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L'ALCOOL AU SINGULIER

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L'ALCOOL AU SINGULIER

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F R A N Ç O I S P E R R I E R

L ' A L C O O L A U S I N G U L I E R

Collection

L'analyse au singulier dirigée par Jacques Sédat

Inter Editions

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OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION D'EUGÈNE SIMION

© 1982, InterÉditions, Paris Tous droits réservés. Aucun extrait de ce livre ne peut être reproduit, sous quelque forme ou par quelque procédé que ce soit (machine électronique, mécanique, à photocopier, à enregistrer ou tout autre) sans l'autorisation écrite préalable de l'Éditeur.

ISBN 2-7296-0012-4

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A mes fils, Frédéric, Florent, Alexis,

et la future jolie épouse de ma libido.

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DU MÊME AUTEUR

Questions et schémas d'anatomie du système nerveux central, Foucher, 1948, 2 volumes. L'érotomanie, in Le Désir et la Perversion, avec P. Aulagnier, J. Clavreul, G. Rosolato, J.- P. Valabrega, Editions du Seuil, 1966. La Chaussée d'Antin, UGE, 10/18, 1978-1979, 2 volumes. Le Désir au féminin, avec W. Granoff, Aubier- Montaigne, 1980.

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Prologue

Encore un livre sur l'alcoolisme, mais lequel ? Encore un livre sur l'alcoolique, mais lequel ? Encore un livre sur l'alcool, mais lequel ?

Les ouvrages anciens ou récents ne manquent pas sur cette affaire rude, profondément ennuyeuse et austère. On peut distinguer un certain nombre de genres, selon l'auteur, sa discipline ou son inspira- tion, et la catégorie de lecteurs auxquels il veut s'adresser.

Le biologiste rendra compte à des hommes de science, et plus spécialement à des médecins, des modifications neurochimiques et tissulaires qui — dans l'état actuel de nos connaissances — peuvent expliquer les détériorations réversibles, puis irréver- sibles, qui atteignent le sujet marqué par une intoxication chronique.

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Le clinicien conf i rmera les syndromes connus, en affinera éventuel lement la séméiologie ou la complé- tera, p o u r in former ses confrères après mise à jour des données neurobiologiques les plus récentes (cela s 'assort ira bien souvent du lancement d 'une nouvelle

pharmacie palliative ou curative).

Mais, en tant qu ' apô t re laïque du colloque singulier sou tenu par un travail d 'équipe, il versera, peu ou p rou , dans le somatopsychisme ou le psychosomat ique . Peut-i l faire aut rement dès lors qu' i l traite d 'êtres humains et non d 'animaux de laboratoire ?

S'il est en out re psychiatre, selon ses convictions originelles et ses opt ions secondaires il soutiendra, organiciste ou psychogénét icien, le discours d ' un allié des gardiens de prisons ou d 'un partisan de l 'open-door .

E n fait, en fonct ion de l 'étape d 'évolut ion où se t rouve son patient , dans les clochers d 'urgence de la chronici té , il sera bien obligé parfois de le « bou- cler » d ' abord , p o u r tenter de le rendre libre en un second temps. U n coma éthyl ique exige des mesures d 'urgence . Ce n 'est qu 'après coup q u ' o n choisit une stratégie.

P o u r q u o i pas la psychanalyse ? Mais laquelle et avec quel praticien ? Ce dernier doi t d ' abord (et il l 'oubl ie souvent) se présenter comme médecin, ou non , de format ion. La cure freudienne n 'est pas une thérapie réservée aux toubibs , et cela aux dires de F reud lui -même.

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Les controverses sur la Laienanalyse* datent de ses écrits et durent encore, aussi désuètes qu'elles paraissent après quelques procès célèbres. Le vrai problème n'est pas dans un juridisme au service d'une corporation. Je connais de remarquables collègues non-« docteurs » et de bons médecins complètement fermés à l'écoute de l'autre et de la mise en parole de son économie libidinale et inconsciente. Mais qui ne sait rien de l'art du diagnostic médical reste, sans trop l'avouer, en position d'insécurité vis-à-vis de son patient**.

Je l'ai dit lors des journées de mai 1968 : dans certains cas où la question du corps, allégué malade, est insistante entre le divan et le fauteuil, il est bien utile d'être médecin de formation pour maintenir son rôle de psychanalyste en ne confondant pas un trouble banalement fonctionnel avec une maladie

organique qui permet de renvoyer implicitement ou explicitement au généraliste.

