596, face à l’opposition de la majorité de l’Espagne catholique et surtout de sesreprésentants religieux sur le territoire ibérique, fortement taurophiles. Cette décisionsuscitera l’ire de nombreux émissaires de l’Eglise Catholique, comme Jeronimo Cortès, quien 1672 s’exprime ainsi : « C’est le démon, comme ennemi de notre bien, qui a inventéles jeux du taureau »46.

    Les rapports entre autorités religieuses et milieu taurin se sont progressivementnormalisés, notamment sous la pression des diverses instances politiques au pouvoir enEspagne.

    b. L’instrumentalisation de la corrida à des fins politiquesLa corrida a toujours représenté un enjeu pour toutes les organisations politiques en placeen Espagne. En effet, son rétablissement comme son abolition ont résulté tous deux dedécisions politiques, relayées par le pouvoir religieux. De même, son instrumentalisation parle pouvoir éxécutif à de nombreuses reprises dans l’histoire de l’Espagne rappelle la placeque la tauromachie occupe dans la péninsule Ibérique : véritable moyen de différenciationculturelle en Europe, sa promotion répondait à des motifs divergeant selon les périodes.Ainsi au Moyen-Age, à la fin du XVIème siècle, la pression sociale autour de Philippe II enfaveur du rétablissement de la corrida le pousse à implorer la clémence du Pape, qui lèvela bulle de 1567 ; sa réautorisation permettait au roi d’asseoir sa légitimité dans une périodeinstable à la suite de la mort de Charles Quint et des débuts de la dislocation de l’EmpireHabsbourg en Europe occidentale.

    44 Information mentionnée dans André VIARD, Le Grand Livre de la Corrida, Paris, Editions Michel Lafon Publishing, 2003, p.30.45 BENNASSAR Bartolomé, op.cit., p.30.

    46 Ibid., p.30.

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    28 Andrieu Guilhem - 2009

    L’occupation de l’Espagne par Napoléon constitue la seconde période del’instrumentalisation de la tauromachie par le pouvoir politique. Joseph Bonaparte, frèreaîné de Napoléon Bonaparte et trente septième Roi d’Espagne (1808-1813) autorise eneffet les spectacles taurins en terre ibère dans l’intérêt bien compris de pouvoir canaliserses opposants grâce à un fait de société ancré dans la culture espagnole. L’occupantfrançais, mal vu de tous, s’imposait en sauveur des Espagnols en rétablissant la corrida,interdite pendant des années en raison de la faiblesse du cheptel bovin sur le territoire.La guerre d’indépendance espagnole entraîne le départ des Français, et l’arrivée sur letrône de Ferdinand VII, qui accorde une place particulière à la corrida, en promouvant lacréation d’écoles taurines à travers le pays47. La tauromachie doit alors servir de ciment àla reconstruction d’une identité propre à la péninsule ibérique.

    Ce même désir de se différencier des autres cultures européennes s’est manifestédurant la période dite de l’ « Espagne Noire » franquiste, entre 1939 (fin de la guerrecivile espagnole) et 1977 (dissolution des institutions franquistes, processus de transitiondémocratique). Jean-Baptiste Maudet, dans un article déjà cité précédemment48, considèreainsi les rapports entre franquisme et tauromachie :

    « Si l’on peut considérer que la tauromachie moderne est née d’une évolutionsociale populaire et progressiste, elle devient sous Franco une référence contre-révolutionnaire et réactionnaire ; la fête nationale se change alors en fêtenationaliste. En effet, après la victoire des phalangistes, la corrida est utilisée parle gouvernement pour distraire et unifier un peuple déchiré par la guerre civile.Elle devient un moyen d’enracinement et de légitimation du régime franquiste. Lacorrida symbolise alors les valeurs d’une Espagne courageuse, traditionaliste etunie à travers sa Fiesta Nacional. »

    Les toreros les plus célèbres, comme Manolete, deviennent les symboles du régime grâceau travail de propagande franquiste ; la légende du torero cordouan, qui demeure aussi viveencore aujourd’hui, relate ses exploits et le lie au Caudillo ; de récents livres ont pourtantdémontré l’ambiguité de ses relations avec des personnalités socialistes en Espagne maissurtout en Amérique du Sud49, portant à croire que « les insinuations qui tendent à faire delui un partisan dévoué du régime franquiste relèvent de la malveillance »50.

