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L’alliance comme levier et lieu du changement Par Fabien Blanchot, Maître de conférences à l’université Paris Dauphine, co-directeur du MBA Management des Ressources Humaines Version avec bibliographie complète de l’article paru dans : Meier O. (2007, sous la dir. de), Gestion du changement, Dunod, Gestion Sup, novembre – Et correction de la figure 1.3 (p. 15 de l’ouvrage) Introduction En ce début de 21 ème siècle, nul ne conteste l’importance du rôle des alliances ou partenariats dans la compétitivité et le développement des organisations, que ces dernières soient privées ou publiques, de grande ou de petite taille, situées dans les pays du Nord ou du Sud. Certaines entreprises considèrent même les coopérations comme cruciales pour leur devenir. Ainsi le laboratoire pharmaceutique américain Merck, dont 38% du chiffre d’affaires est le fruit d’accords inter-firmes, diffuse auprès de ses managers l’idée que la survie du groupe passe par des partenariats réussis 1 . Plus généralement, un nombre croissant de responsables d’entreprises reconnaît l’importance stratégique des alliances. Ainsi, selon une étude réalisée fin 2003 par un cabinet de conseil auprès de plus de 200 directeurs financiers, deux tiers des répondants pensent que les alliances constitueront un aspect très important ou essentiel de leur stratégie dans les trois futures années alors qu’ils ne sont que 27% à penser que c’était le cas dans les trois précédentes années 2 . Cette tendance semble déconnectée du flux de nouvelles alliances (Blanchot, 1995 ; Cools et Roos, 2005). Le nombre de « deals » conclus s’est accru du début des années 80 au milieu de la décennie 90, mais s’est ensuite réduit (moins d’opérations nouées en 2004 qu’en 1988), dans un contexte de restructurations. En outre, le poids de ces opérations est toujours resté limité dans le total des rapprochements d’entreprises (alliances et F&A) 3 : il serait passé de 12% à 8% entre 1988 et 2004 (contre 34% en 1994). Mais l’importance grandissante accordée aux alliances est cohérente avec le constat de leur accroissement en stock (Gomes-Casseres, 2001). La densification du portefeuille d’alliances des entreprises pousse d’ailleurs à l’évolution de leur structure. Par exemple, Royal Philips Electronics, qui participerait à plus de 1000 alliances (Borker, de Man et Weeda, 2004), a créé un « bureau des alliances » (Alliance Office). C’est un centre de compétences au service des divisions de Philips et un organe du pilotage des relations avec les vingt plus gros partenaires du groupe. Concomitamment, le besoin de reconnaissance et de professionnalisation des managers d’alliances ou « allianceurs » incite à leur regroupement en associations. La plus importante d’entre elles est l’ASAP (Association of Strategic Alliance Professionals). Elle est née en 1999 et représente aujourd’hui les intérêts de plus de 1800 professionnels à travers le monde. En même temps, beaucoup font le constat d’un taux d’échec élevé des alliances, de l’ordre de 50% 4 . L’interprétation qu’on peut en faire n’est pas évidente, pour au moins deux raisons. D’une part, les indicateurs utilisés varient d’une étude à l’autre : insatisfaction de l’un des partenaires ou de tous, non atteinte des objectifs initiaux, résultats économiques de l’entité conjointe... D’autre part, le taux d’échec peut varier selon le type d’alliance. Si l’on se focalise, par exemple, sur les coopérations concernant des projets de R&D très risqués, on 1 Le Monde, 6-7 novembre 2005 2 CFO Research Services et PriceWaterHouseCoopers (2004), « The CFO’s Perspective on Alliances », CFO Publishing Corp., mai 3 Les données varient toutefois substantiellement selon les études, en partie en raison de la diversité des définitions retenues des alliances. 4 33% des alliances étudiées par Bleeke et Ernst (1992) constituent un échec pour les deux partenaires et 49% pour au moins l’un des deux partenaires. Ernst et Bamford (2005) mentionnent un taux d’échec d’environ 50%, tout comme Bearing Point (Lettre Stratégie n° 17, mars 2004), Barringer et Harrison (2000), Accenture (Outlook Special edition, octobre 1999)...

L'Alliance Comme Levier Et Lieu Du Changement

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L’alliance comme levier et lieu du changement Par Fabien Blanchot, Maître de conférences à l’université Paris Dauphine, co-directeur du MBA Management

des Ressources Humaines

Version avec bibliographie complète de l’article paru dans : Meier O. (2007, sous la dir. de), Gestion du changement, Dunod, Gestion Sup, novembre – Et correction de la figure 1.3 (p. 15 de l’ouvrage) Introduction En ce début de 21ème siècle, nul ne conteste l’importance du rôle des alliances ou partenariats dans la compétitivité et le développement des organisations, que ces dernières soient privées ou publiques, de grande ou de petite taille, situées dans les pays du Nord ou du Sud. Certaines entreprises considèrent même les coopérations comme cruciales pour leur devenir. Ainsi le laboratoire pharmaceutique américain Merck, dont 38% du chiffre d’affaires est le fruit d’accords inter-firmes, diffuse auprès de ses managers l’idée que la survie du groupe passe par des partenariats réussis1. Plus généralement, un nombre croissant de responsables d’entreprises reconnaît l’importance stratégique des alliances. Ainsi, selon une étude réalisée fin 2003 par un cabinet de conseil auprès de plus de 200 directeurs financiers, deux tiers des répondants pensent que les alliances constitueront un aspect très important ou essentiel de leur stratégie dans les trois futures années alors qu’ils ne sont que 27% à penser que c’était le cas dans les trois précédentes années2. Cette tendance semble déconnectée du flux de nouvelles alliances (Blanchot, 1995 ; Cools et Roos, 2005). Le nombre de « deals » conclus s’est accru du début des années 80 au milieu de la décennie 90, mais s’est ensuite réduit (moins d’opérations nouées en 2004 qu’en 1988), dans un contexte de restructurations. En outre, le poids de ces opérations est toujours resté limité dans le total des rapprochements d’entreprises (alliances et F&A)3 : il serait passé de 12% à 8% entre 1988 et 2004 (contre 34% en 1994). Mais l’importance grandissante accordée aux alliances est cohérente avec le constat de leur accroissement en stock (Gomes-Casseres, 2001). La densification du portefeuille d’alliances des entreprises pousse d’ailleurs à l’évolution de leur structure. Par exemple, Royal Philips Electronics, qui participerait à plus de 1000 alliances (Borker, de Man et Weeda, 2004), a créé un « bureau des alliances » (Alliance Office). C’est un centre de compétences au service des divisions de Philips et un organe du pilotage des relations avec les vingt plus gros partenaires du groupe. Concomitamment, le besoin de reconnaissance et de professionnalisation des managers d’alliances ou « allianceurs » incite à leur regroupement en associations. La plus importante d’entre elles est l’ASAP (Association of Strategic Alliance Professionals). Elle est née en 1999 et représente aujourd’hui les intérêts de plus de 1800 professionnels à travers le monde. En même temps, beaucoup font le constat d’un taux d’échec élevé des alliances, de l’ordre de 50%4. L’interprétation qu’on peut en faire n’est pas évidente, pour au moins deux raisons. D’une part, les indicateurs utilisés varient d’une étude à l’autre : insatisfaction de l’un des partenaires ou de tous, non atteinte des objectifs initiaux, résultats économiques de l’entité conjointe... D’autre part, le taux d’échec peut varier selon le type d’alliance. Si l’on se focalise, par exemple, sur les coopérations concernant des projets de R&D très risqués, on 1 Le Monde, 6-7 novembre 2005 2 CFO Research Services et PriceWaterHouseCoopers (2004), « The CFO’s Perspective on Alliances », CFO Publishing Corp., mai 3 Les données varient toutefois substantiellement selon les études, en partie en raison de la diversité des définitions retenues des alliances. 4 33% des alliances étudiées par Bleeke et Ernst (1992) constituent un échec pour les deux partenaires et 49% pour au moins l’un des deux partenaires. Ernst et Bamford (2005) mentionnent un taux d’échec d’environ 50%, tout comme Bearing Point (Lettre Stratégie n° 17, mars 2004), Barringer et Harrison (2000), Accenture (Outlook Special edition, octobre 1999)...

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peut s’attendre à des déceptions plus nombreuses que si l’on étudie uniquement des projets de co-production. Autrement dit, quand une alliance échoue, ce peut être autant du fait des caractéristiques du projet (ou de l’activité) concerné que de la relation entre les partenaires. Les fiascos ne sont donc pas nécessairement le fruit d’une difficulté à piloter une relation partenariale. Ils peuvent refléter le risque associé à tout projet entrepreneurial, qu’il soit conduit ou non par plusieurs firmes. D’ailleurs, les données disponibles permettant de comparer le degré de réussite des alliances, des fusions-acquisitions (F&A) et des stratégies de cavalier seul (par exemple, des filiales 100% créees ex nihilo) ne sont pas toujours en défaveur des alliances (Chowdhury, 1992)5. Il n’empêche que le monde des affaires regorge d’histoires d’alliances qui se finissent mal du fait de la survenance de problèmes indépendants du projet porté. Citons, à titre d’illustration, Global One, une filiale commune entre France Telecom, Deutsche Telecom et Sprint. Cette entité, née en 1996, a été reprise en 2000 par France Telecom, en raison d’un conflit entre les dirigeants des groupes français et allemand et d’une coopération difficile entre les salariés des deux groupes. Réciproquement, certaines alliances connaissent une dynamique plus favorable que celle imaginée lorsqu’elles ont été conclues. On peut citer, par exemple, le cas de Nummi, une filiale commune créée en 1983 entre General Motors et Toyota, toujours en activité en 2006, et présentée comme ayant des résultats remarquables6. Plusieurs questions découlent de ces constats. Tout d’abord, il y a celle des motifs du recours aux alliances. Ensuite, on peut s’interroger sur les problèmes à l’origine d’échecs fréquents. Enfin, il est crucial de comprendre pourquoi certaines entreprises tirent mieux leur épingle du jeu que d’autres dans ces opérations conjointes. Les deux premières questions renvoient aux enjeux des alliances, à ce qu’elles peuvent rapporter et coûter. On les traite dans une première partie après avoir défini notre objet d’étude. La dernière question concerne les facteurs clés de succès des alliances. On lui consacre une seconde partie où l’on revient aussi sur les concepts de succès, d’échec et de performance. Une troisième partie présente un cas réel qui illustre nombre des points abordés. 1. L’alliance comme levier d’un mouvement stratégique 1.1. Au fait, une alliance, c’est quoi ? La définition des alliances demeure un point d’achoppement, de divergence ou de différence pour de nombreux chercheurs et praticiens. L’engagement dans une quête de la « vraie» définition serait aussi inutile que vaine, simplement parce que les mots n’ont pas d’essence, de vérité. Existe-t-il néanmoins une « bonne » définition ? On pourrait penser à celle qui obtient le plus large consensus, est la plus fréquemment citée et/ou est retenue par des experts « ès alliances » reconnus. Ce sont effectivement des approches adoptées par certains. À cette inclination mimétique, on préfère une logique plus téléologique (finalisée) ou pragmatique (qui part de faits réels), qui a l’avantage d’assurer une cohérence entre le phénomène étudié, la définition qu’on en retient et la finalité visée. En particulier, la définition pertinente n’est pas forcément la même selon que l’on cherche plutôt à décrire un phénomène ou à l’analyser. Dans le premier cas, il s’agit d’être aussi fidèle que possible à la réalité observée, d’en rendre compte du mieux possible. Dans le second cas, il importe surtout de mettre l’accent sur les composantes du phénomène qui vont faire l’objet d’une analyse. C’est la deuxième voie qu’on emprunte ici, nous conduisant à privilégier deux dimensions.