Le psychosociologue appréhendera les choses d'un autre angle de vue et pour une autre visée. Comme l'« alcoolicité » est un phénomène social et économi- que, elle est politisée, et idéologisée à partir de ce qu'elle coûte à la Sécurité sociale et de ce qu'elle rapporte aux finances publiques. Les vins, les alcools

* Analyse laïque — cf. S. Freud, Psychanalyse et médecine, in Ma vie et la psychanalyse, Idées, NRF, Gallimard, 1968.

** Qu'on sache que je suis médecin neuropsychiatre, psychanalyste freudien depuis trente ans.

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et spiritueux restent en vente libre, comme le tabac avec ses goudrons cancérigènes.

A partir de son mode de documentation, de ses méthodes et outils de travail, et de l'étendue du champ démographique qu'il choisit d'explorer, le sociologue pourra donner naissance soit à un ouvrage destiné à des spécialistes, soit à un livre de vulgarisation à fonction dissuasive — ce dont ne se privent pas non plus les différentes catégories d'alcoologues.

La vulgarisation est un de ces mots qui créent les maux plus qu'ils ne les enrayent. Les médias donnent souvent de mauvaises idées à ceux qui n'en n'avaient pas plus que d'autres : essayer, pour voir ! Quant à ceux qui sont déjà persécutés par le spectre de l'intoxication, les propagandes antialcooliques les empêchent de penser à autre chose. « On ne parle que de ça », partout.

Dans un autre registre, il y a les écrivains qui, ayant plus ou moins trempé leur plume dans leur liqueur de prédilection, témoignent d'eux-mêmes, de leur vie, de leurs amours, angoisses, désespoirs et solitudes, grâce à l'éthyl et malgré lui.

Il y a ainsi des oeuvres célèbres, voire quelques bibles, dont la lecture est toujours conseillée à titre préventif ou curatif aux buveurs invétérés en phase de compensation ou de régime.

Notons qu'on n'écrit pas sur les buveurs d'eau, de vocation précoce. Ce peut pourtant être là une disposition aussi « maladive » que la dipsomanie,

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lorsqu'elle prend la forme d'un rejet absolu, qui n'est pas coranique, ni fait d'appartenance à une secte.

Revenons-en à notre projet personnel. Qu'on sache, d'une part, que je ne crois pas aux

vertus de la psychanalyse orthodoxe en tant que cure de l'alcoolisme. J'ai déjà écrit ailleurs qu'elle pouvait correspondre à l'action d'une « machine à donner soif ». Qu'est-ce donc alors que la neutralité dite bienveillante du praticien ?

En fait, c'est une attitude de tolérance au discours de l'autre, destinée à ne pas mettre à nu, pour le patient, les inévitables réactions contre-trans- férentielles, positives ou négatives, qu'inspirent sa question. Ni pour ni contre, ni bon ni mauvais; suspension des jugements de valeur et non- participation à un conflit, c'est un mode de non- engagement. Cela permet la mise au jour des alliances et mésalliances entre l'inconscient et la libido.

Dans l'histoire du sujet et dans ses rêves, on cherche ses fantasmes, et ce qu'on apprend de ses conduites, actuelles ou répétitives, donnera accès à l'« autre scène » de la réalité psychique.

On n'analyse pas le symptôme. Il disparaîtra de lui-même si on en découvre les

causes, c'est-à-dire la préhistoire conflictuelle. Cela reste parfaitement vrai pour les névroses de

transfert, dans la nosologie freudienne. Mais, si ce

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qui est mis en avant par le demandeur de psychana- lyse est un flacon bien réel de C2H5OH, dans sa nocivité, secondaire ou tertiaire, il peut n'y avoir ni bienveillance ni malveillance. La neutralité devient du je-m'en-foutisme.

Freud disait, dans ses modes de défense premiers : « Je ne suis pas assez agressif pour avoir envie de guérir les autres. » Lacan a dit, il y a fort longtemps : « La guérison est bénéfice de surcroît. » Ce sont là deux formulations d'une même prise de position. J'adhère encore à la seconde qui fit autrefois piètre scandale.

