2
124 Ce type d’activité de recherche expéri- mentale, à Lejre (Danemark), s’est ré- pandu dans plusieurs pays. On en trouve un récent exemple dans les travaux entre- pris non loin de Berlin, aux environs du village de Zehlendorf, lesquels ont abou- ti à la création du musée de plein air Le- bendiges Mittelalter in Berlin, qui attire un très vaste public. Malgré le caractère très encourageant de ces initiatives, force est de reconnaître que bon nombre de ces musées ont actu- ellement tendance à freiner leur croissan- ce et à cesser leurs activités de recherche. Beaucoup ne font en effet aucun effort de renouvellement, ce qui est d’autant plus regrettable que l’intérêt pour l’histoire de l’agriculture va croissant, non pas seulement par goût de la nou- veauté, mais par réaction contre un envi- ronnement urbain complexe, artificiel et en mutation rapide. Je ne me suis guère étendu jusqu’ici sur les départements << traditionnels >>des mu- sées d’agriculture, oìì sont présentés ou- tils, machines et cultures, ni sur les mu- sées spécialisés dans certaines branches de l’agriculture. Il est à noter toutefois que certains ont enrichi leur documentation et leurs collections en les étendant à l’in- dustrie alimentaire et à l’agriculture mo- derne, ravivant ainsi l’intérêt qu’ils of- frent et parvenant même à attirer de nou- velles catégories de visiteurs. En outre, les processus agricoles sont présentés sous une forme simple et aisément compré- hensible, pour que le visiteur puisse saisir l’essentiel des opérations qui aboutissent aux produits complexes d’aujourd’hui. Ainsi, dans la petite laiterie installée dans un musée d’agriculture ou de plein air, il peut voir comment le lait est transformé en beurre et en fromage, chose pratique- ment impossible dans une laiterie moder- ne. Mais comment préparer l’avenir - fai- re connaître aux générations futures l’histoire d’aujourd’hui? I1 ne s’agit pas seulement d’ajouter aux collections de grandes machines modernes, mais de té- moigner des changements apportés par les nouvelles techniques agricoles, qui af- fectent les agriculteurs et ceux qui travail- lent dans les industries alimentaires. Dans cinquante ans, ces changements ne seront plus qu’un souvenir. Aussi im- porte-t-il de réunir de la documentation sur l’époque contemporaine. A cette fin, treize musées ont uni leurs efforts pour rassembler des documents sur l’agricultu- re, la pêche et la sylviculture, chacun d’entre eux devant, tous les treize ans, réaliser un vaste projet dans son propre district. Cette démarche permettra la col- lecte systématique des objets et des don- nées concernant le milieu agricole con- temporain au niveau individuel et social. I1 incombe aux musées d’agriculture, même sans partenaires, de collecter des documents sur l’époque contemporaine dans le cadre de leur activité normale. Garder la trace du présent pour les géné- rations à venir, la mission de ces institu- tions est immuable. [ Tradait de l’anglais] L ’ugrzctZtre duns Zes mtsées Dédiéà GeorgesHenri Rivière WolfgangJacobeit en 192 1. Anden directeur du Musée ethnogra- phique de Berlin (République démocratique alle- mande), il est actuellement titulaire de la chaire d’ethnographie allemande à l’Université Hum- boldt, de Berlin. Cofondateur de l’Association in- ternationale des musées d’agriculture (AIMA), affi- liée au Conseil international des musées (ICOM); président de cette association de 1976 à 1978, il en est actuellement le vice-président. Spécialiste d’ethnographie de l’Europe, en particulier de l’histoire des outils agricoles, de la vie des paysans et des ouvriers ainsi que des sciences ethnographiques allemandes. Auteur de nombreuses publications sur ces sujets. On entend généralement par musée un lieu dans lequel ce qui a valeur cchistori- que>> est présenté dans des conditions techniques particulières. I1 n’est guère de discipline qui n’ait ses musées. C’est une chose qui va de soi aujourd’hui et peu de gens savent que les musées avaient jadis surtout pour fonction de servir le prestige des classes dirigeantes, qu’ils tenaient lieu d’écrin à des objets coûteux, soi- gneusement choisis, et que leur lien avec la science est très récent, puisqu’il ne date que du début du rationalisme, de l’émancipation de la bourgeoisie, du siè- cle des lumières et de l’encyclopédisme. Mais ce n’est encore là qu’un aspect de la question. I1 faut en ajouter un autre, tout aussi important : le rôle que les mu- sées peuvent jouer et jouent effective- ment dans des conditions sociales don- nées, qu’il s’agisse de contribuer à d’édi- ficationa d’une classe sociale <<élevée>>, de présenter l’histoire surtout pour glorifier et idéaliser le passé, de chercher à trans- mettre les valeurs esthétiques et morales d’une époque, de s’attacher plutôt àl’in- térêt didactique des objets exposés en s’adressant à un public plus large, etc. Le monde contemporain, qui met presque tout en question, écartelé entre la solidarité humaine et la misanthropie, entre le progrès et la réaction, marque, lui aussi, le musée de son empreinte et lui impose - n’en déplaise à certains - de nouvelles tâches ; le musée se doit d’être plus transparent que jamais, il devient ac- cessible aux masses, se spécialise tout en contribuant à une appréhension globale, cherche à mettre en évidence les lois de l’évolution historique et prend de plus en plus conscience de sa mission sociale. Ce que Georges Henri Rivière a exposé il y a quelques années dans sa théorie de l’<cécomusée>> reste d’actualité : le musée doit être un <<miroir )> la population se reconnaît. Dans ce sens, il est un labora-