5 La comparaison n’est toutefois pas forcément pertinente, notamment s’il y a diversité des projets concernés. 6 voir, notamment, http://www.nummi.com

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Premièrement, on restreint le champ d’étude aux relations inter-firmes. Dans la presse, le terme d’alliance est parfois utilisé comme synonyme de rapprochement et peut, de ce fait, être associé aux fusions-acquisitions, perspective que l’on ne retient pas. Deux questions se posent naturellement : que recouvrent les relations inter-firmes et pourquoi s’y intéresser spécifiquement ? Ce sont des liens entre des entités qui sont et demeurent juridiquement indépendantes. Il y a absence de pouvoir central légal commun aux co-contractants et pas de contrôle de droit ou de fait7 de l’un sur l’autre. Dans ces conditions les alliances se distinguent des relations intra-firme (par exemple, des relations entre deux services) mais aussi des relations intra-groupe (i.e. des relations entre les filiales d’une même maison-mère ou des relations siège-filiales). Elles diffèrent des fusions-acquisitions, qui sont toujours constitutives de relations intra-groupe (cas des acquisitions ou prises de contrôle) ou intra-firme (cas des fusions, qui conduisent à la disparition d’entités juridiques8). Cette distinction se justifie parce qu’elle reflète des différences d’enjeux (qu’on présente plus loin). Mais elle n’est pas toujours évidente dans la réalité parce que le contrôle de fait n’est pas aisément vérifiable. Il peut être présumé dès lors que l’une des parties dépasse un certain seuil dans la détention des droits de vote d’une autre, mais rien ne permet de l’exclure si ce palier n’est pas atteint. On se situe sur un continuum, si bien qu’il est immanquable que la qualification d’une opération peut être difficile dès lors qu’elle n’est pas positionnée aux extrêmes de l’échelle du degré de contrôle : il existe une irréductible zone de flou. Un cas typique est le rapprochement Renault-Nissan. D’un côté, la participation de Renault dans le capital de Nissan est minoritaire (36,8% puis 44,4%) et toute la communication du nouvel ensemble insiste sur le fait qu’il s’agit d’une alliance équilibrée9. D’un autre côté, il ne fait guère de doute que Renault influence significativement les décisions en assemblée générale de Nissan, de sorte qu’on se rapproche d’une relation intra-groupe. Pour dépasser cette limite, il suffit de considérer que les enjeux des alliances sont aussi une affaire de degré : plus on se rapproche du pôle de l’extrême indépendance juridique (absence de contrôle de droit et de fait), plus on est susceptible d’être associé aux enjeux (positifs et négatifs) de cette indépendance. Deuxièmement, on n’inclut dans la sphère des alliances que les relations inter-firmes : • Qui sont le résultat d’accords comportant des engagements réciproques s’inscrivant dans

la durée. Du fait de cette particularité, il s’agit de contrats incomplets parce que l’incertitude et la capacité cognitive limitée des humains rendent impossible l’identification de l’ensemble des problèmes futurs pouvant survenir et des solutions envisageables. Une alliance ne spécifie donc pas précisément et exhaustivement ce que chaque partie doit faire dans toute situation concevable. Le corollaire de cet attribut est qu’il doit exister des mécanismes d’ajustements ex post, qui peuvent être de trois types :

7 En droit des sociétés français, il y a contrôle de droit quand une entreprise détient la majorité absolue des droits de vote dans les assemblées générales d’une autre entreprise. On parle dans ce cas de groupe de sociétés, la seconde entreprise étant considérée comme filiale de la première. Il y a contrôle de fait lorsqu'une firme détient moins de 50% du capital de son partenaire (absence de contrôle de droit) mais qu'elle détermine dans les faits les décisions en assemblée générale ou en conseil d’administration. La fraction des droits de vote à détenir pour disposer d’un tel pouvoir dépend en fait de toute une série de facteurs (de Montmorillon, 1986, p. 20): statuts de la société en question et droit national dont elle relève, structure de son capital... En droit français, le contrôle de fait est présumé lorsque la société dispose directement ou indirectement d'une fraction des droits de vote supérieure à 40%, et qu'aucun autre associé ou actionnaire ne détient directement ou indirectement une fraction supérieure à la sienne. Comme le signale Guyon (2001, p. 624), « de plus en plus, on considère donc que la filiale est la société placée sous la dépendance de la maison mère, même si celle-ci détient moins de la moitié du capital, dès lors qu’elle détermine en fait les décisions dans les assemblées générales ou qu’elle choisit les dirigeants ». 8 Tout au moins dans l’acception française de cette notion. En effet, dans le langage anglo-saxon, les « subsidiary mergers » renvoient aux offres publiques d’échange, opérations qui laissent subsister la personnalité juridique des entités concernées. 9 En fait, ce discours prend tout son sens si l’on distingue le « rapport actionnarial » du « rapport partenarial ».

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un dispositif de décision conjointe (comité de coordination), un dispositif d’arbitrage, une délégation décisionnelle à l’un des partenaires établissant une relation d’autorité10.

• Qui sont gouvernées sur la base d’un principe de décision conjointe pour s’ajuster aux événements futurs non prévus dans le contrat ou nécessitant une évolution des termes de l’accord. Ça n’exclut pas le recours à des arbitres en cas de désaccord non directement soluble par les partenaires, ni le recours à la délégation d’autorité pour tout ou partie des questions opérationnelles. Mais la prise de décision conjointe est le principe dominant, les autres demeurant subsidiaires. L’acceptation d’un principe de décision conjointe présuppose un minimum de confiance mutuelle11. Celle-ci peut avoir plusieurs origines : l’expérience partagée de relations réussies, une réputation de bon partenaire et/ou l’existence d’assurances (de garanties) contre les risques associées à une situation de dépendance. Ce besoin de confiance conduit les juristes à considérer que la relation doit être emprunte d’intuitu personae ou d’affectio societatis.

• Où les partenaires ont défini ensemble (« co-construit ») l’objet et les modalités de leur accord. Cette caractéristique est étroitement associée à la précédente12. Elle reflète un même état d’esprit : celui de coopération13, fondé sur une reconnaissance de la capacité de chacun à apporter des contributions dans le cadre d’un travail collectif et de la nécessaire prise en compte des intérêts de chacun. Cela ne signifie toutefois pas que les partenaires adopteront à coup sûr les comportements vertueux que l’on associe parfois à l’idée de coopération (Blanchot, 1999, p. 41 sq.) : ceux d’honnêteté, de loyauté, de longanimité…

Figure 1.1. Sphère des alliances

10 on retient ici la définition de Ménard (1995, p. 28) : « par autorité, nous entendons le transfert de pouvoir de décision, de façon explicite ou implicite, d’un agent ou d’une classe d’agents à d’autres agents. Il faut ici souligner l’importance qu’il y a à distinguer la relation d’autorité et la relation hiérarchique. La hiérarchie, en effet, implique une subordination du pouvoir de décision, et s’impose dans le cadre de relations sociales précises, par exemple la détention inégale de droits de propriété. Il n’en va pas de même pour l’autorité, qui peut résulter d’une délégation de pouvoir de décision par pur consentement ». 11 En effet, il faut croire que, lors des futurs processus de décision conjointe, chacun s’efforcera de rechercher une solution mutuellement satisfaisante, plutôt que de privilégier uniquement son intérêt personnel (éventuellement en trichant ou en usant de son rapport de force). 12 On peut raisonnablement considérer que l’adoption d’un principe de décision conjointe ex post présuppose l’adoption d’un même principe ex ante (pour l’élaboration de l’accord). 13 Pour Gazier (1993, p. 97), « il y a coopération et coopération. L’intérêt bien compris des participants à une entreprise les amène à collaborer et à poursuivre ensemble un objectif défini par certains d’entre eux : mais c’est autre chose que d’établir ensemble la nature même des activités et les modalités de la collaboration, ce qui est véritablement coopération ».

Prix, contrat classique Autorité Décisions conjointes

Dispositif de coordination dominant (ex ante & ex post)

Indépendance juridique

Pouvoir central légal

commun

Sphère des alliances

Seuil des 50%

Franchise, sous-

traitance… Pure

relation de marché

Ère des relations intra-firme et intra-groupe

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Du fait de ces caractéristiques, l’alliance se distingue des « pures » relations de marché, c’est-à-dire des transactions qui sont fugitives, qui ont pour principal dispositif de coordination le mécanisme des prix (coordination ex post) et/ou qui reposent sur un contrat classique14. Elle diffère aussi de nombreux accords inter-firmes, tels que la franchise (et la concession commerciale), la sous-traitance ou l’accord de licence. La franchise est pourtant un accord avec des engagements réciproques qui s’inscrivent dans la durée. Mais le principe de décision conjointe n’est pas celui qui domine. C’est le franchiseur qui définit ce que seront les modalités de la franchise et qui prend, en général, les décisions relatives à l’évolution des rapports avec ses franchisés. On peut ainsi trouver dans les contrats de franchise des clauses du type « le franchisé exploitera son établissement conformément aux règles, règlements, méthodes, procédés, programmes et plans du franchiseur, en suivant strictement les instructions de politique générale qui lui seront communiquées » (LeTourneau, 1994, p. 105). De la même façon, les accords de sous-traitance traditionnels se caractérisent davantage par le principe de délégation d’autorité que par celui de décision conjointe. On parle d’ailleurs de donneur d’ordre pour le maître d’oeuvre et d’exécutant pour le sous-traitant, ce dernier acceptant de se soumettre à l’autorité du premier. Quant à la licence, il s’agit d’un contrat en vertu duquel le droit d’exploitation d’un brevet, d’une marque, d’un dessin ou modèle est concédé par son titulaire à un tiers (le licencié), en général en contrepartie de redevances15. Il ne comporte pas de principe de décision conjointe (ni ex ante, ni ex post) et ne peut, de ce fait, être considéré comme une alliance. Ce qui n’exclut pas qu’une alliance puisse prévoir des concessions de licence… On peut finalement indiquer qu’il n’est pas possible de tracer une frontière précise entre le champ des alliances et celui des autres accords comportant des engagements réciproques s’inscrivant dans la durée. D’une part, la présence d’un principe de décision conjointe (ex ante et ex post) n’est pas toujours aisée à vérifier et doit parfois être présumée. D’autre part, l’adoption d’un principe de décision conjointe n’est pas synonyme d’absence de rapports de force ou d’équilibre dans les pouvoirs de négociation des partenaires. Dans ces conditions, l’asymétrie de pouvoir ne peut être utilisée comme critère d’exclusion. En particulier, de nombreux accords entre fournisseurs et clients sont difficiles à classer. Il n’y a pas de raison de les exclure du simple fait que ce sont des relations verticales. Mais il n’est pas non plus possible de les inclure systématiquement, même quand il s’agit d’accords durables comportant des engagements réciproques. En effet, l’objet même de certaines de ces relations implique que les domaines d’ajustements ex post sont très limités et ne requièrent pas une coordination étroite. Dans ces conditions, le principe de décision conjointe n’est pas dominant, même s’il n’est pas exclu. Le contrat (de type classique) reste le principal référant pour l’action et l’arbitrage le dispositif privilégié pour les ajustements ex post problématiques. Un contrat de fourniture de long terme d’un bien standard peut revêtir ces caractéristiques. En revanche, un accord entre un équipementier et un constructeur automobile, qui comporte un important travail de co-conception, revêt les caractéristiques d’une alliance16. Au fond, cette difficulté à définir les frontières du champ des alliances n’est un problème que pour ceux qui souhaitent en faire un recensement ou les étudier empiriquement. Elle est sans incidence quand il s’agit de rendre compte des enjeux associés aux (dimensions caractéristiques des) alliances. 14 Dans le droit classique des contrats, toutes les contingences futures pertinentes sont décrites. La nature de l’accord est soigneusement délimitée, l’identité des parties n’est pas une information pertinente et les réparations (en cas de non-exécution d’un des termes de l’accord) sont précisément prescrites (Williamson, 1994, p. 96). On cherche donc à rendre le contrat le plus complet possible. 15 Définition de l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle). 16 Sur ce sujet, voir notamment Garrette et Dussauge (1995, chapitre 6).

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1.2. Typologies et enjeux des alliances Même quand on adopte une définition restrictive, le phénomène des alliances reste d’une grande variété, qui reflète des avantages, inconvénients, limites, risques, logiques et motivations diverses. Pour en rendre compte, de multiples typologies ont été proposées. Elles concernent les deux composantes constitutives d’une alliance : les partenaires et leur accord (Figure 1.2).

Figure 1.2. Variété des alliances En ce qui concerne les objectifs des partenaires, Doz et Hamel (2000, p. 43 sq), par exemple, distinguent trois types d’alliances (cooptation, cospécialisation, apprentissage/appropriation) selon leur logique de création de valeur : « Soit les partenaires cherchent à acquérir une meilleur positionnement stratégique et des capacités concurrentielles accrues par la cooptation d’entreprises concurrentes ou complémentaires ; soit ils tentent de conjuguer leurs ressources par cospécialisation, afin de s’ouvrir l’accès à de nouveaux marchés et de créer ou poursuivre des opportunités qu’ils ne pourraient envisager de saisir seuls ; soit, enfin, ils comptent sur les alliances à la fois pour combler des lacunes en termes de compétences et pour en acquérir de nouvelles ». Aussi utile qu’elle soit, cette typologie entretient une confusion entre les deux fondements d’une alliance : la (ou les) stratégie(s) qu’elle sert et les avantages qu’elle procure comparativement à l’action autonome, la F&A et/ou la relation de marché. Par exemple, si une entreprise conclut une alliance dans le cadre de son développement dans un pays étranger, on peut considérer qu’il y a une double motivation : l’internationalisation et la recherche des avantages d’un accord de coopération17.