Quant à la méthodologie de la cure, Lacan a été fort longtemps freudo-lacanien avant de devenir lacano-freudien; nous aurons l'occasion d'y revenir.

En ce qui concerne ma pratique et mon expé- rience, je garde probablement l'envie d'être guéris- seur; mais de quoi et de qui ? L'être humain, qui n'est pas un insecte, sait très vite qu'il est mortel. Du mythe des origines au fantasme de l'au-delà, avec clefs de saint Pierre ou avec métempsychose, la vie est tuante parce qu'on l'aime, même si on en est las d'une heure à l'autre. Les êtres doués de langage articulé savent plus ou moins vite, mais toujours, qu'ils vivent « entre deux morts ».

Un aphorisme banal entre alcooliques : « L'alcool tue lentement; nous, on s'en fout, on n'est pas pressés », témoigne d'un humour des buveurs que les scientistes n'apprécient pas.

Dans cette optique, et avec la perversité pseudo- jouissive des observateurs de service, certains aiment

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regarder les lentes agonies du voisin, en ses soubre- sauts.

Il suffira toujours de rédiger le protocole d'un constat d'exitus, c'est-à-dire de décès, pour que le médecin se sente justifié, de par un subterfuge de pure objectivité, d'une non-mise en cause du sujet qu'il est. Il fait son « exit », comme on dit au théâtre.

A tout exploit, ses coulisses. L'envers du décor n'est jamais beau à voir, sinon pour le pompier qui rêve d'incendie (bonne défense contre la pyromanie).

Les médecins n'ont pas l'apanage de la lutte pour l a v i e c o n t r e l a m o r t . L e s e r m e n t d ' H i p p o c r a t e , s ' i l

exige plus de charisme que de charité, n'est qu'un engagement d'honneur au nom d'une déontologie.

On dit : « Je jure sur la tête de... que... » C'est au nom d'un tiers qu'on jure. On ne jure pas sur sa propre tête, et c'est peut-être une des affaires passionnelles de l'alcoolique que de s'y essayer en son serment d'ivrogne. Car, dans son mode de clivage, il est de la main droite, sur le livre de la vie, le témoin gaucher de son rapport à la mort.

Je connais nombre de braves gens qui portent secours à leur prochain, quels que soient leur culture et le sentiment qu'ils ont de leur « manque de bagage ». En phase d'imprégnation momentanée ou chronique, l'alcoolo-dépendant veut unifier sa singu- larité psychocorporelle en tentant de voir double pour n'être qu'un et un seul à lui-même.

C'est pourquoi il ne faut pas chercher à se faire entendre de lui lorsqu'il est ivre. Il ne dialogue qu'« en double latéralisation de lui-même »; mais, à

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se serrer la senestre avec la dextre, il ne fait qu'aggraver sa schize subjective. C'est un brave homme qui aime aider les autres (les fraternités de bistrot le prouvent) mais ce, dans le double miroir de deux monologues. Au nom du langage et de la parole, il n'y a, à partir d'un moment donné, de ternarité que de Godot celui qu'on attend encore, même si on sait qu'il ne viendra pas. La psyché, comme glace à trois faces pour chacun des deux, est toujours dans le miroir de l'imagination de la beauté ou de la laideur. Elle reste de silence implicite; parce qu'à se voir on ne se regarde pas, on ne se « cherche » pas, comme on dit, en argot, sur le zinc, lorsqu'un duel peut devenir tentation entre deux mecs. « Tu veux ma photo ? » C'est à l'un des deux, encore anonymes, qu'il convient d'« écraser », c'est- à-dire de baisser les yeux.

Cette banale envie de rompre, comme on le dit en escrime, n'arrive pas aux éméchés. Ils ont la prunelle noyée entre leurs paupières. L'alcool voile le perçant du regard et abolit l'agressivité visuelle de l'autre. On rejette d'oreille le poivrot bruyant, en son soliloque ébrieux.

Étant donné l'extrême difficulté du problème tous azimuts, je prendrai les dispositions suivantes : celles d'un dialogue entre l'alcoolicité d'un médecin psy- chiatre et un psychanalyste alcoologue.

Lorsqu'un patient alcoolique en état d'ivresse aiguë vient me voir, une bouteille à la main, que faire dans l'immédiat, c'est-à-dire avant un « plus tard, souhaité » ?