L'agriculture dans les musées : Dédiéà Georges Henri Rivière

Embed Size (px)

Citation preview

124

Ce type d’activité de recherche expéri- mentale, né à Lejre (Danemark), s’est ré- pandu dans plusieurs pays. On en trouve un récent exemple dans les travaux entre- pris non loin de Berlin, aux environs du village de Zehlendorf, lesquels ont abou- ti à la création du musée de plein air Le- bendiges Mittelalter in Berlin, qui attire un très vaste public.

Malgré le caractère très encourageant de ces initiatives, force est de reconnaître que bon nombre de ces musées ont actu- ellement tendance à freiner leur croissan- ce et à cesser leurs activités de recherche. Beaucoup ne font en effet aucun effort de renouvellement, ce qui est d’autant plus regrettable que l’intérêt pour l’histoire de l’agriculture va croissant, non pas seulement par goût de la nou- veauté, mais par réaction contre un envi- ronnement urbain complexe, artificiel et en mutation rapide.

Je ne me suis guère étendu jusqu’ici sur les départements << traditionnels >>des mu- sées d’agriculture, oìì sont présentés ou-

tils, machines et cultures, ni sur les mu- sées spécialisés dans certaines branches de l’agriculture. Il est à noter toutefois que certains ont enrichi leur documentation et leurs collections en les étendant à l’in- dustrie alimentaire et à l’agriculture mo- derne, ravivant ainsi l’intérêt qu’ils of- frent et parvenant même à attirer de nou- velles catégories de visiteurs. En outre, les processus agricoles sont présentés sous une forme simple et aisément compré- hensible, pour que le visiteur puisse saisir l’essentiel des opérations qui aboutissent aux produits complexes d’aujourd’hui. Ainsi, dans la petite laiterie installée dans un musée d’agriculture ou de plein air, il peut voir comment le lait est transformé en beurre et en fromage, chose pratique- ment impossible dans une laiterie moder- ne.

Mais comment préparer l’avenir - fai- re connaître aux générations futures l’histoire d’aujourd’hui? I1 ne s’agit pas seulement d’ajouter aux collections de grandes machines modernes, mais de té-

moigner des changements apportés par les nouvelles techniques agricoles, qui af- fectent les agriculteurs et ceux qui travail- lent dans les industries alimentaires. Dans cinquante ans, ces changements ne seront plus qu’un souvenir. Aussi im- porte-t-il de réunir de la documentation sur l’époque contemporaine. A cette fin, treize musées ont uni leurs efforts pour rassembler des documents sur l’agricultu- re, la pêche et la sylviculture, chacun d’entre eux devant, tous les treize ans, réaliser un vaste projet dans son propre district. Cette démarche permettra la col- lecte systématique des objets et des don- nées concernant le milieu agricole con- temporain au niveau individuel et social.

I1 incombe aux musées d’agriculture, même sans partenaires, de collecter des documents sur l’époque contemporaine dans le cadre de leur activité normale. Garder la trace du présent pour les géné- rations à venir, la mission de ces institu- tions est immuable.