Figure 1.3. Les fondements d’une alliance

17 À moins qu’il ne s’agisse de la seule option envisageable, auquel cas le second motif de l’alliance est son caractère exclusif.

Partenaires Accord

Taille

Origine géographique

Secteur d’appartenance

Objectifs, motivation

Nombre

Forme juridique

Liens capitalistiques

Objet, contributions

Domaine, étendue

Organisation & pilotage coopération

Alliance

• Maintien-renforcement de compétitivité • Maîtrise-réduction de la rivalité concurrentielle • Croissance • Désengagement

• Action autonome (faire cavalier seul) • F&A • Relations de marché & autres accords

Avantages par rapport à : Stratégie(s) servie(s) :

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Toute alliance peut donc être analysée comme le levier d’un mouvement stratégique, un moyen au service d’une stratégie (concurrentielle, anti-concurrentielle et/ou de développement)18 choisi du fait de l’absence d’autres options ou en raison de ses avantages comparatifs. Ceux-ci sont multiples (Figure 1.4) et dépendent partiellement du profil des partenaires et des caractéristiques de l’accord conclu.

Figure 1.4. Principaux avantages comparatifs des alliances19 Par rapport à : Avantages potentiels

Stratégie de cavalier seul

• Réduction du budget nécessaire - dilution du risque investissement/projet - réduction d’obstacles à la sortie (partage de frais fixes)

• Accroissement du budget disponible – contournement de barrières à l’entrée • Économies (d’échelle, de champ, d’approvisionnement, d’investissement) • Apprentissage, gains de temps, amélioration de la qualité des outputs, accroissement du

potentiel de développement… grâce à l’accès à des ressources & compétences non détenues • Fertilisation croisée, innovation grâce à la combinaison de compétences • Évitement, élimination et/ou ou meilleure maîtrise de l’affrontement concurrentiel

F&A • Évitement de coûts de transaction ex ante (recours à de nombreux experts & conseillers pour le calcul d’une parité d’échange des titres si OPE, le prix de l’offre si OPA, les audits, le respect des obligations réglementaires…)

• Évitement d’une paralysie pendant la phase de négociation (respect de la législation sur les F&A, mobilisation des dirigeants), réduction de la lourdeur et longueur du processus de rapprochement

• Évitement des coûts d’intégration post-acquisition (crise d’identité, départ d’hommes clés, détérioration image…)

• Évitement des coûts associés à l’internalisation d’un partenaire (coûts d’une éventuelle séparation entre propriété et management, d’une bienveillance accrue, d’une distorsion d’information avec l’accroissement de taille de la structure…)

• Évitement du risque financier associé à l’acquisition et à l’intégration de la dette du partenaire

• Évitement du coût d’acquisition, de gestion et de cession des actifs non souhaités du partenaire

• Réduction du budget nécessaire • Réversibilité accrue (coût de sortie moindre si périmètre de la coopération réduit) • Progressivité de la cession si usage de l’alliance comme sortie d’une activité

Relation de marché &

autres accords

• Création d’une assurance (engagements durables) qui facilite la réalisation d’investissements spécifiques à la relation

• Réduction de l’incertitude en cas d’interdépendance ex ante (engagements durables – coordination ex ante)

• Apprentissage et/ou transfert de savoir-faire facilité(s) – fertilisation croisée (travail en commun dans la durée)

• Évitement de la rigidité d’un contrat de type classique (principe de décision conjointe ex post)

• Meilleure prise en considération des intérêts de chacun (principe de décision conjointe ex ante et ex post) – meilleure capacité d’adaptation concertée, du fait de la mise en place possible de mécanismes incitant à la coopération (partage des droits de propriété dans une filiale commune…)

En ce qui concerne le profil des partenaires, Garrette et Dussauge (1995, p. 81 sq), par exemple, distinguent les accords de coopération selon l’appartenance sectorielle des co-contractants : « A un premier niveau, il convient évidemment de distinguer les partenariats noués entre des entreprises n’appartenant pas au même secteur d’activité et qui ne sont pas directement en concurrence les unes avec les autres, des alliances entre firmes concurrentes

18 A la différence des F&A, il est plus difficile d’associer les alliances à une stratégie financière (recherche d’une plus-value dans le cadre d’une logique achat-vente) ou à une stratégie opportuniste des dirigeants (par exemple, l’accroissement de leur pouvoir, de leur rémunération et/ou le renforcement de leur enracinement). 19 Synthèse élaborée par l’auteur à partir de la littérature sur les alliances, de déclarations de dirigeants d’entreprises et d’entretiens auprès de bâtisseurs et pilotes d’alliances.

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qui posent des problèmes spécifiques, à la fois sur le plan des législations anti-trust et sur celui des relations entre alliés-concurrents. A un deuxième niveau, on fait habituellement la distinction, au sein des partenariats entre firmes non concurrentes, entre les joint ventures de multinationalisation, les partenariats verticaux et les accords inter-sectoriels ». Bien que discutable compte tenu de « l’étanchéité » réduite entre les catégories identifiées20 et de l’hétérodoxie des termes retenus21, cette typologie a le mérite de mettre l’accent sur la diversité des problèmes auxquels peuvent être confrontés les partenaires d’une alliance (cf. figure 1.5.).

Figure 1.5. Principales limites et risques comparatifs des alliances22 Par rapport à : Limites et risques des alliances

Stratégie de cavalier seul

• Refus-restriction des autorités de la concurrence; opposition d’autres acteurs • Coûts de transaction ex ante associés à la recherche d’un (ou plusieurs) partenaire, son

évaluation et la négociation d’un accord • Sélection adverse (erreur sur ressources & compétences effectives du partenaire) • Coûts de transaction ex post associés au suivi de l’accord, aux efforts fournis pour faire

respecter au partenaire ses engagements et au principe de co-décision • Incompréhension liée à la rencontre de cultures distinctes • Conflit lié à l’incompréhension, à la divergence d’intérêts ou de vision, et/ou à la

différence d’évaluation du partenariat • Tricherie liée à un couple « divergence d’intérêt x asymétrie informationnelle » renforcé

(comparativement aux services internes) • Désengagement ou défaillance du partenaire (collectif) sur lequel on compte • Blocage d’actions pertinentes et lenteur des prises de décision du fait du principe de co-

décision et de l’absence de pouvoir central unique (capable de trancher) – capacité d’adaptation réduite

F&A • Accès limité aux ressources du partenaire • Potentiel de synergie, de restructuration, de développement réduits • Capacité d’adaptation réduite du fait du principe de co-décision • Défaillance ou défection du partenaire qui demeure indépendant • Déséquilibre des rapports de force conduisant à un abus de position dominante du

partenaire (dans le cadre des co-décisions…) • Tricherie liée à un couple « divergence d’intérêt x asymétrie informationnelle » renforcé • Risque concurrentiel associé au maintien de deux identités • Blocage d’actions pertinentes et lenteur des prises de décision du fait du principe de co-

décision et de l’absence de pouvoir central unique (capable de trancher) Relation de marché &

autres accords

• Coûts de transaction associés à un engagement durable • Rigidité et coût d’opportunité que peut constituer un engagement durable • Incitation réduite du partenaire résultant de l’assurance d’une relation durable • Risque concurrentiel lié à l’apprentissage inter-organisationnel facilité et à la plus grande

richesse des échanges (plus forte perméabilité) • Blocage d’actions pertinentes et lenteur des prises de décision du fait du principe de co-

décision (plutôt que délégation d’autorité) L’intensité de ces limites et risques diffère selon le profil relatif des partenaires (identité ou non du secteur d’appartenance, taille relative, différences culturelles,…) et les modalités de l’accord. Comme tout n’est question que de degré, une approche au cas par cas s’avère nécessaire pour leur évaluation.

20 Par exemple, dans les joint ventures de multinationalisation, qui associent des entreprises originaires de pays différents (Garrette et Dussauge, 1995, p. 91), les partenaires peuvent très bien être des concurrents potentiels. 21 Dans les monde des affaires, on parle fréquemment d’alliances pour faire référence à des accords inter-sectoriels, des partenariats verticaux ou des joint ventures de multinationalisation, et de partenaires pour faire référence à des alliés… 22 Synthèse élaborée par l’auteur à partir de la littérature sur les alliances, de déclarations de dirigeants d’entreprises et d’entretiens auprès de bâtisseurs et pilotes d’alliances.

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Les caractéristiques de l’accord varient substantiellement d’une alliance à l’autre. Le domaine de la coopération peut se limiter à un stade de la chaîne de valeur commun aux deux partenaires (aux achats, par exemple, comme dans la coopérative Lucie commune à Leclerc et Système U) ou inclure plusieurs stades pour la réalisation d’un seul projet (la réalisation d’un véhicule nouveau, par exemple, comme dans l’alliance PSA-Mitsubishi pour la mise sur le marché de nouveaux 4x4) ou de multiples projets (comme dans l’alliance Renault-Nissan)23. Enfin, il peut concerner un segment stratégique déjà occupé par les partenaires ou nouveau pour au moins l’un d’entre eux (par exemple, le partenariat entre Michelin et Babolat visant le développement et la fabrication de nouvelles chaussures de tennis). Les contributions peuvent être de même nature ou différentes24 et leur objet peut inclure le partage de dépenses (d’actifs et/ou d’activité), la concession ou cession d’actifs, l’exécution de tâches et/ou une restriction à la liberté d’action25. Ces modalités peuvent être formalisées ou non et revêtir un statut juridique différent : contrat innomé26 (un accord en R&D sans entité commune peut entrer dans cette catégorie, par exemple), filiale commune sous forme sociétaire27 ou groupement (français ou européen) d’intérêt économique (GIE, GEIE). L’éventuelle « joint venture », terme généralement utilisé comme synonyme de filiale commune28, peut être détenue de manière égalitaire ou inégalitaire par les associés. Des liens capitalistiques directs entre les partenaires peuvent être établis pour l’occasion, sous forme de prise de participation minoritaire unilatérale ou croisée (avec des limites qui varient selon les législations29). Plusieurs raisons sont possibles : accompagner une alliance d’envergure justifiant l’entrée de chacun au conseil d’administration de l’autre, financer l’un des partenaires, notamment s’il s’agit d’une PME30 ou s’il est en difficulté31, contribuer à aligner les intérêts de chacun et créer de la confiance, accroître leur protection à l’égard des risques d’OPA32… L’organisation de la coopération fait référence aux modalités de la division du travail et de la coordination entre les partenaires et, le cas échéant, avec l’entité conjointe. Il peut y avoir répartition des tâches et très peu d’échanges entre les partenaires (interface « étroite ») ou, à l’opposé, mise en commun de toutes les tâches et profusion d’échanges (interface « large »). L’organisation fait aussi référence à l’allocation des décisions : qui sera

23 pour des précisions sur les exemples donnés, on peut consulter http://www.michel-edouard-leclerc.com, http://www.psa-peugeot-citroen.com/fr et le cas Renault-Nissan (Blanchot et Kalika, 2002, 2006) 24 Diverses typologies mettent l’accent sur cette dimension. Elles distinguent coopération de similitude et de différence (Joffre et Koenig, 1984), coalitions X et Y (Porter et Fuller, 1986), alliances « link » et « scale » (Hennart, 1988), accords unilatéraux et bilatéraux (Jorde et Teece, 1989) … Ainsi, « dans les coalitions X, les firmes se partagent les activités d’une même industrie (par exemple, un partenaire produit et laisse à l’autre le stade de la commercialisation). Dans les coalitions Y, les firmes partagent la performance d’une ou plusieurs activités de la chaîne de valeur (par exemple, un accord de commercialisation conjointe). La distinction entre les coalitions X et Y est importante parce que leurs motivations stratégiques et leurs coûts diffèrent » (Porter et Fuller, 1986, p. 336). 25 C’est typiquement le cas des ententes, un type d’alliance où les partenaires restreignent leur liberté d’action en matière, notamment, de fixation des prix de leur offre. On peut citer, comme exemple récent, le protocole d’accord signé entre Gazprom et Sonatrach en août 2006. Les accords qui comportent une clause d’exclusivité entrent aussi dans cette catégorie 26 Terme utilisé par les juristes pour qualifier un contrat dont les modalités générales ne sont pas définies par la loi ou les tribunaux, par opposition aux contrats nommés. 27 Cette forme sociétaire va naturellement varier selon le pays d’implantation de la filiale commune : SAS, SA, SARL, SNC, société en participation… pour la France, Corporation pour les Etats-Unis… 28Même s’il a une signification juridique précise sur le sol américain : la joint venture américaine correspond approximativement à la société en participation de droit français (absence de personnalité morale) et l’equity joint venture à une société commune dotée de la personnalité juridique. 29 En France, les participations croisées (avec droits de vote) de plus de 10% sont interdites. 30 Par exemple, entre une grande entreprise pharmaceutique et une petite firme biotechnologique 31 Cf., notamment, le cas Renault-Nissan. 32 Ce serait la raison principale expliquant le renforcement par Nippon Steel et Posco, respectivement numéros 2 et 3 mondiaux dans le secteur de l’acier, de leur prise de participation croisée en octobre 2006 (La Tribune.fr du 20/10/2006)

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Performance alliance

habilité, chez chaque partenaire, à prendre quel type de décision ? Enfin, le pilotage de la coopération renvoie au style et profil des pilotes, aux tableaux de bord utilisés et aux leviers actionnés pour provoquer des changements.