    Les rapports que peuvent entretenir la corrida avec les pouvoirs politiques et religieuxs’organisent donc autour du torero, censé défendre ou s’opposer au régime, comme unexamen plus approfondi du franquisme, en particulier durant la guerre civile, pourraitle démontrer. De la même manière que des affrontements sportifs légendaires (ainsi leduel Coppi/Bartali dans l’Italie d’après-guerre), la tauromachie peut symboliser un certainrapport au politique. Le torero comme son public doivent ainsi être analysés en tantque principaux protagonistes du spectacle, dans leur qualité respective d’émetteur et derécepteur. Véritables miroirs de la société espagnole, ils expriment des valeurs inhérentesau caractère identitaire de la péninsule.

    47 Bartolomé BENNASSAR mentionne ainsi la création par Ferdinand VII de l’école taurine de Séville, op.cit., p.54.48 Revue Géographie et Cultures, n°30, op. cit., p.16.

    49 Ainsi l’ouvrage de François ZUMBIEHL, Manolete, Paris, Editions Autrement, 2008.50 Bartolomé BENNASSAR, op.cit., p.116.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

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    Chapitre Troisième : Le Torero Et Son PublicAprès avoir présenté les caractéristiques propres au taureau de combat, nous allons nousintéresser à présent aux deux autres acteurs nécessaires au spectacle taurin, à savoir letorero et le public se rendant aux arènes. Le torero a toujours été l’objet d’admiration etde fascination. Cette fascination, au même titre que celle portée au taureau, revêt deuxdimensions : d’une part, le matador est loué par les aficionados, constituant le sujet d’étudede différents intellectuels ou le héros populaire adulé. Il demeure d’une autre l’incarnationde valeurs dites immorales par les détracteurs de la tauromachie. Cette dichotomie dejugement sur le torero entre partisans et opposants à la corrida est totale, et repose pourtantsur l’observation des mêmes gestes et attitudes, du moins espérons-le (le doute mérite desubsister, les opposants à la corrida avouant parfois eux-même n’avoir jamais assisté à unspectacle taurin). La première sous-partie tentera ainsi de nous éclairer sur les diversesinterprétations de la fonction occupée par le torero dans l’arène. Mais le torero n’est riensans son taureau mais surtout sans son public. La tauromachie d’aujourd’hui, inscrite dansle phénomène général de la professionnalisation des spectacles sportifs51, est devenueune activité commerciale et un spectacle de masse. Le développement touristique del’Espagne a multiplié les spectacles taurins dans des régions où ils étaient peu implantésjusqu’ici ; la corrida se voit réduite dans certaines localités françaises comme ibères à desespagnolades pour touristes de passage. Le public taurin s’est ainsi diversifié et se révèletrès hétérogène sous plusieurs angles sur lesquels nous reviendrons dans une secondesous-partie. Sera également abordé le rapport entre public et torero, et les interactions entreces deux protagonistes qui rendent la tauromachie singulière.

    A. Le Torero, entre légende noire et légende rose La fascination pour le matador reste aujourd’hui intacte dans les pays à traditiontauromachique. L’ambivalence du terme permet ainsi de désigner autant les antitaurins queles aficionados, qui tous deux ont façonné le statut accordé au torero. Mythes et anecdotes(a) autour du torero lui ont attribué des valeurs éthiques et morales qui s’opposent selonles points de vue (b et c).