[ Tradait de l’anglais]

L ’ugrzctZtre duns Zes mtsées Dédiéà Georges Henri Rivière

Wolfgang Jacobeit

Né en 192 1. Anden directeur du Musée ethnogra- phique de Berlin (République démocratique alle- mande), il est actuellement titulaire de la chaire d’ethnographie allemande à l’Université Hum- boldt, de Berlin. Cofondateur de l’Association in- ternationale des musées d’agriculture (AIMA), affi- liée au Conseil international des musées (ICOM); président de cette association de 1976 à 1978, il en est actuellement le vice-président. Spécialiste d’ethnographie de l’Europe, en particulier de l’histoire des outils agricoles, de la vie des paysans et des ouvriers ainsi que des sciences ethnographiques allemandes. Auteur de nombreuses publications sur ces sujets.

On entend généralement par musée un lieu dans lequel ce qui a valeur cchistori- que>> est présenté dans des conditions techniques particulières. I1 n’est guère de discipline qui n’ait ses musées. C’est une chose qui va de soi aujourd’hui et peu de gens savent que les musées avaient jadis surtout pour fonction de servir le prestige des classes dirigeantes, qu’ils tenaient lieu d’écrin à des objets coûteux, soi- gneusement choisis, et que leur lien avec la science est très récent, puisqu’il ne date que du début du rationalisme, de l’émancipation de la bourgeoisie, du siè- cle des lumières et de l’encyclopédisme.

Mais ce n’est encore là qu’un aspect de la question. I1 faut en ajouter un autre, tout aussi important : le rôle que les mu- sées peuvent jouer et jouent effective- ment dans des conditions sociales don- nées, qu’il s’agisse de contribuer à d’édi- ficationa d’une classe sociale <<élevée>>, de présenter l’histoire surtout pour glorifier

et idéaliser le passé, de chercher à trans- mettre les valeurs esthétiques et morales d’une époque, de s’attacher plutôt àl’in- térêt didactique des objets exposés en s’adressant à un public plus large, etc.

Le monde contemporain, qui met presque tout en question, écartelé entre la solidarité humaine et la misanthropie, entre le progrès et la réaction, marque, lui aussi, le musée de son empreinte et lui impose - n’en déplaise à certains - de nouvelles tâches ; le musée se doit d’être plus transparent que jamais, il devient ac- cessible aux masses, se spécialise tout en contribuant à une appréhension globale, cherche à mettre en évidence les lois de l’évolution historique et prend de plus en plus conscience de sa mission sociale. Ce que Georges Henri Rivière a exposé il y a quelques années dans sa théorie de l’<cécomusée>> reste d’actualité : le musée doit être un <<miroir )> où la population se reconnaît. Dans ce sens, il est un labora-

toire <(qui contribue à I’étude du passé et du présent de la population >>l.

Nous n’hésiterons pas à appliquer cet- te déclaration aux musées d’agriculture, auxquels le public va s’intéresser de plus en plus. C’est là un type de musée qui, en tant que lieu d’enseignement et d’ap- prentissage, peut faire prendre conscien- ce de ce que les hommes de tous les conti- nents ont accompli pour mettre en valeur l’environnement, pour l’utiliser judi- cieusement aux fins de leur subsistance, voire pour en accroître les richesses. Mais il peut aussi montrer comment les hom- mes, trop nombreux et démesurément cupides, franchissent les limites du rai- sonnable à l’égard de la préservation des ressources de la planète, au mépris de l’équilibre requis entre production et en- vironnement, rendant ainsi totalement vains le labeur et les efforts de modéra- tion des nombreuses générations qui les ont précédés et se coupant eux-mêmes des racines de la vie. Cette évolution at- teint son point culminant aujourd’hui où l’humanité balance entre la paix et la guerre, entre l’anéantissement et le salut, lequel dépend de sa lucidité, de son cou- rage et de sa sagesse.

Ainsi le progrès et l’absurde sont les deux pôles de ce grand processus histori- que de l’humanité dont <<l’homme rural>>, avec ses contradictions, n’est pas le moindre protagoniste. L’activité qu’il déploie, sous la pression des sociétés qui l’exploitent, mais aussi par la recherche insatiable du gain, contraint aujourd’hui le monde à élaborer, non seulement en théorie mais aussi en pratique, une ccstra- tégie de survie),. Dans ce contexte, de nouvelles exigences s’imposent aux mu- sées d’agriculture et au traitement scien- tifique de leur fonds, compte tenu des nécessités contemporaines que nous avons évoquées.