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D'abord, mettre l'exhibant d'alcool hors d'état de se nuire davantage devant un autre. Appeler au besoin une ambulance, laquelle le conduira à l'hôpi- tal pour une première ou une énième cure de sevrage.

Mais s'il est venu chez un médecin ou autre thérapeute, c'est qu'en un coin de lui-même se trouve une demande exhibée dans sa dénégation vaporeuse... Qu'en faire ?

En milieu d'hospitalisation, on n'accueille que les malades. C'est pourquoi, un peu partout, on tente de faire de l'alcoolo-dépendant un malade, comme on le dirait d'un diabétique. C'est un mode de tolérance qui permet à l'équipe soignante de supporter, sans agressivité directe, celui qui boit et celui qui pisse du sucre. Le diabète est endogène, qu'il vienne sur le tard, ou précocement, du côté de l'acidose. L'alcool est d'abord exogène au buveur. Si l'on interdit l'alcool comme on prohibe le sucre au diabétique, c'est qu'on tente cette cote mal taillée pour confondre deux problèmes mboliques différents. Un coma diabétique n'est pas un coma éthylique. Tout clinicien le sait... Les mesures à prendre ne sont pas les mêmes; encore faut-il expliquer au malade et à son entourage qu'il s'agit d'un problème menaçant et sujet à rechutes. Le mot maladie est donc bien pratique.

On le voit se marier élégamment avec le terme de chronicité.

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gris et mouillé, le sol dérape et tout le monde se fout des accidents, dans une sorte de lassitute et d'incré- dulité qui devient le mal de notre fin de siècle bien problématique. La France a oublié la Pologne, et l'on sait que les Américains gagnent du temps, car ils ont six mois de retard sur les Russes quant aux armements.

De toute façon, chaque être humain tenant à sa peau, on ne fera plus exploser de bombes atomiques, mais, dès le printemps, la « guerilla » commencera en Pologne. Il y aura de multiples guerres localisées en chacune des parties sous-développées d'un tiers- monde où l'on aime bien s'étriper. Quelle que soit leur étiquette et les fluctuations de l'électorat, tous les gouvernements ont le même objectif : gagner du bon fric en espèce sonnantes et trébuchantes. En d'autres termes, qui vivra verra : après nous le déluge.

Gaston Bouthoul faisait de la polémologie. Il nous a manqué une guerre il y a vingt ans, car déjà l'atome était menaçant et dissuasif. Mais Souslov vient de mourir et la Gérontocratie de l'URSS ne fait plus l'unanimité, avec un Brejnev empaillé, dans les photos officielles qui nous viennent du côté de l'Oural. Dieux merci, notre Pape est polonais, mais, hélas, les Français sont toujours aussi BOF qu'en 1940. La différence d'avec ce temps-là, temps de la guerre hitlérienne, c'est qu'on torture et qu'on tue au nom de trois monothéismes : l'arabe, le chrétien et le juif. Les plus réalistes des trois et les plus avertis sont les gens de Jérusalem.

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Je suis allé là-bas en 1972 et je visitai les rives de la Mer Morte; elle contient tant de sel qu'on ne peut s'y baigner sans prendre immédiatement après une douche d'eau bienfaisante, car elle lave la peau du sel qui la brûle. Ce sel qu'on continue à interdire lorsqu'il faut maigrir, mais qui nous est nécessaire aux taux du sérum physiologique pour ne pas perdre ses forces.

O n peut parler du Nouveau Régime en termes de compte-tours, ou en termes de diététique. Les alcooliques y sont bien mal traités...

Mais qu'importe. Il y a d'autres bizarreries, en notre fin de siècle. Et, pour l'instant, le temps presse, il nous faut nous hâter, sans paresse et sans détresse, sans tendresse non plus, ni caresses.

O n ne me fera pas de cadeaux, car les alcooliques, on les a dans le dos ! Il nous reste la dignité, la réalité et la fidélité à la vérité des choses, sinon celle des propagandes, bavardages et autres formes de publi- cité.

Sachons nous en garder :

Jeune homme, ôh toi, pour qui la gloire est un problème, Fasciné par ton rut, va te vomir toi-même, Ivre du ciel que tu ne peux plus contenir, Mais si jamais Pégasse alors vient à hennir, Pâle et dressé soudain hors de la chair soumise, Saute en croupe, sans même avoir mis ta chemise.

Martial Perrier, Conseil à Roméo