    a. Le torero dans l’histoire : de l’abattoir à la gloireLe Haut Moyen Age marque le début des premiers affrontements à pied entre hommes ettaureaux dans la péninsule ibérique, prémices au développement de la corrida espagnolesous sa forme codifiée comme nous la connaissons aujourd’hui. La fête populaire donne lieuà des débordements de liesse et d’enthousiasme ; les premiers jeux taurins ne constituentainsi pas le cœur de la fête mais son prolongement. Des encierros sont organisés dansles villages espagnols, consistant à faire courir les taureaux dans les rues selon unitinéraire réglementé, devant des participants voulant prouver leur courage. Cette pratiquese perpétue d’ailleurs en Navarre, par exemple à Pampelune lors des fêtes votives de lacité (San Fermines). Les hommes vont peu à peu se prémunir des charges du taureau enutilisant branches d’arbres, puis morceaux de tissu rigide, afin de détourner l’attention de

    51 ALVAREZ Sandra, La corrida vue des gradins :afición et réception (1900-1940),p.223. Travail de recherche du Centre de Recherchesur l’Espagne Contemporaine (Université de Paris III), disponible sur le site Internet http://crec.univ-paris3.fr

  • L’existence de la corrida au XXI e siècle

    30 Andrieu Guilhem - 2009

    l’animal52. Le mot même de corrida, signifiant course en espagnol, peut provenir de ces jeuxtaurins médiévaux.

    La mort de l’animal n’est cependant pas la principale motivation de ces encierros. Uneautre pratique tauromachique qui se développe au même moment (fin du XVIIème siècle)dans les abattoirs de Séville voit la naissance des premiers toreros. Des employés de laville courent régulièrement devant les taureaux, puis les tuent. Marine de Tilly explique ainsil’essor de cette tauromachie53 :

    « Les abattoirs sont à l’époque le lieu de convergence des populations ruraleset urbaines à l’occasion de la provision de bétail et de viande, et les toitures desbâtiments servent de strapontins aux spectateurs attroupés. Très appréciéesdes travailleurs des abattoirs et bientôt des curieux et des jeunes toreros, cescorridas clandestines relèvent plus de la cour des Miracles que de l’universitépermanente de tauromachie. C’est dans ces murs de la Séville picaresque deRiconete et Cortadillo que s’essayent et se forment les premiers toreros. »

    Ce lieu de rencontre entre populations citadines et rurales permet l’extension de la corridaà un nombre élevé de provinces du pays. Les paysans de Navarre reprennent l’idée néedans les abattoirs andalous, et peu à peu la rendent populaires. Les premiers toreros,d’origine modeste, paysans pour la plupart, affrontent des bêtes qu’ils doivent tuer coûteque coûte, « harcelant le taureau, le transperçant de coups de lance et de harpon »54. Lesmunicipalités les inscrivent dans le cadre des fêtes votives, signant la professionnalisationde ces tueurs de taureaux (émerge alors l’expression mata-toros). Ces premiers torerosà pied seront plus tard relayés par de nombreux apprentis-toreros andalous. Vivant dansdes quartiers pauvres de Séville, beaucoup sont prêts à risquer les cornes du taureau pourréussir socialement. Ainsi naît le mythe du torero qui, par son courage et sa force mentale,triomphe d’un destin qui semblait déterminé. Ces corridas populaires s’opposent aux noblesvaleurs de la tauromachie équestre, réservée aux aristocrates, dans lesquelles le torero etson cheval démontrent, dans un exercice similaire à un entraînement guerrier, leurs facultésbelluaires.

    De nombreux toreros issus de familles modestes sont ainsi devenus de véritablescélébrités en Espagne. La mort dans l’arène de Joselito, jeune torero sévillan de vingt ans,le 16 mai 1920 fût un drame national. Bartolomé Bennassar relate cet épisode dans Histoirede la Tauromachie, une société du spectacle 55 :

    « Dans une Espagne qui avait cessé d’être une grande puissance depuis près detrois siècles, qui avait manqué la révolution industrielle, où les saints eux-mêmesn’étaient plus à la mode, qui attendait encore la révélation des grands écrivainset des grands artistes de la génération surréaliste, le grand torero s’était hissé aurang de héros national. »

    Le décès de Manolete, lui aussi tué par un taureau, en 1947 signa le point de départ d’unelégende le consacrant comme le plus grand torero de l’histoire. Personnages attachants,partis de rien, leur succès représentait aux yeux du peuple espagnol la possibilité de réussitesociale dans des périodes troubles. Cette image colle encore aux matadors de l’époque

    52 C’est l’explication que donne Marine DE TILLY, dans Corridas. De sang et d’or, Monaco, Editions du Rocher, 2008, p.32.53 Ibid., p.33.