Beaucoup de choses ont été rassem- blées dans les musées d’agriculture ; on y a organisé des expositions, établi des mo- nographies et des anthologies thémati- ques, présenté la typologie des formes d’économie agricole, considéré attentive- ment les éléments correspondants de la ((culture populaire,, etc. Si nous avons aujourd’hui une bonne connaissance historique des travaux agricoles les plus divers, si nous disposons de descriptions précises des outils de travail, des instru- ments de production et même, depuis peu, des machines et de leur histoire, si nous connaissons les formes passées de l’habitat en zone rurale, si nous pouvons établir et présenter au public une évolu- tion typologique cohérente à partir du

travail et des modes de vie des classes pay- sannes, nous le devons en grande partie au zèle de ceux qui, dans toute l’Europe, ont constitué les collections des musées d’agriculture. Ils ont eu du mérite, car, à l’époque ( X I X ~ et xxe siècle), l’état des connaissances et des mentalités était peu favorable : intérêt prédominant pour les modes de travail et de vie du passé, refus des innovations, manque de curiosité pour les phénomènes contemporains, ab- sence de prise en considération des rap- ports de force entre classes et couches de population antagoniques dans l’étude des pièces rassemblées et exposées, inap- titude à peu près générale à voir que beaucoup de choses s’annonçaient déjà, qui vont aujourd’hui jusqu’à menacer la survie de l’espèce humaine. I1 n’y avait guère d’autre motivation que la nostalgie du <<bon vieux temps>>, qu’il fallait re- constituer, non sans mal, à partir des ré- cits des anciens.

Mais il ne sufit pas de se libérer des œillères dont nous venons de parler. La muséologie agricole a besoin d’une pro- fonde réorientation conceptuelle, tant dans son champ d’investigation que dans son mode de présentation. Par exemple, le paysan et son travail ne peuvent plus être, à eux seuls, le centre de l’activité de recherche et de présentation. I1 s’agit, non pas de <(sauver la dernière charrue de bois>>, mais d’étudier quelles mesures les paysans, les ouvriers agricoles, les pro- priétaires fonciers, les instituteurs, les cu- rés et les communes rurales ont prises pour harmoniser, dans une interaction naturelle, la production agricole, d’une part, et la préservation de la terre et de l’environnement, d’autre part, et pour maintenir cet équilibre dans le cadre d’une politique définie ou en se confor- mant à l’expérience et à la tradition. Cela aussi était une composante de la vie rurale qui mérite d’être reconnue et évaluée en tant que fait historique, et qui peut se ré- véler riche d’enseignements pour le pré- sent et permettre de déterminer des <(me- sures de sauvegarde, d’une tout autre espèce. Le musée d’agriculture a pour tâ- che particulière - dans le cadre de la mis- sion générale du musée d’histoire - de transmettre à tous une formation et un savoir ouverts sur la vie, d’éveiller de façon authentique et responsable la créa- tivité de ses visiteurs et de faire bien com- prendre que l’homme a toujours contri- bué à modeler son environnement en mê- me temps qu’il en tirait parti, qu’il en est responsable devant l’histoire et qu’il le sera encore à l’avenir.

La leçon de tout cela pour la muséolo-

gie, c’est qu’il faut repenser le musée pour lui donner une orientation interdis- ciplinaire où pourraient se rejoindre les intérêts des musées d’agriculture, ceux des musées de plein air et ceux des éco- musées. Cette éventualité fait déjà l’objet d’une réflexion au niveau interna- tional. I1 faut donc réunir dans ces musées un matériel soigneusement sélectionné et convenablement trait6 qui mette en évi- dence, d’une part, le rôle positif qu’ont joué, à toutes les époques et dans toutes les couches sociales, les agriculteurs mais aussi ceux qui influent d’une autre ma- nière sur le devenir des campagnes, sans passer sous silence les causes et les consé- quences de ce que leur comportement peut avoir d’autodestructeur et, d’autre part, les moyens concrets d’arrêter le pro- cessus - qui va s’accélérant - de destruction de la nature, de la société et de la culture. C’est seulement ainsi que le musée d’agriculture contribuera à mieux faire prendre conscience à la population de la nécessité d’un comportement désin- téressé et d’une participation active à la réalisation des tâches d’avenir sur le plan tant local que mondial. I1 doit être avant tout une institution scientifique capable d’analyser et de diffuser les résultats de ses recherches et de celles des autres, de les soumettre au débat afin de stimuler une créativité authentique, en contri- buant, de façon utile et responsable, à la solution des problèmes de notre temps, qui sont aussi d’ordre historique.

[Traduit de l’allemand]

1. Catalogue de l’exposition Hierpourdem&/ Arts, t r d t i o m etpatrimohzt., p. 2 14, Paris, 1980.