2. Facteurs clés de succès : des choix judicieux ex ante et des changements ex post33

2.1. La notion de succès dans les alliances Beaucoup de travaux cherchent à comprendre ce qui peut expliquer le succès, la réussite ou l’échec des alliances. Comme on l’a déjà signalé, ces notions prennent un sens différent selon les études ou recherches. Pour certains, il y a succès quand chacun des partenaires a atteint ses objectifs stratégiques. Pour d’autres, il faut que l’opération conjointe soit rentable ou que les partenaires soient satisfaits de leur relation. Dans tous les cas, l’évaluation en termes de réussite ou d’échec est réductrice, puisqu’elle consiste à raisonner de manière binaire et conduit à caractériser de manière tranchée des situations qui mériteraient bien souvent nuance. L’approche est d’autant plus contestable qu’elle ne s’appuie que sur un indicateur, sachant qu’aucune mesure n’est exempte de limites et que différents indicateurs peuvent donner des résultats divergents. Il apparaît donc souhaitable, lorsqu’il s’agit de juger du degré de réussite d’une alliance, d’adopter une approche plurielle. Suivant cette perspective, on peut multiplier les angles d’évaluation : mesures de performance de l’alliance (passée ou attendue), mais aussi dynamique de ses modalités, issue (survie ou disparition au moment de l’observation) et durée ou longévité (Figure 2.1.).

Figure 2.1. Les indicateurs pour évaluer le degré de réussite d’une alliance34

Source : Blanchot (2007)

33 Cette section s’appuie sur Blanchot (2006a) et Blanchot (2007) 34 Les traits en pointillé signifient que les relations ne sont pas mécaniques. Les flèches à double sens signifient que les relations sont biunivoques.

Performance partenaires

Performance objet alliance

Performance relation

Dynamique alliance

Issue alliance

Durée alliance

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Les indicateurs de performance peuvent être de quatre types. Premièrement, la mesure ou l’évaluation peut concerner les effets (passés ou anticipés) de l’alliance sur les partenaires. Il s’agit alors mesurer ou estimer les conséquences (réelles ou potentielles35) de l’alliance sur, par exemple, la valeur boursière des partenaires, leurs résultats comptables, leur part de marché, leur production d’innovations organisationnelles, de process ou de produit, leur acquisition de compétences... Deuxièmement, il est possible de focaliser l’attention sur les résultats de l’objet de l’alliance, c’est-à-dire sur les projets, activités et/ou transactions concernés. Si, par exemple, l’alliance sert un projet d’implantation dans un pays étranger, la mesure pourra porter sur le degré d’atteinte des objectifs que les partenaires s’étaient fixés à une échéance donnée, les résultats économiques de l’éventuelle entité commune, l’évolution de sa part de marché... Troisièmement, on peut s’intéresser spécifiquement à la performance (ou qualité, atmosphère) de la relation, c’est-à-dire à la manière dont les acteurs interagissent, vivent et évaluent (ou anticipent) leurs rapports ou se jugent mutuellement. Il s’agit alors de caractériser la relation à partir des comportements observables (par exemple, la fréquence des conflits, la capacité ou non des coopérants à prendre des décisions conjointes…) et/ou de mesurer les sentiments des acteurs en ce qui concerne la justice des rétributions et des processus de décision36, la loyauté, longanimité et effort d’adaptation du partenaire, la conflictualité de la relation, les rapports de pouvoir, l’intensité de la confiance mutuelle… Quatrièmement, enfin, certains indicateurs, que l’on peut qualifier de composites, peuvent inclure plusieurs des dimensions précédentes. Par exemple, quand on s’intéresse au degré de réalisation des objectifs des partenaires, que ceux-ci soient communs ou privés, initiaux ou émergents, on se situe plutôt sur l’arête « performance des partenaires – performance de l’objet de l’alliance ». Lorsqu’on demande à des acteurs d’indiquer leur degré de satisfaction globale à l’égard de leur alliance, on se situe au sein du « triangle de la performance » tel qu’il apparaît dans la figure 2.1., sans que l’on puisse savoir ce que le répondant évalue précisément. De la même façon, si l’on demande à des acteurs d’apprécier le potentiel de création de valeur de leur coopération, on obtient une évaluation par anticipation qui peut prendre en compte aussi bien les résultats de l’opération objet de l’accord que les effets de l’alliance sur l’un et/ou l’autre des partenaires37.

Ces différents indicateurs de performance sont interdépendants. Ainsi, une piètre qualité de la relation peut nuire à la performance de l’objet de l’alliance qui peut affecter la performance des partenaires. Réciproquement, une dégradation de la performance d’un des partenaires peut altérer la qualité de la relation et la performance de l’objet de l’alliance. Mais les relations possibles ne sont toutefois pas mécaniques parce que chaque facette de la performance est aussi influencée par d’autres facteurs. Par exemple, la qualité de la relation ne dépend pas que de la performance des partenaires et de l’objet de l’accord. Elle résulte également du profil des coopérants, des modalités de l’accord, de la manière dont la coopération est pilotée… La performance entretient aussi des relations avec la dynamique38, la durée et l’issue de la coopération, qui constituent d’autres indicateurs pour juger du degré de réussite d’une alliance. Par exemple, une médiocre performance peut conduire à un divorce et, ce faisant, 35 On parle parfois dans ce cas de potentiel de création de valeur. L’évaluation de ce potentiel est importante parce qu’elle contribue à apprécier certains risques, comme celui de désengagement du partenaire. 36 Toute une littérature est consacrée à ces questions de justice distributive et procédurale, qui ne concernent pas que les alliances. Voir, notamment, Folger et Cropanzano (1998), Monin (2002) et Luo (2005). 37 S’ils évaluent le potentiel de création de valeur pour leur propre organisation, il font aussi implicitement une hypothèse sur la répartition future de la valeur collective crée et, ce faisant, un possible jugement sur la justice de la relation. 38 Par dynamique, on entend ici l’évolution des modalités de l’alliance. On y inclut, notamment, l’évolution de l’étendue de la coopération. Si les partenaires décident d’élargir leur coopération, c’est en principe parce que leur expérience passée et le potentiel de création de valeur perçu sont plutôt positifs. Plus généralement, les alliances qui s’ajustent au contexte ont une performance plus élevée (Ernst et Bamford, 2005)

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écourter la durée prévue de l’alliance. Ou bien, une incapacité des partenaires à faire évoluer les modalités de leur relation en fonction des changements du contexte peut nuire à la performance de l’alliance… Pour autant, le seul usage de ces indicateurs est dangereux parce qu’il peut conduire à des interprétations erronées. Ainsi, certains partenaires mettent fin à leur alliance non pas parce qu’ils estiment qu’elle a échoué mais parce que les objectifs initiaux de l’opération ont été atteints. Réciproquement, le maintien d’une relation peut être davantage le fruit d’une difficulté à trouver une issue acceptable pour chacun des partenaires que le reflet d’une performance remarquable ou d’un fort potentiel de création de valeur. 2.2. Les facteurs clés de succès des alliances Ce n’est pas parce que les sources de la performance, dynamique, durée et issue des alliances sont multiples et enchevêtrées, qu’il n’est pas possible d’en construire une représentation simplifiée potentiellement utile pour le manager. L’étude de la littérature de recherche consacrée aux déterminants du succès des alliances (Blanchot, 2006a), et l’observation de multiples coopérations, permettent de proposer une « méta-théorie » qui suggère les types de leviers d’action dont disposent les bâtisseurs et pilotes d’alliance pour tenter de mieux maîtriser le devenir des coopérations qu’ils initient ou dirigent (figure 2.2.). Figure 2.2. Une méta-théorie de la performance, dynamique, durée et issue des alliances

Cette représentation suggère l’influence de quatre catégories de facteurs : les attributs objectifs de l’alliance, son contexte, son pilotage et le profil des parties prenantes.

Le contexte fait ici référence aux facteurs environnementaux, aux besoins des firmes et/ou aux caractéristiques de l’opération à réaliser, qui ont une influence sur l’opportunité chaque mode de gouvernance. Si une alliance n’est pas l’option la meilleure (la plus efficace et efficiente, la moins risquée, la plus créatrice de valeur) pour l’un et l’autre des partenaires, la tentation sera forte d’en sortir dès que possible, ce qui peut expliquer son caractère parfois fugitif. Par ailleurs, le contexte initial étant susceptible d’évolutions, la pertinence du choix effectué n’a pas de raison d’être immuable. Logiquement, une alliance s’impose quand trois conditions sont remplies : le recours à un partenaire est souhaitable, il faut aller au delà d’une

Attributs objectifs initiaux

de l’alliance

Performance (objective et subjective, passée et potentielle), durée et issue des alliances

(dynamique des) Attributs parties

prenantes

Attributs objectifs subséquents de

l’alliance

Perception et comportement des partenaires et acteurs en interaction

Pilotage

(dynamique des) Attributs du contexte Dynamique (des attributs

objectifs) de l’alliance

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simple relation marchande ou d’un contrat classique et une acquisition n’est pas opportune. Divers travaux suggèrent les contextes dans lesquels ces conditions sont remplies39 (figure 2.3.). Une alliance se justifie évidemment aussi quand elle est la seule option envisageable, pour des raisons légales et/ou politiques. Par exemple, une compagnie aérienne française ne peut se développer seule aux Etats-Unis, ou y acquérir un acteur local.

Figure 2.3. Facteurs contextuels plaidant en faveur d’une alliance Facteurs plaidant en faveur du recours à un partenaire

• Besoin de compétences et/ou de ressources : par exemple, une firme doit compléter ses capacités par des savoirs organisationnels non détenus (handicap de compétences) ou par des savoirs de marché encastrés (handicap géographique) difficiles à imiter et long à acquérir. Ou bien elle manque de moyens (notamment financiers) pour la réalisation d’un projet attrayant ou a un handicap de taille (taille minimale efficiente non atteinte, part de marché de la firme insuffisante pour pouvoir rentabiliser un investissement indivisible).

• Capacités excédentaires : une firme dispose de capacités40 qui sont, à un moment donné, inexploitées ou sous-exploitées mais qui pourraient lui être profitables dans le futur (par exemple, une équipe de recherche) et dont elle ne souhaite donc pas se séparer. L’alliance constitue alors un moyen possible pour maintenir le plein usage de ces ressources et conserver une compétence qui, sinon, pourrait s’étioler. Il peut aussi s’agir de rationaliser ou d’exploiter des capacités excédentaires dans un secteur.

• Projets incertains ou risqués : il existe un doute sur la pérennité de l’opération à réaliser (du fait d’un risque politique, d’une incertitude technique ou commerciale…) avec un niveau d’impact trop élevé au cas où le risque se réaliserait (« risk pooling » ou « risk spreading »).

• Actifs requis « publics » : une firme a besoin d’actifs ayant le caractère d’un bien public inséparable de ceux qui le détiennent. Un actif est un bien public s’il peut être partagé à un coût marginal nul ou réduit41

• Actifs requis non spécifiques : lorsque les actifs requis pour la réalisation d’une opération doivent être aussi utilisés par d’autres firmes, une association peut permettre la réalisation d’économies d’échelle.

• Output de l’activité, du projet ou de l’investissement à réaliser non appropriable (externalités positives) : par exemple, il peut s’agir d’une dépense contribuant à redynamiser un secteur (une publicité pour le lait, la viande bovine ou une recherche fondamentale dont il est peu probable que les résultats soient appropriables, mais qui peut susciter l’intérêt de la communauté des chercheurs et de nouvelles investigations susceptibles de déboucher sur des applications nouvelles ...).