    54 Ibid, p.34.55 P.72.

  • I. La Tauromachie sous un angle anthropologique

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    contemporaine, bien que cette thèse soit à nuancer. Les dynasties de toreros, les « filsde » (comme les familles Bienvenida, Ordoñez, Miura..) se perpétuent dans le monde taurin,pour des motivations symboliques plus que financières. La presse continue pourtant, auXXIème siècle, de se passionner pour des destins de toreros hors du commun, comme celuide Mehdi Savalli : de père italien et de mère marocaine, cet Arlésien vivait dans une cité ditesensible de la sous-préfecture des Bouches-du-Rhône. Elève de l’école taurine, il a graviles échelons dans la profession et est désormais un des toreros français les plus demandéspar les organisateurs de spectacles taurins. L’Espagne commence à s’intéresser à lui, suiteau phénomène médiatique qu’il suscite : le Time américain56 lui a consacré une page, lesmédias marocains57 l’encensent, les journaux français58 et ibériques59 le remarquent.

    b. Torero et valeurs moralesLe métier de torero fascine donc premièrement de par la réussite sociale qu’il peutengendrer. Néanmoins, celle-ci demeure rare tant les prétendants à la fonction de torerosont rares à y arriver. Le torero est également loué ou critiqué pour les valeurs morales qu’ilvéhicule. Ainsi deux thèses s’opposent, que nous qualifierons respectivement d’aficionadaet d’anticorrida.

    La thèse aficionada voit dans le torero un héros. Une éthique « torera » se dégageraitde la fonction de matador de toros, qui ferait de celui-ci un être exceptionnel. Tous les torerosne seraient d’ailleurs pas, selon Francis Wolff, des maestros dignes de cet office. Dans

    Philosophie de la Corrida 60 , ce dernier argumente ce discours.

    « Après une grande faena ou à la fin d’une après-midi triomphale, le toreroest ovationné, il reçoit les trophées, le public se lève pour applaudir sontour d’honneur et lui envoie fleurs, cadeaux ou mantilles. Il arrive qu’il soitporté en triomphe et sorte ainsi par la grande porte des arènes, honneur rare.Mais au-dessus de toutes ces manifestations de joie, de ces acclamations etrécompenses, il y a un cri, un seul, le plus haut dans la hiérarchie du triomphe,comme une clameur scandée par la foule les plus grands soirs. Ce cri c’est toutsimplement « torero ! torero ! ». La plus grande gloire pour un torero, c’est d’êtreappelé torero. Le mieux que puisse être un torero, c’est tout simplement d’êtretorero. Voilà qui est étrange. On ne sache pas que, du plus grand cuisinier, ondise après un grand repas : « Il a été cuisinier ». On ne connaît pas de cas où l’onacclame un artiste en lui criant : « chanteur ! chanteur ! », « acteur ! acteur ! », oumême « footballeur ! footballeur ! ».

    Cette remarque constitue le point de départ de sa recherche sur l’éthique inhérente à lafonction « torero », et non à tous les toreros. Etablissant des liens avec les principes dessages antiques, Francis Wolff la considère comme la morale d’un individu d’exception, paropposition à une morale universelle. Les fondements du stoïcisme peuvent ainsi s’appliquer

    56 En mars 2006.57 Maroc Hebdo, disponible sur Internet (http://www.maroc-hebdo.press.ma/MHinternet/Archives_695/PDF/Page42.pdf)58 http://www.lefigaro.fr/france/20060807.FIG000000057_mehdi_savalli_d