• Course à la standardisation : pour imposer sa technologie comme standard, une firme doit passer des alliances avec des concurrents et des clients au plus vite pour créer des externalités de réseau (magnétoscope, DVD, consoles de jeux…)

• Barrières à l’entrée à contourner ou créer : une firme dispose d’un handicap pour pénétrer un marché ou doit s’associer pour acquérir un avantage concurrentiel ou le maintenir en empêchant d’autres coalitions

• Situation d’interdépendance non consensuelle : l’alliance vise alors à gérer cette situation d’interdépendance concurrentielle (entente) ou verticale (réalisation d’engagements réciproques).

Facteurs plaidant en faveur d’une alliance plutôt que d’une F&A • Besoin de faire appel simultanément à plusieurs partenaires : les capacités requises sont disséminées dans

plusieurs entreprises. • Besoin de partenaires avec lesquels le potentiel synergique est limité : c’est notamment le cas si les métiers

des entreprises se recouvrent peu (potentiel d’économies d’échelle réduit, peu de ressources redondantes), si les capacités requises concernent un projet dont la durée est limitée et/ou ne sont pas fondamentales pour le métier de celui qui les recherche…

• Indigestibilité des partenaires potentiels : les ressources et compétences apportées par le(s) partenaire(s) sont inséparables d’autres actifs non souhaités et dont la revente (par suite d’acquisition) serait problématique du fait de leur spécificité ou inséparabilité, le partenaire est très endetté et/ou sa survie est incertaine…

• Valorisation stratégique incertaine des partenaires potentiels : il y a incertitude sur l’opportunité d’une acquisition, parce qu’il est difficile de déterminer les synergies potentielles et la capacité des partenaires à les transformer en synergies réelles. L’alliance peut alors fonctionner comme une option d’achat ou de vente. Une telle situation est présumée quand les partenaires ont des métiers différents, détiennent surtout des ressources immatérielles, agissent dans des secteurs aux perspectives incertaines…

• Intégration problématique et/ou coûteuse de la cible : ce peut être parce que son organisation et management diffèrent grandement de ceux de l’acquéreur, parce que les ressources à combiner sont

39 Ils ne constituent qu’une partie des travaux qui cherchent à expliquer le recours aux alliances. En effet, certaines approches avancent des facteurs explicatifs du choix qui ne sont pas reliés à la question de la performance (par exemple, le mimétisme). 40 En fait, conformément à l’approche ressource, des ressources ou compétences rares, difficilement transférables (mobilité imparfaite, imitabilité imparfaite, substituabilité imparfaite) et valorisables. 41 Par exemple, un système de distribution ou une force de vente.

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essentiellement humaines plutôt que matérielles (car l’acquisition fait courir le risque de démotivation et de départ d’hommes clés) ou encore parce que le partenaire est une entreprise patrimoniale plutôt que managériale (l’alliance permet d’éviter les coûts d'une séparation de la propriété du management).

Facteurs plaidant en faveur d’une alliance plutôt que d’une relation de marché ou d’autres accords • Besoin d’apprentissage inter-organisationnel, de fertilisation croisée : l’apprentissage, en particulier s’il

concerne des savoirs tacites et complexes, et l’innovation par suite d’échange d’idées sont favorisés s’il existe une interaction forte et durable, en particulier une participation conjointe aux décisions dans le domaine où des échanges sont souhaités

• Besoin de partager les dépenses, investissements, résultats, outputs d’un projet ou d’une activité : peu de partenaires sont susceptibles d’accepter un tel partage s’ils ne participent pas aux décisions des projets ou activités concernés

• Incertitude sur les ressources & compétences que chaque partenaire devra apporter (besoin de nombreux ajustements ex post) : un contrat classique (par exemple, un licence), à la différence d’une alliance, doit spécifier exactement ce que chacun apporte.

Le profil des parties prenantes renvoie aux caractéristiques des partenaires (acteurs individuels et collectifs) qui n’ont pas d’incidence directe sur la supériorité d’une alliance par rapport à d’autres options (contrairement aux facteurs contextuels) mais qui ont néanmoins une influence sur sa performance. Un premier facteur a trait à la capacité stratégique des co-contractants. Si un membre de la coalition ne peut apporter les contributions requises, les objectifs visés ne pourront être atteints et l’utilité (ou potentiel de création de valeur) de l’alliance sera rapidement mise en cause. En la matière, la réciprocité est de mise. Une entreprise n’a donc pas intérêt à se préoccuper uniquement de la capacité stratégique des autres. Elle doit aussi vérifier qu’elle peut apporter les ressources et compétences qu’on attend d’elle. La fiabilité (en matière financière mais aussi de qualité, de respect des délais…) est également importante puisque la défaillance d’un partenaire peut menacer la coopération. Un second facteur clé de succès est la compatibilité des partenaires en termes d’objectifs et de portefeuille d’alliances. Dans le cas contraire, les acteurs auront du mal à s’accorder sur la manière de conduire leur alliance ou seront confrontés à des conflits d’intérêt. Un troisième facteur est la capacité relationnelle des alliés. On entend par là leur aptitude à gérer une coopération en général et leur relation en particulier. Elle se développe avec l’expérience de chacun, dont la capitalisation est facilitée lorsqu’il y a présence d’une fonction (ou une équipe) dédiée au pilotage des alliances. Mais elle est aussi fonction de l’implication, interdépendance, confiance et compréhension des partenaires. L’implication se reflète dans les contributions et sacrifices que chacun est prêt à apporter ou consentir pour assurer le succès du projet ou activité objet de l’alliance. Elle dépend du potentiel de création de valeur que chacun associe à l’objet de l’alliance compte tenu de sa stratégie. L’interdépendance est une situation dans laquelle chaque partenaire a besoin de l’autre pour atteindre ses objectifs. Elle encourage la prise en considération des intérêts de tous, la recherche de solutions mutuellement satisfaisantes, un juste partage de la création de valeur… L’interdépendance est élevée si les compétences et ressources des firmes (allouées à l’alliance) sont créatrices de valeur, rares et difficilement imitables. Dans une perspective d’interdépendance durable et d’évitement d’une dépendance unilatérale, chacun doit s’assurer que ses contributions seront utiles au partenaire aussi longtemps que de besoin. La confiance est la croyance en la loyauté future du partenaire. Elle peut résulter d’un raisonnement inductif à la suite d’expériences communes42, d’une assurance liée à une capacité de rétorsion en cas de nuisance du partenaire, de l’appartenance à un même réseau social au sein duquel chacun a intérêt à préserver sa réputation... Enfin, la compréhension mutuelle repose sur le partage de représentations communes qui peuvent résulter d’une expérience partagée mais aussi d’une proximité culturelle. Il est généralement admis que les différences culturelles (nationales, organisationnelles, professionnelles) sont source d’incompréhension (Chevrier, 2003 ; Meier,

42 Ce qui plaide en faveur d’une stabilité des acteurs d’une coopération.

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2006), ce qui ne signifie toutefois pas que la diversité culturelle soit nécessairement facteur d’échec (Blanchot, 2007). D’une part, elle peut avoir des effets vertueux : favoriser le respect mutuel, l’innovation, aider l’un et/ou l’autre des partenaires à se développer dans une nouvelle zone géographique, améliorer la pertinence des décisions... D’autre part, les problèmes qu’elle peut générer ne sont pas nécessairement insurmontables ou incompatibles avec le maintien d’une coopération. En particulier, l’apprentissage inter-organisationnel peut contribuer à une meilleure compréhension mutuelle.

Les attributs objectifs (initiaux et subséquents) de l’alliance renvoient à tous les éléments qui peuvent caractériser la relation établie. Il peut s’agir du périmètre de la coopération, des apports et contributions des partenaires (leurs engagements), des modalités de leur rétribution, de la forme juridique de l’accord, des processus de décision et de gestion des conflits, de la composition et formation des équipes, des informations échangées et canaux de communication privilégiés... Ils reflètent les termes de la négociation mais aussi les changements opérés dans le cadre du pilotage de la relation. On se focalise ici sur les FCS transversaux aux différents types d’alliances. Premièrement, il faut éviter que le champ de la coopération ne recouvre des domaines où l’un et/ou l’autre partenaire souhaite conserver sa liberté d’action, sauf à accroître les risques de conflit. Deuxièmement, il est important que les partenaires s’entendent dès le départ sur les objectifs opérationnels. La discussion sur ces derniers dès la phase de négociation doit contribuer à réduire l’asymétrie informationnelle et l’ambiguïté concernant les attentes des partenaires. Elle permet d’évaluer s’il y a compatibilité entre les ambitions de chacun, situation requise pour éviter les blocages. Troisièmement, il faut définir une interface en rapport avec les besoins d’intégration et de différenciation (Doz, 1988 ; 1996). Par exemple, si on souhaite un apprentissage inter-organisationnel, il faut favoriser les échanges entre les acteurs travaillant dans les domaines où les savoirs à transférer se situent. Réciproquement, il faut minimiser l’interface là où la protection des savoirs est de mise. Cela peut pousser à une répartition des tâches (plutôt qu’à la constitution d’une équipe commune), ce qui nécessite de s’assurer que les « lots » confiés à chacun sont définis clairement, que les interdépendances sont réduites et que les mécanismes de coordination sont précisés. Il en résulte que des connexions d’intensité variable peuvent être établies à différents niveaux entre les partenaires. Pour chacun de ces niveaux, il est important de définir les rôles et responsabilités de façon à éviter des situations d’ingérence nuisibles au climat relationnel (par exemple, la direction du partenaire A prend une décision qui aurait dû relever du middle management de A, parce qu’un acteur du middle management de B l’a sollicitée directement). Quatrièmement, quand des équipes communes doivent être constituées, il faut éviter de cumuler les différences de statut et de fonction entre les sous-groupes culturels. En effet, ce renforcement des clivages au sein du groupe a tendance à accentuer les conflits d’identité. Cela ne signifie toutefois pas qu’il faille partager les postes sur le strict critère de l’égalité, plutôt que sur celui de la compétence. Une telle clé de répartition artificielle réduit le potentiel de création de valeur tout en entretenant les divisions, tensions et conflits entre groupes culturels. Cinquièmement, il faut ajuster la richesse des mécanismes de traitement de l’information aux besoins de réduction d’incertitude et d’ambiguïté. Pour réduire l’incertitude, qui reflète un déficit d’information, il faut densifier les données. Les médias pauvres, tels que les rapports écrits, peuvent être suffisants. Mais les compléments apportés doivent être précis, pertinents et crédibles. Pour lever des ambiguïtés, c’est-à-dire des divergences dans l’interprétation d’une même information, il faut encourager les échanges inter-subjectifs qui peuvent contribuer à la construction d’un univers de sens commun. Cela requiert de passer par des médias riches (rencontres en face à face et groupes de discussion avec communication à double sens) qui permettent l’échange de signaux verbaux et non-verbaux, des feed-back, le partage d’émotions… facilitant l’émergence d’interprétations communes. Sixièmement, l’implication est plus forte quand les acteurs ont le sentiment que les décisions qui les concernent sont

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justes ou légitimes. La théorie de la justice procédurale suggère que c’est d’autant plus le cas que sont respectés les principes d’uniformité, d’exactitude, de neutralité, de représentativité, de droit d’appel, d’éthique, de clarté et de respect43. Ces principes sont notamment valables pour la gestion des conflits, où l’objectif est d’aboutir à une solution mutuellement satisfaisante plutôt qu’à un compromis générateur de frustrations ou à l’exercice d’une autorité destructrice. La théorie de la justice distributive suggère aussi l’importance d’une juste rétribution. Dans les alliances, l’équité (égalité des rapports contributions / rétributions entre les partenaires) constitue un facteur clé de succès. Toutefois, le respect de ce principe n’est pas évident. D’une part, il renvoie à des perceptions qu’il n’est pas facile de maîtriser. D’autre part, même si c’était le cas, il y aurait danger à rechercher en permanence l’équité si elle est incompatible avec l’efficacité et l’efficience. Seule une gestion en dynamique (avec des déséquilibres temporels qui se compensent dans la durée) peut permettre de résoudre ce genre de contradiction.

Le pilotage44 fait référence à cette activité managériale indispensable pour maintenir en dynamique la pertinence et le potentiel de création de valeur de l’alliance, son efficience, l’équilibre du rapport entre les partenaires… Il doit se préoccuper non seulement des activités ou projets qui entrent dans le cadre de l’alliance mais aussi des relations entre les acteurs de la coopération, des modifications du contexte et des parties prenantes. Il consiste à assurer un suivi des différentes facettes de la performance de l’alliance grâce à un tableau de bord spécifique, et à engager les actions correctives requises. La première tâche peut s’appuyer sur notre modélisation de la réussite des alliances (cf. supra figure 2.1). Pour les aspects subjectifs, il est possible d’administrer des enquêtes de « climat relationnel ». La seconde tâche consiste à faire évoluer les attributs objectifs de l’alliance. L’ambition peut être de modifier les perceptions et comportements des parties prenantes45 dans la perspective de renforcer leur mobilisation, de réduire les tensions, de rétablir un sentiment de justice, de favoriser l’apprentissage46… Elle peut être aussi d’ajuster les conditions initiales aux évolutions du contexte et des parties prenantes, ou de les améliorer à la suite d’un apprentissage. Dans tous les cas, cela implique de savoir gérer le changement. D’autant que le processus est particulièrement complexe puisqu’il concerne au moins deux entreprises, et donc, deux systèmes décisionnels, deux systèmes de management, deux cultures d’organisation47... Pour le moins, l’acceptation du changement repose sur la présence d’un tableau de bord commun aux différents partenaires48, afin de favoriser une représentation commune des opportunités, menaces et problèmes à traiter.

3. L’exemple de Nutrirecherche49 : une dynamique positive mais menacée Nutrirecherche (NR) est une filiale commune en R&D et commercialisation d’ingrédients pour la nutrition animale, créée en 2001. Elle est aujourd’hui co-détenue par cinq entreprises originaires de différents pays: France, Espagne, Portugal, Venezuela et 43 Pour une application au cas Renault-Nissan, voir Blanchot (2007). 44 Pour une présentation détaillée du profil des pilote et de leurs activités, voir Blanchot (2006b et 2006c) 45 De fait, on opère ici une distinction entre le pilotage d’une alliance particulière et celui d’un portefeuille d’alliances, qui peut nécessiter le développement d’une fonction dédiée. 46 Celui-ci suppose en effet non seulement capacité d’absorption des partenaires (capacité à reconnaître la valeur d’une information externe nouvelle, à assimiler cette information et à la valoriser) mais aussi une réelle volonté (Hamel, 1991). 47 Pour une suggestion de processus de restructuration d’une alliance, voir Ernst et Bamford (2005). 48 Ce qui n’exclut pas que les partenaires aient chacun un tableau de bord complémentaire. 49 Il s’agit d’un cas réel suivi par l’auteur depuis 2001, dans le cadre d’une recherche longitudinale. Les noms des entreprises participantes ont été modifiés.

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Chili. Elle accompagne un mouvement stratégique défensif dont les effets sur les partenaires ont été partiellement mesurés. Le différentiel entre ce que coûte et rapporte la filiale commune à chaque partenaire n’est pas précisément connu à ce jour : on dispose d’informations sur les versements effectués tous les ans par les partenaires en contrepartie des activités de recherche réalisées par nutrirecherche, mais pas d’une quantification des recettes induites pour chaque associé. En revanche, on a sondé le sentiment des partenaires quant aux effets induits de la coopération, grâce à trois enquêtes réalisées en 2002, 2004 et 2005 auprès des membres du conseil de surveillance et du comité technique de l’alliance. Ces enquêtes ont aussi servi à évaluer la performance de l’objet de l’accord et la qualité relationnelle de l’alliance (tableau 3.1.). Tableau 3.1. Opinions des acteurs sur les effets de l’alliance, la performance de l’objet

de l’accord et la qualité relationnelle (scores extrêmes sur trois périodes)

Opinions des répondants sur l’effet de l’alliance (éventail des réponses sur les 3 enquêtes) • Au plus 8% pensent que les effets de l’alliance sur leur entreprise sont insatisfaisants • Au plus 17% pensent que l’alliance a eu un impact négatif sur leur entreprise • Au plus 25% pensent que ce que NR a apporté à leur firme ne vaut pas l’investissement réalisé • Au plus 8% pensent que ce NR apportera à leur firme dans l’avenir n’excédera pas l’investissement réalisé • Entre deux tiers et 78% pensent que l’alliance a eu un impact positif sur leur position concurrentielle, leur

notoriété, l’originalité de leur offre, la protection de leurs innovations et/ou leur crédibilité scientifique • Entre deux tiers et 100% pensent que l’alliance aura un impact positif sur les compétences de leur entreprise

et de son personnel, sa part de marché, sa notoriété, sa position concurrentielle, la qualité de son offre, l’originalité de son offre et/ou sa crédibilité scientifique

• Jusqu’à 92% pensent que leur entreprise ne récompense pas leurs contributions aux projets de NR • Au plus 16% pensent que ce que leur apporte personnellement NR ne vaut pas ce qu’ils lui consacrent

Opinions sur la performance de l’objet de l’accord • Entre 24% 54% pensent que le degré d’avancement des projets est moins rapide que prévu • Entre 8% et 24% pensent que le coût des projets est supérieur à celui prévu • Entre 75% et 92% sont satisfaits à l’égard des réalisations de Nutrirecherche et au plus 8% sont insatisfaits50 • Au moins 92% pensent que les projets de Nutrirecherche peuvent avoir des retombées importantes

Opinions sur la qualité de la relation • Au plus 24% des répondants sont insatisfaits du rapport entre leur entreprise et Nutrirecherche • Au plus 16% des répondants sont insatisfait du rapport entre leur entreprise et les autres partenaires • Aucun des répondants ne sont insatisfaits de leurs propres relations avec les autres partenaires • Aucun des répondants ne sont insatisfaits de leur relation avec l’équipe de Nutrirecherche • Moins de 8% pensent que les désaccords entre les partenaires sont fréquents • Moins de 16% pensent que des désaccords ont porté sur des aspects essentiels de Nutrirecherche • Jusque 42% pensent que si un partenaire profite plus de Nutrirecherche ce n’est pas parce qu’il contribue plus • Au plus 8% pensent que certains partenaires n’ont pas respecté leurs engagements • Au plus 8% pensent que certains partenaires ne respecteront pas leurs engagements dans un futur proche • Au plus 16% pensent que certains pourraient prendre une décision préjudiciable à d’autres partenaires ou à

l’alliance Ces enquêtes ont été complétées par des informations collectées auprès de Nutrirecherche, notamment dans le cadre d’une participation à plusieurs conseils de surveillance et comités techniques de l’alliance, qui fournissent des indications précieuses sur la dynamique de la relation. Depuis sa création, Nutrirecherche a conduit plus de quarante projets de recherche correspondant à un investissement de plus de 500 000 euros et compte une vingtaine de produits dans son catalogue, assortis d’une documentation technique. Son résultat (différence entre, d’une part, les recettes constituées par les prestations de recherche et les ventes

50 Le reste étant sans opinion.

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d’ingrédients facturées aux partenaires et, d’autre part, les frais occasionnés par les activités de recherche et de production d’ingrédients originaux) est positif depuis 2003. En 2006, elle est toujours sur pied et maintient le rythme de ses investissements. Aucun partenaire ne s’est désengagé. 3.1. Contexte de l’alliance et profil des partenaires L’initiateur de cette alliance est une PME française, NutriFrance, créée en 1995 par quatre cadres ayant démissionné d’une entreprise du même secteur. En 2001, elle a un effectif d’une vingtaine de salariés, pour l’essentiel des ingénieurs en nutrition animale et des vétérinaires. Son chiffre d’affaires est de l’ordre de 10 millions d’euros. C’est, dans le secteur de la nutrition animale, une entreprise appelée firme service. Elle a une activité de conseil en nutrition animale et de vente de « prémix ». Ces derniers sont des concentrés d'oligo-éléments, de vitamines et de minéraux, qui sont associés en faible pourcentage aux différentes matières premières pour constituer l'aliment complet à destination des animaux. Ces premix sont conçus et commercialisés par l’entreprise, leur fabrication étant pour une partie réalisée en interne et pour l’autre confiée à des sous-traitants. Leur composition varie selon les exigences nutritionnelles des animaux et, donc, selon leur espèce, leur stade physiologique (lactation, reproduction…),… Les clients de l’entreprise sont, pour l’essentiel, des fabricants d’aliments pour animaux et des éleveurs. Ses conseils et prémix concernent les porcs, les ruminants et les volailles. Ce métier de « diététique pour les animaux » requiert une bonne connaissance des besoins des animaux et de l’alimentation animale (propriétés des matières premières et des compléments alimentaires ou additifs). Il faut aussi pouvoir réaliser un suivi rigoureux garantissant une traçabilité complète de la chaîne de fabrication des prémix (contraintes industrielles proches de celles du secteur pharmaceutique). Nutrifrance réalise la majeure partie de son chiffre d’affaires en France, mais est aussi présente à l’étranger. En 2001, elle conseille et fournit déjà quelques clients au Portugal, en Espagne, en Hongrie, au Maroc, au Venezuela, au Chili et au Canada où elle a d’ailleurs créé une filiale commerciale. L’entreprise considère à cette époque qu’elle est confrontée à un problème stratégique : les premix qu’elle conçoit ont tendance à être rapidement (en quelques mois) copiés par des concurrents de grande taille qui peuvent inonder plus rapidement le marché qu’elle ne le peut. Nutrifrance pense que la solution est de disposer d’une exclusivité sur un ou deux composants (ingrédients) de chaque premix pour empêcher l’imitation. Concrètement, cela nécessite à la fois de découvrir des ingrédients jusqu’alors inutilisés mais efficaces (capables, par exemple, d’accélérer la croissance des animaux) et de disposer de l’exclusivité de leur exploitation. De là découle l’idée de développer une activité de recherche spécifique, orientation confortée par un autre constat : la loi interdit un certain nombre d’ingrédients jusqu’alors autorisés, ce qui requiert d’en découvrir de nouveaux qui soient « politiquement corrects » (selon les termes du directeur technique de NF). Le choix d’une société conjointe de R&D, NutriRecherche, est retenu. Pour détenir l’exclusivité des ingrédients qu’elle développera, cette société doit travailler à partir de matières difficilement accessibles pour les concurrents ou qui doivent subir un traitement spécifique (extraction d’une essence, broyage…) dont le process doit rester secret pour demeurer non imitable. Mais pourquoi une alliance ? Plusieurs raisons sont fournies par le directeur technique et co-directeur de Nutrifrance, qui est l’initiateur et le porteur du projet. Tout d’abord, l’activité de R&D à développer requiert des moyens financiers importants (Nutrifrance est une PME aux ressources limitées), avec un retour sur investissement qui ne peut être immédiat (il faut du temps) et demeure incertain. En effet, il faut s’engager simultanément dans plusieurs projets, visant à évaluer l’efficacité de différents ingrédients. Ensuite, il faut imaginer de nouvelles pistes à explorer et tester les effets des nouveaux ingrédients utilisés sur des élevages d’animaux dans différents pays (ambition internationale). Cela suppose de

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s’associer avec plusieurs partenaires situés dans différents pays. Enfin, il faut rentabiliser les investissements qui seront réalisés, ce qui suppose que la nouvelle structure puisse vendre des volumes importants (des ingrédients qu’elle découvrira), dépassant la capacité d’absorption de Nutrifrance. D’autant que les ingrédients qui seront développés sont soumis à une contrainte économique : leur prix unitaire ne pourra guère dépasser celui des produits existants, même s’ils sont plus efficaces, compte tenu de la pression sur les prix qu’il existe dans la filière. Ce qui précède suggère qu’il s’agit, pour l’initiateur, d’une alliance au service du maintien de sa compétitivité. C’est l’option choisie, plutôt qu’une action autonome, parce que l’entreprise a besoin de mobiliser des ressources et compétences additionnelles pour mener à bien des projets de R&D qui sont risqués (retour sur investissement non garanti). La F&A n’est guère envisageable, parce qu’il y a besoin de faire appel simultanément à plusieurs partenaires pour pouvoir disposer des budgets nécessaires, multiplier les idées d’ingrédients méritant étude, tester leur efficacité dans différents pays et rentabiliser les découvertes. En outre, il n’existe pas de partenaires potentiels cherchant à se faire racheter. Même si c’était le cas, Nutrifrance n’aurait certainement pas les moyens de les acquérir ou ses dirigeants propriétaires n’auraient pas l’envie d’entrer dans une logique de fusion avec partage du pouvoir sur le nouvel ensemble. Enfin, la relation de marché n’est pas ici une option concevable, compte tenu des avantages recherchés (fertilisation croisée, partage des dépenses de l’activité de recherche) et de l’impossibilité de spécifier précisément à l’avance les ressources et compétences que chaque partenaire devra apporter dans le futur (besoin de co-décisions ex post). En ce qui concerne le choix des partenaires, Nutrifrance s’appuie sur quelques principes (formalisés dans un document powerpoint) qu’elle considère comme constituant des « règles de travail en réseau ». Tout d’abord, il y a celui de « réciprocité » : les partenaires doivent être ouverts, prêts à échanger des informations. Ensuite, les participants doivent être « crédibles », c’est-à-dire qu’ils doivent avoir une expérience dans le domaine de la coopération inter-firmes. Enfin, il faut qu’il y ait « non concurrence » entre les partenaires. Ces principes vont présider à la sélection. D’une part Nutrifrance ne va approcher que des sociétés qu’elle connaît bien pour avoir déjà travaillé avec elles dans le cadre de relations commerciales : tous les partenaires étaient et demeurent des clients, qu’ils exercent ou non le même métier. En fait, ce ne sont pas tant les relations commerciales qui sont déterminantes (elles représentent au plus à 3% du chiffre d’affaires de Nutrifrance), que la qualité des relations établies avec les dirigeants des entreprises approchées. D’autre part, Nutrifrance ne va rechercher que des firmes qui ne sont pas concurrentes et se situent à l’étranger. Pour encore réduire le risque concurrentiel, le principe est posé selon lequel un pays ne peut être représenté que par une entreprise51. Dans un premier temps, le directeur technique de Nutrifrance va faire part de son projet à une société portugaise, Nutriportugal, cliente depuis 1995 et dont il connaît l’un des deux dirigeants depuis une quinzaine d’années. C’est une firme service, comme Nutrifrance, avec une trentaine de salariés. Mais elle ne fournit de services que couplés à la vente de ses prémix, est spécialisée dans la nutrition du porc et intervient essentiellement au Portugal. Elle est cliente de Nutrifrance pour les raisons suivantes (propos d’un dirigeant de NutriPortugal) : « on s’est rendu compte qu’au Portugal, on était assez éloigné. On avait besoin de quelqu’un qui ait d’autres sources, qui soit mieux situé au niveau du réseau de la nutrition animale en général. A l’époque, le secteur allait plutôt mal et on ne se sentait pas très à l’aise. A ce titre, on essayait de récupérer un peu d’information technique, de know-how et l’ancienne société dans laquelle travaillait le directeur technique de Nutrifrance était la seule qui était prête à nous transférer du know-

51 Ceci n’empêche toutefois pas des confrontations possibles dans des pays tiers (cf. infra).

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how sans nous vendre des produits (prémix) dont on n’avait pas besoin puisqu’on les fabriquait ». Pourquoi Nutriportugal a-t-elle répondu à la proposition de Nutrifrance ? Selon le patron de l’entreprise, « la motivation est venue du directeur technique de Nutrifrance. Comme on s’entend bien depuis quinze ans et comme l’idée nous a paru intéressante, on a décidé de payer pour voir ce que ça pouvait donner. L’investissement requis n’était pas élevé au point d’hésiter… Mais on ne se serait pas engagé dans un tel projet tout seul. Nutrifrance, elle, l’aurait peut-être fait, mais de manière moins intensive que dans le cadre de l’alliance… Il y a en ce moment la suppression de beaucoup de produits qui sont interdits soit pour des raisons de sécurité, soit pour des raisons d’incertitude en vertu du principe de précaution. On est sur le point de basculer vers de nouveaux concepts, de nouvelles approches dans le domaine de la nutrition animale. On est dans une période où il faut beaucoup rechercher. Donc, ça tombe bien que Nutrirecherche démarre ». Ce qui précède suggère que les deux partenaires n’ont pas abordé l’alliance avec le même état d’esprit. Il s’agissait, pour Nutrifrance, de contrecarrer une menace perçue par ses dirigeants, et, pour Nutriportugal, de saisir avant tout une opportunité. Le projet est perçu comme intéressant compte tenu de la manière dont il a été présenté et du contexte d’incertitude sur l’évolution de la législation dans le secteur. L’entrée dans l’alliance prend la forme d’une option « pour voir » et s’inscrit dans une logique de veille technologique et concurrentielle. Mais, comme pour Nutrifrance, l’alliance apparaît comme une arme compétitive et la seule option concevable : elle est consubstantielle au projet et Nutriportugal n’a pas la volonté ou les moyens de s’engager seule dans un projet similaire. L’accord entre les deux entreprises aboutit à la création officielle de la filiale commune Nutrirecherche en avril 2001. Deux mois plu tard, l’alliance est élargie à deux sociétés espagnoles, l’une représentant l’Espagne (Nutriespagne), l’autre (Nutrivenezuela) agissant pour le compte de sa filiale vénézuelienne. La première fabrique et vend des prémix, son activité de conseil ne concernant que les acheteurs de ses produits (comme Nutriportugal). Mais, comme Nutrifrance, elle s’intéresse aux porcs, aux ruminants et aux volailles. Elle est devenue cliente de Nutrifrance en 1996 à la suite d’un contact établi par Nutriportugal. La deuxième, dont la maison-mère est une entreprise de médicaments pour animaux, fabrique et vend également des prémix. Elle est aussi devenue cliente de Nutrifrance en 1996. Quand on interroge le représentant espagnol de Nutrivenezuela sur les motifs de sa participation dans l’alliance, il répond que « quand le directeur technique de Nutrifrance nous a parlé de ce projet, notre Président a été intéressé. Parce que, pour lui, le futur se situe là et il est clair qu’il faut investir pour gagner de l’argent dans le futur. Un jour, on peut trouver quelque chose d’intéressant dont on aura l’exclusivité. C’est une petite partie de nos investissements. On a l’habitude de faire cela, d’investir dans des projets qui n’ont pas beaucoup de chance de réussite comme c’est le cas dans le domaine pharmaceutique. Et puis la filiale vénézuélienne a besoin de nouvelles technologies. C’est pour cela qu’on travaille avec Nutrifrance ». Cette logique de saisie d’une opportunité ou « d’option pour voir » apparaît constituer la motivation majeure des associés choisis par Nutrifrance. En Juin 2001, chacune des 4 sociétés détient 25% des parts de Nutrirecherche. Trois mois plus tard, la question est posée, lors d’une réunion du conseil de surveillance de Nutrirecherche, de l’entrée dans l’alliance d’une firme chilienne (Nutrichili). C’est une entreprise qui est cliente de Nutrifrance depuis 1997 et qui est en discussion pour son entrée dans NR depuis que sa création a été annoncée. À la différence des quatre autres partenaires, Nutrichili n’est pas une firme service mais un éleveur et transformateur de volailles avec, en outre, une activité agricole. C’est une source d’inquiétude, sachant que, selon le directeur technique de Nutrifrance, les expériences antérieures de coopération avec des entreprises se situant dans des métiers différents ont échoué. Toutefois, le gérant de Nutrifrance rappelle, lors du conseil

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de surveillance de septembre 2001, que « il y a deux critères de sélection d’un partenaire auxquels on est attaché : le partenaire potentiel doit déjà travailler avec nous et on doit être en confiance avec lui » Pour lui, ces deux conditions sont remplies. En plus Nutrichili apporterait une contribution nouvelle, en tant qu’entreprise maîtrisant la filière dans son ensemble et « qui pense produit fini ». En même temps, le gérant de Nutrifrance considère que « entrer dans Nutrirecherche, ça doit se mériter. Ce n’est pas qu’une question de pays d’appartenance ». Finalement, il est décidé lors de ce conseil qu’une réponse définitive sera donnée à Nutrichili à la fin de l’année 2002, après une année probatoire. En novembre 2002, les dirigeants de Nutrichili sont invités à la réunion annuelle du conseil de surveillance de Nutrirecherche et entrent officiellement dans son capital en mai 2003, avec détention, comme désormais pour tous les autres partenaires, d’un cinquième des parts.

Les représentants des partenaires et les personnels en contact sont tous bilingues ou trilingues. Ils comprennent le français et parlent couramment l’espagnol. Enfin, ils partagent pour la plupart une formation supérieure dans le domaine de la santé animale, de l’agriculture ou de l’agronomie. Ces informations sur l’alliance Nutrirecherche suggèrent que le mouvement stratégique opéré remplit plusieurs des conditions de sa réussite. D’une part, il a un fondement solide : il peut influencer la compétitivité des partenaires et la décision d’alliance apparaît constituer un choix pertinent, un « first best », comparativement aux autres options envisageables. D’autre part, il s’appuie sur des partenaires qui ont une forte capacité relationnelle. Ces aspects contribuent à expliquer le potentiel de création de valeur associé à l’alliance et la confiance relative que se font les partenaires (cf. tableau 3.1.). Toutefois, les mêmes informations révèlent des faiblesses susceptibles de porter préjudice à l’alliance. D’une part, la capacité stratégique des partenaires ne semble pas avoir fait l’objet d’investigations particulières. Le risque est alors que les contributions effectives de certains se limitent à la composante financière et que les recherches (mais aussi l’activité de distribution) soient moins fructueuses qu’espérées. D’autre part, l’activité de certains partenaires laisse présager des problèmes en termes de compatibilité d’objectifs et d’implication. En effet, tous les partenaires n’étant pas spécialisés sur les mêmes espèces animales, il peut y avoir des difficultés dans le choix des projets de Nutrirecherche, une insatisfaction à la suite des choix opérés et l’impossibilité d’atteindre les volumes escomptés en termes de vente par NR aux partenaires des ingrédients qu’elle a développés. Dans les faits, plus des deux tiers des acteurs de l’alliance considèrent, en 2005, que certains projets retenus sont sans rapport avec les besoins de leur entreprise, seuls 8% pensent que les partenaires ont contribué du mieux possible aux projets pilotés par Nutrirecherche, moins de 60% pensent que leur entreprise a répondu aux attentes de NR, et les volumes de vente réalisés sont inférieurs à ceux espérés. Si la satisfaction des partenaires reste élevée et la relation subsiste, c’est probablement en raison de la force des liens entre les acteurs, de l’attrait que constitue l’activité de Nutrirecherche (indépendamment des projets qu’elle conduit à un instant donné et des résultats qu’ils génèrent), mais aussi des attributs objectifs de l’alliance et des modalités de son pilotage. 3.2. Attributs objectifs de l’alliance et modalités de pilotage Nutrirecherche est une société par actions simplifiée (SAS). Une charte de l’alliance formalise « les orientations et les engagements de la société commune, de ses membres associés et partenaires ». Ses 17 articles précisent l’objet et les domaines d’action de la filiale commune, les conditions d’entrée de nouveaux associés, son mode de gouvernance, de fonctionnement et de financement, ses obligations envers les associés, les obligations des

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associés et autres partenaires envers elle, et ses principes éthiques. Les statuts de la SAS, la charte de l’alliance, ainsi que divers entretiens permettent de recenser les principaux attributs objectifs initiaux de Nutrirecherche (tableau 3.2.).

Tableau 3.2. Les attributs objectifs initiaux de l’alliance Nutrirecherche

Attributs Caractéristiques

Périmètre de la coopération

• Domaine d’activité : étude, conception et mise en place de projets de R&D scientifiques, technologiques et industriels, en matière de nutrition animale et humaine

• Zone géographique : tous pays

Apports et Contributions des

partenaires

• Apport en capital initial • Participation financière annuelle aux frais de fonctionnement de NR • Participation financière pour chaque projet de R&D auquel un partenaire adhère (un

partenaire peut décider de ne pas participer financièrement à certains projets. Dans ce cas, il ne bénéficie pas de ses résultats)

• Un partenaire peut réaliser pour NR des opérations de façonnage (traitement, mélange d’ingrédients) et des essais terrain dans le cadre des projets auxquels il participe. Dans les deux cas, il est rétribué comme tout fournisseur de NR.

• Chaque partenaire doit fournir à NR toute information dont il dispose qui pourrait être utile à la réalisation des projets pilotés par NR (y compris des informations sur le potentiel de tel ou tel ingrédient sur son marché…)

• Chaque partenaire est, dans son pays, le distributeur exclusif des produits qui résultent des recherches de NR. Concrètement, il achète à NR les produits dont il a besoin et les revend (en réalisant une marge) en son nom propre mais avec présence sur les sacs du logo de NR. Il assure, dans son pays, la promotion de NR.

• Pilotage de l’alliance : le premier président de NR est prévu par les statuts (nomination pour 3 ans). C’est le directeur technique de Nutrifrance, qui cumule donc deux fonctions. Les statuts prévoient qu’il puisse être rémunéré, ce qui n’est toutefois pas acté.

Droits de propriété,

mécanismes de gouvernance et

organisation de la filiale commune

• Droits de propriété répartis à parts égales entre les partenaires • Mécanismes de contrôle (gouvernance) de la filiale commune : un conseil de surveillance

(CS) composé d’un représentant par entreprise associée et du président de NR. Chargé de contrôler les actes du président, d’agréer l’entrée de nouveaux associés, de s’assurer de la bonne gestion financière de NR et de sa bonne conduite déontologique.

• Mécanismes de liaison et de coordination : le CS est chargé d’assurer la liaison (transfert d’informations) entre NR et les sociétés associées (rôle d’interface). Au quotidien, la coordination avec les associés et les tiers est assurée par les ingénieurs R&D de NR (1 lors de la création en 2001; 2 à compter de 2003) dont le rôle principal est de réaliser les projets d’étude et de recherche confiés à NR

• Localisation : en France, initialement dans les locaux de NF • Langue de communication : le français (écrits) et l’espagnol

Processus de décision

• Décisions stratégiques : o Président de NR : il est officiellement investi des pouvoirs les plus larges.

Néanmoins, les décisions stratégiques sont soumises à l’aval du CS et, éventuellement, des associés (en assemblée générale).

o CS : prend ses décisions à la majorité des deux tiers. Attributions officielles : validation des projets de recherche proposés par le comité technique (CT), fixation du prix des produits de NR, avis en cas d’entrée d’un nouvel associé, agrément des personnes extérieures nommées au CT,

o Actionnaires : prennent toutes les décisions concernant la modification de NR. Décisions prises à la majorité des deux tiers pour les décisions qualifiées d’extraordinaires dans les statuts et à la majorité simple pour les autres décisions

• Décisions opérationnelles : o Ingénieurs R&D de Nutrirecherche : définissent les protocoles de recherche,

coordonnent les travaux, communiquent sur les avancées et résultats obtenus o CT : prend ses décisions à la majorité des deux tiers (chaque société ne dispose que

d’une voix). Constitué de spécialistes issus des sociétés associées, conseille NR dans les choix des projets, leur déroulement, et les applications possibles des innovations. Son président d’honneur est une personne extérieure compétente dans les domaines de recherche de Nutrirecherche (un universitaire, en fait). Les autres sont des membres des sociétés associées, élus à la majorité des deux tiers. Ils sont au maximum 20, chaque société pouvant en proposer jusque 5.

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• Gestion des conflits insolubles par les partenaires o Par arbitrage (en cas de non résolution amiable)

Processus de sortie de l’alliance

• Tout actionnaire peut céder ses titres selon des modalités fixées dans les statuts. • Tout actionnaire peut être exclu dans huit situations mentionnées dans les statuts (ex :

exercice d’une activité concurrente de celle de NR ou non respect des engagements). Décision prise à la majorité des deux tiers, actionnaire concerné exclu. Titres rachetés selon des modalités fixées dans les statuts.

Le champ de la coopération apparaît pertinent, compte tenu du problème stratégique auquel il s’agit de s’attaquer, mais son périmètre est susceptible de poser problème pour trois raisons. Premièrement, il peut coïncider avec l’activité de recherche propre à chaque partenaire. En théorie, Nutrirecherche peut donc entrer en concurrence avec l’une ou l’autre de ses maisons mères pour le développement ou la commercialisation de certains ingrédients. Il s’avère que le flou existant occasionne de temps à autre des tensions entre NR et Nutrifrance, notamment lorsqu’il s’agit de choisir de nouveaux projets. Deuxièmement, la zone géographique couverte pose la question de savoir qui assurera la distribution des produits de Nutrirecherche dans les pays autres que ceux dont sont originaires les partenaires. De fait, cette question a été mise à l’ordre du jour de plusieurs réunions du CS. On peut cependant comprendre qu’elle n’ait pas été abordée lors des négociations initiales. D’une part, elle n’était pas prioritaire : si NR obtenait des résultats probants et que ceux-ci étaient effectivement exploités (valorisés) par les partenaires dans leur pays respectif, on aurait déjà atteint un objectif ambitieux… D’autre part, il est souhaitable de différer le traitement des questions qui ne sont pas urgentes et pour lesquelles la solution ne peut être définie dans l’immédiat. Sinon, il y a risque d’échec des négociations ou, a minima, complication inutile. Évidemment, un tel différé n’est possible que si les partenaires ont confiance dans leur capacité à trouver dans le futur des solutions mutuellement satisfaisantes, ce qui suppose un degré de confiance mutuelle significatif dès le départ. Troisièmement, le champ de la coopération ne reflète que l’un des deux objectifs de la coopération : il s’agit non seulement de développer de nouveaux ingrédients, ce qui légitime pleinement la réalisation de projets de R&D comme moyen, mais aussi d’assurer leur commercialisation auprès des associés dont le rôle en matière de distribution devient clé. La non mention formelle de ce second objectif s’est accompagnée de sa négligence dans les faits : il n’y a pas de profils commerciaux dans l’équipe de salariés de Nutrirecherche (hormis le PDG dont la disponibilité est très réduite) et les associés n’ont pas vraiment été préparés à l’intégration des ingrédients développés par NR dans leur propre offre. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que les volumes de vente n’ont pas été aussi importants qu’espérés. Les apports et contributions attendus des partenaires sont avant tout financiers et commerciaux. il est certes prévu que les associés participent à la réalisation des projets de Nutrirecherche en fournissant des informations pertinentes, mais l’accord ne prévoit pas leur contribution permanente en matière de compétences et savoir-faire52 : au quotidien, ce sont les salariés de la filiale commune, embauchés pour l’occasion, qui réaliseront les projets. On peut considérer qu’il s’agit d’une faiblesse de la coopération, si l’on admet que son potentiel de création de valeur est d’autant plus élevé que les partenaires combinent des savoir-faire complémentaires et peuvent valoriser à grande échelle les découvertes réalisées. En revanche, le fait que les partenaires puissent ne pas participer au financement d’un projet confère une souplesse qui contribue à résoudre le problème évoqué plus haut de la spécialisation de certains partenaires sur une seule espèce animale.

52 Tout comme la sélection des partenaires ne semble pas avoir été réalisée en priorité en fonction de leurs capacités stratégiques (capacité à apporter des contributions pour la réalisation des projets de recherche et capacité à distribuer d’importants volumes d’ingrédients mis au point).

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L’interface est cohérente avec la division du travail opérée. La filiale commune est chargée de la réalisation des projets de R&D que les partenaires auront choisi. Cette participation à la sélection des projets est importante à plus d’un titre. D’une part, elle constitue un moment privilégié pour combiner les savoirs et expertises de chacun. D’autre part, elle accroît la probabilité de pertinence des projets retenus, chaque partenaire ayant une connaissance privilégiée de son marché national et, donc, une aptitude particulière à évaluer le potentiel de vente d’un ingrédient nouveau dans son pays. C’est d’autant plus important que chacun doit assumer dans son pays la distribution des produits de NR. Les échanges se déroulent, et les décisions se prennent, au sein des comités techniques et conseils de surveillance. Ces derniers ne se caractérisent pas par une superposition de clivages : les acteurs appartiennent à des entreprises différentes et n’ont pas en principe la même nationalité, mais leurs rôles et pouvoir formel sont identiques. Les rencontres ont au moins une périodicité annuelle, sous forme de réunions d’environ deux jours chez l’un des partenaires. Il s’agit d’un moment privilégié pour traiter les problèmes (par exemple, la répartition des zones géographiques entre les partenaires), lever les ambiguïtés sources d’incompréhension et, donc, d’apaiser les sentiments négatifs qui pourraient surgir… Ce média riche laisse la place, entre deux réunions sur site, aux médias plus pauvres que constituent le mail et le téléphone. Ce sont les moyens de communication privilégiés par les ingénieurs de NR lorsqu’ils doivent échanger avec les représentants des différents partenaires. Il arrive toutefois que le président de NR échange en face à face avec l’un des partenaires, lors de ses missions de conseil en qualité de directeur technique de Nutrifrance. C’est l’une de ses nombreuses activités en qualité de pilote de l’alliance. Le pilotage de l’alliance est officiellement et effectivement assuré par le directeur de Nutrifrance en qualité de premier président de Nutrirecherche. C’est un choix qui apparaît judicieux étant donné que cet acteur est celui qui a eu l’idée de l’alliance et l’a promue auprès des différents partenaires. On ne peut douter de son implication et il bénéficie d’une forte crédibilité auprès de l’ensemble des participants. Il constitue donc le leader « naturel » de la filiale commune. Il constitue la « locomotive » ou le « moteur » de l’alliance, celui qui stimule l’équipe de Nutrirecherche et aiguillonne les associés. Il a développé divers outils pour suivre l’avancement des projets et connaître leur coût. L’ensemble des associés bénéficie de ces informations relatives à la performance de l’objet de l’accord. Il anime les réunions du conseil de surveillance et n’hésite pas à mettre à l’ordre du jour les problèmes à régler et les sujets délicats. Dans un premier temps, il n’a pas constitué un tableau de bord permettant de suivre la qualité de la relation et les effets perçus de l’alliance. Mais son ouverture sur l’extérieur et son inclination pour le progrès l’ont conduit à accepter qu’un chercheur en gestion porte son regard sur l’opération et initie la réalisation d’enquêtes de « climat relationnel » dont les résultats sont présentés à chaque fois aux acteurs impliqués dans l’alliance, lors des conseils de surveillance et comités techniques. Dans l’ensemble, on peut donc considérer que le pilote dispose d’un riche tableau de bord qui, en outre, est partagé par tous. Sous son impulsion, diverses actions correctives ont déjà été engagées. En particulier, il a été décidé, en 2006, de dissoudre le comité technique et de le remplacer par des groupes de travail spécialisés par projet. L’objectif est double. D’une part, il s’agit de renforcer la coopération entre l’équipe de NR et les experts des différents partenaires pour la réalisation de chacun des projets. D’autre part, cela doit permettre de ne faire participer aux échanges sur un projet donné que ceux qui peuvent réellement y contribuer. De même, il a été décidé de réduire le nombre de lancements annuels de nouveaux projets, afin de permettre un meilleur traitement de chacun. Il est vrai que l’équipe de Nutrirecherche est réduite (en 2006, elle est composée du président, de deux ingénieurs de recherche et d’une assistante) et que le pilote n’exerce son activité qu’à temps « partiel » (estimée par lui-même à 4 à 5 jours par mois). Cette présence réduite est perçue négativement par les salariés de Nutrirecherche, qui contestent de plus en plus sa contribution. En outre, le fait que le pilote doive partager son

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temps entre ses activités de directeur technique de Nutrifrance et de président de NR créé un conflit de rôle particulièrement stressant. D’autant que plusieurs de ses collaborateurs et associés dans Nutrifrance lui reprochent aussi de ne plus faire correctement son travail de directeur technique. Il s’agit là d’un problème majeur qui pourrait bien conduire au départ du pilote et, ce faisant, menacer la survie de l’alliance. Si le changement des attributs de l’alliance est souvent un gage du succès , celui du leader naturel fait courir un risque d’échec. Conclusion Rien n’est jamais tout blanc ou noir dans une coopération. La réussite absolue ou l’échec total sont des extrêmes plus théoriques que réels. Le défi est de faire en sorte que l’on soit plus proche de la réussite « pure » que de l’échec « pur ». Suivant cette perspective, il est important de ne s’engager dans une coopération que pour des projets qui le justifient et, le cas échéant, de construire une relation permettant de tirer parti des avantages d’une alliance tout en évitant le maximum de ses inconvénients. Le profil des partenaires et les modalités de la relation sont à cet égard déterminants. L’incertitude et les limites cognitives des acteurs rendant impossible la conclusion de contrats complets, le pilotage constitue aussi un facteur clé de succès. Il doit permettre l’ajustement des modalités de l’accord aux évolutions du contexte, de façon à maintenir la pertinence des projets et l’implication des partenaires. Au fond, les alliances entretiennent un double rapport avec la gestion du changement. D’un côté, elles sont un levier du changement stratégique. D’un autre côté, elles constituent un espace au sein duquel le changement est bien souvent requis dans une perspective de réussite. Sauf lorsqu’il concerne le leader « naturel » de l’alliance… Bibliographie Barringer, B.R. et Harrison, J.S. (2000), "Walking a Tightrope : Creating Value Through Interorganizational Relationships." Journal of Management, 26 (3): 367-403.

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